«DÉPORTATION ET NAUFRAGE DE J. J. AYMÉ, EX-LÉGISLATEUR ;...»; CHAPITRE 3
CHAPITRE 3 : LE SÉJOUR EN CAYENNE.
En arrivant sur le port de Cayenne, où nous débarquâmes, je fus frappé du contraste que produisait ce mélange de blancs, de mulâtres, de noirs, qui étaient accourus pour nous voir. L'état de nudité de ces derniers me parut extrêmement choquant. Je remarquai avec beaucoup de peine, que parmi les blancs il n'y avait pas un visage coloré ; c'était des teints pâles ou jaunes, tels qu'on les a au sortir d'une grave maladie. Quel climat, dis-je en moi-même ! si les hommes qui y sont nés, ou qui l'habitent volontairement depuis longtemps, ont une aussi mauvaise santé, à quoi doivent s'attendre ceux qu'on y mène à cinquante ans, dans un état de proscription ? Mais ce qui m'affligea bien vivement, ce fut de voir une garde de noirs nous entourer la baïonnette au bout du fusil, et nous conduire dans une maison de réclusion. Je m'étais flatté qu'arrivé au lieu de la déportation, j'y jouirais d'une entière liberté.
Cette maison, quoique très délabrée, me parut un palais en sortant de la frégate. Je fus conduit dans une grande chambre, où nous avions le double agrément de n'être plus uns sur les autres, et de respirer d'autant plus à notre aise, que, suivant l'usage du pays, où les vitres ne sont pas connues, notre appartement étaient ouvert à tous les vents. On nous distribua la ration militaire ; mais a portée de nous procurer, en payant, ce qui nous convenait le mieux, ce ne fut point à la viande salée, qui en faisait la principale base, que je donnai la préférence. Je me nourris particulièrement de poisson, de riz, de fruits ; en un mot, de tout ce qui pouvait porter quelque rafraîchissement dans mon sang brûlé par le malaise, par la mauvaise nourriture, par la chaleur du climat, et, plus que tout cela peut-être, par les peines de l'âme. On a beau avoir la conscience calme et le caractère ferme, il est des épreuves auxquelles on résiste difficilement.
À peine fûmes-nous arrivés que les habitants de Cayenne s'empressèrent de nous secourir. Ils nous envoyèrent toutes sortes de fruits. Informés que plusieurs de nous avaient leurs effets lors du pillage qui eut lieu sur la Charente, à l'époque du combat avec les Anglais, et que d'autres n'avaient que des habits d'hiver, ils leur firent parvenir une quantité assez considérable de linge et de vêtements du pays. Jamais on n'eut vainement recours à leur bienfaisance, ce fut toujours entre eux une émulation de zèle à nous obliger ; et quand ensuite il nous fut permis de prendre des arrangements pour nous placer sur des habitations particulières, ils se prêtèrent presque tous à favoriser ces établissements qui, le plus souvent, furent purement gratuits de leur part. Ces procédés étaient d'autant plus beaux, que, depuis la liberté des noirs, il y avait très peu de colons en état de faire des sacrifices. Ils étaient presque tous ruiné par la Révolution. Bons et généreux habitants de Cayenne, vous n'avez pas remplie les vues du Directoire, en nous distinguant des galériens qu'il nous avait donnés pour associés : vous n'avez pas cédé aux insinuations, aux menaces des agents du gouvernement, qui ont vainement tenté de détourner le cours de vos bienfaits : vous avez vu en nous d'honorables proscrits, et vous avez courageusement suivi l'impulsion de vos cœurs. Puisse l'expression de ma reconnaissance, puissent les bénédictions de nos familles, puissent les vœux de tous les gens de bien que votre conduite a pénétrés d'admiration, arriver jusqu'à vous, et vous faire goûter la plus douce des récompenses !
Le commissaire du Directoire auprès de l'administration du département, le commandent en chef de la force armée, et le principal officier de santé, vinrent prendre nos noms et nos signalements. Ce n'est pas seulement en Europe qu'on veut absolument que je m'appelle Job Aymé, la même erreur avait franchi les mers, et se trouvait établie à Cayenne. Certes, je ne me croyais pas un personnage aussi connu. J'eus beau dire que je m'appelais Jean-Jacques, on me soutint que j'était Job, et, à certains égards, on n'avait pas tant de tort. On fut chercher, pour me confondre, des journaux dans lesquels j'étais appelé Job. J'eus l'entêtement de ne pas céder à cette autorité. Enfin, par accommodement, on écrivit Jean-Jacques Aymé, dit Job Aymé ; et cette noble et ingénieuse tournure finit la contestation. Je me rappelle que pendant cette grave discussion, le commandant Desvieux me dit : «Et que vous importe d'être appelé Job ou Jean-Jacques, n'êtes-vous pas celui qu'on a voulu proscrire ?» — «Oui. Ah ! je suis bien le même. Mais il m'importe d'être inscrit sous mon véritable nom, dans un procès-verbal fait pas les principales autorités ; il m'importe, surtout, que si l'on fait passer mon extrait mortuaire à ma famille, il ne porte pas sur un nom supposé qui la jetterait dans l'embarras. — Est-ce que vous avez peur de mort ? — Si j'avais eu cette peur, je ne serais pas ici, je me serais rendu, comme tant d'êtres méprisables, le vil agent des hommes en crédit, et vous ne prendriez pas mon signalement.» Desvieux baissa la tête et se tut. J'ai su depuis que c'était un homme extrêmement faible, très bassement soumis aux volontés et aux caprices de l'agent du gouvernement.
Cet agent se nommait Jeannet-Oudin. Il est né à Arcis-sur-Aube. Danton, son parent, l'avait envoyé à Cayenne comme commissaire civil, dans le temps de sa toute puissance. Lorsque ce grand révolutionnaire eut recueilli le fruit de ses principes, Jeannet eut peur, et se sauva aux États-Unis ; mais lorsque Robespierre eut, à son tour, payé sa dette, Jeannet revint à Cayenne. Il eut l'art de se faire conserver par le Comité de Salut Public et par le Directoire. C'est un homme extrêmement adroit, sans principes, sans mœurs, se souciant aussi peu de la république que de la royauté, et ne connaissant que ses plaisirs et son intérêt. Peu de débauchés peuvent lui être comparés dans tous les genres de débauches. Doué d'un fort tempérament, il se livrait à tous les excès, sans réserve, sans pudeur, sans décence, et ce qu'il y avait d'étonnant, sans altération pour sa santé. Mais ce qui l'occupait le plus fortement, c'était le soin de faire une grande fortune. Ses moyens étaient simples. Quelques personnes m'ont assuré qu'il s'appropriait le produit des habitations de l'État ; ce qui est peut-être exagéré : mais tous les habitants auxquels j'en ai parlé, m'ont unanimement attesté qu'il faisait tourner à son profit les prises faites par les bâtiments de la République. Ce qu'il y avait de révoltant, c'est qu'il faisait en même temps main-basse sur la plupart des neutres ou alliés qui passaient dans ces parages, ou entraient de bonne foi à Cayenne. C'était pour eux un véritable forban, quoique, pour se mettre à couvert, il eût l'air de respecter les formes. Jacquart, commissaire auprès du tribunal, ayant conclu dans une occasion contre la validité de la prise, il le destitua. Dans une autre occasion, il plaisanta beaucoup un des juges qui opposait sa conscience aux ordres qu'il lui donnait. Lorsqu'une prise était amenée, ou qu'il saisissait un navire dans le port, il faisait emporter chez lui ce qui lui plaisait, et se bornait à faire vaguement inventorier le reste. Il n'en prenait pas moins ensuite, sans reçu, dans le magasin public, ce qui était à sa fantaisie, et ne trouvait pas mauvais que ses subordonnés l'imitassent un peu ; il conjuguait plaisamment, avec eux, le verbe voler, et disait, en riant, je vole, tu voles, il vole, nous volons, etc. ; et comme il avait pour lui les débauchés de tous les genres, les voleurs de toutes les espèces ; comme ses vols sur le République le dispensaient d'en commettre sur les habitants et de les tracasser ; comme enfin il était très affable, très accessible à tous ceux qui avaient affaire à lui, (excepté les déportés, à l'égard desquels il a montré une férocité dont on ne le croyait pas capable), il lui est arrivé, en s'en allant d'emporter l'argent et les regrets de la colonie ; regrets que son successeur Burnel a bien justifiés. Après son départ, l'assemblée électorale du plus vaste département de la République, composée de seize individus (1), l'a nommé membre du corps législatif. Il est aujourd'hui agent de la Guadeloupe, et rira bien de son portrait, si ce livre tombe entre ses mains. Tel était l'homme que le sort rendait maître de nos destinées.
L'on conçoit qu'avec un tel personnage, des êtres proscrits par le gouvernement qu'il servait, ne devait pas s'attendre à beaucoup d'égards ; il en avait en fort peu pour les premiers déportés, qu'il avait relégués à Sinnamary. «Ce sont, disait-il à Noyer, son médecin, ce sont, si vous voulez, des braves gens, bons à employer dans d'autres temps, mais ils ne valent rien dans celui-ci ; d'ailleurs, ils ont tort de n'être pas les plus forts. Comme homme privé, je ne leur en veux pas ; mais comme homme public, comme agent du directoire, qui ne les envoie pas ici pour leur amusement, je ne dois pas les ménager». Il ne les ménagea pas non plus. L'on connaît, par le mémoire de Ramel (2), les procédés barbares dont il a usé à leur égard. On prétend qu'il les a démentis, en grande partie, dans une brochure qu'il a fait distribuer avant son départ pour la Guadeloupe ; mais ce qu'il ne démentira pas, c'est sa propre correspondance que transcrirai tout à l'heure ; c'est par elle qu'on pourra le juger. Quant à nous, il nous fit garder, par la force armée, dans la maison de réclusion dont j'ai parlé. Il nous était permis d'aller promener deux heures le matin, deux heures le soir, escortés par les noirs à baïonnettes, dans un lieu très limité, où il était expressément défendu de laisser pénétrer aucun étranger. Il nous soumit à deux appels par jour, et défendit à qui que ce fût de nous visiter sans permission.
On s'était conduit d'une manière bien différente envers Collot-d'Herbois et Billaud-Varennes. Le Directoire, par son arrêté du 4 brumaire de l'an 4 [26 octobre 1795], avait «enjoint à tous agens du gouvernement, de les laisser jouir de leur pleine liberté dans la Guyane» ; et cette dernière expression avait été interprétée dans toute sa latitude, c'est-à-dire que la ville et l'île de Cayenne étant considérées comme faisant partie de la Guyane, on les laissa libres d'aller partout où ils voulurent, du moment qu'ils furent débarqués. Nous seulement ils n'étaient point escortés par la force armée, mais il était enjoint à tous les officiers, à tout de rôle, de les accompagner à la promenade, pour les satisfaire sur les objets de leur curiosité. Un seul eut le courage de se refuser à cette humiliante injonction : il dit qu'il n'était pas fait pour servir de compagnie aux bourreaux de ses concitoyens. Le gouvernement leur avait assigné, à chacun, un traitement de 1500 livres, avec lequel ils pourvoyaient à leurs besoins. Ennuyés de rester à Cayenne, ils furent volontairement à la campagne, où ils tombèrent malades. Ils se firent transporter à l'hôpital. Collot mourut ; et les bonnes sœurs ayant demandé à Billaud quelle était sa religion, pour régler les cérémonies et les prières de son enterrement : «Moi, dis-il, je ne connaissais pas cette homme-là avant la convention ; mais je crois qu'il n'avait point de religion.» Billaud guérit, et fut par la suite transporté à Sinnamary, et quelque temps après, sur une habitation voisine de l'île de Cayenne.
On se doute bien que les déportés de la Vaillante furent plutôt traités comme nous que comme Collot et Billaud. Ils furent confinés à l'hôpital, soumis à la surveillance, et n'obtinrent de communication avec les habitants, qu'au moyen de permissions particulières.
La raison que donnait à cet égard Jeannet, se trouve dans sa lettre du 11 frimaire [1 décembre 1797], au ministre des Colonies : «Je me suis réglé, disait-il, sur votre dépêche du 19 fructidor [5 septembre 1797], et sur l'article du code pénal, qui privé les déportés du droit de citoyen, conformément à la constitution. Le libre exercice du droit de citoyen, ajoutait-il en s'égayant, était la grande prétention de Tronçon-Ducoudray». Eh ! malheureux, pourquoi cet homme qui l'honorait, ce titre, par ses grands talents, autant que tu le déshonores par tes débauches, tes rapines, tes persécutions et tes bassesses, pourquoi n'aurait-il pas eu cette prétention ? Qui est ce qui la lui avait fait perdre ? Tu parles de code pénal et de constitution ! Fais-moi donc voir, et dans ce code et dans cette constitution, les articles qui privent du droit de citoyen des hommes qui n'ont été ni accusés ni jugés. Ouvre-les, tu y trouveras, à chaque page, la peine de fers contre ceux qui se rendent coupables de détention arbitraire. Et qu'est-ce donc que la détention arbitraire ? sinon l'attentat à la liberté des citoyens, sans mandat ni autorité de justice, attentat dont tu te rendais coupable envers les déportés.
Je ne dirais pas de quelle manière Pichegru, Barthélemy et leurs compagnons d'infortunes furent traités à Sinnamary, je me bornerai à transcrire ce qu'écrivait Boucher, chargé les y installer, à l'agent Jeannet, le 10 du même mois de frimaire [30 novembre 1797]. «J'ai trouvé le local un peu étroit, mais assez commode, au moyen de l'église qui pourra servir d'atelier pour travailler, de promenade et de salle à manger ; mais on murmure, on crie ; le local est insalubre ; on y mourra bientôt. A tout cela, je n'ai à opposer que le silence et l'exécution de mes instructions. Mais ces hommes ne sont pas raisonnables. Le malheur les aigrit, et la raison ne les ramène pas aux principes d'égalité qui doivent leur rendre communs leur maux et les adoucissemens que vous leur procurez. Je leur ai fait donner, tous les soirs, une chandelle par chambrée ; il m'en faudrait pour en distribuer par livre à ceux qui en demanderaient, à la charger de les payer. Murinais, ce matin, avait sur son corps son habit boutonné, sans linge, pendant qu'on lave le peu qu'il a. L'eau est si rare et si mauvaise, que le plus grand service à leur rendre, est de faire chercher quelques jarres pour la purifier ; ils les recevront comme un bienfait.»
Voilà donc comme étaient traités, du propre aveu d'un employé du gouvernement, des représentants du peuple, des directeurs, des hommes, la plupart élevés dans toutes les commodités de la vie. Ils étaient relégués dans un endroit solitaire, n'ayant qu'un seul local pour s'occuper, pour prendre leurs repas, pour promener, ne recevant qu'une chandelle par chambrée, manquant d'eau, et le peu qu'ils avaient étant de la plus mauvaise qualité. Voilà donc a à quoi ils en étaient réduits : Murinais, ce matin, avait sur son corps son habit boutonné, sans linge, pendant qu'on lave le peu qu'il a. Ce vieillard, respectable par ses services militaires, par ses vertus, qui nous a si bien peint la beauté de son âme dans ces paroles proférées sur le bord du tombeau : Plutôt mourir à Sinamary sans reproches, que de vivre coupable à Paris, contre qui ses proscripteurs n'ont pu élever l'ombre du soupçon, n'avait pas même une chemise à mettre sur le corps ; et les barbares qui l'ont ainsi traité, parlent d'humanité ; ils veulent qu'on leur sache gré de leurs adoucissements. Oui, sans doute, ils ont eu des adoucissements pour les malheureux déportés ; mais de quel genre ?... (3).
Ce n'est pas seulement dans la lettre d'un subordonné que l'on trouve la preuve de la solitude, de l'insalubrité de Sinnamary, de la mauvaise qualité des eaux, de l'état de détresse des déportés. Tous ces faits sont attestés dans la lettre écrite par Jeannet lui-même au ministre des Colonies, le 11 nivôse [31 décembre 1797]. «Je dois vous entretenir de l'installation des déportés à Sinamary, de leur réclamation contre ce séjour, et du parti à prendre sur leur établissement définitif. Les signataires parlent en termes très-forts de l'insalubrité du pays, de la ruine et du désespoir des habitans. Il est possible que les eaux séjournent dans les fossés d'écoulement, ce qui peut altérer passagèrement la pureté de l'air. Il est même vrai que pendant une partie de l'année, les eaux ne sont pas si douces que celles de Cayenne, mais les habitans ont des moyens de les purifier.
Au lieu des bords de Counamama, les ingénieurs se sont déterminés pour ceux de Sinnamary. Si l'on s'en tient, citoyen ministre, à la lettre de votre dépêche du 20 fructidor [6 septembre 1797], les avances se borneraient à quelque souche de bétail, à des outils aratoires, à des instrumens de chasse et de pêche... La dépense serait en tout de 2,133 liv. Alors les déportés demeureraient chargés de se loger, de se procurer des travailleurs en les louant de gré à gré, et de les solder ; mais, en leur admettant quelques moyens pécuniaires, quel nègre voudra quitter un canton habité pour aller s'isoler avec eux ?
On avouera que des déportés, tels que ceux qui viennent de m'être envoyés, ne sont pas plus disposés, qu'ils ne sont propres au genre de travail que l'on paraît attendre d'eux. D'un autre côté, il est politique de ne point les laisser au milieu des citoyens dont ils ont cessé de faire partie, et de les tenir assez isolés, pour qu'ils ne puissent pas inquiéter le gouvernement, etc.»
Que d'astuce ! que de perfidie ! que de barbarie dans cette lettre de Jeannet ! avec quelle légèreté il glisse sur l'insalubrité de ce canton et la mauvaise qualité des eaux ! il est possible, dit-il, qu'elles séjournent dans les fosses d'écoulement ; il savait bien que le fait très positif, qu'il en résultait non pas une altération passagère, mais une altération permanente de la pureté de l'air, et que les habitants n'avaient aucun moyen de les purifier ; avec quelle parcimonie il règle la dépense à faire pour l'établissement et les moyens d'existence de seize individus, dont les biens étaient séquestrés, et se montaient à des sommes assez importantes ! il la fixe à 2133 livres, ce qui ne produit que 1500 et quelques livres monnaie de France, c'est-à-dire, moins de 100 livres par chaque déporté. Avec quelle inhumanité il insinue qu'il importe à la tranquillité du gouvernement de les tenir isolés, pour les priver de toute communication avec les bons habitants de Cayenne ! Ah ! il ne craignait pas que de tels hommes portassent le trouble dans la colonie, il redoutait qu'ils ne reçussent des secours ou des consolations.
Murinais était mort, Tronson du Coudray était mourant, Laffond-Ladebat étaient convalescent, lorsque huit d'entre eux, sentant tout le danger d'un plus jour séjour à Sinnamary, formèrent le projet de s'évader par Surinam. Ils tentèrent vainement de le faire partager à Barbé-Marbois, qui pensait qu'il n'est pas même permis de s'échapper d'une prison où l'on est injustement détenu. Quant à Laffond-Ladebat, ils savaient qu'il était résolu de ne jamais fuir. Il l'avait déclaré en arrivant. On sait qu'ils exécutèrent leur projet ; on sait aussi que Jeannet, qui en devint furieux, fit les vives démarches auprès du gouverneur de Surinam pour ressaisir sa proie. Voici un fragment de la lettre qu'il écrivait à ce sujet. Après avoir témoigné son mécontentement de ce que les fugitifs n'avaient pas été arrêtés, «Il est fâcheux, ajoutait-il, que les recherches pour les découvrir aient été jusqu'ici infructueuses, peut-être les mesure prises pour empêcher leur sortie de Paramaribo, auront-elles plus de succès. Je vous envoie les listes et les signalemens de tous les déportés venus, tant par la corvette la Vaillante, que par la frégate la Décade, vous invitant à faire traduire ces listes en hollandais, et à les déposer dans les postes militaires et corps-de-garde sous vos ordres, avec injonction d'arrêter et de tenir à la disposition du gouvernement Français, tout individu signalé, et en général, toute personne venant de Cayenne sans passe-port.»
Assurément, il est difficile de mettre plus de zèle et plus de prévoyance qu'en mettait Jeannet à surveiller les déportés. Cet homme ferait un excellent gendarme, un excellent geôlier, un excellent... Quels êtres dégradés il y a dans la nature ! Comment peuvent-ils mettre tant d'acharnement à persécuter des hommes qui ne leur ont jamais fait de mal, et qu'ils savent être innocents. Mais il faut conserver sa place, il faut plaire aux tyrans qui la donnent. On verra bientôt avec quelle bassesse Jeannet s'exprimait à leur sujet.
Sa lettre du 11 nivôse [31 décembre 1797] était parvenu au ministre, par le retour de la corvette la Vaillante, qui avait conduit les premiers déportés. Elle donna lieu à la réponse suivante du 25 ventôse [15 mars 1798], qui lui fut apportée par le commandant de la Décade.
«J'ai rendu compte au directoire, des diverse réclamations qui vous ont été adressées par les déportés, et du rapport qui vous a été fait sue les terrains à quatre ou cinq lieues en remontant la rivière de Sinamary, que les ingénieurs ont cru les plus propres à former des établissemens.
En vous chargeant, par ma lettre du 20 fructidor [6 septembre 1797], de donner vingt arpens de terrain à chaque déporté, je ne vous ai pas dit d'établir ces terrains à la charge de la république ; le directoire étant seulement autorisé, par la loi du 19 fructidor, à procurer provisoirement à ces déportés, sur leurs biens, les moyens de pouvoir à leurs besoins les plus urgens. En vous marquant de fixer l'emplacement d'un bourg ou d'un hameau pour y bâtir leurs logemens, je n'ai pas entendu que ces vingt arpens de concession fussent dans ce hameau, mais extérieurement, le bourg ne devant avoir que des lots pour logement, cour, poulaillier, et petit jardin. Quant à l'établissement d'habitation, ce doit être à leurs frais, s'ils y prennent goût, et vous leur procurez toutes les facilités que l'humanité commande. Je crois donc que Counamama et le terrain de six cents toises de face, est propre à former ce bourg, où se retireront les déportés déjà arrivés, et ceux qui vous seront encore envoyés, que leurs facultés et leurs goûts ne porteraient pas à la culture ou au commerce. En donnant, par exemple, à chacun une largeur de dix toises, et une profondeur de vingt, à-peu-près, on peut placer beaucoup de logemens, et sur un plan régulier. Ce local vaut mieux que celui désigné par les ingénieurs, parce qu'il est plus près des endroits déja habités, et que, par cette raison, les déportés qui deviendront habitans, trouveront plus de moyens de commerce et de débouchés pour leurs denrées.
Le directoire vous autorise à prendre, sur les réclamations des déportés, telles mesures que vous jugerez convenables, en conservant cependant les moyens d'exercer la surveillance nécessaire pour qu'ils ne puissent, ni nuire, ni s'échapper. Vous pouvez donc leur permettre de former des établissmens de culture et de commerce dans toutes les parties de la colonie, autres que le chef-lieu et l'île de Cayenne, que le directoire a formellement exceptés.»
Cette lettre prouve que le ministre n'avait pas grande connaissance de la colonie de Cayenne. Il aurait été très tranquillisé sur les concessions de terrain à faire aux déportés, il ne les aurait pas si étroitement resserrés dans leurs dix et vingt toises, il n'aurait pas craint de léser les intérêts de la République, s'il avait su, par exemple, que tout le canton de Counamama, avec ses six cents toises de face, et plus de soixante mille toises de profondeur, ne se vendrait pas un petit écu. Le terrain n'a aucune valeur dans les lieux inhabités de la colonie, tels que Counamama ; et il en a fort peu, même dans les cantons habités. Avant la Révolution, on n'estimait le terrain que relativement à la valeur des noirs qui le cultivaient, et à celle des établissements déjà formés, mais à Counamama, il n'y avait ni établissement, ni noirs. Quant aux établissements de culture et de commerce, le ministre n'était pas mieux instruit. D'abord, la culture ne peut être faite dans ces climats brûlants, par les Européens. «Le blanc, qui travaille le moins, et qui se soigne le plus, disait Jeannet, dans sa lettre du 3 messidor [21 juin 1798], dégénère sensiblement sous la zone torride ; celui qui y brave le soleil, qui ose y travailler comme en Europe, paie de sa vie son ignorance et son courage.» Il faut donc employer des noirs, et comment se les procurer, puisqu'on ne fait plus la traite ? Restait la seule ressources d'affermer une habitation, et de la faire valoir avec les Nègres qui s'y trouvaient placés, et qui, par un règlement particulier, sont soumis à un travail déterminé ; mais si les colons déjà établis, qui les connaissent depuis longtemps, qui parlent leur langage, ont bien de la peine à les faire travailler, comment pourraient y réussir des déportés qui ignorent toutes leurs habitudes, qui ne peuvent pas s'en faire entendre, et qui leur ont été désignés comme des hommes punis par le gouvernement, pour avoir voulu faire rentrer les noirs dans l'esclavage ? car cette insinuation perfide leur a été constamment donné contre nous par l'agent et ses affidés ; et si, dans les contestations journalières qu'ils ont avec leurs propriétaires, l'agent, qui en est le juge, prononce le plus souvent en leur faveur, quelle justice devaient attendre, en pareil cas, des hommes qu'ils regardait comme ayant cessé de faire partie des citoyens, et qu'il prenait à tâche de persécuter ! C'était donc une faculté à peu près illusoire, que celle des établissements de culture ; elle l'était encore plus à l'égard des établissements de commerce, au moyen de la prohibition d'habiter l'île de Cayenne. Ce n'est que là qu'abordent les bâtiments qui visitent cette colonie ; ce n'est que là que colons apportent leurs denrées ; ce n'est que là qu'ils achètent les objets qui leur sont nécessaires ; ce n'est, par conséquent, que là qu'il se fait un peu de commerce. Dans tous les autres points de la colonie, il serait impossible, il serait même ridicule de vouloir l'entreprendre. Néanmoins ces deux facultés ont été très utiles à plusieurs déportés, et à moi en particulier. Elles ont favorisé des arrangements fictifs auxquels les propriétaires se sont prêtés avec empressement pour nous soustraire au dépôt commun.
Deux points capitaux résultaient de la lettre du ministre. Par le premier, il entendait que les déportés qui voudraient faire des établissements de culture ou de commerce, pussent se placer dans tel lieu de la Guyane français qu'ils voudraient choisir ; la ville et l'île de Cayenne exceptées ; par le second, que le restant fût envoyé à Counamama ; mais Jeannet ne croyant pas sans doute que ce lieu fût assez malsain, et ne voulant pas, surtout, que les déportés pussent se procurer des moyens d'exister, ni de communiquer avec les habitants, écrivit au ministre de la Marine le 11 messidor [29 juin 1798] : «Il m'est prescrit par votre lettre du 25 ventose [15 mars 1798], d'exercer sur les déportés la surveillance nécessaire pour qu'ils ne puissent ni nuire ni s'échapper. S'ils ont placés à Conanama, s'ils ont la faculté de communiquer avec les citoyens, de chasser, de pêcher, de former dans les différentes parties du Continent des établissements de culture et de commerce, et toutes ces choses sont des conséquences immédiates des ordres que j'ai reçus, je dois vous déclarer que je ne connais pas de moyens de les empêcher d'influencer à leur gré l'esprit des habitans, d'alarmer les noirs sur leur liberté, ou de les soulever par la superstition, d'intriguer enfin, soit pour l'étranger, soit pour eux-mêmes, contre l'ordre public et de compromettre fortement, la sûreté des personnes et des propriétés.»
On reconnaît, à cette dernière phrase, le style et le formulaire de Fouquier-Tinville, on croit lire ses actes d'accusation. Jeannet eût été son digne substitut ; peut-on rien voir de plus atroce que ses observations ? Le tigre était au désespoir, que quelques déportés pussent communiquer avec les habitants, qu'ils pussent chasser, pêcher, et pourvoir à leur subsistance. Il supposait, il exagérait tout ce qu'il croyait capable d'alarmer un gouvernement ombrageux pour leur faire enlever ces facultés. Quel était donc son but ? la suite de sa lettre va nous l'apprendre ! «Je connais, sur le mode d'exécution de la déportation à la Guyane, un arrêté de la ci-devant assemblée coloniale, et des observations de Pomme. Dans ces deux pièces, on place au vent, et à une très-grande distance du chef-lieu, le lieu de la déportation, et dans toutes les deux, la communication des déportés avec l'intérieur est interdite, sous les peines les plus sévères. Je pense moi-même, que si ces mesures ne suffisaient pas tout-à-fait pour prévenir l'évasion des déportés, du moins seraient-elles utiles pour assurer la tranquillité de l'intérieur.»
Veut-on savoir quel était le lieu vaguement indiqué par Jeannet ? c'était la limite de la Guyane française, voisine du fleuve des Amazones et des possessions portugaises ; c'était un lieu plus malsain que Counamama, c'était un désert absolument abandonné ; en un mot, c'était ce qu'on appelle Vincent-Pinçon. Sous le règne de Burnel, il y eut un projet d'insurrection de mulâtres, qui ne tourna pas à sa fantasie. Il en condamna deux, de sa propre autorité, à la déportation dans le lieu que nous destinait Jeannet. Ils y furent conduits, mais ils en furent ramenés ; voici ce qu'écrivait Burnel au ministre, le 25 germinal [14 avril 1799], en rendant compte de cet événement : «Vincent-Pinçon est entièrement ravagé, deux déportés, Mayeul et Télémarque n'ont pu y aborder :» et c'est là Jeannet voulait nous placer !
Bons habitants de Cayenne ! vous qui connaissez les localités ; vous qui avez été la dupe de la fausse douceur de Jeannet, vous qui m'avez dit si souvent : cet homme n'est pas méchant, et si quelquefois il se montre sévère, c'est parce qu'il est poussé par Edme Mauduit, son secrétaire, apprenez que Jeannet ne valait pas mieux que lui ; et jugez-le par ses propres œuvres. Oui, c'est Jeannet qui nous calomniait auprès du gouvernement, pour se faire autoriser à nous envoyer dans les déserts de Vincent-Pinçon, où il n'y a ni communication avec les humains, ni moyen d'existence. Il savait bien que, huit jours après notre arrivée, aucun de nous n'aurait survécu, et c'était ce qu'il désirait. Il voulait qu'il n'en restât pas un, pour rendre témoignage de son inhumanité ; et ne croyez pas que ce projet inhumain eût été conçu dans un mauvais moment, il l'avait bien médité, bien réfléchi, et il y a constamment persévéré ; car dans une autre lettre, il se plaignait beaucoup d'être gêné par des ordres supérieurs, dans sa conduite envers les déportés ; «Si dès le 18 fructidor, disait-il, le gouvernement avait jugé à propos de me faire dire : vous recevrez des déportés, vous les empêcherez de nuire et de s'évader ; vous ferez en sortie qu'ils se suffisent à eux-mêmes le plutôt possible, etc... libre sur le choix des moyens, j'aurais pris tous ceux qui m'auraient paru propres à atteindre le but indiqué, et j'aurais fait toute au monde pour me montrer digne de la confiance du directoire. — Une autre marche a été adoptée : je respecte les motifs du gouvernement, et je ne me crois pas moins tenu de lui obéir au prix de tout moi-même (4).» Qu'on nie, après ces expressions, que les hommes les plus cruels, ne sont pas, en même temps, les plus vils et les plus rampants !
C'était sur la sollicitation des familles des premiers déportés que le gouvernement avait accordé la permission de faire des établissements de culture et de commerce dans toute la Guyane, l'île de Cayenne exceptée ; et cette permission illusoire, qui ne présentait d'autre avantage que de se soustraire aux marais fétides de Counamama, il l'avait fait sonner fort haut dans ses journaux. Rien ne devait être plus heureux que les déportés. Ils allaient devenir de grands négociants, de riches colons ; leur sort, s'il fallait l'en croire, serait digne d'envie. Cependant ils ne pouvaient ni commercer ni cultiver, comme je l'ai déjà remarquer. Dans le fait, je ne connais aucun déporté qui ait fait le commerce. Cinq ou six qui avaient passé avec moi firent une société qui n'a pas duré deux mois, et qui ne pouvait pas durer davantage. Pour la culture, j'ai connu deux associations de trois prêtres placés sur des mauvaises habitations, dont la plus chère coûta 900 livres de capital. Ces nouveaux colons se bornaient à travailler, non pour avoir des denrées commerciales, mais pour se procurer de manioc, du maïs, des bananes et des fruits ; j'ai aussi connu un prêtre qui faisait réellement cultiver une habitation à peu près semblable. Il avait sans cesse des tracasseries avec ses Nègres, et il a dissipé le peu d'argent qu'il avait apporté. Cet établissements étaient fort peu respectés par l'agent, puisqu'il se permettait, comme ou le verra par la suite, de faire enlever les déportés établis, et de les transporter à vingt-cinq lieues ; ils y étaient, au surplus, extrêmement gênés, puisque sur la fin il n'était plus permis de sortir de l'habitation.
Forcé de faire exécuter les ordres qu'il avait reçus pour autoriser ces établissements, Jeannet chercha à les entraver le plus qu'il lui serait possible : d'une part, il dit et fit dire aux habitants qu'il ne croyait pas qu'il y en eût d'assez imprudents pour prendre arrangements avec des hommes proscrits par le gouvernement ; d'autre part, il fit publier l'arrêté suivant, sous la date du 30 prairial [18 juin 1798] : «Tout déporté qui desirera former un établissement de culture ou de commerce dans une des parties de la colonie, non exceptées par le directoire exécutif, sera tenu d'adresser à l'administration départementale, par l'intermédiaire du commandant en chef, sa demande accompagnée d'un certificat de propriétaire de terres ou de maison, vu par la municipalité du canton dudit propriétaire, qui prouve que l'exposant est en mesure d'acheter ou de louer, soit une habitation, soit une maison, et qu'il a des moyens suffisans, soit pour faire valoir l'habitation, soit pour entreprendre le commerce. L'administration départementale s'assurera du fait contenu dans le certificat, à l'appui de la demande qu'elle fera passer de suite, avec son avis motivé, à l'agent du directoire exécutif, pour être par celui-ci pris sur le tout telle détermination qu'il appartiendra.»
Par combien de filières faillait-il passer pour faire un établissement ? il fallait, dans l'état de détention où nous étions, sans pouvoir communiquer avec qui que ce fût sans permission, trouver un propriétaire disposé à traiter avec nous, obtenir de lui un certificat attestant que nous étions en mesure d'acheter ou de louer, etc., de la municipalité de son canton le visa de ce certificat, de l'administration départementale un avis favorable. Tout cela n'était rien encore ; il fallait ensuite que l'agent voulût nous autoriser, car vainement aurions-nous rempli tous ces préalables, si son bon plaisir n'eut pas été de donner son approbation, nous n'aurions pas été plus avancés. Heureusement, les propriétaires, les administrations municipale et départementale furent bien disposées, mais plus heureusement encore, l'agent décida que tout ceux qui se placeraient de cette manière, ne recevraient aucuns secours du gouvernement ; et c'est ce qui nous favorisa le plus ; car sans cela, il est probable qu'il se serait montré fort difficile sur les autorisations, et qu'il en aurait rarement accordé.
Peu de jours après la publication de l'arrêté, Berthollon, négociant établi à Cayenne, que je ne connaissais pas, obtint la permission de venir me voir. «Nous sommes de la même province, me dit-il, je sais qui vous êtes, et pourquoi vous êtes ici ; je viens vous offrir ma bourse et une place sur mon habitation : c'est très-peu de chose que cette habitation, mais elle vous sauvera des horreurs de Conanama, où vous ne vivriez pas trois mois ; acceptez toujours, vous ne serez pas bien loin de Cayenne, et j'espère que vous tromperez l'espoir de vos bourreaux.» Des larmes de reconnaissance furent toute ma réponse. «Il ne s'agit pas de s'attendrir, me dit-il, il faut que vous me donniez votre parole que vous acceptez, il faut que vous me procuriez l'honneur d'être le premier habitant de Cayenne qui aura donné asile à un déporté.» On juge bien que je ne refusai pas la place qu'il m'offrait. Sur-le-champ il fait appeler un notaire, et me passe bail à ferme de son habitation. Je lui dicte le certificat exigé par l'arrêté. Il court le faire viser à la municipalité. — «Vîte, votre pétition pour le département.» — Je l'écris, il l'emporte, et obtient un avis favorable. Il court à l'agent, et obtient également son approbation. Le soir je couche chez lui, le lendemain je suis sur son habitation.
Généreux Berthollon ! c'est à vous qui m'avez sauvé la vie, en me préservant du dépôt de Counamama ; c'est vous dont l'exemple a encouragé beaucoup d'autres habitants aussi bien intentionnés, mais un peu plus timides ; c'est vous, qui n'avez cessé de prodiguer vos bienfaits aux déportés ; c'est avec vous que je suis revenu en Europe : pourquoi faut-il que ce retour ait eu pour vous des suites si cruelles ! que ne m'est-il donné d'adoucir votre sort ! que ne puis-je faire passer dans l'âme des gens en place, qui ne pourront être insensibles, et à vos malheurs, et à la générosité de vos procédés, les sentiments de reconnaissance que vous m'avez inspirés !
Gibert-Desmolières avait été recommandé à Couturier, un des hommes les plus estimables de la colonie. Son habitation était trop loin de Cayenne pour l'y placer. Il lui en procura une plus à sa portée. Beaucoup d'autres imitèrent ces exemples, et en peu de jours, un grand nombre de déportés fut placé sur des habitation particulières. Je dirai bientôt de quelle manière j'existais sur la mienne. Je vais auparavant parler des malheureux qui furent transportés à Counamama.
Jeannet envoya des hommes chargés de construire à la hâte des cases dans ce canton. Ces cases n'étaient autre chose que des gros piquets de bois fixés en terre, garnis de lattes transversales, et surmontés d'une couverture en feuillage. Des hamacs attachés à ces piquets servaient de lit, voilà tout. Il n'y avait ni tables, ni chaises, ni aucun autre meuble. L'officier chargé de cette construction, revenu à Cayenne, disait publiquement : «Conanama sera le tombeau de plus grand nombre de ces malheureux. Il serait moins inhumain de les tuer sur-le-champ à coups de fusil, on leur épargnerait ainsi les souffrances d'une longue agonie.» Jeannet ne fit pas moins partir sur des goélettes les déportés restants à Cayenne, sans excepter ceux qui étaient à l'hôpital, et qui auraient eu besoin d'y rester encore pour se rétablir. Ils furent tous installés à Counamama, dans ces fatales cases où ils ne tardèrent pas à trouver la mort.
Quoique la lettre du ministre fût conçue de manière à persuader que les déportés arrivés par la Décade, et ceux qui arrivaient postérieurement, sans avoir ni les uns ni les autres fait les établissements permis, seraient les seuls déposés à Counamama, et que cette disposition parût étrangère aux déportés déjà établis à Sinnamary, dont il n'était nullement fait mention ; ou que tout au moins elle fût douteuse à leur égard, ne fût-ce que par son silence ; Jeannet ne voulut pas moins les y comprendre. Ils étaient réduits à un très petit nombre, depuis le départ de leurs camarades, qui fut suivi de très près de la Tronson du Coudray, de Bourdon de l'Oise et de la Villeheurnois. Les deux premiers mourut le même jour, 4 messidor [22 juin 1798], le dernier mourut le 10 thermidor [28 juillet 1798]. Tronson du Coudray avait vainement sollicité sa translation à Cayenne, pour s'y faire traiter ; il avait écrit à Jeannet : «C'est à vous-même que je veux m'adresser, car il n'est pas possible qu'instruit de mon état, vous me refusiez d'aller à Cayenne. Ce refus me mettrait au de désespoir, et serait un arrêt de mort.» Jeannet eut la barbarie de la refuser, et Tronson du Coudray mourut. Il s'était montré plus humain pour Collot-d'Herbois et Billaud-Varennes, et ne les avait pas empêchés de venir à l'hôpital. Mais ceux-là avait droit d'obtenir de lui des préférences. Lorsqu'il apprit que la mortalité commençait à s'établir à Counamama, il écrivit au commissaire ordonnateur, le 9 fructidor [26 août 1798] : «Vous voudrez-bien, citoyen, vous entendre avec le commandant en chef, pour qu'il soit notifié à ces individus (les déportés à Sinamary), que si, d'ici au 26 de ce mois [12 septembre 1798], ils ne justifient pas être en mesure de s'établir particulièrement dans la Guyane, conformément à l'arrêté du 30 prairial dernier [18 juin 1798], ils seront, à cette époque, conduits à Conanama, par la force armée, assimilés aux déportés qui y résident, ce qui sera exécuté. Au moyen de cette disposition, toute dépense relative aux déportés doit cesser 1er vendémiaire prochain [22 septembre 1798].»
Cette notification affecta vivement Barbé-Marbois, Laffond-Ladebat, Rovère et Brottier. C'était tout ce qui restait de la première déportation. Quoiqu'ils fussent fort mal à Sinnamary, ils savait qu'on était encore plus à Counamama. Chaque jour ils étaient informés de la situation horrible des malheureux qu'on y avait déposés, et ils ne redoutaient rien tant que de la partager. Brottier fut si fortement saisi de cette crainte, qu'il en mourut le 26 fructidor [22 septembre 1798], jour fixé pour la translation. Rovère avait pris avec un habitant, des arrangements qui le rapprochaient de Cayenne, où il s'attendait à chaque instant que sa femme arriverait, car il était informé qu'elle était partie pour venir le joindre. Mais il ne put exécuter son projet. Il s'était embarqué très malade ; on fut obligé de le mettre à terre, où il expira. Barbé-Marbois et Laffond-Ladebat, se placèrent à Sinnamary même. Quelle situation que la leur ! Ils restaient seuls de leur déportation, et ne pouvaient faire un pas sans se trouver au milieu des tombeaux de leurs compagnons d'infortune.
Cependant la mort exerçait les plus affreux ravages sur Counamama, chaque jour elle prenait de nouvelles victimes. Plusieurs déportés avaient cessé de vivre, le reste était très malade ; mais le commandant militaire, les soldats, les préposés, etc., quoique infiniment mieux traités que les déportés, tombèrent malades aussi, et craignant pour leur vie, ils demandèrent à être relevés. Personne ne voulait les remplacer. Jeannet, embarrassé, envoya des officiers pour vérifier l'état des choses, voici le procès-verbal qu'ils dressèrent :
«Nous, commandant en chef, accompagné du citoyen Chapelle, capitaine du génie, et Boucher, sous-chef d'administration, nous sommes transportés à Conanama, où étant, nous nous sommes rendus à l'hospice, et avons vérifié que sur quatre-vingt-deux déportés, déposés au poste à la fin de thermidor (il y avait deux mois), il y en a vingt-six de morts, de maladies putrides, cinquante à l'hospice, dont plusieurs en danger, et aucuns des autres parfaitement bien portans.
Cette mortalité est occasionnée, 1.º par l'eau qui est très-bourbeuse, et même vitriolique ; 2.º par les miasmes putrides qu'exhalent les marécages qui environnent le poste à plus d'une demi-lieue ; et 3.º par les vidanges de l'hospice qui séjournent dans les marais qui ne peuvent être desséchés. Ces causes ne peuvent être détruites, et ce poste dans l'hiver deviendra un marais. Le niveau des carbets est plus bas que les terre pleins du poste. Ils sont mal faits, et les faîtages prêts à tomber. La communication est très-difficile dans toutes les saisons. Dans l'été, il y a trop peu d'eau pour les bâtimens à l'entrée de la rivière, dans l'hiver, la côte est impraticable par la grosse mer et les fréquens raz de marée. La communication par terre ne peut se faire que par des piétons sans bagage. Le poste court donc risque de manquer souvent de vivres, dont le canton inhabité est dépourvu. Les Indiens même l'ont évacué à cause du mauvais air. L'officier, les soldats, les délégués de l'administration sont dans le plus triste état. Il n'y a que de la viande salée, aucun fruit, et pas même un citron pour corriger la mauvaise qualité de l'eau. Ces raisons impérieuses nous font penser que ce poste doit être transféré à Sinamary, éloigné de quatre à cinq lieues.
Cayenne, le 1er brumaire, an 7 [22 octobre 1798]. Signé, DESVIEUX, BOUCHER, CHAPEL.»
Ce procès-verbal n'a pas besoin de commentaire. Quelle âme sensible pourra le mériter, sans verser des larmes sur le sort des infortunés relégués à Counamama ! Mais qui croirait que pendant qu'ils expiraient dans toutes les angoisses de la mort, le gouvernement remplissaient ses journaux des détails les plus tranquillisants sur le sort de ces malheureux ? Croirait-on que des hommes qui se plaisent à torturer leurs victimes, veuillent encore passer pour humains ?
Vous qui venez de lire le procès-verbal de Counamama, dressé sur les lieux par des officiers du gouvernement, qui ne peuvent pas être suspects, relisez ou lisez cet article que je trouve dans le n.º 84 du Moniteur, sous la date du 24 frimaire de l'an 7 [14 décembre 1798], comme extrait du Journal de Paris.
Des Déportés et de la Guyane.
«Depuis l'injonction faite à tous les individus condamnés à la déportation, et qui s'y sont jusqu'ici soustraits, de se représenter dans le délai de deux mois, pour recevoir l'ordre de leur départ, et l'indication du lieu où ils seront transférés, on semble porter avec inquiétude ses regards sur la Guyane. On interroge les relations des voyageurs sur cette contrée, et l'on se demande que est le sort de ceux que les lois y ont relégués.
Leur sort, sans doute, n'est pas sans rigueur. Ils vivent loin des lieux qui les ont vu naître, loin des amis, des parens, de tous les objets qui composaient leur félicité domestique : mais c'est là ce qui constitue la peine de la déportation ; ils ne font que la subir. De tout ce qui pouvait, du reste, adoucir leurs conditions, rien ne leur a été refusé.
D'après les ordres de l'agent du directoire exécutif, le commissaire chargé de les recevoir, leur a donné la faculté de se réunir, d'habiter ensemble, et de louer, à cet effet, des maisons particulières. Il leur a laissé pour promenade un espace d'environ vingt lieues. Il leur a distribué, à raison d'un arpent pour chacun, les terrains les plus propres à former des établissemens, et leur a fourni vivres, linges, habits, vêtemens de toute nature. La chasse et la pêche ont paru à quelques-uns d'entre'eux des moyens utiles de distraction et il leur a été aussitôt délivré des fusils, du plomb, de la poudre, et les autres instrumens nécessaires, et quatre Indiens, auxquels on accorde la ration, ont été mis à leur disposition pour l'un et l'autre objet.
S'il a été ainsi pourvu, non-seulement à leurs besoins, mais même à leur commodité, croira-t-on qu'on les ait placés dans les lieux qui, comme on affecte de le répéter, doivent, par leur insalubrité, devenir leur tombeau ?
Il est d'abord un observation générale à présenter, c'est que le climat de la Guyane n'est pas aussi mal-sain qu'on le croit communément, et nous laisserons ici parler un ancien ordonnateur de cette colonie, le citoyen Lescalier. "Sans entamer, là-dessus, dit-il, p. 29 de l'ouvrage qu'il vient de publier (5), sur les moyens de la mettre en valeur, et de l'administrer, sans entamer une trop longue discussion, il me suffira peut-être d'assurer, d'après une expérience de six ans dans la Guyane hollandaise et dans la nôtre, que la Guyane est celle des colonies de l'Amérique, la moins nuisible à la santé des Européens... On voit fréquemment des Européens passer dans la Guyane, y séjourner plusieurs années, sans éprouver aucune de ces maladies fâcheuses auxquelles ils sont sujets dans presque tous les autre pays de la zone torride. Les Européens résistent sur-tout au climat, lorsqu'ils savent adopter une manière de vivre frugale, plus analogue aux pays chauds. S'il meurt des émigrans, c'est presque toujours le libertinage et l'usage des liqueurs fortes qui les emportent ; ce n'est pas la faute du climat... Je ne crains pas, ajout-t-il, en parlant de la qualité des terres, d'assurer que la Guyane offre de superbes et fertiles terrains à cultiver, et beaucoup de moyens de commerce, d'industrie et de travail."
C'est aussi dans les lieux les plus sains et les plus fertiles, que les déportés ont été placés. Ils habitent les bords de la rivière de Counamama, entre Sinnamary et Iracoubo, et pour faire connaître le véritable état de cette partie de la Guyane, nous citerons encore l'ouvrage du citoyen Lescalier. Voici comme il parle, pag. 23, 24 et 25 : "Cette partie de la Guyane a toujours été regardée comme très-saine, et présentant plus de ressources aux petits habitans et aux commerçans. Le gibier de toute espèce y abonde, la mer est fort poissonneuse, ainsi que les rivières. Les volailles y réussissent. On y multiplie avec succès les bestiaux ; on y cultive avec avantage les vivres du pays, et le coton. Les matériaux à bâtir y sont très à portée par-tout ; la plus grande salubrité, généralement connue à cette partie de la Guyane, par tous ceux qui l'ont fréquentée, a une cause, selon moi, bien apparente, dans ces vastes plaines qui ne sont plantées par la nature, que d'herbes, et où l'air circule librement, sans être imprégné de vapeurs."
Qu'ajouter au témoignage d'un homme qui a long-temps vécu et administré dans cette colonie ? Parmi ceux qui accusent d'insalubrité de la Guyane française, il en est qui ont quelque intérêt à le faire ; et pour ceux-là, sans doute, ce témoignage ne fera point autorité ; mais il le fera pour tous les hommes de bonne foi, qui n'avaient que des notions confuses et infidelles de cette vaste colonie, et qui se souviendront aujourd'hui que la température modérée de son climat lui fit donner jadis le nom de France équinoxiale.»
Je ne connais pas Lescalier, et il me répugne de penser qu'il ait eu le dessein de se rendre le complice des projets homicides du Directoire ; mais il est bien malheureux que son ouvrage qui, dans son rapport avec les déportés, renferme tant d'assertions démenties par les faits, ait paru dans le moment même où quelques hommes humains élevaient la voix en leur faveur (6). Ce qu'il y aurait d'inconcevable, s'il s'agissait d'autres hommes que de ceux qui gouvernaient à cette époque, ce serait qu'ils eussent laissé insérer dans les papiers publics, dont ils avaient l'inspection et la censure, des articles qui faisaient un tableau si flatteur de la situation des déportés, dans un moment où ils avaient reçu les extraits mortuaires d'un grand nombre de leurs victimes.
Il n'est pas vrai que l'agent du Directoire nous eût laissé pour promenade un espace d'environ vingt lieues ; outre que le pays ne permet pas de promenades aussi longues, je ne pense pas que les déportés de Counamama et Sinnamary, surveillés par des postes militaires, eussent une pareille latitude, qui leur eût été, au surplus, bien inutilement accordée. À l'égard de ceux qui étaient sur les habitations particulières, il ne leur était pas permis de dépasser les postes. Quelques-uns s'y hasardaient en fraude, pour aller voir leurs connaissances ; d'autres prenaient des permission des maires de leur canton. Deux de ces derniers furent pourchassés par le détachement de Terre-Rouge. Heureusement ils étaient en règle. Il fut ensuite douteux s'ils pouvaient sortir de leur habitation ; mais Burnel finit par donner des ordres pour qu'ils n'eussent pas cette faculté. J'ai lu copie de la lettre qu'il écrivit, à cet effet, à l'administration départementale. J'ai su aussi d'un déporté, nommé Dulaurent, qu'ayant demandé à l'agent si cet ordre subsistait toujours, celui-ci lui avait répondit d'une manière affirmative.
Il n'est pas vrai que l'agent eût distribué à chaque déporté un arpent des terrains les plus propres à former des établissements. Jamais pareille distribution n'a été faite à ceux venus sur la Décade et la Bayonnaise. Je crois bien si que les déportés eussent voulu cultiver un terrain vacant, dont personne ne se soucie, on ne les aurait pas empêchés ; mais j'ai déjà dit et prouvé, par Jeannet lui-même, que le sol brûlant de la Guyane ne peut pas être travaillé par des bras blancs. Bourdon de l'Oise qui avait une forte constitution, voulut cultiver un petit jardin, et l'on ne doute pas que le travail auquel il se livra n'ait beaucoup contribué à abréger sa carrière.
Il n'est pas vrai que l'agent ait fait distribuer des vivres, linges, habits, vêtements de toute nature aux déportés, ou tout au moins ceci exige de grandes distinctions. Ceux qui étaient placés sur les habitations particulières, n'ont participé à aucune distribution ni en vivres ni en vêtements ; je sais que, pour mon compte, je n'ai pas reçu le moindre secours du gouvernement, et qu'il en est de même de tous ceux qui étaient dans cette classe. Les uns avaient des moyens d'existence par eux-mêmes, les autres les ont trouvés dans la bienfaisance des habitants. Quant à ceux qui étaient aux dépôts de Counamama et Sinnamary, l'agent ne leur a pas mieux fourni des linges, habits, vêtements. Il les a laissés, à cet égard, dans le plus grand dénuement. Je conviens qu'il leur fournissait des vivres, mais quel vivres ! c'était, en général, de la viande salée, et l'on comprend bien que tout ce qu'il y avait de plus mauvais leur était distribué.
Il n'est pas vrai que l'agent nous ait fait remettre des fusils, du plomb, de la poudre et autres instruments nécessaires, soit pour chasser, soit pour pêcher. Il y a eu quelque semblable distribution faite aux seize premiers déportés sur leur reçu, pour en imputer la valeur sur leurs biens séquestrés ; mais quant à tous ceux qui sont venus depuis, il ne leur a été distribué ni armes, ni munitions, ni instruments aratoires quelconques. Et comment croire que Jeannet eût fait armer des hommes qu'il regardait comme extrêmement dangereux, et qui, suivant lui, pouvaient non seulement intriguer, soit pour l'étranger, soit pour eux-mêmes, contre l'ordre public, mais de plus compromettre fortement la sûreté des personnes et des propriétés.
Il n'est pas vrai qu'on eût mis des Indiens, auxquels on accordait la ration, à la disposition des déportés, ou du moins ceci exige des distinctions. Je crois qu'on en accorda d'abord aux premiers déportés, mais cela ne dura pas longtemps. Barbé-Marbois et Laffond-Ladebat, qui restèrent bientôt seuls, prirent des arrangements particuliers, et ne s'en servirent pas. Au dépôt, il y avait la classe existante à l'hôpital, qui était servie par les Nègres les plus cruels qu'on pût trouver dans la colonie. On verra bientôt, dans une lettre du commandant du poste, des détails sur leur compte, qui font frémir. Il y avait ensuite la classe existante dans les carbets ; pour celle-là, ni Nègres, ni Indiens, n'étaient affectés à son service ; elle se servait elle-même comme elle le pouvait. Ainsi ces nègres chasseurs n'ont jamais existé pour les déportés.
Il n'est pas vrai que la Guyane soit celle des colonies de l'Amérique qui est la moins nuisible à la santé des Européens, et qu'ils résistent à ce climat en adoptant la vie frugal : à coup sûr, rien n'était plus frugal que la vie que menaient les déportés, et celui qui les accuserait d'intempérance et de libertinage se rendrait coupable de la plus infâme calomnie. Cependant, sur les huit de la première déportation qui ont resté à la Guyane, six furent frappés de mort en moins de trois mois, et sur les trois cent quatre, amenés par la frégate la Décade et la corvette la Bayonnaise, cent soixante avaient été victimes de la malignité du climat et des mauvais traitements, au moment où je me suis évadé.
Enfin il n'est pas vrai que Counamama soit le lieu le plus sain et le plus fertile de la colonie, que le gibier, le poisson, les volailles, les bestiaux y abondent ; qu'on y cultive vivres, et coton, etc. Si toutes ces assertions, qui ont eu des effets si cruels, ne sont pas rigoureusement fausses, elles sont d'une excessive exagération ; Counamama est, sauf Vincent-Pinçon, l'endroit le plus insalubre, le plus stérile de la colonie, celui où il y a le moins de gibier et de poisson, où il n'existe ni volaille, ni bestiaux, où il n'y a ni manioc, ni bananes, et pas une seule plante de coton. Et un mot, c'est un canton inhabité, dépourvu de vivres, où il n'y a aucun fruit, pas même un citron pour corriger la mauvaise qualité de l'eau, et que les Indiens mêmes ont évacué à cause du mauvaise air, pour me servir des propres expressions du procès-verbal.
C'est devant cette pièce irrécusable, que tombent toutes les impostures que le gouvernement à fait débiter pour étouffer les réclamations que l'humanité élevait en notre faveur ; il n'a malheureusement été que trop bien secondé. Ce n'est pas avec des raisonnements que je les attaque, ces impostures, c'est avec un acte authentique et des faits notoires, sur lesquels je ne crains pas d'être démenti. Mais ces preuves ne sont-elles pas suffisantes, eh bien ! jetez le yeux sur le tableau qui termine cet ouvrage [Annexe], vous verrez s'il existe, sur le globe entier, un autre point qui présente un aussi épouvantable résultat. Les pays ravagés par la peste, n'offrent pas, dans les mêmes proportions, un aussi grand nombre de victimes. Ah ! le Directoire savait bien ce qu'il faisait, quand il avait choisi la Guyane pour le lieu de notre déportation. Il se flattait qu'aucun de nous ne lui échapperait ; et ce n'est pas sans surprise, et surtout sans regret, que nos proscripteurs s'aperçoivent aujourd'hui, que, sur douze représentants déportés, il n'en est mort que six. À la vérité, les six autres ont été très malades ; et quatre d'entre eux n'ont échappé à la mort qu'en fuyant cette terre dévorante.
Mais étaient-ils beaucoup plus humains, ces hommes qui, feignant d'ajouter foi aux mensonges directoriaux, disaient aux femmes de nos collègues qui s'étaient soustraits à la déportation, lorsqu'elles demandaient du pain pour elles et leurs enfants : «C'est la faute de vos maris si vous mourez de faim ; que ne se rendent-ils à Guyane, et vous obtiendrez la main-levée du séquestre. Lisez Lescalier, lisez les journaux, et vous verrez que c'est un excellent pays que la Guyane, et sur-tout Conanama. Les déportés n'y manquent de rien, ils y sont fort bien...» Oui, plusieurs d'entre eux ne manquaient de rien ; ils étaient morts.
Le Directoire venait d'expédier à l'agent, qui faisait tout au monde pour se montrer digne de sa confiance, et qui se croyait obligé de lui obéir au prix de tout lui-même, deux nouvelles corvettes remplies de déportés. L'une fut prise par les Anglais (7), qui exercèrent, envers ces infortunés, les devoirs de la plus secourable humanité, et qui leur fournissent encore les moyens d'une honnête existence. C'était celle sur laquelle se trouvait madame Rovère. Cette femme courageuse, était partie avec des enfants au berceau, pour aller partager l'infortune d'un époux qui lui avait sauvé la vie. Il était parvenu, à travers mille dangers, à la soustraire en 1794, au tribunal révolutionnaire, dans les prisons duquel elle se trouvait. Les Anglais, qui la traitèrent avec les égards dûs au malheur, lui fournirent les moyens de s'approcher de Cayenne. Elle arriva à la Barbade, d'où elle devait se rendre à Surinam, et ensuite à Sinnamary. Mais au moment de partir, elle apprit la mort de son mari. Elle est ensuite revenue en France, après avoir longtemps erré sur les mers, et passé par toutes les misères de la navigation. Son dévouement méritait une autre destinée.
L'autre corvette, appelée la Bayonnaise, leur était échappé. Elle partit de Rochefort le 20 thermidor an 6 [7 août 1798], portant cent vingt prisonniers, parmi lesquels on avait mis quelques chauffeurs, comme on avait placé quelques galériens parmi nous : c'était la méthode du Directoire. L'un des prisonniers fut renvoyé de la rade, et mourut avant d'arriver à Rochefort. Huit autres périrent dans la traversée, qui fut de cinquante-quatre jours. Cent onze arrivèrent dans la rade de Cayenne, presque tous malades. Ils demandaient instamment qu'il leur fût permis de descendre à Cayenne. Jeannet n'y voulut jamais consentir. Quelques-uns obtinrent ce précieux avantage, si nécessaire à tous ; mais quatre-vingt-huit restèrent huit jours en rade, et furent ensuite embarqués sur une goélette, pour être transportés à Counamama. C'était un trajet de vingt-quatre heures au plus ; les mesures furent si mal prises, qu'il dura sept jours. Le patron s'enivra ; il erra une journée entière ; courut quelques dangers, et revint mouiller à la vue de Cayenne. Le surlendemain, il mit à la voile et arriva devant Counamama ; mais, par un nouveau malheur, il échoua, et ne put entrer dans la rivière. Cinq jours se passèrent à chercher des pirogues. Les vivres, donnés pour un jour seulement, manquèrent ; du biscuit, en petite quantité, fut leur nourriture, et de l'eau vaseuse, leur boisson. Enfin les pirogues rassemblées les mirent à terre. Ils marchèrent pendant une heure, à la grande chaleur, le sac sur le dos. Ils furent installés dans les fatales cases, et incorporés avec leurs malheureux confrères. Ils partagèrent leur affreuse destinée, et dans le courant d'un mois il en mourut près de la moitié.
Lorsque Dervieux, Boucher et Chapel firent leur visite à Counamama, il n'y avait encore que les déportés de la Décade, puisqu'ils ne parlent que des quatre-vingt-deux arrivés à ce poste sur la fin de thermidor ; on pourrait donc conclure que Jeannet connaissait le résultat de cette visite, lorsqu'il y envoya les déportés arrivés par la Bayonnaise. Cependant, comme le rapport ne fut rédigé à Cayenne que le premier brumaire [22 octobre 1798], il ne manquerait pas de dire que c'est gratuitement qu'on lui impute cette nouvelle cruauté, puisque ces derniers déportés étaient partis quelques jours auparavant. Il y aurait bien à lui répondre, que cette date n'est que celle de la rédaction qui peut avoir été faite après ; mais, sans entrer dans cette discussion, il ne niera pas, au moins, que lorsqu'il les fit partir pour Counamama, il connaissait parfaitement l'état des lieux, et par le rapport que le chef du poste lui faisait passer tous les trois jours, et par les plaintes qui l'avaient déterminé à envoyer des commissaires pour les vérifier. Il ne niera pas, surtout, que malgré leur procès-verbal, qui faisait si bien sentir l'impérieuse nécessité de la translation des déportés, il ne put se décider à l'ordonner. Il partit le 20 brumaire [10 novembre 1798], et les déportés ne furent transférés que quelque temps après. Quelle âme, je ne dis pas humaine, mais médiocrement barbare, n'eût pas cédé à la lecture déchirante de ce procès-verbal, et ne se serait sur-le-champ empressée de secourir ces malheureux ?
Il est impossible de faire un retour sur la conduite de Jeannet, sans être saisi de la plus vive indignation. Elle révolte d'autant plus, que cet homme, qui possède au suprême degré l'art de se déguiser, veut passer pour humain. Comment soutiendra-t-il encore une pareille prétention ? tentera-t-il de me démentir ? C'est sur ses propres écrits que je l'ai peint, ou, pour mieux dire, je n'ai fait que les transcrire, et s'il m'est échappé quelques réflexions dont je n'ai pu me défendre, et qui ne peuvent que les affaiblir, on ne les imputera pas au ressentiment. J'avoue que personnellement j'ai peu à me plaindre de Jeannet, et qu'une fois placé sur mon habitation, j'ai eu le souverain bonheur d'en être entièrement oublié. Mais ce n'est pas pour moi seul que j'écris, et je ne puis être insensible au sort rigoureux, que dis-je ! à l'assassinat prémédité de mes compagnons d'infortune. Oh ! que j'eusse bien mieux aimé parler de Jeannet, comme je l'ai fait des officiers de la Charente, des habitants de Cayenne, des sœurs de l'hôpital, et de tous les hommes qui nous ont témoigné de l'intérêt. Avec quelle douce satisfaction ma plume, fatiguée des horreurs que je décris, se repose sur les procédés qui honorent l'humanité.
Le successeur de Jeannet, dont malheureusement je n'aurai pas à parler avec éloge, annonça d'abord des sentiments plus humains. Il se rendit à la lettre que lui écrivit, peu de jours après son arrivée, le commandant du poste de Sinnamary. «Les déportés, lui disait cet officier, le détachement, les employés, sont dans un état épouvantable, tout le monde est malade, et plusieurs sont prêts d'expirer. Ils sont dépourvus de tout, et même de médicamens ; les déportés ont des hamacs fort étroits, qui n'ont que quatre pieds de long. Les malades tombent et meurent sans secours. Il est des jours où il en est mort trois ou quatre, etc.» Ces malheureux furent donc transférés à Sinnamary, mais ils n'en furent guère mieux. Soit négligence, soit affectation, on les laissa manquer de tout ce qui leur était nécessaire ; le peu qu'on leur fournit, fut de la plus mauvaise qualité. Enfin on les entoura des hommes les plus cruels qu'il fût possible de trouver dans la colonie. Rien ne peint mieux leur situation déplorable, que la lettre écrite au nouvel agent, par l'officier Fretac, commandant le poste de Sinnamary, le 2 nivôse an 7 [21 décembre 1798].
«L'hôpital est dans l'état le plus déplorable ; la mal-propreté, le peu de surveillance, ont causé la mort à plusieurs déportés. Quelques malades sont tombés de leurs hamacs pendant la nuit, sans qu'aucun infirmier les relevât. On en a trouvé de morts ainsi, par terre. Un d'eux a été étouffé, les cordes de son hamac ayant cassé du côté de la tête, et les pieds étant restés suspendus.
Les effets des morts ont été enlevés de la manière la plus scandaleuse. On a vu ceux qui enterraient les morts, leur casser les jambes, leur marcher et peser sur le ventre, pour faire entrer bien vîte leur cadavre dans une fosse trop étroite et trop courte. Ils commettaient promptement ces horreurs, pour aussitôt courir à la dépouille des expirans. Les infirmiers insultaient les malades, et les accablaient d'expressions infâmes, ignominieuses, cruelles, au moment même de leur agonie.
Le garde-magasin, dépositaire des effets des déportés, ne consentait à leur rendre qu'une partie de ce qu'ils réclamaient, et il leur disait : VOUS ÊTES MORTS, ceci doit vous suffire. Il n'a pas donné des vivres pour les premiers déportés de Conanama à Sinamary ; ils étaient exténués en arrivant ici, et tombaient d'inanition ; il a fallu les coucher sur la terre, et les malades ont été dévorés des vers avant d'expirer.»
Terminons ce pénible récit ; il accable l'âme de sentiments trop douloureux, trop déchirants, pour le continuer. Sans suivre plus longtemps les malheureux déportés de Sinnamary dans les horreurs qu'ils ont éprouvées, je me bornerai à dire qu'ils n'ont eu guère plus à se louer du nouvel agent que de Jeannet. La mortalité a continué à les enlever ; il en était mort près des deux tiers à mon départ. Puisse le tableau des malheurs qu'ont soufferts et que souffrent encore ceux qui restent, passer sous les yeux du nouveau gouvernement ! Il ne saurait le voir avec indifférence, ni différer plus longtemps de retirer du domaine de la mort, et de rendre à leur patrie, des hommes proscrits et non jugés, miraculeusement échappés à la barbarie qui voulait les immoler.
L'île de Cayenne peut avoir quinze lieues de circonférence : elle n'est séparée du continent que par des bras de mer ou des rivières de la grandeur moyenne de nos fleuves. Ces rivières servent, presque partout, de voies de communication pour se rendre sur les habitations, et pour aller des unes aux autres ; ce sont les grands chemins du pays. Je m'embarqua dans un canot avec Berthollon. Nous étions conduits, par des Nègres, à la pagaye ; c'est une rame dont la forme ressemble beaucoup à une pelle de bois : ils s'en servent très adroitement, en mesure, et presque toujours en chantant. Nous arrivâmes, en trois heures, à l'habitation, distance de Cayenne d'environ quatre lieues : elle est située sur la crique Cavalet, qui donne dans la rivière des Cascades, et s'appelle la Solitaire. Il eût été difficile de la mieux nommer.
En débarquant, je m'aperçus que Berthollon s'était servi d'une juste expression, en me disant que son habitation était peu de chose. Je vis au milieu de bois immenses, une réunion d'une dizaine de cases à nègres, prédominées par une case un peu plus apparente. Celle-ci était composée de trois pièces ; le tout était couvert en feuilles, formé avec des pièces de bois non équarries, garni de lattes transversales, dont les intervalles étaient remplis par de la terre pétrie avec de la paille, qu'on appelle assez justement bousillage. Ce fut dans une de ces pièces que je fus installé. On y plaça un lit, que Berthollon m'avait prêté. Il y avait des chaises, des tables, une armoire, et tous les petits ustensiles nécessaires pour un très modeste ménage de garçon.
Tant que Berthollon fut avec moi, l'agrément de la société, son honnêteté, sa gaîté ne me laissèrent guère le temps de réfléchir sur ma position ; mais ses affaires ne lui permettaient pas une longue absence. Il me quitta le surlendemain de notre arrivée. À son départ, je sentis toute l'horreur de ma solitude, et j'éprouvai un serrement de cœur que j'eus bien de la peine à maîtriser. Il faut convenir que cette situation était cruelle. Je me trouvais à quinze cents lieues de ma patrie, de ma femme, de mes enfants, de mes amis ; j'étais relégué au milieu des bois, seul avec des Nègres que je n'entendais pas, et séparé du reste des humains, sans connaître le terme d'une pareille existence ; mais je savais que souffrir sans murmurer, et tirer le meilleur parti de sa position, est ce qu'il y a de mieux à faire pour l'être malheureux. Je n'étais pas là-dessus à mon apprentissage, et je fus bientôt résigné.
Trois point essentiels fixèrent mon attention. Me placer, me nourrir, m'occuper, voilà le cercle dans lequel je renfermai toutes mes combinaisons. J'étais à peu près comme Robinson Crusoe ; je ne pensais pas tout à fait comme Rousseau, que son livre fût le premier des livres ; mais le peu que je me rappelai de ce roman, lu dans mon enfance, ne fut pas en pure perte.
D'abord, sur le premier point, c'était même une bien grande avance que d'avoir une mauvaise case, quoique le bousillage fût dégradé, le faîtage dans le plus mauvais état. Je fis les petits arrangements nécessaires pour y être le moins mal possible, et je n'y fus jamais très bien : elle me préservait des ardeurs du soleil, et un peu des incommodités de la pluie : c'est ce qu'il y avait d'essentiel. En effet, la Guyane, située très près de la ligne, a le double inconvénient d'être toujours brûlée ou submergée. L'année s'y divise en deux saisons, assez mal à propos appelées été et hiver, car il y fait toujours à peu près la même chaleur ; la nature y est sans cesse en végétation ; les arbres sont continuellement couvert de fleurs, de fruits ou de feuilles ; on ne les voit jamais dépouillés. Depuis messidor jusqu'en frimaire (8), qui est ce qu'on appelle l'été, il y règne une sécheresse constante, et l'on a bien de la peine à s'y procurer de l'eau. La chaleur est alors excessive ; elle y serait même insupportable, si elle n'était tempérée par les rosées abondantes de la nuit, qui rafraîchissent l'atmosphère. Le reste de l'année, il y tombe continuellement de la pluie, et c'est ce qu'on appelle hiver. La température est néanmoins la même ; et dans les courts intervalles où le soleil se montre, il est peut-être plus ardent, et surtout plus dangereux que dans l'autre saison. On conçoit combien ces deux extrêmes doivent rendre malsain un pays très plat, qui devient nécessairement marécageux par le défaut d'écoulement des eaux, un pays couvert de forêts immenses, qui interceptent la circulation de l'air : aussi la fièvre y est-elle naturalisée, et il est très rare que l'homme le mieux constitué passe l'année sans en être atteint.
Je trouvai dans ma case de nombreux ennemis dont il fallait me garantir. Je ne parlerai pas des crapauds, qui étaient quelquefois par douzaine sous mon lit ; c'était une bagatelle qui méritait d'autant moins d'attention, que ces animaux ne sont point malfaisants ; mais je ne puis me taire sur les maringouins et les chauve-souris, qui ne sont pas autant à mépriser. Les premiers, et dans cette classe je comprends les moustiques et les macs, qui sont à peu près de la même famille, les premiers, dis-je, sont très communs dans la colonie, quoique beaucoup plus abondants sur la côte que dans l'intérieur. Ils ont une piqûre extrêmement douloureuse, et la plus grande application des blancs et des noirs est de s'en préserver. Les uns et les autres emploient pour moyen, la fumée, dans les moments de la journée où ces insectes sont en plus grand nombre, comme le soir après le coucher du soleil : alors ce ne sont pas quelques maringouins qui vous assaillent ; ce sont des nuages entières dans lesquels vous êtes enveloppé. Les blancs y ajoutaient la moustiquaire, qui est une tente en gaze, en canevas, en toile, suivant les moyens de ceux qui se la procurent. Il y a telle habitation où l'on est obligé de prendre ses repas sous cette tente, en se donnant le plus de soin possible pour que les maringouins n'y pénètrent pas. Il y en a telle autre, et je l'ai plus d'une fois éprouvé, où des négrillons, placés sous la table avec une serviette, vous en garantissent les jambes, tandis que vous vous en préservez, comme vous le pouvez, les mains et le visage ; mais il n'en est aucune où les propriétaires ne s'en servent pour leur lit. Coucher sans moustiquaire, est un véritable supplice.
Les chauve-souris ne sont pas aussi nombreuses, mais elle sont plus dangereuses. Leur grosseur commune est comparable à celle de la plus grosse espèce d'Europe. Le jour, elles se tiennent dans le faîtage des cases, parmi les feuilles dont il est composé, et où il est impossible de les découvrir. La nuit elles en sortent pour pourvoir à leur nourriture. Si elles trouvent quelqu'un découvert, elles s'attachent à ses pieds, lui font une morsure très légère à l'orteil, en tempèrent la douleur par un battement d'aile qui le rafraîchit et l'endort, se gorgent de son sang, et le laissent ensuite couler, jusqu'à ce qu'il s'arrête par l'épuisement, J'ai vu un exemple de ce que je raconte, dans la pièce voisine de celle que j'occupais. La personne mordue était extrêmement affaiblie par l'abondante saignée qu'elle avait subie, et ses draps étaient pleins de sang. Ce que j'ai vu très fréquemment sur la même habitation, c'étaient des cochons mordus par les chauve-souris, dont quelques-uns ont péri de la suite de ces morsures.
Mon premier soin fut donc de me procurer une moustiquaire de toile. Dès lors je n'eus à craindre la nuit, ni maringouins ni chauve-souris, et je dormis avec assez de tranquillité. Les crapauds partaient à l'aube du jour, et je restais maître du logis ; mais d'autres insectes me firent la guerre. J'éprouvais des démangeaisons extrêmement incommodes, je me grattais jusqu'au sang, sans pouvoir en découvrir la cause ; un Nègre me fit entendre que, probablement, j'avais pris des poux d'agouti. C'est un insecte rouge imperceptible aux vues ordinaires, il faut y regarder de fort près, et avec beaucoup d'attention, pour le découvrir : je le découvris en effet. Le Nègre m'indiqua le remède, ce fut de me frotter avec des citrons, qui sont très communs, et j'en fus délivré. Un autre insecte, dont j'eus beaucoup plus à souffrir, est la chique : il est également très petit, saute comme la puce, et lui ressemble assez par la couleur. Il s'attache à toutes les parties du corps, mais de préférence aux orteils et aux talons ; il s'insinue dans les pores, se loge, dépose ses petits, et, en quatre ou cinq jours, forme une poche ou enveloppe de la grosseur d'un petit pois, dans laquelle se trouve toute la famille, et quelquefois plus d'une génération. Le local qu'elle occupe, est pris aux dépens du propriétaire, dont les orteils finiraient assez tôt par être entièrement rongés, s'il n'y apportait remède. J'ai vu plusieurs Nègres sans orteils
par cette cause. La méthode curative est l'extirpation, avec la pointe d'un canif, mais très communément avec celle d'une épingle : on écarte les chairs qui couvrent la poche, est on l'enlève avec le plus grand soin de ne pas la crever, sans quoi le germe reste et se reproduit bientôt ; en ce cas, on y met du tabac, qui quelquefois empêche cette reproduction. De toutes les manières, l'opération est très douloureuse. Huit jours après mon arrivée sur l'habitation, j'eus une trentaine de ces chiques à mes pieds. Depuis lors, j'en ai moins eu, mais je n'ai jamais passé de semaine sans en être visité.
Une fois installé dans ma case, avec un lit et une moustiquaire, grande objet de luxe pour un déporté, il fut question de ma nourriture, et je fus nourri à peu près comme j'étais logé. Le gouvernement ne me fournissait rien, j'y pourvus moi-même. J'avais apporté quelques pains de Cayenne, mais six jours après ils étaient moisis ; je ne pouvais envoyer en chercher d'autres, sans déranger l'atelier qui était très peu nombreux. Il fallait donc attendre des occasions qui souvent ne se présentaient qu'une fois par mois ; d'un autre côté, ce pain fait avec de la farine d'Europe avariée et pleine d'insectes, était fort peu appétissant ; en troisième lieu, enfin, il coûtait douze sous la livre. Toutes ces considérations me déterminèrent à me mettre au pain des Nègres, qui est la farine de manioc, appelée cassave. Rien n'est plus sec et n'a moins de saveur, mais on l'avale en la détrempant, et je finis par m'y accoutumer. Je me procurait facilement du riz, qui est très abondant à Cayenne. Le poisson y est commun et de bonne qualité ; ce fut aussi une de mes ressources. Enfin, quelques fruits du pays terminèrent la carte de mes repas. Quant à la boisson, j'avais apporté quelques bouteilles de vin, je m'étais procuré quelques bouteilles de taffia qui est l'eau-de-vie de sucre. J'en usais sobrement, mais j'en usais pourtant, parce que dans un pays où tout tend au relâchement, il est indispensable de prendre quelque chose qui fortifie.
Mais, dira-t-on, est-ce qu'il n'y a ni viande de boucherie, ni laitage, ni basse-cour, ni gibier, ni jardin dans ce pays ? et libre comme vous l'étiez, ayant de l'argent comme vous en aviez, pourquoi ne pas vous donner ces douceurs ? Avant la Révolution, la viande de boucherie, le laitage, la volaille y étaient assez communs ; aujourd'hui ils y sont devenus très rares. Tous ces objets exigent des soins assidus, que l'on n'obtient plus des Nègres, depuis qu'ils jouissent de leur liberté. D'une part, dans leur première effervescence, lorsqu'on la leur donna, ils firent main-basse sur le bétail, et en diminuèrent considérablement l'espèce ; d'autre côté, les colons, dégoûtés d'une nouvel ordre de choses, qui anéantissait à peu près leurs propriétés, s'attachèrent beaucoup moins aux ressources qu'elles leur présenteraient. Enfin les réquisitions ont presque achevé de tout détruire. Lorsque j'ai quitté Cayenne, il n'était plus permis au propriétaire de tuer une vache, un veau, ni un mouton, sans y être autorisé par l'agent, et cette permission n'était par lui accordée que très difficilement, et en se faisant des réserves qui approchaient assez du partage du lion. Dès lors, plus de viande de boucherie, plus de laitage ; car ce qu'il y en a est si peu de chose, que ce n'est guère la peine d'en parler.
La volaille y vient bien, les canards, surtout, y sont d'une très belle espèce ; mais, relativement et à l'extrême sécheresse et à l'extrême humidité, il faut beaucoup de soin pour les conserver. J'ai déjà donné les raisons de l'insouciance des propriétaires ; le Nègre, trop apathique, et trop peu intéressé, ne s'occupe guère de ces objets pour son compte, et les choses en sont au point qu'une poule se vendait 3 livres, un canard 12 livres, et les œufs 3 sous pièce.
Le gibier (9) fournit en oiseaux le canard sauvage, qui est très bon, la spatule, qui est également bonne, la perdrix, la bécasse, le ramier, fort inférieur à ceux d'Europe. Le flamand, l'aigrette, le gros-bec, le tacoco, le perroquet, qui ne valent pas grand'chose. En quadrupèdes, des agoutis, des acouchis, des pacs, des tatous, à peu près de la taille de nos lièvres et lapins, mais qui ne les valent pas, des biches et des cariacous, qui communément sont fort durs ; car dans ce pays, on ne peut pas conserver la viande, il faut la manger chaude ou pourrie. J'ai ouï-dire très universellement que le singe y était fort bon. Je n'ai jamais été à portée de le vérifier, et je doute que j'en eusse eu la volonté. On vante également le lézard, de la même espèce, mais beaucoup plus gros que celui d'Europe. On m'en a fait manger déguisé, sans m'en prévenir ; je ne l'ai pas trouvé mauvais. Au reste, la chasse est extrêmement péniblement, et même dangereuse. Il faut passer dans des bois très touffus, continuellement embarrassés par des lianes, et être sans cesse exposé à mettre les pieds sur les serpents, qui sont très communs et très dangereux dans ce climat brûlant.
Le jardinage exige de très grands soins, et réussit mal ; aussi les légumes sont-ils rares et mauvais à Cayenne. La grande sécheresse, l'extrême humidité présentent des obstacles qu'il est difficile de surmonter. Le melon vient bien dans quelques parties ; il est très bon. Les fruits y sont abondants, ils demandent peu ou point de culture. Le premier de tous est la banane. C'est une des grandes ressources de la colonie, et cuite ou crue, bouillie ou mis au four, elle est toujours très bonne. Elle figure dans les repas, comme pain, comme daube, comme confiture, et comme fruit. Viennent ensuite l'orange, qui est très douce ; l'ananas, très parfumé, mais acide ; la mangue, transplantée de l'Inde, fruit très sain, mais sentant un peu la térébenthine ; le coco, l'abricot, qui ne ressemble en rien à celui d'Europe ; la cerise, qui n'y ressemble guère plus, et qu'on ne mange qu'en compote ; la figue, la sapote, la sapotille, la barbadine, l'avocat, le corossol et quelques autres ; en général, les fruits d'Europe m'ont paru infiniment supérieurs, et je ne balancerai pas à leur donner la préférence.
En partant de chez Berthollon, je lui avais demandé des livres ; il me procura tous ceux qu'il avait, et qui malheureusement étaient presque tous dépareillés, car c'est à peu près un usage reçu dans ce pays, de garder les livres qu'on emprunte. J'ai trouvé cette négligence portée jusqu'à l'Encyclopédie. Le propriétaire de cet ouvrage eut bien de la peine à découvrir un volume, que depuis plusieurs années on avait oublié de lui rendre. J'eus, pour charmer les ennuis de ma solitude, un assez bonne compagnie. Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Richardson, m'ont fait pas des moments bien doux ; mais encore aurait-il fallu quelqu'un avec qui s'entretenir. Les livres sont bien beaux, la nature est plus belle ; mais quand on a bien réfléchi, bien contemplé, on serait bien aise de trouver à qui parler, et je n'avais pas cet avantage.
Les nuits sont à peu près aussi longues que le jour à Cayenne, le soleil s'y lève presque toujours à six heures, et ses variations ne sont guère de plus de demi-heure dans toute l'année. Il n'y a presque ni aurore ni crépuscule, c'est-à-dire, qu'à un quart d'heure près, le jour paraît et disparaît avec le soleil. Je devançais son lever tous les matins, et j'allais me promener dans les bois voisins de l'habitation, jusqu'à huit heures au plus tard. Il faisait déjà très chaud. Je rentrais dans ma case, je me livrais à la lecture, et je jetais mes observations sur le papier. Après quatre heures, je retournais dans les bois, et j'y restai jusqu'à la nuit.
Je n'osais pas trop m'y enfoncer, crainte des monstres et des reptiles. Le tigre est très commun, et il est peu d'habitations sur lesquelles il ne vienne enlever les chiens jusque devant les cases. Celles où il y a un peu de bétail, reçoivent fréquemment ses visites : on avait beau me dire qu'il attaque pas l'homme, qu'il fuit devant lui, je ne me souciais pas de le rencontrer. Les serpents, les couleuvres y sont beaucoup plus communs encore. Il y en a de toutes les espèces et d'une grosseur énorme. Il est rare qu'ils attaquent l'homme ; mais si le hasard fait que vous mettiez le pied dessus, ils vous font des morsures très dangereuses. J'avoue de bonne foi, que j'avais une très grande frayeur des tigres et des serpents. Ils ne m'ont cependant jamais fait de mal ; je ne me défiais pas du Directoire et de mes collègues, et l'on sait comme ils m'ont traité.
Il m'arrivait souvent de rencontrer de nombreuses compagnies de singe, surtout de la petite espèce qu'on appelle tamarin. J'amusais beaucoup à considérer leur gentillesse et leur souplesse. Ils se faisaient toute sorte d'agaceries, et prenaient un singulier plaisir à s'élancer de branche en branche ; ils choisissaient de préférence les plus minces, et par conséquent les plus flexible, ils s'y accrochaient avec leurs longues queues, et se balançaient tout à leur aise jusqu'à ce qu'une nouvelle fantaisie fit cesse cette escarpolette. Quelquefois je frappais dans mes mains ; alors ils prenaient précipitamment la fuite, et quoique j'eusse pas de mauvaises intentions, ils s'éloignaient avec la plus grande vitesse.
La rencontre qui m'était la plus agréable, était celle des oiseaux, surtout du colibri ou d'oiseau-mouche. On ne peut rien voir de plus beau que leur vêtement. La nature les a parés avec la plus grande magnificence. Les couleurs les plus vives, les plus brillantes, les mieux assortis, leur ont été prodiguées. Je les contemplais avec extase, je m'oubliais des heures entières à les admirer, mais dès qu'ils chantaient, mon ravissement cessait. Ils ont généralement le chant le plus désagréable. On peut en juger par le cri du perroquet. Beaucoup d'autres n'ont pas une plus touchante mélodie.
Il étaient plus près de moi des objets plus dignes de mes observations. C'étaient les Nègres placés sur l'habitation, au nombre d'environ trente individus des deux sexes, en y comprenant les vieillards et les enfants : les uns étaient nés en Afrique, les autres, à Cayenne, de parents venus d'Afrique. J'en ai vu un bien plus grand nombre par la suite. J'ai pris beaucoup de renseignements sur leur compte auprès des hommes les plus raisonnables de la colonie. Je les ai fait beaucoup jaser eux-mêmes, lorsque j'ai été à portée de les entendre, et je me suis enfin formé sur cette classe, qui a donné lieu à tant de discussions, une opinion indépendante, et d'autant plus impartiale, que je ne suis, ni n'ai envie de devenir colon.
Le Nègre est jugé avec beaucoup de prévention, et je crois, avec beaucoup d'injustice, à Cayenne. Il passe pour être d'une classe inférieure à la nôtre en intelligence, supérieure en méchanceté, l'ennemi naturel des blancs, et incapable de se rendre utile aux colonie, s'il n'est sous le régime de l'esclavage. Ces différentes accusations méritent d'être séparément examinées.
Il est certain que le Nègre, superficiellement vu, est d'une ignorance étonnante. Les idées les plus communes et les plus simples ont bien de la peine à pénétrer dans son cerveau. Il pousse la superstition jusqu'à un point inconcevable ; il est fermement persuadé que tel de ses camarades, peut à sa volonté, opérer tel ou tel prodige plus ou moins extraordinaire, pour satisfaire ses plaisirs ou ses vengeances. La nuit, il ne passerait pas devant un lieu où un homme aurait été inhumé, même depuis un an. Vous ne le détermineriez pas à prendre des fruits d'un arbre sur lequel on aurait placé ce qu'ils appellent des piayes, qui est un paquet dans lequel on met des cheveux, des plumes, du vieux linge, un oiseau mort, etc. Aussi ai-je vu beaucoup de propriétaires se servir de cette méthode, pour se préserver du larcin ; mais tout cela n'est chez lui que l'effet de l'absence de l'instruction, et ne lui est pas plus particulier qu'aux autres hommes. Les sorciers ont été très à la mode parmi nous, je ne sais même si cette mode est entièrement passée dans nos campagnes, mais je sais bien qu'il y a des gens tout aussi ignorants, tout aussi superstitieux que les Nègres. Ceux-ci sont, à la vérité, généralement un peu plus retardés en connaissances. Mais, d'une part, ils n'ont pas les mêmes moyens de s'instruire ; d'autre part, loin de les éclairer, on s'est au contraire constamment appliqué à les maintenir dans des erreurs que les propriétaires savaient faire tourner à leur profit. Ce qui prouve que l'ignorance et la superstition ne sont pas plus inhérentes à leur espèce qu'à la nôtre, c'est qu'il y a parmi eux tel individu qui, par le seul secours des lumières naturelles, est très supérieur, sur ces deux points, à beaucoup de nos semblables. Je ne sais pas si l'on pourrait en faire de grands raisonneurs, mais je croirais qu'on pourrait en faire des êtres raisonnables. Je les ai vus, dans beaucoup d'objets qui touchaient à leurs intérêts, ou faisaient partie de leurs occupations, se conduire avec la plus grande intelligence. Ils calculaient avec réflexion, ils exécutaient avec dextérité.
L'opinion que se forment de leur perversité les habitants de Cayenne, est extrêmement outrée. Quoi qu'ils en disent, je ne crois pas que nous eussions beaucoup à gagner à faire là-dessus des comparaisons. Ils les jugent en masse, sur des actes particuliers, et j'avoue qu'il s'en commet d'excessivement révoltants. Ils sont, comme on l'est assez communément dans les pays chauds, violents et vindicatifs ; et dans l'état d'abjection où ils existent, n'étant retenus par aucune de ces considération qui n'influent pas toujours, mais qui cependant influent quelquefois sur les hommes qui tiennent à l'opinion politique ; ils s'abandonnent à toute l'impétuosité de leurs passions, et se livrent aux plus grands excès. D'autres, plus flegmatiques, font, avec moins d'éclat, souvent beaucoup plus de mal. Mais, je le répète, ce ne sont là que des actes particuliers, et si quelques-uns d'entre eux sont des êtres malfaisants, il en est qui se conduisent bien. J'ai vu parmi eux de bons époux, de bons pères, de bons domestiques, des hommes très exacts à remplir leurs devoirs et leurs engagements.
Leur antipathie envers les blancs existe réellement, quoiqu'il y ait plus d'une exception à faire là-dessus. Soit jalousie de la supériorité que nos connaissances nous donnent sur eux dans l'ordre social, dans les jouissances de luxe, dans les aisances de la vie ; soit désir de vengeance d'état d'esclavage dans lequel ils ont existé, et des cruautés qu'on a quelquefois exercées à leur égard, quoiqu'il y ait eu beaucoup d'exagération dans ce qu'on a dit à ce sujet ; soit enfin, crainte de retomber dans le même état ; il est certain qu'ils n'aiment pas les blancs, et qu'ils mettent une très grande application à leur nuire. Voient-ils se dégrader ou périr quelque chose appartenant au colon, ils se garderont bien de l'en avertir. Ils feront même tout ce qu'ils pourront pour qu'il s'en aperçoive le plus tard possible ; reçoivent-ils de sa part quelque ordre qu'ils croient utile à ses intérêts, ils l'exécuteront avec nonchalance et maladresse. Pensent-ils que l'ordre lui est nuisible, ils obéissent avec zèle et activité. Ils ne lui font pas une guerre ouverte, parce qu'ils n'osent pas, mais ils ont pour lui les plus mauvaises intentions, qu'ils mettent en pratique toutes les fois qu'ils peuvent le faire sans s'exposer. Du reste, c'est ici une affaire de parti. Ils agissent de concert, sont toutes les nuits en rivière pendant que le propriétaire dort, pour se donner réciproquement des avis, et avoir des plans à peu près uniformes. Leur première question, quand ils se rencontrent ou qu'ils recontrent des blancs, est toujours que nove ? qu'y a-t-il de nouveau ? mais ceux-ci ont beau les questionner, ils ne leur disent jamais rien de ce qu'ils savent, ou, qui plus est, ils les trompent en leur répondant.
Le souverain bonheur pour les Nègres, et peut-être pour tous les hommes, est le repos ; ne rien faire est pour eux la félicité suprême. Chez-nous, les besoins, les commodités de la vie, l'ambition nous donnent nécessairement une existence très active. Les deux derniers articles leur sont absolument inconnus. Le premier se réduit presque à rien. D'abord ils vont nus, et n'ont par conséquent pas besoin de travailler pour se procurer des vêtements. La seule chose que portent les hommes, est une ceinture appelée calimbé, d'une toile ou d'une étoffe d'environ trois doigts de largeur. Ils la portent par un sentiment de pudeur, dont l'objet n'est que très imparfaitement rempli. Les femmes ont autour des reins une étoffe ou un linge appelé camisa, de la grandeur d'une serviette moyenne. Ce camisa descend depuis la ceinture jusqu'aux genoux ; mais depuis la ceinture en haut, elles sont entièrement à découvert. Ensuite leur logement n'exige pas une grande dépense. C'est une case ou carbet, construite comme celles des déportés ; quelques morceaux de bois, quelques feuillages en sont les matériaux, ils n'est pas besoin de travailler beaucoup pour se la procurer. Enfin leur nourriture, ils la trouvent facilement dans leur chasse et dans leur pêche, au moyen de leurs flèches dont ils se servent très adroitement ; et s'il faut y ajouter quelqu'autre chose pour ceux qui voudraient rester sédentaires, un travail de quinze jours leur suffirait pour toute l'année, en l'employant à planter du manioc ou des bananiers, qui sont le véritable arbre à pain de cette colonie.
Leurs passions ne sont guère plus dispendieuses. Les femmes et la danse en font l'objet principal et presque unique. Ils s'y livrent avec une ardeur effrénée. On sent bien que ce n'est pas avec de l'argent qu'ils obtiennent les faveurs de leur maîtresse. La simple nature en fait les frais. Quant à la danse, elle ne coûte pas davantage. La lune ou les étoiles fournissent les illuminations, la fontaine ou la citerne voisine, les rafraîchissements, et l'orchestre est composé d'un ou deux tambourins, sur lesquels ils touchent à tour de rôle. Je ne crois pas qu'il soit possible de faire un exercice plus que celui des ménétriers. C'est un point d'honneur d'y exceller. J'ai vus des Nègres frapper sur ces tambourins avec une action si vive, qu'ils en étaient trempés de sueur et saisis de mouvements convulsifs. Ils ne cessaient que lorsque leurs forces les abandonnaient, qu'il tombaient d'épuisement. Les danses sont animées et parfaitement en mesure. Mais je n'ai jamais pu y assister longtemps. Il s'exhale de tous ces corps une odeur extrêmement forte, à laquelle il m'était impossible de résister.
Lorsque le décret de la liberté des noirs fut apporté à Cayenne, et proclamé brusquement, sans avoir été précédé d'aucune des mesures que commandait la prudence, pour empêcher les effets dangereux d'un affranchissement trop subit, les Nègres se livrèrent à la joie la plus immodérée, et surtout à la danse : ils dansèrent jusqu'à l'anéantissement. Plusieurs moururent des suites de cet excès. On en trouva un très grand nombre étendus sur les places, sur les chemins, dans un état d'épuisement, dont ils eurent bien de la peine à se relever. Ce fait m'a été plusieurs fois attesté à Cayenne ; et à l'ardeur avec laquelle je les ai vu danser, je n'ai pas eu beaucoup de peine à le croire.
La cessation de toute sorte de travail fut le résultat de l'abolition de l'esclavage, on devait naturellement s'y attendre. On ne travaille que pourvoir à ses besoins, et quand on n'en a point, on ne travaille pas. Bientôt on sentit que si cet état très naturel aux Nègres, il était très nuisible à la colonie, et l'on fit des règlements pour les fixer sur les habitations, au gré de l'agent, et les assujettir au travail : on en détermina la nature, la mesure et la récompense ; on régla les punitions qui de la part du propriétaire, se réduisirent à une diminution de prix, et dans certains cas, à la prison sur l'habitation. Enfin, dans les cas les plus graves, l'agent se réserva le droit de les punir plus sévèrement et les envoyer à la maison de correction appelée la Franchise.
Ce règlement était une violation du principe de la liberté ; car, enfin, de quel droit les forçait-on au travail plutôt que les blancs ? la constitution les rendait tout égaux, ils devaient donc être traités avec égalité. Ce n'est pas que je blâme ce règlement. Il était absolument indispensable ; mais je suis bien aise de remarquer que ce qui est quelquefois très beau, très sublime dans la théorie, rencontre souvent bien des obstacles dans la pratique. Qu'est-il résulté de cet état mitoyen entre la liberté et l'esclavage ? il a tourné à la ruine de la colonie et des colons, et au très grand préjudice des Nègres, qui s'en sont trouvés beaucoup plus mal qu'auparavant.
Je ne sais pas précisément à quoi se montaient les exportations des denrées coloniales, au commencement de la Révolution ; mais il est certain qu'elles ont été plus modiques depuis la liberté des noirs. Cette colonie sortait à peine de l'état de langueur dans lequel la fausse opération de 1763, les préventions qui en étaient résultées, et sa mauvaise administration, l'avaient jetée. Malouet, qui en avait été intendant, l'avait mieux étudiée, mieux connue que ses prédécesseurs ; il était allé lui-même à Surinam chercher des lumières, et en avait emmené un homme habile qui avait donné l'impulsion à l'émulation, et dirigé les travaux sut les points les plus utiles. Déjà les fortunes particulières, qui, dans un état bien réglé, font toujours la fortune publique, commençaient à s'élever. La Révolution, le décret sur la liberté, et les agents parurent, et tout fut éclipsé. Depuis lors elle ne s'est soutenue que par les prises assez considérables qu'elle avait faites d'abord sur les Hollandais, avant la paix, ensuite sur les Portugais, et presque toujours sur les neutres et alliés. Aujourd'hui que cette ressource lui manque, et que ses agents ont détourné, à leur profit, tout ce qu'elle avait produit, elle se trouve dans l'état le plus misérable.
Les colons ne sont guère mieux. D'abord les réquisitions, le papier-monnaie avaient ébranlé leur fortune. L'abolition de l'esclavage, la cessation de tout travail qui s'en est ensuivie pendant quelque temps, l'ont absolument détruite. Depuis le règlement, les travaux ont un peu repris ; mais deux grands inconvénients, inséparables de la libertés des noirs, s'opposent à toute prospérité. Le premier est l'état précaire de la propriété, non que l'on se permettre d'enlever au colon son terrain, mais, je l'ai déjà dit, le terrain n'est rien par lui-même ; il n'a de valeur que par les bras qui le travaillent, et ces bras sont entièrement à la disposition de l'agent : il peut, quand il le veut, mettre une habitation en interdit, en enlevant les noirs et les plaçant ailleurs. Cette seule possibilité suffit pour empêcher les colons de se livrer à des établissements, à des travaux qui exigeraient des avances dont ils craignent de ne pouvoir pas se couvrir. Un caprice, une vengeance de l'agent du gouvernement, peuvent produire cet effet. Ils travaillent au jour le jour, font valoir ce qui est en culture, mais ne se livrent à aucune nouvelle spéculation. Le second est la trop grande limitation des pouvoirs du colon sur le Nègre. Celui-ci sait que le maximum de la punition est la prison ; et la plupart d'entre eux préfèrent la prison au travail. Il est bien vrai qu'en cas d'une persévérante obstination à ne pas faire la tâche, ou d'une faute plus grave, on peut se plaindre à l'agent, qui envoie le paresseux, l'insolent, etc. à la maison de correction de la Franchise ; mais alors le colon en est privé pendant le temps de la punition ; et ce qu'il y a d'inconcevable, c'est qu'après ce temps, on l'envoie souvent sur une autre habitation, sans le remplacer au plaignant. Qu'arrive-t-il de là ? c'est que le colon souffre tout de la part du Nègre ; il aime encore mieux qu'il travaille peu, et qu'il travaille mal, que s'il en était entièrement privé. Oh ! combien cet état de colon est aujourd'hui pénible et inquiétant ! J'en ai peu vu qui ne le maudissent de grand cœur.
Les Nègres ne sont pas plus contents. Qu'est-ce qui, disent-ils, que la modique rétribution qu'on nous donne, et qui s'étend depuis 3 jusqu'à 6 sous par jour, dans un pays où tout est si cher. Puisqu'on nous oblige de travailler, faudrait-il au moins que nous fussions raisonnablement payés. Autrefois nous ne recevions rien, mais nous n'étions chargés de rien. Nos maîtres nourrissaient nos enfants et en prenaient le plus grand soin, ainsi que de nos femmes et de nous-mêmes, dans les fréquentes maladies que nous éprouvions, parce qu'ils avaient intérêt à nous conserver : aujourd'hui, il faut que nous nourrissions nos enfants, et que nous les soignions, ainsi que nos femmes et nous-mêmes, quand nous sommes malades. Nous savons bien qu'il doit y avoir un hôpital sur chaque habitation ; mais nous n'y trouvons plus les mêmes remèdes et les mêmes soins ; et quand nous devenons vieux ou infirmes, on nous abandonne et nous périssons misérablement. J'en ai vu plusieurs qui regrettaient sincèrement l'abolition de l'esclavage, et je sais que la dépopulation de cette classe est beaucoup plus forte qu'auparavant, non pas en raison de ce qu'on ne la recrute plus, mais en raison de ses pertes effectives.
Quelle est la conclusion que je tire de tout ceci ? C'est que le Nègre, qui est sans besoin et sans ambition, ne travaillera jamais que par force ; c'est que tout règlement à ce sujet sera nécessairement imparfait, et ne pourra jamais atteindre le but qu'on se propose ; c'est, en un mot, que la liberté des noirs est absolument incompatible avec la prospérité des colonies ; et qu'on ne croie pas, pour cela, que j'invite le gouvernement à leur rendre leurs fers et à faire recommencer la traite. Je suis très loin de cette pensée. Gardons-nous de nous laisser séduire par l'exemple de ces Grecs et Romains, tant et souvent si injustement vantés, qui ne mettaient pas seulement les noirs, mais encore les blancs en esclavage, et qui exerçaient arbitrairement sur eux droit de vie et de mort. Gardons-nous de croire ceux qui nous disent que nous sauvons la vie aux malheureux que nous allons acheter en Afrique, puisque ce ne sont que des prisonniers de guerre que les vainqueurs extermineraient, s'ils n'avaient pas l'espoir de nous les vendre. Soumettons-nous à des privations, et laissons les hommes libres ; laissons-les, surtout, dans les climats où la nature les a fait naître. Voilà ce que commande l'humanité ; mais la politique, mais la balance du commerce... ces mots ont trop de profondeur pour moi : je laisse à d'autres le soin de discuter les grandes questions qu'ils présentent.
Les productions de Cayenne sont généralement de première qualité. Quelques-unes ne se trouvent point dans nos autres colonies. Le coton est très estimé ; le café est classé après celui du Moka. Le rocou, qu'on emploie avantageusement dans les couleurs, y réussit parfaitement. Le giroflier y est cultivé avec le plus grand succès. Le muscadier y a été très négligé, mais on ne doute pas qu'il n'y réussît. Le cannelier, le poivrier n'y sont pas rares. On y trouve aussi le cacao et la vanille. Enfin la canne à sucre y vient comme à Saint-Domingue. Sous un gouvernement tutélaire, et avec un différent régime, cette colonie pourrait être portée à un grand point de prospérité. Voilà ce que m'ont souvent dit plusieurs colons ; et quand je leur objectais les vices du climat : nous convenons, ajoutaient-ils, que la Guyane française est mortelle pour les Européens ; mais si elle était plus habitée, si on donnait de l'écoulement aux eaux, si on abattait les forêts qui interceptent la circulation de l'air, elle ne serait pas plus malsaine que les Antilles.
L'état purement méditatif est extrêmement ennuyeux. J'aurais désiré d'occuper mes mains ; je le tentai quelquefois, mais toujours sans succès : enfin, lassé, et de mon ennui et de ma solitude, je m'exerçai à manier la pagaye, et je parvins à diriger un canot. Dès ce moment mon existence s'agrandit ; je fis connaissance avec mes voisins ; et mes courses s'étendant insensiblement, il n'y eut pas d'habitation, à deux lieues à la ronde, avec laquelle je n'eus des relations. Les rivières sont très calmes, les marées s'y font sentir sans agitation. Je profitais de leurs différents mouvements pour faire mes voyages. Je visitai, de cette manière, tous les déportés qui se trouvaient dans mon voisinage. C'était presque tous des prêtres. Que de patience ils opposaient à leurs maux ! Jamais ils ne laissent échapper la moindre plainte. Que de consolations ils puisaient dans la religion ! Je doute que des athées eussent eu la même tranquillité.
Souvent je me mettais, avec un livre, dans mon canot, au lever ou au coucher du soleil, sans autre objet que de lire en rivière, en me laissant dériver, et de jouir de la beauté du spectacle. Ces rivières sont bordées d'arbres très élevés, et de la plus belle verdure ; ils étaient presque toujours garnis d'oiseaux diversement et très brillamment coloriés : mais un des plus beaux moments était celui où une compagnie de flamands, au plumage couleur de feu, s'abattait sur ces arbres. Le contraste de deux couleurs, joint aux différents effets de la lumière, produits par les rayons obliques du soleil, dans ces immenses et profondes solitudes, formait un ensemble ravissant. Quelque fois paraissait de loin un petit canot, conduit par un nègre pêcheur. Je commençais à être connu, il s'approchait de moi, me demandait, que nové ? je lui répondais, pasavé, je n'en sais rien, et il continuait sa route. Nous n'avions pas, pour l'ordinaire, de plus longues conversations.
Dans un pays aussi chaud, c'est un besoin que de se baigner. J'étais un soir dans la rivière, un Nègre vint se placer à mes côtés, nous étions tous les deux très tranquilles, lorsqu'un cri, auquel je ne fis pas beaucoup d'attention, se fit entendre ; aussitôt le Nègre sortit de l'eau avec précipitation, en m'invitant à le suivre. Je le suivis, et lui demandai la cause de cette brusque sortie ; n'entendez-vous pas, me dit-il, le caïman ? J'entendis, en effet, un mouvement assez considérable dans l'eau, qui même n'était pas très éloigné de nous, mais je ne vis rien. Le caïman, ou le crocodile, c'est la même chose. J'ai appris depuis lors, qui'il était très commun dans ces rivières, et qu'il y en avait de monstrueux. J'ai vu ensuite plusieurs de ces dangereux amphibies ; mais le plus grand de ceux qui se sont offerts à ma vue, n'avait guère plus de dix pieds. Un autre jour, me trouvant en canot avec un habitant de mon voisinage, je plongeais mon bras dans l'eau pour tempérer l'excessive chaleur dont j'étais pénétré. Vous faites là, me dit-il, une imprudence, retirez votre bras. Les requins montent quelquefois dans ces rivières, ils suivent les canots, et si le hasard faisait qu'il s'en trouvât un près de nous, il vous couperait le bras ; je profitai de son avis.
Le 17 fructidor [13 septembre 1798], deux mois après que je fus sur l'habitation, j'entendis tirer, vers les six heures du soir, vingt-deux coups de canon, le lendemain autant, à six heures du matin, à midi, et à six heures du soir. Je me doutai bientôt du sujet de cette canonnade. Les Nègres, qui ne savaient que penser, furent fort agités ; car toutes les fois qu'on tire le canon, ils ont des inquiétudes fort vives. Deux d'entre eux prirent un canot et furent aux informations. Eh bien ! de quoi s'agit-il, leur dis-je à leur retour. Ah ! monsieur, ce n'est rien, me répondirent-ils dans leur langage, c'est du canon que l'on tire pour la fête des déportés. Je souris de l'expression.
Le 15 brumaire suivant [5 novembre 1798], autre canonnade très vive ; pour celle-là, j'en ignorais absolument la cause. Voilà les Nègres en course, et j'apprends, à leur retour, qu'il vient d'arriver deux frégates de France, dans lesquelles se trouve le nouvel agent de la colonie, qui doit remplacer Jeannet. Cette nouvelle me donna des espérances et des craintes. J'eus d'abord l'espoir de recevoir des lettres de ma femme et de mes amis ; j'eus ensuite la crainte que ma condition, à laquelle je commençais un peu à m'accoutumer, ne fût empirée, et qu'on ne m'envoyât au dépôt. Je me trompai sur les deux points. Je ne reçus point de lettre, et l'agent me fit l'honneur de ne pas s'occuper de moi.
Cet agent était un aventurier, nommé Burnel, fils d'un fournisseur de Rennes. Echappé dans sa jeunesse de la maison paternelle, il s'était rendu, je ne sais trop comment, à l'Île de France. Il y forma le projet de mettre cette île à la hauteur où depuis on a mis Saint-Domingue. Les colons qui s'aperçurent de bonne heure de ses intentions, le firent partir. On sent bien qu'il ne manqua pas de vanter, auprès des gouvernants, et ses grandes connaissances sur la colonie, et son grande patriotisme, et ses grandes persécutions. Il en obtint la place d'agent de l'Île de France même. Rien n'était plus mal réfléchi qu'un pareil choix, à moins qu'on eût résolu la perte de la colonie. Mais quel triomphe pour Burnel, de retourner dans un pays d'où il avait été renvoyé, d'y retourner en maître, et de voir colons à ses pieds ! Quels projets ne devait-il pas former ! Il arrive. À peine cette désastreuse nouvelle se répand, que l'épouvante s'empare de tous les habitants. Ils le connaissaient bien, et savaient de quoi il était capable. Revenus de leur consternation, ils forment la résolution de n'être pas ses victimes, et le forcent à se rembarquer (10). Nouvelle doléance de sa part auprès du Directoire, nouvelle agence. Pour le coup, ce fut celle de Cayenne. Il part, rencontre par hasard son père dans un café ; par hasard aussi, ils se reconnaissent. Il l'emmène à Cayenne, avec un tas d'autres fourbisseurs de la Révolution, qu'il avait ramassés dans les fameux comités. C'étaient presque tous gens affamés, qui se jetèrent sur cette pauvre colonie, comme sur une proie, et qu'ils ont travaillée en conséquence.
Il eût été difficile de choisir un plus mauvais administrateur que Burnel. Cet homme est violent, ignorant, inconséquent, orgueilleux et cupide. N'ayant point de plan, il se déterminait par les idées du moment, contredisait et réformait, assez ordinairement, le lendemain ce qu'il avait fait la veille. Au lieu d'annoncer une administration douce et paternelle, il annonça la plus grande sévérité. Sa proclamation du 25 brumaire [15 novembre 1798], contenait ces mots en lettres majuscules, le travail ou la mort. Qu'arriva-t-il ? on travailla moins, il ne fit périr personne, et les Nègres le méprisèrent. Mieux vaudrait, sans doute, des peines plus proportionnées, et les faire subir. Un mulâtre, nommé Ferrère, qu'il avait amené avec lui, s'apercevant que l'exploitation régulière de la colonie ne le mènerait qu'à une fortune trop lente, voulut brusquer les événements. Il ourdit, avec ses camarades, une conspiration pour égorger les blancs, s'emparer de leurs biens et de l'autorité. Burnel, qui ne se souciait pas qu'elle allât si loin, l'arrêta. Il fit une proclamation, le 11 frimaire [1 décembre 1798], pour rassurer les colons. «Un nouveau projet de troubler la colonie, disait-il, vient d'être heureusement découvert. Il ne tendait à rien moins qu'à détruire toutes les sources de la prospérité publique.» L'on sent ce que ces mots signifient. Il nomma une commission pour juger les coupables qu'il avait fait arrêter. L'instruction se fit, les preuves furent complètes. L'accusateur public conclut, contre plusieurs, à la peine de mort. Alors il cassa la commission, et s'érigeant lui-même en juge, ce que le Directoire, qui s'est permis beaucoup de choses, n'eût jamais osé faire, il prononça, de sa propre autorité, différentes peines, qui sont à peu près devenues illusoires. Les uns furent condamnés à la déportation, les autres à la maison de correction de la Franchise, pour un temps déterminé ; il leur fit grâce ensuite, et quelques-uns des condamnés furent nommés électeurs à la prochaine assemblée qui choisit Jeannet pour membre de corps législatif. Il a empêché l'effet du recours au tribunal de cassation, et a déporté, de fait, les employés et fonctionnaires qui voulaient s'y pourvoir. Il a fait beaucoup de destitutions pour placer les créatures qu'il avait amenées. Il a ordonné des hostilités contre les Américains, et a fait ensuite une proclamation pour leur annoncer la paix. Son but était de les attirer dans le port de Cayenne, pour s'en emparer. Ils n'ont pas donné dans ce piège grossier. Il a fait saisir, violemment, des cargaisons qui n'ont pas été payées. Il a dilapidé le trésor public. Il a mis la colonie en état de siège, et toutes les denrées en réquisition. Enfin, il a tellement vexé les habitants, qu'ils l'ont obligé de partir. Tous ces faits, et bien d'autres, se trouvent dans un mémoire justificatif, imprimé, que les habitants de Cayenne ont fait parvenir au corps législatif et au Directoire.
Quoique Burnel ne doive entrer dans mon sujet que sous les rapports de sa conduite avec les déportés, on me pardonnera, j'espère, l'esquisse que je viens de donner de son administration, et d'y ajouter les deux traits suivants.
Il avait nommé son père membre du tribunal de justice, mais ce père était un maître ivrogne, qui, dans certains moments, s'avisait de manquer de respect à son fils. Celui-ci le mit aux arrêts. Probablement il fit quelques fautes plus graves, le fils le suspendit de ses fonctions. Le tribunal, qui était sans doute bien aise de s'amuser, fit une grande députation, en grand costume, au citoyen agent. L'orateur peignit toute la profondeur de la plaie que faisait à la sensibilité des juges, la punition d'un de leurs plus estimables collègues, il représenta le vide immense que son absence faisait au tribunal. — Rendez-nous-le, nous vous en conjurons ; ne nous privez pas, ne privez pas plus longtemps le public du secours de ses lumières. L'agent se laissa toucher, et le fourbisseur fut rendu à ses augustes fonctions.
Il avait épousé, en partant, une jeune parente, fille d'un apothicaire, qui devint grosse, et eut de grandes inquiétudes sur la légitimité de son état. «Je ne suis mariée, lui disait-elle, que par la municipalité. Ce mariage ne vaut rien, il faut que je le sois par un prêtre. Jusqu'alors, je ne me regarderai que comme votre maîtresse, et mon enfant ne sera à mes yeux qu'un bâtard». D'abord, Burnel invoqua les grands principes, étala la doctrine moderne, et voulut traiter la chose en plaisantant. Mais il vit bientôt que plaisanterie n'était pas de saison. La jeune femme tint ferme ; elle était si vivement pénétrée qu'elle pleurait sans cesse, et qu'elle lui inspira des craintes, et pour elle et pour son enfant. «Eh bien ! dit-il, puisque tu le veux absolument, il faut te satisfaire. Je vais faire appeler le curé de Cayenne, et il nous mariera. — Non, non, je ne veux pas de celui-là, il m'en faut un qui n'ait pas juré, il n'en manque pas ici, et vous pouvez les faire venir. — Mais, non enfant, y penses-tu, un homme en place ! un agent ! qu'en dirait le public ? qu'en penserait le directoire ? Cela pourrait me faire tort. — Je n'entre pas dans ces détails, je ne pense qu'à ma conscience, toutes les religions sont permises, et la mienne est pour les prêtres insermentés». Il n'y eut pas moyen de répliquer ; tout ce que pour obtenir l'agent, ce fut un peu de mystère. André Parizot, chanoine d'Auxerre, non-assermenté, vint secrètement bénir le mariage, et Burnel eut la douleur de se mettre à genoux devant un déporté.
Cependant il n'y avait pas toujours de quoi rire dans ce que faisait ou disait l'agent, surtout lorsqu'il s'agissait des déportés. Il les avait bien fait transporter de Counamama à Sinnamary, mais leur état n'était guère amélioré, et l'on a vu, par la lettre du commandant du poste, la manière dont ils étaient traités. Il se fit présenter le catalogue sur lequel nous étions inscrits. En le parcourant, deux noms fixèrent principalement son attention, ce furent ceux de Gibert-Desmolières et de Perlet. Le premier de ces messieurs, dit-il, est cause que je n'ai pas été payé de mon traitement d'agent de l'Île de France, depuis mon retour à Paris ; le second s'est égayé à mes dépens dans son journal ; j'aurai soin de m'en souvenir.
Gibert-Desmolières était tranquillement sur son habitation, avec deux autres déportés. Il supportait courageusement son état, flottant, comme nous tous, entre l'espérance et la crainte. Il venait d'écrire à Barbé-Marbois une lettre, dans laquelle se trouve ce paragraphe : «Il vient un temps où... ... l'on met un terme aux proscriptions. La grande difficulté, pour nous autres déportés, c'est de vivre. Notre temps se consume en espérances trompeuses, en vains desirs. Les miens se bornent présentement à ne pas mourir, et à passer mes derniers jours auprès de ma famille. Mais si j'y parviens, j'aurai plus de raison que jamais d'être attaché à la vie. C'est ainsi qu'après avoir obtenu un répi de la mort, on trouve de nouvelles causes pour lui en demander un autre. Il faut pourtant finir, et quand le moment sera venu, je ne me ferai pas prier.» Ce fut à cette époque qu'on eut l'imprudence de rapporter à Gibert-Desmolières le propos de Burnel. Par une cruelle fatalité, il apprit en même temps que Couturier, son ami, son bienfaiteur, devait passer en France. Il crut se voir abandonné de la nature entière, et livré à la vengeance d'un ennemi puissant. Cette pensée l'affecta vivement, et produisit sur lui un effet mortel. «J'ouvre ma lettre, ajouta-t-il à Marbois, pour vous dire que j'ai perdu connaissance, peu de momens après l'avoit écrite. Je ne me porte pas du tout bien, mais si j'ai toujours été prêt à mourir à l'ordre des tyrans, je ne serai ni moins docile à la loi universelle, ni moins obéissant quand la nature m'appellera.» Son état ne fit depuis lors qu'empirer. On dépêcha un exprès à Couturier, qui vint sur-le-champ, et qui prit sur lui de le faire transporter à Cayenne. En entrant dans le canot, il cessa de parler ; en arrivant, il cessa de vivre. C'est ainsi qu'a péri victime de la barbarie de ses bourreaux, de la pureté et de la fermeté de ses principes, un des hommes les plus estimables que j'aie connus. Il avait des connaissances très étendues en finances, dont il s'était occupé toute sa vie, un grand attachement pour la véritable liberté, un ardent amour pour son pays, et une grande tendresse pour sa mère. Sa mémoire me sera toujours chère ; elle doit l'être à tous les gens de bien.
Perlet avait eu la jambe brûlée dans la traversée. Il avait été mal pansé sur le bâtiment. En arrivant, il fut porté à l'hôpital, où il resta six semaines ; mais, obligé par Jeannet de sortir de Cayenne, malgré son fâcheux état, il se fit transporter sur une habitation qu'il s'était procurée. Abandonné à lui-même, sa plaie augmenta, la fièvre s'ensuivit, et son état devint très dangereux. Il allait périr, lorsqu'un habitant charitable lui donna d'abord quelques secours ; mais sentant leur insuffisance, et la gangrène commençant à se manifester, cet habitant le fit transporter secrètement à Cayenne, et le mit entre les mains des gens de l'art, à qui l'on recommanda le secret. Ce secret ne fut pas bien gardé. Burnel, informé de cette transgression à ses ordres, dit aux gendarmes de chercher Perlet, de le saisir, et de le conduire en prison. Perlet, prévenu, écrivit à Burnel la lettre la plus touchante. La seule réponse de Burnel fut : «Qu'on le fasse partir à l'instant, que m'importe sa plaie, sa fièvre et sa gangrène !» Les gendarmes l'embarquèrent mourant, malgré la contre-marée, une nuit très obscure, et la plus forte pluie. Obligé de s'arrêter sur la première habitation, il dut aux soins qu'on lui prodigua, et à la bonté de son tempérament, d'échapper à cette crise. Qui croirait que Burnel, qui n'avait besoin, pour être cruel, que d'un acte de sa volonté, inventa, je ne sais quelle calomnie, pour justifier sa cruauté. Voici ce qu'il écrivit à ce sujet, le 17 frimaire [7 décembre 1798], au ministre de la Marine : «Un des déportés, Perlet, m'a-t-on assuré, a poussé l'audace jusqu'à endosser l'uniforme de chef de brigade. J'ai donné l'ordre à tout soldat qui le trouverait ainsi décoré, de la conduire à la geole. Je lui ai fait dire que si cela lui arrivait, je lui ferais, à la garde montante, arracher son épaulette par le bourreau, qui lui en battrait les joues, et je le ferais en vérité». Tu le ferais, en vérité ! oh ! je n'ai pas de peine à le croire ; quand tu aurais ajouté que tu serai toi-même le bourreau, je n'en serais pas plus surpris. Comment se contenir à la lecture de pareilles indignités.
Burnel n'aimait pas Jeannet, qui, en effet, ne devait pas lui paraître très aimable, car il avait emporté tout ce qui s'était trouvé sous sa main, et ne lui avait laissé que quelques épis à glaner, au lieu de la riche moisson à laquelle il s'était attendu. Le nouvel agent se plaisait à faire tout le contraire de ce que faisait l'ancien. Lorsqu'on sut la calomnie qu'il avait imaginée contre Perlet, les gens honnêtes qui l'approchaient, en profitèrent très adroitement en faveur des déportés. «La conduite de ce Perlet, lui dirent-ils, est inexcusable, et vous avez très bien fait de le renvoyer sur son habitation ; mais nous sommes bien persuadés que, sans son insolence, vous l'auriez laissé tranquille jusqu'à sa guérison. Vous n'auriez pas fait comme Jeannet, qui était à cet égard d'une barbarie révoltante. Il causa la mort à ce malheureux Tronson du Coudray, en lui refusant de venir à Cayenne, pour se faire traiter. — Oh ! votre Jeannet ne m'en parlez pas, cet homme ne sera jamais mon modèle ; si quelque déporté tombe malade sur les habitations, il n'a qu'à me présenter pétition, et je le laisserai venir.» Ce mot ne fut pas plutôt lâché que, pour le lier par le fait, une pétition fut bientôt présentée, et répondue comme il avait annoncé.
Berthollon avait vendu son habitation à Germain, dont j'ai eu beaucoup à me louer. Je profitai d'une occasion qui se présenta pour l'informer d'un érysipèle que j'avais sur la jambe, et de la fièvre qui en était la suite. Je l'invitai à communiquer ma lettre à un officier de santé, et à m'envoyer son avis par écrit : c'était dans le moment où Burnel avait annoncé qu'il laisserait venir les déportés malades. Au lieu de remplir ma commission, Germain fut porter ma lettre à l'agent ; il lui présenta pétition pour me faire venir à Cayenne, et obtint une permission de vingt jours.
Elle me fut très agréable par mon rapprochement de Berthollon, de Barbé-Marbois et de Laffond-Ladebat, qui se trouvaient aussi à Cayenne. Le bruit s'était répandu que des Anglais avaient paru dans les environs de Sinnamary, et qu'ils avaient des projets sur la colonie. Burnel feignit de croire que Marbois et Laffond étaient gens à les favoriser ; il les fit emmener par la force armée à Cayenne, et placer à l'hôpital. Il semble que ce ne soit rien qu'une pareille mesure ; mais quand on réfléchit qu'il s'agit de deux hommes âgés de plus de cinquante ans, dont l'un est extrêmement délicat, et qui sont tous les deux exténués par la maladie ; que le trajet est de vingt-cinq lieues sur le bord de la mer ; que cet espace est alternativement rempli de marais ou de sables ; qu'il faut le faire à pied, au milieu des torrents de pluies dont on est inondé, ou des coups de soleil dont, par intervalle, on se trouve brûlé ; qu'il n'y a pas un seul arbre pour garantir dans les trois quarts du chemin ; et dans toute la route, pas un seul gîte pour se retirer, sauf celui que l'humanité de quelques habitants vous fait volontairement accorder ; qu'on est conduit, comme des criminels, par des hommes la baïonnette au bout du fusil, on sent tout ce que l'on doit souffrir. Voici ce qu'écrivait Barbé-Marbois à sa femme à ce sujet : «Sur un bruit mal-fondé et vraiment ridicule, que les Anglais allaient venir à Sinamary, j'ai été conduit malade à Cayenne par la force armée, gardé à vue par un caporal et quatre fusiliers. Je m'y suis traîné douloureusement à travers les sables, tantôt percé par la pluie, tantôt brûle par le soleil : j'ai cru expirer ; mais les soins qu'on a pris de moi à l'hôpital m'ont un peu rétabli.»
Barbé-Marbois et Laffond-Ladebat s'étaient conformés à l'ordre de Jeannet, pour éviter le dépôt de Counamama ; ils avaient fait ce qu'on appelle des établissements. On peut juger, par la lettre de cachet de Burnel qui les faisait transporter à Sinnamary, combien ces établissements étaient respectés, et combien, quand même il y aurait eu possibilité pour les déportés, de se livrer à la culture ou au commerce, il y aurait eu de la folie à l'entreprendre sous un tel despotisme. C'est donc bien dérisoirement qu'on leur en accordait la faculté, et l'on peut juger par ce seul trait, qui s'est depuis répété, quelle était à la Guyane la solitude de ces établissements que l'on faisait sonner si haut en Europe. Au surplus, mes deux collègues furent en détention à l'hôpital, avec la permission de sortir quelquefois. Ils profitèrent de leur séjour à Cayenne, pour chercher à se placer dans les environs. L'habitation qui leur convenait le mieux était dans l'île de Cayenne ; ils demandèrent l'autorisation de l'agent, et lui écrivirent la lettre suivante :
Hôpital de Cayenne, le 14 ventose an 7 [4 mars 1799].
LAFOND-LADEBAT et BARBÉ-MARBOIS,
AU Citoyen Agent particulier du Directoire exécutif, dans la Guyane française.
Citoyen agent, si votre intention est de faire cesser la détention où nous sommes depuis le 25 nivose [14 janvier 1799], nous vous prions de nous autoriser à nous établir sur l'habitation de l'Armorique. Nous avons vu périr tous nos compagnons de malheur restés à la Guyane, et nous desirons de n'être pas séparés. Les maladies que nous avons éprouvées, la faiblesse de Marbois, augmentée par le voyage imprévu de Sinamary à Cayenne, la crainte des rechûtes, toujours dangereuses dans ce climat, exigent que nous soyons à portée de Cayenne, et des secours qui y sont réunis. Le citoyen P*** voudra bien répondre de nous, si notre intérêt et notre caractère ne vous paraissent pas une responsabilité suffisante ; nous vous demandons aussi, citoyen agent, que cette autorisation ne date que du premier germinal prochain [21 mars 1799] : ce délai nous est indispensable pour faire venir nos effets de Sinamary.
Nos avons l'honneur de vous saluer.
LAFOND-LADEBAT, BARBÉ-MARBOIS.
Assurément, on ne peut pas écrire avec plus de réserve et d'honnêteté. Cependant l'orgueilleux Burnel fut fort affecté de voir cette lettre terminée sans le mot respect ; et sur-le-champ il donna ordre qu'on fît partir Barbé-Marbois et Laffond-Ladebat, à la minute même, pour Sinnamary. J'arrivai chez eux au moment où l'ordre venait de leur être intimé. L'officier Morsy, qui l'avait apporté, pressait vivement ; il disait que le retard d'un quart d'heure le compromettait ; que l'agent l'attendit pour apprendre leur départ ; ils étaient occupés à faire leur paquet en grand hâte ; et je les aidais, quand un commissaire survint, et demanda, de la part de l'agent, 552 francs pour leur dépense à l'hôpital, à raison de 6 francs par jour pour chacun. La somme fut aussitôt comptée. Les bonnes sœurs de l'hôpital, très affligées de cet événement, étant survenues dans le même moment pour faire leurs adieux à mes collègues, une d'elles, instruite de la cause de ce départ précipité, dit à Marbois : «Vous deviez mettre salut et respect, l'agent y tient beaucoup. — Non, je ne puis respecter cet homme-là. Qu'on m'embarque pour Sinamary. — Mais vous risquez votre vie pour une parole ! — Il ne s'agit pas ici d'une parole, mais d'un acte de faiblesse ; et si je le commettais aujourd'hui, Burnel exigerait demain un acte de lâcheté.» J'empressai mes deux amis, et ils partirent dans une pirogue découverte. «Les lames, ajoutait Marbois dans la lettre à sa femme, les lames m'ont couvert à plusieurs reprises. Le canot, dans lequel il n'y avait point de banc, était rempli d'eau au quart de sa hauteur. J'ai passé la nuit dans un bain froid, exposé au vent, et j'ai cruellement souffert. La fièvre m'a repris, et depuis le 16, jour de mon arrivée, j'ai eu sept accès violens.»
Il faut maintenant connaître la manière dont Burnel rendit compte de cet incident au ministre. «Lors de l'arrivée des frégates espagnoles, qu'on avait d'abord prises pour une division anglaise, j'avais donné ordre d'amener à Cayenne, pour m'assurer de leurs personnes, Barbé-Marbois et Lafond-Ladebat, etc. Arrivés à Cayenne, je les fis mettre à l'hôpital. Ils y furent traités aussi bien que je desirais l'être en pareil cas. Je leur donnai permission de sortir soir et matin : ils me demandèrent celle d'aller passer deux décades sur une habitation voisine de Cayenne, je leur accordai d'y rester trois mois. Peu de jours après ces messieurs me présentèrent une pétition fort indécente dans le style et dans la forme. (On peut en juger, c'est la lettre que je viens de transcrire.) Je leur fis dire que le représentant du directoire exécutif ne répondait qu'à des pétitions écrites avec le style du respect qu'on devait à son caractère. J'ai su qu'ils avaient dit qu'il n'y avait plus de directoire depuis le 18 fructidor : son agent particulier ne les a pas moins fait partir sur-le-champ pour Sinnamary, où ils sont surveillés. M. Lafond est d'une impudence, etc. Dans sa démence, il se regarde toujours comme président du conseil des anciens, etc.»
Peut-on voir plus de petitesse, de dureté, d'insolence et de mensonge ! Quel est l'homme en place qui serait assez petit et assez vain pour s'offenser de ce qu'une lettre est terminée par ces mots, nous avons l'honneur de vous saluer ? Quel est l'homme en place qui serait assez dur, pour, sur ce léger prétexte, faire précipitamment embarquer ceux qui l'ont écrite, sans leur donner le temps de pourvoir à mille besoins indispensables, et les faire transporter la nuit, sur une pirogue découverte, à vingt-cinq lieues, au travers des dangers et des incommodités de la mer ? Et cet homme joint encore l'insolence à la barbarie ! Il traite d'impudence la noble fierté de Laffond-Ladebat ; il le taxe de démence. Laffond-Ladebat, accusé d'impudence et de démence par Burnel ! Quel renversement de rôle ! Mais ne dirait-on pas, à entendre l'agent, que pendant que Laffond et Marbois étaient placés à l'hôpital, ils ont été passer, ou trois mois, ou deux décades, sur une habitation voisine de Cayenne ? Le fait est qu'ils ne sont jamais sortis de l'hôpital que pour aller se promener le soir et le matin, au moyen de la permission que leur en avait donnée l'agent. Je ne relèverai pas l'erreur commis au sujet des frégates espagnols ; je me bornerai à dire que'elles furent étrangères à l'ordre de faire venir mes collègues de Sinnamary, puisqu'elles ne parurent que pendant qu'ils étaient à Cayenne. Quelque temps après, il plut à l'agent de faire faire une descente chez eux, à Sinnamary, pour leur enlever leurs papiers. Le commandant du poste et un sergent, le sabre à la main, leur demandèrent de les leur livrer. Vainement voulurent-ils en faire faire l'inventaire et s'en faire donner un reçu ; tout cela leur fut refusé, et les papiers furent enlevés de force.
Dans la lettre de Burnel au ministre, se trouve un paragraphe trop curieux pour être passé sous silence. Burnel, après avoir annoncé qu'il avait fait venir de Sinnamary Barbé-Marbois et Laffond-Ladebat, ajouté : «J'abandonnai à la garde du poste toute la valetaille qui y pullule. Ces messieurs ont pris la noble habitude de se voler entre eux. Parmi ceux des voleurs que j'ai fait arrêter ces jours derniers, il s'est trouvé un vieux serviteur de la maison de Bourbon, qui, sans doute, par attachement pour elle, en garde le souvenir sur l'épaule. Ce monsieur est marqué d'une fleur-de-lys.»
Misérable ! qui te joues ainsi des malheureux, sais-tu ce que c'était, en général, que ces hommes que tu appelles de la valetaille ? C'étaient des prêtres respectables par leur âge, par leur caractère, par leurs vertus, et surtout par leur malheur. Et quant à ces voleurs sur lesquels tu fais des plaisanteries de laquais, comment as-tu l'indignité de généraliser tes remarques ? Tu savais bien que ces dignes prêtres étaient incapables des bassesses dont tu parles ; tu savais bien qu'ils ne se volaient point entre eux, et qu'au contraire, ils étaient constamment volés par ces hommes condamnés, pour vol, par ces chauffeurs que le Directoire avait eu l'infamie de nous associer. Sais-tu ce que tu devais écrire au ministre, puisque tu te proposais de l'égayer ? Il fallait lui faire part de l'anecdote suivante, comme de tous les déportés, et que tu n'ignorais pas toi-même ; il fallait lui mander que les cinq voleurs, qui étaient venus avec moi sur la Décade, s'intitulèrent eux-mêmes «le directoire» ; qu'ils prirent chacun le nom d'un des cinq directeurs ; qu'ils ne s'appelaient jamais différemment entre eux ; qu'ils élisaient, alternativement un président, et que, pour que rien ne manquât à la ressemblance, ils étaient devenus le fléau de tout ce qui les environnait.
Les déportés qui se trouvaient au dépôt de Sinnamary, avaient très peu de communication avec les nègres cultivateurs. Les déportés placés sur des habitations particulières, en avaient davantage ; et comme dans cette dernière classe les uns étaient gratuitement sur ces habitations, et les autres éprouvaient beaucoup de bienfaits de la part des propriétaires, on sent que le peu d'influence qu'ils pouvaient avoir sur les Nègres, ils l'employaient au profit du colon. Elle se bornait à des exhortations au travail. Qui croirait cependant qu'il prit fantasie à Burnel d'accuser les déportés de retourner les Nègres du travail, et de chercher à jeter le trouble dans la colonie ? Voici ce qu'on lit dans la proclamation du 4 floréal [23 avril 1799] :
«Ennemis de la république, qui a été obligée de vous vomir de son sein, vous tous royalistes déportés, dont l'esprit remuant et les intrigues ont (je n'en puis douter) provoqué toutes les crises qui ont pensé perdre la colonie, vous ne deviez pas vous attendre à trouver place dans une proclamation adressé à des citoyens français ; que votre surprise cesse ; je n'ai qu'un mot à vous dire : il sera dur, mais clair, puisque tout ce que l'humanité, conciliée avec mon devoir, m'a porté à faire pour vous, n'a pas suffi pour obtenir de plus grand nombre la tranquillité qui convient seule à votre position, je vous préviens que le premier qui sera convaincu d'avoir fomenté une sédition parmi les cultivateurs, porté ces hommes crédules à l'abandon des travaux qui seuls peuvent réparer les maux de la colonie, sera jugé comme perturbateur, comme ennemi irréconciliable de la colonie.»
On ne reviendrait pas de sa surprise, en trouvant le mot humanité dans des actes aussi inhumains, si depuis longtemps on n'était accoutumé à voir le langage sans cesse en contradictions avec les actions. Dans les temps les plus malheureux de cette révolution, toutes les administrations, tous les bureaux, tous les murs étaient tapissés d'écriteaux, portant : LA VERTU, LA PROBITÉ, SONT A L'ORDRE DU JOUR. Qu'on lise les séances du corps législatif, sur notre déportation et sur l'assimilation des déportés aux émigrés ; qu'on lise les messages, les proclamations, les arrêtés du Directoire ; qu'on lise la correspondance du ministre et des agents, on ne trouvera que clémence et humanité. C'est par humanité qu'on nous déporte sans nous juger ; c'est par humanité qu'on condamne ensuite quelques-uns de nous à la mort, avec confiscations des biens ; c'est par humanité qu'on nous transporte dans le climat le plus malsain de la nature ; c'est par humanité qu'on les laisse manquer de tout, etc. Une autre remarque qui tient beaucoup à celle-ci, c'est que ces terribles humains, en ordonnant la mort, se gardent bien d'en prononcer le mot ; ils ont toujours des expressions ménagées. S'agit-il des déportés qui avaient été mis dans les cages de fer, on ne dit pas qu'en cas d'attaque ou d'insulte de la parte de quelque individu, le commandant les fera fusiller, ce qui paraîtrait révoltant, mais simplement qu'il agira militairement sur eux, ce qui est plus doux à l'oreille, et conduit néanmoins au même résultat. S'agit-il des déportés qui se sont soustraites à la déportation, on ne dit pas qu'ils seront mis à mort, leurs femmes et leurs enfants livrés aux horreurs de l'indigence, ce qui paraîtrait excessivement cruel, on dit simplement qu'ils seront assimilés aux émigrés ; ce qui ne présente point d'image sanglante, et conduit toujours au même résultat. Enfin, s'agit-il des déportés de la Guyane contre lesquels on prémédite quelque atrocité, on ne dit pas que dans le cas prévu ils seront punis de mort, mais simplement jugés comme perturbateurs, comme ennemis irréconciliables de la colonie ! Qu'on dise, après cela, que les hommes qui nous ont gouvernés ne sont pas les plus humains et les plus doux de la nature !
La proclamation de Burnel ne nous aurait pas beaucoup inquiétés, si nous avions pu croire qu'elle serait littéralement exécutée, car nous savions bien que nous ne serions jamais convaincus, ni de fomenter la sédition parmi les cultivateurs, ni de les porter à l'abandon des travaux ; nous étions, certes, bien éloignés de nous rendre coupables de ces délits. Mais j'étais bien éloigné de conspirer, le 18 fructidor, et je n'en étais pas moins puni comme conspirateur. Je craignais que Burnel, qui commençait par nous calomnier, ne finît pas nous rendre victimes de ses calomnies. Cependant il se borna à faire partit, capricieusement, deux prêtres pour Sinnamary. L'un d'eux était le chanoine insermenté qui l'avait marié à Cayenne. Par un autre caprice, il les fit revenir quelques jours après sur leurs habitations. Ce voyage faillit à les faire périr.
Il y avait dans cette proclamation un article concernant les habitants de Cayenne, qui me fit beaucoup de peine. Le bon accueil que nous en recevions donnait de l'humeur à l'agent ; il avait été vivement affecté de la mauvaise réception qu'ils avait faite à une vingtaine de ses amis, que les colons de l'Île de France avaient renvoyés pour n'être pas révolutionnés. Ces déportés d'un autre genre, abordèrent à Cayenne, et n'y furent pas vus avec plaisir. Burnel força les habitants à les loger et à les nourrir. Tout cela fut fait à contre-cœur et de fort mauvaise grâce. Pour s'en venger, il ajouta dans sa proclamation :
«Que les insensés qui osent protéger avec jactance les ennemis de la république, apprennent que je les connais tous, et que je les rends personnellement responsables de toutes les menées, faits et gestes de leurs protégés. Sous un gouvernement juste, les bons citoyens doivent seuls vivre tranquilles ; les autres doivent toujours voir suspendu le glaive de la loi.»
Ces menaces n'opérèrent aucun changement chez les bons habitants de Cayenne. Plus ils nous avaient vus, plus ils avaient appris à nous connaître, et plus ils s'étaient fortifiés dans le désir d'adoucir le sort des déportés. Le tyrannie peut bien commander la circonspection : elle comprime, mais elle n'anéantit pas les affections de l'âme ; souvent même elle leur donne plus d'activité.
La nuit du 23 floréal [12 mai 1799], douze prêtres belges, et un laïc du dépôt de Sinnamary, s'évadèrent à peu près de la même manière que l'avaient fait, un an auparavant, Pichegru et ses camarades. Ils se procurèrent une pirogue et un pilote, et se confièrent aux hasards de la mer, qu'ils redoutaient moins que le climat de Cayenne et le régime de l'agent. J'ai ouï-dire qu'ils avaient évité Surinam, où ils craignaient les effets des mesures si fortement recommandées par Jeannet, et qu'ils s'étaient rendus directement à Demerary, colonie anglaise, où ils avaient été parfaitement accueillis. J'ignore ce qu'ils sont devenus [R]. Cette évasion n'eut aucune suite fâcheuse pour nous.
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[Notes de bas de page.]
1. Ceci a l'air d'une contradiction ; cependant il est très vrai que le département de la Guyane française est beaucoup plus grand que toute la France, et que sa population est si peu de chose, que les assemblées électorales n'excèdent pas seize individus, y compris les mulâtres et les noirs qui, comme on sait, sont citoyens.
2. [Note de l'éditeur. Jean-Pierre Ramel, Journal de l'adjudant-général Ramel, commandant de la garde du Corps législatif de la République française, l'un des déportés à la Guiane après le 18 fructidor, sur les faits relatifs à cette journée, sur le transport, le séjour et l'évasion de quelques-uns des déportés, Londres, 1799. À propos, cet ouvrage de Ramel contient une esquisse d'un autre homme nommé Aimé, et voici un extrait ; spécifiquement du bas de la page 93 au haut de la page 95, en orthographe actuelle.
«Le cinquième jour après de notre arrivé [le 23 novembre 1797], le lieutenant Aimé vint relever monsieur de... et prendre le commandement du fort [à Sinnamary] : ce fut un grand malheur pour nous.
Aimé était au commencement de la Révolution laquais dans une maison de Nancy. Il fut l'un des principaux moteurs des troubles de cette ville, et du la révolte des régiments du Roi et du Chateauvieux, que les gardes nationales réprimèrent. Il s'engagea alors dans le régiment d'Alsace, où il est parvenu au grade de l'officier. Jeannet ne pouvait choisir un plus barbare geôlier.
Aimé donna d'abord de nouvelles consignes, et en imagina chaque jour de plus gênantes. Il défendit aux soldats de nous parler sous peine de mort. Il ordonna au tambour de venir tous les matins battre la diane devant nos cases. Jamais nous ne pûmes obtenir qu'il nous délivrât de ce funeste réveil, c'était un vrai supplice pour nos malades. Il semblait qu'il vît avec chagrin que le sommeil suspendait quelquefois nos malades. Le tambour, ou plutôt le vautour qu'il choisi, ajoutait l'insulte, poussait des cris, des éclats de rire, quand nous demandions grâce pour nos amis agonisants. Les plus sages de nous, ont plusieurs fois retenu les plus bouillants qui voulaient précipiter dans les fossés. Les appels furent faits avec une grande rigueur ; si quelqu'un de nous ne se fût pas trouvé dans sa case, il eût été mis aux fers...».]
3. On trouve, au cinquième volume des Œuvres de Madame de Sevigné, dans l'endroit où il est question du supplice de la Voisin, condamnée à être brûlée, les paroles suivantes : «Un juge à qui mon fils disait l'autre jour que c'était une étrange chose que de la faire brûler à petit feu, lui dit : Eh, monsieur, il y a certains petits adoucissemens à cause de la faiblesse du sexe ! — Eh quoi ! monsieur, on les étrangle ! — Non, on leur jette des bûches sur la tête, les garçons du bourreau leur attachent le crâne avec des crocs de fer, etc.» [Pour une édition de ce volume, voir Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné (1626-1696), Lettres de madame de Sévigné, de sa famille et de ses amis, Tome cinquième recueillies et annotées par M. Monmerqué,..., Paris, Hachette, 1862.]
4. On n'a que trop vu, dans la Révolution, des ces êtres dégradés qui se croyaient tenus d'obéir, au prix de tout eux-mêmes, aux vils et féroces tyrans qui leur commandaient le pillage, les incarcérations et les assassinats ; dans d'autres temps aussi malheureux, il s'est trouvé des hommes qui ne sont pas piqués d'une aussi criminelle obéissance. Tout le monde connaît cette belle réponse de d'Aspremont, vicomte d'Orthe, gouverneur de Bayonne, à Charles IX, qui lui avait donné des ordres sanguinaires à la fatale époque de la Saint-Barthélemi. Sire, j'ai communiqué le commandement de votre majesté à ses fidelles habitans et gens de guerre de la garnison, je n'y ai trouvé que bons citoyens et brave soldats ; mais pas un bourreau. Le Veneur Detillières, Montmorin de Saint-Herent, Detende, Degordes, de la maison de Simiane, Montmorenci, Matignon, Villars, Decursai, Laguiche, de Rieux, Bouillé, et bien d'autres, répondirent tous au roi, qu'ils était prêts de mourir pour lui ; mais ils n'assassineraient jamais personne pour son service. Voyez : Le Père Louis Maimbourg (1610-1686), Œuvres complètes, t. V et VI, Paris, 1686 ; Nicolas Chorier (1612-1692), Histoire générale du Dauphiné, t. II, Lyon, Thioly, 1672 ; Germain-François Poullain de Saint-Foix (1698-1776), Histoire de l'Ordre du Saint-Esprit, Paris, Duchesene, 1766.
5. [Note de l'éditeur. Daniel Lescallier (1743-1822), Exposé des moyens de mettre en valeur et d'administrer la Guiane, Paris, Dupont, 1798.]
6. [Note de l'éditeur. Ici, l'auteur fait allusion à l'ouvrage de Lescallier «qu'il vient de publier» ; c'est-à-dire l'impression de 1798. Cependant, la première édition de cet ouvrage parut chez Buisson en 1791.]
7. [Note de l'éditeur. La corvette la Vaillante, dont cinquante-deux déportés, Mme Rovère et trois d'autres femmes, fut capturée par la frégate l'Indefatigable, sous le commandement du capitaine Edward Pellew (1757-1833) ; certains disent le 8 août, d'autres disent le 10 août 1798.]
8. Je suis bien loin de vouloir faire la censure du nouveau calendrier ; mais peut-être n'a-t-on fait assez d'attention aux différences de température et de production que présentent nos colonies, lorsqu'on le leur a fait adopter. Aucune des nouvelles dénominations des mois ne désigne particulièrement l'état de l'atmosphère et de la nature dans ces climats. Si quelques-unes sont convenables, telle que pluviôse, qui se trouve dans la saison des pluies, elles sont trop limitées ; car il devrait y avoir sept mois de pluviôse. D'autres sont ridicules ; car que faire, par exemple, de vendémiaire, de frimaire et de nivôse dans un pays où l'on ne vendange pas, et où l'on n'a jamais connu ni le froid ni la neige ?
9. Je préviens que pour tout ce qui est particulier à la Guyane, je me servirai des termes reçus dans le pays. [L'abricot, probablement Mammea americana ;
l'acouchi, Myoprocta spp. ; l'agouti, Dasyprocta spp. ; la barbadine, Passiflora quadrangularis ; la cerise (de Cayenne), Malpighia punicifolia ; la chique, Tunga penetrans ; le colibri ou l'oiseau-mouche, oiseau de la famille de Trochilidae ; le corossol, Annona spp. ; les «macs» probablement les moucherons, Culicoides spp. ; le pac ou paca, Agouti paca ; le pou d'agouti (ou l'aoûtat), non pas un insecte mais un acarien - plus spécifiquement la nymphe de celui nommé Trombicula autumnalis ou Trombidium autumnalis ; la sapote, Pouteria spp. ; la sapotille, Manilkara zapota ; le tacoco, possiblement le «tacco» ou «taco», Cuculus spp., voir George-Louis Leclerc Buffon (1707-1788), Histoire naturelle des oiseaux, Paris, t. V, p. 402, Impr. royale, 1778.]
10. [Note de l'éditeur. Étienne-Laurent-Pierre-Burnel et René-Gaston Baco de la Chapelle, agents du Directoire dont la mission fut d'abolir l'esclavage à l'ancienne colonie de l'Île de France (aujourd'hui, l'État indépendant de l'île Maurice), y arrivèrent le 18 juin 1796 ; deux jours plus tard, sous la pression des autorités et de la population, ces agents furent expulsés sans avoir pu appliquer le décret du 16 pluviôse an II (4 février 1794).]
«Déportation et naufrage de J. J. Aymé» :
Index et Carte ; Chapitre 4
[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]