«TROMPERIES DES PRÊTRES ET DES MOINES DE L'ÉGLISE ROMAINE,... [EN ITALIE]»
DE GABRIEL D'ÉMILLIANE ; 5e LETTRE


CINQUIÈME LETTRE.

Des fêtes et des confréries d'Italie, etc.

Il ne s'est rien passé de considérable dans mon voyage, depuis Lorette jusqu'à Rome ; excepté l'accident qui m'arriva, et que je vous ai rapporté dans ma précédente. J'y arrivai vers Noël ; j'y passai toutes les fêtes, et m'y tins tout le Carême suivant jusqu'à Pâques. Ma principale occupation pendant ce temps-là, fut d'aller aux fêtes, d'entendre les sermons, et de me trouver aux confréries. C'est ce qui sera aussi le sujet de cette présente Lettre.

Le mot de «fête», dans sa propre signification, est pris dans l'Église romaine pour ces jours que l'on observe plus religieusement que les autres dans l'année, en l'honneur de la Vierge, de quelque mystère, ou de quelque saint, et que l'on appelle en anglais holydays. Il y a des fêtes universelles, et d'autres particulières. Les universelles sont observées généralement dans tous les pays qui professent le papisme ; et ils sont obligés ces jours-là, sous peine de péché mortel, d'aller à la messe. Les particulières sont seulement gardées dans de certaines provinces, villes, paroisses, ou chapelles. Comme à Rome il y a un nombre prodigieux d'églises et de chapelles, c'est tous les jours fête dans plusieurs endroits de la ville. Mais il y a en Italie une autre sorte de fêtes que je pourrais appeler «fêtes galantes». C'est lorsque quelques personnes riches, ou de qualité, entreprennent à leurs frais et dépens de faire chanter en musique, les premières et secondes vêpres, et la messe en l'honneur de quelque saint ou sainte. Je leur donne le nom de fêtes galantes, non pas tant pour la musica — c'est-à-dire pour ces beaux accords de voix, et concerts d'instruments qu'on y entend — que pour le signore — je veux dire pour les dames qui y sont invitées, ou qui s'y trouvent ordinairement.

Après m'être délassé quelques jours à Rome, je sortis pour voir les curiosités et antiquités de cette grande ville. M'étant trouvé le soir à la Piazza Navona, je passai par devant une fort jolie église que l'on appelle Santa Maria della Pace. Le portal, qui d'ailleurs est d'une superbe structure de marbre blanc, était magnifiquement paré avec de beaux tableaux, et plusieurs figures faites avec de petits voiles de soie, de la façon de Bologne. Cela me donna la curiosité d'y entrer. J'y vis une assez belle compagnie de jeunes messieurs, qui avaient fait faire comme un trône pour eux, dans un endroit de l'église où ils pouvaient voir plus facilement les entrants et les sortants. C'était l'un d'entre eux qui faisait faire cette fête en l'honneur de sainte Agnès. Quoique ce ne fût pas le jour de l'année qui lui est consacré, qui est le 21 janvier, selon le nouveau Calendrier : mais il y avait un autre mystère caché là-dessous que nous découvrirons tout présentement. Ces jeunes seigneurs faisaient faire chacun à leur tour les fêtes de leurs maîtresses. Ils étaient au nombre de huit. Les quatre premiers avaient déjà fait leur tour dans d'autres églises, et c'était celui du cinquième. Il était de la famille de Carpegna, et son amante s'appelait Agnese Victorini. L'église de la Pace est extrêmement bien ornée d'elle-même. Elle est dorée et peinte de tous côtés, comme le sont presque toutes les églises de Rome. Cependant pour en rehausser encore davantage la beauté, et faire quelque chose de particulier au sujet de la fête, on avait fait ériger des arcs triomphaux au milieu de l'église, où l'on voyait toute l'histoire de sainte Agnès représentée, et qui par sa constance triomphait des tourments et des tyrans. Toute cette histoire était représentée au naturel avec de petits voiles de soie. Ces voiles sont de différentes largeurs et il y en de toutes sortes de couleurs. On sait ce que l'on doit payer pour une centaine d'aunes mises en œuvre ; et l'on en prend ce que l'on veut. Il y a des gens à Rome, et par toute l'Italie, que l'on appelle addobbatori, ou orneurs d'église. Ils fournissent eux-mêmes les voiles, et ils sont extrêmement ingénieux et habiles à les ployer en toutes sortes de figures. On avait été trois semaines à dresser l'appareil dont je parle. On avait élevé deux théâtres aux deux côtés du chœur, qui étaient historiés tout au tour avec ces mêmes voiles. L'un était pour la musique des voix, et l'autre pour celle d'instruments ; et chaque chœur était composé de cinquante musiciens. De plus il y avait dans une petite loge, proche de l'autel, quatre musiciens que l'on appelle voix seules, que l'on disait être les quatre meilleurs musiciens qu'il y eût à Rome ; qui devaient chanter l'un après l'autre les motets. Ils ne vont point chanter en aucun endroit, qu'on ne leur donne à chacun au moins quarante écus par motet. Les Italiens aiment par-dessus toute autre nation les concerts ; et ceux d'entre'eux qui ont l'oreille plus délicate, suivent par tout ces excellents musiciens. De sorte qu'il y eut un grand concours à cette église. Lorsque j'entrai, la musique n'était pas encore commencée, et je pris ma place près du trône de ces messieurs. Ils paraissaient être dans quelque sorte d'impatience de faire commencer les vêpres ; car il était près de six heures du soir, et il y avait déjà près d'un quart d'heure que tous les cierges étaient allumés, et tous les musiciens étaient à leurs places. Quelques enfants qui avaient compté les cierges qui brûlaient, disaient qu'il y en avait quatre cent quarante d'une cire extrêmement blanche. Cependant ces messieurs n'osaient pas faire commencer la cérémonie, parce que la belle Agnese pour qui elle se devait faire, n'était pas encore arrivée. Comme ils étaient bien aises de n'être pas entendus, ils se servaient du peu de français qu'ils avaient appris pour parler entre eux. Le principal qui faisait la dépense, pour désennuyer les autres, leur disait que son Agnese ne pouvait pas beaucoup tarder ; qu'il avait envoyé un de ses laquais pour le venir avertir sitôt qu'elle sortirait du logis ; qu'elle savait l'heure, et qu'ayant promis de s'y trouver, elle ne manquerait pas à sa parole. Quelques-uns disaient qu'ils craignaient que la mère, qui était d'une humeur mal aisée et capricieuse, ne l'a retint au logis ; et lui conseillaient d'envoyer un autre laquais, pour dire à la mère que si elle ne laissait venir sa fille, elle s'en repentirait. Lorsqu'ils étaient en consultation sur ce point-là, le premier laquais arriva, qui fit entendre à son maître qu'Agnese était proche de l'église. Incontinent on fit signe aux musiciens de se tenir prêts ; et dans le moment qu'Agnese mit le pied dans l'église, à un autre signe qui leur fut fait, ils entonnèrent la première antienne de vêpres du commun des vierges : Haec est virgo sapiens et una de numero prudentum [Voilà une vierge sage et prudente]. Ces messieurs changèrent alors leurs inquiétudes, en un excès de joie qu'il était facile de lire sur leurs visages. J'entendais qu'ils disaient que les dames prenaient souvent plaisir de se faire attendre par leurs amants, pour rendre ensuite leur venue plus agréable ; et que parce qu'elle les avait fait attendre, ils l'en aimaient davantage.

Je n'aurais pas reconnu cette belle idole parmi la grande quantité de dames qui entraient à tous moments, si le jeune monsieur qui avait préparé tant d'encens pour elle, ne fût allé lui-même pour la recevoir et la conduire à sa place. Elle me paraissait fort modestement habillée, ayant la tête couverte d'une grande écharpe noire qui lui descendait presque jusqu'aux pieds. Elle avait tout le visage caché, comme les dames romaines ont coutume de l'avoir lorsqu'elles paraissent en public. Sa mère la suivait, étant aussi la coutume du pays que les filles vont devant, et les mères après. Il y avait proche du trône de ces messieurs un prie-Dieu préparé pour elle, couvert d'un fort beau tapis de velours bleu avec des franges d'or, et de gros coussins richement brodés, où elle vint se mettre à genoux avec sa mère. Je me trouvai fort proche d'elle, et je remarquai pendant toute la musique, qu'elle avait un très grand soin, sous prétexte d'attacher des épingles à sa tête, de découvrir une partie de son visage en faveur de ces messieurs, qui avaient presque toujours les yeux arrêtés sur elle. Elle leur souriait de côté, et leur faisait des signes des yeux. Elle avait le sein scandaleusement découvert, et comme il n'y avait que son voile de tête qui descendait par-dessus pour le couvrir, elle savait si bien le faire jouer, qu'il aurait fallu être aveugle pour ne le pas tout entrevoir.

Pendant tout ce temps-là, la musique faisait des merveilles, et tous les motets qu'on chantait, quoique tirés la plupart du Cantique des cantiques, avaient plus de rapport à cette jeune demoiselle, qu'à sainte Agnès dont on prétendait célébrer la fête. Je jetai par hasard les yeux sur un tableau de cette sainte, que l'on avait mis sur l'autel où l'on devait dire les messes le lendemain, et je reconnus que c'était le propre visage d'Agnese Victorini, excepté qu'on l'avait environné de rayons à la façon des saintes, et qu'on avait dépeint auprès d'elle un petit agneau, comme on a accoutumé de dépeindre sainte Agnès. Je reconnus par là que ce jeune monsieur n'avait rien oublié pour témoigner sa dévotion à sa dame, et que pour la faire adorer de tout le monde, il l'avait placée sur les autels.

Vers le milieu de vêpres, deux de ces messieurs prirent un grand bassin plein de fleurs, pour aller présenter des bouquets aux dames qui étaient dans l'église. C'était des œillets, des boutons de roses et des fleurs d'orange mêlés ensemble — car à Rome on peut avoir toutes sortes de fleurs en toutes les saisons de l'année. Ils étaient liés avec un petit cordon d'or, auquel était pareillement attaché un fort beau nœud de rubans d'environ trois ou quatre aunes. Chaque bouquet pouvait revenir à deux écus. On présenta le premier à la belle Agnese. Je m'aperçus qu'il y avait un petit billet au milieu des fleurs, qu'elle tira tout aussitôt, et le mit dans ses heures pour le lire. Il ne me fut pas possible de savoir ce qu'il contenait ; et quoique je fusse tout proche d'elle, et qu'elle l'ouvrit bien environ vingt fois pendant le service pour le relire, il ne me fut jamais possible d'en déchiffrer que ces deux mots, mia diva [ma déesse]. Sitôt que les bouquets eurent été distribués, on vit voler des hautes galeries de l'église en bas, un très grand nombre de papiers imprimés, que le peuple s'efforçait de ramasser. C'était des sonnets à louange de sainte Agnès, mais qui réfléchissaient assurément davantage sur la dame, que sur la sainte. Car il n'était parlé que de victoires. Ce qui s'accordait parfaitement bien avec le nom de Victorini.

La musique dura près de quatre heures, et il était fort tard lorsque l'on en sortit. Le concert était si charmant, qu'il ne me semblait pas qu'il y eût plus d'une demi-heure que j'étais dans l'église. J'y retournai le lendemain, et j'assistai à tout l'Office qui fut célébré avec toute la pompe et la solennité que l'on aurait pu désirer. On célébra tout le matin un grand nombre de messes, et plusieurs abbés, pour faire honneur au jeune Carpegna et à sa dame, vinrent dire la messe à cet autel, devant la belle image. Au commencement de la grand-messe, on vit voler du haut des galeries, d'autres sonnets ; les uns à la louange de sainte Agnès, et les autres à la louange de ce jeune monsieur qui faisait faire la fête. Les prêtres de cette église qui se trouvaient fort obligés à lui, de ce qu'il avait bien voulu faire choix de leur église pour cette solennité — ce qui leur apporte toujours un profit considérable — avaient fait faire ce sonnet pour exalter sa grande dévotion et son mérite. Il y a des gens en Italie que l'on appelle virtuosi, ou poètes, qui vivent du métier de louer les autres ; c'est-à-dire de faire des sonnets. Ils sont même assez à bon marché ; car quand on leur a donné le sujet, pour un écu on en peut avoir un bien fait, et il ne coûte plus qu'à le faire imprimer.

Il était une heure après midi lorsque l'Office du matin acheva. Les dames se retirèrent à leur logis proche de l'église de la Pace où ils avaient envoyé de bonnes provisions pour un dîner. Les musiciens se retirèrent dans la sacristie, où quelques heures après on leur envoya de grand plats chargés de viandes, du vin de toutes sortes de façons, et des eaux sucrées et rafraîchissantes. Le billet portait que les secondes vêpres devaient commencer à trois heures. Je me rendis à l'église vers ce temps-là : mais l'on ne faisait encore que d'envoyer aux musiciens à manger, et l'Office ne commença qu'à cinq heures. On y observa le même ordre que le soir précédent, si ce n'est ce que les motets et les antiennes étaient changées. Mais on y ajouta une cérémonie pour les dames, qui fut qu'outre les bouquets, on leur présenta avant que de sortir de grands bassins de confitures sèches, dont elles remplirent leurs mouchoirs, et elles s'en retournèrent ainsi chargées de fleurs et de fruits à leurs logis. Le jeune Carpegna tout glorieux d'avoir si bien rempli toutes les parties de la fête, reçut les applaudissements de ses compagnons, et un autre qui était en tour, donna l'assignation pour le dimanche suivant à l'église de Sant'Andrea della Valle, où il faisait préparer toutes choses pour y célébrer une fête de sainte Catherine. J'ai bien voulu, Monsieur, m'étendre à vous décrire toutes les particularités de cette fête. Non pas que ce soit là un fait particulier qui soit rare et extraordinaire. Je vous rapporte seulement celui-ci pour mille que j'ai vus et qu'il serait superflu de vous rapporter ; et il n'y a rien de plus commun en Italie : mais ç'a été pour vous en donner une idée plus distincte lorsque vous entendrez parler de ces fêtes d'Italie. J'ai demeuré sept ans dans ce pays-là, et il ne s'est point passé de semaine que je ne me sois trouvé à quelqu'une ; c'est pourquoi j'en puis parler suffisamment. J'ajouterai seulement à la honte des Catholiques romains que c'est à ces sortes de fêtes-là que la jeunesse se corrompt. Les femmes débauchées ont des gens qui les avertissent des endroits où il y a des fêtes, et elles ne manquent pas de s'y trouver à troupes fort lascivement habillées. Pour ce qui est des autres femmes et filles, comme le seul prétexte qu'elles peuvent avoir pour obliger leurs pères ou leurs maris de les laisser sortir, est celui d'aller à l'église, elles soupirent incessamment après ces sortes de fêtes. C'est là qu'on donne les rendez-vous ; qu'on fait courir secrètement les billets ; qu'on fait l'amour avec les yeux ; et qu'on parle par les gestes : en un mot que l'on conclut tous les marchés infâmes. Je n'avance rien ici que ce que leur proverbe italien porte : Chi manda la sua figliola ad ogni festa, in poco tempo ne fa una puttana — qui veut dire que ceux qui envoient leurs filles à toutes les fêtes, en font en fort peu de temps des putains. Les filles et les femmes se rangent des deux côtés de l'église, et les messieurs se promènent dans le milieu pour les regarder sous le nez. Ils s'entre-poussent entre eux ; ils rient ; ils parlent tout haut, et tiennent des discours indignes de la sainteté du lieu où ils sont. Le Saint Sacrement ou l'Hostie qu'ils croient être le véritable corps vivant de Notre-Seigneur Jésus-Christ, est la plupart du temps exposé sur le grand autel, ou à quelque chapelle particulière pour rendre la solennité plus grande ; mais ils y ont si peu d'égard, qu'ils lui tournent le dos pour voir les dames ou les musiciens en face. Cela fait bien voir qu'ils n'y croient que fort légèrement. Au moins leurs œuvres démentent ouvertement leur croyance.

Les prêtres trouvent leur profit dans les fêtes, parce qu'on leur paie bien cher les cérémonies qu'ils sont, et leurs messes, et qu'on les traite bien ensuite. Dans les couvents particulièrement, on fait fort souvent des fêtes : car ou ce sont des religieux rentés, comme le sont généralement tous les moines ; ou ils sont partie rentés, et partie ils vivent d'aumônes, comme tous ceux que l'on appelle frères ; ou bien ils vivent entièrement d'aumônes, comme les Capucins et autres mendiants. Tous ces gens-là s'efforcent de faire des fêtes dans leurs églises, mais pour des fins fort différentes. Les moines en font pour faire paraître leurs richesses et leur grandeur. Toute la cérémonie se fait à leurs propres dépens, et ils font ce que l'on appelle un «pontifical», qui est la chose la plus pompeuse et la plus magnifique que l'on puisse voir. Je tâcherai de vous en faire ici la description le plus exactement qu'il me sera possible. Pour cet effet je prendrai un de ceux que j'ai vus dans la célèbre abbaye de San Michele in Bosco à Bologne, où j'ai enseigné pendant deux ans. Ce sont des moines olivétains (1). L'abbé n'est pas commendataire, mais bénit et régulier, et il peut officier pontificalement. Il fit publier son pontifical dans Bologne, trois semaines avant la fête du bienheureux Bernard Tolomei, fondateur de leur Ordre. La fête arrivait à un jeudi : Ainsi l'on commença les premières vêpres le mercredi au soir. L'église est un bijou pour la délicatesse des marbres, des jaspes, et des porphyres qui entrent dans sa structure. Les dorures et les peintures y sont d'un prix inestimable. La voûte est toute dorée, et toutes les murailles de l'église. Le grand autel, et tous les petits autels des chapelles sont de pierres précieuses. Les chaires du chœur sont d'un bois rapporté, où toute la vie de S. Benoît, et plusieurs histoires de la Bible sont représentées. Toutes les balustrades de fer qui ferment le chœur et les chapelles sont toutes dorées et fort délicatement travaillées. Le pavé est de carreaux de marbre blanc et noir : De manière que l'on ne voit pas un seul endroit dans toute l'église qui ait besoin d'un ornement étranger. Cependant l'abbé fit venir des plus habiles orneurs d'église, pour faire des machines avec des voiles de soie de Bologne. On en historia toutes les fenêtres et les murailles de l'église. C'était une dépense tout à fait inutile ; car assurément ce qui était caché par ces voiles, était beaucoup plus beau et plus précieux que les voiles mêmes. Il fit mettre tout autour de l'église des bras d'argent, et des flambeaux de même matière sur toutes les corniches et les cordons de l'église, pour soutenir une infinité de cierges de cire blanche qui devaient brûler pendant tout l'Office. Le grand autel était chargé d'argenterie, qui avait été tirée du trésor de cette abbaye pour la mettre en vue de tout le monde. Vers les trois heures après midi, l'abbé accompagné de tous les moines, ayant à sa suite plusieurs messieurs de ses parents et de ses amis, s'achemina pour aller à l'église. Il était revêtu des habits de son Ordre, et distingué des autres religieux par son anneau, son camail, et son bonnet quarré. Les moines de cette abbaye ont coutume d'entrer à l'église par la porte du cloître qui est proche du chœur : Mais pour faire une plus belle figure, et faire voir leur abbé avec plus de pompe et de majesté, ils sortirent ce jour-là hors du monastère, et firent une promenade dehors, pour ensuite entrer par la grande porte qui est au bas de l'église. Lorsqu'ils entrèrent, les cloches, l'orgue, et les autres instruments musicaux sonnèrent la marche ; et eux ils se donnèrent des airs en marchant, qui découvraient plus la vanité de leurs cœurs, que cette majesté qui convient aux ministres des autels. Étant entrés dans l'église, l'abbé fit faire halte devant la chapelle de Saint-Bernard, qui est au bas de l'église, et s'agenouilla sur des coussins de velours violet richement brodés, posés sur un prie-Dieu couvert d'un grand tapis de même étoffe, bordé de riches franges d'or. Alors les musiciens chantèrent un motet à la louange du saint ; après quoi l'abbé fut conduit à son trône, que l'on avait élevé au côté du grand autel. Il était couvert au-dessus d'un superbe dais, et entouré de plusieurs sièges très richement parés, pour tous les officiers qui devaient servir au pontifical. Y étant arrivé, il s'assit, ayant deux autres abbés de ses amis à ses côtés ; et aussitôt quatorze religieux s'étant revêtus de leurs surplis, allèrent prendre sur des tables préparées proche le grand autel, les ornements qui devaient servir à l'habiller. Ils se rangèrent ensuite les uns après les autres, et formèrent comme une grande queue : le premier portait dans un grand bassin d'argent doré, les bottines abbatiales ; le second dans un autre bassin, les souliers abbatiaux d'un velours violet richement brodés ; un troisième portait l'amict ; le quatrième l'aube, qui était, comme l'amict, d'un toile très fine, bordée tout autour et aux manches d'un très beau point de Venise, d'un pied de largeur ; le cinquième suivait avec un fort riche ceinture de soie blanche extrêmement bien travaillée ; un sixième portait l'étole ; le septième et le huitième chacun une tunique de taffetas blanc ; le neuvième venait avec la chape, qui était comme l'étole d'un drap d'or, et les côtés étaient relevés en broderie avec fort belles figures, composées de semences de perles avec des agraffes d'or ; le dixième portait une petite croix de diamants, estimée deux mille écus ; l'onzième portait dans un grand bassin de vermeil doré les gands abbatiaux ; le douzième l'anneau abbatial, qui était une améthyste d'une extraordinaire grandeur ; le treizième suivait avec le mitre toute semée de perles et de pierres précieuses ; enfin, le quatorzième et le dernier portait la crosse abbatialle ou bâton pastoral. Chacun d'eux s'approchant de l'abbé dans son trône, fléchissait les genoux devant lui, et après avoir délivré ce qu'il portait, entre les mains des abbés assistants qui revêtaient leur prélat ; en lui faisant une autre génuflexion pour l'adorer, ils se retiraient en bel ordre. À chaque ornement qu'on lui mettait, il y avait des oraisons particulières que les abbés assistants récitaient, et que le prélat officiant lisait lui-même dans le livre du pontifical, qui était soutenu par deux religieux, et deux autres revêtus de surplis et de tuniques, tenaient des chandelles de cire pour l'éclairer, tandis que le maître des cérémonies tournait les feuillets. L'abbé étant entièrement revêtu, ayant la mitre en tête, s'assit au milieu des deux abbés assistants, dans son trône ; et aussitôt les officiers qui devaient servir dans la cérémonie, se rangèrent auprès de lui. Ces officiers étaient quatre chantres revêtus d'aubes et de chapes ; quatre sous-chantres, revêtus de surplis, deux diacres revêtus d'étoles et de tuniques, deux sous-diacres revêtus de tuniques, deux céroféraires pour porter les chandeliers, et deux thuriféraires revêtus de surplis, avec leurs encensoirs d'argent pour donner de l'encens ; un autre officier pour soutenir la crosse abbatiale, et le maître des cérémonies avec sa verge. Tous ces officiers ne devaient servir que jusqu'à la moitié de vêpres ; auquel temps, comme s'ils eussent été bien fatigués, d'autres encore plus magnifiquement parés, devaient les venir relever, et servir jusqu'à la fin de l'Office. La musique était fort nombreuse et extrêmement bien choisie. L'abbé entonna le premier verset de vêpres, et elles furent continuées par la musique et par les chantres, avec des cérémonies que je ne m'arrêterai pas ici à vous décrire.

Ce peu suffira pour vous donner une idée de cette grande majesté et pompe extérieure avec lesquelles sont célébrées les fêtes dans les églises d'Italie. Je vous prie même de considérer que le modèle que je vous en ai donné n'est que d'un abbé officiant ; car si c'est quelque évêque, ou archevêque qui officie, c'est quelque chose de bien plus magnifique : et si c'est un cardinal ou le pape qui célèbre, toutes les cérémonies sont portées au plus haut point d'élévation et de grandeur où elles peuvent arriver. Je me souviens d'avoir lu dans un célèbre auteur protestant anglais, les éloges qu'il donne à ceux de la Communion de Rome sur ce point des cérémonies. Il dit qu'en cela ils sont uniquement recommandables, qu'ils n'épargnent rien pour la dépense, et la solennité de leurs fêtes. Pour moi qui me suis assez particulièrement appliqué à rechercher le principe d'où procèdent tant de faux brillants, dont on se sert dans l'Église romaine, pour éblouir les yeux, j'ai reconnu que ce n'était point ce grand zèle pour la maison de Dieu qui en était le motif, mais seulement l'intérêt, la vanité, et l'amour-propre comme je découvris dans cette occasion. L'Office de vêpres finit à six heures du soir, après quoi l'abbé et ses officiers s'étant déshabillés, ils allèrent dans la sacristie, où il y avait de grandes tables dressées, chargées de confitures sèches et liquides, de langues de bœuf, de saucissons de Bologne, et de pâtisserie fine. On fit entrer toutes les dames et les messieurs de qualité qui étaient dans l'église. Comme j'avais un libre accès dans cette abbaye et que j'étais même en quelque façon de la famille, puisque j'y enseignais publiquement les humanités, et avais un honnête entretien et la table de l'abbé, j'entrai aussi dans la sacristie, et eus même le pouvoir d'y faire entrer quelques Français de ma connaissance, qui se trouvent présentement à Londres. Les messieurs et les dames ne manquèrent pas de donner de grands éloges à l'abbé sur sa belle mine dans l'habit pontifical, et sur sa bonne grâce à officier. Les autres moines s'étant accotés des dames qu'ils connaissaient, entrèrent dans des discours dont je ne pus pas être témoin. Je sais seulement que leur beauté les avait si fort charmés que durant un mois après, ils ne pouvaient s'en taire. Ils les avaient si bien étudiées qu'ils savaient rendre compte de toutes les étoffes, rubans, et dentelles qu'elles portaient sur elles. L'abbé s'approcha de deux dames de qualité. C'était une marquise, et une comtesse, et leur demanda si l'envie ne leur était point venue de persuader quelqu'un de leurs enfants de se faire religieux de son Ordre. La marquise lui répondit qu'elle y penserait, et la comtesse témoigna que véritablement elle avait été si extrêmement satisfaite du pontifical ; que cela s'était fait avec tant de pompe et de majesté, qu'elle en était toute ravie, et qu'elle voulait absolument que son fils prit l'habit de l'Ordre. Elle assura l'abbé que les Jésuites faisaient tout leur possible pour l'attirer à eux, mais qu'elle romprait toutes leurs mesures, et qu'elle espérait que son fils se comporterait si bien dans le monastère, qu'elle aurait un jour la consolation de le voir un abbé de l'Ordre et officier pontificalement.

Tous ces bons religieux après les fatigues des cérémonies de l'église prenaient encore celle de servir ces belles dames à table, et de leur tenir compagnie ; plus heureux mille fois en cela que tant d'autres séculiers italiens qui n'ont pas le moyen de faire des fêtes pour voir leurs dames, et qui ne peuvent presque jamais trouver l'occasion de leur rendre de semblables services. Il est vrai que quelques-unes d'entre'elles étaient parentes. Mais toujours c'est une grande satisfaction de trouver l'occasion de les traiter aux dépens de l'abbaye, ce qui ne se peut faire que dans ces sortes de cérémonies : car en tout autre temps, s'ils le veulent faire, il faut qu'il leur en coûte à chacun leur argent. Les dames étaient de si bonne humeur, et si satisfaites, qu'elles ne manquèrent pas de demander à l'abbé quand il ferait un autre pontifical. Il leur promit d'en faire un autre, le jour de sainte Françoise Romaine [9 mars].

Il n'est pas possible, Monsieur, que vous ne remarquiez dans tout ce que je vous ai rapporté touchant la solennité de cette fête, quels pouvaient en avoir été les motifs. L'abbé y trouvait sa gloire à paraître revêtu en pontife, avec tant d'ornements pompeux, parmi tant d'adorations et d'encens qui lui étaient présentés. Il y trouvait aussi son profit. Car il prenait de là occasion de solliciter les personnes de condition, éblouies par cette grande splendeur, de faire prendre à leurs enfants l'habit de son Ordre. Je sais quel avantage il y a pour un abbé, et pour les principaux officiers d'un monastère, lorsque des enfants de qualité prennent l'habit. Ils ne les reçoivent point à la profession que les parents ne leur fassent auparavant des présents fort considérables, outre la pension annuelle qu'ils sont obligés de donner à leur fils : et plus ils sont élevés en dignité, plus les présents qu'ils font sont considérables. Les autres religieux trouvent dans ces fêtes leur satisfaction. Leurs yeux y sont repus par le superbe appareil de leurs églises, et leurs oreilles par la douceur de la musique. Le festin et la conversation des dames n'en sont pas le moindre charme. Enfin il y a bien de l'apparence que l'honneur de Dieu et le zèle de Sa sainte maison ne sont que l'objet le plus éloigné de ces pompeuses solennités. Je vous ai déjà dit dans une de mes Lettres que je craignais de passer dans votre esprit pour un censeur sévère qui se plaît à expliquer dans un sens rigoureux des actions, qui d'ailleurs pourraient recevoir quelque favorable interpretation. C'est pour cela que je fais toujours suivre les raisons qui me portent à faire ces sortes de jugements ; et je ne doute point que si vous les considérez bien vous-même, vous n'y reconnaissez beaucoup de modération dans mes expressions. Pour donc appliquer ceci au présent sujet, je vous dirai que la fête de sainte Françoise Romaine étant proche, auquel jour l'abbé avait promis aux dames un pontifical, on disposa toutes choses avec encore plus de pompe et de splendeur que l'on n'avait fait pour la S. Bernard. On avait fait venir des musiciens de Florence, et de Venise, qui étaient arrivés depuis deux jours au monastère, et que l'on traitait fort splendidement. La veille de la fête, l'abbé et les religieux faisaient des vœux au Ciel pour que temps fût beau ; et parce que l'air était extrêmement clair et serein, il y avait toutes les apparences du monde qu'il continuerait de même : c'est ce qui les remplissait d'une joie inexprimable. Il n'y eut qu'un bon vieux frère convers qui sentant le mal que lui faisaient ses cors au pied, s'obstina à dire qu'il pleuvrait le lendemain. L'abbé sortit lui-même après souper pour astrologuer quel temps il ferait ; et voyant le Ciel si pur et si étoilé, dit qu'il n'y avait rien à craindre, et que le frère était un turba festa — c'est-à-dire un trouble-fête. C'est ce qui fit que les moines se retirèrent ce soir-là fort joyeux. Mais comme ce n'est pas aux hommes de connaître les temps et les saisons que Dieu a seule réservés dans Son pouvoir ; vers le minuit le temps se changea, et le lendemain matin il tomba une si furieuse pluie, qu'il était impossible de mettre le pied dehors dans être tout trompé. L'orage dura jusqu'au soir, et jeta la consternation dans les esprits de ces pauvres religieux. Ils parurent tous pâles le lendemain matin, et firent bien voir qu'une passion traversée est capable de faire grands changements dans le corps humain. Quelques-uns murmuraient ouvertement contre le ciel, de ce qu'il troublait presque tous les ans leur fête de sainte Françoise, et d'autres conservaient encore quelque peu d'espérance que la pluie pourrait cesser dans quelques heures : mais c'était en vain ; le ciel était trop obstiné, et l'orage bien loin de cesser ou de diminuer, s'augmenta de plus en plus. L'abbé voyant qu'il n'y avait point de remède, envoya l'ordre à la sacristie, de resserrer les ornements du pontifical. Il ordonna que la musique se ferait, parce que les musiciens étaient présents, et qu'on les avait déjà la plupart payés. Mais il défendit d'allumer les grandes rangées de cierges qui avaient été disposées autour de l'église, et de brûler les encens qui avaient été préparés pour les autels. Enfin, excepté la musique, l'Office se fit fort simplement et comme à l'accoutumée. L'abbé n'y parut point : et toute cette grande pompe et solennité s'en alla en fumée.

Je vous prie présentement, Monsieur, de tirer vous-même une raisonnable conséquence de tout ce procédé. Croyez-vous en vérité que Dieu, ou la sainte, fut l'objet de tout ce grand appareil ? Dieu est immense et présent en tous lieux, soit qu'il pleuve ou qu'il ne pleuve pas ; et la sainte est supposée être au Ciel toujours la même : D'où vient donc que la solennité se change, si ce n'est parce que les messieurs et les dames qui avaient été invités, et pour qui elle se devait faire, ne s'y pouvaient pas trouver ? Sublata causa toillitur effectus [La cause supprimée, l’effet disparaît]. Peut-on tirer une conséquence plus juste, et plus propre aussi à fermer la bouche à nos adversaires de la Communion de Rome qui nous objectent leur service divin avec tant de pompe ; et trouvent si fort à redire à la modestie et simplicité du nôtre ? Lorsqu'ils célébrent leurs matines les grandes fêtes pendant la nuit, à peine allument-ils deux cierges sur l'autel — parce que personne n'y vient, disent-ils — et pendant le jour, à cause qu'ils s'y trouve une abondance de monde, ils en allument trois ou quatre cents. Ne peut-on donc pas avec beaucoup de raison, leur reprocher que toutes leurs fêtes et solennités ne sont que pour satisfaire leurs plaisirs, leur vanité, ou leur avarice ? Que Dieu par conséquent les abhorre, bien loin que ce soit une preuve de la vérité de leur religion ? Cependant j'avoue que c'est une grande illusion et une pierre de scandale à bien des gens, qui ne considèrent en fait de religion que ce qui frappe les sens. J'ai connu en Angleterre un Papiste qui s'était rendu Protestant depuis plusieurs années, et il me dit qu'il s'en retournait en Italie pour rentrer dans la Communion romaine. Sa raison était que l'Office divin n'était pas célébré ici avec tant de solennité que dans son pays. Je suis surpris de ce qu'il n'était pas persuadé par la force de son argument à se faire Juif ; car les Juifs ont encore plus de superstitions et de cérémonies que l'Église romaine. Ou plutôt je m'étonne de ce qu'il ne considérait pas que toutes ces cérémonies et simagrées étant des choses arbitraires qui dépendent de la volonté des hommes, si les Protestants voulaient, ils en institueraient encore de plus magnifiques que celles de Rome, et pourraient faire paraître tous les jours leurs évêques aussi pompeusement habillés que le pape l'est le jour de la Saint-Pierre ? Et s'ils n'en font rien, c'est qu'ils sont bien persuadés que ce qui plaît aux yeux des hommes, n'est pas toujours agréable à ceux de Dieu, qui demande la pureté de nos cœurs, et non pas la pompe de nos vêtements, et à qui le serveur de nos oraisons est plus acceptable que tous les encens. Le service qui se fait dans leurs églises n'est pas tout à fait destitué d'ornements : les ministres ont des habits qui les distinguent des autres dans leur ministère, mais sans superstition. On n'attribue à ces habits aucune vertu divine qui rende ceux qui les portent plus saints : au lieu que dans l'Église romaine, si un prêtre célébrait la messe sans ceinture, sans amict, ou sans manipule, et cela volontairement, ils soutiennent qu'il fait un péché mortel.

Je reviens à nos fêtes ; et après vous avoir parlé de celles de nos moines rentés, je passe à celles que font les autres religieux qui sont en partie rentés ou qui ne le sont point du tout, et qui sont connus en Italie sous le nom de frati. Dans mon séjour à Rome, j'allai à la Santa Maria sopra Minerva, qui est un fameux couvent de Dominicains. C'était un samedi, et on y célébrait une fête en l'honneur du Rosaire de la Vierge. J'appris que les principaux de cette confrérie s'assemblaient tous les samedis et faisaient chacun à leur tour la fête du Rosaire. Les Italiens dans ces sortes de choses se piquent extrêmement d'honneur, et n'épargnent rien pour se surmonter les uns les autres en magnificence ; c'est une émulation qui reste entre eux, et que je ne crois pas que l'on doive attribuer si facilement à vertu, puisqu'ils peuvent repaître autant en cela leur vanité, que dans les superbes cavalcades qu'ils font, et dans lesquelles ils tâchent semblablement de se surpasser les uns les autres. Les religieux, ou frati, ont dressé une forme de fêtes à leur avantage. Les moines, comme j'ai déjà dit, les font à leurs dépens et pour leur gloire : mais ceux-ci les font toujours aux dépens d'autrui et pour l'intérêt de la bourse. Les lois qu'ils ont établies sont que celui qui fait célébrer la fête, doit envoyer par avance de l'argent suffisamment pour payer toutes les messes de religieux du couvent ce jour-là. En second lieu il doit faire toute la dépense de la décoration de la chapelle, ou de l'église où se fait la fête. En troisième lieu, il est obligé d'envoyer un dîner splendide à tous ces bons frères. Quelques-uns d'entre eux appellent pour cette raison ces fêtes-là, «des vaches à lait».

Pour ce qui est des frères que l'on appelle mendiants, comme sont les Capucins et quelques autres qui vivent d'aumônes. Comme ils ne peuvent en vertu de leur vœu de pauvreté en commun, recevoir aucun argent pour les messes, il y a cette différence, qu'au lieu de le leur mettre entre les mains, il faut l'envoyer à celui qu'ils appellent leur père temporel. C'est un séculier qui manie leur argent pour eux, et auquel ils en font rendre compte tous les mois jusqu'au dernier denier. Leur patriarche, S. François, ne s'était pas avisé de cette finesse-là, et il n'en fait aucune mention dans sa Règle ; mais ces bons pères sont bien plus raffinés que lui. Ils ne s'appuient pas si fort sur la Providence divine qu'ils ne croient la leur beaucoup plus sûre. Les temps ont changé, disent-ils, et les séculiers ne sont plus si charitables que du temps de S. François. Pour moi j'oserai leur soutenir, que s'ils vivaient avec autant de frugalité que leurs anciens — qui ne sont pourtant pas de grande antiquité — ils trouveraient encore assez de superstitions, de bigots et de bigotes, qui leur fourniraient de quoi suffire à une diète pénitent. Mais qui voudrait prendre plaisir à s'incommoder pour engraisser des fainéants, qui ne font rien que roder par les maisons pour remplir leur ventre, menant une vie scandaleuse comme ils font. Il est vrai que par leur artifice ces gaillards-là ne manquent de rien, et une des meilleures inventions qu'ils aient encore trouvée pour se faire bien traiter, ç'a été leurs fêtes.

Comme une fête régulière — j'entends par là une qui est marquée dans le Calendrier — ne vient qu'une fois l'année, ils ont inventé les confréries, qui sont des pépinières de fêtes pour eux, et qui leur en produisent plusieurs toutes les semaines. Une confrérie selon la définition qu'ils en donnent, est une association de plusieurs personnes qui s'unissent ensemble pour rendre dans de certains temps réglés un culte religieux à Dieu, à la Vierge ou à quelque saint d'une manière qui n'est pas connue à tous. Mais dans le fonds c'est l'art le plus sûr et le plus fin dans l'Église romaine pour attraper de l'argent. C'est toujours quelque bon père raffiné dans le métier d'attirer les gens, qui en est le directeur. Il faut s'adresser à lui pour y être admis, et pour se faire écrire dans le livre ; en entrant, il en coûte pour le moins un écu, et tous les ans à ce jour-là, il faut venir se faire renouveler dans le livre, et payer de nouveau : autrement l'on vous efface ignominieusement, et l'on appelle cela chasser de la confrérie — c'est-à-dire qu'il n'y a plus là de prières pour vous, et que vous n'êtes plus participant aux indulgences. De plus il faut payer tous les mois quelque argent pour ce qu'ils appellent le luminaire de la chapelle où est érigée la confrérie. Dans la grande quantité de ceux qui s'y enrôlent cela produit une prodigieuse somme d'argent. Les moindre confréries sont de trois ou quatre cents personnes. Il y en a de mille, de deux ou trois mille. J'en ai vu plus de vingt mille sur le livre de la Confrérie du Scapulaire des Carmes de Milan ; et dans celui de la grande Confrérie du Rosaire de S. Jean, et Paolo de Venise, on m'a assuré qu'il y a plus de quarante mille confrères. Quand chacun ne donnerait par mois qu'un sol pour le luminaire, il est impossible de brûler de la cire pour tout cet argent-là, et tout cela va au profit des frati. Ils sont continuellement autour des plus riches de leurs confréries, pour leur persuader de faire des fêtes du saint ou de la sainte, en l'honneur de qui l'agrégation a été faite. J'étais un jour en la compagnie d'un comte italien qui était de la Confrérie du petit Scapulaire de la Vierge, érigée dans le grand couvent des Carmes à Rome. Le père directeur de la confrérie s'approcha de lui, et lui dit en riant : Comte Giovanni, j'ai de grandes plaintes à vous faire de la part d'une de vos bonnes amies. Le comte croyant que ce fût d'une de ses maîtresses, lui demanda de qui ? Le directeur lui dit, que c'était de la part de la Sainte Vierge, et qu'il ne devait point douter qu'elle ne fût fort en colère contre lui, de ce qu'il y avait si longtemps qu'il n'avait point fait faire la fête du Saint Scapulaire. Le comte s'excusa sur quelques affaires qui lui étaient survenues, et pria le directeur de lui envoyer la semaine suivante la liste de ses religieux. Le comte me dit ensuite, que c'était autant que s'il lui avait dit qu'il ferait faire la fête du Scapulaire la semaine suivante ; parce que l'on a coutume dans de semblables occasions, d'envoyer au convent autant de couples de chapons et de bouteilles de vin qu'il y a de religieux, outre l'argent pour payer les messes. Et ainsi en lui demandant cette liste, cela en voulait dire assez. Aussi le père s'en alla-t-il fort content, disant qu'il trouverait bien les moyens d'apaiser la bonne amie. Le comte me dit après, que cette fête-là lui coûterait beaucoup ; parce que le billet que le directeur de la confrérie envoyait, montait ordinairement bien haut, tant pour le luminaire, que pour les musiciens et les orneurs d'église.

Pour donner plus d'occasion à ces fêtes, ils ont déterminé un jour dans la semaine pour assembler leurs confréries : celle du Rosaire se fait tous les samedis ; celle du petit Scapulaire ordinairement les jeudis ; celle du S. Sacrement aussi les jeudis ; celle du Cordon de S. François les vendredis ; celle de l'Annonciade les mercredis ; celle de S. Antoine les mardis ; et enfin, les lundis sont particulièrement destinés pour les confréries des âmes du Purgatoire. De sorte qu'en voilà pour tous les jours de la semaine ; sans conter beaucoup d'autres particulières dont je ne sais pas moi-même le nombre. Celles-ci n'étant que les plus générales. Or, les religieux directeurs de ces confréries s'efforcent de tout leur pouvoir, de faire célébrer aux dépens des séculiers chacun de ces jours-là de la semaine, avec autant de pompe et de solennité que les fêtes annuelles et principales des mêmes confréries, qui n'arrivent qu'une fois tous les ans, aux jours que les papes les ont confirmées. Elles ne se trouvent pas toutes dans une même église, ni dans un même Ordre. Car le Rosaire appartient aux Dominicains ; le petit Scapulaire, aux Carmes ; le Cordon de S. François, aux Franciscains ; l'Annonciade, aux Soccolans ; S. Antoine de Padoue généralement à tous les religieux qui vivent sous la Règle de S. François ; et les âmes de Purgatoire non seulement à tous les ordres religieux, mais aussi à toutes les paroisses et églises gouvernées par les prêtres séculiers.

Il faut avouer que les gens de la Communion de Rome aiment bien leur aveuglement, de ne vouloir pas ouvrir les yeux pour voir comme ces gens les trompent. Car qui a-t-il de plus ridicule que toutes ces sortes de confréries-là ? Parce que S. François portait une ceinture de corde, ils ont érigé une confrérie en l'honneur de cette corde. Chaque confrère pour cet effet porte une petite corde sur soi. Ces petites cordes ou cordons ne sont pas semblables à celle que portait S. François, que j'ai vue à Assise, et qui est comme une grosse corde de puits : mais ils sont délicatement travaillés, et noués fort artificiellement, en différents endroits. On les bénit publiquement avec beaucoup de cérémonie et d'oraisons. Après quoi, ils ont la vertu, disent-ils, d'effacer les péchés véniels, de chasser les diables et les tentations fâcheuses de la chair.

La plupart des dames en Italie portent le cordon de S. François. Elles en font un tour autour de leur corps, et les bouts pendent jusqu'au bas de leurs jupes. Ils sont tous pleins de jolis petits nœuds, et elles s'en servent de contenance et pour badiner, comme les demoiselles anglaises font avec leur éventail, ou avec leur masque. S'il était vrai que ces cordons eussent la vertu de réprimer les tentations de la chair, les dames italiennes qui en portent de si beaux, devraient être les plus chastes de l'univers. Cependant je suis sûr que ce n'est pas là la louange qu'on leur donne. Ce cordon néanmoins est quelque chose de si saint, que l'on en fait de grandes fêtes dans les églises des Franciscains toutes les semaines. Les papes ont donné de grandes indulgences à tous ceux qui s'enrôleront dans cette confrérie du Cordon. Il n'y a que les Protestants qui ne jouissent point de tous ces beaux avantages-là, parce qu'ils trouvent que ce sont des folies. Et en effet je crois qu'ils ont fort bonne raison de le croire, et que le plus sûr est de croire avec eux, que la seule chose qui nous peut faire résister aux tentations et éviter les péchés, c'est la grâce de Dieu, et que c'est par elle seule que nous resterons victorieux du Démon, de la chair, et du monde, sans avoir recours à des cordes et à des cordons.

La Confrérie du Rosaire n'est pas moins superstitieusement établie. Depuis que le salut de l'Ange Gabriel à la Vierge a passé dans l'Église de Rome pour la plus sainte prière qu'on lui puisse faire, les Pères dominicains qui prétendent être les plus grands favoris de la Vierge, pour avoir quelque dévotion particulière qui les distingue du commun, ont inventé ce que l'on appelle aujourd'hui le rosaire, qui n'est qu'un agrégat d'Ave Maria. Il y en a dix dizaines ; et au bout de chaque, ils y ajoutent l'oraison dominicale ou Pater. Pour réciter le nombre juste — car si l'omettait seulement un Ave Maria on perdrait toute l'indulgence — ils ont mis en usages les patenôtres, en anglais rosary beads, sur lesquelles ils comptent les prières qu'ils récitent.

Comme l'on croit dans l'Église romaine que les éléments, et choses matérielles dans les sacrements, sont non seulement des signes, mais des causes physiques instrumentaires, qui produisent la grâce dans les âmes : car ils disent que l'eau dans le baptême, l'huile dans l'extrême-onction, et la matière présentée dans les ordres produisent physiquement la grâce dans les âmes ; aussi c'est à ces sortes de beads, de bois, de verre, ou de quelle matière qu'ils puissent être, que les papes ont attaché les grâces et les privilèges du rosaire. De sorte qu'une personne qui réciterait les prières ordonnées et établies pour le rosaire, et n'aurait pas ces patenôtres, quand bien même il les compterait sur ses boutons ou sur ses doigts, il ne gagnerait pas pour cela l'indulgence. Il faut que les patenôtres s'y trouvent, lesquelles comme causes instrumentales produisent la grâce dans les âmes.

Presque tous les Italiens ont toujours un chapelet sur eux, dans leur poche, ou à leur col entre leur pourpoint et leur chemise. Les dames le portent au bras. C'est aujourd'hui un ornement pour elles, comme le sont les colliers et les bracelets de perles et de diamants. Elles vont bien quelquefois sans éventail et sans masque, mais jamais sans chapelet. Les plus communs pour les femmes de basse condition, sont de corail ou d'ambre : mais les dames de qualité en ont de pierres précieuses, ou de pâtes odoriférantes, ornés avec de beaux rubans, et garnis de plusieurs belles médailles d'or et d'argent. Les femmes les plus débauchées auraient honte de sortir sans avoir leurs grands chapelets à leurs bras, qui leur pendent jusqu'aux pieds. Ce n'est pas qu'elles aient grande dévotion à le dire, mais c'est que c'est une contenance dont elle ne sauraient se passer, et elles ne font point de difficulté de demander à leurs amants un chapelet pour le prix de leur commerce infâme. Le petit scapulaire ou habit de la Vierge, est une pièce de même valeur, et appartient aux Carmes, puisque c'est leur propre habit auquel ils font rendre tant de respects et d'adorations. Ces pères originairement étaient des ermites qui se retirèrent sur le mont Carmel. Ils prétendent que la Sainte Vierge leur apparut, et leur donna la forme de l'habit qu'ils devaient porter, qui est une veste et un scapulaire de couleur brune, et une chape blanche, et qu'elle leur dit que tous ceux ou celles qui porteraient cet habit, seraient bénits d'elle, et de son fils Jésus-Christ, et ne mourraient jamais en péché mortel.

Comme il n'était pas possible de persuader tout le monde de se faire Carme pour en porter l'habit, ils ont trouvé le moyen de couper leurs vieux habits en petits morceaux carrés de la grandeur de quatre ou cinq doigts, qu'ils donnent aux séculiers pour porter sur eux. Ils ont des gens qui les vendent à la porte de leurs églises quatre ou cinq sols la pièce. C'est la meilleure invention qu'ils pussent trouver pour se défaire de leurs vieux habits à grand prix, et être toujours bien habillés comme ils le sont. Car je n'ai guère vu de Carmes qui n'aient toujours de fort bons habits neufs. Il est vrai qu'il s'en vend de fort jolis, travaillés en soie, et richement brodés d'or et d'argent pour ceux qui non contents de ces dévotions folles, veulent encore qu'elles soient accompagnées de beaucoup de vanité. Mais toujours le fonds doit être une pièce de ces vieux habits des Carmes. Ils ont érigé des confréries en l'honneur de ce saint habit. Ils en font de grandes fêtes toutes les semaines avec de belles musiques, et ils ont des messes particulières pour cet habit.

Pour ce petit scapulaire, aussi bien que pour le rosaire, le cordon, les patenôtres bénites et les médailles de Notre-Dame de Lorette, c'est la même chanson. Il remet les péchés véniels. Il fait qu'on ne peut mourir en péché mortel, et qu'on ne reste que fort peu de temps ou point du tout dans les flammes du Purgatoire. Je vous prie de vous représenter un pauvre Catholique romain avec ce beau harnais-là autour de lui ; ayant un de ces petits scapulaires sur le dos, un cordon de S. François autour de sa ceinture, un rosaire ou grand chapelet dans sa main, quantité de médailles, de pâtes bénites, d'images, de petites oraisons écrites, et d'os de saints à son col, sur son estomac ou dans ses poches ; se tenant sûr que par le moyen de tout cela, il évitera non seulement l'Enfer, mais encore son prétendu Purgatoire. Ne pourrait-on pas écrire au-dessus de lui en gros caractère, ERRO & SUPERSTITIO ? Figurez-vous d'un autre côté un bon Protestant qui négligeant toutes ces choses-là, s'applique entièrement à bien vivre, et met toute son espérance en Dieu seul et aux mérites de son Seigneur Jésus-Christ ; et puis dites-moi franchement et sans biaiser celui que votre esprit vous dicte, qui a le plus de raison et qui est le mieux fondé ?

Cependant cette erreur et superstition, est si fort enracinée dans l'esprit des Papistes, qu'il n'y a presque pas moyen de les désabuser, tant leurs moines et leurs prêtres les ont bien enchantés. J'ai connu en Allemagne un capitaine allemand qui ne croyait pas beaucoup à toutes ces confréries et dévotions-là. J'étais en pension chez lui à Mayence. Toutes les fois qu'on en parlait il découvrait l'aversion qu'il en avait, et disait avec beaucoup de raison que ce n'était là que des adresses des prêtres et des moines, pour attraper de l'argent, et qu'il croyait que Dieu les en châtierait bien rigoureusement dans l'autre monde, aussi bien que ceux qui se laissaient abuser par ces folies-là. Ce capitaine tomba malade d'une maladie étique. Environ trois ou quatre heures avant qu'il mourît, je me trouvai dans sa chambre ; et comme il avait le sens et la parole toujours libre, il discourait lui-même des choses de la vie éternelle, et exhortait comme un bon père ses enfants qui étaient autour de son lit, à une vie honnête et véritablement chrétienne. Sur ces entrefaites, un père dominicain introduit par la dame du logis entra dans la chambre — c'était le directeur de la Confrérie du Rosaire avec un grand chapelet — il s'approcha du lit du moribond et l'exhorta à se faire enrôler dans la confrérie. Le malade le pria de ne point interrompre l'exhortation qu'il faisait à ses enfants, qui pourrait être plus profitable que son rosaire, les paroles d'un père mourant à ses enfants leur restant ordinairement imprimées dans l'esprit tout le reste de leur vie. Le Dominicain s'obstina à poursuivre son entreprise, et il lui répétait sans cesse que s'il mourait sans se faire écrire dans la confrérie, il resterait longtemps en Purgatoire ; que là il aurait le temps de s'en repentir tout au long. Le malade lui dit si vous croyez que ce soit une si bonne chose pour mon âme, que ne m'y écrivez-vous donc ? Le père n'étant pas encore content de cela, poursuivit toujours à l'épouvanter. De sorte que le patient effrayé par les paroles terribles de ce père, cria à sa femme : Qu'on lui donne un écu et qu'il m'écrive. Alors le père lui ayant donné le chapelet, se retira, et dit à la dame en sortant, que s'il n'était point venu, son mari serait mort comme un chien. On ne revit plus le père depuis, et ce pauvre monsieur mourut trois ou quatre heures après, avec son grand chapelet au col. Pour moi je me serais extrêmement étonné, de voir qu'un homme qui avait témoigné toute sa vie tant d'aversion pour ces sortes de superstitions, y eût lui-même ensuite succombé un moment avant sa mort : Je m'en serais, dis-je, étonné, si je n'avais entendu l'effroyable discours que lui fit ce Dominicain ; qui prenait occasion de la faiblesse de sa maladie, pour lui imprimer dans l'esprit des frayeurs paniques ; car il disait des choses si épouvantables, qu'à l'entendre parler, si cet honnête homme-là n'eût donné son consentement pour être écrit dans la confrérie, et un écu au bout, c'était fait de lui, et il aurait été damné à tous les diables.

Voilà, Monsieur, l'usage, qui se fait des confréries, et où se terminent toutes ces dévotions affectées des Papistes. Cette manière est si ample, et je sais tant d'histoires sur ce sujet, que je ne finirais jamais si je voulais les raconter ; et je suis obligé pour ne pas trop grossir cette Lettre de les passer sous silence. Néanmoins je ne puis pas m'exempter avec raison, de vous dire un mot de la principale, qui est celles des âmes du Purgatoire. C'est la plus générale, parce qu'elle appartient à toutes les églises, et à tous les prêtres tant séculiers que réguliers. C'est là leur bonne mère nourricière. Car en Italie ce sont les morts qui font vivre les vivants. Les prêtres et les moines y sont comme des corbeaux qui s'engraissent de charognes mortes ; et c'est peut-être aussi ce qui leur inspiré cet esprit si cruel et si barbare qui leur fait souhaiter la mort de tout le monde. Je ne m'arrêterai pas ici à combattre la fausse opinion du Purgatoire ; c'est un point de doctrine qui n'entre point dans mon sujet : mais seulement je vous parlerai de l'usage qui s'en fait dans l'Église de Rome, et comme les prêtres et les moines l'ont entièrement tourné à leur profit.

J'avoue qu'une personne qui est persuadée qu'il y a un Purgatoire aussi terrible que les Catholiques romains nous le représentent, croit avoir un grand intérêt d'y penser, et dans cette persuasion-là je ne trouve point à redire qu'un Papiste réserve dans son testament quelque partie considérable de son bien pour faire dire des prières et des messes pour le soulagement de son âme après sa mort, et donne même quelque chose par charité pour en faire dire pour les autres ; mais lors qu'il y a de l'indiscrétion et de l'excès, et que cela se fait au grand préjudice du prochain, c'est ce que je ne saurais approuver. C'est en cela que je me trouverai contredit par tout ce qu'il y a d'ecclésiastiques dans la Communion de Rome ; car ils soutiennent que dans ce point-là, il ne peut y avoir ni indiscrétion, ni excès, ni préjudice ou dommage fait à qui que ce soit, appuyés sur ce principe — qu'ils entendent pourtant fort mal — que charité bien ordonnée commence par soi-même, Charitas bene ordinata incipia se ipsa. De sorte que selon eux, un père qui sans autre sujet déshéritait tous ses enfants pour donner tout son bien aux prêtres, pour faire prier Dieu pour son âme après sa mort, ne leur fait point de tort, et ils le feraient passer pour un homme qui n'aurait point consulté la chair ni le sang, lorsqu'il s'agissait de penser au bien de son âme. Je vous rapporterai sur ce sujet une histoire dont le souvenir m'afflige encore, parce que c'est la ruine de quelque personnes que je connaissais particulièrement.

Dans un second voyage que je fis à Rome, je pris mon logis chez une fort honnête veuve qui était bien à son aise, et à qui son mari avait laissé beaucoup de bien. Comme elle n'avait point d'enfants, elle avait retiré chez elle deux de ses sœurs, et elle les entretenait fort charitablement de tout. Les Pères jésuites qui savent beaucoup mieux combien il y a de veuves à Rome, que de chapitres dans la Bible, avaient mis celle-ci sur leur rôle, et lui faisaient fort la cour pour avoir son bien. Son confesseur qui peut-être souhaitait de la faire aller bientôt dans l'autre monde, lui ordonna dans les plus grandes chaleurs de l'été de faire le voyage de Lorette. Elle s'en acquitta et retourna fort malade à Rome, où les médecins désespérèrent de sa santé. Elle fit son testament, par lequel elle léguait tout son bien à ses deux sœurs à la réserve de deux cents livres qu'elle assignait pour faire dire des messes pour elle après sa mort. Les Pères jésuites en eurent connaissance, et ne manquèrent pas de se rendre sur l'heure auprès de leur dévote. Ils n'oublièrent rien pour tâcher de la persuader à changer son testament. Ils lui représentèrent que c'était la plus grande folie du monde que de donner à des parents, qui ordinairement étaient des ingrats ; qu'elle devait ronger uniquement à se procurer à elle-même du bien dans l'autre monde ; qu'elle pouvait s'assurer que ses sœurs ne donneraient jamais un sol pour faire prier Dieu pour elle ; et que bien loin de cela, ils avaient découvert qu'elles lui portaient une haine secrète et mortelle, et que — par un trait d'une vengeance italienne — elles seraient bien aises de la laisser longtemps en Purgatoire. Enfin ils ajoutaient que ces filles-là avaient l'esprit trop mondain, et seraient apparemment un fort mauvais usage du bien qu'elle leur laisserait ; et que de leur laisser de l'argent c'était mettre un couteau entre les mains d'un enfant ou d'un fou qui pourraient s'en blesser. De même, disaient-ils, elle donnerait à ses sœurs les moyens d'offenser Dieu et de se damner, et elle en serait responsable devant lui ; que ses sœurs savaient travailler et pourraient ainsi gagner honnêtement leur vie du travail de leurs mains, ce qui leur ferait en même temps éviter l'oisiveté, mère de tous vices. Toutes ces belles raisons étant déduites avec beaucoup d'artifice et de rhétorique, persuadèrent la pauvre dame, qu'une fièvre violente et les douleurs de la mort rendaient encore plus appréhensive des peines du prétendu Purgatoire. Elle révoqua son testament, et n'en faisant qu'un article, elle donna tout à la maison professe des Pères jésuites de Rome, afin que ces pères fissent prier Dieu pour elle. La dame mourut au milieu de quatre Jésuites. À peine lui eurent-ils fermé les yeux qu'ils chassèrent les deux sœurs du logis, et s'emparèrent de tout ce qu'elle avait. Ces pauvres demoiselles les larmes aux yeux, demandèrent qu'on leur donnât au moins quelques hardes de leur sœur, qui pouvaient être quelques coiffes ou quelques dentelles. Les Jésuites les leur refusèrent, disant qu'ils ne pouvaient pas disposer de la moindre petite chose ; que tout devait être converti en argent pour faire prier Dieu pour l'âme de leur sœur qui était présentement dans les feux du Purgatoire, et qu'ainsi ils ne pouvaient pas en conscience la priver du moindre des rafraîchissements qu'elle avait si sagement ordonnés pour elle-même. Ces deux pauvres filles se retirèrent fort affligées, et j'ai appris depuis que l'une morte à l'hôpital, et l'autre pressée par la nécessité s'était laissée débaucher, et menait présentement une vie scandaleuse à Rome. Ne voilà-t-il pas un bel usage de la doctrine du Purgatoire dans ces misérables Jésuites. Je ne m'arrêterai pas à en représenter la difformité. Ce fait-là découvre suffisamment par le seul récit qu'on en fait.

Pour faire mieux valoir cette fausse dévotion, et fournit toutes sortes de moyens pour la multiplier, ils enseignent en Italie, que non seulement les âmes du Purgatoire sont aidées par les prières et par les messes des prêtres, mais encore ils disent, que par ce même moyen elles deviennent aidantes. Elles aident les hommes sur la Terre dans tous les besoins. Si l'on a quelque procès, ou quelque mauvaise affaire, ou que l'on prétende arriver à quelque charge ou dignité, le plus sûr moyen pour cela, disent-ils, est d'avoir recours à ces âmes souffrantes, et de leur faire dire des messes. Alors par reconnaissance elles aplanissent toutes les difficultés, elles disposent l'esprit des juges, et font gagner l'amitié des Grands. Si quelqu'un va en voyage, il n'y rien de plus commun en Italie que de lui dire : Allez, que la Sainte Vierge, S. Antoine de Padoue, et les âmes du Purgatoire vous accompagnent partout, et vous délivrent de tous dangers. Jusqu'aux petits écoliers qui vont en classe aux Jésuites, on leur enseigne que pour se lever le matin à l'heure, il faut qu'ils se recommandent le soir aux âmes du Purgatoire. Cependant quelle apparence y a-t-il que ces pauvres âmes qui ne peuvent pas s'aider elles-mêmes puissent aider les autres ? J'ai vu des femmes débauchées venir effrontément dans les sacristies demander qu'on leur dise des messes pour les âmes du Purgatoire, pour recouvrer la grâce de leurs amants, et pour avoir plus de pratique. Elles ne sont pas mieux instruites que cela : Le pouvoir des âmes du Purgatoire est estimé si étendu et si général, qu'elles croient même pouvoir obtenir de Dieu, par leur moyen, des choses illicites. Si l'on demande qui entretient cette ignorance-là ; ce sont les prêtres et les moines, et le motif pour lequel ils le font n'est autre que leur intérêt. Ils s'accordent tous parfaitement bien dans la doctrine du Purgatoire, mais dans le partage de l'argent destiné pour les prières, ils sont tout les uns contre les autres. C'est à qui attraper de son côté.

Un noble Vénitien racontait un jour dans une compagnie où j'étais le divertissement qu'il avait pris sur ce sujet. Il avait été nommé exécuteur d'un testament et fait tuteur d'un pupille. La dame qui était morte avait laissé de l'argent pour faire dire deux mille messes pour elle. Les religieux et les prêtres ne manquent pas de savoir par le moyen de leurs émissaires lorsqu'une personne de qualité meurt, afin de se prévenir les uns les autres s'ils peuvent, et se faire donner les messes. Les Jésuites comme les plus habiles vinrent les premiers se présenter au noble Vénitien : et comme ils ont coutume de faire, ils se mirent sur leurs propres louanges, et dirent qu'il n'y avait point de religieux dans l'Église de Dieu, qui célébrassent les messes avec plus de modestie et de dévotion qu'eux ; et que le grand zèle qu'ils portaient pour la prompte délivrance de l'âme de la défunte, les portait à lui venir demander d'acquitter les deux mille messes laissées par son testament. Ils dirent que c'était une honte de voir comme les autres religieux et prêtres séculiers depêchaient les messes, avec tant de précipitation, qu'une messe ne durait pas plus d'un demi-quart heure ; et que sans doute Dieu en était plus déshonoré qu'honoré. Le noble Vénitien leur dit qu'il était bien aisé de voir le grand zèle qu'ils avaient pour l'âme de sa parente, quoi qu'il ne fût pas si fort persuadé de l'indévotion des autres ecclésiastiques qu'ils le lui voulaient donner à entendre ; qu'ils pouvaient dire des messes pour la défunte ; et que bien qu'il sût qu'il n'était pas permis aux séculiers selon leurs constitutions de recevoir le moindre argent pour les messes, cependant pour ne les pas entièrement refuser, il leur donnerait de l'argent pour en dire cinquante. Les Jésuites fort fâchés de n'avoir pas attrapé les deux mille se retirèrent. Les sacristains des Pères dominicains furent introduits ensuite. Ils représentèrent qu'ils avaient dans leurs églises de San Pietro di Castello et de SS. Giovanni et Paolo plusierus autels privilégiés — ce sont des autels auxquels les papes ont attaché tant d'indulgences, que lorsqu'on y dit seulement une messe pour une âme du Purgatoire, ils croient qu'elle est infailliblement délivrée. Ils représentèrent de plus que tous les autres religieux ne faisaient point de difficulté de faire chanter une grande messe qu'ils faisaient valoir pour cent messes basses ; mais que pour eux ils promettaient de les dire toutes, et que de plus pour obliger davantage la défunte, ils en feraient dire plusieurs sur le grand autel privilégié de leur chapelle de Santo Rosario. Le noble Vénitien sans beaucoup s'arrêter à tout ce qu'ils disaient, ne les traita pas mieux que les Jésuites. Il leur accorda quelques messes, et les renvoya. Un très grand nombre de sacristains d'autres maisons religieuses suivirent les uns après les autres, tous pour demander les deux mille messes. À les entendre tous parler ils étaient tous plus saints que les autres. Tous les autres, selon eux, étaient gens sans conscience, qui mangeaient l'argent des messes sans satisfaire aux obligations. Le Vénitien leur donna à tous néanmoins un fort bon nombre des messes. Il en restait encore cinq cents. Il envoya sur le soir un de ses valets à la Piazza San Marco, pour avertir les prêtres séculiers — qui s'y promènent ordinairement pour s'informer où ils pourront trouver de l'argent pour leurs messes — que le lendemain matin son maître se trouverait à la place pour distribuer des messes. Il ne manque pas d'y aller avec 500 billets — car c'est la manière de donner les messes en Italie ; on donne un billet, ensuite de quoi il faut aller dire la messe, s'écrire sur le livre de la sacristie, et reporter ensuite le même billet à celui qui l'a donné pour recevoir l'argent. Il monta aux Procuraties de San Marco, qui sont des bâtiments qui entourent cette Piazza, et là il prit plaisir de leur jeter les billets du haut des fenêtres en bas. Il y avait bien les trois ou quatre cents prêtres qui attendaient. Sitôt qu'ils virent voler les billets, ils se mirent en devoir d'en attraper chacun le plus qu'il pourrait. Ils s'entre-poussaient, ils s'entre-jetaient dans la boue. Ils se battaient, s'arrachaient les cheveux, se déchiraient leurs rabats et leurs soutanes, pendant qu'une foule de peuple les regardait faire et riait.

L'on ne saurait mieux se figurer toute cette action, qu'en se représentant une populace, ou plutôt une canaille à qui on jette quelques pièces de monnaie des fenêtres, comme j'ai vu ici que quelques personnes de qualité faisaient au jour de couronnement de leurs Majestés le roi Guillaume et la reine Marie (2). C'était là justement ce qui se passait parmi ces bons prêtres de l'Église romaine. Comme plusieurs d'entre eux avaient laissé tomber leurs manteaux et leurs chapeaux dans la foule, quelques autres plus adroits et qui aimaient mieux avoir un chapeau ou un manteau qu'un billet, les ramassaient, et se les étant mis par dessus les leurs, s'en allaient avec deux manteaux. Les billets ayant été ainsi distribués ou plutôt le sort et la fortune les ayant partagés, ces prêtres s'en allèrent chacun de leur côté dire leurs messes.

Vous trouverez peut-être étrange, Monsieur, le récit que nous fit ce noble Vénitien ; cependant vous ne devez point faire de difficulté de le croire dans toutes ses parties. Les prêtres et les moines ne sont qu'un lorsque l'intérêt commun les unit ensemble, et ils sont tous les uns contre les autres lorsque le moindre intérêt particulier les partage.

Pour ce qui est de ces prêtres qui se battaient dans la place pour attraper des billets, ce n'est pas une chose nouvelle en Italie, je l'ai vu de mes propres yeux plus de cent fois. Ils font bien plus, car dans les sacristies étant revêtus des ornements sacerdotaux ils se battent quelquefois pour aller dire la messe les uns devant les autres, et se disent des injures atroces. Les Italiens les excusent en cela, même avec beaucoup de bonté ou plutôt avec trop d'indulgence. Que voulez-vous, disent-ils, ce sont de pauvres prêtres qui vivent de leurs messes et qui n'ont rien autre chose. Quand cela leur manque tout leur manque, ils font donc bien de s'efforcer de les avoir. Cependant je m'étonné que les évêques n'y mettent pas ordre, et de ce qu'ils ordonnent tant de prêtres dans les pourvoir de bénéfices. Il n'y a rien de plus scandaleux dans un clergé que de voir ceux qui en sont membres, être obligés par nécessité de substituer de faire des actions basses et indigne de leur caractère. Ce déshonneur doit rejaillir avec beaucoup de raison sur les chefs ; et il met évidement au jour ou leur négligence à y remédier, ou leur peu de charité à en vouloir procurer les moyens.

La plupart de ces pauvres prêtres en Italie ne vivent que de leurs messes, ou de vol, quand la messe leur manque. Ils dérobent tout ce qu'ils peuvent dans les églises mêmes, les calices, les nappes d'autel, les cierges, les livres et tout ce qui leur vient sous les mains. C'est pourquoi on peut bien croire ce que disait ce noble Vénitien, que quelques-uns dans la foule avaient dérobé des manteaux. Une autre chose qui est mentionnée dans son discours, et sur quoi je vous prie de faire quelque réflexion, c'est sur la division de ces religieux qui allaient demander les messes. Ils s'entre-accusaient les uns les autres de mauvaise conscience et de mauvaise foi à s'acquitter des messes dont ils avaient reçu l'argent. Ce que le Dominicain disait du Cordelier, le Cordelier le disait du Dominicain, et ainsi des autres, et en cela ils disaient tous la vérité.

C'est une chose de pratique en Italie que si l'on envoie de l'argent à un couvent pour faire dire une centaine de messes, ils n'en font chanter qu'une avec diacre et sous-diacre. C'est le prieur or gardien du couvent qui la chante. On appelle cela une messe chantée, une grand-messe, une messe solennelle ; et ils soutiennent qu'une de ces messes-là vaut autant que plusieurs basses. Ils appellent cela faire une «réduction». Mais je vous prie, Monsieur, que peut contribuer ce chant et ces cérémonies à rendre une messe autant efficace que cent ? Je sais qu'un Protestant peut donner la solution de ceci, en disant qu'une messe est autant que cent, et cent ne sont pas plus qu'une, parce que toutes ne valent rien. Mais vous qui êtes un Catholique romain, qu'avez-vous à répondre ? Si vous avez quelque peu de bonne foi, il faut avouer que vos prêtres et vos moines ne sont pas seulement contents pour satisfaire leur avarice de se servir de la doctrine du Purgatoire pour porter les séculiers à donner leur argent pour faire célébrer des messes, mais qu'ils veulent encore s'exempter par cet artifice de la réduction, de la peine de les dire. Le défunt pape Innocent XI [mort le 12 août 1689] n'était pas favorable à la réduction ; car ayant su que les Pères carmélites de Naples avaient fait célébrer une messe en musique, pour s'acquitter de toutes les messes dont ils étaient redevables, il envoya une commission pour examiner les registres et livres de la sacristie. On y trouva quarante mille messes qui n'étaient point acquittées. Innocent en ayant eu la connaissance, ne crut pas qu'un si grand nombre de messes pût être satisfait par une seule, tant solennelle qu'elle pût être. Il leur fit faire que puisqu'ils avaient reçu l'argent, ils les devaient dire au plutôt, et que comme ils n'avaient pas assez de prêtres dans leur couvent pour les célébrer, ils devaient prendre des prêtres séculiers pour leur aider. La chose ayant été divulguée dans Naples, plusieurs prêtres étrangers allèrent se présenter pour la célébration. On les admit pendant quinze jours, pendant lesquels ils dirent bien environ quatre mille messes à plusieurs autels. Les pères les payèrent à la moitié de ce qu'ils les avaient reçues. Au bout de trois semaines, quelques prêtres que je connaissais me vinrent dire, qu'étant allés se présenter, on les avait refusés, et on leur avait dit que toutes les messes étaient célébrées. Cependant c'était une chose manifestement impossible. Mais c'est qu'il leur fâchait de répandre cet argent au dehors, et ils ne voulaient pas s'en défaire. Ils dirent pour leur excuse, qu'ils avaient célébré des messes à leur autel privilégié. C'est là un autre stratagème qui ne cède en rien à la réduction, et contre lequel les papes n'ont rien à dire, parce qu'ils contrediraient eux-mêmes le pouvoir qu'ils prétendent avoir dans le Purgatoire. Ces autels privilégiés sont, comme j'ai déjà dit ci-dessus, des autels auxquels il y a de grandes indulgences attachées. Il en coûte de l'argent à Rome pour les obtenir ; mais ensuite cela en fait venir bien davantage. Une messe célébrée à ces autels, à un tel jour de la semaine, qui est ordinairement le lundi, délivre infailliblement une âme du Purgatoire. Celui qui dénierait cela, serait tenu pour un hérétique, et mis à l'Inquisition comme s'il avait dénié une des vérités fondamentales du christianisme. Sur ce principe donc, voici comme ils raisonnent ; et dans la supposition qu'ils font, l'argument me semble assez fort : le pape donne, disent-ils, un privilège à un de nos autels, et déclare que quand on y fera dire une messe pour une âme du Purgatoire ; cette âme-là, quand bien même elle serait la plus endettée de tout le Purgatoire, en sera au même moment infailliblement délivrée. Le pape est infaillible dans tout ce qu'il dit, particulièrement dans ce qui concerne les choses de l'autre monde. On nous envoie d'autre part de l'argent pour célébrer tant de centaines ou de mille messes pour l'âme de monsieur ou de madame une telle : Que faut-il faire ? Frustra fit per plura quod potest fieri per pauciora (3). Nous ferons dire une messe à notre autel privilégié, qui délivrera infailliblement le monsieur ou la dame du Purgatoire ; et nous ne dirons pas les autres, parce qu'étant ordonnées pour la même fin, elles seraient superflues et inutiles. C'est pourquoi voilà bien de l'argent fort aisément gagné, et notre conscience fort en repos. Cet argument fut une fois industrieusement poussé contre les Jésuites de Rome. Un riche marchand leur avait légué par testament tout son bien pour faire dire tant de milliers de messes pour retirer son âme du Purgatoire après sa mort. Son plus proche parent qui de droit devait être son héritier, ayant eu connaissance du testament ne perdit de temps sitôt qu'il fût mort. Il s'en alla aux Jésuites, et leur donna de l'argent pour dire une messe à leur autel privilégié, pour l'âme du défunt. Il y assista lui-même, et prit une attestation par écrit d'eux comme ils l'avaient dite. Il s'en alla ensuite faire arrêt sur tous les biens de son parent, et prétendit que la clause du testament étant satisfaite, ils devaient retourner dans leur canal naturel, c'est-à-dire au légitime héritier ; qu'il prouverait que son parent était en Paradis ou en Enfer, et qu'il n'avait plus besoin de messes. La chose fût portée au barreau, et plaidée avec beaucoup de chaleur de part et d'autre, les Jésuites demandeurs, et le marchand défendeur. Mais cette affaire passait par les mains d'une cour ecclésiastique, où tous les juges étaient parties, qui auraient condamné ce qu'ils font eux-mêmes tous les jours. On jugea en faveur des Jésuites sous prétexte que l'Église doit toujours être favorisée. Cependant il est évident dans le fond que le marchand avait raison, et qu'on ne pouvait pas le condamner sans injustice.

Je reviens à nos confréries. Il n'y a point de si petit village en Italie où il n'y ait une confrérie pour les âmes du Purgatoire, et pour le moins une vingtaine de prêtres qui vivent dessus fort à leur aise. Outre l'argent de leurs messes qui ne leur manque pas, ils ont encore des gens qui vont par les maisons et par les rues avec des boîtes, et demandent à tous ceux qu'ils rencontrent, avec beaucoup d'importunité, qu'on leur donne de l'argent pour les âmes du Purgatoire. Les prêtres partagent ensuite entre eux ce qu'ils ont dans la boîte. Dans plusieurs endroits d'Italie, particulièrement dans les grandes villes, pour avoir un revenu fixe, ils donnent la dévotion à ferme à quelqu'un ; comme je l'ai vu à Milan dans cette fameuse confrérie des âmes du Purgatoire, érigée dans l'église de San Giovanni delle Case Rotte. Je crois que le fermier, qui est un séculier, donne quatre mille écus tous les ans aux prêtres de cette église ; et il fait son profit du reste. Il tient pour cet effet plus de quarante porteurs de boîtes qui sont tous habillés de blanc, et portent sur leurs petits manteaux blancs, les armes de la confrérie pour les distinguer. Ils leur donnent à chacun la valeur de treize sols par jour, et ils doivent courir par toutes les rues de la ville avec leurs boîtes, pour demander de l'argent pour les âmes du Purgatoire. Ce sont des gens choisis, rusés et habiles dans leur métier de demander. Ils sont quelquefois si importuns et si impertinents, qu'ils suivent la longueur de deux ou trois rues une personne sans la quitter, afin de l'obliger par leurs importunités de leur donner. Il y a du danger de les rudoyer ; car ils ont la malice de dire, qu'ils voient bien que vous méprisez les âmes du Purgatoire ; et ils pourraient vous faire des affaires à l'Inquisition. Le fermier des âmes du Purgatoire a toutes les clés de ces boîtes, et ils sont obligés une ou deux fois la semaine de les lui porter. Quand ils les apportent bien pleines, il leur donne quelque chose davantage que leur paie ordinaire afin de les encourager à bien faire la quête. Il tient dans toutes les hôtelleries, auberges, cabarets, tavernes et autres lieux publics des boîtes. Ceux qui ont voyagé en Italie savent que l'hôte apporte ordinairement à la fin du repas la boîte des âmes du Purgatoire, afin de prier les voyageurs de mettre quelque chose dedans. Au temps de la récolte des fruits les fermiers du Purgatoire ont des gens qui vont à la campagne pour faire la quête pour les âmes. Ils ont de grands chariots et demandent de tout ce que l'on a recueilli, du blé, du vin, du bois, du riz, du chanvre, jusqu'à des œufs et des poules. Après quoi ou ils les mangent, ou ils les vendent pour faire de l'argent. Comme ces pauvres gens de la campagne sont extrêmement simples et ignorants, ceux-ci qui sont fins et rusés leur donnent à entendre tout ce qu'ils veulent, et les abusent extrêmement. J'entendis une fois une pauvre paysanne qui donnait du chanvre, et elle disait qu'elle était fâchée de ce qu'elle ne pouvait pas en donner suffisamment pour faire une grande chemise. Un des quêteurs lui dit qu'on en ferait une petite pour une petite âme du Purgatoire. Ils riaient en derrière de la simplicité de cette bonne femme, mais pas un d'eux n'avait la charité de l'instruire. L'ignorance dans l'Église romaine passe pour simplicité ; et c'est à cette simplicité ignorante ou à cette simple ignorance qu'ils attribuent cette béatitude de l'Évangile (4) : «Bienheureux sont les pauvres d'esprit». Cependant il me semble que cette pauvreté d'esprit se doit entendre d'une simplicité sans malice et sans ignorance, et d'un esprit candide et ouvert, où il n'y a point de duplicité ni de fourbe ; ou bien de ceux qui n'ayant pas le cœur attaché aux richesses de ce monde, sont véritablement amateurs de la pauvreté évangélique. Mais pour dire la vérité, c'est que la simplicité ignorante est plus profitable aux prêtres et aux moines de l'Église romaine. Plus les gens sont idiots, et plus il leur est facile de les tromper et de tirer de l'argent de leurs mains.

Voilà, Monsieur, une partie de ce que j'ai observé sur l'usage qui se fait de la doctrine du Purgatoire en Italie. Je pourrais vous rapporter ici plusieurs exemples sur chaque différent sujet qui est traité dans mes Lettres : mais je n'en choisis ordinairement qu'un, et fort rarement deux ; encore c'est lorsque quelque circonstance particulière, qui mérite d'être rapportée, m'y oblige. Il me reste encore à dire un mot de leurs peintures du Purgatoire, avant que de fermer ma Lettre. Il n'y a point d'églises ou de chapelles en Italie, où il n'y ait quelque grand tableau qui représente le Purgatoire. Les âmes y sont dépeintes comme des corps nus de jeunes hommes et de jeunes femmes, avec quelques flammes qui les environnent. Ces flammes ne brûlent pas : mais je doute fort que ces nudités infâmes n'allument des incendies dans les cœurs. Un Italien ayant fait dépeindre sa dame dans les flammes du Purgatoire, où il l'avait fait mettre parce qu'elle lui avait refusé quelques faveurs, fit écrire ces deux lignes au bas du tableau : S'è così piacevole di vederla in Purgatorio, Che cosa sarebbe di vederla nel Cielo? Sa pensée était : Si c'est une chose si agréable de la voir en Purgatoire où les flammes couvrent quelque partie de sa nudité, quel plaisir n'aurait-on pas de la voir dépeinte dans un Ciel où elle n'aurait rien qui la cachât ? C'est là la manière de représenter dans l'Église de Rome le Jugement universel, ou les âmes bienheureuses en Paradis. Ils posent publiquement ces tableaux-là sur les autels, et le peuple les a devant les yeux quand il entend la messe. Je sais qu'ils disent, que c'est pour imprimer davantage dans l'imagination ces grandes vérités du christianisme. Comme si des Chrétiens ne devaient se conduire que par imagination, et jamais par la raison. Ils veulent qu'on soumettre sa raison en toutes choses, et n'épargnent rien pour fortifier l'imagination. Tout le contraire des Protestants qui négligent les choses matérielles qui frappent si fort les sens pour adorer Dieu en esprit et en vérité et Lui rendre un culte raisonnable.

Ils pratiquent en Italie avec leurs tableaux une chose qui fait horreur. Quand ils conduisent un pauvre criminel au supplice, il a toujours deux prêtres à ses côtés qui lui tiennent un tableau du Purgatoire devant les yeux. Ils montent même dans l'échelle et sur l'échafaud avec lui pour lui tenir le tableau jusqu'à ce que l'exécution soit faite, et ils ne lui parlent d'autre chose. N'est-ce pas là en vérité redoubler l'effroi à de pauvres gens que la mort épouvante déjà si fort ? La même chose se pratique envers tous les agonisants. On leur met au pied de leur lit un tableau du Purgatoire, entre deux cierges allumés, pour le faire paraître avec plus d'éclat, et on exhorte le malade à avoir toujours les yeux dessus. Quelques-uns sont obligés de prier qu'on leur parle de la bonté et miséricorde de Dieu, parce qu'ils sont déjà assez épouvantés de Sa justice. Mais c'est la plupart du temps en vain. Car les prêtres sont si accoutumés à leurs chansons du Purgatoire, qu'ils y retombent tout aussitôt d'eux-mêmes, et ne sauraient parler d'autre chose. Pour moi je crois qu'après avoir parlé à un malade de la justice de Dieu à punir le péché dans l'autre monde, par les peines éternelles de l'Enfer, afin de lui faire sérieusement penser aux affaires de sa conscience ; il est expédient ensuite de lui parler de miséricordes du Seigneur pour relever son espérance et enflammer Sa charité. Nous craignons Dieu, parce qu'il est juste à punir : mais nous l'aimons, parce qu'il est bon à pardonner ; et il vaut mieux sans doute que les derniers moments de la vie d'un Chrétien soient employés à l'aimer, qu'à être si fort effrayé de Ses jugements. C'est ce qui en a jeté plusieurs dans des craintes qui allaient jusqu'au désespoir. Mais encore une fois, c'est que la doctrine du Purgatoire n'a pas tant été inventée pour le bien des mourants et des morts, que pour celui des vivants : je veux dire de ces bons prêtres qui ne songent qu'à se divertir et à prendre leurs aises pendant leur vie. Il me resterait à parler du principal moyen dont ils se servent pour établir et maintenir leur doctrine du Purgatoire, qui est de la prêcher avec un zèle incomparable. Je me souviens aussi que je vous ai promis au commencement de cette Lettre, de vous écrire de la manière de prêcher en Italie : mais comme ma Lettre est déjà assez pleine, et que cette manière est fort étendue, je la réserverai pour la première occasion. Cependant je vous prie de croire que je resterai toute ma vie, vôtre, etc.

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[Notes de bas de page.]

1. Les Olivétains furent fondés à Aconna, dit aussi Monte Oliveto, en 1319 par Giovanni Tolomei (futur bienheureux Bernard Tolomei), Ambrogio Piccolomini et Patrizio Patrizi ; leur Congrégation fut approuvée par le pape Jean XXII en 1324.

2. Le jour du couronnement du roi Guillaume et de la reine Marie fut le 11 avril 1689 : ainsi, quelle que soit l'année, le 11 avril était «jour de couronnement» jusqu'à la mort de Guillaume le 19 mars 1702.

3. Guillaume d'Occam, Summa totius logicae, I, 12, c. 1325 : Frustra fit per plura quod potest fieri per pauciora — «C'est en vain que l'on fait avec plusieurs ce que l'on peut faire avec un petit nombre» ; c'est-à-dire le fameux «rasoir d'Occam», dont le sens est les entités ne devraient pas être multipliées sans nécessité.

4. Saint Matthieu 5:3, «[Jésus dit à ses disciples :] Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux est à eux !» : cf., Saint Luc 6:20, «Alors, levant les yeux sur ses disciples, Jésus dit : Heureux, vous êtes qui êtes pauvres, parce que le Royaume de Dieu est à vous !»


«Tromperies des prêtres et des moines de l'Église romaine en Italie» :
Index et Carte ; 6e Lettre

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]