PLUS DE PEUR QUE DE MAL :

proverbe dramatique de Louis Carrogis, dit Carmontelle.

PERSONNAGES
DAMON PÈRE.
DAMON FILS, amant de Lucile.
ORONTE.
LUCILLE, fille d'Oronte.
LA BRANCHE, valet de Damon fils.

La théâtre représente un appartement de la maison de Damon.


SCÈNE I.
DAMON FILS, LA BRANCHE.

Damon fils entre le premier : il est en habit de chasse. La Branche le suit portant deux fusils. Damon est plongé dans la plus profonde rêverie et fait plusieurs tours sur le théâtre sans rien dire.

LA BRANCHE.
Monsieur, voilà votre fusil.

DAMON fils, brusquement.
Mon fusil ! pourquoi faire ? qui te l'a demandé ?

LA BRANCHE.
Vous, Monsieur, à l'instant.

DAMON fils.
Moi, je t'ai demandé mon fusil ?

LA BRANCHE.
Oui, Monsieur : dès le matin vous m'avez réveillé pour une partie de chasse.

DAMON fils se regarde et retient à soi.
Tu as raison, donne : va-t'-en. (Il retombe dans sa rêverie.)

LA BRANCHE.
Monsieur ?

DAMON fils.
Va-t'en, te dis-je.

LA BRANCHE.
Mais, Monsieur, au moins faut-il que je sache de quel côté vous chasserez aujourd'hui ?

DAMON fils, toujours rêveur.
Eh ? que t'importe ? va toujours.

LA BRANCHE, riant.
Comment, Monsieur, que m'importe ?

DAMON fils, à part.
Je ne sais où je suis, ni ce que je dis, ni ce que je fais. (Haut.) Va m'attendre aux environs de ce grand bois où nous chassâmes hier. (La Branche sort.)

SCÈNE II.
DAMON FILS.

DAMON fils.
Quel état cruel ! Juste ciel ! aide-moi à calmer les transports qui m'animent : j'ai méprisé jusqu'à présent les coups redoublés dont, la fortune n'a cessé d'accabler ma malheureuse famille, mais depuis que j'ai vu l'aimable Lucile, depuis que je sais que le plus avare des hommes met à prix la possession de cette fille adorable, Dieu ! que ne ferais-je pas pour sortir da la position où je suis ? Ah ! malheureux Damon !

SCÈNE III.
DAMON PÈRE, DAMON FILS.

DAMON, surprenant son fils.
Mon fils...

DAMON fils, embarrassé.
Mon père !...

DAMON.
Vous me paraissez bien agité.

DAMON fils.
Mon père..., non pas autrement : j'ai peu dormi cette nuit...

DAMON.
L'ardeur de la chasse vous transporte. Vous parliez seul à l'instant ?

DAMON fils.
Mon père, il est vrai : la chasse...

DAMON.
La chasse est un divertissement honnête, mais, mon fils, ce n'est qu'un divertissement qui ne doit pas vous occuper tout entier et devenir chez vous une passion. Comme vous voilà agité ! que les hommes sont ingénieux à se tourmenter !

DAMON fils.
Mon père, j'envie votre sang-froid et votre tranquillité.

DAMON.
Et vous avez raison : il n'est point d'état plus heureux.

DAMON fils.
Je le crois mon père, mais c'est un bonheur qui n'est pas fait pour moi.

DAMON.
Vous vous abusez, mon fils : il ne s'agit que de savoir résister à l'attrait du plaisir : on se précipite dans un abîme de maux pour courir je ne sais après quelle image de volupté... Tiens, cette maison, ce potager, ce verger, cet enclos qui suffisent à mes besoins, malgré leur petitesse, bornent tous mes vœux : je les préfère aux palais que j'habitais dans ma jeunesse... Si tu pensais comme moi, mon fils, je t'apprendrais sans crainte une nouvelle.

DAMON fils.
Mon père...

DAMON.
Les richesses ne te tourneraient-elles point la tête ?

DAMON fils.
Comment, mon père ?

DAMON.
Oui, si la fortune se montrait moins sévère, n'oublierais-tu pas bientôt les vertus de la médiocrité ?

DAMON fils.
Ah ! mon père. Apprenez-moi, de grâce !... je vous en conjure.

DAMON.
Quelle vivacité !... J'aurais dû me taire, mais puisque je me suis si imprudemment avancé, apprenez donc qu'un nouveau coup du sort nous remet à la place d'où nous étions tombés : votre oncle est mort à Pondichéry et vous laisse sa fortune qui se monte à plus de cent mille écus.

DAMON fils, avec transport.
Juste ciel ! quel heureux événement !

DAMON.
Voilà une joie bien vive ! Mon fils, cet attachement excessif aux richesses vous perd à mes yeux.

DAMON fils.
Mon père, pardonnez-moi, mais est-il bien vrai ?

DAMON.
Trop vrai pour votre malheur et pour le mien : lorsqu'on attache aussi fortement son bonheur aux biens de la fortune, on est prêt à tout faire pour les acquérir et à tout perdre pour les conserver.

DAMON fils.
Mon père, ne m'humiliez pas davantage : je suis plus digne de vous que vous ne pensez. Vous savez combien j'aime Lucile, vous avez agréé mon amour, vous n'ignorez pas ce qui m'a fait essuyer le plus cruel des refus. Ah ! mon père, pouvez-vous ne pas excuser mes transports ?

DAMON.
Oh ! tu es actuellement dans le cas de faire désirer cet établissement au bonhomme Oronte.

DAMON fils.
Permettez que j'y coure, mon père ! je vole lui annoncer...

DAMON.
Qu'allez-vous faire ? quoi ! après les plus insultants refus ?

DAMON fils.
Ah ! mon père, oublions tout.

DAMON.
Quel aveuglement !

SCÈNE IV.
DAMON PÈRE.

Est-il possible de prodiguer ainsi à de viles passions des emportements réservés pour la vertu ? Ô mon fils ! rendrais-tu inutiles les soins que je prends depuis vingt ans pour former ton jeune cœur ? Es-tu digne encore d'entendre la voix de l'honneur ? Je te prépare une épreuve terrible : si tu succombes, je suis le plus malheureux des pères !

SCÈNE V.
DAMON PÈRE, ORONTE.

ORONTE, accourant, les bras ouverts.
Eh ! bonjour, mon vieil ami, mon cher voisin ! Que j'ai de plaisir à vous embrasser !

DAMON, froidement.
Je suis votre serviteur.

ORONTE.
Eh bien ! qu'est-ce ? Vous êtes bien joyeux, n'est-ce pas ? Comme j'ai pris part à votre bonheur ! Ma foi, vous avez en moi un véritable ami.

DAMON.
Je vous suis obligé.

ORONTE.
Comment ! quel air froid ! Est-ce que vous ne me reconnaissez pas ? C'est Oronte, votre meilleur ami, qui vous parle.

DAMON.
Vous me surprenez, Monsieur : je suis ce même homme à qui vous fîtes refuser l'entrée de votre maison il y a quelques jours.

ORONTE.
Qui ? moi ? Ah ! mon ami Damon, qui sont les impertinents !...

DAMON.
Ne vous fâchez pas et n'accusez personne : c'est vous-même qui prîtes pour une insulte la proposition que je vous fis de marier mon fils à Lucile.

ORONTE, éclatant de rire.
Ah ! ah l cette bagatelle-là vous occupe ? Eh ! mon cher ami, point de rancune : je suis vif, emporté ; cette sotte de Lucile me faisait tourner la tête avec ses visions de couvent et de célibat... Morbleu ! que j'étais fâché ! Mais, entre nous, je crois que votre égrillard de fils lui a fait changer ses résolutions.

DAMON.
Comment ?

ORONTE.
Oui, parbleu ! la petite en tient : je ne m'en serais jamais douté... Ces filles sont d'une dissimulation !... mais je suis un fin compère. Oh ! je suis d'une joie... Touchez là, mon vieil ami, j'accepte votre fils pour gendre.

DAMON.
J'ai tout lieu d'être surpris après l'accueil...

ORONTE.
Eh ! vous en revenez toujours là. Je vous l'ai déjà dit : d'un côté, Lucile me paraissait avoir un éloignement invincible pour le mariage ; d'un autre côté, je me voyais proposer un aimable jeune homme, vif, bien planté, le fils de mon meilleur ami... Morbleu ! que j'étais impatienté !

DAMON, souriant.
Et puis les cent mille écus dont mon fils vient d'hériter.

ORONTE.
Ah ! mon ami, que dites-vous là ? Se peut-il que vous me connaissiez si peu ? La fortune est pour moi peu de chose : je ne songe qu'au bonheur de ma Lucile, cette chère enfant que j'aime de tout mon cœur. Votre fils est bien né, ils s'aiment, que faut-il davantage ? Vous êtes bien injuste, mon ami ! eh bien ! tenez, je suis meilleur ami que vous, je parierais que, quand je ne pourrais donner à ma Lucile qu'un bien médiocre, vous ne vous prêteriez pas à ce mariage avec moins de joie. Est-ce bien penser de ses amis, cela ?

DAMON.
Je vous suis bien obligé ; vous me rendez justice : ainsi donc la fortune n'entre pour rien dans votre résolution ?

ORONTE.
Non, parbleu ! je ne consulte que ma tendresse pour ma fille.

DAMON.
Je me plais à vous voir dans ces généreux sentiments.

ORONTE, intrigué.
En doutez-vous, mon ami ? Mais pourquoi ces réflexions ?

DAMON.
C'est que je suis enchanté : vous rassurez mon cœur alarmé, et je ne crains plus de vous apprendre que...

ORONTE l'interrompt avec vivacité.
Comment ! est-ce que votre frère de Pondichéry ne serait pas mort ?

DAMON.
Non pas cela, mais...

ORONTE.
Ah ! je conçois : il aura déshérité votre fils ?

DAMON.
Point du tout : daignez m'entendre.

ORONTE.
Morbleu ! vous verrez qu'il ne s'est rien trouvé après sa mort.

DAMON.
Pardonnez-moi : on a trouvé cent mille écus en or dans ses coffres, mais...

ORONTE, avec brusquerie.
Mais, quoi ? mais ! expliquez donc ce mais.

DAMON.
Quel homme ! laissez-moi parler, je vous l'expliquerai : ces cent mille écus n'appartenaient point à mon frère, c'était un dépôt qu'on lui avait confié.

ORONTE, consterné.
Un dépôt !

DAMON.
Hélas ! oui : il nous en instruit lui-même par un écrit que l'on a trouvé dans ses papiers et que j'ai entre les mains.

ORONTE.
Et que comptez-vous faire de ce bel écrit ?

DAMON.
Je pourrais le supprimer, mais l'honneur, mon cher M. Oronte, l'honneur me fait un devoir de le rendre public.

ORONTE, avec un soupir.
L'honneur, oui, c'est une belle chose que l'honneur.

DAMON.
Après les beaux sentiments que vous venez de faire paraître, je ne doute point que vous ne pensiez comme moi et que vous n'approuviez la résolution que j'ai prise de restituer cette somme à ses légitimes maîtres. Cela ne vous empêchera pas de donner les mains au bonheur de nos enfants ; quelque médiocres que soient leurs biens, ils leur suffiront s'ils savent s'en contenter ; mais fussent-ils dans la plus cruelle indigence, je ne voudrais pas les en tirer par une injustice.

ORONTE, qui a paru rêveur pendant cette tirade, brusquement.
Serviteur, serviteur. (Il sort.)

SCÈNE VI.
DAMON PÈRE, DAMON FILS, LUCILE.

DAMON fils.
Souffrez, mon père, que je vous présente Lucile : son père consent à notre union ; je suis le plus heureux des hommes.

DAMON.
Mon fils, modérez ces transports : il y a bien du changement.

DAMON fils.
Ah ! ciel ! que dites-vous ?

LUCILE.
Quel nouveau malheur nous menace ?

DAMON, tirant un papier.
Tenez, lisez.

DAMON fils prend le papier et le parcourt.
Tout est perdu !

LUCILE.
Ah ! Damon !

DAMON fils.
Aimable Lucile, je vous perds une seconde fois ; hélas ! mon bonheur n'a été qu'un songe.

DAMON.
Mes chers enfants, votre douleur me perce l'âme.

DAMON fils.
Ah ! si par un heureux retour, mais... le plus dur des hommes n'y consentira jamais. Pardon, belle Lucile, c'est votre père.

LUCILE.
Oui, Damon, je dois lui obéir et me taire.

DAMON fils.
Malheureux que je suis ! Mais peut-être ignore-t-il... oui, sans doute... Ah ! mon père, si vous vouliez.

DAMON.
Quoi, mon fils ?

DAMON fils.
Pardonnez à mes transports, mon père, excusez mon amour. M. Oronte sait ma fortune : il n'est pas instruit de ce fatal revers... Profitons de cette erreur... Mais je m'égare, mon père, je lis dans vos yeux ma faute.

DAMON, froidement.
Consultez-vous bien, mon fils : quant à moi, je n'ai rien à vous dire.

DAMON fils.
Eh ! quel crime de tromper son insatiable avarice, d'éviter d'en devenir la victime ? N'a-t-il pas consenti à notre bonheur ?

DAMON.
C'est donc là votre avis, mon fils ?

DAMON fils.
Oui, mon père, si c'est le vôtre.

DAMON.
J'en suis fâché, mais un obstacle s'oppose à ce beau projet : je quitte M. Oronte, il sait tout.

DAMON fils.
Ah ! je suis perdu !

SCÈNE VII.
DAMON PÈRE, DAMON FILS, LUCILE, ORONTE.

ORONTE.
Je vous trouve tous rassemblés fort à propos. Oh çà, mon vieil ami, je vous ai quitté tantôt un peu brusquement, n'est-il pas vrai ? mais passons, j'avais de bonnes raisons pour cela.

DAMON.
Je les soupçonne.

ORONTE.
Vous pouvez bien ne vous pas tromper : au lieu de perdre le temps ainsi que vous en de vaines lamentations, j'ai fait quelques réflexions dont je vais vous dire le résultat.

DAMON.
Voyons.

ORONTE.
Écoutez-moi, je vous préviens d'abord que sans biens on n'aura pas ma fille : je voulais un gendre riche de cent mille écus, mais je vous passe à cinquante : voilà ce qui s'appelle être raisonnable, cela.

DAMON.
Et où voulez-vous que je les prenne ?

ORONTE.
Patience : laissez-moi faire, mais il faudra en passer par tout ce que je dirai.

DAMON.
Nous verrons.

ORONTE, à Damon fils.
J'examine que, d'un côté, votre oncle vous fait son légataire universel : il vous laisse ses meubles et son argent comptant ; il se trouve dans ses coffres cent mille écus en or ; donc ces cent mille écus vous appartiennent.

DAMON, souriant.
Voilà un fort beau raisonnement, mais le dépôt.

ORONTE.
Bon ! ce dépôt, il n'en reste aucune trace que ce petit morceau de papier qu'on peut mettre au feu.

DAMON.
L'expédient est merveilleux : votre avis serait donc, Monsieur, de vous approprier cet or et d'en dépouiller les légitimes propriétaires.

ORONTE.
Non pas, morbleu ! non pas : vous ne connaissez pas Oronte. L'honneur, la probité ! Eh ! je crois que nous en avons autant qu'un autre. Je disais donc que, d'un autre côté, il fallait rendre quelque justice aux propriétaires du dépôt : ainsi on peut leur donner cinquante mille écus, et les autres cinquante mille écus demeureront à mon gendre pour lui tenir lieu du legs et lui faire épouser ma fille. Eh bien ? que dites-vous de cet arrangement-là ? Hein.

DAMON.
Vous me voyez interdit d'admiration et d'étonnement.

ORONTE.
Je le savais bien, moi, que je vous surprendrais.

DAMON.
Oh ! on ne peut pas davantage.

ORONTE.
Eh bien ! vous approuvez mon projet, n'est-il pas vrai ? Répondez donc.

DAMON.
Je ne puis rien vous dire, interrogez mon fils.

ORONTE.
Qui ? mon gendre futur : oh ! je réponds de lui.

DAMON.
Non, Monsieur, cette affaire-ci le regarde, il faut qu'il s'explique.

DAMON fils paraît dans le plus grand accablement.
Doutez-vous de ma réponse, mon père ? je préfère de mériter la charmante Lucile au bonheur de la posséder.

LUCILE.
Ah ! Damon, cet aveu m'enchante, il m'arrache celui de vous assurer que si Lucile ne peut être à vous elle renonce éternellement à tout autre.

ORONTE.
Ouais ! que veut donc dire ceci ? et quel rôle me fait-on jouer ?

DAMON.
Celui que vous méritez, mon cher M. Oronte : pouvez-vous vous laisser aveugler ainsi par votre avarice ?

ORONTE, furieux.
Allez, vous êtes un vieux fou. (À Lucile.) Et vous, Mademoiselle l'impertinente, je vous défends de jamais penser à ce jeune sot. Partons.

DAMON.
Arrêtez un moment, je suis peu ému de vos injures, mais avant que de sortir je veux vous faire une nouvelle confidence qui vous plaira plus que la première. Ce dépôt est un jeu de mon imagination ; j'ai effectivement chez moi les cent mille écus pour marier mon fils à Lucile.

ORONTE, avec une extrême surprise.
Oh ! oh !

LUCILE.
Ah ! ciel !

DAMON fils se jette aux pieds de son père.
Ah ! mon père !

DAMON.
Relevez-vous, mon fils, et embrassez-moi. L'inquiétude et l'agitation que j'ai remarquées en vous m'ont alarmé, mon fils : j'ai craint de vous voir dédaigner les douceurs de la médiocrité. Mes craintes sont heureusement dissipées : jouissez du fruit de la libéralité de votre oncle : on confie sans crainte des richesses à ceux qui savent les mépriser. Recevez pour récompense la main de l'aimable Lucile. (À Oronte.) N'y consentez-vous pas ?

ORONTE.
De tout mon cœur ; je suis trop confus de ce qui vient de se passer... Mais ces cent mille écus...

DAMON.
Je vous ai tant de fois trompé que vous n'osez plus me croire ; mais passez dans mon cabinet et je ne tarderai pas à vous convaincre.

FIN.


[Notes]

1. Source : Carmontelle, Vingt-Cinq Proverbes Dramatiques, Paris, Rion, 1878 ; par erreur, l'éditeur y attribua cinq de ces proverbes à d'autres auteurs, dont Louis-François Archambault, dit Dorvigny.

2. Transcription par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Février 2008]