«TROMPERIES DES PRÊTRES ET DES MOINES DE L'ÉGLISE ROMAINE,... [EN ITALIE]»
DE GABRIEL D'ÉMILLIANE ; 3e LETTRE


TROISIÈME LETTRE.

Des hôpitaux et des pèlerins d'Italie, etc.

Pour continuer à vous faire le récit des observations que j'ai faites en mon voyage d'Italie sur ce qui regarde la religion, je vous dirai, Monsieur, que de Gênes nous prîmes notre chemin le long de la côte, et en trois jours nous arrivâmes à Sestri, ville épiscopale située sur le bord de la mer Ligurienne. L'évêque du lieu nous reçut avec beaucoup de civilité. Nous n'avions point voulu nous embarquer pour Livourne, parce que le père avec qui j'étais ne pouvait pas souffrir la mer, et appréhendait extrêmement d'être pris par les corsaires. Il n'y a point de gens plus stoïques à discourir de la mort que les moines ; mais il n'y a rien de plus lâche et de plus timide qu'eux lorsqu'ils sont en danger de la rencontrer. C'est donc ce qui nous fit résoudre de passer l'Apennin pour aller à Lucques, pour prendre ensuite par la Toscane. L'évêque nous avertit de prendre des guides pour passer la montagne, parce que sans cela il nous assurait que nous courrions grand risque d'être volés. Il y a plus de trois journées de chemin par des lieux fort déserts et fort écartés, où l'on ne trouve ni villages ni maisons, excepté deux ou trois pauvres hôtelleries toutes seules de douze lieues en douze lieues. Il y a toujours dans Sestri grande nombre de ces guides qui se tiennent prêts pour accompagner les passants. Ils sont armés de mousquetons, de pistolets et de baïonnettes. On en prend deux, ou trois, ou autant que l'on veut pour passer toute la montagne, et on leur donne deux écus par tête. Deux marchands génois se joignirent à nous dans le même dessein, ce qui fit que nous ne prîmes que deux hommes auxquels il fallait donner quatre écus. Le père bénédictin qu'un autre voyage qu'il avait fait en Italie aurait dû rendre plus circonspect, voulut faire la fin et épargner l'écu qu'il aurait dû payer pour sa part, disant que cela lui servirait à se faire mieux traiter dans la prochaine hôtellerie ; qu'il n'y avait point de danger dans la montagne, et que tous ces guides-là étaient des coquins qui s'efforçaient d'épouvanter les passants pour gagner avec eux quelque pièce d'argent, et qu'ils n'en auraient point du sien. Ainsi s'étant fait donner le chemin par écrit, il prit le devant de deux heures. Pour moi je me ressouvins du conseil de l'évêque, qui était un vénérable vieillard, et que quand ce ne serait que pour le respect qu'on doit porter à la vieillesse, il ne faut jamais, si l'on peut, rejeter les avis des vieux gens. Je me joignis donc aux marchands génois, et nous devions partir avec notre escorte. Le Bénédictin était parti à six heures, dans le dessein néanmoins de se faire rattraper bientôt, et de se joindre à nous comme par occasion, sans être obligé ensuite de rien payer. Mais le malheur pour lui voulut que mous fûmes retardés de trois heures, car nous ne partîmes qu'à onze. Nous fûmes extrêmement surpris à sept lieues de là, dans la montagne, de trouver ce pauvre moine assis sur une pierre avec ses bottes, tout affligé et en larmes du malheur qui lui était arrivé. Il avait été attaqué dans le même lieu par cinq voleurs, qui l'ayant démonté, lui avaient pris son argent et tout ce qu'il avait dans sa valise, excepté son bréviaire qu'ils lui avaient rendu, ce qui lui déplaisait plus que tout le reste ; car encore, disait-il, s'ils avaient pris, j'aurais été exempt de dire mon bréviaire jusqu'à Rome. Cependant nous trouvâmes le moyen de le remonter, faisant descendre un des guides, auquel le père promit de donner ses bottes, nous le défrayâmes du reste sur la dépense commune jusqu'à Lucques. Il nous assura que les gens qui l'avaient volé, étaient armés et vêtus de même que les guides, et que s'il ne se trompait extrêmement, il les avait vus dans le marché de Sestri. On nous dit depuis que ce sont ces mêmes guides qui partent en même temps que les voyageurs, et par des chemins raccourcis dans la montagne se vont mettre en embuscade sur le chemin par où ils savent que l'on doit nécessairement passer, et ne manquent pas d'attaquer ceux qui ne se sont point voulu servir d'eux ou de quelques-uns de leurs compagnons. Par malheur pour ce père, il avait reçu l'argent d'une lettre de change à Turin, et n'en devait recevoir d'autre qu'à Rome. C'est ce qui nous obligea de nous séparer, ne me trouvant pas en état de fournir à sa dépense et à la mienne. Il se résolut donc d'aller du mieux qu'il pourrait à Rome par les monastères de toutes sortes d'Ordres, et même par les hôpitaux, puisque la nécessité l'y obligeait. Je le revis ensuite à Rome, où il n'était pas encore bien remis des misères qu'il avait souffertes depuis notre séparation. Il me fit un récit fort particulier des hôpitaux où il avait passé, ce que c'en était, et comme il y avait été traité. J'ai souvent entendu reprocher aux Protestants qu'ils n'ont point d'hôpitaux pour les étrangers, et confondant cette sorte d'hospitalité publique avec la charité, dire hardiment qu'ils ne sont point charitables, ni par conséquent véritables enfants de l'Église. C'est le propre d'une faible cause de mettre tout en œuvres pour se soutenir, et c'est néanmoins ordinairement ce qui sert de plus à la ruiner. Pour détruire cette prétendue charité des Catholiques, il suffira, Monsieur, de vous rapporter ce que m'en a dit ce père, et ce que j'en ai appris de quelques autres voyageurs : et c'est ce qui fera une partie du sujet de cette présente Lettre.

Vous saurez premièrement en général, que tous les anciens hôpitaux d'Italie sont redevables de leur fondation aux saints lieux de Rome et de Lorette. Les pèlerinages il y a quelques siècles, par une plus grande superstition, y étaient plus en vogue qu'ils ne sont à présent, quoiqu'il serait à souhaiter qu'ils le fussent encore moins : une personne n'était pas estimée être bon Chrétien qui n'avait pas fait le voyage de Rome. Les papes voyant combien ce grand concours augmentait leurs revenus, et rendait leur ville capitale riche et opulente, trouvèrent le moyen d'obliger les confesseurs d'enjoindre pour l'expiation des plus gros péchés, comme le rapt, l'inceste et le meurtre d'en faire le voyage. De sorte qu'il n'avait point de rémission pour ces sortes de péchés sans aller à Rome. Ils se firent ensuite des cas réservés de la plupart des ces sortes des péchés, dont on en trouve encore présentement un grand nombre dans la bulle In Cœna Domini (1), se réservant à eux seuls le pouvoir d'en absoudre ; de sorte qu'en ces cas, il faut aller à Rome, ou se résoudre de ne jamais aller en Paradis. Il est vrai que l'on a trouvé présentement le moyen de vous en épargner la peine, qui est d'envoyer en votre place une bonne somme d'argent. On se contente de cela, car je suis sûr que ce n'est pas la personne qu'on y demande. Comme dans le grand nombre de pèlerins qui s'y transportaient par dévotion, ou par nécessité pour l'expiation de leurs péchés, il s'en trouvait beaucoup qui étaient très pauvres et n'avaient pas les moyens de dépenser dans les hôtelleries, plusieurs personnes riches portées de compassion pour ces misérables, fondèrent des hospices ou hôpitaux pour les retirer. Ils y recevaient le logement et la nourriture, ou à quelque heure du jour que ce fût quelque aumône que l'on appelle la passade. Suivant que la fondation était forte, on y recevait une plus grande ou une plus petite aumône.

On trouve en Italie plusieurs hôpitaux fondés sur la fin du dixième ou au commencement du onzième siècle. La cause de ceci fut la fausse opinion où l'on était alors que le jour du Jugement universel s'approchait, sur une fausse tradition qui se conserve aujourd'hui dans l'Église romaine, que Jésus-Christ étant interrogé par Ses apôtres combien de temps ce monde visible durerait, Il leur répondit : Mille ans et plus. De sorte que la plupart des princes chrétiens et des grands seigneurs entreprirent en ce temps-là le voyage de Rome, fondèrent des hôpitaux pour les pauvres et pour les pèlerins, et des abbayes où plusieurs d'entre eux se retirèrent en attendant ce jour effroyable du Jugement. Pour ce qui est des hôpitaux le soin en fut commis aux prêtres, comme gens qui se mêlent de toutes sortes de legs pieux, et qui prennent volontiers le soin de tous les endroits où l'argent de la dévotion a cours. Ils étaient trop intéressés pour ne pas encourager de si beaux commencements, et ne manquèrent pas comme ils sont encore aujourd'hui, d'être continuellement dans les maisons des veuves et des personnes riches pour les porter à augmenter par leurs testaments les revenus des hôpitaux dont on les avait fait les économes. De sorte que qu'en peu de temps ces hôpitaux devinrent extrêmement riches. Il ne s'agit plus que de voir l'usage qui s'en fait présentement, pour juger si l'on en doit tirer un argument en faveur de ceux de la Communion romaine pour prouver que leur charité est supérieure à celle des Protestants, ou si l'on n'en peut pas plutôt inférer le contraire. Ce père bénédictin m'en fut dire des nouvelles. Il me dit qu'après que nous nous fûmes séparés à Lucques, qui est une petite république, il prit son chemin par Altopascio, qui est un ancien et fameux hôpital fondé par une reine de France, à huit miles de Lucques. Il ne sut pas bien me dire à combien monte le revenu de cette fondation, mais seulement que tous les étrangers de quelque rang qu'ils soient, pauvres et riches, y doivent être reçus et traités pendant trois jours selon leur qualité. Présentement ils n'y reçoivent plus les prêtres et les moines qui y passent, et ne donnent qu'un pain d'une demi-livre et une pinte de vin aux autres passants à la porte. Encore faut-il produire beaucoup de passeports et de lettres pour prouver que l'on est pèlerin, faut de quoi ce père fut en grand danger de n'y point être reçu. Mais au lieu de cela, il produisit hardiment sa lettre d'obédience. Le bon prêtre qui les examinait ayant vu qu'elle était en latin, et n'en sachant peut-être pas beaucoup, à la manière des prêtres d'Italie, la laissa passer, disant qu'il voyait bien que c'était une lettre de voyage du nonce apostolique de Turin ; de manière qu'il fut admis. Il me dit qu'il y fut passablement bien traité, et que s'étant informé de quelle manière cet hôpital était gouverné, un vieux serviteur de cette maison lui dit, qu'il y avait vingt-cinq officiers qui en étaient les intendants, les uns sous le nom de gardiens, d'administrateurs, et de receveurs ; et les autres sous celui de premier, second et troisième panetière et sommelier, qui étaient tous de riches ecclésiastiques qui partageaient entre eux presque tout le revenu de l'hôpital, n'y ayant plus qu'une fort petite portion de réserve pour ce peu de charité que l'on y faisait.

De là il passa à Pescia, qui est une fort jolie ville à une petite journée de là, où il y a un très grande nombre de couvents et de monastères. Il s'alla présenter à plusieurs pour y être logé ; mais partout on lui ferma les portes ; car les moines ou frati en Italie dont impitoyables et ne font aucune aumône aux étrangers. Ils ont un certain artifice dont ils se servent pour refuser les pauvres passants, qui est que tous les moines ont ordre de répondre que leur abbé, gardien ou prieur n'est pas au monastère. Et quand par hasard on les trouve et qu'on s'adresse à eux-mêmes, ils répondent que leur cellerier, procureur, ou quelque autre officier qui a la bourse est sorti. Ce père ayant été refusé partout, fut donc obligé d'aller chercher l'hôpital, qu'il trouva bien différent de celui d'Altopascio, pour le mauvais traitement, quoiqu'il eût beaucoup plus de peine à y entrer, sur ce que sa lettre portait qu'on l'envoyait à Rome pour affaires, et non pas pour dévotion ; car quoiqu'ils n'entendent pas beaucoup de latin, ils demandent néanmoins toujours qu'on leur montre ces deux mots-là : ex devotione. Deux ermites de ces coureurs d'Italie qui passent leur vie à aller d'hôpital en hôpital, ayant vu que ce père avait rudoyé pour sa lettre, s'approchèrent de lui après soupé, et s'offrirent de remédier à ce qu'il lui manquait, pour ne pas s'exposer à recevoir un affront une autre fois. C'était de lui faire eux-mêmes des lettres de pèlerinage, et d'y mettre dessus le sceau de l'archevêque de Lyon qu'ils avaient contrefait. Il ne s'agissait plus que de quelque pièce d'argent qu'ils demandaient du Bénédictin, lequel n'en ayant point, leur offrit son bréviaire. L'un d'entre eux le refusa, disant que c'était un mauvais meuble pour traîner dans les hôpitaux ; qu'il y avait longtemps qu'on leur avait heureusement dérobé les leurs, et que cela les exemptait de le dire, suivant ce décret de la sacrée Congrégation de Rome : Amisso vel ablato breviario non tenetur præbiter officio. Il ajoutait qu'ils avaient vu depuis peu chasser un prêtre de l'hôpital, parce qu'ayant un bréviaire, il avait manqué de dire l'Office devant soupé ; et qu'il craignait qu'on ne leur fît autant ; qu'ainsi il le priait de retenir son bréviaire. Mais son compagnon mit la main dessus, et dit qu'à la première boutique de libraire il saurait bien s'en défaire. Ainsi le Bénédictin reçut en même temps deux grâces, l'une d'être déchargé du fardeau de ses prières ; et l'autre d'avoir acquis une clef sûre pour entrer dans tous les hôpitaux, qui était une fausse lettre de pèlerinage. Ces deux ermites en donnaient pour de l'argent à tous ceux qui leur en demandaient. Le père poursuivit hardiment sa route par toutes les villes d'Italie, jusqu'à Rome, ayant été reçu dans les hôpitaux sans difficulté. Mais il m'avoua que s'il pouvait faire châtier sévèrement tous ceux qui en sont les gardiens et les administrateurs, il croirait rendre un grand service à Dieu et aux pauvres pèlerins : parce que, disait-il, c'est une chose pitoyable de voir comme ils les traitent, et ce qu'ils leur donnent à manger, qui ne monte pas à deux sols de dépense pour chacun, et si mal proprement que cela fait mal au cœur ; tandis que ces misérables prêtres-là prennent tout l'argent pour eux, pour maintenir leurs carrosses avec les magnifiques titres qu'ils prennent de Grands-Aumôniers, Grands-Administrateurs, ou Grands-Prieurs de l'Hôpital. C'est une chose infâme de voir comme on les fait coucher. Il y a environ vingt ou trente lits dans une grande chambre, et on les met deux à deux, ou trois à trois, selon le nombre qu'ils sont, dans un même lit. On les fait dépouiller tout nus dans une autre chambre, avant que d'entrer dans celle-ci. On ne leur permet pas même de retenir leurs chemises ; après on les enferme tous sous la clef jusqu'au lendemain matin. Les lits sont tous pourris, pleins de vermine, et sans draps dans plusieurs endroits. Les hôpitaux sont fort bien rentés ; mais c'est une invention maligne des gens qui sont établis pour en avoir le soin, de traiter le plus mal qu'ils peuvent les pèlerins, afin de les dégoûter entièrement d'y venir, et il faut être réduit dans une grande nécessité pour s'y résoudre.

Ce père me fit particulièrement mention d'un hôpital qui est entre les mains des Dominicains à Viterbe. Ces pères firent tous leurs efforts auprès des messieurs de la ville pour en obtenir la direction, promettant qu'ils prendraient un soin tout particulier des pèlerins, y employant fidèlement les revenus à leur usage ; ce qui leur fut accordé. Mais depuis, comme ce n'avait jamais été leur intention de le faire, mais plutôt de s'en servir eux-mêmes, ils ont pris pour eux tous les bâtiments, et ils mettent les pèlerins dans une des caves du logis. Le père y alla, et y trouva compagnie de sept ou huit autres pèlerins. Il dit qu'on les y ferma sans leur donner quoique ce soit à boire et à manger, ni lits pour se coucher. On les y fit rester toute la nuit jusqu'au lendemain dix heures, auquel temps on leur ouvrit la porte. Les pères dominicains les voyant sortir se moquaient d'eux ; leur demandant s'ils avaient le ventre plein, et s'ils avaient bien dormi à leur aise ; qu'ils les priaient à leur retour de Rome de repasser par là, et qu'on tiendrait toutes choses prêtes pour les bien recevoir. Tout le monde fait qu'il n'y a rien de plus dangereux en Italie que d'offenser un frère dominicain, parce que l'Inquisition est entre leurs mains, et qu'ils s'en servent ordinairement pour se venger. C'est pourquoi ces pauvres gens furent obligés de se retirer en silence, sans répliquer un mot aux vilaines railleries qu'on faisait d'eux, après les avoir si mal traités.

Le fameux et riche hôpital de Lorette à qui l'on a fait des donations immenses en faveur de pèlerins n'est guère mieux servi que celui-ci. Je vous rapporterai à ce sujet une chose dont j'ai été moi-même témoin étant à Lorette. Je me promenais dans la place qui est entre l'église et cet hôpital, avec deux prêtres français qui y avaient logé la nuit précédente. Les gardiens sont obligés de sonner une cloche pour assembler les pèlerins devant le souper, afin qu'ils s'y puissent trouver tous ensemble. Mais ces misérables qui n'ont non plus de religion que des chiens, et qui ne cherchent qu'à frauder les pèlerins, manquèrent ce soir-là tout exprès, comme ils font bien souvent, de la sonner. Les prêtres français se retirèrent sur les six heures à l'hôpital, où on leur demanda pourquoi ils n'étaient pas venus plutôt, et que le soupé était fini. Ils s'excusèrent sur ce qu'on n'avait point sonné la cloche. On leur soutint faussement qu'on l'avait sonnée, et il ne leur fut possible d'obtenir un morceau de pain ce soir-là. Le lendemain ces deux pauvres prêtres craignaient si fort que la même chose ne leur arrivât — car dans cet hôpital l'on y donner à souper et à coucher trois nuits de suite — qu'ils se tinrent depuis trois heures après midi, jusqu'au soir, sous la cloche. Les gardiens voyant qu'il n'était possible de les frustrer, les appelèrent tout doucement vers les six heurs, et leur dirent d'entrer dans la salle pour souper. Ce qu'ils refusèrent de faire, disant qu'ils n'entraient point qu'on n'eût sonné la cloche pour appeler les autres pèlerins. Les gardiens tout en colère ne purent pas s'exempter de le faire ; mais pour se venger ils leur servirent de fort méchant vin. Dans d'autres endroits d'Italie ils se servent d'autres ruses dans les hôpitaux, pour obliger les pèlerins à n'y pas venir si facilement. À Parme et à Turin, ils les obligent, tout fatigués qu'ils sont, d'aller en procession par toute la ville, à la vue de tout le monde, et à chanter de grandes litanies. Cela fait que les gens qui ont un peu de cœur, ou ceux qui sont naturellement plus honteux que les autres, aimeraient mieux coucher dans les rues et s'exposer à mourir de faim, que d'aller dans ces sortes d'hôpitaux, et s'exposer à des lois si odieuses. Quelques autres prennent à tâche de gâter tous les passeports des étrangers avec de grandes vilaines marques noires qu'ils font dessus, afin de donner à connaître qu'ils ont été reçus dans ces hôpitaux. Des gens qui sont un peu soigneux de conserver leur honneur dans leur pays, et de tenir leurs passeports bien propres, se donnent bien de garde de s'aller présenter dans ces lieux-là, où la charité est si ignominieusement administrée. Cependant c'est une subtilité dont ces gens-là se servent pour diminuer le plus qu'ils peuvent le nombre de leurs hôtes ; car moins ils en ont pendant l'année, et plus il leur reste d'argent entre les mains. D'autres ont l'effronterie de les faire travailler, pour leur faire gagner ce qui leur a été destiné par charité. Et enfin généralement partout, s'ils ne se trouvent à l'heure précise pour entrer, qui est ordinairement une heure devant la nuit, ils en sont exclus, et il n'est pas possible ni par prières, ni par larmes d'y être admis. D'autres les traitent très rudement de paroles, et avec un grand mépris. Enfin la charité s'y administre partout d'une manière si peu charitable, que si les bienfaiteurs de ces hôpitaux pouvaient retourner en vie, et en possession des biens qu'ils y ont légués, je crois qu'ils se donneraient bien de garde, voyant l'abus que l'on en fait, de recommencer de semblables fondations.

Le père me dit qu'il ne fut jamais mieux reçu que dans un nouvel hôpital que l'on érigeait à Montefiascone, à trois journées de Rome. Il y avait environ cinq ou six ans que les prêtres du lieu étaient après à persuader la noblesse et la bourgeoisie de cette petite ville, à contribuer à cette fondation. Ils avaient déjà un revenu fort considérable par les legs que quelques dames de qualité y avaient fait dans leurs testaments, et par quelques rentes annuelles que la ville y avait annexées. Le père voyant le bon accueil qu'on lui avait fait, dit en riant aux prêtres qui en étaient les directeurs, qu'il était fort satisfait du bon traitement qu'il avait reçu, qu'il priait Dieu de leur conserver cet esprit de charité pour les pauvres, et qu'il souhaitait pour le bien de leurs âmes qu'ils ne fissent point un jour comme les autres ; c'est-à-dire, qu'ils ne partageassent entre eux les revenus de l'hôpital, et ne négligeassent les membres de Jésus-Christ, comme ils font. Plusieurs pèlerins m'ont dit que c'était la plus grande misère du monde d'aller dans les vieux hôpitaux, quoique ce fussent les mieux fondés, et que dans les nouveaux on les traitait assez bien, parce que les prêtres n'en avaient pas encore partagé le revenu. Ils font comme les jardiniers qui laissent pendre le fruit à l'arbre jusqu'à ce qu'il soit venu à une parfaite maturité, après quoi ils le cueillent et en font leur profit : ou comme des marchands qui trafiquent ensemble, ils ne partagent point la bourse qu'elle ne soit pleine. Toutes ces belles pratiques extérieures de piété et de dévotion se terminant visiblement au propre intérêt, font bien voir qu'ils n'avaient point d'autre principe que l'avarice et l'hypocrisie.

Vous pourriez m'objecter ici, Monsieur, qu'il faut donc que les Italiens que j'ai dit ailleurs avoir beaucoup d'esprit, soient bien simples de se laisser persuader de donner leurs biens pour de semblables fondations voyant le grand abus qu'il s'en fait. À cela je vous puis répondre, que les prêtres en toutes sortes de pays ont toujours un très grand ascendant sur l'esprit des peuples, et que ceci joint à la doctrine de Rome, qui est que les prières des pèlerins ont une particulière efficace auprès de Dieu pour retirer les âmes du Purgatoire, et à la pratique qui est observée dans ces mêmes hôpitaux, de faire faire le soir de longues prières aux pèlerins pour les âmes des bienfaiteurs défunts, et de faire dire des messes pour eux dans les chapelles qui en dépendent, est un motif assez puissant dans la fausse croyance où ils sont pour les y porter. De plus ces mêmes prêtres sont fort adroits à divulguer partout, qu'ils sont très fidèles dans l'administration des aumônes ; qu'ils traitent bien les pèlerins, et que même ils y contribuent du leur pour aider aux grandes dépenses de bouche qu'il faut faire. Mais par une restriction mentale, ils l'entendent assurément de la leur ; car devant Dieu ils ne pourraient pas s'excuser de mensonge.

Il y avait autrefois en Italie beaucoup plus d'hôpitaux qu'il n'y en a présentement. Chaque monastère avait son hôpital. Saint Odon, abbé de Cluny [dès 910], voyant que les hôpitaux étaient passés en vogue, et que c'était une dévotion qui faisait grand bruit dans le monde, ne voulut ceder de rien en cela aux séculiers. Il partagea les grands biens de son abbaye en trois parts. La première fut pour l'abbé et pour la réception des étrangers de marque qui venaient au monastère. La seconde pour l'entretien des moines, qui fut appelée «manse conventuelle». Et la troisième pour le soulagement des pauvres, et pour recevoir les pèlerins, auxquels l'abbé par humilité lavait les pieds. Presque tous les abbés de France, d'Allemagne et d'Italie suivirent cet exemple, et partagèrent de même les revenus de leurs abbayes en trois. Mais cette charité si abondante n'eut pas un long cours. Peu de temps après, ce qui avait été donné d'une main fut repris de l'autre. La portion des pauvres se perdit ou plutôt se confondit avec celle de l'abbé et des moines. On ne voit plus présentement en Italie aucun de ces hôpitaux, excepté un seul qui se trouve au Mont-Cassin, et un autre à la grande Camaldule où l'on reçut les pèlerins. Les Chartreux en ont aussi dans le Milanais à leur Chartreuse de Pavie. Mais ce n'est pas à leur charité que l'on en est redevable, c'est à celle de Gian Galeazzo Visconti, duc de Milan et leur fondateur [en 1396], qui voulut que cette Chartreuse qu'il avait dotée d'un revenu presque immense, fut un hospice public tant pour les riches que pour les pauvres. Les pères chartreux ont fait depuis tout ce qu'ils ont pu pour anéantir l'hospitalité, sous le spécieux prétexte que cela les troublait dans leur solitude. Mais les seigneurs milanais qui en vertu de la même charte de fondation y doivent être reçus eux-mêmes et traités splendidement, avec leurs trains et équipages, toutes les fois qu'ils y passent, y étaient trop intéressés, et s'y sont opposés vigoureusement ; de sorte qu'ils sont obligés encore présentement, malgré qu'ils en aient, de la continuer.

C'est une chose connue en Italie et avouée de tout le monde, que les gens de l'Église y manquent extrêmement de charité. J'ai remarqué moi-même que les pauvres, qui n'en sont que trop persuadés par leur propre expérience, ne leur demandent que fort rarement l'aumône. Pour ce qui est des réguliers, ce père bénédictin me dit que depuis que nous fûmes séparés, dans toutes les villes où il y avait des monastères de son Ordre, il s'y était allé présenter pour avoir le couvert, mais qu'on n'avait presque jamais voulu l'y recevoir. On lui donnait pour réponse qu'il y avait un hôpital dans la ville, et qu'il pouvait s'y retirer. Il allait donc à l'hôpital, et là on lui en refusait l'entrée, disant qu'il y avait dans la ville un monastère de son Ordre, et qu'il y devait aller. Ainsi ce pauvre moine se voyant rejeté de tous côtés, déplorait sa condition. Il disait ensuite que s'il était en son pouvoir, il voudrait abolir tous les hôpitaux, et aussi tous les pèlerinages. Car de même, ajoutait-il, que ces hôpitaux sont scandaleusement administrés, aussi n'y a-t-il rien de plus abominable que gens qui s'y retirent. Entre vingt, à peine en trouvera-t-on un qui soit parti de son pays avec intention de visiter les saints lieux. Ce sont la plupart des vagabonds qui font le tour de l'Italie tous les ans. Ils passent ordinairement l'été dans les Alpes. Ils voyagent pendant l'automne ; passent l'hiver à Rome, à Naples ou dans la Calabre. Ensuite ils voyagent de nouveau dans le printemps pour aller prendre leur quartier d'été dans les montagnes. Leur manière de vivre c'est de gésir pendant le jour, d'aller de métairie en métairie, de sauter les haies pour dérober les fruits et prendre les volailles sur les grands chemins ou dans les basses-cours, et de voler ce qu'ils peuvent. Après quoi ils se retirent vers le soir dans quelque village prochain où ils savent qu'il y a un hôpital. Plusieurs d'entre eux voyagent avec toute leur famille ; ils ont leurs femmes et leurs enfants avec eux. Ceux-ci disent presque tous qu'ils sont de nouveaux convertis ; qu'ils étaient Protestants ou Juifs auparavant ; qu'ils ont abjuré leurs erreurs, et sont maintenant réduits pour l'amour de Jésus-Christ dans une si misérable condition. Ils présentent même de fort belles lettres de crédence avec de beaux grands sceaux. J'ai pris quelquefois plaisir d'interroger ces gens-là sur le judaïsme, ou sur la croyance des Protestants ; mais ils ne pouvaient pas me satisfaire par leurs réponses. C'est pourquoi je les interrogeais plus particulièrement comment ils pouvaient avoir obtenu de si belles lettres. Quelques-uns d'entre eux m'ont avoué qu'ils les avaient achetées pour de l'argent d'un abbé qui demeurait à Turin, et qui vivait de ce métier-là. Il avait toutes sortes de cachets, et contrefaisait toutes sortes d'écritures. Pour eux ils confessaient qu'ils n'avaient jamais été ni Juifs, ni Protestants ; mais qu'ils se servaient de cet artifice pour porter le monde à leur faire plus de charité.

On voit encore plusieurs sortes de coureurs d'hôpitaux qui ne valent pas mieux. Il y en a qui traînent avec eux de grosses chaînes et des menottes de fer, disant qu'ils ont été esclaves en Turquie, et qu'ils ont été délivrés miraculeusement des mains des infidèles par les vœux qu'ils ont faits à Rome ou à Notre-Dame de Lorette : cependant si on les examine un peu de près sur ces contrées éloignées, ils ne savent pas en répondre pertinemment. Et il est d'ailleurs évident qu'ils achètent leurs chaînes chez les serruriers ; ce que plusieurs Italiens m'ont dit eux-mêmes avoir vu. De plus se sont des gens si dissolus dans leurs mœurs et si débauchés, que s'il était vrai que la Vierge eût fait quelque miracle pour les tirer d'esclavage, elle en devrait faire un autre pour les y faire retourner. Un autre sorte de pèlerins dans les hôpitaux, ce sont de certains ermites de la qualité de ces deux dont je vous ai écrit ci-dessus, qui ne sont que rouler d'un lieu de dévotion à l'autre, de Rome à Lorette, et de Lorette à Rome, menant partout une vie scandaleuse. Ce sont des gens qui n'ont jamais eu la permission des évêques pour mener la vie hermétique, mais qui en ont pris l'habit d'eux-mêmes. Je me souviens qu'à Lyon M. le grand vicaire fit arrêter un de ces ermites, qui avoua dans les prisons qu'il avait donné lui-même l'habit à dix-sept méchants garnements, moyennant trois écus par tête ; sur quoi il leur avait fourni le drap, coupé et cousu les robes et les capuchons lui-même, et donné de fausses lettres pour courir l'Allemagne et l'Italie. Les gardiens des hôpitaux reçoivent tous ces gens-là mieux que les passants et pèlerins qui sont un peu honnêtes, parce que par leur présence ils dégoûtent les autres d'y venir.

Ce sont là les sortes de gens qui courent par les hôpitaux, lesquels étant d'ailleurs administrés de la manière que je vous ai écrite ci-dessus, jugez je vous prie, Monsieur, si l'Église de Rome a grand sujet d'exalter si fort ses pèlerins et ses hôpitaux, et de reprocher aux Protestants qu'ils n'en ont point. Pour moi je crois que leur méthode et conduite en ce point est incomparablement meilleure. Ils ont retranché fort sagement ces sortes de pèlerinages, étant convaincus qu'il est bien meilleur de se renfermer dans son cabinet pour prier en secret le Père céleste, que de courir d'un côté et d'autre pour prier Dieu et les saints dans les places publiques, comme sont les Catholiques romains. Ils savent que Dieu n'a point attaché la sainteté ni aux temps ni aux lieux, et que c'est une folie de fonder des lieux de retraite pour des vagabonds qui sont la plupart des gens oisifs ou de mauvaise vie, qu'on devrait plutôt enfermer pour les faire travailler, et gagner leur vie honnêtement que de leur laisser une liberté dont ils font un si mauvais usage. Pour ce qui est des étrangers et des voyageurs, s'il arrive qu'ils tombent dans quelque nécessité, on ne manque pas dans les pays protestants de les secourir honnêtement dans le besoin, particulièrement si l'on reconnaît que ce soit des gens de bien. Et si ce sont des personnes établies dans les villes, les paroisses d'où ils prennent connaissance de toutes leurs nécessités et y remédient fort charitablement. Voilà, ce me semble, Monsieur, une charité bien mieux réglée, et par conséquent beaucoup plus agréable à Dieu, et telle qu'elle était pratiquée dans la primitive Église.

Vous me direz ici, Monsieur, que les pèlerins de l'Église de Rome ne sont pas seulement ces pauvres misérables dont j'ai fait mention, mais qu'il y a des personnes fort qualifiées, de toutes sortes de rangs et de conditions qui font le voyage de Rome et de Lorette par dévotion, à l'imitation de sainte Pélagie, de sainte Paule et de sainte Eustochie, nobles dames romaines qui entreprirent le voyage de Jérusalem pour y visiter les saints lieux, selon le témoignage de S. Jérôme ; et que ce sont ceux-là dont votre Église exalte le zèle. Je ne vous dénierai pas à la vérité, que je n'aie vu plusieurs gens de qualité aller en pèlerinage à Rome et aux autres lieux de dévotion qui sont en vogue en Italie ; et je ne voudrais pas désapprouver si fort leur entreprise, si les objets auxquels ils vont rendre leurs adorations en étaient dignes, et que la manière avec laquelle ils le font fût édifiante. Mais pour vous dire sincèrement mon sentiment, je ne vois rien dans toute l'Italie qui mérite que l'on se mette en de si grands frais ; si ce n'est pour y voir les belles villes, et les beaux ouvrages que la nature et l'art ont produits. Mais en ce cas c'est la curiosité, et non la dévotion qui porte les gens à en entreprendre le voyage. De plus, Monsieur, la manière avec laquelle les personnes riches vont en pèlerinage est si extravagante, si libertine et si licencieuse, qu'en vérité il vaudrait bien mieux qu'ils se tinssent dans leurs maisons à rendre honneur à Dieu dans leurs familles, que d'en sortir comme ils font pour satisfaire leurs plaisirs sous le manteau de la dévotion, au grand scandale de tout ce qu'il y a de gens de bien. J'espère que vous en tomberez vous-même d'accord lorsque je vous en aurai appris quelques particularités dans la première lettre que j'ai dessein de vous écrire, qui traitera de mon voyage de Lorette.

Pour le présent, comme je me trouve encore à Lucques, où le Bénédictin se sépara de moi, et à l'occasion duquel je vous ai parlé des hôpitaux, je vous dirai seulement avant que d'en sortir, sans vous faire la description de cette ville qui n'entre point dans mon dessein, qu'en sortant de mon hôtellerie, je fus fort surpris d'entendre des gens dans la rue qui juraient et blasphémaient le saint nom de Jésus-Christ. Il y avait là beaucoup de peuple qui s'était amassé, et qui les regardait, sans témoigner la moindre horreur d'entendre des blasphèmes si exécrables. Je demandai avec quelque indignation pourquoi on les souffrait parler de la sorte. On me répondit fort doucement que je me trompais, et qu'ils ne juraient ni ne blasphémaient point le saint nom de Jésus-Christ. Il y avait là beaucoup de peuple qui s'était amassé, et qui les regardait, sans témoigner la moindre horreur d'entendre des blasphèmes si exécrables. Je demandai avec quelque indignation pourquoi on les souffrait parler de la sorte. On me répondit fort doucement que je me trompais, et qu'ils ne juraient ni ne blasphémaient point ; mais que c'était une querelle particulière touchant une pièce de monnaie de la valeur d'environ douze sols que l'on appelle à Lucques un «Jésus-Christ». Les Lucquais firent battre cette monnaie en l'honneur d'un crucifix miraculeux qu'ils conservent dans leur cathédrale, et qu'ils disent avait ou pleuré, ou parlé, ou versé du sang : car ce sont là les miracles ordinaires de ces crucifix. Jésus-Christ en Croix est imprimé sur cette monnaie que l'on appelle un cristo. Ce qui fait qu'au jeu ou dans les différents qui naissent touchant les paiements, le vénérable nom de Jésus-Christ est bien souvent non seulement pris en vain, mais aussi injurié et blasphémé, comme ces misérables faisaient pour une de ces pièces de monnaie, que l'un rendit à l'autre avec ces mots effroyables : «Tien voilà ton B..... de Christ». J'ai vu une autre sorte de monnaie que l'on appelle une madonnina [cinq baiocchi] ; c'est-à-dire une «Notre-Dame» ou une «Vierge Marie», qui est une pièce de six sols de Bologne. Le même inconvénient par proportion arrive dans les disputes qui naissent sur ce sujet. C'est ainsi qu'une dévotion imprudente se termine ordinairement à une grande impiété. La reine Christine de Suède ayant vu une de ces monnaies, dit en riant au cardinal de Lucques, que les Italiens auraient mieux fait d'en faire une avec le nom de Dieu ; voulant dire l'or et l'argent était le dieu d'Italie, n'y ayant point de peuples au monde qui en soient plus idolâtres, et néanmoins plus négligents et paresseux pour en gagner.

De Lucques je passai à Pise, ancienne ville de Toscane, située sur la rivière d'Arne. Entre les choses remarquables on y voit un fort beau cimetière, en italien camposanto. Il est extrêmement grand, de figure carée. Les murailles et les tombeaux sont tout de marbre, de jaspe et de porphyre artistement bien travaillés. Les Pisans le remplirent de terre qu'ils avaient apportée dans plusieurs vaisseaux, de Jérusalem. Les corps morts y sont consumés en vingt-quatre heures. Ils disent que c'est un continuel miracle de cette terre sainte : mais pour moi je n'y en trouve pas plus que dans le cimetière de Saint-Innocent à Paris, où la même consomption s'y fait en aussi peu de temps, sans aucun miracle.

On montre dans toutes les églises une infinité de reliques de saints et de saintes, comme dans tout le reste de l'Italie, dont la plupart sont extrêmement ridicules. Je ne m'arrêterai pas présentement à vous en faire le dénombrement, et je passerai à Florence, où je vous entretiendrai de cette grande dévotion qui est si fort en crédit à une église que l'on appelle la Santissima Annunziata (l'Annonciade ou Annonciation). L'origine de cette dévotion est telle. Un peintre ayant été employé à faire l'image de la Vierge, dans la posture où la tradition de Rome dit qu'elle était, lorsque l'Ange Gabriel lui fut envoyé pour lui annoncer l'Incarnation du Verbe ; c'est-à-dire dans sa chambre, à genoux, lisant la prophétie d'Isaïe. Le peintre réduit à perfection toutes les parties du tableau, excepté une qui était le visage de la Vierge, qu'il avait réservé pour le dernier. Mais ne sachant quelle idée prendre pour représenter au vif une si excellente créature, et désespérant de trouver rien d'assez parfait dans son art pour en venir à bout. Dans le chagrin où il était, il s'endormit dans l'église où il travaillait. Trois ou quatre heures après il s'éveilla : Et prodige étrange ! digne de l'admiration de tous les peuples ! il vit que le visage de la Vierge, dont le dessein l'avait si fort embarrassé, était heureusement achevé, et beaucoup mieux qu'il n'aurait pu faire. Là-dessus il cria miracle, et publia hautement qu'un ange envoyé du Ciel y avait mis la main pendant son sommeil. Les frères du couvent où il travaillait s'y trouvant intéressés, se rangèrent de son côté ; de sorte qu'en un moment la dévotion prit feu, et le concours fut si grand à leur église, et y a continué depuis avec un si heureux succès, qu'elle est aujourd'hui une des plus riches d'Italie, et le couvent des frères un des mieux rentés. Les réflexions que j'ai faites sur cette peinture, sont qu'il pourrait y avoir eu de la tromperie en plusieurs manières. Premièrement, il pouvait y avoir eu quelque tour de subtilité de la part de quelque inconnu, ou même de quelqu'un des frères habile dans le métier, lequel étant entré par hasard dans la chapelle où ce peintre travaillait, et l'ayant vu endormi, ce serait servi de l'occasion ; et ayant parachevé l'œuvre, ce serait retiré secrètement avant que l'autre se fût éveillé. Secondement, il se peut faire que le peintre pour faire parler de lui, et se mettre en crédit d'un homme de bien, ait débité une telle menterie. Enfin, il pourrait bien être que les frères de ce couvent ayant suborné le peintre pour quelque pièce d'argent, l'aient porté à publier une telle menterie pour en tirer avantage. Ce que je dis ici de ce qui peut avoir été, n'est pas que je veuille m'efforcer par toutes sortes de moyens de donner quelque mauvais tour à ce prétendu miracle. Je sais que c'est le caractère d'un esprit mal fait et malin d'interpréteur en mal ce qui peur recevoir un sens favorable, et je ne voudrais pas pour tout un monde m'exposer à un tel reproche. Mais ce que j'en dis, c'est que je suis d'ailleurs convaincu par de bonnes raisons, que le fait de question est une fausseté manifeste et palpable. Premièrement, si c'était un ange, comme on le prétend qui eût peint le visage de la Vierge ; comme l'opération d'un ange est beaucoup plus parfaite que celle d'un homme, il s'ensuit que cette peinture, au moins quand au mélange et à l'application des couleurs, devrait être extrêmement au-dessus des ouvrages de Carracci, de Guido Reni, ou des autres plus fameux peintres d'Italie. Cependant on voit tout le contraire, et qu'elle n'est pas meilleure que ce que ce peintre avait déjà commencé ; ce qui a fait dire à un voyageur qui l'avait bien considérée, qu'il fallait que cet ange qui l'avait peint fût un gros lourdaud, d'avoir tiré des traits si grossiers. De plus un argument très fort pour prouver aux Catholiques romains que cette supposition est fausse ; c'est que ce visage ne ressemble point du tout à ces autres images de la Vierge qu'ils prétendent avoir été dépeint par l'Évangéliste S. Luc. Ce visage est rond, blanc et vermeil, avec des yeux assez vifs et animés, et un front étroit et uni : Et celui de la main de S. Luc a un visage long et basané à l'égyptienne, un regard humble et modeste, avec un front large et avancé, et qui n'a rien de cette beauté si charmante de la Vierge, dont leurs discours sont remplis lorsqu'ils en parlent, et plus propre à exciter un appétit sensuel que des sentiments de dévotion. Il faut donc nécessairement où que cet ange se soit trompé, ou que S. Luc ait été fort ignorant dans le métier de peintre, qu'ils lui attribuent néanmoins en perfection. Car l'un ou l'autre s'est assurément mépris. De dire que ce soit l'ange, c'est déroger extrêmement et contre toute raison à l'excellence de ces esprits bienheureux ; et d'en accuser S. Luc, c'est aller contre leur tradition qu'ils ne devraient pas si fort abaisser, que de la faire cèder au témoignage particulier d'un pauvre peintre qui peut-être un homme menteur comme tant d'autres — je parle ici de celui qui peignit ce tableau de l'Annonciation. Enfin l'on pourrait tout aussi bien dire, que le Diable pour donner plus de cours à la superstition s'en serait mêlé, comme d'assurer que c'est un ange de lumière : Mais même l'on n'aurait pas trop raison de le dire, car le Diable est plus fin, et il aurait assurément pris son idée sur le tableau de Santa Maria Maggiore à Rome. Quoiqu'il en soit les papes on dit cela était vrai, et ont approuvé ce fait ; ils ont donné des bulles pour l'autoriser, et des excommunications contre ceux qui en douteraient, de même que tant d'autres ont fait en faveur des images de S. Luc. Cette dévotion a attiré des trésors immenses à ces pères que l'on appelle Servites (2). Le grand-duc de Toscane y allait faire ses prières tous les soirs, lorsque j'étais à Florence, et c'est là ordinairement que les étrangers se rendent pour y voir la Cour. Il faisait toujours de grandes aumônes aux pauvres qui étaient à la porte, et qui, à ce que l'on m'a dit, sont tous des gens fort à leur aise, quoique pour y porter davantage le monde à compassion, ils se tiennent couverts de haillons. Ils ont tellement pris possession de ce poste, qu'ils ne permettent pas qu'aucun gueux étranger se mêle parmi eux.

À l'occasion de ces pauvres, et afin que vous reconnaissiez aussi mieux la puissante vertu de cette sainte image, et des miracles que la Vierge fait continuellement en faveur de ceux qui y vont rendre leurs dévotions, je vous rapporterai ici un miracle que l'on criait par les rues de Florence, qui était arrivé depuis peu. J'en achetai par curiosité l'imprimé. La pièce me parut assez galante, et quoiqu'elle soit un peu longue, j'espère que le récit ne vous en sera pas ennuyeux. Un gentilhomme d'une des meilleures familles de Florence était tombé d'un état florissant, par divers revers de fortune, dans une extrême pauvreté. Ce qui l'affligeait davantage, c'est qu'il avait deux grandes filles qui n'étaient point encore pourvues. Tout son recours dans une si misérable condition, fut à la mère de Dieu. Pour entrer plus avant dans ses bonnes grâces, il fit vœu d'être toute sa vie fort dévot à son image miraculeuse de l'Annonciade. Pour cet effet il se levait tous les jours de fort grand matin, et allait faire sa prière sous le portail de l'église avant que les portes fussent ouvertes. Après avoir continué sa dévotion un assez longtemps, la Vierge voulut exaucer sa prière, et lui donner quelque soulagement. Elle inspira deux aveugles, de ceux qui se tenaient ordinairement à la porte de l'église, de se lever plutôt qu'à l'ordinaire pour aller prendre leurs places sous le portail. Y étant arrivés, l'un commença à raconter à son compagnon les grandes obligations qu'il avait à la Vierge miraculeuse, et que de très pauvre il était devenu riche en très peu de temps par les aumônes ; qu'outre l'argent monnaie qu'il avait laissé au logis, il avait deux cents pistoles d'or cousues dans le fond de son chapeau. L'autre aveugle l'ayant entendu discourir fort au long, dit qu'il n'enviait point son bonheur, puisqu'il était redevable à l'image miraculeuse de beaucoup davantage, et qu'il avait dans son chapeau cinq cents pistoles d'or. Le gentilhomme qui était tout proche en prière, sans avoir fait le moindre bruit qui le put découvrir, les ayant entendu parler de la sorte, voyant une si belle occasion de s'enrichir, s'approcha tout doucement des deux aveugles, et des deux mains leur enleva d'un même coup à tous deux leurs chapeaux de dessus la tête, et se retira quelques pas en arrière. Les deux aveugles extrêmement surpris, un chacun d'eux croyant que son compagnon eût fait le coup, s'entre-demandèrent l'un à l'autre leurs chapeaux, et entrèrent dans une telle colère, qu'ils prirent leurs béquilles, et s'en étant déchargés à tous deux plusieurs grands coups sur la tête, ils se seraient entre-tués l'un l'autre, si l'on n'était accouru promptement pour les séparer. Le gentilhomme s'était déjà retiré, et ayant quelque scrupule de ce qu'il avait fait, alla trouver le même jour le cardinal-archevêque de Florence (3), auquel il raconta ce qui s'était passé. L'archevêque approuva fort son action, et lui dit qu'il n'était point obligé à la restitution, puisqu'il était visible que la Vierge l'avait assisté en considération de la dévotion qu'il portait à son image miraculeuse ; et ordonna pour la consolation des fidèles que ce fait fut imprimé et publié par la ville de Florence. La même histoire a été depuis imprimée de nouveau dans un livre qui a beaucoup de cours en Italie, et qui est intitulé l'Utile c'ol dolci. Vous voyez ici, Monsieur, un plaisant miracle, où la Vierge pour favoriser un de ses serviteurs en fait un voleur, que l'on aurait dû punir selon les lois. Car enfin de quelque manière que ces pauvres aveugles eussent amassé cet argent, il était à eux, et leur avait été donné par aumône. Que si d'ailleurs cette histoire a été faite à plaisir, je m'étonne qu'un cardinal-archevêque l'ait voulu faire imprimer, et ensuite que l'Inquisition qui sur toute autre matière paraît si exacte, ait voulu en permettre l'impression dans le livre susmentionné.

On est si rebattu de miracles en Italie, qu'à moins qu'ils ne renferment quelque chose de romanesque et de fabuleux, l'on n'y fait presque pas de réflexion. C'est ce qui fait que les Italiens, qui sont accusés avec beaucoup de fondement d'en imposer tous les jours de nouveaux, prennent si grand soin aujourd'hui d'en rendre les circonstances si rares, si surprenantes, ou si agréables, qu'il y a du plaisir à les lire ou à en entendre le récit. J'en pourrai traiter plus particulièrement dans quelqu'une de mes Lettres. C'est ce qui me fera passer présentement sous silence ceux de cette fameuse église de l'Annonciade, pour vous parler de quelques lieux de dévotion qui ne sont pas beaucoup éloignés de la ville de Florence, que j'eus la curiosité d'aller voir. C'est dans les hautes montagnes de l'Apennin. Là on y voit à une journée l'une de l'autre, trois fameux déserts, où ont pris commencement autant de chefs de différents Ordres. Le premier est Camaldule, le second Vallombreuse, et le troisième le mont Alverne. La Camaldule a été appelée par prééminence le sacré désert ; et c'est assurément un des lieux les plus déserts qu'ait pu former la nature. Saint Romuald obtint ce lieu d'un comte appelé Maldule. Il s'y retira pour y mener une vie pénitente, et ayant attiré par son exemple quelques disciples, il y bâtit un monastère dans l'entre-deux de deux cimes, sur une très haute montagne ; et ensuite désireux d'une plus grande solitude, il se retira au plus haut sommet d'une des cimes qui était un lieu presque inaccessible. Là il institua comme un double Ordre, l'un de moines, et l'autre de solitaires sous un même habit et une même règle, excepté quelques constitutions particulières aux uns pour la vie hermétique, et aux autres pour la vie monastique. Les moines habitèrent le monastère qu'il avait bâti plus bas, et les solitaires restèrent avec lui à la cime que l'on appelle aujourd'hui le sacré désert. J'arrivai à ce monastère au commencement d'octobre. On va presque toujours en montant depuis Florence, et de là on peut découvrir cette superbe ville avec tout le pays d'alentour ; ce qui y cause une très agréable perspective. Ces pères ont conservé l'hospitalité, et reçoivent encore aujourd'hui les étrangers qui y vont, et les traitent selon leur qualité pendant trois jours. Comme il n'y a là aucune hôtellerie, ni maisons proches où l'on puisse se retirer, je m'allai présenter à l'abbaye où je fus reçu fort honnêtement. J'y trouvai trois messieurs florentins auxquels je me joignis de compagnie, et l'on nous servit le soir à table des œufs et du poisson, sans superfluité, mais avec une médiocrité bienséante à l'état religieux de ces pères, dont je restai plus édifié que je n'avais été à Cîteaux en France, où l'abbé nous y traita avec tant de profusion et d'excès. Nous témoignâmes le soir que notre dessein était d'aller le lendemain au sacré désert. C'est pourquoi l'on nous éveilla à cinq heures de matin, et l'on nous fit manger à six. Je fus tout surpris que l'on nous eut préparé à dîner de si bonne heure, et pas un de nous n'avait l'appétit encore ouvert ; mais l'on nous dit qu'il fallait nous forcer à manger, parce que l'air était si subtil et si froid en allant vers la cime, que nous ne pourrions pas le supporter si nous avions l'estomac vide. De plus qu'il fallait nous disposer à grimper à pied près de six miles dans les rochers, et marcher sur la neige avant que d'arriver au sacré désert, et que là on n'y donnait à manger à personne pour ne point troubler le repos des solitaires. De sorte que nous serions obligés de redescendre par le même chemin au monastère, pour y prendre une seconde réfection. Nous nous laissâmes donc persuader, et après avoir mangé nous partîmes de l'abbaye sur les sept heures, et nous nous acheminâmes vers la cime, toujours en tournant dans la montagne, dans une continuelle forêt de grands sapins. Tous ces rochers sont pleins de petites sources d'eau très claire, qui ruissellent de toutes parts dans le chemin par où l'on monte, de manière que l'on ne peut pas monter bien haut sans marcher dans l'eau, ce qui est fort incommode. Ces eaux étant ramassées, forment un assez gros torrent qu'il faut passer et repasser sur de grands arbres de sapins posés en travers en forme de pont. Nous arrivâmes vers le midi à la cime, après avoir marché environ deux miles sur la neige. C'était au mois d'octobre, mais le haut de la montagne est si froid, que lorsqu'il pleut en bas, il neige presque toujours en haut. La neige y était extrêmement haute depuis huit jours, et nous n'aperçûmes de loin que la partie supérieure de l'église, et les toits des cellules. Nous en comptâmes jusqu'à soixante, qui sont séparées les unes des autres de l'espace d'environ vingt pas, et forment comme une petite ville. Chaque cellule a plusieurs appartements et un jardin. On nous montra celle de S. Romuald qu'un des ermites habitait. Nous demandâmes pourquoi ils ne portaient pas un plus grand respect à la cellule de leur bienheureux fondateur, qu'ils la laissaient à un de leurs religieux pour y demeurer ? Ils nous dirent que c'était là le seul moyen de la conserver contre l'humidité, et que sans cela le bois en pourrirait et qu'elle serait en danger de tomber en ruine. On nous montra la cellule d'un vénérable ermite qu'ils disaient y avoir quarante ans qu'il n'en était sorti, y vivant encore dans un perpétuel silence sans parler à personne. On lui passait son manger par une petite fenêtre, qu'il prenait fort sobrement. Ces solitaires le prenaient pour un saint ; car ils estiment le silence par-dessus toutes les autres vertus. Cela me donna occasion de demander à ceux qui avaient la charge de nous accompagner, ce que c'était donc que cette grande vertu du silence, et comment ils la définissaient ? Ils nous répondirent que c'était se taire avec les hommes pour parler avec Dieu. Sur quoi je leur dis, qu'il me semblait qu'elle serait mieux définie, se taire et parler quand il faut ; et que je ne pouvais pas approuver l'usage qu'ils ont introduit parmi eux de ne parler que par signes. Nous venions d'en éprouver nous-mêmes les incommodités en entrant dans ce sacré désert ; car ayant trouvé la porte de l'enceinte des murailles ouverte, nous étions entrés tout droit ; et comme nous ne savions de quel côté tourner, nous nous approchâmes de quelques-uns de ces solitaires qui travaillaient à remuer la neige pour faire des passages. Nous les priâmes d'avoir la bonté de nous dire à qui il fallait nous adresser pour voir les particularités de ce lieu, mais pas un d'eux n'ouvrit la bouche pour nous répondre un mot. Les uns nous firent des signes de mains et de pieds, et d'autres avec leurs ballets et avec leurs pelés. Nous croyons d'abord qu'ils étaient fous, ou qu'ils nous voulaient chasser : mais à la fin nous comprîmes qu'ils nous faisaient signe de retourner à la porte pour parler aux portiers, que nous trouvâmes heureusement. Je dis donc à ces deux portiers, que je trouvais fort étrange que Dieu ayant donné aux hommes une langue et une bouche pour exprimer leurs pensées, quelques-uns au lieu de reconnaître par un bon et direct usage, cet avantage qu'il leur a donné par-dessus les bêtes brutes, entreprissent de vouloir parler avec les mains et avec les pieds, comme font les muets de naissance ou à qui l'on a coupé la lange ; Que pour le moins cela me semblait une chose fort impropre, bien loin de me paraître une vertu propre à sanctifier les hommes. Ils me répondirent que c'était là des mystères qui n'étaient point connus des séculiers, mais seulement révélés de Dieu aux solitaires, et aux âmes parfaites qui en connaissent l'excellence. Les péchés des gens du monde, poursuivit-il, sont des péchés grossiers comme l'avarice, l'envie, la luxure, la blasphème, etc. Mais pour nous, nos plus grands péchés c'est de rompre quelquefois par fragilité le silence, de marcher avec un peu trop de précipitation, de faire quelques regards curieux quoiqu'innocents, d'être malpropres dans nos habits, d'avoir préféré quelquefois l'oraison vocale à la mentale, d'avoir été trop attaché aux goûts célestes, et trop rétif aux souffrances. Il me semblait apercevoir dans ces sortes de réponses, je ne sais quoi de superbe et hautain qui ressentait le non sum sicut cæteri hominum du Pharisien, et qui me fit appréhender que la superbe ayant été le péché des anges dans le Ciel, ne fût aussi celui de ces solitaires dans les cimes. Ainsi bien loin que toutes ces belles apparences de piété me fissent concevoir quelque penchant pour ces solitudes matérielles qui semblaient en faciliter la pratique, que je conçus plus d'amour pour une vie ordinaire et humble dans le monde, accompagnée de toutes les pratiques de piété qu'on a lieu d'y exercer. Il me semblait que ces solitaires-là ne faisaient leur capital que de certaines bagatelles, qui néanmoins les éloignait si fort de la charité de ceux qui vivent engagés dans le commerce du monde, qu'ils ne les considèrent que comme des gens qui sont dans le chemin de perdition, et pour lesquels il n'y a point de salut. Ces sentiments ne sont pas assurément charitables ; car plusieurs séculiers dans le monde sont aussi agréables aux yeux de Dieu que ces ermites dans les montagnes. Les portiers nous dirent qu'on portait trois fois la semaine du grand monastère qui est au bas de la montagne, les vivres et autres provisions nécessaires pour l'entretien de ceux qui vivaient au sacré désert. Ils nous conduisirent ensuite à l'église qui est fort petite et étroite, toute boisée de tous côtés contre l'humidité et le grand froid. Ils nous assurèrent que dans de certains hivers toutes les cellules et l'église étaient ensevelies dans la neige, et qu'ils creusaient des chemins par-dessous pour la communication des cellules, auxquels ils donnaient des jours par en haut, en sorte que cela paraissait comme de grandes voûtes blanches. Pendant tout le temps qui'ils vivent sous la neige, ils ne sentent pas beaucoup de froid : mais pour garantir de l'humidité, ils entretiennent un très bon feu qui brûle jour et nuit, ayant là auprès de très grandes forêts de pins, de châtaigniers et de sapins qui leur fournissent abondamment du bois. Après avoir visité l'église, nous nous en retournâmes par le même chemin que nous étions venus, et nous nous rendîmes à l'abbaye vers les cinq heures du soir, où l'on nous reçut fort bien comme auparavant. Il n'y a que cette abbaye qui se maintienne dans une assez bonne observance. Tous les autres moines du même Ordre, qui ont beaucoup de monastères dans l'Italie, mènent une vie fort scandaleuse. Nous en partîmes le lendemain après avoir remercié ces pères ; et sachant que l'abbaye de Vallombreuse, qui est chef d'un autre Ordre de moines fort fameux en Italie, n'en était éloignée que d'une journée, nous nous y acheminâmes tous ensemble. Nous descendîmes l'espace de quelques miles, et ensuite nous côtoyâmes l'Apennin par un chemin très agréable. Nous marchâmes fort longtemps dans des forêts d'oliviers tout chargés d'olives, et de temps en temps nous trouvions des collines pleines d'orangers et de citronniers tout chargés d'oranges et de citrons. Quelques-uns sont d'une hauteur qu'un homme à cheval peut passer par dessous sans toucher les branches. Après qu'on les a une fois plantés, ils y croissent sans art et sans être cultivés. Tous les côtés de ces montagnes sont extrêmement riches, étant remplies de toutes sortes d'arbres fruitiers, et au pied de chaque arbre il y a un cep de vigne qui l'embrasse, et entrelaçant ses branches avec celles de l'arbre, mêle fort agréablement dans la saison ses raisins avec les fruits. Après une demi-journée de chemin, il nous fallut monter dans l'Apennin l'espace de quatre miles, par des endroits assez escarpés et scabreux, jusqu'à Vallombreuse — en latin Vallus Umbrosa. C'est une vallée par rapport aux cimes de montagnes qui l'environnent ; mais à l'égard du pays plat qui est au bas, c'est une très haute montagne et même fort froide ; car il n'y croit point d'arbres fruitiers, excepté des châtaigniers et quelques pommiers. Les grandes forêts de pins et sapins qui l'environnent de tous côtés, la rendaient autrefois fort obscure, ce qui lui fit donner le nom de Vallombreuse. Saint Jean Gualbert en fit le choix pour le lieu de sa retraite. Il aimait naturellement ces sortes de lieux, et dans tous les voyages qu'il entreprit, lorsqu'il voyait quelque bois obscur ou quelque lieu solitaire, il projetait d'y venir un jour établir sa demeure, et d'y fonder un monastère.

Je suis la plupart du temps obligé dans mes Lettres, selon que la matière m'y engage, de faire le récit de plusieurs actions vicieuses et mauvaises des Italiens. C'est toujours contre l'inclination naturelle que j'ai de taire le mal, et de ne rapporter que le bien. C'est pourquoi pour délasser ma plume, et pour donner quelque chose au grand désir que j'ai de faire honneur à la mémoire des grands hommes, vous permettrez s'il vous plaît, Monsieur, que je me donne la satisfaction de vous faire le récit d'une action véritablement vertueuse et mémorable de S. Jean Gualbert. Ce jeune seigneur avait un frère qu'il aimait tendrement, lequel s'étant engagé dans un duel, fut malheureusement tué par son rival. Gualbert crut ce serait une entreprise digne de son honneur et de son grand courage que de chercher à venger la mort de son frère. Pour cet effet il se mit à la poursuite de cet homicide, et comme il avait pris la suite, il en fit la recherche par toutes les provinces d'Italie. Il arriva enfin qu'il le rencontra désarmé dans un chemin où il ne pouvait pas lui échapper. Ce malheureux le voyant venir à lui, l'épée nue à la main, se jeta par terre, et lui cria miséricorde. Mais voyant bien à sa voix fulminante et à ses regards enflammés qu'il n'y avait point de quartier pour lui, il croisa ses mains son estomac pour recevoir le coup de mort. Gualbert le voyant en cette posture, se ressouvint de Notre-Seigneur Jésus-Christ en Croix, lequel bien loin de se venger avait prié pour ses persécuteurs, et était mort pour eux. Alors descendant de son cheval, au lieu de percer ce misérable, il lui pardonna, le baisa, l'embrassa et le considéra ensuite toute sa vie comme son propre frère. Si les Italiens, au lieu de s'amuser comme ils font à rendre un culte superstitieux à leurs saints, s'appliquaient à imiter ces beaux exemples de vertu, ils se rendaient assurément plus agréables à Dieu, et l'on ne verrait pas parmi eux tant de si viles et si abominables vengeances.

Je retourne présentement à la solitude de Vallombreuse. Nous arrivâmes à cette célèbre abbaye, où il y a des bâtiments les plus magnifiques et les plus somptueux que l'on puisse voir. L'un de ces messieurs florentins avec qui j'étais, y avait un frère, qui était la première personne après l'abbé, et à sa considération nous y fûmes reçus fort civilement. Ces moines y mènent une vie fort commode et fort plaisante. Lorsqu'ils sont las de vivre dans ce désert, on en fait l'échange avec les moines de Florence ; et c'est pour eux une très agréable variété de demeurer une partie de l'année à la compagne, et l'autre à la ville. Ils ont coupé à un quart de lieue tout autour du monastère les grands sapins qui y étaient, pour y donner plus d'air et le rendre plus sain. L'on nous mena le lendemain matin à l'ermitage de S. Jean Gualbert, qui est à demie lieue de là sur la pointe d'un petit rocher qui s'élève au milieu de la vallée, et escarpé de tous côtés. On y monte en tournant comme par un escalier à vis, l'espace d'un quart d'heure ; après quoi l'on arrive à la cime qui est l'ermitage. Il consiste en une chapelle bien propre, dorée et peinte de tous côtés, et un fort joli corps de logis bien boisé et peint par dedans, avec un jardin d'une médiocre grandeur. De sorte que le tout est un petit bijou. On n'y voit aucun monument de l'ancienne cellule de ce saint. Tous les bâtiments qui y sont, sont neufs et à la mode. Il y a toujours un père ermite qui y demeure, avec un frère convers pour le servir. Quand un ermite meurt, les abbés de la Congrégation de Vallombreuse font choix dans leur chapitre général, d'un moine d'une vie exemplaire et amateur de la solitude, qu'ils y envoient. La grande abbaye qui en est proche, lui fournit toutes les choses nécessaires à la vie. Il a une fort belle bibliothèque pleine de beaux livres pour son entretien, et l'ermite qui y était pour lors, était assez savant, et me parut un fort honnête homme. Il nous fit un beau discours sur le mépris du monde, et sur les avantages de la retraite. Mais sans cela, nous étions déjà si ravis de la beauté de cet ermitage, que s'il y en eût eu là plusieurs de la sorte, et avec les mêmes commodités, la nature plutôt que la grâce aurait pu nous persuader, pour mener une vie sans peine et sans souci, de nous y faire ermites. Les moines de Vallombreuse se sont extrêmement relâchés de leur premier institut. Ils sont vêtus de noir et professent la Règle de S. Benoît, quoiqu'ils ne l'observent guère.

Le jour suivant nous nous mîmes en chemin de fort grand matin pour aller au mont Alverne. C'est le lieu où le séraphique père S. François, fondateur de tous ces Ordres religieux qui vivent sous sa Règle, se retira pour y vivre en contemplation, et où ils disent qu'il reçut l'impression des sacrés stigmates. La journée que nous fîmes fut extrêmement pénible. Nous montâmes de Vallombreuse, avec la direction d'un guide que nous prîmes, sur la cime de l'Apennin, et nous cheminâmes toujours sur les hauteurs jusqu'au pied de l'Alverne. On découvre cette montagne de fort loin, et quelques-uns soutiennent qu'elle est la plus haute de tout l'Apennin. Elle n'a rien du tout d'agréable, n'ayant rien que des roches toujours nues, sans arbres, ni verdure. Elle est si haute qu'il n'y pleut presque jamais ; c'est pourquoi il n'y avait point de neige. Nous y montâmes avec beaucoup de peine, par un chemin fort étroit, entre de très hauts précipices, et nous arrivâmes à sa cime qu'il était nuit presque toute noire. Il y a là un fort grand couvent de religieux de l'Ordre de S. François, appelés par les Italiens Zoccolanti (4), à cause des socques de bois qu'ils portent au lieu de souliers. La première chose que nous fîmes ce fut d'y aller pour nous informer où nous pourrions avoir une retraite pendant la nuit. Ces pères nous dirent qu'il y avait une hôtellerie tout proche pour les étrangers. Autrefois ces religieux exerçaient l'hospitalité envers toutes sortes de personnes qui venaient par dévotion à l'Alverne, comme les pères camaldules la pratiquent encore aujourd'hui envers ceux qui vont au sacré désert dont je vous ai entretenu ci-dessus. Mais ils se sont présentement lassés, et ont tourné les fonds destinés pour ce sujet à leur plus grand profit. Par malheur pour nous, il n'y avait personne à l'hôtellerie. L'hôte était allé, avec toute sa famille, à une noce à une journée de là. Nous fûmes donc obligés de retourner au couvent, pour prier ces pères de nous vouloir donner le couvert, puisque nous ne pouvions pas faire autrement. Ils le firent avec tant de répugnance et si malhonnêtement, qu'en vérité nous ne pouvions assez admirer comment des gens qui vivent pour la plupart sur les aumônes que leur font si abondamment les séculiers, pussent refuser de les assister à l'occasion. Ils nous donnèrent une chambre pour coucher, mais ils s'excusèrent de nous donner à manger, disant qu'ils n'en avaient point pour eux-mêmes ; et nous voulaient laisser sans feu, quoique les nuits y soient extrêmement froides, sous prétexte qu'ils avaient trop de peine d'aller quérir le bois au bas de la montagne. Nous les priâmes d'avoir au moins la bonté de nous laisser entrer dans leur cuisine pour nous chauffer à leur feu commun : mais ne voulant pas que nous y vissions les bonnes provisions qu'ils y avaient, ils nous dirent que cela ne se pouvait, parce qu'ils y avaient de leurs pères malades auprès du feu qui disaient leur Office. Un de ces messieurs florentins qui était en notre compagnie sachant que les provisions ne manquaient jamais au couvent, se fâcha extrêmement contre le gardien, et lui reprochant sa malhonnêteté, lui dit qu'il donnait régulièrement trois fois la semaine à leur grand couvent de Florence une bonne quantité de pain et de vin, et qu'il n'y serait pas plutôt de retour qu'il les voulait casser aux gages, que de plus il leur en dirait lui-même la raison. Ce fut pour lors que ce gardien commença de changer de note, et nous faisant ses excuses en considération du bienfaiteur de l'Ordre, il nous conduisit lui-même dans la cuisine, ou au lieu de ces malades et de ces diseurs d'Officio, nous y trouvâmes quatre ou cinq gros frères qui jouaient aux dés, une grosse marmite qui bouillait sur le feu, et de bonnes pièces de viande à la broche qui rôtissaient. Un de ces frères nous voyant entrer, rafla le plus vite qu'il put les dés et les jetons dans sa robe, mais un peu après n'y songeant plus, il se leva et laisser tout tomber par terre. Le père gardien les excusa, disant que c'étaient des pères qui avaient été prêcher bien loin ce jour-là, et pour se délasser prenaient un peu de récréation. Ils nous firent souper avec eux, et nous fûmes fort bien traités. Après quoi on nous mena à notre chambre, où nous trouvâmes grand feu. Le lendemain un de ces pères nous accompagna pour nous montrer les saints lieux de l'Alverne. Nous fûmes fort étonnés de voir la surface de cette montagne, que nous n'avions pas eu le temps de considérer le soir précédent, parce qu'il était fort tard. Ce ne sont que des roches amoncelées les unes sur les autres et entre-ouvertes, qui forment tout autant de précipices effroyables qu'on ne peut regarder qu'avec horreur. Quelques-uns croient que ces rochers s'entre-ouvrirent à la mort de Notre-Seigneur. Saint François était dans cette pensée lorsqu'il s'y retira pour y méditer les sacrés mystères de la Passion. On nous montra l'endroit où l'histoire de sa vie dit que Jésus-Christ lui apparut en forme de séraphin en croix, et imprima dans ses mains, dans ses pieds, et dans son côté les cinq plaies qu'on lui fit à la Croix, afin qu'il fût dit que François avait souffert autant de Lui : mais selon ceci il aurait bien souffert davantage, car la même légende ajoute qu'il en souffrit jusqu'à sa mort, les douleurs aussi vives que Jésus-Christ les ressentit lorsqu'il fut percé en Croix, et qu'il ne vécut depuis que par un perpétuel miracle, qui dans une continuelle mort lui conservait la vie. Je trouve cette prétendue apparition de Jésus-Christ en séraphin avec des ailes, extrêmement impropre, pour ne pas dire ridicule. Car pourquoi ne lui pas apparaître dans Sa forme humaine ? Celui qui n'a pas voulu prendre la nature angélique, en a-t-il jamais pris la figure ? Et ne serait-ce pas favoriser extrêmement l'opinion de ces anciens hérétiques qui assuraient que le Fils de Dieu n'avait pris qu'un corps d'air et fantastique ? Pour moi je crois que cette impression des stigmates s'est passée seulement dans l'imagination forte de S. François, de même que quelques-uns se sont imaginé avoir des pieds de cire et la tête de verre. L'endroit où il est dit que cette opération miraculeuse se passa, est sous une grande lastre, qui n'est enclavée que par un bout dans les roches, mais suffisamment à mon avis pour être soutenue. Cependant ces pères publient partout que c'est un grand miracle, et qu'il ne se peut pas faire naturellement que cette pierre ne tombe. Proche de là on nous montra un petit chemin fort étroit sur le bord d'un grand précipice. C'était par où S. François allait pour prier sous cette roche. Le Diable envieux de le voir si dévot, entreprit un jour de le précipiter : mais lui voyant l'ennemi du genre humain venir à lui, s'appuya sur le prochain rocher qui reçut son corps, s'amollissant comme de la cire. On montre encore cet enfoncement dans la pierre qui y reste ; mais qui peut avoir aussi bien été fait avec un ciseau qu'avec toute autre chose. Pour ce qui est du Diable, les Catholiques romains en font bien de petites histoires qui ne sont pas toujours véritables. Je me souviens d'avoir vu en France dans l'église de Sainte-Colombe-lez-Sens une assez plaisante histoire, représentée en relief sur un bénitier de marbre qui est proche de la porte. C'est d'un saint ermite nommé Beat. Le Diable étant venu un jour pour lui donner des distractions pendant qu'il disait son Office, le saint l'enleva par les oreilles et le mit dans le bénitier, et ayant mis son bréviaire dessus, il l'y fit rester pendant quinze jours. Il n'y a rien de plus plaisant que de voir la représentation de ce Diable, qui lève le plus qu'il peut ses grandes oreilles d'âne hors de l'eau bénite, et qui enrage ; car ils disent qu'il craint plus l'eau bénite que le feu d'enfer. Les moines de cette abbaye ont fait faire ce relief : Ad perpetuam rei memoriam.

Je reviens à l'Alverne. On nous fit voir ensuite plusieurs autres endroits dans les roches où S. François faisait ses exercices de dévotion, et entre autres celui où il écrivit les Constitutions de son Ordre. J'en ai vu l'original écrit de sa main, dans la petite chapelle de la Portioncule chez l'église de Santa Maria degli Angeli, à environ cinq miles d'Assise dans l'Ombrie. Ce fut là que l'on dit qu'il eût plusieurs révélations et apparitions. On fait mention entre autres d'une apparition de Notre-Seigneur Jésus Christ, dans laquelle en considération du grand zèle de ce saint pour le salut des pécheurs, Jésus-Christ lui accorda une indulgence autant plénière qu'il la pouvait donner ; c'est-à-dire une rémission entière de la coulpe et de la peine pour tous ceux qui le premier jour d'août visiteraient cette petite chapelle. De sorte que le grand jubilé de l'année sainte, n'est pas plus salutaire aux pécheurs que l'est celui-ci. Une personne qui va visiter ce jour-là cette chapelle avec intention de gagner ce jubilé, en disant cinq Pater et cinq Ave Maria, fusse le plus abominable pécheur qui soit au monde, il est rendu aussi pur et innocent qu'il l'était après son baptême ; et s'il mourait dans cet état, il n'y aurait ni Enfer, ni Purgatoire pour lui, mais il irait tout droit en Paradis. Dans cette croyance où sont les Catholiques romains et particulièrement les Italiens, il y un si prodigieux concours de peuple ce jour-là de toutes parts, que cela met la famine dans tous les pays d'alentour, et plusieurs sont étouffés par la presse aux portes de l'église, qui vont ainsi jouir du privilège de leur indulgence dans l'autre monde. Ne faut-il pas avouer en vérité que les Catholiques romains sont bien aveugles, ou au moins bien négligents de leur salut, de se confier dans l'affaire la plus importante de leurs âmes qui est la rémission des péchés, à ce que leur en a dit un homme mortel. Leur S. François leur a dit qu'en allant dans un tel endroit, à un tel jour, et récitant une telle prière, leurs péchés avec tous les châtiments qui leur sont dûs, leur seront entièrement remis, et qu'il en a une assurance de la bouche de Jésus-Christ même, qu'il dit lui être apparu en particulier. Sans rien examiner davantage, les voilà qu'ils le croient ; ils se reposent sur sa parole ; et laissent en arrière, à aveuglement étrange ! les sacrés oracles de l'Évangile qui les avertissent sérieusement, que la seule voie pour remettre les péchés, c'est la repentance. Les pères soccolans de l'Ordre de S. François que cette dévotion a rendus extrêmement riches, ont bâti en cet endroit un fort beau couvent ; et comme cette chapelle était trop petite pour leur usage, ils ont fait construire une fort grande et magnifique église tout autour ; en sorte que la petite église se trouve renfermée dans la grande. Je n'ai jamais vu aucun lieu de dévotion en Italie, que je n'aie toujours trouvé tout proche un beau palais et une bonne cuisine au profit de ceux qui la font valoir : c'est ce qui me les rend d'autant plus suspects. À cinq miles de là on trouve Assise, qui est jolie ville assise sur un coteau. C'est là où naquit S. François, et où l'on dit que son corps repose au grand couvent des Franciscains, dans une chapelle souterraine, sous le grand autel. On tient que son corps, et celui de S. Dominique y sont non corrompus, se soutiennent d'eux-mêmes tous droits sur pied, se donnant la main l'un à l'autre. Et que Dieu a ainsi permis que ces deux saints qui avaient été si grands amis pendant leur vie, n'aient point été séparés après leur mort. C'est un mystère qui ne se voit plus présentement : Le pape même avec tout son pouvoir n'en a pas le privilège, depuis qu'un de ses prédécesseurs y a été échaudé ; lequel pour avoir résolu d'aller voir cette rare merveille, mourut de mort subite. Ces deux saints apparurent ensuite à un bon frère franciscain, et lui dirent qu'il en arriverait de même à tous ceux qui serait assez téméraires que d'entreprendre la même chose. Nonobstant cette tradition, les pères soccolans qui sont un corps différent de celui des Franciscains, disent qu'ils ont le corps de S. François à Portioncule, qui n'en est éloigné, comme j'ai déjà dit, que de cinq miles : Et les Dominicains soutiennent qu'ils ont celui de leur patriarche S. Dominique, à leur grand couvent de Bologne. Si les papes n'en font pas la visite, ce n'est pas dans le fond parce qu'ils appréhendent de mourir, mais c'est qu'ils craignent de désobliger un de ces puissants partis, je veux dire les Franciscains ou les Dominicains, et ils ne le pourraient pas faire sans ruiner une dévotion d'un côté ou d'autre : ce qui porterait à ces Ordres religieux un grand préjudice. C'est pourquoi ils aiment bien mieux laisser les peuples dans la superstition et dans l'erreur. Le pape doit ménager l'intérêt des moines, parce que les moines soutiennent l'intérêt du pape.

Le troisième chose dont je voulais vous entretenir, avant que de fermer cette Lettre, touchant S. François ; c'est que j'ai vu un petit couvent qu'il bâtit lui-même, avec ses frères dans l'Apennin, en descendant à une ville d'Italie que l'on appelle le Borgo di San Sepolcro (5). Il y vécut plusieurs années, et il voulut qu'il servît de modèle à tous ceux que l'on bâtirait dans la suite. À la vérité je n'ai jamais vu en ma vie une si pauvre demeure. Ce sont plusieurs petites grottes jointes ensemble, qui semblent plus propres à renfermer des ours que pour retirer des hommes. Je souhaiterais présentement que l'on comparât un peu avec cette pauvre hutte, ces superbes couvents que ses enfants, c'est-à-dire ceux qui professent de vivre sous sa Règle, ont bâti par toute l'Italie ; ces grands couvents de Rome, de Naples, de Venise, en un mot de toutes les autres villes. Les plus fameux architectes n'y ont-ils pas épuisé tout leur art pour en former les desseins, les plus renommés peintres leurs couleurs pour en historier toutes les murailles, et les plus subtils doreurs leur plus fin or, pour en rendre les voûtes éclatantes et lumineuses ? Enfin n'a-t-on pas été chercher dans les entrailles de l'Apennin les plus fins marbres, les jaspes et les porphyres les plus rares pour en former les colonnes qui les soutiennent, pour en paver leurs cloîtres, leurs réfectoires et leurs dortoirs, et en composer toutes les portes, les fenêtres et les cheminées de leurs cellules ? Les pères capucins ont été les seuls qui ont témoigné quelque horreur d'une si grande pompe, si contraire aux lois d'humilité et de pauvreté de leur législateur S. François. Ils s'obligèrent au commencement de leur réforme à une certaine forme de bâtir leurs couvents fort modeste et fort régulière : Si ce n'est qu'ils ont toujours eu grand soin d'avoir de beaux jardins, de beaux parterres, de belles fontaines, et de grandes allées d'arbres qui servent ordinairement de promenade aux messieurs des villes qui en sont proches. Les Capucins sont aujourd'hui les meilleurs jardiniers de l'Europe. En Italie ils fournissent toutes les demoiselles de fleurs, et les femmes grosses de fruits. On voit néanmoins qu'ils se sont aussi beaucoup relâchés depuis peu, de leur modestie à bâtir. Les nouveaux bâtiments qu'ils font présentement sont plus exaucés et plus larges, leurs cellules plus grandes, leurs églises plus ornées, et les autres lieux réguliers plus à la mode. Ils ont de très beaux couvents à Venise, à Florence, à Pise et à Milan. Lorsque je passai par le duché de Bourgogne en France, je vis à Dijon le beau corps de logis que ces pères faisaient bâtir pour leurs infirmes, qui ne cédait en rien aux plus beaux palais des présidents et conseillers de la ville. Et lorsque je traversai l'Allemagne pour venir en Angleterre, je vis sur le Rhin, à demi-journée au-dessus de Coblents, un superbe bâtiment que je prenais pour un des palais de l'Électeur de Trêves. C'est un couvent de Capucins que Son Altesse Électorale leur a fait bâtir. Avant que d'en jeter les fondements, il leur demande un modèle de leurs couvents : Mais ces pères lui répondirent que si S. François en donnait le plan, il serait fort simple et fort étroit ; mais que puisque Son Altesse Électorale avait la bonté de s'en mêler, on ne trouverait pas à redire que le bâtiment se ressentit un peu de Sa Grandeur. La conclusion de tout ceci, Monsieur, est que ces gens-là ont beau faire ; tant qu'ils feront consister la perfection chrétienne dans ces manières de vivre bizarres, stoïques et extraordinaires ; l'expérience d'un peu de temps fera toujours reconnaître qu'ils se sont trompés. Tous leurs beaux desseins périront toujours à leurs yeux. Et comme les principes sur lesquels ils s'appuient sont faux, ils se trouveront toujours réduits à l'impossible de pratiquer ce qu'ils ont voué, et seront obligés enfin de reconnaître que les grands axiomes de la morale chrétienne qui sont d'une vérité infaillible, et auxquels on doit uniquement s'attacher, c'est de fuir le mal et de faire le bien ; d'aimer Dieu de tout son cœur et son prochain comme soi-même. Je finis avec ces belles paroles, et suis de tout mon cœur, etc.

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[Notes de bas de page.]

1. La bulle In Cœna Domini, rendue par le pape Paul III en 1536, prononcée une excommunication générale contre tous les hérétiques, les contumaces et les ennemis du Saint-Siège ; elle fut ainsi nommée parce qu'on la lisait publiquement à Rome tous les ans le jour de la Cène (jeudi saint).

2. L'Ordre des Servites de Marie fut fondé vers 1267 par un groupe de sept nobles florentins, y compris le futur bienheureux Philippe Benizi, d'abord à Cafaggio et puis à mont Sénario (à 18 kilomètres de Florence).

3. Francesco Nerli, naquit à Rome le 12 juin 1608, fut élu archevêque de Florence le 22 décembre 1670, créé cardinal dans le consistoire du 12 juin 1673, et mourut à Rome le 8 avril 1708.

4. L'Ordre franciscain des Frères mineurs observants dits Zoccolanti, ou Soccalans en français, fut fondé en 1368 par Paoluccio de' Trinci de Fuligno (à 100 kilomètres nord-nord-est de Rome).

5. Saint François et ses confrères bâtirent des huttes à Portioncule, près de l'église de Santa Maria degli Angeli : mais non pas à Borgo di San Sepolcro. Cette dernière ville, actuellement Sansepolcro, est le berceau du célèbre peintre et mathématicien Piero della Francesca (1416-1492).


«Tromperies des prêtres et des moines de l'Église romaine en Italie» :
Index et Carte ; 4e Lettre

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]