«DÉPORTATION ET NAUFRAGE DE J. J. AYMÉ, EX-LÉGISLATEUR ;...»; CHAPITRE 1
DÉPORTATION
ET
NAUFRAGE
DE J.-J. AYMÉ, EX-LÉGISLATEUR ;
SUIVIS DU TABLEAU DE VIE ET DE MORT DES DÉPORTÉS,
À SON DÉPART DE LA GUYANE,
AVEC
Quelques observations sur cette Colonie et sur les Nègres.
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Quaeque ipse miserrima vidi,
Et quorum pars magna fui.
(VIRGILE, Énéide, livre II, v. 5-6.)
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À PARIS,
CHEZ MARADAN, Libraire, rue Pavée
Saint-André-des-Arts, Nº 16.
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CHAPITRE 1 : LES PRÉLIMINAIRES.
Rien ne paraît moins intéressant dans la grande Histoire de la Révolution, que l'épisode des infortunes particulières ; car combien n'a-t'elle pas fait de malheureux, combien de personnes n'auraient pas de narrations à présenter au public. J'avoue aussi que je ne prendrais pas la plume pour l'entretenir des persécutions que j'ai essuyées, si je n'avais à lui offrir que le récit de mes malheurs personnels, quoiqu'ils soient aussi extraordinaires que multipliés. Mais je les ai partagés avec les plus honorables victimes ; ils rappellent des noms qui seront toujours chers aux gens de bien ; ils se lient à de grands événements ; ils peignent la cruauté des hommes qui avaient usurpé le pouvoir ; ils excitent l'indignation contre les vils agents de la tyrannie ; ils font sentir les dangers du mépris des lois, et l'horreur des mesures arbitraires ; et sous ces différents rapports, cet écrit peut quelque intérêt.
Une considération plus importante me détermine à le publier. Je ne sais si je m'abuse ; mais, en méditant sur les grandes calamités dont j'ai été ou témoin ou victime, il me semble apercevoir une progression décroissante, sinon des fureurs qui les ont commandées, au moins des atrocités qui les ont composées. Soit que l'exaltation ait été plus vive et plus extrême dans le principe ; soit que les artisans de nos maux aient craint de reproduire les mêmes scènes qui ont révolté ; il est certain que les premiers actes ont été les plus féroces, et que leur rage, qui ne s'est point adoucie, s'est depuis manifestée par de moins épouvantables effets. Ainsi, du massacre des prisons, on est venu à l'assassinat méthodique du tribunal révolutionnaire, de là aux fusillades des commissions militaires, et enfin à la déportation. C'est là, sans doute, une cruelle amélioration. Mais si l'espoir des gens de bien vient encore à être déçu, si notre fatale destinée nous réservé à de nouvelles crises ; l'humanité commande de bien faire connaître les déportations à la Guyane française, et d'apprendre que si le sang ne coule pas quand on les ordonne, les infortunés qui le subissent n'en sont souvent que plus malheureux.
Le sang n'a point coulé, a-t-on dit, en parlant du 18 fructidor. — Aucune tache de sang, aucun acte de violence ou de désordre n'a souillé cette journée. — La déportation doit être désormais le grand moyen de salut pour la chose publique. Cette mesure est avouée par l'humanité (1). — Hommes froidement barbares ! qui joignez la dérision au raffinement de l'assassinat, sachez que votre collègue Carrier aurait pu dire, comme vous, que le sang n'avait pas coulé ; car enfin on ne verse pas plus celui des personnes que l'on noie, que des personnes qu'on déporte. Mais si votre horrible humanité ne redoute que l'effusion du sang, suivez-moi dans les détails que je vais vous offrir, vos cœurs compatissants jouiront d'un spectacle digne de toute leur clémence (2). Je ne vous parlerai pas de vos collègues Pichegru, Barbé-Marbois, Laffond-Ladebat, Barthélemy, etc. etc., renfermés dans des cages de fer, traînés de cachot en cachot, de Paris à Rochefort. Cet événement est trop connu, pour qu'il soit nécessaire de le retracer. Mais venez voir Gibert-Desmolières et moi, pressés, foulés avec cent quatre-vingt-onze autres individus, dans l'entrepont d'une frégate ; respirant à peine, et ne respirant qu'un air empoisonné ; en proie à ce dégoûtant fléau, dont les hommes, entassés sur un bâtiment, ne peuvent jamais se garantir ; nourris des aliments les plus grossiers et les plus insalubres ; et, ce qu'il y a d'horrible à penser, condamnés à les partager avec les plus vils rebuts de la société, avec des hommes flétris par la main de la justice, qu'on avait eu l'infamie de nous associer. Venez voir les malheureux déportés, traînant une vie languissante, et luttant péniblement contre le trépas, sous une latitude brûlante, dans le climat le plus malsain, et dans une des parties les plus malsaines de ce climat. Et si ce tableau ne vous satisfait pas encore, s'il faut quelque chose de plus pour vous contenter, venez dans les déserts de Counamama, de Sinnamary, de la Guyane entière ; descendez dans ces fosses nombreuses que vous avez creusées, et contemplez les cadavres des victimes que vous y avez entassées... vous frémissez !... Mais rassurez-vous, le sang n'a point coulé, elles ont péri, comme vous le désiriez, lentement, douloureusement, succombant sous toutes les angoisses de la mort ; et cette mort n'a point fait d'éclat, elle ne vous a point importunés, elle n'a point troublé vos scandaleuses jouissances, elle n'a produit aucune sensation fâcheuse, elle a été, pour ainsi dire, ignorée.
Deux ouvrages ont déjà paru sur cette matière ; celui-ci contiendra des détails différents. Quoique compris dans la même proscription que les hommes qui les ont publiés, je ne me suis point trouvé avec eux, et j'ai couru une plus grande carrière d'infortune. Je n'emploierai ni fiction, ni exagération, tout sera narré avec la plus scrupuleuse exactitude. J'aurai le précieux avantage d'accompagner souvent mon récit de pièces justificatives, et j'espère qu'on me pardonnera de les transcrire. Ce n'est pas un roman que j'écris, c'est une histoire trop véritable. Il importe donc de ne pas omettre ce qui peut attester son authenticité ; il en résultera quelque longueur, mais ce sont des pièces semblables qui commandent la confiance, et le raisonnement ne saurait les suppléer.
Loin de moi tout esprit de ressentiment et de vengeance : je pardonne sincèrement à mes ennemis le mal qu'ils m'ont fait, trop heureux, s'il voulaient eux-mêmes me le pardonner ! Je m'abstiendrai soigneusement de parler de ceux dont j'ai particulièrement à me plaindre. Loin de moi, surtout, la criminelle pensée de rappeler de tristes souvenirs, dans l'intention d'exaspérer les cœurs, et d'entretenir un ferment dangereux. Je désire que le gouvernement puisse réussir dans le projet qu'il a de l'éteindre, et de rattacher tous les Français, quelles qu'aient été leurs opinions, au maintient de l'ordre et de la tranquillité publique, dont nous éprouvons tous le besoin.
Au retour de ma déportation, j'ai lu dans un rapport fait au Conseil des Cinq-Cents pendant j'étais à la Guyane, sur la conjuration du 18 fructidor an V, que mon nom est lié à tous les crimes du Midi. À la vérité, cette grave inculpation n'est suivie d'aucun détail, ni soutenue d'aucune preuve, parce que le rapporteur met en principe, que, de même qu'on ne cherche point à prouver la lumière, de même aussi est dispensé de prouver les diffamations qu'on se permet contre les gens qu'on a proscrits. Je pourrais ajouter qu'elle se trouve dans un libelle où il était honorable d'être outragé. Cependant elle a eu la plus grande publicité, puisque s'il faut en croire une brochure nouvelle (3, 4), le rapport a été distribué au nombre de 200 mille exemplaires ; elle peut avoir laissé des doutes dans l'esprit des personnes dont je ne suis pas connu. Celles qui jugent superficiellement, peuvent en conclure, qu'elle est peut-être exagérée, mais qu'il est probable qu'elle a quelque fondement ; car on ne dirait pas, sans doute à la tribune nationale, d'un homme absolument irréprochable, que son nom est lié à tous les crimes du Midi ; enfin cette inculpation doit être considérée comme le moyen principal qui a déterminé ma proscription. Tous ces motifs ne me permettent pas de la confondre dans les sentiments qu'inspire son auteur. Je me vois donc obligé de la réfuter, et de faire pour cela, une exposition abrégée de ma vie politique, qui n'a pas été moins orageuse avant qu'après le 18 fructidor. Cette partie qui tient entièrement aux événements de la Révolution, et que je resserrerai dans le plus courte espace, servira d'introduction à ma déportation.
J'ai beaucoup aimé la Révolution dans son principe. Je sentais les abus de l'ancien gouvernement, je voyais la possibilité de les détruire, et je désirais sincèrement seconder les efforts des hommes envoyer pour remplir cette honorable mission. Je ne me doutais pas encore que je ne seconderais que leurs passions. Ma prévention en leur faveur était si forte, que les événements les plus propres à la détruire purent à peine l'ébranler.
Mes principes, bien connus, me firent nommer procureur-général-syndic du département de la Drôme, au mois de juin 1790. J'en remplis les fonctions d'abord avec plaisir, ensuite avec dégoût, toujours avec la plus scrupuleuse délicatesse. Je sentais qu'il ne m'appartenait pas de juger les lois, et que mon devoir était de les faire exécuter, même quand je les trouvais mauvaises.
Pendant assez longtemps je fus investi de la confiance publique, et j'obtins les honneurs d'une approbation presque universelle ; mais lorsque les plus tarés se prétendirent les seuls patriotes (5), lorsqu'ils firent consister ce patriotisme dans les plus condamnables excès, obligé, par état, de les contenir ou de les réprimer, je devins suspect, et bientôt odieux. Après un exercice irréprochable, d'environ 30 mois, l'assemblée électorale qui nomma les membres de la Convention, me fit dire de me retirer, et pourvut à mon remplacement.
Rentré dans la vie privée, je me conduisis avec toute la circonspection que les circonstances exigeaient. J'échappai aux comités révolutionnaires, mais non pas à deux frères tout-puissants auprès du Comité de Sûreté Générale, qui avaient juré ma perte. Je fus arrêté et conduit de cachot en cachot, de charrette en charrette, depuis Montelimart jusqu'à Paris. Je fus toujours enchaîné depuis Valence. Je mis un mois en route, et n'arrivai que le 2 thermidor [20 juillet 1794]. On me plaça à la Conciergerie, et en huit jours, je vis passer plus de quatre cents victimes allant à l'échafaud.
Je m'attendais à subir le même sort, lorsque Robespierre et quelques-uns de ses complices, reçurent la juste punition de leurs crimes. Cette événement inattendu me rendit à la vie. Un mois après je sortis de prison, et je retournai chez moi, bien résolu de ne plus me mêler des affaires publiques. Un représentant en mission dans mon département, voulut me nommer maire de mon pays, je refusai. Il me nomma procureur-général-syndic de l'administration départementale, je refusai encore. Je fus appelé à Lyon, pour être agent de la commune, je fis un semblable refus, et plût à Dieu que par la suite j'eusse persisté dans ma résolution, je me serais épargné bien des maux !
Robespierre étant mort, il était naturel et politique qu'on rejetât sur lui toutes les horreurs qui s'étaient antérieurement commises. Il fut convenu qu'on appellerait ce temps de calamités, le régime de Robespierre. La Convention parut animée d'un nouvel esprit ; elle prétendit avoir été comprimée ; elle rapporta ou modifia quelques décrets désastreux ; elle tendit une main protectrice aux opprimés ; elle livra à l'indignation publique les oppresseurs subalternes. C'était, parmi tous ses membres, une émulation de bien faire, d'autant mieux sentie, qu'on était loin de s'y attendre. Il n'y eut pas d'âme honnête qui ne s'empressât de seconder la direction que Convention semblait vouloir donner à l'opinion, et j'avoue que je m'y employai de tous mes moyens. Mais bientôt elle fut elle-même effrayée du changement qui s'était opéré ; elle craignit que l'indignation qu'elle avait provoquée contre ses agents des comités révolutionnaires, ne l'atteignît ; elle sentait qu'elle n'était ni aimée ni estimée, et qu'elle serait trop faible devant la justice nationale, si elle se séparait de ses alliés naturels. Que fit-elle alors ? Elle profita habilement des excès, des crimes commis par des personnes qui, ne pouvant obtenir justice, se la firent elles-mêmes sur les assassins de leurs parents ; elle les exagéra : on n'entendit plus parler que de compagnies de Jésus et du Soleil, et de patriotes opprimés, et la protection la plus ouverte fut par elle accordée aux hommes qui l'avaient si puissamment secondée dans ses forfaits, et qu'elle avait depuis abandonnés. Il résulta de ce revirement, presque un état de guerre civile. Les Jacobins, protégés par la Convention, insultèrent les hommes qui l'avaient secondée lorsqu'elle avait voulue les comprimer ; et ceux qui s'étaient montrés avec le plus d'énergie furent le plus violemment persécutés. J'eus le dangereux honneur d'être de ce nombre. Un de mes amis, qui était en visite chez moi, fut tué le soir, à la promenade où nous étions ensemble, de trois coups de sabre dans les reins : on sent bien que l'on s'était trompé de victime. Plusieurs personnes présumées avoir directement ou indirectement participé à ce crime, furent arrêtées. Les gardes nationales voisines accoururent. On voulut forcer les prisons pour immoler les prévenus. Je fis les derniers efforts pour m'y opposer. Je réussis.
La Convention touchait à son terme ; elle venait de nous donner une troisième constitution, et l'on se flattait de voir ces hommes, qui ont laissé de si douloureux souvenirs, céder la place à ceux que la confiance publique leur donnerait pour successeurs. Ils rendirent les décrets des 5 et 13 fructidor [22 et 30 août 1795], et il leur plut de déclarer que le peuple les avait acceptés. Ces décrets et cette déclaration furent mis au rang des plus grandes calamités, et répandirent une consternation universelle. On résolut de ne pas y adhérer. Dans cette crise, j'oubliai ma résolution de ne plus me mêler des affaires publiques. Je me rendis à ma section, déterminé à faire tête à l'orage. Je fus nommé président. On y arrêta que les électeurs seraient tenus d'élire au corps législatif les hommes qu'ils jugeraient les plus dignes de leur confiance, sans aucune restriction. Cet arrêté, qui est devenu la source de toutes les persécutions que j'ai postérieurement éprouvées, fut imprimé et envoyé à toutes les assemblées électorales. Celle de mon département m'honora de son suffrage. Je me rendis à mon poste, à travers les mandats s'arrêt du Comité de Sûreté Générale, qui ne m'avait pas pardonné l'arrêté dont je viens de parler. J'échappai à trois commissaires du gouvernement, qui en étaient porteurs. Je trouvai, en arrivant, la fameuse loi du 3 brumaire [25 octobre 1795], vrai testament ab irato, de la Convention expirante. Je n'entrai pas moins au Conseil des Cinq-Cents. On se rappelle encore qu'après une longue discussion, où les partisans des principes se trouvèrent en minorité, cette inconstitutionnelle loi me fut inconstitutionnellement appliquée. Je fus le premier exemple et la première victime de la violation du pacte social. On me suspendit de mes fonctions législatives jusqu'a la paix générale, comme signataire d'un arrêté séditieux. Il fallut bien se soumettre à la force. Je restai à Paris, pour ne pas être accusé ni soupçonné des excès qui continuaient à se commettre dans les départements, et j'attendis tranquillement mon rappel.
On voit que j'ai été exclu de mes fonctions administratives, traduit enchaîné pendant cent trente lieues, jeté dans les cachots du tribunal révolutionnaire, frappé de nouveau de mandat d'arrêt, et suspendu de mes fonctions législatives, sans délit, sans accusation, sans jugement : le tout, pour avoir constamment montré le plus franc attachement aux principes éternels d'ordre et de justice qui doivent régir les sociétés, et quelquefois, peut-être avec imprudence, quoique toujours sans excès, l'inextinguible antipathie que j'ai pour les hommes de sang et de rapine, pour ces jongleurs politiques qui, avec leur jargon révolutionnaire, ensanglantent et pillent la France depuis plus de dix ans. Ma destinée était d'être toujours calomnié, toujours proscrit et jamais jugé ; et c'est ce que j'ai encore éprouvé lors de ma déportation à la Guyane. Mais j'avoue que je ne me serais pas attendu à trouver, dans un rapport répandu avec la plus grande profusion, que mon était lié à tous les crimes du Midi ; plus j'ai réfléchi sur cette inculpation, moins j'ai pu apercevoir quel pouvait en être, je ne dis pas le sujet, mais même le prétexte.
Pour que mon nom se liât à tous les crimes du Midi, il faudrait que je me fusse trouvé dans les lieux où ces crimes se commettaient : or, excepté le meurtre de mon ami, je n'ai été dans aucun endroit où ces crimes aient été commis. Huit jours avant mon entrée en administration à Valence, on y assassina le commandant de l'artillerie : huit jours après ma sortie, un officier de gendarmerie y fut pendu par des brigands. Pendant mon exercice, rien de semblable n'est arrivé, et j'ai eu plus d'une occasion de me féliciter de l'avoir empêché. Rentré chez moi, j'y ai exercé tranquillement mon état, et je ne suis presque pas sorti de mon pays. Je n'ai été qu'un seul jour à Lyon, en revenant des prisons de Paris ; je n'y suis retourné qu'en me rendant au corps législatif, et ne m'y suis point arrêté. Je n'ai jamais été à Marseille, à Tarascon, ni absolument dans aucun endroit souillé par des assassinats. Comment donc ai-je pu tremper, je ne dis pas dans tous les crimes du Midi, mais dans un seul de ces crimes, moi qui, heureusement, en ai toujours été éloigné, et à qui ils étaient aussi étrangers que ceux qu'on a continué d'y commettre pendant que j'étais à la Guyane ? J'atteste que je n'ai voté la mort de personne, que je n'ai contribué à la mort de personne, qu'aucun être, dans la nature, n'a le droit de me demander ni ses parents, ni ses amis, ni sa fortune, ni même de me reprocher la plus légère injustice. Je défie qui que ce soit de me contredire là-dessus.
Mais enfin, car j'avoue que quelque méprisable que soit par sa source, l'inculpation qui m'est faite, elle est en elle-même si horrible, quoique dénuée de faits et de preuves, que je ne peux m'empêcher d'en être affecté ; mais enfin, ai-je montré dans le cours de ma vie aucune des passions qui font commettre des crimes, et auxquelles on doit attribuer ceux de la Révolution ? L'ambition, la cupidité, la vengeance, le fanatisme politique, ces principaux auteurs de nos calamités, ont-ils jamais été les mobiles de ma conduite ? Peuvent-ils servir de prétexte à la calomnie ? C'est ce que je dois examiner.
L'ambition. J'ai, à la vérité, accepté la place de procureur-général, à la formation des départements, parce qu'alors je croyais qu'on voulait s'occuper du bien public, et que je m'honorais d'y concourir ; place qui m'était plus onéreuse qu'avantageuse ; place qui ne conduisait qu'à des persécutions celui qui ne voulait que faire son devoir. J'ai accepté celle de membre du corps législatif après la Convention, parce que j'espérais pouvoir contribuer à cicatriser les plaies qu'elle avait faites. Mais dans l'intermédiaire, j'avais refusé toutes les places qui m'avaient été offertes. Pendant que j'ai été au corps législatif, je n'ai fait ma cour ni au directoire exécutif ni aux ministres. Je n'ai même jamais été au Directoire, et ne connaissais aucun des directeurs. J'ai fortement appuyé la motion d'Henry de Longuève, pour qu'aucun membre du corps législatif ne pût accepter de places à la nomination du pouvoir exécutif, qu'une année après la cessation de ses fonctions législatives ; motion honorable, motion salutaire, qui aurait bien diminué le nombre de ces républicains si fiers à la tribune, si vils et si rampants auprès de la puissance directoriale. Assurément, ce n'est pas ainsi que se conduit un ambitieux.
La cupidité. Je ne suis pas de ceux qui ont cherché à se faire un patrimoine de la Révolution, et je ne crains pas qu'on me reproche d'en avoir profité pour faire ma fortune. Je puis dire, avec trop de vérité, qu'elle est la cause de ma ruine. Il y a bientôt cinq ans que je fus nommé au corps législatif ; depuis lors, mon cabinet, qui faisait presque mon unique ressource, est anéanti. J'ai contracté des dettes pour exister dans les prisons, sur les routes, à la Guyane, où le gouvernement ne me fournissait rien, et pour faire exister ma famille. J'ai perdu tous mes effets dans un naufrage ; j'ai considérable dépensé pour mon retour. En un mot, je me vois aujourd'hui sans fortune et sans état. Il ne me reste à peu près pour tout bien, qu'une femme, des enfants, des vrais amis, et, le meilleur de tous, une conscience sans reproche. Je crois pouvoir ajouter l'estime publique, que je sens avoir toujours méritée.
La vengeance. Après le meurtre de mon ami, ce meurtre commis par erreur de victime, je fus un de ceux qui contribuèrent le plus efficacement à repousser des prisons où étaient les prévenus, les gardes nationales qui voulaient les immoler. Dans cet ouvrage, je m'abstiens de nommer et ceux qui me firent traduire dans les prisons de la Conciergerie, et ceux qui m'ont fait mettre sur la liste de déportation, et tant d'autres dont j'ai beaucoup à me plaindre ; et cependant je les connais bien tous, et rien ne me serait plus aisé que de les diffamer sans calomnie. Non, la vengeance n'a jamais été et ne sera jamais dans mon cœur. J'avoue même que l'idée d'un serment de haine, quel qu'en fût l'objet, m'a toujours paru une idée affreuse, et je me félicite beaucoup de n'avoir jamais été forcé de le prêter.
Enfin le fanatisme politique. J'ai passionnément aimé la liberté et détesté le despotisme, aussi ai-je passé pour républicain sous la royauté, et pour royaliste sous la république. Ce n'est pas être fort adroit, mais c'est être constant dans ses opinions et dans ses goûts d'une juste indépendance. J'aurais désiré ne connaître d'autre empire que celui de la loi, et j'ai senti que je ne désirais qu'une belle chimère. Qu'ai-je fait ? je me suis soumis sans bassesse, et n'en ai pas été plus heureux. J'avoue que j'ai toujours vu avec un sentiment très pénible ces prétendus patriotes, tour-à-tour assassins et voleurs de leurs concitoyens. J'avoue encore que j'ai secondé de mon mieux et la Convention et les représentants en mission, lorsqu'ils se bornaient à les comprimer, au lieu de les faire juger et punir, ce qui aurait évité de grands maux ; mais je n'ai pas même, à l'égard de ces êtres coupables, la plus légère persécution à me reprocher.
Ainsi donc, non seulement je n'ai de fait participé à aucun des crimes du Midi, mais il est de plus bien évident que je n'y participais pas même d'intention. Je me bornais à faire des vœux pour que justice fût légalement à ceux qui avaient droit de la réclamer.
Après dix-huit mois de suspension, le second tiers arriva, et le premier acte que fit alors le corps législatif, fut de me rappeler avec quatre de mes collègues, frappés, ainsi que moi de paralysie politique, par la loi du 3 brumaire. Je repris mes fonctions avec d'autant plus de plaisir, que j'allais faire partie d'une majorité, animée du désir de détruire les lois révolutionnaires qui pesaient encore si cruellement sur la nation, de fonder la législation sur les principes de la justice, d'établir l'économie dans les finances, de forcer le Directoire à la paix, enfin, de l'obliger à gouverner constitutionnellement. C'était vouloir ce que voulaient nos commettants, mais c'était vouloir en même temps tout l'opposé de ce que voulait le Directoire ; je n'ai pas besoin de dire que je n'entends parler que du triumvirat, ceci ne saurait regarder ses victimes.
On se rappellera longtemps ces beaux, mais trop courts moments de la lutte que nous eûmes à soutenir contre les triumvirs et leurs adjoints au corps législatif, et les victoires que nous remportions graduellement sur ces éternels oppresseurs de la patrie. Les accents féroces du jacobinisme étaient étouffés ; la voix seule des principes se faisait entendre ; l'on respirait sans craindre des mesures arbitraires ; la confiance renaissait ; les manufactures, le commerce, l'agriculture se ranimaient ; les plaies révolutionnaires se cicatrisaient ; tous les cœurs honnêtes s'ouvraient à l'espérance ; déjà l'on voyait luire l'aurore du beau jour de la paix, objet constant de nos vœux et de toutes nos démarches ; les puissances étrangères la demandaient ; et quoi qu'on ait dit là-dessus, la demandaient sincèrement. Malmesbury était à Lille pour la négocier, et la brillante campagne d'Italie donnait le droit de la faire solide et glorieuse. Déjà nos soldats se voyaient au moment de goûter, parmi leurs concitoyens, les doux fruits de la reconnaissance nationale, et d'un repos conquis par les plus pénibles travaux et les plus étonnants succès ; déjà l'on touchait au bonheur... Le triumvirat en fut épouvanté : il jura de détruire l'édifice de félicité dont nous avions jeté les fondements, de nous replonger dans le chaos de l'anarchie, de perpétuer les horreurs de la guerre, et il ne jura pas en vain.
On sait avec quelle perfidie il nous calomnia jusque dans les armées ; avec quelle insolence il nous traita dans ses messages et ses discours publics ; les mesures de force qu'il voulut d'abord employer, en faisant dépasser, par les troupes de Hoche, le rayon constitutionnel ; les mesures préparatoires qu'il mit en usage, en plaçant aux différents ministères, et surtout à celui de la police, des hommes qui lui étaient dévoués, et dont l'immoralité, pour ne dire de plus, lui garantissait non seulement l'obéissance, mais la participation à tous ses forfaits : on sait l'appel qu'il fit aux Jacobins des départements de se rendre à Paris, et quel commandant militaire il nomma pour exécuter notre proscription : on sait, enfin, comment il la consomma.
À entendre nos proscripteurs, c'était nous, et nous seuls, qui formions obstacle à la félicité générale ; sans nous la République aurait été solidement assise, la tranquillité aurait régné dans l'intérieur, la paix aurait été faite, les impôts aurait été adoucis, le peuple français aurait été le peuple heureux de la terre ; tous ces avantages allaient être le résultat de notre éloignement. Le moyen de ne pas le bénir, de ne pas appeler la journée du 18 fructidor [4 septembre 1797], une journée immortelle, de n'y pas trouver le salut de la patrie.
Misérables imposteurs, qui vous jouez si impudemment de la crédulité publique, oui, vous la sauvâtes, la patrie, à cette déplorable époque, comme vous la sauvez depuis si longtemps, en la précipitant dans l'abîme de toutes les calamités ! Voyons un peu ce que vous avez fait ; rapprochons du tableau que j'esquissais tout à l'heure, celui qu'offrit bientôt la situation extérieure et intérieure de la France ; et que le public, que vous trompez depuis si longtemps, apprenne enfin à vous juger. Après avoir proscrit vos collègues, vous vous êtes empressés de chasser le négociateur anglais, qui était venu vous demander la paix ; vous lui donnâtes quarante-huit heures pour se retirer. Vous avez repoussé les plénipotentiaires des États-Unis ; vous avez complété la ruine de nos colonies ; vous avez ravagé et pillé la Suisse ; vous avez opprimé les républiques alliées ; vous avez fomenté la nouvelle coalition ; vous avez grossi le nombre de nos ennemis ; vous avez laissé nos armées dans le plus affreux dénuement ; vous avez, par vos scandaleuses dilapidations, préparé les échecs qu'elles ont subis et l'évacuation de l'Italie ; et lorsque des hommes, accoutumés à faire des prodiges de valeur, soutenaient la gloire chancelante du nom français dans des régions éloignées, vous les avez complètement abandonnés. Voilà pour le dehors. Au dedans, vous avez multiplié les déportations, les arrestations arbitraires, les commissions militaires, les exécutions, les états de siège ; vous avez anéanti les droits du peuple, en soumettant les choix des assemblées électorales à votre révision ; vous avez extorqué des sommes considérables, sous le prétexte d'une descente en Angleterre, que vous n'aviez pas le projet d'effectuer ; vous avez presque doublé les impôts ; vous en avez créés dont le nom n'était pas même connu dans l'Ancien Régime ; vous avez fait la banqueroute ; vous avez voulu déporter en masse une classe de citoyens que vous n'aviez l'intention de chasser que pour lui enlever les misérables restes de sa dépouille ; vous avez décrété les emprunts forcés, les réquisitions, la loi sur les otages ; vous avez ressuscité la Vendée ; enfin, vous avez détruit le peu de commerce qui renaissait, le peu de marine qui restait, englouti toutes les fortunes, sacrifié toutes les armées, anéanti presque une génération.
Tel est l'épouvantable résultat de l'immortelle journée du 18 fructidor. Ce n'est point ici un tableau d'imagination, ce sont des faits notoires que je vous rappelle, des faits consignés dans vos accusations respectives. Vous ne les révoquiez point en doute ni les uns ni les autres quelque temps après, mais vous vouliez les rejeter les uns sur les autres. Vous accusiez le Directoire, le Directoire vous accusait aussi, et vous aviez tous raison, car, un peu plus ou plus peu moins, vous étiez tous coupables (6).
Enfin cette lutte amena le 30 prairial [18 juin 1799], qui fut heureusement bientôt suivi du 18 brumaire [9 novembre 1799], époque à laquelle on proclama de grandes vérités. «La république, dit alors Bonaparte, est mal gouvernée depuis deux ans. — Vous avez violé la constitution au 18 fructidor [4 septembre 1797]. — Qu'avez-vous fait de cette France que je vous ai laissé si brillante ? je vous ai laissé la paix, j'ai retrouvé la guerre ; je vous ai laissé des victoires, j'ai trouvé des revers. Je vous ai laissé les millions d'Italie, et j'ai trouvé par-tout des lois spoliatrices et la misère. Qu'avez-vous fait de cent mille Français, tous mes compagnons de gloire ?... ILS SONT MORTS ! (7) —» Je reviens au 18 fructidor, première cause de tous ces malheurs.
Depuis longtemps les triumvirs et leurs complices au corps législatif, conspiraient contre les représentants fidèles à leur mandat, et s'occupaient des moyens de s'en délivrer. Les uns disaient que nous serions enlevés dans nos salles ; d'autres, qu'on viendrait nous arrêter dans nos lits ; tous, que nous serions sur-le-champ fusillés. Plusieurs de mes collègues ne couchaient plus chez eux. Je ne pris point cette précaution, mais le 17 fructidor [3 septembre 1797], à minuit, un de mes amis étant venu me dire que la conspiration allait éclater, et que je serais arrêté cette nuit même, j'acceptai l'asile qu'il m'offrit chez lui, où je trouvai Rouchon et Madier. Le lendemain matin, nous apprîmes que le Directoire avait fait investir par la force armée, le lieu des séances des deux conseils, arrêter plusieurs députés réunis dans la salle des inspecteurs des Anciens, et qu'on ne voyait dans les rues et sur les places voisines des Tuileries, que les appareils militaires les plus effrayants. Nous nous rendions à notre Conseil, lorsqu'on nous assura que Siméon, président, et une trentaine de nos collègues en avaient été expulsés la baïonnette dans les reins, et que pareille exécution avait été faite aux Anciens. Nous cherchâmes à nous rallier à ceux dont nous partagions les principes, et nous sûmes qu'ils étaient réunis en assez grand nombre chez l'un d'eux, rue de Gaillon, où nous nous rendîmes. Il n'y avait là que des membres du Conseil des Cinq-Cents, les Anciens étaient assemblés dans le voisinage. Chacun rapportait ce qu'il avait appris, les faits précédents furent unanimement confirmés, et, après différentes opinions, il fut arrêté que nous nous rendrions à notre salle à l'heure ordinaire des séances. Nos collègues des Anciens prirent la même détermination.
Nous partons à midi au nombre d'environ quatre-vingts députés, et nous nous présentons à l'entrée de la cour du Manége. Cette entrée était gardée par un piquet de chasseurs, qui refusa de nous laissa passer. Sommé au nom de la loi de nous ouvrir le passage, l'officier commandant le piquet, répondit qu'il avait reçu des ordres contraires d'un officier supérieur, qu'il allait faire appeler. Un instant après, celui-ci paraît, la sommation lui est renouvelée avec force, je vous rends responsable sur votre tête, lui dit Pastoret, des suites de votre résistance ; mais l'esclave du Directoire, sans s'amuser à lui répondre, commande au piquet de monter à cheval, de mettre le sabre à la main, et de nous disperser. Le piquet vint sur nous au petit galop, nous nous rangeâmes pour le laisser passer, et nous nous présentâmes de nouveau ; tandis que la sentinelle nous arrêtait, le piquet rappelé, revint prendre sa première position, et marcha pour la seconde fois sur nous. Il se mit alors au pas, garnit tellement le passage que, repoussés par le poitrail des chevaux qui nous eussent écrasés, si nous nous fussions obstinés à rester plus longtemps, nous nous vîmes forcés de nous retirer. Vainement nous nous recriâmes sur cette violence commise par des gens armés contre des hommes sans armes, contre les mandataires du peuple ; tout aussi vainement, Jourdan, des Bouches-du-Rhône, ouvrant sa poitrine, «Eh bien ! dit-il, puisque vous avez si peu d'égards pour notre caractère, consommez votre crime ; frappez, vous n'en aurez que mieux mérité des tyrans qui vous emploient comme les vils agents de leurs vengeances.» Les soldats, aussi insensibles à cette apostrophe qu'aux réclamations qui l'avaient précédée, n'en auraient pas moins foulé aux pieds de leurs chevaux notre respectable collègue, si nous ne l'avions arraché aux élans de son désespoir, et en quelque sorte emmené de force.
Beaucoup de personnes nous avaient suivis pour voir le résultant de notre démarche, elles furent repoussées avec nous, et se contentèrent de murmurer tout bas. Plusieurs autres paraissaient à leurs portes et aux fenêtres. On voyait bien le mécontentement, l'inquiétude, l'indignation même, peints sur les physionomies, mais on voyait aussi la consternation, et l'on se bornait à gémir. Nous apprîmes que nos collègues des Anciens s'étaient présentés comme nous pour entrer dans leur salle, et qu'ils en avaient été écartés à peu près de la même manière.
Sans trop savoir quel parti prendre, nous nous rendîmes dans le logement occupé par André, de la Lozère, rue Neuve-du Luxembourg, où nous nous trouvâmes près de cent cinquante. Nous arrêtâmes d'abord une adresse au peuple, sur la violence que nous éprouvons, et plusieurs de nous offrirent d'aller la porter au Directoire. Tandis qu'on la rédigeait, on vint nous annoncer qu'un piquet de chasseurs cernait la maison de Laffond-Ladebat, président des Anciens, qui était à vingt pas de celle où nous étions, et qu'il était arrêté chez lui avec quelques membres de son Conseil. J'ai su depuis, que le commissaire de police, à la tête du piquet, s'était trompé, et qu'il était allé chez Laffond, au lieu de venir chez André, où il aurait fait une plus nombreuse capture. Cette erreur donna lieu à Laffond et à ses collègues de représenter au ministre, qu'il se compromettait en les retenant plus longtemps. «Bon ! dit celui-ci, au point où je me trouve, un peu plus ou un peu moins de compromission ne doit pas m'arrêter, et il les fit conduire au Temple.» Quant à nous, notre premier mouvement, lorsque nous vîmes la maison de Laffond entourée par la force armée, fut d'aller nous y réunir, et de partager le sort de nos camarades. Nous nous mîmes même en marche pour exécuter ce dessein ; mais, sur l'observation que cette générosité ne les sauverait pas, et que c'était une folie de nous livrer nous-mêmes à des hommes capables des derniers attentats, nous nous départîmes de notre résolution.
Après l'enlèvement de nos collègues des Anciens, il ne fut plus question d'adresse ni de protestations. Que pouvaient des affiches contre des baïonnettes, et qu'aurions-nous appris à nos commettants ? qui est-ce qui ignorait la violence qui nous arrachait aux fonctions que le peuple nous avait librement déléguées, et que nous avions si dignement remplies ? qui est-ce qui n'était pas pénétré d'horreur contre nos tyrans ? Nous nous séparâmes vers les quatre heures, et nous nous ajournâmes au même lieu pour dix heures ; mais le plan de proscription commençant à percer, chacun prit ses mesures pour s'y soustraire, et lorsque je me rendis le soir chez André, à peine y trouvai-je dix de mes collègues. N'existant plus pour nous ni réunion, ni moyen de résistance, je me réfugiai à la campagne dans les environs de Paris, chez un honnête homme qui ne craignit pas de me donner asile.
Qu'avaient fait cependant les triumvirs pour secouer le joug constitutionnel que nous leur imposions et se débarrasser de nous ? Ces grands tacticiens avaient fait tirer, à trois heures du matin, le canon d'alarme qui devait servir de signal à leurs complices. Ils avaient fait arrêter plusieurs représentants dans la salle des inspecteurs ; ils s'étaient emparés de toutes les avenues, de toutes les places environnantes, de tous les ponts, qu'ils avaient garnis de canon ; ils avaient fait fermer les barrières, pour qu'aucune de leurs victimes ne leur échappât ; ils avaient pris des mesures pour que nous ne poussions pas pénétrer dans nos salles, ou que nous en fussions chassés. Ils avaient fait préparer l'Odéon et les Écoles de Chirurgie pour y recevoir les conjurés des deux Conseils, par lesquels ils voulaient faire consommer notre sacrifice.
Ce fut là que les triumvirs leur dévoilèrent, dans un message, notre grande conspiration, tandis que, d'une autre côté, ils proclamaient dans Paris que nous devions les poignarder, et QUE NOUS AVIONS DÉJÀ ATTAQUÉ LES POSTES QUI ENVIRONNAIENT LE DIRECTOIRE. Ils les invitèrent à nous proscrire. En matière d'État (8), dirent-ils, les mesures extrêmes ne sont appréciées que par les circonstances. Tout avait été convenu ; l'acte infâme, qualifié loi du 19 fructidor [5 septembre 1797], avait été préparé, et la proscription fut bientôt prononcée. On m'a assuré que le nombre des victimes devait être moins considérable, mais qu'ensuite les conjurés se firent des concessions respectives des représentants qu'ils n'aimaient pas. Il suffisait de leur déplaire, pour être mis sur la fatale liste. D'abord elle ne devait comprendre qu'un douzaine de membres du corps législatif ; cinquante-deux y furent inscrits, outre Carnot et Barthélemy, et quelques autres personnes, et ensuite un nombre à peu près égal de journalistes. On ne leur pardonnait pas plus qu'à nous le courage et le dévouement qu'ils avaient mis à combattre la tyrannie. Aussi le rapporteur qui proposa leur proscription, joignant la démence à la rage, ne craignit pas des dire : Leur existence accuse la nature — elle compromet l'espèce humaine.
Les triumvirs firent partir les proscrits dont ils avaient pu se saisir, dans des chariots en forme de cages de fer, fermés avec des cadenas, et plutôt faits pour conduire des animaux que pour des hommes. Je copie le commandant de l'escorte Dutertre (9). Ils lui firent remettre des instructions pour la route, dans lesquelles se trouvent littéralement les expressions suivantes : «Le général Dutertre se pénétrera si fort de la nécessité de prévenir toute occasion qui pourrait procurer ou favoriser la fuite, qu'en cas d'attaque de la part de quelque individu, ou d'insulte, il doit agir militairement sur condamnés, plutôt que de se les voir ravir.» On sait ce que c'est qu'agir militairement sur un citoyen, et on n'ignore pas combien il est facile de se faire attaquer ou insulter. Quelle Providence a donc veillé sur le sort de ces victimes ! Conçoit-on par quel miracle elles ont échappé à leurs bourreaux dans la longue et cruelle route qu'elles firent de Paris à Rochefort, lorsqu'après avoir lu, dans vingt endroits du mémoire de Dutertre, qu'il fut plusieurs fois question de les immoler, on y trouve ces paroles : «Collin et Guillet, (ses deux adjudants) avaient la confiance de deux des directeurs qui avaient dirigée les journées des 17 et 18 fructidor ; j'ignore s'ils avaient reçu des instructions particulières ; mais, à plusieurs reprises, la multitude qui se trouvait sur notre passage, a été provoquée à se porter à des excès.»
Pendant que mes infortunés collègues, miraculeusement échappés sur terre, courraient peut-être d'aussi grands dangers sur mer, j'étais dans la retraite qu'on m'avait procurée, attendant, non pas justice, je savais trop que ce sentiment était inconnu aux hommes qui m'avaient proscrit, mais quelque changement que les circonstances rendaient assez probables. Je savais que ces éléments de destruction ne s'accordaient point entre eux, et que les meneurs des deux Conseils, s'apercevant trop tard qu'en nous sacrifiant ils s'étaient mis à la merci du Directoire, se plaignaient hautement et de son despotisme et de leur nullité. Mais le temps n'était point encore venu ; et cependant un plus long séjour dans le voisinage de Paris, pouvant me faire découvrir, et compromette le digne homme qui m'avait donné asile, je revins, trois mois après, concerter, avec mes amis, le meilleur parti à prendre dans la situation critique où je me trouvais. Je m'étais auparavant assuré qu'aucun obstacle ne m'arrêterait aux barrières, où l'on laissait librement passer pour entrer et sortir, sans demander ni passeport, ni carte de sûreté.
Ils furent d'avis que je devais sortir de France, et s'occupèrent des moyens d'assurer ma sortie. Je logeai en attendant, chez l'un d'eux, négociant rue du Faubourg-Poissonnière. Il n'y avait pas huit jours que j'y étais, lorsque le 14 nivôse [3 janvier 1798], à huit heures du matin, il entre brusquement dans ma chambre et m'éveille en sursaut : «Vous êtes découvert, me dit-il, on vient vous arrêter, la force armée est dans la cour, habillez-vous vite, et nous aviserons aux moyens de vous sauver, s'il est possible.» Je m'habille à la hâte, n'ayant pas le temps de prendre mes bottes, je prends des souliers qu'il m'avait prêtés pour me servir de pantoufles, et je le suis dans un appartement où se trouvait une armoire dans laquelle il m'invite à me cacher. «Il est impossible, lui dis-je, qu'on ne vienne pas fouiller dans cette armoire, où je serai très certainement découvert. Pendant que les soldats sont encore dans la cour, faites-moi sortir par la porte du jardin. Je crois ce moyen meilleur que l'autre.» Il adopte mon avis. Nous courons au jardin, et l'instant d'après je me trouve dans la rue, le cœur bien soulagé de n'avoir plus rien à craindre pour un ami que sa bienfaisance pouvait compromettre sous un gouvernement aussi tyrannique.
C'était beaucoup pour lui, mais ce n'était pas assez pour moi ; car, que devenir ? où me réfugier avec des souliers en pantoufles, qui étaient très courts, et me laissaient à peine la faculté de marcher ? La rue était solitaire, et je n'étais guère importuné par le regard des passants. Ma première pensée fut de m'en éloigner, crainte que les sbires, informés de cette issue, ne vinssent pour la surveiller ; ma seconde fut de me retirer dans l'asile où j'avais déjà passé trois mois. Je m'achemine aussitôt du côté du boulevard, je prends un fiacre, et me voilà en route, persuadé que j'étais échappé à mes persécuteurs. Je ne fus pas longtemps dans cette erreur.
Arrivé à la barrière, le factionnaire s'approche de la voiture, et me demande ma carte. — «Ma carte ! elle est chez moi ; je passe ici tous les jours sans qu'on me la demande, j'ai donc cru inutile de la prendre, mais puisqu'il la faut, je m'en vais la chercher. — Cela ne se peut pas, parlez au chef du poste qui vous expliquera ce qu'il fait faire.» — Je parle à ce chef, et lui tiens le même discours. — «Le directoire, me dit-il, a fait entourer ce matin toutes les boutiques et magasins pour faire saisir les marchandises anglaises qui pourraient s'y trouver. En même temps il a fait donner ordre cette nuit, aux barrières, de ne laisser sortir personne sans carte ou sans passe-port, et de faire conduire ceux qui n'en auraient pas, au corps-de-garde. Plusieurs personnes y ont déjà été conduites, on va vous y conduire aussi, ce ne sera qu'une affaire de formalité,» et sur-le-champ il ordonne à un jeune militaire de m'y accompagner. Les paroles que je venais d'entendre me pétrifièrent. Je me rappelai très bien alors d'avoir vu devant différentes boutiques de la rue du Faubourg-Saint-Antoine, des pelotons de gens armés, auxquels je n'avais fait aucune attention, et je sentis un peu trop tard la sottise que j'avais faite de ne pas accepter la cachette de l'armoire que m'avait offerte mon ami. Je n'y aurais pas été découvert, puisque j'ai su depuis qu'on était pas même entré dans ses appartements. Mais comment aurais-je pu me douter qu'il s'agissait d'une mesure générale, qui m'était étrangère, et comment ne pas croire, au contraire, que la force armée n'était là que pour m'arrêter ? Qui est-ce qui ne s'y serait pas trompé comme moi ? Je suivis tristement mon jeune guide. Le trajet était très long, et il m'eût été facile de lui échapper, si j'avais été chaussé plus à mon aise. J'arrive au corps-du-garde, où je trouvai beaucoup de monde. Là étaient des membres de la municipalité, des bourgeois de garde, et plusieurs personnes arrêtés pour avoir négligé de prendre leurs cartes. On me demanda mon nom. — Aymé, dis-je, et on l'estropia au bas d'une liste où l'on en avait déjà écrit beaucoup d'autres. Je répétai ce que j'avais déjà dit au factionnaire de la barrière, pour obtenir d'aller chercher ma carte. Cela ne se peut pas, brusquement prononcé, fut toute la réponse. Un demi-quart d'heure après, on nous remit, au nombre d'une douzaine, à cinq fusiliers, qui nous conduisirent au bureau central, par un trajet encore plus long que le premier. Cette conduite se faisait avec la plus grande négligence, les conducteurs étant persuadés qu'aucun de nous n'avait rien à craindre, et que nous serions tous relâchés, aussitôt que nous nous serions fait connaître. Nous arrivâmes enfin, et nous fûmes placés dans une immense salle basse, pleine de gens, dont la plupart avaient la plus mauvaise mine. Je compris bientôt à leur langage, qu'un très nombre n'était pas là par l'effet d'une méprise ; et ne pouvant pas supporter de me trouver plus longtemps en aussi mauvaise compagnie, sentant très bien d'ailleurs qu'il ne me restait aucun moyen d'évasion, parce que quand on en serait venu à mon tour, il aurait bien fallu que l'on sût qui j'étais, je pris sur-le-champ mon parti ; et m'adressant à un des gardiens, «Faites savoir, lui dis-je, aux membres du bureau central, qu'un représentant du peuple est ici, et qu'il demande à leur parler.» Cet homme me conduisit aussitôt dans leur salle. Je me fis connaître, je fus placé à l'instant dans l'habitation du concierge, en attendant qu'on eût pris les ordres du ministre de la Police. Ces ordres arrivèrent le lendemain 15 nivôse [4 janvier 1798], et je fus conduit à la tour du Temple.
Me voilà donc enfermé dans la bastille moderne, où je trouvai près de quatre-vingts personnes de tous les âges, de toutes les classes, de toutes les opinions, de toutes les nations. J'y vis le chevalier d'Aranjo, ambassadeur de Portugal, et le commodore Sidney Smith, qui depuis s'est échappé. J'y vis un adjudant de Pichegru, nommé Badouville, qui était couvert de blessures reçues au service de la République. Cet homme, très brave, très honnête, était très simple, et l'on comptait beaucoup sur lui pour en faire un délateur de son général. Il disait à qui voulait l'entendre : «Ils me retiennent ici pour me faire déclarer que Pichegru a trahi ; ils me mettraient plutôt en pièces, que de me faire avouer une pareille imposture. Pichegru est un brave homme, un bon républicain, incapable de trahison. Vous êtes bienheureux, ajoutait-il en s'adressant à moi avec une touchante simplicité, vous êtes bienheureux d'aller à Cayenne ; je voudrais bien y aller, moi, joindre mon général : j'ai été compagnon de sa gloire, je le serais des ses malheurs.» J'y vis un nommé Armand, qui passait pour l'espion du Directoire, et qui, de concert avec Duverne de Presle, avait fabriqué des matériaux pour établir notre conspiration ; c'était au moins l'opinion reçue au Temple ; et ce qui aidait à l'accréditer, c'est que Duverne de Presle, impliqué dans l'affaire de Brottier et Lavilleheurnois, condamné à la réclusion par le même jugement, et compris, comme eux, dans ce qu'on appelle la loi du 19 fructidor [5 septembre 1797], n'a pas été conduit, comme eux, dans les déserts de Sinnamary. J'y vis un nommé François, qui, pendant un mois de suite, fut conduit, chaque jour, au ministre de la Police, pour y faire des dénonciations, dans l'espoir de recouvrer sa liberté par ce moyen odieux. J'y vis des prévenus d'émigration et de chouannerie. J'y vis enfin une quarantaine de personnes, parmi lesquelles se trouvaient des vieillards, des militaires, des paysans, et une dame de Dreux, bien intéressante, tous soupçonnés d'une chimérique conspiration, demandant vainement à être jugés, et ne pouvant pas l'obtenir. Entouré de tant de malheureux, j'oubliais mes propres infortunes ; mais ce qui m'affectait bien vivement, c'était de me trouver dans la même prison qu'avait occupée Louis XVI et sa malheureuse famille. C'est là qu'il faut aller pour méditer sur les grandes catastrophes, et pour sentir tous les dangers de la faiblesse dans les personnes qui gouvernent.
Le concierge était assez bon homme, mais sa femme était une de ces mégères qui se sont le plus distinguées par leurs excès révolutionnaires. À peine m'eut-on écroué, qu'elle s'empressa de répandre dans la prison qu'on venait d'y amener un des principaux égorgeurs du Midi. Heureusement elle était connue, et mon nom fut prononcé. Aussitôt tous les prisonniers honnêtes, et c'était la presque généralité, s'approchèrent de moi, me donnèrent les marques du plus grand intérêt, et me firent toutes les offres de services qui étaient en leur pouvoir. J'eus principalement à me louer de mon collègue Rémuzat, dont la nomination avait été annulée le 19 fructidor, qui avait d'abord été mis sur la liste de déportation, et en fut ensuite rayé, et qui se trouvait détenu pour affaire particulière. Il était le digne époux d'une femme bien estimable, qui, chaque jour, sans consulter ni le mauvais temps, ni sa mauvaise santé, venait de la place Vendôme au Temple, mêler, pendant trois heures, ses larmes à celles de son mari. J'ai appris, à mon retour, qu'il avait été cruellement persécuté, et qu'il n'a recouvré sa liberté que depuis le 18 brumaire [9 novembre 1799].
La tour du Temple est le lieu où l'on tenait les archives de l'ordre de Malte. Il faut, pour y arriver, traverser une première cour, l'hôtel autrefois occupé par le grand-prieur, et de mon temps par la gendarmerie, et une seconde cour, qui servait anciennement de jardin : elle conduit à une troisième cour entourée de murs très élevés, dans laquelle se trouve ce qu'on appelle la tour du Temple. C'est un bâtiment composé de plusieurs tours réunies, au milieu desquelles est un édifice quarré. Les murs sont de la plus grande épaisseur. Un lit en long entre fort à l'aise dans l'embrasure des fenêtres, qui sont revêtues de gros barreaux de fer. Les portes sont extrêmement épaisses. Celle de la chambre du roi est entièrement en fer : elles sont très multipliées. À l'entrée de la cour, il y en a deux en forme de guichet, qu'on ne passe qu'en se courbant. Il y en a une à l'entrée de la tour, une à l'entrée de l'escalier, une dans l'escalier à la séparation de chaque étage ; une à chaque étage à l'entrée des corridors qui entourent les appartements ; une enfin à l'entrée de chaque appartement. Le nombre des guichetiers était considérable ; et pour dernière précation, il y avait un corps de garde dans la cour, et des sentinelles à tous les coins. Les officiers et les soldats avaient ordre de ne point nous parler : ils exécutaient fidèlement cette consigne.
Je fus bientôt instruit du régime de la maison. Comme prisonnier d'État, je devais être traité en prisonnier d'État, c'est-à-dire avec les égards qu'on a, chez toutes les nations policées, pour les prisonniers de cette classe. J'imaginais qu'un représentant de la nation française aurait le même traitement qu'un commodore anglais, qu'un ambassadeur de Portugal, et je ne me trompai pas. Nous étions tous sous le niveau de l'égalité. Le gouvernement faisait donner, à chacun de nous, un lit de sangle, sur lequel était un matelas de deux pouces d'épaisseur, deux draps de lit d'une toile bonne pour les emballages, n'ayant guère plus de deux pieds de largeur, et une mauvaise couverture de laine ; et ces lits étaient tellement rapprochés, qu'il n'y avait pas trois pieds d'intervalle des uns aux autres. La nourriture était analogue, c'était du pain et de l'eau, et de la soupe une fois par jour. À la vérité, il était permis de se faire donner, en payant, même de faire venir du dehors, après le plus sévère examen, tout ce que l'on voulait pour sa nourriture et pour ses autres besoins. Mais ces douceurs-là, on ne les tenait que de sa bourse ; et la munificence directoriale ne s'étendait pas au-delà du grabat, du pain, de l'eau et de la soupe, auxquels le représentant, le commodore, et l'ambassadeur auraient été réduits comme bien d'autres, s'ils n'y avaient suppléé. À huit heures du matin, on ouvrait les portes de nos chambres, et il nous était libre d'aller dans toutes celles qui constituent la tour du Temple, et dans la cour. À quatre heures, on nous faisait rentrer dans la tour, et l'on disait un premier appel. La porte d'entrée ne se rouvrait plus pour nous que le lendemain. À huit heures, on nous enfermait dans nos chambres, après un second appel. Il y avait une classe particulière de prisonniers qui étaient au secret. Les uns se promenaient une heure par jour dans la cour, sans pouvoir communiquer avec qui que ce fût, les autres ne sortaient pas du tout. J'ai connu une dame qui avait resté quarante jours dans une tourelle, sans voir d'autre visage que celui des gardiens. Quant à la correspondance, rien ne partait, ni n'était reçu sans être attentivement lu par le greffier, qui remplissait son emploi avec beaucoup de rigidité.
Je passait un mois dans ce séjour, sans que le gouvernement parût s'occuper de moi. «On vous laissera ici, me dit-on, il n'y aura de déportés que ceux qui ont été arrêtés le 18 fructidor. Vos tyrans ont rempli leur but, en vous écartant de vos places. Ils font aujourd'hui tout ce qu'ils veulent sans obstacles, pourquoi vous enverraient-ils à Cayenne ?» Je ne partageais pas cette opinion, aussi ne fus-je point du tout surpris, lorsque, le 16 pluviôse [4 février 1798], le chevalier d'Aranjo m'ayant tiré en particulier : «On vient, dit-il, de me prévenir que le bureau central avait demandé au concierge la liste des prisonniers qui, aux termes de l'acte du 19 fructidor [5 septembre 1797], sont dans le cas de la déportation. Vous êtes du nombre, et je ne doute pas que sous deux jours, on ne vous fasse partir.» Je remerciai l'ambassadeur. Deux jours après, l'ordre du départ arriva, et le lendemain je fus emmené par trois gendarmes, avec un prêtre nommé Cardine, qui est mort à la Guyane.
Nous n'eûmes l'honneur ni d'une nombreuse escorte, ni d'une imposante artillerie, ni des cages de fer, comme mes collègues ; nous ne fûmes conduits que de charrette en charrette, de prison en prison jusqu'à Rochefort. Quelquefois, cependant, les gendarmes m'ont laissé marcher, et m'ont permis d'aller dans les auberges ; ils nous firent prendre la route de Tours par Versailles, Chartres, Vendôme, etc. Cette route, plus courte que celle d'Orléans, est aussi beaucoup plus mauvaise, et il n'y passe presque personne. Je me rappelle qu'ayant observé à un aubergiste qu'il devait mal faire ses affaires dans un pays aussi peu fréquenté, la femme présente, me dit ingénument : «Hélas ! monsieur, vous avez bien raison, nous ne faisons presque rien, et sans quelques déportés que la gendarmerie nous amène, il nous faudrait mettre la clé sous la porte». C'était en effet le moment du passage des nombreuses victimes, que le Directoire accumulait à Rochefort.
Nous fûmes joints à Châteaudun par un chanoine du pays, nommé Doru, âgé de 66 ans, incommodé d'une très forte hernie. Son nom s'était trouvé sur un liste saisie chez le grand-vicaire de Chartres-Dozier, qui fut aussi conduit à Rochefort. Il avait fait cette liste à l'insu du chanoine, qui ne s'en doutait pas ; et, ce qu'il y a de singulier, c'est que le grand-vicaire fut excepté de la déportation, et que le chanoine l'a subie. On l'avait arrêté dans le repas de noces d'une de ses parentes.
À Vendôme, nous couchâmes dans les prisons qu'avaient occupées Babœuf et les autres individus jugés par la Haute Cour nationale. Je ne pus m'empêcher de faire cette réflexion. Quelques-uns d'entre eux, après une accusation régulière, une instruction solennellement, une défense complète, ont été condamnés à la déportation, et le gouvernement les laisse très tranquilles en France ; je n'ai été ni accusé, ni défendu, ni jugé, et le gouvernement me fait conduire à la Guyane.
À Tours, le cortège devint très nombreux. Nous y trouvâmes dix prêtres et un apothicaire de Sarguemines, presque septuagénaire, auxquels nous fûmes réunis. On me dit que nous serions enchaînés, et que je ne ferais pas mal d'imiter Gibert-Desmolières qui, en passant, avait présenté pétition pour ne pas l'être, ce qu'il n'obtint qu'avec beaucoup de peine. J'avais été si souvent enchaîné, lorsque je fus conduit de Montelimart à Paris, qu'il m'était assez indifférent de l'être de nouveau. Aussi ne fis-je point de pétition, et je ne le fus pas.
Nous voyagions sur deux charrettes découvertes, chargées de nos personnes et de nos malles ou portemanteaux, sur lesquels nous étions assis sans que rien nous garantît de la pluie, de la neige et de toutes les injures de cette saison. La gendarmerie, à cause de notre grand nombre, s'était renforcée d'un piquet de chasseurs qui lui servait d'escorte. Je me souviens, qu'ayant obtenu la permission de marcher, un chasseur descendu de cheval, se mit à mes côtés, et comme les charrettes allaient très lentement, nous les devançâmes de plus d'une lieue, et nous nous trouvâmes seuls dans un pays couvert de bois. Ce chasseur, qui savait déjà qui j'étais : «Vous allez donc, me dit-il, à Cayenne, dans ce maudit pays d'où personne ne revient. — Oui, mon ami. — Parbleu, vous êtes bien bon, je sais bien, moi, que si j'étais à votre place, je n'irais pas. — Mais je ne suis pas tout-à-fait le maître, et vous voyez bien que je suis entre les mains de la gendarmerie. — La gendarmerie ! elle est à plus d'une lieue d'ici, et qui vous empêche de vous sauver dans ces bois qui sont à deux pas ? — Qui m'en empêche ! vous, car, quand même vous ne voudriez pas vous y opposer, je ne voudrais pas vous compromettre. — Oh ! s'il n'y a que cela qui vous arrête, vous pouvez bien partir. Je ne suis point chargé de votre garde, je ne suis ici que pour prêter main-forte en cas de rebellion. Vous n'en faites point, en vous en allant ; et, je vous le répète, à votre place je n'y manquerai pas.» Je serrai avec attendrissement la main de ce brave homme, et ne voulus point profiter de ses conseils.
À l'époque du 18 fructidor, mon premier mouvement fut de me soustraire à la tyrannie. Trois mois après, je cédai aux conseils de mes amis, qui voulaient me faire passer à l'étranger. Lorsque je me vis au Temple, je pris la résolution de subir mon sort, et d'aller à Cayenne, quand même je trouverais à m'évader. Je me déterminai, par les considérations qui ont engagé tant de maris, tant de pères de famille à se sacrifier. Je savais que le séquestre était mis sur le peu de bien que je possède, séquestre qui n'a été levé qu'avec beaucoup de peine, plus d'une année après la connaissance officielle de mon arrivée à la Guyane, et je connaissais assez nos proscripteurs, pour me douter que tout ce qui se serait soustrait à la déportation, serait traité en émigré, comme de fait, ils ont eu la barbarie de le décréter par la suite. Eh bien ! dis-je, puisqu'ils veulent me perdre, qu'ils se satisfassent, mais, au moins, sauvons ma femme et mes enfants des horreurs de l'indigence ; conservons-leur ma très modique fortune. Et ce sentiment l'emporta. Il l'emporta encore dans une autre occasion, dont je parlerai bientôt ; et si, par la suite, je me suis sauvé de la Guyane, ce n'est que lorsque je me suis vu entouré de cadavres, et que je me suis cru autorisé à venir à l'île d'Oléron.
J'arrivai avec mon brave chasseur à Saint-Maur, où nous fûmes joints deux heures après par le convoi. Nous devions coucher à l'auberge où nous soupâmes, mais le concierge des prisons s'étant plaint qu'on le frustrait de ses droits, le chef de la gendarmerie nous mena coucher en prison. Le lendemain, nous vînmes à Châtellerault, et nous fûmes encore coucher en prison. Quelle prison ! grand Dieu ! je voulus faire quelque représentation au geôlier : «Vous êtes, me dit-il, bien délicat, Pichegru, Barthelemy, et vos autres camarades, qui vous valent, je pense, y ont bien couché ;» et en effet, je sus que le vainqueur de la Hollande, que l'homme qui avait fait la paix avec l'Espagne et la Prusse, qui avait honoré la nation dans sa légation, et que toute la France avait appelé, malgré lui, au Directoire, avaient passé la nuit dans les cachots destinés aux plus vils scélérats. Après de tels exemples, je n'avais pas droit de me plaindre, et je me tus.
À Poitiers, la municipalité vint vous visiter, et donna des ordres humains au concierge, qui était déjà disposé à les exécuter. À Saint-Maixent, nous nous rencontrâmes avec plusieurs prisonniers anglais, qui venaient d'y arriver, et qu'on conduisait dans l'intérieur. Le commandant d'une compagnie d'infanterie qui les avait escortés, fut chargé de nous conduire à Niort. Cet homme n'avait pas l'air méchant, je crois même qu'il ne l'était pas, car il fit arrêter en route, pour nous laisser rafraîchir, et nous parla assez humainement. Mais il avait cette rigidité de service, qu'on trouvé très communément chez les Suisses et les Allemands, et qui faillit à nous être funeste. Il avait lu dans les ordres dont il était chargé, que nous devions être transportés en voiture, et il voulut que ce point fût littéralement exécuté. Malheureusement, il y avaient de Saint-Maixent à Niort, le plus horrible chemin de toute la route. Vainement nous le priâmes de nous laisser descendre dans les plus mauvais endroits, en lui représentant, qu'étant entourés d'une compagnie entière, nous ne pouvions pas lui donner de l'inquiétude. Ces représentations furent inutiles. «Les ordres ne le permettent pas, dit-il, il est écrit que vous serez sur des charrettes ;» et il fallut rester sur les charrettes. Ce fut un rare bonheur de n'en être pas précipité.
À Niort, où je séjournai, je fus témoin d'un spectacle bien affligeant. Vers les trois heures de l'après-midi, je vis entrer dans la prison plusieurs prêtres qui étaient depuis le matin en route, et qui avaient eu tout le jour la pluie et la neige sur le corps. Il y avait parmi eux un vieillard de soixante-quinze ans, qui avait été grand-vicaire à Bourges. Cet homme, très infirme, était horriblement meurtri par les cahots de la charrette, percé jusqu'aux os, et presque gelé. Il fallut le porter près du feu, et lui prodiguer beaucoup de secours pour le ranimer. On y parvint avec peine, il nous remercia avec sensibilité, et ne laissa échapper aucune plainte contre ses bourreaux.
Nous arrivâmes enfin à Rochefort, le 9 ventôse [27 février 1798] ; on nous conduisit à la municipalité, qui prit nos signalements. Elle m'envoya, avec le prêtre Cardine, à la prison de Saint-Maurice ; mes autres compagnons de route furent à celle de l'hospice militaire de la marine.
La première personne que je trouvai en entrant, fut le vertueux Gibert-Desmolières, qui avait été arrêté, quelque temps après Fructidor, dans une maison de campagne aux environs de Paris. On avait dit à la police qu'il y avait des émigrés dans cette maison, elle y fit faire une visite. À l'approche de la force armée, Desmolières se sauva dans les charmilles. Les soldats, voyant un homme qui fuyait, coururent après lui. La crainte d'être maltraité le saisit. Il se nomma. «Nous ne vous cherchions pas, lui dit-on, mais, d'après ce que vous venez de nous dire, nous ne pouvons éviter de vous emmener.» Il fut conduit au Temple, où sa mère octogénaire venait le voir tous les jours. Il était bien digne de toute sa tendresse. Je n'ai jamais vu un homme pousser si loin la piété filiale. Il ne parlait que de cette mère respectable, elle était toujours présente à sa pensée, et faisait le sujet de tous ses entretiens. Il avait été conduit à peu près comme moi, de Paris à Rochefort, avec Isidore Langlois, Jardin et Perlet ; dès qu'il me vit, il me serra dans ses bras : «Mon ami, me dit-il, nous sommes victimes de l'injustice, mais nous ne l'avons pas mérité, et cela doit nous consoler. Supportons-la avec courage. Puisse notre malheureuse patrie n'avoir pas à gémir de notre proscription !»
Le lendemain de mon arrivée à Rochefort, le négociant Pelletreau me fit remettre cent cinquante louis qu'il avait reçus pour moi. J'avais constamment refusé ce secours que l'amitié m'avait plusieurs fois offert à la prison du Temple ; on me décida alors à l'accepter, et il m'a été fort utile. Recevez mes remerciements, généreux ami, qui m'avez secouru avec tant de délicatesse ; et en attendant je puisse me libérer, apprenez, pour premier prix de votre bienfaisance, que vous m'avez rendu un service bien essentiel. Je crois lui être redevable de ma conservation.
La prison de Saint-Maurice était remplie : il y avait beaucoup de prêtres qui étaient entassés dans une grande salle, mal couchés, mal nourris, et traités avec inhumanité. À peine pouvaient-ils y respirer ; et l'un d'eux ayant ouvert le volet d'une fenêtre à barreaux de fer, pour se procurer un peu d'air, la sentinelle fit feu sur lui. La balle renvoyée de la voûte où elle s'était un peu amortie, blessa encore assez dangereusement un de ces malheureux. J'était avec Gibert-Desmolières, Perlet et trois autres prisonniers dans une petite chambre où nous étions moins mal. Richer-Serizi, que le Directoire avait fait arrêter en Suisse, et traduire à Rochefort, était avec Langlois dans une autre chambre. Ils s'occupaient d'un projet d'évasion, que ni Gibert-Desmolières, ni Perlet, ni moi ne voulûmes partager, quoique très vivement sollicités. J'ai donné mes motifs ; ceux de Perlet et de Desmolières étaient à peu près les mêmes. «Voulez-vous, disait celui-ci, lorsqu'on le pressoit de partir, que je laisse ma mère, qui a plus de quatre-vingts ans, exposée aux derniers besoins. Elle n'a, pour exister, que le peu de bien que je possédais ; je ne veux pas avoir à me reprocher de l'en avoir privée.»
Jardin, qui était dans la prison de l'hospice, venait de se sauver ; Serizi et Langlois en firent autant : ils sortirent tout uniment par la porte, dont on leur procura la clé : on a cru qu'ils s'étaient évadés par la fenêtre, parce qu'on trouva un des barreaux scié ; on y avait même attaché des draps, pendants extérieurement ; mais ce ne fut là qu'un jeu pour sauver le concierge, qui passa en jugement, et fut acquitté. Depuis mon retour, j'ai vu Langlois, avec d'autant plus de plaisir, que sa mauvaise santé n'aurait jamais pu résister, je ne dis pas au climat de la Guyane, mais aux horreurs de notre traversée : cet honnête et courageux jeune homme n'existerait pas.
Langlois et Serizi furent à peine partis, que l'ordre du départ général arriva. Le 21 ventôse [11 mars 1798], à neuf heures du matin, on vint nous dire de nous tenir prêts. À dix heures, on nous fit sortir et marcher au bruit du tambour, à travers deux haies de soldats, jusqu'à l'hospice de la marine. On nous y réunit à d'autres victimes, avec lesquelles nous continuâmes notre marche de la même manière, jusqu'au port. On a vu quelquefois de ces processions touchantes de malheureux captifs rachetés par les pères de la Merci : nous figurions une procession inverse, dans laquelle se trouve un prêtre de cette congrégation. On nous embarqua sur plusieurs gabares, qui nous conduisirent dans la grande rade, à bord de la frégate la Charente, commandée par le capitaine Breuillac. Je remarquai, pendant notre promenade dans les rues de Rochefort, ce que j'avais remarqué sur toute la route, depuis Paris, la consternation peinte sur toutes les physionomies, et l'air du plus vif intérêt. Un seul homme avait le visage radieux ; il était en grande tenue, le sabre au côté, le plumet tricolore sur la tête, et paraissait très fier du rôle qu'il jouait. C'était le commissaire du Directoire auprès de l'administration municipale.
Nous étions en rade entre la petite île d'Aix et l'île Madame, autrement dite l'île des Prêtres, parce qu'en 1794 et 1795, sur environ huit cents de ces malheureux qui restèrent très longtemps prisonniers à bord, il en périt plus de cinq cents, qui furent enterrés dans cette dernière île. Quelques-uns de ceux qui avaient survécu, se trouvaient parmi nous, et craignaient qu'on ne les laissât encore prisonniers à bord de la frégate ; car la plus cruelle et la plus dangereuse des prisons, est celle des navires. Nous restâmes dix jours en rade, retenus par les vents contraires et par la vue de deux frégates et d'un vaisseau anglais, qui vinrent nous observer de très près. Dans cet intervalle, on amena encore quelques victimes, et on en ramena deux à Rochefort, comme atteintes de démence. L'une était un prêtre de Bagnols, qui avait la folie de se croire cardinal, et qui d'ailleurs raisonnait assez sensément sur toute autre matière. Il était très doux et très gai. On lui parlait quelquefois du cardinalat, cette conversation lui plaisait beaucoup, et il la soutenait avec un sérieux tout à fait risible. Ce qui lui faisait le plus de peine dans sa position, était de ne pouvoir se trouver au conclave, que la vieillesse et les malheurs du pape lui faisaient regarder comme très prochain. Je n'ai jamais pu démêler si cette folie était réelle ou affectée : quoi qu'il en soit, elle n'en a pas moins servi à le soustraire à la déportation. L'autre était un ancien officier, chevalier de Saint-Louis, qui se nommait Jacob. Celui-là avait réellement l'esprit aliéné : il en avait donné différentes marques non équivoques ; mais la plus frappante fut de jeter d'abord froidement ses effets à la mer, et ensuite de s'y jeter lui-même avec la plus grande tranquillité. Quelques matelots eurent le temps de le retirer. Il parut insensible à ce bienfait.
Le recensement des déportés fut fait. Nous nous trouvâmes cent quatre-vingt-treize, dont environ les deux tiers étaient prêtres. Le tiers restant étaient composé de deux représentants, Gibert-Desmolières et moi, d'un imprimeur journaliste, Perlet, de plusieurs prévenus d'émigration, dont le plus grande nombre était de la classe des artisans ; et enfin, puisqu'il faut tout dire, de cinq individus condamnés pour vols. L'un d'eux avait déjà fait vingt ans de galères. Le Directoire avait cru nous avilir, par cette association, aux yeux des habitants de Cayenne. Son intention était que dans cette colonie on nous assimilât à ces malfaiteurs ; ses agents s'y sont parfaitement conformés. Chez les colons, au contraire, elle a produit l'effet qu'elle devait produire sur des âmes honnêtes ; elle les a pénétrés de la plus vive indignation pour les auteurs d'une telle infamie. Je la crois unique dans l'histoire de la Révolution ; car, sous la régime de la première terreur, on ne confondait pas, dans les prisons, les hommes détenus pour crime, avec ceux arrêtés pour des opinions.
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[Notes de bas de page.]
1. Voyez dans le Moniteur, les adresses, proclamations, rapports et discours sur le 18 fructidor.
2. On n'a jamais tant parlé de clémence qu'à cette époque (vide supra).
3. Voyez la page 21 du Départ du Temple, écrit dans lequel Dutertre, chargé de la conduite de Barthélemy, Pichegru, etc., à prétendu se justifier.
4. [Note de l'éditeur. Voici un extrait de ce livre de François Dutertre (1760-183?), Départ du Temple, pour Cayenne, des déportés des 17 et 18 fructidor, an V, avec les instructions curieuses données au général Dutertre, chargé de les conduire à leur destination, Paris, Desenne, 1800 ; spécifiquement du bas de la page 20 à la fin de la page 23, en orthographe actuelle.
«J'étais spécialement chargé de la surveillance des, individus condamnés à la déportation ; on conçoit quelle devait être la sévérité des ordres militaires pour la garde d'hommes revêtus, il n'y avait qu'un instant, d'un grand caractère, public, tenant à un parti puissant. Néanmoins l'auteur du roman des déportés de fructidor, publié au nom de Ramel*, convient que le jour même de l'arrestation, toute communication avec leurs femmes et leurs amis a été permise à ceux qui venaient d'être saisis en flagrant délit ; pour me servir de l'expression du rapporteur Bailleul, membre actuel du tribunat, chargé spécialement de prouver qu'il existait une conspiration contre la république, lequel rapport a été distribué au nombre de plus de 200 mille exemplaires. [* Jean-Pierre Ramel (1768-1815), Journal de l'adjudant-général Ramel, commandant de la garde du Corps législatif de la République française, l'un des déportés à la Guiane après le 18 fructidor, sur les faits relatifs à cette journée, sur le transport, le séjour et l'évasion de quelques-uns des déportés, Londres, 1799.]
Mes concitoyens ne doivent me considérer que comme soldat, subordonné aux ordres de son général ; mes lecteurs verront si j'ai, de mon autorité, interprété les ordres qui m'étaient intimés, au préjudice des dix-huit condamnés à la déportation ; et le général Augereau ne faisait qu'exécuter les ordres du gouvernement.
Il y a plus d'un an que je pouvais répondre victorieusement aux différentes diatribes. relativement à la conduite des dix-huit déportés, dont j'ai été chargé par ordre de mes supérieurs ; mais tout ce que j'aurais pu dire n'aurait pas convaincu. Je saisis la circonstance du retour d'une partie des déportés, qui pourraient, s'ils étaient de mauvaise foi, me démentir : il suffira, à ma tranquillité, d'avoir le témoignage du citoyen Barthélemy, nouvellement nommé membre du sénat conservateur.
Suis-je plus coupable que le Directoire qui a dénoncé aux deux conseils une conspiration contre la République ?
Suis-je plus coupable que le corps législatif, qui a condamné, sans entendre, soixante représentants du peuple, et cinquante journalistes, à la déportation ?
Suis-je plus coupable que toutes les autorités constituées des 90 départements, qui, sur les déclarations du Directoire et celles des deux conseils, ont envoyé des adresses de félicitations sur la célèbre, disaient-elles, journée des 17 et 18 fructidor ? Quel sort est donc réservé à tous les fonctionnaires publics qui sont chargés d'exécuter les lois ?
Il n'y a pas de raison pour que tous les défenseurs de la patrie ne soient un jour proscrits pour avoir combattu nos ennemis, par ordre de leurs supérieurs.
Il n'y a pas de raison pour qu'un jour Bonaparte ne soit déclaré coupable de trahison, pour avoir conquis l'Italie.
Me fera-t-on mon procès pour n'avoir pu refuser d'obéir aux ordres de mon général, d'Augereau enfin, qui avait mérité l'estime de Bonaparte dans les différentes affaires où il a déployé le plus grand courage?
Me fera-t-on mon procès pour avoir empêché d'égorger les dix-huit déportés qui m'étaient confiés ?
Si tel est le sort des amis de la liberté, qui ont versé leur sang pour leur patrie,
mes dix-neuf blessures me conduiront-elles à l'échafaud, ou tout au moins me condamneront-elles à l'infamie ?
Me fera-t-on mon procès pour avoir prévenu ma patrie des projets exécrables des Anglais, lors de la descente à Quibéron ?
La famille des Dutertre serait-elle destinée à être sacrifiée ? car le premier ministre
de la Justice, sous la Révolution, en 1790, (Duport-Dutertre) était mon parent ; il a été guillotiné, sans jugement, le 8 frimaire an II ; il n'avait commis d'autre crime que d'être patriote.»]
5. Ce beau titre, qui suppose toutes les vertus, a été longtemps usurpé par les hommes qui réunissaient tous les vices. Rien n'est assurement plus respectable qu'un patriote de fait ; rien n'est plus méprisable et souvent plus exécrable qu'un patriote de nom. Combien le nombres des premiers a été petit ! Combien celui des derniers a été considérable ! Et de quels maux ces êtres immoraux, qui faisaient le métier lucratif de patriotes, n'ont-ils pas accablé la nation ! Aussi les vrais amis de la patrie craignent-ils beaucoup d'être pris pour des patriotes.
6. On voudra bien faire attention que je ne parle que des corps en masse, et que je ne confonds pas les individus. Ce qui prouve la justesse de mon observation, c'est qu'une partie des faits que j'ai récapitulés, est tirée d'un discours de Lucien Bonaparte, auquel ils étaient étrangers.
7. Voyez le Moniteur, numéros 49, 50 et 51 de cette année.
8. Gabriel Naudé (1600-1653), dans ses Considérations politiques sur les coups d'estat, Paris, 1669 (d'après la copie de Rome, 1667), qui étaient sans doute le catéchisme de nos modernes Machiavels, appelle aussi la Saint-Barthélemi, un coup d'État. Il fait l'apologie des opérations de cette journée, qu'il trouve justes, mais incomplètes. Quand on lit dans cet ouvrage, qu'on peut, en matière d'État, prendre des mesures extrêmes pour se débarrasser de ses ennemis, voire même, s'il faut les dépêcher secrètement, sans passer par toutes les formalités d'une justice réglée, on peut le faire, on croit entendre les proclamations, les rapports, les motions du 18 fructidor.
9. Voyez le Mémoire de Dutertre, op. cit., pages 28, 30, 31 et 43.
«Déportation et naufrage de J. J. Aymé» :
Index et Carte ; Chapitre 2
[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]