«DEUX VICTIMES DES SEPTEMBRISEURS [LES BIENHEUREUX FRÈRES LA ROCHEFOUCAULD]» DE
LOUIS AUDIAT ; CHAPITRE 19


CHAPITRE 19. — Robinet accepte. — Sa lettre. — Discours du président. — Circulaire aux habitants pour expliquer l'élection. — Adresse à l'Assemblée nationale ; — au roi. — Le Moniteur. — Notes de bas de page.


Pendant que le canon et les cloches annonçaient l'élection de Robinet à la ville et aux faubourgs, un courrier en portait immédiatement la nouvelle à celui qu'elle intéressait le plus. Le curé de Saint-Savinien-du-Port était en outre prié de se rendre le lendemain à une messe qui serait célébrée en son honneur. Il ne vint pas ; mais il envoya son acte d'acceptation:

«Saint-Savinien, 28 février 1791.

«Messieurs, quoique je ne puisse me dissimuler mon insuffisance pour la place éminente à laquelle vous m'avez fait l'honneur de m'élever, je croirais manquer à la reconnaissance que je vous dois, si je vous mettais par mon refus dans le cas de faire un autre choix et de vous faire peut-être douter de mon civisme dont je ne cesserai de me faire gloire. Soyez persuadés, messieurs, que je chercherai tous les moyens de prouver mon attachement à la Constitution, et de vous convaincre des sentiments aussi sincères que respectueux avec lesquels je suis, messieurs, votre, etc.

«ROBINET, curé de Saint-Savinien

C'en était fait. Robinet s'asseyait sur le siège de saint Eutrope, de saint Ambroise, de saint Léonce, de saint Vivien, de saint Pallais. Il s'y asseyait par la volonté de 212 électeurs sur 800, malgré les protestations du pasteur légitime, en dépit de l'anathème fulminé par le chef de l'Église.

Le président alors éleva sa voix solennelle. Il faut écouter cette effusion de lyrisme : «Le despotisme est abattu ; nos fers sont brisés. L'ancienne administration est changée ; et aux agents de l'autorité arbitraire ont succédé des administrateurs citoyens, dont la moindre vertu est le désintéressement.

«Des abus immenses s'étaient glissés dans le clergé. Les dignités se donnaient aux plus intrigants et rarement au mérite. Un protégé sans talents était préféré à l'homme instruit et éclairé ; et souvent le courtisan flatteur et corrompu s'élevait sur les ruines de l'humble vertueux. Ces maux étaient intolérables ; ils ne pouvaient durer plus longtemps. Il était de la prudence et de la sagesse de nos législateurs de faire cesser ce scandale et de le détruire sans retour. Le moyen le plus efficace était de rendre aux peuples le droit d'élire leurs pasteurs, et ils l'ont décrété. Par là, ils ont proscrit la simonie, banni la faveur, déconcerté l'ambition et l'intrigue, et ont assuré à la vertu la récompense qui lui est due.

«Vous venez, messieurs, d'en faire la douce expérience, en élisant votre évêque. Vous n'avez suivi que les lumières de votre conscience, et vous n'avez consulté que les vertus de celui qui faisait l'objet de vos vœux. Puisse-t-il jouir longtemps de l'estime de ses concitoyens et de leur amour, gouverner avec soin des brebis qui doivent lui être chères, et prouver par sa conduite que le peuple se trompe rarement dans son choix, et qu'il est presque toujours conforme à celui de Dieu. Que je m'estime heureux, messieurs, d'être dans ce moment l'instrument de la loi et votre organe ! C'est, en effet, au nom de la loi, et comme président de l'assemblée électorale, que je proclame M. Robinet, curé de Saint-Savinien, évêque du département de la Charente-Inférieure.

«Peuples, reconnaissez votre pasteur ; suivez ses conseils ; imitez son attachement à la loi, souvenez-vous de respecter le ministre de Jésus-Christ. Filles de Sion, réjouissez-vous ; votre époux va venir bientôt à vous, remplir de douceur et accompagné du cortège brillant des vertus ! Portes du sanctuaire, ouvrez-vous à sa voix ; et vous, lévites, entonnez les hymnes sacrés ; que les voûtes de ce temple retentissent de nos chants d'allégresse et remercient avec transport et avec reconnaissance l'Être suprême du don qu'il nous a fait».

Briault était avocat.

Après cet accès de fureur poétique et ce débordement d'enthousiasme, le président proclama Robinet évêque. Le curé de Courcoury, Guillaume Lay, un des électeurs, monta à l'autel et célébra la messe. Les officiers municipaux, les officiers et soldats du bataillon d'Agenois, la garde nationale, assistaient à la cérémonie. On chanta un Te Deum «à grand chœur» ; et l'assemblée se sépara à onze heures et demie du matin (1).

Les électeurs avaient décidé qu'une circulaire serait adressée à tous les citoyens de la Charente-Inférieure pour les instruire de leurs devoirs religieux à l'égard du nouvel élu, et les bien convaincre qu'ils étaient complètement déliés de toute obligation morale envers leur ancien pasteur. De plus, une lettre devait être envoyée à l'Assemblée nationale et au roi pour les féliciter du décret sur l'élection des évêques et leur faire connaître le nom d'Isaac Robinet. Pour rédiger ces pièces qui furent toutes trois imprimées «à Rochefort chez J.-B. Bonhomme, libraire, imprimeur du roi, l'an second de la liberté française», et que signèrent seuls René Briault, président, et Jean-Aimé Delacoste, secrétaire, le 1er mars 1791, furent désignés Bernard des Jeuzines, plus tard connu à la Convention sous le nom de Bernard de Saintes, Jean-Jacques de Bréard, conseiller en l'élection de Marennes, depuis membre de la Convention et du Comité de Salut Public ; Joseph Eschassériaux, avocat au parlement de Bordeaux, président de l'élection de Marennes, depuis député à la Convention ; Pierre Rodrigues, trésorier de France à La Rochelle ; Jean-François Hérard, ex-procureur au présidial de La Rochelle, et Jean-Aimé Delacoste, secrétaire de l'assemblée. La circulaire aux habitants de la Charente-Inférieure, espèce d'instruction synodale, n'a rien de saillant. C'est une déclamation dans le goût du temps :

«Citoyens, disait-elle, les électeurs que vous avez honorés de votre confiance ont toujours devant leurs yeux leurs citoyens, leur frères ; ils n'ont pu se rassembler une seconde fois, sans penser à vous, aux plus chers intérêts qui vous touchent. Appelés par la loi, nous venons de remplir le plus auguste des devoirs ; nous avions à choisir un évêque, nous avons trouvé un vrai pasteur, un père ; nous l'avons placé sur le siège qui ne doit plus être que celui des vertus et de l'amour des loix. Heureux du choix que nous avons fait, nous venons nous entretenir avec vous et porter notre surveillance fraternelle sur votre situation présente (2)...»

«La Révolution s'achève, citoyens ; tous les dangers vont bientôt disparaître ; le fanatisme s'agitera peut-être encore pour vous égarer ; mais le zèle de votre nouveau pasteur veillera pour vous instruire. Songez que vous êtes entourés d'amis prêts à vous avertir des pièges que l'on essayerait de semer sous vos pas et prêts à vous défendre. Songez que vos braves frères, les gardes nationales de ce département, vos concitoyens que vous avez placés dans les corps administratifs, songez que tous veillent pour vos intérêts ; liés à vos destinées, inséparables de vous, nous avons partagé vos sollicitudes ; nous venons d'assurer votre bonheur.

«Nous sommes vos frères et amis, les électeurs du département de la Charente-Inférieure.

BRIAULT, président. DELACOSTE, secrétaire.  Saintes, le 1er mars 1791.»

L'adresse à l'Assemblée nationale est du même style. Il faut y noter un magnifique éloge de Robinet et une vive protestation d'attachement «à la foi de nos pères».

«Messieurs, vos sages décrets ont fait disparaître ces loix tyranniques, ces usages bizarres qui dégradèrent pendant tant de siècles le plus beau royaume de l'Europe. Vous avez rendu à l'homme toute sa dignité et au citoyen ses droits si longtemps méconnus. La religion, ce ressort puissant des empires, ce lien sacré qui unit le ciel à la terre et l'homme à Dieu, la religion va vous devoir un nouvel éclat (3)...»

«Un prêtre citoyen qui ne doit sa réputation qu'à ses vertus, un pasteur vénérable qui veille sans cesse au soin de ses brebis et qui s'en fait aimer, M. Robinet enfin, curé de la paroisse de Saint-Savinien, privé de ces titres pompeux, de ces brillans avantages de la fortune ou du hazard, qui conduisoient d'heureux privilégiés aux premières places du sacerdoce, voilà l'homme que nous avons choisi, que nos suffrages ont élevé à la dignité d'évêque de ce département ; voilà celui qui nous fera chérir et respecter par ses exemples la foi de nos pères. Sous ses heureux auspices nous verrons le calme renaître dans son diocèse, l'envié elle-même se taire au récit de ses vertus, et les flambeaux du fanatisme s'éteindre aux pieds du siège épiscopal où nos vœux l'appeloient, où nos mains l'ont porté. Ses mœurs honoreront notre choix ; et la douceur persuasive de ses leçons, en dissipant de funestes erreurs, nous fera bénir encore la Constitution qui nous l'a donné.»

La lettre au roi est un morceau de prix. Elle est courte. Louis XVI y est comparé au curé de Saint-Savinien, et tous deux sont aussi dignes de commander : l'un à France, l'autre à la Charente-Inférieure.

«Sire, le procès-verbal des électeurs du département de la Charente-Inférieure concernant l'élection d'un nouvel évêque, est un hommage digne du cœur de Votre Majesté. C'est à vous, c'est au vertueux Louis XVI, au fils aîné de l'Église, que nous nous empressons de présenter M. Robinet, curé de la paroisse de Saint-Savinien, objet de notre choix, l'image des vertus qui vous caractérisent. Un évêque patriote mérite que Votre Majesté joigne aux suffrages des représentans du peuple qui l'ont élu, celui d'un roi citoyen qui s'est déclaré l'ami, le protecteur de la Constitution, et qui met son bonheur et sa gloire dans la félicité qu'elle promet aux Français dont il est le monarque et le père !

«Nous sommes avec un profond respect, Sire, etc.»

Un peu moins de deux ans après, trois des auteurs de cet éloge du «roi-citoyen, protecteur de la Constitution, monarque et père des Français», votaient sa mort (4).

Ainsi, grâce à 212 électeurs catholiques ou protestants, dévots ou irréligieux — et si on les examinait l'un après l'autre on trouverait peut-être dans ce nombre quelques fervents catholiques — tout fidèle devait s'incliner sous la main bénissante d'Isaac Robinet, quand Henri Grégoire ou Thomas Lindet l'aurait oint du chrême épiscopal. Et ceux qui ne voudront pas le reconnaître seront des réfractaires. Et ceux qui iront se confesser à d'autres qu'à ses acolytes seront des violateurs de la loi. Il n'en est pas du prêtre pourtant comme du juge ou du gendarme. Je puis ne pas admettre son pouvoir ; cependant je suis forcé d'y avoir recours. Mais aucune puissance humaine ne me peut contraindre à donner ma confiance à qui ne l'a pas. On avait vu les parlements forcer les curés à absoudre et à communier des mourants. On allait voir les fidèles obligés de subir le prône, la messe et l'absolution de curés dont ils ne voulaient pas. La tyrannie déjà odieuse devenait grotesque.

Le Moniteur universel, qui à la table nomme Robinet Jean-Étienne, apprit, le 11 mars 1791, deuxième année de la liberté, aux 89 départements qu'un évêque de plus était sorti de l'urne électorale. Sans enthousiasme du reste il mit sous la rubrique : Département de la Charente-Inférieure, La Rochelle, le 4 mars, ce simple entrefilet où il trouva moyen selon son habitude de commettre deux erreurs : «Le 1er de ce mois, l'assemblée électorale s'est assemblée à Saintes, pour procéder à l'élection de l'évêque du département. M. Robinet, curé de Saint-Savinien, a réuni la majorité des suffrages au troisième scrutin.»

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[Notes de bas de page.]

1.  Le procès-verbal de cette réunion fut imprimé à Saintes par Toussaints, imprimeur du département de la Charente-Inférieure.

2.  Elle continuait : «Vous jouissez de la liberté ; vous en ressentez les avantages ; mais plus elle vous devient précieuse et chère, plus on fait d'efforts pour vous l'enlever ou vous la faire haïr : les mêmes hommes vouloient rendre éternelles les chaînes que vos mains généreuses ont brisées, qui vouloient vous tenir toujours asservis sous le joug des abus, des préjugés et de l'infortune, s'efforcent encoure de rallumer les torches du fanatisme, et de changer en jours affreux, les jours d'union et de concorde qu'il voient avec douleur luire pour vous. Désespérés jusqu'ici de voir tomber tous leurs projets, ils ont osé associer à la religion leur cause impie ; ils ont placé leur dernier espoir dans les troubles qu'ils tentent de répandre, en voulant persuader au peuple que cette religion est attaquée par les loix. Quels autres prétextes emploieront-ils encore, lorsque le peuple éclairé aura déjoué leurs projets ?

«Les insensés ! quand la nation s'affermit de plus en plus dans la plénitude de ses droits, quand la volonté générale se déclare, ils s'arment contre cette volonté souveraine ; et, dans leur coupable délire, ils calomnient l'ouvrage de vos représentants.

«Citoyens, ces dignes représentants, que vous avez choisis, ont fait les loix que vous auriez faites vous-mêmes ; inspirés par le génie du bien, par l'amour de leurs frères, ils n'ont cherché partout que votre bonheur. Nul peuple ne fut soulagé à la fois de plus d'infortune, ne reçut tant de bienfaits. Peut-on vous faire croire encore qu'ils aient voulu vous voir malheureux ?

«Tandis que vos législateurs travailloient à rendre à la religion tout son éclat, on a voulu vous faire entendre qu'ils cherchoient à la détruire ; tandis qu'ils ramenoient le culte à ses beaux jours, à sa sainteté première, tandis qu'ils éloignoient de ses ministres cette scandaleuse opulence qui en faisoit la corruption et la honte, les mêmes hommes, s'armant des intérêts du ciel, ont dit qu'on renversoit les loix de l'Église.

«Ils ont dit qu'on renversoit les loix ! Lorsque la main sage de vos représentans traçoit à chaque évêque le juste partage du territoire et du troupeau confiés au soin de son ministère ; et lorsque vos législateurs remettent dans vos mains le choix des pasteurs qui doivent vous instruire, la faveur et encore l'intrigue qui environnèrent les autels de prêtres fortunés vous disputent le droit de disposer de votre confiance, de nommer vos pasteurs, le droit sacré que sous le règne florissant de la religion ont exercé nos pères.

«Quel est donc ce malheureux génie qui empoisonne tout, qui poursuit tout ce qui est bon, tout ce qui est juste ?

«Lasse de tant d'audace et d'erreurs, la voix du peuple, plus forte que le cri des passions de quelques hommes, la voix de la raison, de la justice et de l'humanité commencent à détruire enfin toutes les calomnies que les ennemis de la Constitution ont publiées contre les sages décrets de vos législateurs. Leurs efforts devenus impuissants ne fatigueront bientôt plus que leur âme obsédée par l'affreux repentir d'avoir voulu déchirer leur patrie. Rassurez-vous, citoyens libres de ce département ; loin de vous ces vaines terreurs dont on vous environne. Que les alarmes, que les artifices de cette calomnie, qui prend mille formes pour vous tromper, vous effrayer ou vous séduire, ne vous inspirent qu'une vertueuse indignation. Que vos consciences reposent tranquilles ; notre religion est respectée, notre foi, nos dogmes demeurent entiers et révérés. La loi vient de nous donner un évêque vertueux ; le ciel applaudit à ce choix du peuple ; des ministres dignes de nos respects vont orner nos temples par leurs vertus. Peuple devenu libre ! vous verrez partout votre religion à côté de votre Constitution. Dieu et vos loix seront désormais réunis dans votre cœur et dans votre culte.»

3.  «Parmi les nombreux abus de l'ancienne hiérarchie, vos regards ont surtout distingué ceux qui dans la composition du clergé présentaient le contraste si frappant de son opulence et de son faste, avec les mœurs antiques et l'heureuse simplicité des premiers disciples de l'Évangile.

«Quoi qu'en disent de vains déclamateurs, c'est dans ce livre divin, dont la morale sublime s'allier si bien avec les principes de notre nouvelle Constitution, que vous avez puisé le texte qui sert de base aux règles que vous venez d'établir dans l'organisation civile du clergé. Vous avez rejeté ces maximes ultramontaines qui enlevèrent aux fidèles le plus beau droit qu'ils eurent dans la primitive Église, celui d'élire leurs pasteurs.

«Après vous être assurés de sa fidélité aux loix de l'empire, vous avez assigné et circonscrit à chacun de ses pasteurs son bercail et son troupeau ; le pouvoir souverain qui vous est délégué vous en donnoit le droit.

«Les fonctions publiques du culte seront désormais confiées à des prêtres éprouvés, à des ministres patriotes dignes de présenter à l'Éternel les vœux et les hommages d'un peuple libre. On ne verra plus la faveur ou l'intrigue placer sous le dais épiscopal et dans la chaire pastorale des hommes que la voix du peuple n'avait pas désignés.»

4.  [Note de l'éditeur.  Ces trois régicides furent : Jean-Jacques de Bréard, né à Québec le 11 octobre 1751, mort à Paris le 2 janvier 1840 ; André-Antoine Bernard des Jeuzines, né à Corme-Royal le 21 juin 1751, mort à Funchal le 19 octobre 1818 ; et Joseph Eschassériaux, né à Corme-Royal le 29 juillet 1753, mort à Thénac le 24 février 1823. À propos, René Eschassériaux, né à Corme-Royal le 27 juillet 1754, frère cadet de Joseph, fut député à la Convention et sous le Directoire et le Consulat ; et Eugène Eschassériaux, l'auteur des Assemblées électorales de la Charente-Inférieure, 1790-1799 (Niort, Clouzot, 1868), fut petit-fils unique de ces frères révolutionnaires.]



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[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]