«TROMPERIES DES PRÊTRES ET DES MOINES DE L'ÉGLISE ROMAINE,... [EN ITALIE]»
DE GABRIEL D'ÉMILLIANE ; 2e LETTRE


SECONDE LETTRE.

De l'esprit de vengeance du clergé de Rome, etc.

Monsieur.

Comme il n'y a rien qui vous soit plus sévèrement défendu dans l'Église romaine, après la lecture de l'Écriture sainte, que celle des écrits qui entrent en discussion de la vie et de la doctrine de vos pasteurs, parce qu'ils veulent qu'on les suive aveuglement sans examiner ni ce qu'ils disent, ni ce qu'ils font, j'appréhendais un peu pour ma première Lettre qui vous a fait quelques découvertes de leur conduite. Mais voyant le bon accueil que vous lui avez fait, j'espère que ce peu de réflexion que vous y aurez fait, et la bonne disposition que vous me témoignez de vouloir bien être instruit d'avantage sur ce sujet, pourront enfin vous faire ouvrir les yeux pour reconnaître l'état dangereux où vous êtes. Comme je ne désire rien plus que servir d'instrument pour produire un si bon effet, je continuerai, Monsieur, à vous communiquer les observations que j'ai faites dans mon voyage sur les matières de la religion.

Étant arrivés à Suse, petite ville du Piémont en Italie, et sujette au duc de Savoie, l'on nous dit que le corps de S. Maur, abbé et premier disciple de S. Benoît, reposait dans une des églises de ce lieu-là. Comme le père qui s'était rendu le compagnon de mon voyage, était un Bénédictin réformé de la Congrégation de S. Maur en France, je lui demandai s'il ne voulait pas aller rendre ses devoirs à cette relique de son bienheureux fondateur ? Il me répondit fort librement, qu'il s'en donnerait bien de garde ; que les Italiens étaient des fourbes qui prétendaient avoir tous les saints de Paradis dans leur pays, et que cependant il n'y avait rien de plus faux, parce que le corps de S. Maur était conservé tout entier dans une de leurs abbayes en France. Il assurait de même que les corps de saint Benoît et de sainte Scholastique y étaient pareillement, le premier dans la petite ville de Saint-Benoît-sur-Loire à huit lieues d'Orléans, le second au Mans, quoique toutes ces reliques, et une infinité d'autre d'une vérité authentique leur fussent contestées par les Italiens, sans autre fondement que quelques bulles des papes qu'ils ont obtenues, disait-il, par artifice, et qui les déclarent être véritables et légitimes possesseurs de ces reliques, contre toute sorte d'évidence tirée de l'histoire et de la tradition. Mais mon père, lui dis-je, vous souvenez-vous du discours que vous teniez il y a deux jours, lorsque nous passions les Alpes, pour prouver l'infaillibilité des papes : vous l'étendiez avec chaleur non seulement aux matières de droit, mais encore à celles de fait ? La question était comment il se pouvait faire que les papes eussent donné des bulles si fulminantes, pleines d'excommunications et d'anathèmes contre ceux qui ne croiraient pas que la maison de Lorette eût été transportée de la Terre sainte par les anges, dans l'endroit d'Italie où l'on suppose qu'elle est à présent ; et de même contre ceux qui dénieraient qu'une grande montagne qui est proche de la ville de Chieti, dans le royaume de Naples, et qui est toute entr'ouverte, ait été une de celles qui s'entr'ouvrirent à la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Vous assuriez que le pape dans ces sortes d'occasions recevait une direction infaillible du Saint-Esprit, suivant laquelle il lui était impossible d'errer lui-même, ni de tromper les autres, non plus que dans les matières de la Foi, et plus particulièrement encore lorsqu'il s'agissait de rendre un culte religieux à quelque objet de dévotion, tel qu'était celui que l'on rendait à la maison de Lorette et à cette sainte montagne : Comment pouvez-vous donc dire présentement, mon père, au sujet de votre S. Maur et de votre S. Benoît, ou de quelque autre que ce soit, que ces papes qui ont prononcé contre vous en faveur des Italiens, ont été abusés ? N'est-ce pas une matière de culte, aussi bien que celle de Lorette ? La parité était trop visible, et ce bon père se serait engagé dans une trop fâcheuse contradiction en soutenant le contraire. Pour éviter donc la confusion qui lui en aurait pu arriver, il aima mieux tourner sa réponse en plaisanterie, en disant que dans les Alpes il avait pensé comme un Italien, mais que présentement il parlait comme Français ; parce qu'il est vrai que les peuples d'Italie, et particulièrement ceux des territoires du pape, reconnaissent l'infaillibilité du Saint-Père dans les choses de fait ; ce que la plupart des Catholiques romains dénient en France. Cette distinction de parler comme un Italien, ou comme un Français, était dans le fond bien frivole ; et en vérité s'il était permis produire ses sentiments, tantôt selon l'inclination d'un pays, et tantôt à la façon d'un autre, si ce père eut parlé comme un Allemand, ou comme un Hongrois, il aurait réduit l'autorité du pape sur un fort petit pied ; car j'ai observé dans mes voyages que ces peuples, quoiqu'ils professent la plupart la religion romaine, ont l'avantage de n'y croire guère. Il aurait sans doute bien mieux valu, Monsieur, qu'il eût parlé comme un bon Chrétien doit faire, en homme d'honneur et de bien, avec un esprit sincère et désintéressé, fortifié par la grâce, appuyé par la raison, et fonde sur l'Écriture sainte, et il n'aurait pas attribué à un homme mortel sur la Terre le titre d'infaillible qui n'appartient qu'à Dieu seul. J'étais sur le point de lui en dire mon avis, mais je me ressouvins que j'étais en Italie, où une seule parole aurait pu me faire traîner devant le cruel et impitoyable tribunal de l'Inquisition : ainsi j'aimai mieux me taire. Je fis seulement réflexion en moi-même le procédé de ce religieux, que là où les prêtres et les moines trouvent leur avantage, ou dans les choses qui leur sont indifférentes, ils ne manquent pas de publier que le pape est infaillible : Mais si cette infaillibilité leur porte le moindre préjudice, il n'est plus qu'un homme ignorant et errant qu'on peut tromper comme les autres.

De Suse nous nous transportâmes à Turin, qui est une fort belle ville sur les bords du Pô et le lieu de la résidence des ducs de Savoie. C'est là qu'un commencement de la beauté des églises d'Italie se présenta à nos yeux. La plupart des paroisses, des monastères et des couvents y sont très richement bâtis, et ornés au-dedans très somptueusement. On n'y voit que marbres, porphyres, jaspes, dorures et peintures de tous côtés. Les croix, les chandeliers, les lampes, les bustes et les châsses pour les reliques y sont toutes d'or et d'argent, d'un nombre et d'un prix presque infini. Quelques bons prêtres français qui s'étaient joints avec nous pour aller voir les églises, étaient dans un prodigieux étonnement, et se sentant tout attendris devoir partout les temples du Seigneur si bien ornés, en pleuraient de joie. Et comme en sortant de France ils avaient pris leur chemin par Genève, et par les cantons suisses, où ils avaient vu les temps des Protestants dénués presque de toutes les beautés matérielles, ils concluaient de là fort faussement qu'il n'y avait point d'autre véritable religion que la Romaine, et que son zèle pour la maison de Dieu rendait témoignage de la vérité de sa croyance. Je leur dis que cette conclusion me paraissait aussi faible que l'étaient les principes qui l'appuyaient, et que pour preuve de la vérité d'une religion, les grandeurs et les richesses du monde étaient de très pauvres prémices ; et que pour moi si j'avais à former un argument présomptif en matière de religion, j'aimerais mieux le tirer de la bonne vie et des mœurs de ceux qui la professent, que du somptueux ornement de leurs églises. On nous montra le trésor d'église où est conservé le Saint-Suaire ; et un peu après les chanoines et les prêtres entrèrent au chœur pour chanter vêpres et complies, qui sont les prières du soir de l'Église romaine. Ils entrèrent sans ordre, indécemment, en causant et en riant, et en se poussant les uns les autres par les bras. Les premiers venus, sans attendre que les autres fussent rangés à leurs places, commencèrent à chanter l'Office. Ce qui aurait pu durer une heure et demie de temps à réciter, avec les pauses requises, dévotement et modestement, ainsi qu'il est pratiqué dans les prières journalières que l'on fait dans l'Église anglicane, fut dépêché en moins d'un quart d'heure avec une étrange précipitation, sans qu'on pût presque distinguer un mot d'avec l'autre, ni la fin des versets d'avec le commencement. En vérité, Monsieur, s'il était permis de juger des consciences par l'extérieur, j'aurais pu inférer du leur, que leurs cœurs étaient bien éloignés des paroles de leurs lèvres, et leurs lèvres et leurs cœurs encore plus de Dieu. Ils ne fatiguèrent pas beaucoup notre patience à les entendre ; et le service étant promptement achevé, ils s'enfuirent plutôt qu'ils ne sortirent de l'église, chacun de leur côté. Le père qui était avec moi, s'apercevant que j'en étais scandalisé, me dit, comme il avait quelque expérience de l'Italie, en ayant déjà fait le voyage une autrefois, qu'il n'était pas encore temps de l'être, et que plus j'avancerais du côté de Rome, plus j'en trouverais de sujet. L'on m'avait déjà dit que plus j'irais en avant, et plus je trouverais de belles églises et plus richement parées. Ainsi joignant ces deux choses ensemble, j'en concluais que toutes ces belles parures extérieures ne procédaient pas assurément de la piété et du zèle des ecclésiastiques d'Italie pour la maison de Dieu, puisqu'ils en négligeaient le principal ornement qui était l'intérieur, et qu'il fallait que quelque'autre chose en fût le motif, comme je l'ai découvert dans la suite, et comme je vous l'écrirai plus exprès dans une autre occasion. Après avoir visité les églises, nous allâmes sur le soir dans la grande place de Turin, devant le palais de Son Altesse royale. Nous y vîmes plusieurs théâtres de bateleurs, de danseurs de corde, et de joueurs de farces, dont les places des villes d'Italie ne manquent jamais d'être remplies en tout temps pour la satisfaction du public. Mais ce qui me surprit, ce fut de voir que la plupart des gens qui les écoutaient autour des théâtres, étaient des prêtres ou des moines qui frappaient des mains pour approuver ce qu'ils disaient de plus ridicule et riaient à gorge déployée. Il y en avait là de toutes sortes d'Ordres. Quelques pères jésuites qui y étaient des plus échauffés, firent civilité au père bénédictin qui était avec nous, et ayant connu qu'il était un procureur général d'Ordre, ils lui offrirent une place éminente proche d'eux, ce qu'il accepta. Pour moi je ne voulus point prendre d'engagement, et me retirai avec les deux ecclésiastiques français à notre hôtellerie. Nous eûmes occasion de discourir ensemble ce même soir avec le comte Zamberti, officier de Son Altesse, que j'avais vu autrefois en France, et nous ne pûmes pas nous empêcher de lui témoigner l'étonnement où nous étions d'avoir vu tant de religieux aux spectacles publics, et si attentifs à entendre des bouffons ; que nous trouvions cela extrêmement vilain et scandaleux, et qu'assurément on ne voyait pas cela en France. Il nous dit que ce n'était point ce qui nous devait surprendre le plus, et qu'en Italie ceux d'entre les ecclésiastiques que l'on voyait le plus souvent à la place le soir, étaient les plus estimés, comme étant ordinairement les plus gens de bien. Parce que les autres en ce temps-là, étaient communément ou au bordel, ou dans des tavernes avec des vilaines. Je me retournai ici vers nous prêtres français, et leur dis : Hé bien, Messieurs, que devez-vous présentement conclure de la magnificence des églises de ce pays ? Sera-ce, comme vous faisiez tantôt, qu'où il y a de plus beaux temples, c'est là qu'il y a aussi le plus de piété et de religion ; tandis que vous voyez que ceux qui devraient être plus particulièrement les temples vivant du Saint-Esprit sont dans une si exécrable profanation ? Sur ce que nous avions dit qu'en France, l'on ne voyait pas dans les gens d'Église de si mauvais déportements, le comte nous repartit fort sagement que l'on en devait remercier les Protestants, et que c'était leur présence seule qui maintenait la doctrine, la modestie et la retenue dans le clergé de l'Église gallicane, et que si une fois on les contraignait d'en sortir — car on connaissait déjà le dessein du roi — on en verrait sortir en même temps toutes les sciences et toutes les vertus avec eux. Cela s'accorde parfaitement bien avec ce que quelques personnes de la Communion de Rome m'ont avoué depuis peu, que l'on commence déjà à s'apercevoir en France que depuis que les Protestants en ont été bannis, et qu'on les a cru bien loin, la ferveur dans les ecclésiastiques a commencé à s'attiédir, leur dévotion à se refroidir, et leur application à l'étude est devenue languissante. On les voit présentement fort peu sur leurs livres, mais la plupart du temps roder de maison en maison, sous prétexte d'encourager leurs nouveaux pervertis, et faire les docteurs de ce qu'ils ont appris du temps qu'ils étaient pressés par les doctes écrits et savantes controverses des ministres protestants.

Je retourne à mon voyage, mais auparavant que de sortir de Turin, puisque j'ai déjà touché un mot de l'église où est conservé le Saint-Suaire, je crois que vous ne trouverez pas mauvais que je vous dise en bref ce que j'en pense. Ceux de votre communion tiennent que c'est le même suaire ou linceul dans lequel Nicodème ensevelit le précieux corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ après qu'il fut descendu de la Croix, et que la figure de ce corps adorable y est restée miraculeusement empreinte pour la consolation des fidèles. Je n'entrerai point en discussion de cette histoire que je n'ai pas examinée, mais je vous dirai seulement, Monsieur, que l'on en montre un autre dans la cathédrale de Besançon dans la Franche-Comté qu'ils soutiennent être le même dont se servit Nicodème (1). Différents papes suivant leur propre caprice, ont accordé plusieurs bulles et indulgences, les uns à celui de Turin et les autres à celui de Besançon, jusqu'à ce que les contestations sur ce sujet étant continuées avec trop de chaleur entre les deux archevêques de ces deux villes, et même avec plusieurs libelles diffamatoires de part et d'autre, on trouva enfin à Rome le moyen de les accorder, en déterminant contre l'expression de leur vulgate, au chapitre 27 de S. Matthieu — Et involvit illud sindone munda — où le mot sindone est au singulier, qu'il y en avait deux, et qu'ainsi l'un et l'autre sont véritables. On ne peut pas à la vérité dénier qu'il n'y ait eu un suaire, et même il se peut faire qu'on l'ait conservé avec beaucoup de soin jusqu'à présent : mais de voir cette facilité, pour accorder deux évêques, à déterminer hardiment qu'il y en avait deux, c'est ce qui choque les esprits tant soit peu bien faits : et ensuite ordonner qu'on leur rendra à tous deux le jour de Pâques, le même culte d'adoration qu'on rend le Vendredi saint à la Croix, qui n'est point différent de celui qu'on rend à Jésus-Christ même ; c'est ce qui est impie.

Après être resté quelques jours à Turin, je me trouvais à deux journées de Gênes. La curiosité de voir cette superbe ville me fit prendre la résolution d'y aller. J'étais néanmoins combattu par la satisfaction que j'avais eue en la compagnie du père bénédictin qui était assez plaisant et agréable dans la conversation. Je croyais qu'il serait nécessaire pour cet effet de nous séparer ; car la lettre d'obédience qu'il m'avait montrée de son général, portait qu'il devait se rendre incessamment à Rome, recta via, sans prendre aucun détour. Je lui communiquai le dessein que j'avais pris d'aller à Gênes, et il me témoigna tout aussitôt qu'il était dans la résolution d'y venir avec moi ; qu'il ferait en sorte que ses supérieurs n'en sauraient rien ; et dans la lettre qu'il écrivait de Turin, il leur marquait que n'étant pas encore bien remis de quelques accès de fièvre, cela l'obligerait d'y rester encore quelques jours, qui était justement le temps qu'il prenait pour faire le voyage avec moi. Je reconnus par là que les moines les plus réformés ne sont pas grand scrupule de rompre l'obéissance dont ils font vœux, et de transgresser les règles qu'ils professent, à la moindre petite occasion qui se présente de quelque satisfaction particulière. L'usage de la viande lui était de même défendu par sa Règle, cependant il ne se trouvait pas plutôt éloigné des monastères de son Ordre qu'il se mettait à en manger ; et lorsqu'il en rencontrait un autre, il reprenait incontinent son observance, me priant de ne pas donner à connaître qu'il s'en fût écarté. Je puis dire néanmoins avec vérité que je n'ai jamais vu un si rigoureux censeur des actions d'autrui qu'il l'était. Lorsqu'il se trouvait parmi des moines qui n'étaient pas réformés ou qui étaient plus relâchés que ceux de sa Congrégation, il les entreprenait hautement et même avec insolence ; il leur disait qu'il ne les considérait que comme des âmes damnées, et pire que des démons. Il n'avait pas un sentiment plus charitable pour les gens que les moines par distinction appellent les gens du monde ou les mondains, qui sont en général tous les séculiers. Il lui semblait qu'il n'était pas possible de se sauver dans ce monde, à moins que de s'aller enfermer dans un couvent, et même il fallait que ce fût un cloître de son Ordre. S'il voyait dans les rues une dame un peu bien parée, sans examiner si sa condition, ou quelque autre raison l'y obligeait, il prononçait aussitôt une sentence de condamnation éternelle contre elle, disant que c'était une victime destinée aux flammes de l'enfer : et s'il entendait parler de quelques personnes nouvellement mariées, ou qui eussent fait quelque bonne fortune — Hélas, disait-il, ces gens-là font leur paradis en ce monde, mais ils brûleront éternellement en l'autre. Ainsi sans excepter qui que ce soit et interprétant les actions les plus innocentes en mal, il jugeait avec une malignité de cœur ce qui n'appartient qu'à Dieu seul de juger. Ce que je dis ici, ce n'est pas seulement de ce religieux-là seul, mais généralement presque de toutes sortes de religieux réformés, ou qui professent une vie plus étroite, et même des prêtres séculiers qui prétendent par leur bigoterie se distinguer du commun ; j'ai observé qu'ils jugent le reste des hommes sans miséricorde. Quelques-uns m'ont avoué qu'on les élevait là-dedans de jeunesse, en leur représentant souvent le monde comme une mer orageuse, d'où il est très rare que quelqu'un s'échappe sans faire naufrage, et que leurs monastères sont des ports de salut et des havres de grâce où il est impossible de périr. Il vaudrait bien mieux les élever dans un esprit d'humilité, et leur inspirer de charitables sentiments pour leurs prochains, soit qu'ils soient unis dans une même profession de vie avec eux, ou dans une autre voie, où l'on doit chrétiennement croire que Dieu les a appelés. Mais il faut avouer que c'est comme un malheureux sort de tous les gens qui font à part, de ne considérer que ceux de leur parti, et d'avoir un mépris général pour le reste. Ce fut sans doute cette considération qui porta nos pères, les premiers réformateurs de la religion, à désapprouver, et ensuite à rejeter toutes ces sortes d'inégalités, qui en divisant les hommes en plusieurs états différents, partagent ordinairement leurs cœurs les uns des autres, et les séparent ainsi de la charité de Jésus-Christ. Autant que le religieux dont je vous parle était rigoureux envers les autres, autant était-il indulgent pour lui-même. Il était même d'un naturel comique et bouffon, et n'affectait que dans certaines occasions la gravité monastique.

Nous arrivâmes à Gênes le premier du mois de septembre. Ayant appris qu'il y avait là une fort belle abbaye de son Ordre, appelée Santa Caterina, il voulut y aller loger, espérant y être aussi bien reçu qu'il l'avait été jusqu'ici dans les autres monastères. Il alla présenter sa lettre d'obédience à l'abbé ; lequel l'ayant lue, regarda ce moine depuis les pieds jusqu'à la tête, et lui demanda de quel Ordre il était ? Il lui répondit que sa lettre en rendait témoignage, et qu'il était un Bénédictin réformé. L'autre lui repartit qu'il n'en croyait rien, et qu'il ne portait pas l'habit de S. Benoît qui en était la principale marque. Il est à remarquer que ces moines en France portent des robes de drap assez grossières, et un capuchon taillé fort étroit : au lieu que les Italiens ont extrêmement amplifié les leurs et portent des étoffes extrêmement fines et lustrées. Ils sont chaussés fort mignonnement, ont de beaux bas de soie, de beaux chapeaux fins, et ne cèdent en rien au luxe des séculiers. Mais un peu de différence dans les habits en Italie, fait aussi une différence d'Ordre. Il y a de plus de dix sortes de religieux de l'Ordre de S. François, qui ne sont distingués les uns des autres, que parce que les uns ont leur capuchon ou leurs manches plus larges de deux ou trois doigts que les autres. Cependant cela met une si grande division entre eux qu'ils ne se peuvent pas voir, et se haïssent mortellement. Le moine dont je parle n'était pas assez bien vêtu à leur mode pour plaire à l'abbé, et la conclusion fut qu'il lui refusa fort vilainement l'entrée de son monastère. Ce pauvre Bénédictin entra dans une telle colère de l'affront qu'on lui faisait, qu'il dit plusieurs injures à l'abbé dans son propre monastère : qu'il était un abbé maudit de Dieu ; qu'il serait damné, et que tous ceux qui vivaient sous sa conduite iraient en enfer avec lui ; que c'était eux-mêmes qui avaient changé le vénérable habit de l'Ordre, et tellement alteré qu'il semblait présentement être fait plutôt pour plaire aux demoiselles que pour les distinguer des gens du monde, et qu'ils verraient bien au jour, mais hélas trop tard, quel accueil leur glorieux patriarche S. Benoît ferait dans le Ciel à ce pauvre habit qu'il avait sur le corps et qu'ils méprisaient ici si fort en Terre. Ce prélat se sentit si fort piqué de cette invective, qu'il menaça ce moine réformé que s'il ne sortait ce même soir-là de Gênes, il le ferait tuer. Le père tout épouvanté et tremblant me vint trouver à l'hôtellerie où j'étais, et me raconta son désastre. Cela fut cause que je ne séjournai que trois jours à Gênes ; parce que ce religieux pour ne pas être sacrifié à la vengeance italienne, n'osait sortir dans les rues, et fut obligé de se tenir renfermé dans une chambre, pendant tout le temps que j'y restai à voir la ville.

La vengeance est un abominable vice, et qui est présentement avec beaucoup de raison attribué très particulièrement aux Italiens. Mais ceux d'entre eux qui l'exercent avec le plus de fureur et de rage, sont assurément les gens de l'Église. Comme ils n'ont point de familles à avoir soin, leur attention est moins partagée, et par conséquent plus unie à se ressentir des injures qui leur sont faites, et ont plus de temps pour y penser : outre qu'en cas d'accident, ils n'ont que leurs personnes à sauver. Ils ne craignent pas même si fort la confiscation de leurs biens, parce qu'ils sont assurés que dans tous les pays où l'on adhère à la Communion de Rome, ils y pourront vivre avec leurs messes, et qu'on ne les laissera manquer de rien. C'est un patrimoine qui les suit partout, et qu'on peut leur ôter qu'avec la vie.

Ce qui facilite extrêmement l'exécution des vengeances en Italie, c'est le grand nombre de petites principautés qui la partagent, et dont les princes sont tous indépendants les uns des autres, et extrêmement jaloux de conserver leurs droits, particulièrement de protection et de refuge pour ceux qui ayant fait quelque mauvais coup, se retirent dans leurs états. Le roi de France obtiendrait plus aisément de l'Empereur un réfugié, que du duc de la Mirande qui n'a pas l'espace de trois mille Italiques de pays ; parce que plus la puissance est petite, et plus fait-elle d'efforts pour faire paraître qu'elle est grande. La République de Saint-Marin n'est qu'un petit hameau d'environ cinquante maisons de pauvres paysans qui se gouvernent d'eux-mêmes. Quoiqu'ils soient renfermés de tous côtés dans les territoires du pape, que l'on appelle le domaine de S. Pierre, ils donnent une si résolue protection aux prêtres meurtriers et homicides, qu'il n'est pas possible au pape de les persuader d'en rendre un seul. Ce n'est pas seulement les princes souverains en Italie qui sont jaloux des franchises de leurs États, mais encore toutes les personnes de qualité, qui ne veulent pas permettre qu'on prenne un malfaiteur dans leurs maisons. Je vous dirai en passant, Monsieur, que c'est c'est cette liberté prétendue qui donna commencement à la franchise des quartiers des ambassadeurs des couronnes à Rome, et qui a tant fait de bruit entre le pape Innocent XI et le roi Louis XIV de France. Car comme les ambassadeurs pour se distinguer, voulaient avoir quelque privilège au-dessus de la Noblesse ordinaire, ils prétendirent non seulement l'immunité dans leurs palais, mais encore une franchise entière dans tous les quartiers où ils étaient situés. Innocent XI trouva que c'était une entreprise digne de sa gloire et de son courage, de travailler efficacement à détruire à Rome ces retraites assurées de vauriens et d'assassins ; obligeant les ambassadeurs de renoncer pour toujours aux franchises des quartiers, et de se contenter pour le respect qu'on porte à leurs maîtres, de celles de leurs maisons. Mais que servait-il à Innocent d'être si zélé à abolir ces lieux de refuge ? Ne savait-il pas que toutes les églises, les monastères, les couvents et les collèges de Rome sont tout autant de lieux ouverts, que l'on trouve à tous bouts de champ, où l'injustice, l'inceste, le vol et le meurtre sont protégés ? Je veux que les temples du Seigneur soient estimés quelque chose de si saint et de si sacré, que ce soit comme une sorte de profanation d'y entrer les mains armées pour s'y saisir d'un criminel : mais pourquoi donner ce même privilège à tous les cloîtres et maisons de ces misérables moines qui sont eux-mêmes les plus scélérats, et qui ont de si grandes enceintes de murailles, que si on les pouvait joindre tous ensemble, ils feraient sans doute plus de la troisième partie de la ville de Rome ? Qu'y a-t-il donc de si saint et de si sacré parmi les profanes ? Pour moi je ne saurais en concevoir autre chose, si ce n'est que les papes et les princes ecclésiastiques de la Communion romaine, ne s'efforçant pas moins d'établir leur pouvoir temporel que leur tyrannie sur les âmes, se donneront bien de garde de diminuer aucun des privilèges des moineries qui sont chez eux, crainte que les princes étrangers à leur exemple, n'entreprennent de faire de même dans leur pays ; et comme les moines se tiennent toujours du côté du pape, ce serait en quelque façon affaiblir leur parti. De plus ces gens-là ont l'esprit si lâche et si intéressé, que si Sa Sainteté, ou quelque cardinal, leur envoie ordre de délivrer quelqu'un qui se serait réfugié chez eux, ils le rendent incontinent, étant bien aisés d'avoir par là occasion de faire leur cour à peu de frais. Mais si quelque autre seigneur séculier leur en fait l'instance, c'est alors qu'ils veulent maintenir les privilèges de leurs monastères, et à moins d'une bonne pièce d'argent entre leurs mains, ils n'accorderont jamais la demande ; particulièrement si le criminel est un moine ou un ecclésiastique. Et c'est, comme j'ai dit ci-dessus, ce qui les rend plus hardis à se venger. De plus ils sont assurés qu'ils seront toujours secondés de quelqu'un de leurs confrères. Ils se supportent les uns les autres extrêmement dans ces sortes d'occasions ; ce qui fait que l'on ne peut pas en offenser un, que l'on n'ait affaire à plusieurs. Comme ils font tous quelque corps, car où ils sont moines, ou frères, et ils font corps avec tous ceux de leur Ordre, couvent ou monastère ; ou ils sont prêtres séculiers, et ils font corps avec les autres prêtres de leurs diocèses, cathédrale ou paroisse, n'y ayant de si petite église qui n'ait quinze ou vingt prêtres pour la servir. Quand on en offense quelqu'un, tous les autres du même corps se déclarent offensés, et s'appliquant à en prendre la vengeance comme si on les avait injuriés eux-mêmes. Ce n'est pas l'esprit de charité qui les y porte, car la charité ne se venge point ; mais c'est un certain plaisir comme naturel, qu'ils ont de faire ressentir les effets de leur rage à ceux qui les offensent, ou ceux qui ont quelque sort de liaison avec eux, et qui leur fait dire avec un de leurs poètes : Dolcissima, mortali, è la vendetta — Il n'y a rien de plus doux au monde que la vengeance. Je comptai étant à Bologne en Italie, en une semaine de temps dix-sept morts, qui étaient restés les victimes froides de cette furie infernale, et dont la plupart avaient été tués par des moines ou des prêtres. Le grand prévôt que l'on appelle le Bargello, pour avoir fait par ordre du cardinal archevêque, la recherche d'un moine qui entretenait scandaleusement un bordel public, était du nombre de ces pauvres infortunés, et avait été misérablement massacré le jour de Pâques en sortant d'une église.

Un des moyens les plus terribles que les ecclésiastiques aient entre les mains pour assouvir leur vengeance, c'est cette malheureuse Inquisition qu'ils ont introduite sous prétexte de religion, qui est la plus diabolique invention qui soit jamais sortie de la boutique de Satan, et dont ils se servent si adroitement pour les fins particulières. Ils ont fait une matière d'Inquisition de frapper, injurier, ou mépriser une personne du clergé tant séculier que régulier. Voici de la manière qu'on procéda à Bologne contre un honnête homme que je connaissais, qui dans la chaleur de sa passion avait appelé un frère dominicain, vieux fou de moine. Ce frère porta sa plainte à l'Inquisiteur, lequel fit tout aussitôt arrêter ce jeune homme qui fut mis dans les prisons de l'Inquisition, où il resta dix mois auparavant qu'on lui demandât pourquoi il y était. Ensuite on le fit comparaître devant le sacré tribunal, et comme il ne pût pas dénier qu'il eût appelé ce frère, vieux fou de moine, on réduisit son procès en cette forme. Celui qui ne porte point d'honneur aux ecclésiastiques, ne croit pas l'état ecclésiastique digne d'honneur, et est par conséquent un hérétique : Or est-il que vous n'avez point porté d'honneur à Frère Nicolas qui est un ecclésiastique ; donc vous ne croyez pas l'état ecclésiastique digne d'honneur, et vous êtes un hérétique. L'accusé répondit, qu'il était vrai qu'il l'avait appelé vieux fou, mais qu'il l'entendait quand à sa personne, sans aucun rapport à sa profession. Ici l'accusant insista qu'il l'avait aussi appelé fou quand à sa profession, y ayant joint le mot de moine qui la signifiait, et sans y ajouter ces mots, sauf son caractère. Car il est vrai que si en Italie l'on dit des injures à un prêtre ou à un moine et qu'on l'appelle fripon, coquin, et autre chose semblable, et qu'on y ajoute incontinent sauf votre caractère, ou sauf l'habit que vous portez, ce n'est pas une matière d'Inquisition : mais si malheureusement on s'en oublie, on est perdu. Ainsi ce pauvre monsieur fut jugé coupable. Pour ce qui est de frapper un qui est dans la cléricature, de quelque manière que cela se fasse grièvement ou légèrement, c'est toujours une matière d'Inquisition. C'est ce qui rend les ecclésiastiques si hardis et si insolents dans toute l'Italie. Je vis à Rome un prêtre qui était venu aux injures avec un officier dans la Piazza Navona. Cet officier lui donnait du plat de la langue fort adroitement, et ne s'oubliait jamais de mettre au bout, sauf son caractère ; de sorte que le prêtre demeura confus, et tout écumant de rage il commença à dire aux gens qui étaient là présents : Messieurs, il faut que je fasse mettre cet homme-là à l'Inquisition, il me semble qu'il m'a frappé ; n'avez-vous pas vu qu'il m'ait donné quelque petit coup ? Il l'aurait souhaité de tout son cœur pour avoir lieu de satisfaire sa vengeance ; mais comme on n'avait rien vu de cela, on ne lui en pouvait rendre témoignage. Il y a un proverbe qui dit que pour vivre paisiblement à Rome, il n'y faut offenser ni femmes, ni prêtres ; parce que les dames s'y font venger par leurs amants, et les gens d'Église par l'Inquisition. Il est vrai que les personnes de rang, comme les abbés, les évêques, et les cardinaux ne se servent pas ordinairement de cette voie, qui leur semble un peu trop embarrassante. Ils ont des serviteurs et des gens affidés lesquels par argent, ou pour obtenir quelque faveur, s'offrent à eux volontairement pour être exécuteurs de leurs vengeances. Et s'il arrive qu'ils soient saisis dans l'action, ils s'en mettent fort peu en peine, se reposant confidemment sur le pouvoir et l'autorité de leurs maîtres, qui ne manqueront pas de procurer par toutes sortes de moyens leur décharge et leur délivrance. Pour ce qui est des papes, comme ils ne sont pas exempts de ces faiblesses, ils n'oublient pas de se servir dans l'occasion de la puissance qu'ils ont en main, et comme les autres monarques de la Terre, lorsqu'ils sont offensés, ils ont les mains longues. Il ne faut plus parler à ces saints pères, d'humilité et de patience à souffrir les injures, à l'exemple de Jésus-Christ dont ils veulent représenter la personne en Terre. Ils en ont la plupart rejeté les vertus, et ne sont occupés qu'à représenter ici-bas ce qu'il y a de plus glorieux dans le Ciel, qui est son pouvoir et sa judicature. Ce titre de sainteté qu'on leur donne, n'est plus qu'un terme fastueux dont ils se servent pour exprimer leur superbe. Nous avons un signalé exemple de vengeance dans la vie du pape Sixte Quinte [élu le premier mai 1585], qui mérite bien que je vous en fasse ressouvenir. Sixte était de fort basse extraction, né d'un pauvre vigneron et d'une servante, et avait été réduit dans sa jeunesse à garder les cochons. Cependant par la subtilité de son esprit et assisté d'une fortune extraordinaire, il était parvenu au trône pontifical. Mais bien loin que la bassesse de son extraction lui inspirât quelques sentiments humbles au milieu de cette grandeur, il ne pouvait souffrir la moindre chose qui y réfléchit, et par un esprit de vengeance qui lui était naturel, il faisait éclater sa cruauté sur tous ceux qui par mégarde, ou de propos délibéré, lâchaient quelque parole de mépris sur ce sujet. On vit un matin la statue de Pasquin revêtue d'une chemise fort sale, et Marphorio qui lui en demandait le sujet. Pasquin répondit : Parce que ma blanchisseuse est devenue princesse. Cette réponse réfléchissait sur Donna Camilla, sœur du pape, qui de pauvre blanchisseuse qu'elle était auparavant, avait été élevée par son frère à la principauté. Le pape fit faire toutes les perquisitions imaginables pour découvrir l'auteur de cette pasquinade, et n'ayant pu réussir dans sa recherche, il eut recours à la ruse, mais à une ruse si basse et si indigne, que le seul récit que l'on en fait est capable d'en donner de l'horreur. Il fit publier par tout que cette pointe d'esprit lui plaisait si fort, que si celui qui en était l'auteur venait se découvrir à lui, non seulement il ne le ferait pas mourir, mais qu'il lui donnerait une récompense de deux mille écus. Le pauvre malheureux gagné par une promesse si avantageuse se donna à connaître. Le pape sur l'aveu qu'il en fit, lui fit compter les deux mille écus, et l'assura qu'il ne serait point pendu. Sur quoi le misérable fit ses très humbles remerciements à Sa Sainteté pour une si grande grâce. Oui, reprit le pape, je te teindrai en cela ma parole ; mais je ne t'ai pas promis de ne te pas faire couper les mains et la langue, et il commanda sur l'heure qu'on les lui coupât en sa présence, pour faire un agréable sacrifice à sa vengeance. Cette action fut fort observée, et comme les vices de même que les vertus éclatent au souverain degré dans les têtes couronnées, et plus encore dans celui qui se dit Dieu en Terre, ce fut un grand obstacle au projet qui fut fait après sa mort de sa canonisation.

Je me suis quelquefois appliqué à rechercher quelle pouvait être la raison de cet esprit de vengeance qui paraît aujourd'hui si naturel aux Italiens, si cela procède du climat et de la nature du pays, ou de quelque autre cause nécessaire qui ne se puisse pas éviter. Mais ayant rappelé à ma mémoire, la grandeur d'âme, le courage et la magnanimité des anciens Romains, qui habitaient le même terrain, et qui se rendirent autant aimables par leur clémence, que redoutables par leur valeur ; j'ai vu qu'il en fallait plutôt rechercher une cause morale que naturelle. Et autant que je la puis concevoir, c'est que dans la suite des temps, la meilleure partie de l'Italie étant tombée sous la domination des évêques de Rome, ils envoyèrent dans les provinces en être gouverneurs, des prêtres ; gens qui n'entendaient ni le commerce, ni la guerre, qui sont comme les deux nerfs d'un État, sans lesquels il demeure comme un corps paralytique sans action et sans mouvement. Cette oisiveté jointe aux grandes chaleurs du pays, et aux mauvais exemples de ces mêmes gouverneurs, qui étaient des gens qui aimaient leurs plaisirs, y introduisit en fort peu de temps la mollesse. Dans l'ancienne Rome l'épée cédait quelquefois à la robe, les armes faisaient place aux lettres : Cedant arma toga. Mais présentement tout y a cédé à l'amour des femmes. Cet amour étant excessif et déréglé est inséparable de la jalousie, et la jalousie produit la vengeance, qui sont justement les deux grands vices que l'on attribue aux Italiens. De cette grande facilité à se venger dans leurs amours, ils sont passés présentement à ne pas laisser tomber la moindre petite parole, ou la plus légère injure en quelque matière que ce soit, sans en prendre s'ils peuvent une très impitoyable vengeance. Ce vice ayant commencé dans les États pontificaux, s'est communiqué insensiblement à ceux des princes circonvoisins, et infecte enfin aujourd'hui misérablement toute l'Italie. On a remarqué que Bologne et Ferrare qui ont ployé le col des derniers sous le joug de Rome, ont redoublé de beaucoup depuis ce temps-là leur esprit vindicatif. Mais ce qu'il y a des plus à condamner dans leurs vengeances, c'est qu'ils les exécutent ordinairement d'une manière vile et basse, par le poison et par le poignard, en derrière et traîtreusement. Ils se moquent des duels, et disent que c'est la plus grande folie du monde de mettre l'épée en main à son ennemi, et de se mettre par là autant en état de le satisfaire que d'en être satisfait. Si nous avons un ennemi, disent-ils, nous ne sommes pas si fous que de crier de loin, Garde-toi : mais nous voulons le tuer à la première occasion, sans nous mettre en danger de l'être de lui.

Au reste, Monsieur, si les Italiens ont leurs défauts, ils ont aussi de fort bonnes qualités. Ils sont fort prudents dans la conduite de leurs affaires, fort discrets dans leurs discours, civils et honnêtes entre eux et envers les étrangers ; d'un bon conseil, fort prompts à rendre service ; constants dans leur amitié, et d'une humeur fort obligeante pourvu qu'il ne leur en coûte rien. Ils ont beaucoup d'esprit, et je puis dire que si leurs prêtres et leurs moines ne les avaient point corrompus dans leur morale, et n'avaient point si fort altéré le culte de la religion, de même qu'ils ont le meilleur pays, aussi seraient-ils les meilleurs gens qui soient au monde. Cependant le papisme est cru à un si prodigieux excès d'idolâtrie, de superstition et de folie, que je m'étonne comme ils retardent si fort à en rejeter le joug. Je sais qu'il y en a beaucoup qui commencent à ouvrir les yeux pour en voir les erreurs, mais ils n'osent pas déclarer leurs sentiments à qui que ce soit, pour ne pas tomber sous la barbare et inexorable cruauté de l'Inquisition. Ce tribunal fut érigé comme une bride inhumaine pour retenir particulièrement les Italiens, dont l'on voyait déjà plusieurs qui commençaient à remuer et à examiner la doctrine de Rome. Pour le rendre plus fier et plus terrible, les papes ne crurent pas pouvoir faire mieux que de le mettre entre les mains des Dominicains, gens cruels et impitoyables, et attachés alors plus qu'aucun autre Ordre à maintenir les intérêts du pape. Pour les y encourager d'autant plus, on trouva à propos de conférer de temps en temps aux plus zélés inquisiteurs la dignité épiscopale, et d'en élever plusieurs au cardinalat. Dans tous les États du grand-duc de Toscane, elle a été donnée aux Franciscains, dont plusieurs ont été pareillement nommés évêques et cardinaux. Le motif en la partageant ainsi entre deux ordres différents, ne fut que pour la mieux soutenir par l'émulation. Le principal dessein que l'on prétendit d'abord dans l'érection de l'Inquisition, fut d'arrêter par sa violence les progrès de l'hérésie, et pour se servir de leurs termes : Contra haereticam pravitatem. Mais les ecclésiastiques ayant depuis considéré le grand avantage que cela que donnerait par-dessus les séculiers s'en sont su si bien prévaloir, qu'il n'y a présentement presque rien qu'ils n'y réduisent, pour venir à bout de leurs fins particulières. Si vous manquez à payer les dîmes, sans examiner si vous le pouvez faire ou non, on argumente contre vous que vous ne les payez pas, parce que vous ne croyez pas qu'il les faille payer : Donc vous êtes un hérétique. S'il vous échappe quelque mot contre la vie licencieuse des évêques et du clergé tant régulier que séculier, votre dessein a été de rabaisser la dignité épiscopale et l'Église dans l'esprit des peuples ; vous avez travaillé pour les hérétiques : Donc vous êtes dans leurs intérêts, et vous en êtes un vous-même. Si l'on a du bien, et que l'on se montre indifférent de contribuer aux collectes qui se font pour dire des messes et autres prières pour le repos des âmes des défunts, quoiqu'il n'y ait pas un prêtre ni un moine qui en voulût dire sans argent, l'on est accusé de ne pas croire le Purgatoire, et l'on est un hérétique. Si même l'on refuse trop souvent de mettre dans les boîtes qui courent continuellement dans les rues pour aider à faire la fête d'un tel saint ou d'une telle sainte, pour une telle procession dans une telle église, pour la Chapelle du Rosaire, pour le Scapulaire de la Vierge, ou pour le Cordon de S. François, ces gens-là ont l'impudence de vous dire qu'ils voient bien que vous n'avez guère de dévotion pour les choses saintes, et que vous n'y croyez guère ; et c'est un avertissement que si vous y manquez une autre fois, on pourrait bien prendre connaissance de vous à l'Inquisition. Il n'est pas permis d'excuser ou d'intercéder par foi, ou par amis, directement, ou indirectement pour ceux qui ont eu le malheur de tomber dans les prisons de l'Inquisition, sans se rendre en même temps coupable des mêmes crimes dont ils sont atteints. On ne peut pas même leur parler sans une permission expresse et par écrit de l'Inquisiteur, qu'il n'accorde qu'avec beaucoup de difficulté et fort rarement. Un abbé calabrais de mes amis, fut mis à Venise à l'Inquisition, pour avoir souri lorsqu'un certain moine faisait le récit d'une apparition d'une âme de Purgatoire. Un an après son emprisonnement ayant appris qu'on n'avait point encore prononcé de sentence de mort contre lui, quoiqu'il eut été mis plusieurs fois à la torture, et étant allé demander une approbation à l'Inquisiteur pour l'impression d'un livre, je pris occasion de lui demander la permission d'aller visiter une fois ce pauvre prisonnier. À la prière que je lui en fis, il me regarda fort fièrement, et me demanda ce que j'avais à démêler avec lui. Je lui dis que rien ne me portait à cela qu'un esprit de charité chrétienne, pour donner à ce pauvre infortuné quelques paroles de consolation. Ce moine me repartit avec une manière extrêmement rude et désobligeante, que le prisonnier était en de très bonnes mains, et n'avait besoin d'être consolé ; ainsi il ne me fut pas possible de lui parler. J'eus pourtant la satisfaction de l'en voir délivré six mois après, par les charitables soins et les puissantes intercessions de Cornaro Piscopia (2), noble Vénitienne, fille d'un savoir et d'un mérite extraordinaire, à laquelle il dédia les savantes poésies qu'il avait composées dans sa prison. J'ai dit ci-dessus qu'il n'était pas permis d'intercéder pour qui que ce soit ; mais vous saurez, Monsieur, que l'Inquisition est beaucoup plus douce à Venise que dans les autres endroits d'Italie. Ce sage sénat ayant horreur de l'inhumanité des frères qui l'exercent, a établi une chambre particulière, où les nobles vénitiens président et prennent connaissance de toutes les affaires qui la concernent ; de sorte que les Dominicains n'en sont pas tout à fait les maîtres. Cet ami ayant eu le bonheur de sortir d'un si mauvais pas, fut si fort touché des cruautés qu'on lui avait fait souffrir durant sa prison, qu'il conclut de là que l'Église romaine étant animée d'un esprit si barbare, et qui est sans exemple parmi les infidèles mêmes, ne pouvait pas être la véritable pousse de Jésus-Christ. Elle peut bien à la vérité avoir la prudence des serpents pour sa conservation, pourvu qu'elle retienne toujours la douceur de la Colombe, pour ne pas se rendre indigne de celui qui veut qu'on apprenne de lui qu'il est doux et humble de cœur. Cet ami m'avoua qu'auparavant qu'il fût mis à l'Inquisition, à la vérité il doutait du Purgatoire et de la Transsubstantiation, mais que depuis qu'on les lui avait voulu faire croire par force, il n'y croyait point du tout, et qu'il allait se retirer en Suisse ou à Genève pour y vivre en liberté selon sa croyance. Il ajoutait que toutes les nuits il était troublé dans son sommeil par les affreuses images des tourments qu'on lui avait fait souffrir dans les cachots, où on lui avait démis tous les membres l'un après l'autre, écrasé tous les doigts, appliqué sur ses pieds des lames de fer ardentes. Pour le rendre plus sensible aux douleurs on le remettait dans son cachot pendant quelques jours, où on ne lui donnait qu'un pauvre morceau de pain noir, et une petite mesure d'eau, après quoi on le remettait de nouveau entre les mains des bourreaux de l'Inquisition, pour lui faire éprouver de nouveaux genres de supplices. On le liait par un bras, et par le moyen d'une poulie on l'élevait en l'air, où on le laissait pendant plusieurs heures. On le descendait en suite plus mort que vif, et pour lui faire revenir le sentiment, on le fouettait de chaînettes de fer pleines de pointes et d'aiguillons, jusqu'à ce qu'on l'eût mis tout en sang. Et tout cela, ô cruauté plus que barbare ! pour tâcher de découvrir les secrets d'une pauvre conscience et les replis d'un pauvre cœur. Le père inquisiteur qui était là présent pour encourager les bourreaux et voir s'ils faisaient bien leur devoir, s'approchait quelquefois du patient, et lui demandait d'un ton de voix fort sévère, s'il était donc vrai qu'il ne crût point au Purgatoire ; qu'il le priait d'y penser bien sérieusement ; que tout ce qu'on lui faisait souffrir n'en était qu'une très légère image, et qu'il était bien plus horrible de tomber entre les mains d'un Dieu vivant. Ce pauvre monsieur ne répondait rien à tout cela que par ses soupirs et par ses larmes : mais il me confessa depuis qu'il y avait fait en effet un très sérieuse réflexion, par laquelle il concevait qu'il était inconsistent avec la bonté infinie de Dieu, de traiter avec tant de rigueur des âmes qu'il avait déstinées pour la gloire et pour jouir éternellement de Lui ; que les ouvrages de Dieu étant parfaits, il faisait miséricorde à qu'il voulait (3) ; et qu'il Lui était infiniment plus glorieux de pardonner la coulpe et la peine, que de se reserver une misérable vengeance par les feux et les flammes du prétendu Purgatoire ; et que par cette raison il n'y croyait point du tout.

Le supplice ordinaire à Venise pour ceux qui sont convaincus d'hérésie à l'Inquisition, c'est ou de les étrangler dans la prison, ou de leur attacher une pierre au col et de les envoyer noyer dans la mer. Et en cela cette Inquisition est beaucoup plus douce que celle des autres endroits d'Italie où on les brûle tout vifs à petit feu ; ou bien on leur coupe tous les membres les uns après les autres que l'on jette en leur présence dans le feu, après leur avoir arraché premièrement la langue de la bouche, et fait souffrir de très horribles tourments. Croyez-vous en bonne foi, Monsieur, que ce soit là l'esprit de l'Évangile ? A-ce été la manière dont Jésus-Christ s'est servi pour convertir les pécheurs ? A-t-il jamais parlé d'emprisonnements, de gênes et de tortures ? En avons-nous quelque exemple de Lui, ou quelque précepte ? Non assurément. Ce ne doit donc pas non plus être l'esprit du christianisme. Ainsi les moyens que les papes ont pris pour maintenir leur tyrannie sur les consciences, pourraient servir de justes motifs pour la détruire, si les peuples voulaient sérieusement ouvrir les yeux, et s'opposer vigoureusement aux effets de leur violence. Il n'y a que la vertu qui se soutienne par elle-même. L'iniquité a toujours besoin d'un secours étranger. Ce qu'elle ne peut emporter en lion par la force, elle tâche d'en venir à bout en renard par la ruse. Ce que les papes et leurs adhérents ne peuvent pas avoir par l'Inquisition, ils s'efforcent de le surmonter par l'artifice et par le mensonge. Un des principaux artifices dont ils se servent pour maintenir les peuples dans leur obéissance, c'est de les tenir dans une profonde ignorance, premièrement des vérités de l'Evangile, leur défendant très expressément de lire l'Écriture sainte comme un livre très dangereux et pernicieux pour leurs âmes ; ensuite c'est d'empêcher qu'il ne vienne entre leurs mains aucun livre de controverse composé par les Protestants. C'est une matière d'Inquisition d'en retenir ou d'en lire quelqu'un, ou sachant que quelque autre personne en ait de ne le pas déclarer. Ils ont de plus très grand soin de charger les prédicateurs dans leurs sermons, qu'en parlant des Protestants, qui étant extrêmement bien fondés dans leur doctrine sont par conséquent les plus puissants ennemis de l'Église romaine, ils les doivent représenter au peuple comme des gens qui ont absolument renoncé la Foi de Jésus-Christ, et qui ne croient non plus en Lui que les infidèles. C'est pourquoi ils les appellent indifféremment hérétiques et infidèles, et pour me servir du mot italien : Questi Noncristiani. De sorte qu'effectivement tout le menu peuple, et même la plupart des gens qui ont étudié sont dans la pensée que les Protestants ne croient point du tout en Jésus-Christ non plus que les Turcs. Un chanoine me demanda un jour par curiosité à Rome, ce que faisaient les infidèles en France, et pourquoi on les y souffrait. Je me fis expliquer ce mot que je n'entendais pas, et sachant qu'il voulait parler des Protestants, je lui dis qu'ils n'étaient pas infidèles, mais qu'ils croyaient en Jésus-Christ aussu bien que les Catholiques romains ; que seulement ils rejetaient la Transsubstantiation, la Messe, le Purgatoire, etc. et particulièrement le pouvoir et l'infaillibilité du pape. M'ayant entendu discourir un assez longtemps : Véritablement, Monsieur, me dit-il, si la chose est comme vous dites, je vois bien que ces gens-là ne sont pas si grands diables qu'on nous les fait ici ; j'ai souvent entendu prêcher qu'ils étaient aussi mécréants que des Juifs, et vous êtes le premier à qui j'aie jamais ouï-dire que les Protestants croient en Jésus-Christ. Mais, Monsieur, lui dis-je, il n'est pas possible que vous qui avez étudié en théologie, n'ayez entendu parler des sentiments de Luther, de Calvin et de Zuingle dans le traité que l'on y donne des sacrements en général, et en particulier dans ceux de l'Eucharistie, de la Pénitence, du Sacrifice de la Messe, etc. Ces gens-là ne croyaient-ils pas en Jésus-Christ ? Oui, repartit le chanoine, je sais que ces hérétiques-là prétendirent non pas de détruire, mais seulement de reformer l'Église, et dans plusieurs matières ils ont des arguments extrêmement forts, et auxquels on a encore aujourd'hui beaucoup de peine à répondre : mais néanmoins Dieu qui a un soin tout particulier de Son Église, pour manifester aux fidèles que ces gens-là étaient dans le mauvais chemin, a permis ensuite que leur parti se soit anéanti. Comme une erreur en attire un autre, ils sont roulés de précipice en précipice jusque dans l'abîme de l'infidélité. Ils se séparèrent au commencement de l'Église romaine sous prétexte de reforme ; mais quelque temps après leurs sectateurs réduisirent tout à l'esprit particulier, qui est de croire tout ce qu'ils veulent, et que pourvu qu'ils adorent un dieu tel qui soit, et mènent une vie moralement bonne, c'est assez pour eux pour être sauvé.

Je vis par là, Monsieur, que ce chanoine avait été fort mal informé — comme la plupart des Italiens le sont — de l'état présent des Protestants et de leur doctrine, et qu'on met à Rome toutes sortes de ruses en pratique contre ceux qui ne veulent pas fléchir les genoux devant Bahal. Le mensonge y est vertu quand il peut servir, comme ils le pensent, pour une bonne fin. Je me souviens qu'un Jésuite qui revenait nouvellement d'Angleterre, prêcha hardiment que tout y était réduit à l'esprit particulier ; et ayant fait une ample description des assemblies des Anabaptistes et des Quakers sous le nom de l'Église anglicane, lorsqu'il en vint à l'article des soupirs et des gémissements, et des femmes en chaire, il fit éclater de rire tout son auditoire ; et fit concevoir sans doute, avec une très grande injustice, un grand mépris pour cet auguste et vénérable corps de Protestants, l'Église anglicane si zélée pour la gloire de Dieu et de Jésus-Christ, Son fils unique, si exacte dans le culte et l'obéissance qu'elle Lui rend, et si raisonnable dans Ses ordres et dans Ses cérémonies. Tant que ces vigilants pasteurs, messieurs les évêques de l'Église anglicane, et les savants ministres qui leur sont soumis auront les yeux ouverts sur les brebis du troupeau, il n'est pas à appréhender que le loup de Rome en moissonne une seule de leurs mains ; et ses émissaires tout subtils larrons qu'ils soient, ne pourront jamais entrer de nuit dans la bergerie pour les dévorer ou les massacrer comme ils ont déjà tant de fois tâché de faire. J'ai fait depuis peu une remarque sur le sermon de ce Jésuite que j'entendis tout entier, et que je souhaiterais qui put entrer une bonne fois dans le cœur de tous les Protestants, qui est que pour battre en ruine l'Église de Rome, le grand secret n'est pas de rejeter, comme quelques-uns font, absolument tout ce qu'elle pratique. Le meilleur moyen d'en venir à bout, ce serait de retenir ce qu'elle a de bon, et de ne rejeter précisément que ce qu'elle a de mauvais. Si l'on rejette absolument toutes sortes de jeûnes parce que ceux de la Communion de Rome en observent quelques-uns, comme ils ne cherchent qu'à noircir les Protestants en représentant leurs actions dans le plus mauvais sens qu'ils peuvent, et cachant toujours ce qu'il y a en eux de bon, ils disent que ce sont des gens qui n'aiment que leur ventre, et qui ont en horreur tout ce qui peur humilier et mortifier la chair. Si on rejette l'épiscopat : ils haïssent, disent-ils, la sujétion, et n'aiment que l'indépendance. Si on refuse de prier en commun, on n'est point uni en charité. Si l'on ne consulte pas de temps en temps les ministres sur les affaires de la conscience, tout est réduit à l'esprit particulier. Enfin si l'on célèbre le mariage et qu'on fasse les obsèques sans aucunes prières ni cérémonies, ils disent que les Protestants s'accouplent comme des bêtes, et sont enterrés comme des chiens. C'est ainsi que ce calomniateur de Jésuite avec une malice envenimée, depuis le commencement de son sermon jusqu'à la fin, s'efforçait de les rendre odieux et exécrables. Et en effet il ne lui était pas bien difficile de réussir dans un pays où on les connaît présentement si peu, et où l'on n'en parle presque jamais que sous le nom de diables d'hérétiques, de non-chrétiens et d'infidèles. Mais il n'en serait pas de même assurément, si en conservant ce qu'il y a de louable et d'honnête, et même ce qu'il y a d'indifférent autant qu'il se peut faire, on ne s'attachait uniquement qu'à combattre les points de doctrine ou de pratique qui ont occasionné la Réforme ; car alors ils ne pourraient pas condamner les Protestants en aucune chose, qu'en produisant ces mêmes points de doctrine et de pratique avec les oppositions qu'on y fait. Et c'est ce qu'ils ne veulent point faire, pour ne pas mettre au jour leur faiblesse. Une preuve évident de ce que je dis, c'est le grand soin qu'ils prennent d'empêcher qu'aucun livre de controverse n'entre en Italie, non pas même ceux que les plus fameux de leur parti écrivent. J'eus bien de la peine de trouver à Rome les œuvres de M. Henri Arnaud qu'il avait dédiées au pape, et que je ne crois pas qui aient été traduites en italien. Le seul dessein en cela, est d'empêcher par toutes sortes de moyens qu'on ne connaisse au vrai l'état de la question ; car leurs objections sont si faibles, et les réponses qu'ils font à celles des Protestants sont si pitoyables qu'un esprit tant soit peu désintéressé, même dans leurs propres livres, pourrait voir de quel côté est la vérité. S'il y a jamais eu un auteur qui se soit efforcé de calomnier et de noircir les Protestants, ç'a été sans doute le Jésuite P. Louis Maimbourg, dans ses livres du luthéranisme et du calvinisme. J'entrepris à Venise de traduire en Italien tous ses ouvrages (4). J'en avais déjà traduit plusieurs volumes lorsque je pris en main le luthéranisme et le calvinisme : mais je fus fort surpris que l'Inquisiteur de Venise ne me voulut pas permettre d'en poursuivre la traduction ; et quelque temps après je reçus un ordre de Sa Sainteté qui me défendait de faire imprimer ces deux livres, avec un autre du même auteur qui traitait de la puissance des évêques de Rome. Le seul nom d'évêque qui lui était donner dans le dernier, au lieu des magnifiques titres de Pape et de Souverain Pontife, joint à quelques recherches assez curieuses sur l'origine et le progrès de cette grandeur prodigieuse à laquelle sont arrivés aujourd'hui ces évêques romains, étaient un motif assez pressant au pape pour le condamner : mais il ne me fut pas possible de pénétrer quel pouvait être celui qui le portait à prononcer la même sentence envers les deux autres. Si ce n'est, comme j'ai déjà touché ci-dessus, pour ne pas renouveler, même s'il était possible, dans l'esprit des Italiens l'état de la question qui est entre ceux qui se disent Catholiques et les Protestants. Car quoique ces deux livres soient pleins de railleries, d'injures et de calomnies faites à plaisir pour rendre méprisable un parti que l'on s'efforce par toutes sortes de moyens d'abaisser dans l'esprit des peuples, cependant Innocent XI ne croyait pas que ce rabais dût être aussi profitable à l'Église romaine, que la publication de quelques points de doctrine qui y sont nécessairement insérés, lui aurait pu être nuisible.

Vous ne sauriez vous imaginer, Monsieur, les précautions que les papes prennent pour empêcher l'entrée des livres protestants en Italie. Comme on n'y peut entrer par terre que par les Alpes, ils tiennent des gens exprès à tous les passages pour examiner les passants, et voir s'ils ne portent point de livres défendus avec eux ; auquel nombre sont réduits généralement tous ceux qui traitent de controverses. Dans un voyage que je fis de Venise à Lyon, je pris mon chemin en m'en retournant en Italie par le Valais. À l'entrée de ce pays, dans un détroit de la montagne, il y a une fameuse abbaye de chanoines réguliers de S. Augustin appelée Saint-Maurice. Le Rhône qui est extrêmement impétueux dans cet endroit et qui se dégorge un peu plus bas dans le lac de Genève, ne laisse qu'un chemin fort étroit où il fait nécessairement passer pour y entrer. L'abbé de Saint-Maurice y a fait faire une porte, et comme il en est le maître, les papes qui savent que c'est une clef des Alpes pour entrer en Italie, l'ont chargé d'avoir l'œil sur les passants, particulièrement pour empêcher le transport des livres défendus, parce que Genève dont ils craignent extrêmement, n'en est éloigné que de la longueur de son lac. La promesse que le pape avait faite à l'abbé de le faire évêque s'il s'acquittait bien de sa commission, l'avait rendu extrêmement exact lorsque j'y passai. Il faisait arrêter sans exception tous les passants, cependant avec quelque distinction ; car les gens de pied étaient fouillés à la porte par les gardes, et ceux qui étaient montés et avaient quelque apparence, étaient conduits dans l'abbaye, où l'abbé les traitait fort civilement, et les faisait manger avec lui tandis que l'on fouillait honnêtement dans leurs valises. L'abbé avec qui je discourus après le repas un assez longtemps, me dit que le pape lui envoyait de l'argent pour la dépense des passagers, parce que tout le revenu de son abbaye n'y pourrait pas suffire. Et que Sa Sainteté lui avait écrit des lettres si pressantes pour lui recommander d'avoir soin de ce poste, qu'il concevait par là combien l'on craignait les livres des Protestants à Rome. Comme il avait lui-même quelque connaissance de l'Italie, il dit que si les Italiens, particulièrement ceux qui sont sujets au pape, avaient la moindre communication avec Genève, il serait à craindre qu'ils ne se retirassent entièrement de l'obéissance de Rome. En effet il n'y en a point qui puisse mieux connaître le faible de ce dieu en Terre, du sacré Collège des Cardinaux, et des autres gens d'Église que ces peuples qui en sont eux-mêmes les témoins ; et il n'y en a point aussi qui soient plus intéressés qu'eux à rejeter un joug qui leur est d'ailleurs si insupportable. On ne peut pas presque se ressouvenir sans verser des larmes du florissant état où étaient autrefois ces belles provinces qui composent ce qu'on appelle aujourd'hui le domaine de S. Pierre, et de voir comme elles gémissent misérablement sous la domination des prêtres, toutes désolées et sans ornement. Ces fameuses et anciennes villes Ravenne, Bénévent, Spolète, Peruse, Orviette, et tant d'autres qui étaient autrefois la gloire de l'Italie, ne sont presque plus présentement que des amas de ruines causés par l'insatiable avarice des papes. Il est vrai que ce pays est naturellement le plus beau et le plus abondant qui soit au monde, mais cependant il n'y en a point qui soit plus dénué d'argent. Les grands impôts que le pape y met en ont épuise une partie, et les légats qu'ils y envoyant pour y commander de trois ans en trois en ans, s'efforcent par toutes sortes d'extorsions, pendant leur triennal, de sucer le reste. Ils s'en retournent ensuite à Rome chargés des dépouilles de ces pauvres peuples, où ils ne sont pas plutôt arrivés, qu'ils les consument avec autant de prodigalité qu'ils les avaient amassés avec avarice.

Je ne vous entretiendrai pas ici, Monsieur, des grandeurs et du luxe de la Cour romaine, je pourrai vous en écrire plus à loisir dans une autre occasion. Je vous prie seulement de me dire ici, si véritablement vous ne croyez pas que les Italiens auraient grande raison de se délivrer d'une si grande tyrannie, en retirant en même temps leurs consciences d'un si dur esclavage, et leurs biens d'entre les mains de tant de si cruels usurpateurs ? Pour moi, Monsieur, je ne doute point que si les doctes écrits des ministres protestants de l'Église anglicaine pouvaient un jour pénétrer dans ce pays, et qu'on leur fit seulement autant d'honneur que de les regarder une fois pour les lire, je ne doute point, dis-je, que le papisme dont ils détruisent si évidemment les fondements, ne prit fin entièrement. Ou plutôt, disons mieux, que ce sera lorsqu'il plaira à Dieu le Père des lumières, d'éclairer leurs esprits pour reconnaître leur aveuglement, et d'échauffer leurs cœurs par Sa sainte grâce pour embrasser la vérité, que nous verrons toute l'Italie devenir protestante contre ses propres erreurs, et ne faire avec ceux qui y ont protesté si généreusement depuis tant d'années, qu'une même bergerie sous un seul pasteur de nos âmes qui est Jésus-Christ.

Je ne vous écrirai pas, Monsieur, les autres particularités et curiosités que j'ai vues à Gênes, mon dessein n'étant pas, comme je vous ai déjà écrit, de vous faire une entière relation de mon voyage, mais de n'en toucher qu'autant que j'y trouve quelque rapport avec les matières de la religion. C'est ce que je prendrai la liberté de faire de temps en temps dans mes Lettres, si je vois que vous continuez à les recevoir avec la même bonté que vous avez fait la première. C'est là mon plus grand souhait, afin de vous témoigner avec quel zèle je suis, etc.

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[Notes de bas de page.]

1. Le 16 mai 1794, le Saint-Suaire de Besançon fut envoyé à Paris et, par la suite, jeté au feu ; le procès-verbal de la Convention du 24 mai 1794, inséré au Moniteur de 1794, page 557, dit : «On nous envoie non seulement ce linge ouvré et d'un travail moderne, mais encore le poncis ou le moule découpé qui servait à y renouveler chaque année l'empreinte dont on admirait la conservation miraculeuse». [Voir aussi peut-être, l'abbé Louis Éberlé, La confrérie du saint-suaire et de la croix pour la sépulture des pauvres à l'hôpital Saint-Jacques de Besançon, Besançon, Jacquin, 1886.]

2. L'esprit universel Elena Lucrezia Cornaro Piscopia, naquit à Venise le 5 juin 1646, reçut le doctorat en philosophie le 25 juin 1678 dans la cathédrale de Padoue, et mourut dans cette ville le 26 juillet 1684.

3. Cf., Romains 9:18, «Ainsi donc, Dieu miséricorde à qui il veut, et il endurcit qui il veut.»

4. Au moins une traduction d'Émilliane parue, à savoir : Istoria delle crociate per la liberazione di Terra Santa dal r.p. Luigi Maimburgo della Compagnia di Giesu. Tomo primo. Trasportata dal francese all'italiano da d. Gabriele d'Emilliane, sacerdote parigino, dottore teologo, Venezia, Piazzola, 1684 — «Histoire des croisades pour la délivrance de la Terre-Sainte [2 vol., Paris, Mabre-Cramoisy, 1675-76] du R. P. Louis Maimbourg [1610-1686] de la Compagnie de Jésus. Tome I. Transporté du français au italien du père Gabriel d'Émilliane, prêtre parisien, docteur en théologie.»


«Tromperies des prêtres et des moines de l'Église romaine en Italie» :
Index et Carte ; 3e Lettre

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]