«LES BRÛLOTS ANGLAIS EN RADE DE L'ÎLE D'AIX (1809)» DE JULES SILVESTRE ;
CHAPITRE 10



X.  LE MINISTRE DE LA MARINE ET L'EMPEREUR

Les documents officiels touchant l'attaque de la flotte française par les brûlots anglais en rade de l'île d'Aix, en 1809, son peu nombreux : deux lettres seulement et la publication faite au Moniteur. Mais nous avons eu la bonne fortune de trouver, à Rochefort, aux mains d'une vieille famille de la marine, la copie des pièces du procès intenté à quatre capitaines de vaisseau, devant un conseil de guerre spécial, et ce manuscrit, qui emprunte son autorité à ce fait qu'il a été tracé sur les lieux mêmes, au cours des événements, par un homme d'honneur et du métier, nous a été d'autant plus précieux que nous l'avons vu corroboré par les renseignements puisés à d'autres sources dignes de foi.

Dans la publication faite en 1838, de la «Correspondance de Napoléon avec le ministre de la Marine depuis 1804 jusqu'en avril 1805, — extraite d'un portefeuille de Sainte-Hélène», — il existe une lettre, une seule, relative à l'affaire des brûlots.

Le 25 avril, c'est-à-dire deux semaines après le désastre, Decrès écrit à l'Empereur, qui est parti de Paris le 13 pour rejoindre l'armée, — car la guerre est déclarée à la coalition, — et qui ignorait encore l'événement de l'île d'Aix :

«Sire, les résultats de l'attaque de Rochefort sont effrayants : la Ville-de-Varsovie, le Tonnerre, le Tourville, et l'Aquilon sont brûlés. Deux vaisseaux, deux frégates en rivière, qui ne risquent rien. Le reste est échoué. Le vice-amiral prévoyant une nouvelle attaque et, dans le cas où elle aurait lieux, incertitude sur la possibilité de relever les bâtiments.

»Quand j'ai le malheur d'avoir de pareilles nouvelles à annoncer à Votre Majesté je crois superflu de Lui parler de ma douleur.

»Je regarde comme certain que l'ennemi attaquera notre escadre à Flessingue. Il ne peut en résulter rien d'avantageux pour Votre Majesté. Qu'Elle daigne me pardonner de Lui proposer de faire entrer notre escadre à Flessingue, dont les équipages feraient la garnison.

»Cette proposition, qui a un caractère apparent de timidité, peut déplaire, à Votre Majesté ; aussi faut-il un effort, qui n'est pas sans courage, pour la Lui soumettre».

Quelle lettre étrange ! Lettre d'un courtisan mais non d'un ministre de la Marine, qui rend compte d'un affreux désastre après avoir réfléchi mûrement aux moyens d'y parer ; il s'est, d'ailleurs, si mal renseigné qu'il commet des erreurs qui sautent aux yeux. Il y a dix jours que le Tourville est sain et sauf en Charente et il le dit brûlé ; il semble ignorer la perte du Calcutta et de l'Indienne ; sept vaisseaux et trois frégates sont saufs ; les Anglais n'ont osé attaquer que des épaves, et Decrès assombrit le tableau comme à plaisir. Ou l'amiral Allemand l'a trompé par ses rapports, ou lui-même trompe l'empereur.

La nouvelle d'un tel désastre provoque chez Napoléon une violente colère : de prime abord, il repousse la proposition touchant le désarmement de l'escadre de Flessingue ; quant à Rochefort, le ministre aura à faire une enquête sévère, et un châtiment exemplaire devra frapper tous ceux qui n'ont pas fait ce qu'ils devaient.

Que furent cette enquête, les faits qu'elle retint, les personnes qu'elle incrimina, les conclusions qu'elle posa ? Autant de questions auxquelles les faits vont donner une réponse.

Il faut croire que les rapports du ministre à l'Empereur présentèrent l'amiral Allemand comme ayant rempli rigoureusement tous les devoirs imposés à sa haute position, car, tandis que le gouvernement britannique infligeait à son amiral une disgrâce, Allemand était appelé au commandement en chef de notre escadre de la Méditerranée.

Jurien de la Gravière a dit (1) que le crédit de l'amiral Allemand survécut à ce désastre «dont on ne voulut pas rechercher trop minutieusement l'origine». On l'envoya à Toulon, où on le mit à la tête d'une flotte de vingt-cinq vaisseaux ; mais il ne put résister aux plaintes unanimes que soulevèrent des violences et des emportements dont la marine a gardé la mémoire... On ne sut que faire ce vice-amiral tombé en disgrâce et, comme on tenait à le ménager, on lui donna le commandement d'une division de quatre vaisseaux à Lorient ; puis en 1813, celui des flottilles de Flessingue et d'Anvers. Ne s'étant pas rendu à son poste, il fut l'objet d'un rapport véhément du ministre et cessa d'être employé.

L'Empereur, qui, dans ses méditations, à Sainte-Hélène, a pu mieux juger des hommes et des choses, disait au docteur Barry Edward O'Meara (2), parlant de l'affaire des brûlots : «L'amiral français était un imbécile, mais le vôtre était tout aussi mal». Allemand n'en devint pas moins comte de l'empire, grand-officier de la Légion d'honneur, avec des dotations, — et cela quand le Conseil de guerre aurait dû le réclamer.

Mais l'empereur était justement irrité : il fallait des victimes expiatoires.

Dès le 12 avril, au lendemain même de la nuit des brûlots, l'amiral Allemand avait adressé un premier rapport au ministre. Celui-ci garda, sur l'événement, un si complet silence que nul journal n'en dit mot. Récemment encore, une feuille parisienne s'est donné la tâche de reprendre, jour par jour, les nouvelles, d'il y a cent ans, d'après les journaux du temps : on n'y voit aucune mention de l'affaire des brûlots de l'île d'Aix, avant le 9 septembre, où on lit ce qui suit : «Aujourd'hui à quatre heures du soir, la troupe assemblée à bord du vaisseau amiral Océan, le condamné Lafon y a subi son jugement, après avoir entendu de nouveau la lecture d'icelui». Le jugement du Conseil de guerre, rendu le 7 septembre, disait : «Relativement à l'accusé Jean-Baptiste Lafon, le conseil l'a reconnu coupable, à la majorité de cinq voix contre quatre, d'avoir lâchement abandonné le vaisseaux Calcutta, en présence de l'ennemi, et ce dans la soirée du 12 avril dernier. En conséquence, le Conseil le condamne à la peine de mort, conformément à l'article 33, titre second, du Code pénal des vaisseaux, du 22 août 1790». Rien de l'affaire des brûlots, rien du procès des quatre capitaines. Si nous en savons quelque chose, c'est qu'un ordre formel de l'empereur obligea Decrès à donner au Moniteur, non point le récit du désastre subi six mois auparavant, mais le dossier du jugement qui s'ensuivit, encore ce dossier ne fût-il pas publié en son entier, ainsi que l'avait nettement ordonné Napoléon, mais avec de graves omissions intentionnelles et des altérations des textes.

En tout cas, ce dossier ne fut inséré au Moniteur que le 11 octobre 1809, n° 284, page 1128. On y lit, sous le titre : INTERIEUR-PARIS, 11 octobre :

«En vertu d'un décret impérial du 2 juin dernier, un Conseil de guerre a été convoqué à bord du vaisseau-amiral de S.M. au port de Rochefort, pour juger la conduite des capitaines de vaisseau Clément de la Roncière, relativement à la perte du vaisseau le Tonnerre, celle du capitaine Lafon, relativement à la perte du vaisseau le Calcutta, celle du capitaine Proteau, relativement à la perte de la frégate l'Indienne, celle du capitaine La Caille, relativement au commandement du Tourville : voici les pièces de la procédure instruite par ce Conseil de guerre et le jugement intervenu» :

À la suite on a inscrit : «(Voyez les pièces supplémentaires.)»

Ce supplément comprend 8 feuilles paginées de 1 à 32 et on y peut constater une foule de fautes d'impression touchant les noms propres et la plus grande partie des termes de marine.

Pour plus de clarté et pour suivre l'enchaînement des faits nous donnerons d'abord le premier rapport Allemand (où les parties en italique ont été supprimées dans le rapport publié par Decrès).

«Rapport à S. E. le Ministre de la Marine et des Colonies.

»À bord du vaisseau l'Océan, en rade de l'île d'Aix, le 12 avril 1809.

»Monseigneur,

»Par ma dernière du 9, j'avais l'honneur de vous mander que les forces ennemies, mouillées dans la rade des Basques, étaient de 12 vaisseaux de ligne, 6 frégates, 11 bâtiments de transport. Le 10, il arriva encore 16 bâtiments qui me parurent transports ou brûlots. Je fis dégréer les mâts de perroquet et ceux de hune.

»Le 11, les vents au N.O., gros frais, les frégates ennemies s'approchèrent de l'île d'Aix en dérivant. L'armée de S. M. était sur deux lignes de bataille, endentées et très serrées, gisant au N. ¼ N.O. et S. ¼ S.E. du monde, afin de prendre moins de surface à l'envoi des brûlots.

»Elle était flanquée d'une estacade à 400 toises au large qui avait 800 toises de long. Le bout N. était à une encablure et demi des roches de l'île. Elle était retenue par 9 ancres de 2.000 chacune.

»Au coucher du soleil, il ventait encore très gros frais. Je laissai chaque capitaine libre de sa manœuvre pour la sûreté de son vaisseau.

»Je signalai l'ordre à la 4e et à la 5e division de la flottille d'aller bivouaquer jusqu'à deux heures à l'estacade, mais le vent était si violent que peu d'embarcations ont pu s'y rendre ; la majeure partie a relâché.

»J'envoyai un officier prévenir le général Brouard, commandant à l'île d'Aix, que l'ennemi par sa manœuvre annonçait vouloir profiter du gros vent et de la marée pour entreprendre un coup de main ; il me fit répondre qu'il l'attendait de pied ferme et qu'il répondait de la terre.

»A huit heures et demie, quatre bâtiments anglais étaient mouillés dans le courant et le lit du vent de la ligne : l'Océan les relevait au N.O. Ils avaient des signaux et paraissaient devoir servir de jalons pour la direction de leurs brûlots.

»Il ventait tellement qu'il était impossible de s'entraverser, aussi je n'en donnai pas l'ordre.

»Vers les neuf heures, une forte explosion eut lieu à l'estacade ; deux autres se succédèrent, un brick enflammé s'arrêta sur une partie de l'estacade et, successivement, il s'est présenté plusieurs bricks et trois-mâts sous toutes voiles, ayant le feu dans le corps et les gréements.

»Ils furent arrêtés quelque temps ; enfin la franchirent et arrivèrent successivement sur nos lignes. Le premier rangea le vaisseau le Régulus et le crocha à tribord; en même temps un second aussi enflammé tomba sur l'Océan.

»J'avais donné l'ordre d'être prêt à filer les câbles et même à les couper au besoin, seul moyen d'éviter une destruction totale. Dès que ce brûlot fut presque en travers sur le beaupré, je fis filer du câble et, comme il venait plus vite que l'Océan ne culait (malgré que j'eusse fait mettre le perroquet de fouque sur le mât), je me décidai à faire couper celui de N.O. pour venir à l'appel du S.E. ; ce moyen me réussit.

»Les brûlots, dirigés par les bateaux amarrés derrière, se succédèrent, venant à pleines voiles vent arrière dans l'Armée, en gouvernant sur l'Océan qui était au centre de la ligne. Un d'eux l'accrocha par la bouteille de tribord malgré ce qu'on put faire pour l'éviter. C'en était fait du vaisseau de S. M., les flammes sillonnaient à flocons, le long de ses batteries. Voulant empêcher l'explosion, je donnai l'ordre de noyer les poudres ; heureusement que ce brûlot avait beaucoup d'aire ; il para, mais ce fut pour crocher aux bossoirs des grands porte-haubans. On parvint encore à le dégager ; alors son beaupré prit dans le bossoir de devant, il fallut couper ; la chaleur était si forte qu'on ne pouvait approcher. Des braves se dévouèrent, sautèrent sur la civadière et dans la poulaine et sauvèrent le vaisseau, mais cinq d'entre eux y ont perdu la vie. J'arrêtai de suite le noyage des poudres : il y en à moins de un tiers de perdu.

»A peine fûmes-nous délivrés d'un danger aussi imminent, trois fois réitéré, que d'autres bâtiments enflammés me tombèrent sur le corps. Il fallait les éviter à quelque prix que ce fût. Il ne restait qu'un moyen, celui de couper les câbles de S. E., afin de gouverneur sous le perroquet de fouque et la misaine, lançant tantôt sur bâbord, tantôt sur tribord. Cette manœuvre a réussi, mais avec beaucoup de difficultés. Nous étions à demi-flot lorsque le bâtiment s'arrêta sur la vase. Je fis mouiller et il flotta aussitôt, voulant par cette manœuvre me faire éviter debout à la lame pour qu'il fatiguât moins pendant le jusant suivant et paré des canons ennemis. Je parvins également à m'en dégager.

»L'ennemi a dirigé sur l'armée 3 machines infernales et 28 brûlots, tant bricks que trois-mats, frégates, vaisseaux de compagnie et deux de ligne.

»Tous ceux de S. M. et les frégates ne se sont parés de cet incendie qu'en filant leurs câbles.

»Je ne prendrai pas de repos, Monseigneur, que les bâtiments soient à flot, et j'espère n'en perdre aucun. Il est des capitaines qui par leur position, se sont crus obligés de jeter des canons à la mer. Je ne vous dissimule pas, Monseigneur, que l'ennemi a encore plus de brûlots qu'il n'en a envoyés. Dans ce moment il les élève au vent et recommencera au premier instant.

»Le capitaine de frégate Lissilour, commandant le vaisseau l'Océan en l'absence du capitaine Rolland, et mes adjudants Pesron et Gaspard ont montré un sang-froid unique ; les officiers et aspirants se sont bien comportés, l'équipage s'est maintenu en bon ordre ; M. Dalmas, sous-commissaire d'armée, n'a pas quitté le pont. Il m'est agréable de pouvoir faire des éloges aussi bien mérités.

»Agréez, etc...

»Signé : Allemand».

L'amiral ajoute :

«Puisse cette seconde entreprise ne pas être plus malheureuse puisque cette circonstance-ci S. M. n'a perdu, jusqu'à présent aucun bâtiment et qu'avec les moyens aussi extraordinaires que ceux l'ennemi a envoyés, il est étonnant que toute l'armée n'ait pas été incendiée.»

Il dit aussi que les vaisseaux ont été obligés de s'échouer à l'exception du Cassard et du Foudroyant. Le premier a été cependant obligé de couper deux câbles et a eu 17 hommes blessés par le l'effet d'un seul boulet (3).

À partir du 12 avril, nous ne trouvons plus dans les Archives, rien qui puisse renseigner sur les correspondances et rapports subséquents, à part le rapport du 25 avril. Tous les documents ont disparu, et c'est ce qui a permis aux gens intéressés à dénaturer les choses, de propager de fausses versions, de dire, — par exemple, — que Lafon était vendu aux Anglais, et qu'il avait été justement puni, tandis que d'autres assuraient qu'il avait été juridiquement assassiné.

Quoi qu'il en soit, ce n'est que le 24 mai, six semaines après l'événement, que Dècres adresse son rapport définitif à l'empereur. Pour s'expliquer comment Napoléon put demeurer si longtemps dans une telle ignorance relative des faits, il suffit de se reporter à l'Itinéraire de Napoléon 1er, publié par M. Albert Schuermans (4).

Le 13 avril, il quittait Paris, à quatre heures et demie du matin, pour rejoindre l'armée en Allemagne, avant qu'aucune nouvelle ne fût parvenue de Rochefort.

Le 14, il passe à Bar-le-Duc ; le 15, à Strasbourg, à quatre heures du matin, et se remet en route à onze heures ; passe par Kehl où il inspecte les travaux de fortifications, et par Rastadt. Il est à Durlach à cinq heures, y voit la famille grande-ducale de Baden et se repose deux heures, après quoi il entre en Wurtemberg, accompagné du roi, qui est venu l'attendre à la frontière, et après avoir traversé Stuttgart, il va coucher à Ludwigsburg, où il arrive après minuit.

Le 16, à dix heures du matin, il prend congé du roi de Wurtemberg, reprend sa route et voyage sans s'arrêter jusqu'à Dillingen, où il trouve le roi de Bavière, cause une heure avec lui, repart, s'arrête à Donauworth à deux heures du matin, se remet en chemin le lendemain pour entrer à Ingolstadt à quatre heures passées, en venant par Baïn, où il a donné des ordres pour la construction d'une tête de pont.

Il quitte Ingolstadt le 19, à une heure de l'après midi, va au château de Willenbourg, revient par Mustadt et, dans la nuit, s'établit à Vohboung, dont il part le 20, à sept heures du matin, pour rejoindre les Bavarois. Il se tient à Bachel, qu'il quitte à neuf heures pour se porter à Rohr, dont les Bavarois viennent de s'en emparer. Il y couche.

Il part de Rohr le 21, à quatre heures du matin, à la suite des divisions de Lannes : devant Landeshut il dirige l'attaque contre les Autrichiens et entre dans la ville avec le général Mouton.

Le 22, c'est la victoire d'Eckmühl. Le 23, la prise de Ratisbonne.

À Ratisbonne, le 24, il prépare le mouvement général sur Vienne, et revient à Landeshut le 26, pour se rendre à Muhldorf le 27, et le 28, à Burghausen où il passe, le lendemain, l'armée en revue. Le 30, il reprend ses marches rapides et hardies : parti de Burghausen dans la soirée, il passe la Sallzach pendant la nuit et attend le jour à Rameshofen ; le 1er mai, il est à Braunau et arrive à Ried à huit heures du soir.

Parti de Ried le 2 mai, il va coucher à Lambach où il passe la Traun. Le 3, il est a Wols à neuf heures du matin, court à Ebelsberg à la nouvelle du combat qui vient d'y être livré, se remet en route le lendemain et arrive, dans la matinée, à Enns, qu'il ne quitte que le 6 pour aller pousser une pointe à Austelten et revenir à Enns, qu'il quitte le 7 à dix heures du matin. Il s'arrête, le reste de ce jour, à l'abbaye de Mœlk, et le lendemain à l'abbaye de Saint-Pœlten, qu'il ne quitte que le 10 à quatre heures du matin. À neuf heures, il est devant Vienne et s'établit à Schönbrunn, où il reçoit, le 12, au point du jour, la capitulation de la capitale de l'Autriche.

La semaine qui suit, se passe en travaux et préoccupations faciles à se figurer, et Napoléon ne quitte Schönbrunn que le 18, pour gagner les bords du Danube, sur lequel il fait jeter un pont le 20, et le 21 et le 22 se livre la bataille d'Essling, où Lannes est blessé. Du 23 mai au 4 juin, l'empereur est à Ebersdorff, sur la rive droite du Danube ; il y voit mourir Lannes, le 31 mai.

C'est au cours de ces circonstances qu'il reçoit qu'il reçoit le rapport de Decrès daté du 24 mai, sur l'affaire des brûlots.

Qu'on relise l'histoire de la campagne de 1809, que l'on se rappelle les angoisses de l'empereur dans l'île de Lobau, que l'on se souvienne enfin de sa douleur devant son ami Lannes mourant d'une façon si tragique, et l'on comprendre la colère de Napoléon à la nouvelle d'un événement qui venait d'une manière si inattendue bouleverser ses plans généraux.

Le rapport de Decrès est daté de près de six semaines après l'affaire ; le ministre a donc eu tout le temps de vérifier les faits et ses renseignements sont certains.

«Sire, écrit-il, les vaisseaux de V. M. la Ville-de-Varsovie, l'Aquilon, le Tonnerre et le Calcutta, ainsi que la frégate l'Indienne ont cessé d'exister par suite des événements qui ont eu lieu à l'île d'Aix, desquels j'ai eu l'honneur de rendre compte à V. M. (5).

»Les commandants de la Ville-de-Varsovie et de l'Aquilon sont tombés au pouvoir de l'ennemi.

»Les capitaines Clément de la Roncière, du Tonnerre, Lafon, du Calcutta, et Proteau, de l'Indienne, sont à Rochefort et, conformément aux règlements et ordonnances, j'ai l'honneur de proposer à V. M. de les traduire par-devant un Conseil de guerre, pour être jugés sur leur conduite relativement à la perte des bâtiments de V. M. qu'ils avaient l'honneur de commander.

»Il est de mon devoir aussi d'exposer à V. M. que le capitaine de vaisseau La Caille, commandant le Tourville, est prévenu, par le texte même de son propre journal, d'avoir dans l'une des journées du 11 au 15 avril, abandonné volontairement son vaisseau en présence de l'ennemi, pendant plusieurs heures, et j'ai l'honneur de proposer également à V. M. de traduire cet officier par-devant le même conseil de guerre, pour être jugé sur sa conduite dans les journées précitées, du 11 au 15 du mois dernier, et notamment sur l'abandon volontaire qu'il a fait, pendant un certain laps de temps, du vaisseau le Tourville confié à son commandement.»

Adoptant les propositions du ministre Decrès, le grand sacrificateur, l'empereur signe à Ebersdorff, le 2 juin, un décret ordonnant de convoquer sans délai un Conseil de guerre chargé de juger les quatre capitaines de vaisseau. Le ministre en choisit arbitrairement les membres. Pour le présider, qui désigne-t-il ? Le contre-amiral Jacques Bedout, un ex-marin retiré du service depuis 1799, goutteux et infirme, qui depuis dix ans cultivait ses vignes dans le Médoc (6). Le commissaire impérial sera le contre-amiral L'Hermitte. Que l'on fouille les archives de la marine : on sera plus heureux que nous si l'on y trouva cité avec quelque éclat le nom de Bedout.

Les juges seront : Maureau, Tournour, Krohm, Polony, Lévêque, Barbier, Robert, Leblond-Plassan.

Barbier est ce directeur des Mouvements du port dont en a vu la culpabilité. Naturellement il se montrera le plus acharné contre les inculpés et votera toujours la mort.

Le capitaine de frégate Robert est l'officier qui commandait le Calcutta en 1808 et que l'empereur on a dépossédé en faveur de l'accusé Lafon.

Leblond-Plassan est une jeune capitaine de frégate, nommé depuis dix mois seulement. Il votera pour le mort.

L'instruction est ouverte, et Lafon, qui a perdu son vaisseau dans les circonstances que l'on sait, Lafon que le rancunier Decrès, après l'avoir écarté, a vu nommer à un commandement par une faveur impériale directe, Lafon est frappé le premier. Dès le 26 mai, avant le décret d'Ebersdorff, il lui a été ordonné de quitter sa maison (135, rue de l'Amitié à Rochefort) pour se rendre en prison à bord du vaisseau-amiral ; on place des sentinelles à sa porte, et, conformément au règlement sur le service des places, il a à leur payer trois francs par jour. Mais le malheureux capitaine est gravement blessé, l'opinion publique s'indigne : on n'ose passer outre, et Lafon est reconduit à son domicile, en ville, où il gardera les arrêts de rigueur, une sentinelle à sa porte.

Le 2 juillet, il est invité à fournir la liste des témoins qu'il désire faire entendre, mais le 4 on l'incarcère de nouveau à bord de l'Océan. Il y est conduit par la gendarmerie.

Lafon compatit beaucoup d'amis dans la marine, à Rochefort, à Bordeaux, à Paris. On s'émeut. On parle discrètement d'une lettre adressée à Lacaille par un chef de bureau du ministère, M. Croissy, qui lui écrit, le 6 juillet : «MM. Proteau et Clément se tireront d'affaire, mais il n'en serait pas de même à l'égard de Lafon et de vous, qui n'avez d'autre protection que vos bons services. Vous seriez donc recommandés plus particulièrement au tribunal informe qui, soit dit entre nous, doit vous juger rigoureusement ».Alors les amis de Bordeaux offrent à Lafon de faire intervenir auprès du président du Conseil de guerre, une tante, Mme Barolot, qu'on lui connaît dans cette ville ; d'autres, plus inquiets encore, lui proposent de s'évader, non pour fuir et se cacher, mais pour se rendre tout droit devant l'empereur et lui faire connaître toute la vérité ; Lafon repousse ces offres, en disant : «J'ai encore assez d'illusions pour croire à l'impartialité et à l'honneur de ceux qui sont appelés à me juger».

Lafon, — puisque son nom nous arrête ici, — avait adressé au ministre, dès le 13 avril, un procès-verbal des événements, qu'avaient signé avec lui les officiers du bord et les maîtres chargés. Le Calcutta, qu'il commandait, était un petit vaisseau de 54, qui avait été capturé le 26 septembre 1805, près des îles Scilly, par la division du contre-amiral Allemand, dite l'escadre invisible, composée du Majestueux, de 120 canons, portant le pavillon-amiral et commandé par Willaumez ; du Magnanime, commandant Pierre-François Violette, de 74 ; du Jemmapes, de 74, commandant Jean-Nicolas Petit ; du Suffren, de 74, commandant Eleonor-Jean-Nicolas Soleil ; de l'Armide, de 40 ; de la Gloire, de la Thétis, et des bricks Sylphe et Palinure.

Dans ce procès-verbal, que l'on trouvera in extenso au chapitre des documents justificatifs, Lafon et ses officiers racontaient brièvement les phases d'une lutte disproportionnée, qui les avait obligés, après dix-huit heures d'une résistance dont le lecteur, aujourd'hui tranquille en son cabinet, ne peut se faire une idée approchée, à se décider à abandonner le vaisseau, après y avoir mis le feu, pour se rendre, dans les embarcations, le long de l'Océan, aux ordres de l'amiral.

Ce procès-verbal et ceux du Tonnerre, du Tourville, de l'Indienne, etc., parvinrent bien au ministre (7), qui ne retint pour le Conseil de guerre, que ceux concernant les capitaines inculpés.

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[Notes de bas de page.]

1.  Jurien de la Gravière, P.-R., Souvenirs d'un amiral, tome II (page 157), Paris, Hachette, 1860.

2.  [Note de l'éditeur.  Le docteur Barry Edward O'Meara (1786–1836) fut le premier médecin personnel de Napoléon à Sainte-Hélène, et l'un des témoignages essentiels sur les premières années de Napoléon à Sainte-Hélène est son journal Napoleon in Exile, London, Simpson & Marshall, 1822 ; celui-ci a été republié en 1993, comme Journal. Napoléon dans l'exil, par la Fondation Napoléon.]

3.  Le 9 septembre, l'empereur écrivait, de Krems au vice-amiral Decrès, ministre de la Marine : «Les machines infernales ne sont rien : les Anglais s'en sont servi contre Saint-Malo et plusieurs de nos ports, cela n'a abouti qu'à casser les vitres. S'il suffisait d'une machine infernale pour prendre une place forte, il faut croire que l'on s'en serait servi pour prendre les places qui ont arrêté les conquérants. Les machines infernales, les bombardements même, ne sont comptés pour rien en temps de guerre. Les bombes ne font rien aux remparts, fossés, contrescarpes ; les bombes sont utiles, mais comme moyen combiné de siège en règle».

4.  [Note de l'editeur.  Ce livre de Schuermans (1908) est très rare ; pour un livre plus moderne qui est largement disponible, voir celui de J. Tulard et L. Garros, Itinéraire de Napoléon au jour le jour (Paris, Tallandier, 1992).]

5.  Ce compte-rendu est, sans doute, le rapport du 25 avril dont il a été parlé plus haut.

6.  Dans l'expédition d'Irlande, en 1796, Bedout commandait l'Indomptable et était le plus ancien des chefs de division ; dans un conseil de guerre réuni le 27 décembre, à Bantry, on décida de renoncer à toute tentative de descente et de rentrer à Brest. On n'avait pas rencontré l'ennemi.  [Note de l'editeur.  À propos, dans cette expédition-ci, Decrès commandait le Formidable.]

7.  Voir aux documents justificatifs.


«Les Brûlots anglais en rade de l'île d'Aix» :
Index et Carte ; Lexique ; Chapitre 11

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]