LES DEUX FILOUS :

proverbe dramatique de Louis Carrogis, dit Carmontelle.

PERSONNAGES
LE MARQUIS DE DROUVILLE.
VIDE-POCHE, filou.
L'HAMEÇON, autre filou.
BERNARDY, coureur du marquis.

La scène est dans un café du boulevard.


SCÈNE I.
L'HAMEÇON, VIDE-POCHE.

VIDE-POCHE.
L'Hameçon !

L'HAMEÇON.
Qui m'appelle ?

VIDE-POCHE.
C'est moi, par ici.

L'HAMEÇON.
Ah ! c'est toi, Vide-Poche ?

VIDE-POCHE.
Oui, viens donc.

L'HAMEÇON.
Eh bien ! qu'est-ce que tu as à me dire ?

VIDE-POCHE.
Mais c'est que la journée s'avance.

L'HAMEÇON.
Je le sais bien.

VIDE-POCHE.
Et nous n'avons encore rien fait d'aujourd'hui.

L'HAMEÇON.
C'est à quoi je pense.

VIDE-POCHE.
J'ai bien eu envie de prendre la tabatière de cette demoiselle qui travaille en filet à la porte du café.

L'HAMEÇON.
Eh bien ! qui t'a arrêté ?

VIDE-POCHE.
C'est qu'elle était d'argent.

L'HAMEÇON.
Tu as raison, cela ne vaut pas la peine de risquer d'aller à Bicêtre.

VIDE-POCHE.
Sans doute, il faut prendre quelque chose de plus considérable.

L'HAMEÇON.
Moi, j'ai été bien tenté d'une bague qui nous aurait beaucoup valu.

VIDE-POCHE.
Et qui l'avait ?

L'HAMEÇON.
Une demoiselle de l'Opéra à qui la bouquetière vendait des bouquets à la portière de son carrosse.

VIDE-POCHE.
Il fallait la prendre ; à une fille, cela était facile. Il y avait peut-être des jeunes gens à l'autre portière ?

L'HAMEÇON.
Sans doute : c'est ce qui m'en a donné envie, car elle criait et elle avait la main presque dehors du carrosse.

VIDE-POCHE.
C'était bien aisé.

L'HAMEÇON.
Oui, mais c'est Mlle Fripe-Tout : elle a pour amant un homme... Ah ! tu sais bien... là... qui a déjà fait pendre un de mes amis.

VIDE-POCHE.
Ah ! diable ! c'est sans doute de ces messieurs qui ne badinent pas quand il est question de leurs intérêts.

L'HAMEÇON.
Le chevalier Va-Tout m'a bien tenté aussi.

VIDE-POCHE.
Qui ? ce gros joueur !

L'HAMEÇON.
Oui : il comptait son argent dans le café d'ici à côté, et il avait plus de cent cinquante louis.

VIDE-POCHE.
Qu'il perdra peut-être ce soir.

L'HAMEÇON.
Oui, et je lui aurais évité ce chagrin-là.

VIDE-POCHE.
C'est donc à quoi tu pensais quand je t'ai appelé ?

L'HAMEÇON.
Non, c'est à une aventure qui vient d'arriver.

VIDE-POCHE.
À qui ?

L'HAMEÇON.
Au marquis de Drouville, qui se croit si beau.

VIDE-POCHE.
Celui qui a tant de bijoux ?

L'HAMEÇON.
Lui-même : il a une montre garnie de diamants qui me tente depuis longtemps, et il vient de la tirer tout à l'heure.

VIDE-POCHE.
C'est une aventure tout ordinaire de tirer sa montre.

L'HAMEÇON.
Ce n'est pas cela.

VIDE-POCHE.
Qu'est-ce que c'est donc ?

L'HAMEÇON.
C'est que sa voiture vient de se rompre là, vis-à-vis.

VIDE-POCHE.
S'il pouvait venir ici !

L'HAMEÇON.
C'est ce que je regardais.

VIDE-POCHE.
Tiens, n'est-ce pas lui qui entre ?

L'HAMEÇON.
C'est lui-même : il y vient peut-être attendre une autre voiture. Viens avec moi : j'ai une bonne idée, nous reviendrons.

VIDE-POCHE.
Allons ! allons ! (Ils sortent.)

SCÈNE II.
LE MARQUIS, BERNARDY.

LE MARQUIS.
Eh ! Bernardy ?

BERNARDY.
M. le marquis ?

LE MARQUIS.
Pendant qu'on m'est allé chercher une voiture, va-t'en chez la présidente de Longs-Nerfs.

BERNARDY.
Où demeure-t-elle?

LE MARQUIS.
Quelque part du côté de la rue Boucherat, ici près.

BERNARDY.
Ah ! c'est cette dame du chevalier Sous-Tirant?

LE MARQUIS.
Oui.

BERNARDY.
Elle n'est pas à Paris, car il est avec elle à la campagne, à ce que m'a dit son cocher.

LE MARQUIS.
Eh parbleu ! cela est vrai : je l'avais oublié.

BERNARDY.
M. le marquis, si vous voulez aller quelque part ici près ?

LE MARQUIS.
Eh bien !

BERNARDY.
Vous avez Mme de Plantemère.

LE MARQUIS.
Je ne puis la souffrir, elle a envie d'être savante : il faudrait lire avec elle tous les ouvrages nouveaux.

BERNARDY.
Et Mme de Rocmare ?

LE MARQUIS.
Elle joue toujours, et elle est avare hors pour le jeu.

BERNARDY.
Et Mme la comtesse de La Villansores.

LE MARQUIS.
Je l'ai eue plus de six mois : va-t'en voir si Mlle de Sotiny est chez elle.

BERNARDY.
Je ne vous conseille pas d'y aller.

LE MARQUIS.
Pourquoi donc ! tout ce que nous avons de mieux de nos jeunes gens y passent leur vie.

BERNARDY.
Cela est bon pour des gens sans expérience, des étrangers, par exemple.

LE MARQUIS.
C'est une fille charmante !

BERNARDY.
Je la connais bien.

LE MARQUIS.
Pourquoi ne veux-tu pas que j'y aille ?

BERNARDY.
C'est qu'on ne sait pas ce qui peut arriver.

LE MARQUIS.
Comment ?

BERNARDY.
Vous vous portez bien, n'est-ce pas ?

LE MARQUIS.
Mais je crois que oui.

BERNARDY.
Eh bien ! restez tranquille, M. le marquis.

LE MARQUIS.
Voilà de vos propos, à vous autres : quand vous n'aimez pas une fille, vous la décriez.

BERNARDY.
Moi, je l'aime beaucoup et j'ai des raisons pour cela.

LE MARQUIS.
Comment ?

BERNARDY.
Je ne veux pas lui faire tort, mais je peux dire cela à M. le marquis.

LE MARQUIS.
Quoi ?

BERNARDY.
C'est moi qui l'ai enlevée à Marseille, d'où je l'ai menée à Aix.

LE MARQUIS.
Toi ?

BERNARDY.
Oui, d'homme d'honneur : en revenant d'Italie, je devins amoureux d'elle, je l'épousai ; au bout de six mois je la plantai là, mais elle est venue à Paris me trouver : je lui ai conseillé de chercher fortune et elle a réussi, comme vous voyez.

LE MARQUIS.
Elle est ta femme ?

BERNARDY.
Oui, M. le marquis.

LE MARQUIS.
Tu en es peut-être jaloux ?

BERNARDY.
Ah ! M. le marquis sait bien que nous ne pensons pas comme cela, nous autres, et puis je ne la vois plus.

LE MARQUIS.
Va voir si ma voiture se raccommode ou si l'autre revient. (Le coureur sort.)

SCÈNE III.
LE MARQUIS, L'HAMEÇON déguisé en peintre en miniature.

L'HAMEÇON, faisant la révérence.
Je viens d'apprendre, M. le marquis, qu'il vous est arrivé un malheur à l'instant, qui serait bien heureux pour moi, si vous le vouliez.

LE MARQUIS.
Qui êtes-vous ?

L'HAMEÇON.
Je m'appelle Rajeuni et je suis peintre en miniature.

LE MARQUIS.
Eh bien ! qu'est-ce que vous me voulez ?

L'HAMEÇON.
C'est qu'il ne tient qu'à M. le marquis de me faire gagner en un quart d'heure cinquante louis.

LE MARQUIS.
Et comment cela ?

L'HAMEÇON.
Une dame de grande distinction me les a promis si puis lui rapporter de M. le marquis un portrait fort ressemblant.

LE MARQUIS.
Ah ! ah ! c'est cela ?

L'HAMEÇON.
Oui, vraiment, car elle vous aime si fort qu'elle m'en donnerait peut-être cent si je réussissais.

LE MARQUIS.
C'est peut-être une vieille femme.

L'HAMEÇON.
Non vraiment : elle est jeune et fort jolie.

LE MARQUIS.
Je ne l'ai donc jamais trouvée nulle part ?

L'HAMEÇON.
Je ne sais pas, mais elle ne pense qu'à vous ; elle ne parle que de vous.

LE MARQUIS.
M. Rajeuni, vous me direz son nom ?

L'HAMEÇON.
Je ne le sais pas.

LE MARQUIS.
Sa demeure ?

L'HAMEÇON.
Elle est venue chez moi, et elle y revient tous les deux jours pour voir si j'ai réussi. Il y a un mois que je suis M. le marquis à tous les spectacles, aux promenades, au rempart : je commence bien mon portrait, mais comme vous ne tenez pas en place je ne saurais l'achever.

LE MARQUIS.
Vous avez donc fait quelque chose ? montrez-moi.

L'HAMEÇON.
Je ne l'ai pas ici ; mais si M. le marquis voulait se tenir là un petit quart d'heure seulement, cela suffirait, et comme j'en ferais sûrement beaucoup de copies, parce que je connais mille femmes qui voudraient en avoir, ma fortune serait faite.

LE MARQUIS.
Eh bien ! j'y consens, à condition que vous ferez tout ce qu'il vous sera possible pour savoir quelle est la dame.

L'HAMEÇON, faisant semblant de travailler.
Je vous le promets.

LE MARQUIS.
Où demeurez-vous ?

L'HAMEÇON.
M. le marquis sait-il la rue du Ponceau ?

LE MARQUIS.
Non, mais mes gens la trouveront.

L'HAMEÇON.
Ils n'auront qu'à demander Rajeuni, peintre en miniature, chez un tabletier.

LE MARQUIS.
Cela est bon.

L'HAMEÇON.
M. le marquis, si vous vouliez bien vous tourner un peu de mon côté.

LE MARQUIS.
Comme cela ?

L'HAMEÇON.
Oui, fort bien. Je ne suis pas étonné si toutes les dames sont amoureuses de vous : vous avez des traits nobles, enchanteurs ; tout cela n'est pas aisé à rendre.

LE MARQUIS.
On m'a toujours manqué.

L'HAMEÇON.
Vous n'êtes pas comme cela, vous, M. le marquis : vous êtes sûr des coups que vous portez dans le cœur des dames ; aussi, avec des yeux comme les vôtres, cela n'est pas étonnant.

LE MARQUIS.
Pouvez-vous rendre bien les yeux ?

L'HAMEÇON.
Écoutez donc, je n'en ai guère fait comme ceux-là.

LE MARQUIS.
Vous êtes honnête, M. Rajeuni.

L'HAMEÇON.
M. le marquis, c'est l'état de la profession.

SCÈNE IV.
LE MARQUIS, L'HAMEÇON, VIDE-POCHE, en pauvre honteux, avec une béquille.

VIDE-POCHE.
Eh ! Messieurs, ayez pitié d'un pauvre homme qui n'a jamais demandé l'aumône de sa vie.

LE MARQUIS.
Paix donc !

VIDE-POCHE.
Eh ! Monsieur, par charité.

L'HAMEÇON.
Allons, laissez-moi donc : vous voyez que j'ai affaire.

VIDE-POCHE.
Eh ! Monsieur, je vous demande bien pardon.

L'HAMEÇON.
Allons, c'est bon, allez-vous-en.

VIDE-POCHE.
Monseigneur, si c'était votre bonté de me donner quelque chose.

LE MARQUIS.
Tais-toi !

VIDE-POCHE.
Monseigneur, vous voyez un pauvre fermier dont tous les biens ont été brûlés.

LE MARQUIS.
Comment cela ?

VIDE-POCHE.
Je m'en vais vous le dire, Monseigneur.

LE MARQUIS.
Ces coquins-là font toujours des histoires.

L'HAMEÇON.
Ne l'écoutez pas, M. le marquis, et ne remuez pas, parce que j'en suis aux yeux, et c'est là le difficile.

LE MARQUIS.
Cela sera-t-il bientôt fait ?

L'HAMEÇON.
Oui, si vous ne remuez pas.

VIDE-POCHE.
Eh ! Monseigneur !...

LE MARQUIS.
Eh bien ! comment as-tu été brûlé ? Voyons.

VIDE-POCHE.
Eh ! Monseigneur, c'est par une fusée d'artifice d'un feu que le seigneur de notre village donnait à sa maîtresse dans son château, le jour qu'il avait vendu sa terre pour lui acheter des diamants et lui meubler une maison.

LE MARQUIS.
Allons, cela n'est pas vrai.

VIDE-POCHE.
Eh ! Monseigneur, cela est si vrai que la ferme a été brûlée : j'étais malade dans mon lit ; il m'est tombé une poutre qui m'a cassé la cuisse tout en haut, à cet endroit-là. (Il lui prend la montre et la fait voir par derrière lui à L'Hameçon.)

LE MARQUIS.
Eh ! finis donc. Eh bien ! M. Rajeuni, cela sera-t-il long encore ?

L'HAMEÇON.
Non, M. le marquis, vous êtes attrapé.

VIDE-POCHE.
Monseigneur...

LE MARQUIS.
Allons, va-t'en.

VIDE-POCHE.
Allons, Monseigneur, je m'en vais vous obéir. (Il s'enfuit.)

LE MARQUIS.
Voyons, voyons, M. Rajeuni.

L'HAMEÇON.
Oh ! non, Monsieur, cela n'est pas fini : vous ne le trouveriez pas assez beau.

LE MARQUIS.
Eh bien ! j'irai chez vous après-demain ; cela sera-t-il fait ?

L'HAMEÇON.
Oui, M. le marquis, tout sera fini : je vous remercie bien.

LE MARQUIS.
Vous me direz la dame ?

L'HAMEÇON.
M. le marquis, quand vous la connaîtrez vous serez bien heureux.

LE MARQUIS.
Je l'espère. (L'Hameçon sort.)

SCÈNE V, et dernière.
LE MARQUIS, BERNARDY.

LE MARQUIS.
Eh bien ! Bernardy ?

BERNARDY.
M. le marquis ?

LE MARQUIS.
Ma voiture ?

BERNARDY.
Elle vient.

LE MARQUIS.
Quelle heure est-il ?

BERNARDY.
Je ne sais pas.

LE MARQUIS.
N'as-tu pas ma montre ?

BERNARDY.
Non, Monsieur, je ne la porte point aujourd'hui.

LE MARQUIS.
Je l'ai oubliée apparemment.

BERNARDY.
Non, je vous l'ai donnée ce matin dès que vous avez été habillé.

LE MARQUIS.
Cela ne se peut pas.

BERNARDY.
J'en suis sûr.

LE MARQUIS.
Mais je ne l'ai point.

BERNARDY.
Vous l'avez donc perdue ?

LE MARQUIS.
Il faut qu'on me l'ait prise.

BERNARDY.
Et qui ?

LE MARQUIS.
Deux coquins qui sont venus ici tout à l'heure.

BERNARDY.
Et qui sont-ils ?

LE MARQUIS.
L'un s'est dit peintre en miniature : il demeure rue du Ponceau, chez un tabletier.

BERNARDY.
Cela n'est pas vrai ; je connais tout ce qui demeure dans cette rue-là. Et l'autre ?

LE MARQUIS.
C'est un pauvre avec une béquille.

BERNARDY.
Avec une béquille ?

LE MARQUIS.
Oui vraiment.

BERNARDY.
Vous ne reverrez jamais votre montre.

LE MARQUIS.
Pourquoi donc ?

BERNARDY.
C'est que j'ai rencontré un homme qui courait aussi bien que moi, avec une béquille à la main : c'est sûrement votre voleur.

LE MARQUIS.
Parbleu ! voilà deux grands marauds ; il faut avouer que je suis bien malheureux aujourd'hui.

BERNARDY.
Ah ! tout cela se réparera ; quelque dame vous rendra tout cela.

LE MARQUIS.
Allons, fais avancer ma voiture. Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l'écoute. (Ils s'en vont.)

FIN.


[Notes]

1. Source : Carmontelle, Vingt-Cinq Proverbes Dramatiques, Paris, Rion, 1878 ; par erreur, l'éditeur y attribua cinq de ces proverbes à d'autres auteurs, dont Louis-François Archambault, dit Dorvigny.

2. Transcription par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Février 2008]