«DÉPORTATION ET NAUFRAGE DE J. J. AYMÉ, EX-LÉGISLATEUR ;...»; CHAPITRE 4


CHAPITRE 4 : LE VOYAGE RETOUR.


Jeannet a été très cruel pour les déportés : il ouvrait les lettres qu'ils écrivaient, et celles qui leur étaient adressées ; mais au moins il faisait partir les unes et rendre les autres ; et beaucoup d'entre nous ont, de son temps, reçu plusieurs lettres de France. Du moment que Burnel fut à la tête de la colonie, notre correspondance fut entièrement interceptée et supprimée, et il n'exista plus de relation entre nous, nos femmes, nos enfants, nos amis ; nous fûmes morts les uns pour les autres. Nous ne fûmes pas mieux informés des événements de l'Europe ; non seulement il voulut se donner le plaisir barbare de nous laisser ignorer jusqu'à l'existence des plus chers objets de nos affections, mais de plus, il ne laissa plus rien transpirer de ce qui se passait dans cet hémisphère. Aux souffrances que nous éprouvions, il joignit la plus cruelle de toutes, le tourment de l'incertitude sur ce qu'il nous importait le plus de savoir. Il eût été au désespoir que des époux et des pères eussent appris que leur femme et leurs enfants étaient encore en vie. Aussitôt qu'un bâtiment était mouillé en rade ou dans le port, des détachements étaient commandés pour conduire les arrivants, sans leur permettre de parler à qui que ce fût, auprès de l'agent qui demandait que tous les papiers, tant publics que particuliers, lui fussent remis ; défendait d'en remettre d'autres, sous les peines les plus graves ; commandait le silence le plus absolu, ou suggérait les fausses nouvelles qu'il voulait faire répandre. Lorsqu'un bâtiment partait de la colonie, il prévenait le capitaine, que, s'il se chargeait seulement d'une lettre à son insu, et qu'il vînt à le découvrir, il ne le laisserait pas partir. Quand tout était embarqué, il envoyait ensuite à bord faire les plus minutieuses recherches. Cependant les tyrans ont beau faire, il se trouve toujours des personnes assez courageuses pour entreprendre de les tromper, et assez adroites pour y réussir. Quelques-unes, partant pour l'Europe, se sont chargées de nos lettres, et sont parvenues à les soustraire à l'inquisition de l'agent.

Il est plus aisé d'enlever des lettres particulières, et de priver les malheureux, à qui elles étaient adressées, de la consolation qu'elles leur auraient apportée, que d'empêcher la circulation des nouvelles publiques ; on peut bien faire taire un capitaine, mais non pas tout son équipage ; aussi fûmes-nous informés, quoique d'une manière très imparfaite, de la journée du 30 prairial [18 juin 1799] ; nous sûmes que trois directeurs s'étaient vus forces de donner leur démission, et, comme l'on aime à se flatter, nous ne doutâmes pas que cet événement n'eût pour nous d'heureux résultats. L'agent n'était pas tranquille, la chute de ses protecteurs lui donnait de l'inquiétude. Il savait aussi que les gazettes américaines avaient peint, d'une manière très vive, le sort affreux des déportés, et fait des réflexions très justes, mais très fortes, sur la barbarie de Jeannet. La crainte l'humanisa : il annonça que les déportés, même ceux du dépôt de Sinnamary, qui pour raison de santé, ou même pour les affaires, voudraient venir passer quelque temps à Cayenne, en obtiendraient la permission, à la charge de pourvoir eux-mêmes à leurs besoins, de se présenter, en arrivant, au commandant de la place, et de déclarer la maison qu'ils habiteraient. Un très petit nombre fut en état de profiter de cet avis.

Dans le même temps, le correspondant de Laffond-Ladebat, à Surinam, informé qu'on ne rendait aucune lettre aux déportés, prit si bien ses mesures, qu'il lui fit parvenir, à Sinnamary, un paquet venu d'Hambourg, dans lequel se trouvait l'arrêté qui autorisait nos collègues soustraits à la déportation, à se rendre à l'île d'Oléron. On donnait à Laffond le nom de ceux qui s'étaient conformés à cet arrêté, et on lui observait qu'on ne doutait pas qu'il ne fût applicable aux déportés restants à Cayenne. Il s'empressa de m'informer de cette importante nouvelle, en m'observant qu'il partageait l'opinion qu'on lui témoignait à notre à égard, et qu'il croyait que le premier bâtiment de l'État, qui arriverait de France, serait chargé de notre translation à Oléron. On croit si aisément ce qui flatte, lorsqu'on a pour soi les probabilités, que je ne balançais pas à être du même avis. On répondit que c'était sur la nouvelle qu'on avait reçue de la mortalité des déportés à Cayenne, que le Directoire substituait Oléron. Comment ne pas croire que ceux qui avaient le plus souffert, seraient compris dans une mesure qui semblait suggérée par l'humanité. Cependant la vérité était, comme je l'ai su depuis mon retour, que nous n'étions pour rien dans cet arrêté. Le Directoire ayant compté que tout ce qu'il avait envoyé à la Guyane y serait enterré, ne crut pas devoir nous y comprendre. D'ailleurs, nous étions mal informés sur les motifs. Ce n'était pas pour rester définitivement à Oléron, qu'on y attirait nos collègues ; on ne les y plaçait que provisoirement ; ils craignirent longtemps d'y être embarqués pour la Guyane, et il est infiniment probable que, sans les journées de prairial et de brumaire, ils auraient partagé notre destinée, et que la moitié d'entre eux n'existerait pas aujourd'hui.

Dans l'opinion de mon prochain rappel Oléron, je demandai et j'obtins la permission de venir à Cayenne, pour y faire les arrangements nécessaires à mon départ. Je ne manquai pas de mettre, au bas de ma pétition, salut et respect en très gros caractères, et j'étais si fermement persuadé que je ne tarderais pas à partir pour France, que j'emportai tout ce que j'avais sur l'habitation, à laquelle je fis mes derniers adieux. On pense bien qu'ils ne furent pas trop tristes. Berthollon m'attendait avec impatience. Il me reçut chez lui, et me fit presque oublier les misères et les ennuis que j'avais supportés pendant plus d'un an, dans mon affreuse solitude. Je pressai Barbé-Marbois et Laffond-Ladebat, de venir me joindre. Ils écrivirent à l'agent avec civilité, mais sans respect. L'agent ne leur répondit pas. Il leur fit dire, par le commandant du poste, qu'ils pouvaient pour trois mois. Ils vinrent en effet, et emportèrent tout ce qu'ils avaient à Sinnamary, bien persuadés qu'avant l'expiration de ce délai, on serait venu nous prendre pour nous emmener à Oléron.

Il est plus facile d'imaginer que de décrire toutes les sensations que me fit éprouver ma nouvelle position, dans la fausse opinion que j'avais conçue. Depuis le 18 fructidor [4 septembre 1797], pour ne pas remonter plus haut, je m'étais vu proscrit, enfermé pendant un mois dans la prison du Temple, traîné de cachot en cachot de Paris à Rochefort, engouffré, pendant quatre-vingt-seize jours, avec cent quatre-vingt-douze individus dans l'entrepont d'une frégate, en proie à toutes les horreurs de la plus pénible traversée, mis dans une maison de réclusion, relégué, pendant plus d'une année, sur une habitation isolée au milieu des bois, n'ayant pour compagnie des noirs, des monstres, des reptiles, des insectes, etc. ne recevant aucune nouvelle de ma famille, apprenant chaque jour la mort de mes compagnons d'infortune, et m'attendant à chaque instant à les suivre dans le tombeau. J'étais dans cet état affreux où l'homme, accablé sous le poids du malheur, ne conserve pas même l'espérance, lorsque, tout à coup, je me trouve transporté dans un pays habité par des hommes honnêtes, qui m'accueillent avec empressement, et cherchent à me prouver, par les procédés les plus délicats, que mes honorables persécutions sont pour eux un nouveau titre d'estime et de bienveillance. Je me vois au moment de quitter la terre fatale qui a dévoré tant de victimes, et à laquelle je ne pouvais guère plus longtemps échapper ; je touche au bonheur de me rapprocher de ma patrie, de ma femme, de mes enfants, de mes amis. C'étais une seconde résurrection aussi inattendue que celle que j'éprouvai à la mort de Robespierre ; et cependant elle n'était pas la dernière. Je devais encore passer par de plus cruelles épreuves, et il fallait un événement, qui n'existait point encore, pour réaliser mes espérances.

Je vis, le plus souvent qu'il me fût possible, Barbé-Marbois et Laffond-Ladebat, et je m'honorai de l'amitié qu'ils me témoignèrent. Lumières, pureté de principes, courage, honnêteté, amabilité, je trouvai tout cela chez ces deux hommes rares, qui m'ont fait passer des moments bien doux. Je logeais dans ce qu'on appelle la ville de Cayenne, qui ne vaut pas, pour la population et les bâtiments, beaucoup de nos villages. Ils logeaient, eux, dans ce qu'on appelle la Savane, qui en est comme le faubourg. J'allais régulièrement, tous les jours, leur faire ma visite avant six heures jusqu'à huit, et depuis quatre jusqu'à la nuit. Nous nous promenions sur le bord de la mer, jetant nos regards en avant, du côté d'où les bâtiments arrivent d'Europe. Apercevions-nous, dans le lointain, une goélette, quelquefois même une simple pirogue, nos cœurs battaient, et nous la prenions pour un vaisseau de ligne. Cette erreur n'était pas longue, et la lunette de Laffond détruisait bientôt cette illusion : d'abord ce fut entre nous un sujet d'amusement ; mais le temps se prolongeant sans que nous vissions rien paraître, l'inquiétude s'en mêla, je la témoignais quelquefois avec vivacité. Laffond la partageait assez ; l'imperturbable sérénité de Barbé-Marbois calmait mon effervescence.

Cependant beaucoup de causes se réunissaient pour augmenter cette inquiétude. Les Anglais s'étaient emparés de Surinam, et venaient d'enlever aux îles qui sont entre Cayenne et Sinnamary, un poste que l'agent avait eu l'imprudence d'y placer. Sur-le-champ il déclara la colonie en état de siège, et mit tout en réquisition (1). Il fit venir la majeure partie des noirs qui étaient sur les habitations, en forma un bataillon de tirailleurs, et prit de telles mesures, qu'il jeta la consternation dans l'âme des habitants et parmi le bataillon des blancs, reste du régiment d'Alsace. On lui supposait les plus sinistres projets ; et pour les prévenir, on le força à dissoudre ce bataillon de tirailleurs, à renvoyer le dangereux commandant qu'il leur avait donné, et à faire cesser l'état de siège et de réquisition. Il céda en enragent, et en se promettant bien de se venger. On ne lui en a pas laissé le temps. J'ai su qu'on l'avait embarqué ; mais je craignais alors quelque grande catastrophe pour la colonie ; et il me paraissait évident que les déportés seraient les premières victimes, eux qu'on avait constamment représentés aux noirs comme les ennemis de leur liberté, et que l'agent avait signalés, dans sa proclamation, comme les principales causes de tous les troubles.

Depuis longtemps la femme de Berthollon était attaqué d'une phtisie pulmonaire, qui avait résisté à tous les remèdes. Les médecins l'avaient condamnée, en déclarant, néanmoins, que sa seule espérance était dans le changement de climat, et que, peut-être, l'air d'Europe lui serait plus favorable. Berthollon avait résolu d'y passer. L'agitation de la colonie le détermina à presser son départ. Il prit des arrangements pour lui, sa femme et leur enfant, qui était une petite fille de 30 mois, avec un capitaine d'origine américaine, qui devait partit sous peu de jours pour Göteborg en Suède. Il n'y avait pas à choisir, c'était le seul bâtiment dont il pût profiter ; il pensa que de là il trouverait aisément les moyens de se rendre en France. Ce départ m'affligeait beaucoup, je me voyais privé d'un ami dont l'absence me serait bien pénible, si je devais rester longtemps encore à la Guyane.

Enfin, j'étais pris par la maladie. J'avais déjà eu la fièvre sur l'habitation, elle me reprit à Cayenne. Je fis différents remèdes qui n'opérèrent pas ma guérison ; on craignait qu'elle ne dégénérait en fièvre lente, je n'étais pas tranquille là-dessus, et la mortalité fréquente des déportés dont les tombeaux m'environnaient, n'était pas faite pour me rassurer.

Pénétré des dangers de ma mauvaise santé et des agitations de la colonie, inquiet du départ de Berthollon, et de ne point voir arriver de bâtiment d'Europe, persuadé que j'étais autorisé à me rendre à Oléron, et craignant de succomber avant de partir, je formai la résolution de voir le capitaine américaine, nommé Gardner, et de lui proposer de me prendre sur son bord. Il y consentit ; il donna ensuite le même consentement pour Perlet, qui se trouvait également à Cayenne, et pour le chanoine Parizot. Nous réglâmes le prix du passage, et convînmes des moyens d'exécution. J'aurais bien désiré pouvoir faire comprendre Barbé-Marbois et Laffond-Ladebat dans ce projet, mais je connaissais là-dessus la résolution qu'ils avaient l'un et l'autre formée, de ne jamais fuir, résolution dans laquelle ils paraissaient persister plus fortement encore, depuis qu'ils se flattaient d'être rappelés à Oléron. Je crus donc inutile de leur en parler.

Pendant que je m'occupais des préparatifs nécessaires, il prit subitement fantaisie à l'agent de me faire partir de Cayenne pour l'habitation. Le commandant de la place me fit appeler, et, sur une prétexte frivole, m'ordonna de m'embarquer à la minute. Je lui dis que mes arrangements avec Germain n'existaient plus, que j'avais définitivement quitté son habitation, et que je ne savais où aller. Il fut prendre les ordres de l'agent. «Dans vingt-quatre heures, me dit-il, à son retour, vous vous procurerez une habitation, ou vous partirez pour Sinamary, en attendant, vous resterez aux arrêts, gardé par un gendarme.» Un ami de Berthollon, nomme Dubois, que j'avais vu souvent, et dont j'ai eu beaucoup à me louer, m'offrit à l'instant un asile. Je l'acceptai, et me disposais à m'y rendre, lorsque l'agent me fit appeler, et me conforma lui-même l'ordre du départ, déterminé, dit-il, par les circonstances où se trouvait la colonie. Je n'ai jamais bien pu savoir la raison de ce caprice, qui me surprenait d'autant plus qu'il ne s'agissait que de moi ; j'ai toujours soupçonné quelque faux rapport. Barbé-Marbois et Laffond-Ladebat, vinrent me voir malgré mes arrêts, et je partis le lendemain, après avoir fait mes combinaisons pour que cette circonstance ne s'opposât point à mon évasion. Je vis bientôt qu'elle n'était propre qu'à la favoriser, car en restant chez Berthollon, l'attention se serait fixée sur moi au moment où il se serait embarqué, et ma disparition aurait pu donner des soupçons, tandis qu'étant hors de Cayenne, j'étais bien sûr qu'on ne penserait plus à moi, et que j'exécuterais plus facilement mon projet.

Au lieu d'aller chez Dubois, je m'arrêtai sur l'habitation de Mme d'Audiffredi ; je ne l'ai connue que dans les derniers temps de mon séjour à la Guyane, et j'en ai reçu les plus grandes honnêtetés. Nous étions en correspondance liée. J'ai peu vu de personnes écrire avec autant de grâce et de facilité. J'en fus parfaitement accueilli, et ne crus pas néanmoins devoir la mettre dans mon secret, que j'avais résolu de ne dire à personne. Ce fut chez elle-même, et en causant avec sa famille, que je lui écrivis, ainsi qu'à Dubois, pour leur faire part de mon évasion. Je craignais qu'elle ne les compromît l'une et l'autre vis-à-vis de l'agent. Je tournai mes lettres de manière qu'elles fussent ostensibles, et qu'elles pussent l'adoucir. J'écrivis aussi à Barbé-Marbois et à Laffond-Ladebat, et je pris des mesure pour que toutes ces lettres ne fussent rendues qu'après mon départ.

Lorsque le moment fut arrivé, Perlet vint me prendre dans un canot conduit par deux Nègres, dont nous achetâmes le silence. Nous fûmes chercher Parizot dans le voisinage, et nous arrivâmes contre la marée, et en ramant de toutes nous forces à bord le brick le Phaéton, de deux cents tonneaux, qui était dans le port de Cayenne. C'était dans la nuit du 3 au 4 brumaire [du 25 au 26 octobre 1799]. Nous y fûmes reçus par le maître d'équipage que le capitaine avait prévenu. Il nous indiqua la cachette où nous devions nous tenir jusqu'à ce que nous eussions gagné le large. C'était un endroit fort peu spacieux, encombré de bagages, mis à dessein pour nous couvrir. Nous étions là à peu près comme dans l'entrepont de la Décade ; mais nous espérions que nous n'y serions pas si longtemps, et l'espoir d'un meilleur sort nous faisait supporter le malaise de notre position.

Berthollon avait embarqué nos malles et nos paquets, comme lui appartenant. Il s'embarqua lui-même avec sa femme et son enfant, dans la matinée du 4 brumaire. Un marin des Sables-d'Olonne, nommé Baradeau, s'embarqua également. On amena un ancien soldat du régiment d'Alsace, accusé d'avoir tenu quelques propos contre l'agent du gouvernement ; en enfin, un Nègre et une Négresse qui se trouvaient en jugement pour assassinat, mais que Burnel aimait mieux dépayser que faire juger, pour les soustraire au glaive de la loi. Les nombreux amis de Berthollon vinrent le voir, et dînèrent à bord, ils visitèrent à diverses reprises les différents endroits du bâtiment où sa femme, son enfant et lui devaient coucher, où il avait placé son bagage, etc. Le maire et le commissaire du Directoire près l'administration centrale, y restèrent aussi une grande partie de la journée, et y firent les mêmes visites, donnant chacun leur avis, soit pour approuver les disposition faits, soit pour y apporter des changements. Baradeau surtout, qui voulait ranger ses effets, les plaçait et déplaçait sans cesse ; tout cela se passait à côté de notre cachette, et nous faisait craindre à chaque instant d'être découverts. Perlet eut un violent accès de fièvre, et vomit plusieurs fois avec des efforts beaucoup trop bruyants pour notre position. Heureusement nous ne fûmes ni vus ni entendus. Nous échappâmes aussi aux regards des officiers qui vinrent faire la visite d'usage au moment du départ des navires. À trois heures après dîner, tous les visiteurs s'en furent et on leva la dernière ancre ; mais le vent manquant tout à coup, on fut obligé de la jeter à cinquante toises du lieu du départ. Qu'on juge de la peine que nous causa ce contretemps.

Sur le soir, on annonça un canot venant à bord, dans lequel se trouvait un gendarme. Nous nous crûmes découvertes, et nous ne doutâmes pas qu'il ne vînt signifier l'ordre de surseoir le départ. Par bonheur, nous n'étions pour rien dans sans mission ; et passant de la crainte à l'espérance, nous nous flattâmes que nous partirions le lendemain, 5 brumaire [27 octobre], au commencement du perdant, qui devait avoir lieu entre trois et quatre heures du matin ; mais point de vent, et il fallut attendre la marée du soir.

Dans le courant de la journée, encore nouvelles visites très multipliés, et par conséquent nouvelles inquiétudes. À midi, vint un pilote, chargé de nous sortir de la rade. Enfin, à quatre heures, la marée bonne, le vent assez fort, nous levons l'ancre, nous sortons, et nous disons, de grand cœur, un dernier adieu à cette terre de malédiction. À six heures, le pilote revint à terre, et demi-heure après, le capitaine, qui n'avait pu refuser de se charger du nègre et de la négresse assassins, mais qui avait bien résolu de ne pas les emmener, fit le sacrifice d'une petite chaloupe, dans laquelle ils s'embarquèrent à leur grande satisfaction et à la nôtre. Ils durent aborder dans la nuit sur la côte de Macouria, où ils étaient portés par les courants. Nous sortîmes de notre retraite, trempés de sueur, et nous respirâmes le grand air, qui nous rendit nos forces. Pour peu que notre séjour y eût été prolongé, je doute que nous eussions pu y résister.

Après avoir rendu nos actions de grâces à l'Être suprême, nous nous embrassâmes Parizot, Perlot et moi, comme des hommes qui viennent d'échapper miraculeusement à la mort. Nous n'avions plus rien à craindre de l'agent, et nous voyions la Guyane fuir loin de nous, avec un sentiment bien différent de celui que nous avions éprouvé lorsque nous nous éloignâmes des côtes de France. Une réflexion triste vint cependant tempérer notre allégresse. Elle fut occasionnée par un retour sur le sort de nos compagnons d'infortune, que nous laissions derrière nous. Je regrettais surtout bien vivement Barbé-Marbois et Laffond-Ladebat, que je connaissais plus particulièrement. Nous ne pûmes que faire des vœux pour eux ! Oh ! combien ils étaient sincères et ardents ! ils ont été exaucés pour mes deux estimables collègues ; ils le seront, je n'en doute pas, pour les autres infortunés. Il est impossible qu'un gouvernement humain consacre les actes de barbarie qui ont été commis par un gouvernement atroce, et ce serait véritablement les consacrer, que de laisser plus longtemps le peu qui reste de ces malheureux, sur cette terre dévorante.

Le 6 [28 octobre], à la pointe du jour, nous ne la vîmes plus, et nous continuâmes notre navigation par des vents assez favorables ; chacun s'arrangea pour être le moins mal possible. Quelle différence de situation entre celle-ci et celle de la Décade ! avec quel plaisir nous nous plaisions à la comparer ! D'abord, et c'était ce qui nous touchait le plus, au lieu d'aller en exil dans le Nouveau-Monde, nous nous rapprochions de l'ancien, où était toute notre existence. Nous ne disions plus, comme à notre départ de France : Nos patriam fugimus, et dulcia linquimus arva (2). Ensuite nous étions ici à notre aise, et assez bien nourris ; car, lorsque le projet fur arrêté, Berthollon se chargea de faire les provisions nécessaires. Enfin, ce qu'il y avait de très agréable, personne ne nous tyrannisait ; on ne chantait plus à nos oreilles : Tyrans, descendez au cercueil, etc. Tous les bons procédés qu'on peut recevoir sur un bâtiment, nous les éprouvions de la manière la plus obligeante. Nous étions en tout vingt et une personnes ; savoir, Berthollon, sa femme et leur enfant, Baradeau, Parizot, Perlet, et moi ; le capitaine, jeune homme de vingt-cinq ans, employé par une maison de commerce de Göteborg, et treize homme d'équipage, en y comprenant le soldat d'Alsace, qui s'aidait de tous ses moyens. C'était un ramassis de toutes les nations. Ils y avait des Anglo-Américains, un Espagnol, un Danois, des Écossais, des Anglais, trois Nègres, et néanmoins tout cela vivait de la meilleure intelligence.

Pendant mon séjour à Cayenne, j'avais quelquefois dit à des hommes dont j'étais sûr, et qui gémissaient, ainsi que moi, de la tyrannie de Burnel, que si jamais j'arrivais en France, je ferais connaître la manière barbare dont on avait traité les déportés. Ils offrirent de me procurer la correspondance des agents ; je ne crus pas devoir la refuser. Elle me fut fournie en effet, et je l'emportai comme une chose extrêmement précieuse. Je la confiai ensuite au capitaine, afin que, si j'étais découvert et arrêté dans ma fuite, elle ne compromît personne, et pût servir à d'autres, pour composer l'histoire de notre déportation. On verra par la suite que cette précaution, prise pour un cas qui n'arriva point, me servit pour celui que j'avais le moins prévu.

Le 19 brumaire [10 novembre 1799], nous passâmes le tropique, et fûmes pris ce jour-là par le calme ; il faisait très beau. Deux événements fixèrent notre attention, et nous tirèrent, pendant la matinée, de l'ennui de la navigation.

C'est un usage reçu dans tous les navires, de donner ce qu'on appelle le baptême du tropique, à ceux qui ne l'ont point encore passé ; ce baptême est une abondante immersion, plus désagréable que dangereuse dans une douce température. Les passagers ne s'en rachètent que par un petit sacrifice pécuniaire, mais les gens de l'équipage y sont très exactement soumis, et d'une manière beaucoup plus rigoureuse que les passagers. Voici comme je l'ai vu pratiquer à l'égard de trois matelots : ils furent d'abord enfermés dans la cale, d'où on les tira l'un après l'autre, les yeux bandés. On les attacha fortement à des cordages ; on leur fit des questions que je ne pus entendre, parce qu'elles étaient en anglais. Sur leurs réponses, on leur barbouilla la figure avec quelque chose de fort sale ; ensuite on les enleva par le moyen des poulies par-dessus le bord, et on les plongea à diverses reprises dans la mer. Les deux premiers furent très affectés de la cérémonie, ils ne sortaient de l'eau qu'en jetant les cris du désespoir ; le dernier, qui était un Nègre, la prit très gaiement ; on avait beau le plonger dans la mer, il sortait toujours en riant ; mais il ne tarda pas d'avoir une frayeur mieux fondée que celle de ses camarades de baptême.

J'ai dit que la mer était calme ; elle ressemblait à de l'huile, les voiles étaient plaquées contre les mâts, le bâtiment paraissait immobile. La journée était très belle, et le temps très chaud. Le plaisir qu'avait sans doute éprouvé le Nègre d'être dans l'eau, lui suggéra l'idée de prendre un bain beaucoup plus prolongé, et il se jeta à la mer. Il nageait fort bien ; mais à peine y eut-il resté une minute, qu'il s'aperçut que le bâtiment, qui n'avait pas l'apparence de faire le moindre mouvement, marchait cependant assez pour le laisser en arrière. Il fit d'incroyables efforts pour le joindre, ce fut inutilement. Alors il poussa des cris qui nous firent apercevoir son danger. On s'empressa de le secourir, on lui jeta des pièces de bois, auxquelles il se raccrocha ; on mit en travers, et deux de ses camarades s'étant jetés à l'eau, porteurs d'une petite corde, ils s'en servirent tous les trois pour revenir. Il y avait déjà près d'une demi-heure qu'il était dans cet état, il se trouvait à près de cent toises du navire. Le service qu'on lui rendit ne lui a pas longtemps profité ; on verra bientôt que sa destinée était de périr.

Le lendemain, 20 [11 novembre], le vent reprit, et nous aperçûmes, dans le courant de la journée, trois navires qui nous donnèrent de l'inquiétude ; nous craignions d'être pillés, ou tout au moins reconduits en Amérique. Peut-être eurent-ils à notre sujet la première de ces craintes. Quoi qu'il en soit, nous ne cherchâmes point à nous approcher les uns des autres ; et sur le soir, nous nous perdîmes entièrement de vue. Je me rappelle que cette nuit, ne pouvant dormir, je montai sur le pont, où je jouis d'un superbe spectacle. Le firmament me parut tout en feu, depuis minuit jusque vers les quatre heures du matin. Il semblait à l'œil que toutes les étoiles s'en détachaient, pour le parcourir en divers sens, se poursuivant, se croisant à toutes les secondes, ou, pour mieux dire, continuellement, et laissant après elles une longue traînée de lumière, qui répandait une très grande clarté. Le moment où l'on vient de tirer le bouquet d'un grand feu d'artifice, et lancer une immense quantité de fusées, peut donner une juste idée de l'état du ciel, pendant cette belle nuit (3). Je remontai sur le pont les nuits suivantes, mais je n'aperçus plus rien de semblable.

Le 6 frimaire [27 novembre 1799], nous rencontrâmes un autre bâtiment qui nous accosta. Il était américain, et faisait voile pour les États-Unis. Il nous dit venir de Copenhague, d'où il était parti depuis quarante-sept jours. Nous étions par le quarantième degré de latitude, aux approches des bancs de Terre-Neuve. Les deux capitaines s'étant rendu compte de leur estime sur la longitude, se trouvèrent différer de douze degrés. Nous avons eu lieu de croire, par la suite, que l'erreur venait de notre côté ; et que nous étions beaucoup plus à l'ouest que nous le pensions.

Le 15 [6 décembre], nous nous trouvâmes par le soixantième degré, en face du passage au nord des îles Orcades. Le capitaine nous assura qu'avec un bon vent, il nous rendrait dans cinq jours à Göteborg. Cette nouvelle nous fit grand plaisir ; mais bientôt après, le vent d'est s'étant fait sentir, il ne fut plus possible de tenter ce passage. Le capitaine s'éleva beaucoup vers le nord, et, pendant environ douze jours, il ne fit que courir des bordées du soixante au soixante-troisième degré, à la hauteur des îles Féroé et Shetland. Le vent étant revenu à l'ouest, il dirigea sa route vers le même passage ; mais comme il s'était trompé sur son estime en longitude, nous fûmes plusieurs jours sans l'atteindre. Ce fut enfin le 5 nivôse [26 décembre 1799], que la terre fut reconnue, aux acclamations de l'équipage. Le lendemain, nous la perdîmes de vue ; le surlendemain, nous la retrouvâmes ; nous doublâmes les Orcades, et entrâmes dans le nord de la mer du Nord. Nous découvrîmes, le 10 [31 décembre], les côtes de Norvège, couvertes de neige. Je n'oublierai pas, cependant, que le vent étant tombé et le soleil sans nuages, la température était si douce que nous nous fîmes raser et coiffer sur le pont, la plupart de nous en corps de chemise. Deux jours après tout était gelé sur le bâtiment, et nous craignîmes d'être pris par les glaces. Quel changement pour des hommes qui sortaient d'un climat brûlant, et qui, partis de l'équateur, se trouvaient, au milieu de l'hiver, transportés près du pôle !

J'ai remarqué que nous avions eu très chaud jusqu'au trentième degré, que la chaleur était tempérée jusqu'au quarantième, que le froid s'était fait sentir depuis lois, qu'il était devenu excessif du cinquante au soixantième, qu'il était beaucoup plus supportable au-delà, chose bien étonnante, et qu'il reprit toute son âpreté, lorsque nous parcourûmes les côtes de la Norvège, de la Suède, du Danemark, et de l'Écosse. Au surplus, dans toute la traversée je n'ai rien vu, outre les bâtiments dont j'ai parlé, que des poissons volants au-delà du tropique, quelques troupes de marsouins sur différents parages, une baleine vers le cinquante-troisième degré, beaucoup d'oiseaux de mer depuis le banc de Terre-Neuve, et enfin, une très grande quantité de cette plante marine, appelée raisin du tropique, et que nous avons rencontrée depuis le vingtième jusqu'au quarantième degré.

Malgré le calme du 10 nivôse [31 décembre 1799], les courants nous faisaient faire un peu de route, et nous poussaient vers les rochers de la Norvège. Le 11 [1 janvier 1800], nous n'en étions qu'à une très petite distance, non sans crainte d'y échouer, ce qui nous perdait sans ressource, la côte étant déserte et inabordable dans cette partie. Heureusement l'on parvint, à force de manœuvre, à gagner le Kattegat, pour y courir de nouveaux dangers, car le 13 [3 janvier], à la naissance du jour, nous n'étions pas à trois longueurs de navire de la pointe du cap Schagen ; à peine eut-on le temps de virer de bord, et le vent nous étant devenu contraire, lorsque nous n'étions qu'à environ douze lieues de Göteborg où nous croyons entrer dans la journée. Le capitaine tenta de relâcher à Christiana, nous approchâmes de très près cette ville, qui nous fut cachée par les brumes, et comme le vent s'était renforcé, la criante d'être brisés sur côte hérissée de rochers dans ce canal très étroit, détermina le capitaine à regagner la mer du Nord, et à se réfugier dans quelque port de l'Écosse, où il était porté par les vents.

Nous venions d'échapper deux fois, coup sur coup, aux dangers les plus imminents, nous nous trouvâmes à cent lieues du refuge que nous cherchions. Il faisait un temps affreux. Nous étions presque continuellement dans les ténèbres, n'ayant pas plus de six heures de jour, et pour comble de misère, nous manquions à peu près de tout. Le capitaine avait assuré que la traversée serait d'environ un mois et demi, les provisions avaient été faites pour trois mois par Berthollon, pour lui, sa femme, son enfant, Parizot, Perlet et moi. Baradeay avait fait les siennes ; mais le capitaine en avait fort peu ; il avait compté sur celles des passagers, et c'était à nos dépens qu'il nourrissait encore son domestique et son maître d'équipage. Pendant les quarante premier jours, le capitaine n'avait cessé de nous flatter d'une courte traversée, et l'on ne se faisait faute de rien. L'eau n'était pas plus ménagée. Il arriva de là, qu'au bout de deux mois, nous en eûmes très peu, que nous n'eûmes plus de viande fraîche, très peu de vin et de taffia que nous conservions pour fortifier les matelots dans les manœuvres, et qu'enfin nous fûmes réduits à la ration d'un biscuit, d'un morceau de lard, et d'un verre d'eau. C'est dans cet état de détresse, qui dura une quinzaine de jours, que nous courions, au milieu de la plus horrible tempête, vers les côtes d'Écosse, que personne ne connaissait, n'ayant en quelque sort devant nous que la perspective affreuse de périr d'inanition ou d'être jetés à la côte. Le 18 au matin [8 janvier 1800], on reconnut la terre, et comme on y était porté par un vent très violent, on mit le cap au nord, pour la longer en l'évitant jusqu'à ce qu'on pût découvrir quelque port. Chemin faisant nous aperçûmes, à la distance d'une lieue, un bâtiment qui venait d'échouer et que nous avons su ensuite avoir entièrement péri avec son équipage. Nous continuâmes notre route, et découvrîmes devant nous un second bâtiment remorqué par quatre chaloupes qui le dirigeaient vers un lieu que le capitaine prit pour le port de Montrose, et qui était celui de Fraserbourg (4). Il fit tirer plusieurs coups de canon, et mit un signal pour appeler un pilote côtier, mais personne n'ayant paru, et la nuit s'avançant, il se jeta dans un bassin, sur la gauche, qui formait une espèce de baie dans laquelle il se croyait en sûreté. Nous n'étions pas à un quart de lieue de terre, il n'y avait que trente pieds d'eau, on jeta l'ancre, dans l'espoir d'entrer au port le lendemain dans la matinée.

Cependant la mer continuait à être orageuse, et le vaisseau était presque aussi agité qu'auparavant. Le capitaine fit jeter une autre ancre, sur les deux heures du matin du 19 nivôse [9 janvier 1800], journée dont je conservai longtemps le souvenir, la vague venait avec tant de force contre le bâtiment, que l'eau tombait en abondance sur le pont, et entrait souvent par l'écoutille dans l'entrepont. Cet accident n'avait d'abord lieu que de quart d'heure en quart d'heure ; mais vers les quatre heures il devint si fréquent, que le capitaine, craignant d'être englouti, fit couper les câbles qui retenaient les ancres, s'approcha à une portée de fusil de la côte, et jeta l'ancre de miséricorde, la seule qui lui restait. Cette manœuvre n'améliora pas beaucoup notre sort. Les vagues furent aussi fréquentes, et devinrent tellement violentes que, vers les sept heures, le câble de cette dernière ancre cassa, et nous fûmes jetés sur la côte. Nous touchâmes à diverses reprises, et chaque fois nous crûmes que le bâtiment allait être brisé. Heureusement cela n'arriva pas, car, quoique très près de terre, aucun de nous ne fût échappé ; mais le navire s'étant ouvert en plusieurs endroits, et l'eau y entrant de toutes parts, nous fûmes obligés de monter sur le pont, d'où nous découvrîmes à cinquante pas de nous, à mesure que jour paraissait, les habitants de Fraserbourg, qui semblaient très touchés de notre situation alarmante, mais dont aucun n'osait tenter de nous secourir. Nous en étions plus affligés que surpris. Il paraissait en effet impossible de traverser cet espace rempli de rochers, contre lesquels la vague se brisait avec la plus grande violence. Aucun des matelots n'eut le courage de s'y exposer.

La mer était affreuse, elle était blanche d'écume ; les lames qui se succédaient sans intervalle, s'élevaient à une hauteur prodigieuse, et toutes celles qui étaient retenues par le bâtiment, finissaient par y tomber avec un fracas épouvantable. Nous fûmes bientôt couverts d'eau, quelques précautions que nous prissions pour nous en garantir. Vers les dix heures, on essaya de mettre la chaloupe à la mer ; mais, soit qu'elle y eût été mal lancée par des hommes engourdis par le froid, soit que la lame ne permît pas de la maîtriser, elle fut submergée. On tenta inutilement de jeter l'eau qui la remplissait ; il fallut l'abandonner. L'impulsion de la vague la jeta sur les rochers qui bordaient le rivage, elle s'y brisa.

Les lames qui frappaient continuellement à tribord, avaient insensiblement penché le bâtiment, et nous avaient obligé de nous réfugier du côté le plus élevé, pour n'être pas entièrement dans l'eau. Tant que la pente n'eut qu'une faible inclinaison, nous pouvions, sans beaucoup d'efforts, tenir en place ; mais de nouvelles vagues ayant entièrement couché le bâtiment vers midi, au point que le grand mât était horizontalement sur l'eau, et aurait pu servir de planche pour arriver très près de terre, s'il n'eût été continuellement couvert par les lames, notre position devint horrible. Nous étions tous accrochés aux cordages ou aux anneaux de tribord, et ce ne fut qu'avec des peines et des efforts incroyables que nous évitâmes de tomber dans la partie submergée.

Le hasard m'avait d'abord placé en face du dôme. Je me tenais à un cordage, mais j'étais tout près d'un sabord ouvert ; les lames passant par cette ouverture, me couvraient à chaque instant de la tête aux pieds. J'étais aussi trempé que si j'eusse été entièrement dans la mer. Pour éviter cette incommodité insupportable dans cette saison et dans ce climat, je crus pouvoir profiter du court intervalle de la cessation des lames, pour dépasser ce sabord, et me mettre un peu plus loin, dans un endroit où le parapet, qui formait une espèce de toit, pourrait un peu me garantir : le trajet n'était pas d'une toise ; il me fut impossible de le faire ; et si je n'eusse rencontré le cabestan où je me retins, je tombais dans la partie inférieure, et je me serais infailliblement noyé.

À peine eus-je resté un moment dans cette place, qu'un matelot, qui peut-être y était venu par le même motif et de la même manière, m'y gêna extraordinairement. Me plaindre eût été aussi injuste qu'inutile. Je tentai de nouveau de gagner le tribord, par le moyen des cordages qui étaient sur le pont ; ce fut tout aussi inutilement que la première fois. J'étais entraîné par la pente, et j'eus le bonheur de me raccrocher à la pompe, qui me servit quelque temps de point d'appui ; mais la tige de cette pompe sortait déjà de près de trois pieds, le poids de mon corps aidait encore à presser sa sortie. Je quittai ce poste périlleux pour en prendre un qui ne l'était guère moins. Je m'appuyai contre le grand mât qui était tout auprès, et qui, par son pieds et sa position, faisait à chaque instant craquer les planches sur lesquelles j'étais couché.

Tel fut mon dernier asile, où, n'étant plus garanti par le parapet, je reçus toutes les lames qui assaillirent le bâtiment. Vingt fois dans la matinée, j'avais fait écouler l'eau dont mes bottes étaient remplies ; mais là, j'en avais jusqu'aux genoux, et la partie supérieure de mon corps était aussi mouillée que mes jambes. Je ne comprends pas comment elles ne furent pas brisée par le choc des malles, des barriques, et d'autres corps fort lourds qui flottaient dans le bâtiment, ni comment je ne fus pas écrasé par le poids des lames qui tombaient sur moi, sans intervalle, en forme de trombes. Les matelots qui parlaient anglais, ne cessaient d'implorer le secours de nos nombreux spectateurs. Ceux-ci leur faisaient des réponses que je ne comprenais pas ; mais je jugeais bien, à leur gestes, qu'ils était désespérés de ne pouvoir nous secourir. Je vis ensuite arriver sur le rivage, une vingtaine d'hommes portant à dos une chaloupe. J'ai su qu'ils l'avaient prise au port éloigné de plus d'un mille. Cette vue me donna quelque espérance.

Cependant je me sentais épuisé de fatigue, de malaise et d'inanition, mes forces m'abandonnaient. Je jetai un coup d'œil autour de moi. Quel spectacle s'offrit à ma vue ! Je vis d'abord deux matelots nègres flottants à mes pieds ; ils étaient morts : l'un d'eux était celui qui avait manqué de périr au passage du tropique. Je détournai mes regards à gauche, j'aperçus la femme et l'enfant de Berthollon ; ils étaient morts. Je les tournai à droite, je vis Parizot, la tête renversée, recevant toutes les lames sans faire de mouvement ; il était mort. J'enviai leur sort, et je crus, pendant une demi-heure, que mes vœux allaient être exaucés. Déjà la froid, qui m'avait glacé, me causait des agitations convulsives qui m'annonçaient une fin très prochaine. Déjà des fréquents bâillements, que je pris pour des signes précurseurs du trépas, me persuadait que je touchais à mon terme, lorsque vers les trois heures, et dans un moment où je n'attendais ni ne désirais de secours, j'aperçus, sur le rivage, un jeune homme nu, qui se lançait à la mer devenue un peu plus tranquille. En peu de temps il fut au milieu de nous.

Il portait une corde attaché à cette qu'on venait d'apporter. Par le moyen de cette corde, les matelots amenèrent la chaloupe, où l'on embarqua plusieurs personnes. Une autre corde, fixée au rivage, servit à y ramener diagonalement la chaloupe et à l'empêcher de dériver dans les rochers qui étaient en face. Elle fit un second voyage, dans lequel je fus compris ; je n'eus jamais la force de quitter ma place, deux matelots m'en retirèrent et m'embarquèrent à demi-mort. J'arrive à terre sans connaissance ; six hommes me portent, comme un cadavre, dans une auberge ; on m'ouvre les dents avec effort, pour me faire prendre des cordiaux ; on coupe tous mes vêtements, qui étaient collés sur non corps ; on me met dans un lit bien chaud ; deux hommes nus se placent à mes côtés pour me réchauffer, et par tous les secours que l'humanité peut donner, on me rappelle à la vie.

Recevez mes actions de grâces, généreux George Milne, qui avez bravé le froid glacial de la mer, et la fureur des vagues, et les représentations de vos parents pour nous sauver ! Nous avons su que son père et sa mère firent tous leurs efforts pour le retenir, par crainte du danger qu'il allait courir. «Oui, leur dit-il, je sais qu'il est possible que je périsse, mais je sais aussi qu'il est certain que ces gens-là, que nous voyons mourir, périront tout, s'ils ne sont bientôt secourus.» Il s'arracha de leurs mains et se précipita dans les flots. Recevez-les aussi, bons et humains habitants de Fraserbourg, qui avez pris tant de part à nos maux, et nous avez prodigués, à l'envi, les soins les plus hospitaliers ! Recevez-les enfin, vous, respectable lord Inverurie, qui, par toutes les attentions qu'exigeait notre situation, n'avez rien négligé pour adoucir notre infortune ! votre âme noble et généreuse, est au-dessus des préjugés nationaux. Il suffit d'être malheureux pour avoir droit à sa bienfaisance.

Vers les huit heures, j'avais repris connaissance, et je sentais renaître mes forces, je trouvai ce lord au chevet de mon lit. Il partait très bien français, et me dit tout ce qu'il est possible d'imaginer de plus obligeant dans ma position. Il me donna des nouvelles de quelques-uns de mes compagnons de naufrage, qui, se trouvant moins exposés aux larmes, avaient un peu moins souffert que moi : m'assura qu'il me verrait le lendemain, et me recommanda fortement à mes hôtes. Sa recommandation était d'autant plus précieuse, qu'il était la principale autorité de Fraserbourg, comme délégué du duc de Gordon, lord-lieutenant du comté d'Aberdeenshire.

Le lord Inverurie fut la première personne que je vis le lendemain à mon réveil. J'avais passé une assez bonne nuit, mais j'avais les jambes ensanglantées et très enflées, les mains engourdies, au point de craindre qu'elles ne fussent gelées, et le corps tout brisé. Je désirais cependant de quitter mon auberge, où personne ne m'entendait, et de me réunir à mes compagnons d'infortune, qui avait été recueillis par Mr. Dalryuple. Aussitôt que mes forces me permirent de me lever, ce lord eut la bonté de me procurer des habits, de me soutenir pendant la marche, et de me conduire auprès de Berthollon, Perlet et Baradeau, que je trouvai extrêmement fatigués. Le premier était plongé dans la plus profonde douleur. Il avait perdu sa femme et son enfant, et quoiqu'il ne sentît alors que cette perte, elle était aggravée par celle d'une partie de sa fortune qui avait péri dans ce naufrage. Il était digne d'un meilleur sort.

Le même jour, 20 nivôse [10 janvier 1800], le bâtiment que nous avions vu le 8 [29 décembre 1799], remorqué par des chaloupes, et qui n'avait pu entrer au port, fit naufrage à côté du nôtre. Il y périt un matelot. Le capitaine mourut des suites des fatigues et des maux qu'il avait éprouvés, nous avons su que toute la côte d'Écosse était couverte des débris des vaisseaux naufragés pendant cette tempête, qui dura près de quinze jours. Le nôtre était entièrement brisé.

Nous perdîmes presque tous nos effets, le peu qui fut sauvé était extrêmement avarié. Le capitaine sauva un baril dans lequel il avait placé son argent, ses papiers et les miens, que je luis avais remis en partant, et où j'ai retrouvé les matériaux employés dans cet écrit. J'ai vu, depuis lors, les restes de ma malle qui avait été brisée, je ne trouvai qu'une chemise et un mouchoir. Voilà tout ce qui me restait. J'appris que j'avais été sur le point de faire une perte qui m'aurait plus embarrassé. Toute ma ressource était dans une ceinture que je portais sur moi pour la soustraire aux corsaires que nous avions craint de rencontrer. Lorsqu'on me dépouilla dans l'auberge, on jeta cette ceinture sur mes vêtements. Il se trouva là un malhonnête homme qui s'en empara et se sauva. Heureusement, on s'en aperçut à temps, on courut après, et on la lui fit rendre. Elle me fut ensuite fidèlement restituée.

C'est à Fraserbourg que nous apprîmes, par le lord Inverurie, la révolution du 18 brumaire [9 novembre 1799]. Cette nouvelle versa sur nos maux un baume bien salutaire. Avec quelle joie ne vîmes-nous pas notre patrie échappée aux nouveaux déchirements dont elle était menacée. Quels vœux ne fîmes-nous pas pour les succès et pour la gloire de l'homme étonnant qui venait de la délivrer de ses plus cruels ennemis. C'est à toi, Bonaparte, que la nation doit de respirer, c'est sur toi qu'elle fonde ses espérances. Ton génie et ta fortune t'ont placé dans la plus heureuse position. Consolide la tranquillité dont tu nous fais jouir, donne-nous la paix, remplis les vœux de tous les bons Français.

Je ne doutai plus, dès ce moment, de la cessation de ma proscription. J'était parti de Cayenne dans l'intention de me rendre à l'île d'Oléron. Je conçus alors l'espérance d'une pleine liberté. Pendant que je me nourrissais de cette idée, le lord Inverurie entre tout joyeux, un journal à la main. Votre nom, me dit-il, est dans ce papier, vous êtes rappelé à Dijon avec M. Pastoret, et il me lut l'arrêté du 5 nivôse [26 décembre 1799]. Rien ne pouvait m'être plus agréable qu'une pareille nouvelle. Je vis cependant avec douleur, que la justice partielle qui nous était rendue ne portait pas sur toutes les victimes. J'espérai que les considérations politiques qui avaient pu commander quelques exceptions, ne seraient pas de longue durée, et je conserverai cet espoir tant que je ne renoncerai pas aux idéés de grandeur, et surtout de justice, que je me plais à concevoir dans celui qui peut les faire cesser.

Le lord Inverurie nous fit les offres les plus généreuses. Mes compagnons de naufrage avaient, ainsi que moi, sauvé leur argent, et nous nous trouvâmes tout dans l'heureuse situation de ne pas profiter de ses offres. Alors il voulut au moins nous garantir de l'avidité qu'excitent partout les étrangers auxquels on suppose quelque aisance. Il fit lui-même le prix de nos vêtements, de nos logements et nourritures, et ne dédaigna pas d'entrer dans les plus petits détails. Obligé de nous quitter pour aller voir un de ses amis, blessé à la campagne de Hollande, il fit prier Mr. Caruthers, Écossais, prêtre catholique, de venir nous faire compagnie. Ce bon et digne ecclésiastique, qui demeurait à trois lieues de là, se rendit sur-le-champ à l'invitation du lord. Il avait fait sa théologie à Douai, et parlait très bien français. Il nous fut d'un grand secours dans un pays où nous ne pouvions pas nous faire entendre, et prit à nous le plus grand intérêt. Nous lui dûmes la connaissance des demoiselles Farquharson, Catholiques écossaises, qui nous comblèrent d'honnêtetés. Il fut surtout l'interprète de notre reconnaissance auprès de notre libérateur Milne, que nous avons souvent pressé sur notre sein, et auquel nos cœurs parlaient le plus éloquent des langages ; mais il nous était bien doux, après des scènes muettes, de pouvoir nous entretenir avec lui. Enfin, aussitôt que nous fûmes en état de nous mettre en marche, nous quittâmes ce pays hospitalier, en le comblant de nos bénédictions. Bons habitants de Fraserbourg, puissiez-vous être toujours heureux ! mais si votre destinée réservait quelqu'un de vous à des malheurs semblables à ceux que nous éprouvés sur vos côtes, puissiez-vous trouver des hommes qui vous ressemblent !

Nous étions déterminés à revenir en France par l'Écosse et l'Angleterre, c'était la route la plus courte. Nous nous rendîmes d'abord à Aberdeen. Le lord Inverurie nous avait donné des lettres pour cette ville. Mr. Caruthers voulut nous y accompagner. Nous fîmes ensemble cette route, qui est de cinquante milles. La nouvelle de notre naufrage nous y avait précédés, nous fûmes bien accueillis. Le commandant nous invita à dîner, il y eut très bonne chère, et après le dîner, il fallut boire jusqu'à la nuit ; on porta les toasts les plus philanthropiques, au bonheur de secourir les malheureux, à la fraternité universelle etc. On sent bien que nous ripostâmes de notre mieux, et que nous n'oubliâmes ni la bienfaisance des Écossais, ni les vertus hospitalières, etc. — On nous mena au concert ; nous yeux furent plus satisfaits que nos oreilles ; les musiciens étaient moins que médiocres, les femmes étaient plus que jolies ; les Écossaises sont grandes, bien faites et ont le sang très beau : quelle impression ne devait pas faire la fraîcheur de leur teint, la vivacité de leur coloris, sur des personnes qui avaient l'imagination salie des teints jaunes, livides, cuivrés, basanés et noirs de Cayenne ; mais elles n'avaient pas besoin de ces objets de comparaison pour nous paraître belles.

Je vis à Aberdeen quelques montagnards écossais, qui ont à peu près conservé le costume romain : ils portent un petit jupon qui tombe jusqu'à mi-cuisse, ils ont une chaussure qui va jusqu'à mi-jambe, l'intermédiaire est entièrement nu. Je crus d'abord qu'ils avaient des pantalons de peau, je m'aperçus qu'ils n'avaient rien ; assurément il est bien étrange qu'un pareil usage, tout au plus supportable dans les pays chauds, se soit établi dans des pays aussi froids ; ce qu'il y a de certain, c'est que les montagnards écossais y tiennent beaucoup ; on n'a jamais pu parvenir à le leur faire perdre.

Aberdeen peut avoir une population de vingt-cinq milles âmes ; c'est une port de mer très commerçant ; les manufactures y fleurissent, la ville s'agrandit et s'embellit tous les jours ; on nous assura que, depuis dix ans, elle était augmentée d'un tiers : les quartiers neufs sont agréablement bâtis.

Nous nous séparâmes de notre bon ami Mr. Caruthers, qui se chargea de nos derniers adieux pour George Milne, et de nos lettres pour le lord Inverurie, et nous nous rendîmes à Édimbourg, distant de cent vingt milles. Nous fîmes cette route en vingt-quatre heures. Nous ne nous proposions pas d'y séjourner ; mais l'avocat du roi nous déclara qu'il ne pouvait pas nous donner des passeports, sans l'autorisation du duc de Portland. Il lui écrivit, je le écrivis aussi, et il fallut attendre.

Je profitait de mon séjour pour visiter la capitale de l'Écosse. Sa population est d'environ quatre-vingt milles âmes ; elle est dominée par un château, dans lequel se trouvaient des prisonniers français, que je ne pus pas voir. Le palais des rois d'Écosse n'a pas de magnificence, mais il a de la grandeur dans sa simplicité. Les portraits des rois et des reines de ce pays, jusqu'à une époque très reculée, sont placés dans une vaste galerie. L'ancienne ville n'a rien de remarquable, elle n'a point de monuments publics dignes d'attention. Son palais de justice, ses bibliothèques, ses temples, ses salles de spectacles sont très médiocres ; mais la nouvelle ville est réellement très belle. On ne peut y bâtir qu'en se conformant, pour la construction extérieure, au plan donné par l'administration, pour son embellissement. Le genre est simple, mais de bon goût ; tout est en pierres de taille, d'un gris tirant sur l'ardoise. Les rues sont très spacieuses et garnies de larges trottoirs ; les portes sont en bois de couleur, très recherché, quelques-unes mêmes, en acajou ; les fenêtres sont à grands carreaux, et garnie de rideaux de taffetas. Presque tous les rez-de-chaussées sont en magasins, tenus avec la plus grande propreté. La partie qui donne sur le port a le plus superbe coup d'œil. Ce port est très grand et très fréquenté. Il était plein de bâtiments marchands. Les bâtiments de guerre n'y peuvent entrer. Ils restent en rade, où j'en ai vu plusieurs.

Ses habitants sont très appliqués au commerce, qui est considérable à Édimbourg ; ils sont humains, bienfaisants, mais un peu froids. Leurs mœurs m'ont paru pures ; la plus grande décence règne dans la société des femmes ; les équivoques en sont sévèrement bannies. Les Écossais sont très religieux, il observent rigoureusement le dimanche. Ce jour-là, il n'est permis ni de chanter, ni de danser, ni de jouer, non seulement en public, mais même dans l'intérieur des maisons, et l'on n'enfreint point cette défense.

Nous reçûmes, courier par courier, une réponse favorable du duc de Portland, et nous partîmes pour Londres. Perlet et Berthollon prirent la voiture publique, chargée des lettres ; elle va très vite et court jour et nuit. Nous nous donnâmes rendez-vous à Londres, d'où ils étaient partis lorsque j'y arrivai. Je les accompagnai jusqu'à leur voiture, et je me rappelle que la maîtresse du bureau où ils payèrent leurs places, nous supposant une grande importance, nous dit, dans son langage, qui nous fut à l'instant traduit : «Eh, messieurs, puisque vous allez en France, faites-moi le plaisir, quand vous y serez, de nous donner la paix !» Ce vœu pour la paix, nous l'avons trouvé dans toute la partie de l'Écosse et de l'Angleterre que nous avons parcourue. Baradeau et moi nous nous embarquâmes à Édimbourg. J'avoue que je ne me déterminai pas à prendre ce parti sans beaucoup de répugnance. Le souvenir très récent de mon naufrage me faisait encore frissonner ; mais je trouvais dans la route par mer une économie de dix guinées ; et les pertes immenses que j'ai faites, et le peu de fortune qui me reste, ne me permettaient pas de la négliger. Je me confiai donc de nouveau à cet orageux élément. Le voyage fut d'environ dix jours ; quelle immense quantité de navires ne vis-je pas dans ce trajet ! Mais en entrant dans la Tamise, ce ne fut plus qu'une forêt.

En débarquant, j'allai chez le duc de Portland, chargé de la partie du ministère qui regarde les étrangers. Il était à la campagne ; Mr. Flint, qui le suppléait, me reçut avec la plus grande honnêteté. Il avait été informé de mon naufrage, et m'en demanda les détails. Après les avoir écoutés avec le plus grand intérêt, il me fit des offres, sur lesquelles j'eus le bonheur de n'avoir qu'à le remercier. «Vous pouvez séjourner à Londres, me dit-il, tant que vous voudrez ; lorsque vous serez disposé à partir, je vous délivrerai un passe-port. On n'en accorde pas pour Douvres, mais vous trouverez à vous embarquer sur des neutres, par la Tamise.» Je m'occupai du soin de trouver un passage pour Calais ; je n'y réussis qu'au bout de quinze jours. J'employai ce temps à visiter Londres ; cette superbe ville est trop connue pour que je me permette d'en parler.

J'y vis beaucoup d'émigrés, et j'en ai peu rencontrés qui n'eussent le désir de retourner en France, pour y vivre tranquilles et ignorés. Les deux hommes dont je me suis le plus rapproché, sont Malouet et Lally-Tolendal, Ils réunissent, à de grands talents, un grand amour pour la patrie et pour la véritable liberté. J'ai très peu quitté Malouet ; Lally-Tolendal, qui habite Richmond, m'invita à aller le voir : j'y fus, et je passai une journée bien agréable avec lui. Richmond est un des plus beaux sites de l'Angleterre, et Lally-Tolendal un des hommes les plus aimables que j'aie jamais connus.

Aussitôt que je pus trouver un passage, j'obtins un passeport de l'honnête Mr. Flint, et je pris congé de lui. Je fus à Gravesend, attendre l'arrivée du bâtiment sur lequel je devais passer ; je m'embarquai sur la Tamise, et j'arrivai à Calais le 29 ventôse [20 mars 1800]. Il me serait impossible d'exprimer tout ce que je sentais en mettant le pied sur le sol de la France. Il faut avoir été proscrit, il faut avoir perdu l'espérance de revoir sa patrie, pour apprécier de pareilles sensations. Puisse-t-elle être au terme de ses trop longues agitations ! puisse le nouveau gouvernement cicatriser toutes les plaies qu'elles ont faites ! puissent, tous les Français n'avoir plus à redouter des mesures arbitraires, et trouver dans les lois cette garantie, sans laquelle il n'existe point de société.

_____________________________________

[Notes de bas de page.]

1.  

Proclamation du 9 vendémiaire an 8.

ARTICLE PREMIER.

La colonie est déclarée en état de siége.

ARTICLE II.

Toutes les propriétés publiques et particulières, tous les individus qui habitent la Guyane française, tous les moyens de toute espèce qu'elle fournit, sont en réquisition pour sa défense, et y restent assujettis jusqu'à un nouvel arrêté.

2.  [Note de l'éditeur.  Une variante de «nos patriae fines et dulcia linquimus arva, nos patriam fugimus» (Virgile, Égl. I) ; soit «nous abandonnons le sol de notre patrie, la douceur de nos champs, nous fuyons notre patrie».]

3.  Le même phénomène a été observé à Cayenne. Voici l'extrait qu'on vient de me communiquer, d'un journal tenu dans cette colonie.

«Dans la nuit du 20 au 21 brumaire [11, 12 novembre], vers trois heures et demie du matin, le ciel a paru éclairé des feux les plus brillans. Quelques personnes assurent même que ce phénomène a commencé vers minuit. Les feux avaient l'apparence de ce qu'on appelle étoiles tombantes ; mais ils laissaient une trace plus vive. Ils se croisaient dans tous les sens. Il s'en élevait de l'horison, sur-tout dans les parties du nord et de l'ouest. Lorsque, par instans, la lune, qui éclairait alors, était voilée par quelques nuages, la scène devenait plus magnifique et plus imposante. Elle n'a cessé qu'aux premiers rayons du jours. On n'a entendu aucun éclat. C'est un des plus beaux phénomènes qu'on ait observés ; et il est à desirer qu'on puisse constater quelles sont les parties du globe où il a paru. L'imagination ardente et la superstition des noirs leur a fair voir les choses les plus dommages. Les uns ont vu un trou dans la lune ; d'autres, un grande homme entouré d'enfans à ses genoux ; d'autres, une couronne. Quelques-uns sont très alarmés.»

Quelque puériles que soient ces remarques des Nègres, je n'ai pas de peine à croire ce qu'on en raconte dans ce journal. Ils sont, je l'ai déjà dit, extrêmement superstitieux.

4.  [Note de l'éditeur.  À propos, le phare de Kinnaird Head au nord du port de Fraserbourg, le premier à ériger sur le continent de l'Écosse, fut construit en 1787 par Thomas Smith ; en 1824, Robert Stevenson, beau-fils de Smith et grand-père du romancier Robert-Louis Stevenson, transforma radicalement l'appareil d'éclairage du phare et construit une tour à l'intérieur des murs du château originel.]


«Déportation et naufrage de J. J. Aymé» :
Index et Carte ; Annexe

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]