«TROMPERIES DES PRÊTRES ET DES MOINES DE L'ÉGLISE ROMAINE,... [EN ITALIE]»
DE GABRIEL D'ÉMILLIANE ; 7e LETTRE


SEPTIÈME LETTRE.

Des processions d'Italie, etc.

Ayant passé tout le Carême à Rome, j'en partis quelques semaines après Pâques, dans le dessein de m'en retourner en France. Je pris mon chemin par les terres du grand-duc de Toscane qui confinent avec celles de l'État ecclésiastique. On y entre par Radicofani, qui est un très haut escarpement, où il y a plusieurs grands bois tout autour, et c'est un lieu fort propre pour la chasse. J'y trouvai quelques cardinaux qui s'y divertissaient. De là on va en deux petites journées à Sienne. Sur toute la route je ne rencontrai que processions. C'est une coutume établie dans l'Église de Rome, de faire des processions après Pâques, qu'ils appellent Rogations. C'est afin d'obtenir de Dieu une bénédiction sur les fruits de la terre. L'année que je voyageai on en avait un besoin tout particulier, parce que la sécheresse était grande.

Une procession de la manière que les Papistes la définissent, est un acheminement du peuple d'une église à une autre, sous la conduite des prêtres, avec la croix et la bannière, pour y invoquer par l'intercession de quelque saint ou sainte, l'assistance extraordinaire de Dieu. La procession est quelquefois deux ou trois jours en chemin, avant que d'arriver au lieu où elle va. Et quand ils ont chanté leurs litanies, ils sont presque autant les fous que les pèlerins en leurs pèlerinages ; comme je vous l'ai déjà rapporté dans une de mes Lettres. C'est pourquoi je ne manquai pas de divertissement depuis Radicofani jusqu'à Sienne, où toutes ces processions s'acheminaient. Excepté que cela m'incommodait fort dans les hôtelleries ; parce que partout où ils passent ils y mettent la famine. Étant arrivé à Sienne, je m'informai de l'église où tout ce peuple allait en dévotion. L'on me dit que c'était à une église de Notre-Dame ; et que l'on y avait dévoilé une image miraculeuse de la Vierge, que l'on ne découvrait que de quarante en quarante ans. La curiosité m'invita à l'aller voir. La foule du peuple était si grande que j'eus bien de la peine à entrer dans l'église. On me dit qu'il y avait huit jours que le concours y était, depuis l'image était découverte ; et que dans huit autres jours on la devait recouvrir avec beaucoup de solennité. J'envisageai cette image, qui pouvait être d'un pied de largeur, et d'environ un pied et demi de hauteur. Elle représentait le visage d'une fille fort jeune ; et je n'y vis rien d'extraordinaire qui méritât qu'on lui rendît des adorations. Les prêtres qui desservent cette église de Santa Maria dell'Assunta, ne purent pas me donner une raison pourquoi l'on ne la découvrait que tous les quarante ans une fois. Ils me dirent seulement que c'était une coutume qui avait été observée de temps immémorial, et qu'ils croyaient bien que dans les commencements cela s'était fait par ordre de la Vierge.

J'ai vu en Italie une infinité de ces sortes d'images voilées, non seulement de la Vierge mais encore de crucifix, et de toutes sortes de saints et saintes, et je puis dire en vérité qu'à peine y a-t-il une église où il n'y en ait deux ou trois. On voit quelquefois dans un grand tableau où plusieurs saints sont représentés, un seul d'entre eux qui a le visage caché, et c'est là le saint mystérieux. Le secret de tout ceci, autant que je l'ai pu pénétrer, et que l'usage que les prêtres et les moines en font le fait voir, c'est que cela sert admirablement bien pour avancer leurs profits temporels. Les choses que nous voyons tous les jours de nos yeux deviennent trop communes, et font moins d'impression sur notre imagination. Il y a de certaines parties du monde où il y a six mois de nuit et six mois du jour, de sorte que toute l'année n'est qu'un jour et une nuit. Or, l'on dit que les peuples qui habitent ces contrées-là s'assemblent par troupes pour voir le soleil se lever : et dans ces pays ici où cet astre paraît tous les jours, nous ne voyons point que l'on s'empresse pour assister à son lever. De même, les images et les statues dans les églises de Rome ne feraient pas tant d'impression sur les esprits des peuples, et ne les émouvraient pas si puissamment à apporter leur argent, si les prêtres n'avaient trouvé les moyens de les rendre rares. Il semble même que le temps qu'elles ont été cachées les rend plus vénérables, et que les Catholiques romains s'imaginent, lorsqu'on les découvre, d'apercevoir dans ces tableaux, images ou statues quelque chose de plus divin qu'à l'ordinaire. Enfin, ils croient tous que lorsqu'on les découvre ici sur la Terre, les saints qu'elles représentent deviennent plus libéraux dans le Ciel et plus favorables à leurs vœux. Voilà où peut aller la superstition, ou plutôt la folie, lorsque ceux qui devraient être les plus zélés à la détruire, qui sont les gens de l'Église, sont les premiers à chercher les moyens de l'avancer. Le profit qui revient de ceci aux prêtres est grand, ainsi que vous pourrez comprendre de ce que je vous dirai à l'occasion de cette Notre-Dame de Sienne. Je séjournai neuf ou dix jours dans cette ville, et j'eus le temps d'aller plusieurs fois à cette église de la Vierge. Je ne saurais pas vous rendre un compte exact des présents que je vis y faire. Je vous dirai seulement que je ne crois pas qu'il entrât une seule personne dans l'église qui ne donnât quelque chose de fort considérable. Afin d'encourager davantage le peuple à être libéraux les uns à l'exemple des autres, les prêtres avaient eu l'adresse de disposer une place environnée de balustres proche de l'autel de la Vierge, où ils mettaient une partie des présents que l'on apportait. On y voyait une grande quantité de pièces de drap et de toile toutes entières, des mouchoirs, des chemises, plusieurs riches joyaux, et particulièrement une infinité de gros cierges de cire blanche dont les uns pouvaient peser cinquante livres — les moindres étaient de quatre ou cinq livres avec le nom de ceux qui les avaient donnés dessus. Pour ce qui est de l'argent monnaie, je crois que les prêtres le partageaient entre eux ; car quoique l'on mît incessamment dans les bassins, quelques heures après on les voyait vides. Quelques prêtres espagnols qui étaient de voyage, s'étant allés présenter pour dire la messe, reçurent dans la sacristie des bagues que des personnes de la campagne leur donnèrent, pensant que ce fussent les prêtres de l'église. On leur avait recommandé de les attacher au tableau ; mais ils les mirent dans leurs poches, et étant sortis de l'église, poursuivirent joyeusement leur voyage. L'un d'entre eux dit assez plaisamment, qu'il n'avait point de scrupule d'avoir fait ce vol, parce qu'il était dans une plus grande nécessité que l'image de la Vierge, qui n'avait besoin de boire ni de manger comme lui. Tous les habitants de Sienne et des environs s'assemblèrent le dimanche suivant en différents corps, selon qu'ils étaient distingués par leurs professions ou métiers, et tous firent une grande procession à l'église de Notre-Dame. Chaque corps marchait sous sa croix et sa bannière différentes, comme sous son propre étendard. Les savetiers, comme inférieurs à tous les autres, allaient les premiers ; l'écusson qu'ils avaient sur leur bannière était deux alênes en croix. Les cordonniers suivaient ; et tous les autres métiers ainsi par ordre. Après chaque bannière, suivait un homme avec un gros cierge de cire blanche, tant qu'il pouvait porter, qui était le cierge de la compagnie, tout doré et environné de rubans et de fleurs, avec un grand écusson dessus. Outre cela chaque membre de la société ou compagnie — ils les appellent società en Italie — avait son cierge particulier d'environ trois ou quatre livres. Après la croix, la bannière et le cierge, suivait un autre homme revêtu d'un surplis, qui portait une grande bourse au bout d'un beau grand bâton bien peint et bien doré. Dans cette bourse était renfermée la somme d'argent monnaie que chaque métier ou compagnie devait présenter à l'image de la Vierge. Il pouvait y avoir dans quelques-unes dix écus, dans d'autres vingt, plus ou moins, selon la capacité de chaque métier. Dans celle de la compagnie des marchands il y en avait bien deux cents, ainsi que je l'appris d'un marchand même.

Toutes ces confréries ne vont pas aux processions dans leur habit ordinaire, mais ils ont par-dessus de grandes vestes de toile de fin lin, teintes de différentes couleurs pour distinguer les compagnies les unes des autres. Ils portent par-dessus de belles ceintures, et sur l'estomac ou sur les bras les armoiries de leurs confréries. De plus ils ont une espèce de grand capuchon qui leur pend par derrière. Après la compagnie des marchands suivaient tous les Ordres religieux qui sont dans la ville et aux environs en très grand nombre. Ils marchaient selon l'ordre de leur antiquité ou réception dans la ville. C'est dans ces sortes d'occasions que l'on peut voir une fort plaisante bizarrerie d'habits. Les uns sont habillés de gris, les autres de brun, les autres noirs, d'autres blancs et noirs, etc. et tous avec leurs frocs et capuchons taillés en différentes manières, dont ils prétendent la plupart avoir reçu les modèles de la Vierge ou de Dieu même. Chaque Ordre allait sous sa croix et sa bannière : mais après la bannière on ne voyait ni cierge, ni bourse. Ils sont bien aises que les séculiers portent aux églises, et ils les y encouragent autant qu'ils peuvent : mais pour eux ils se donnent bien de garde de leur donner un seul denier. Il serait facile aux Italiens de faire réflexion sur ces choses-là s'ils voulaient, et cela leur crève même les yeux. Car en vérité, Monsieur, qui empêche tous ces moines-là qui sont tous si riches, et qui ont presque tous de grosses pensions et de l'argent en propre, qu'ils dépensent si prodigalement lorsqu'ils vont au cabaret et au bordel ; qui les empêche, dis-je, de faire aussi une bourse comme les séculiers, et d'avoir un gros cierge comme eux pour le présenter à la Vierge ? Mais c'est qu'ils ne sont pas d'humeur à porter de l'argent aux autres prêtres. Ils savent bien à quoi cela sert ; et si les séculiers avaient les mêmes pensées, ils les feraient passer au tribunal de la confession, pour des réflexions impies et sacrilèges.

Après les moines ou clergé régulier, suivait le clergé séculier qui sont les prêtres, les curés et les chanoines, ayant pareillement les mains vides. Le cardinal-archevêque était un peu indisposé, et sans cela je suis sûr que Son Éminence n'aurait manqué de s'y trouver aussi sans bourse et sans cierge. Les deux clergés étaient suivis des magistrats de la ville, et de tous les officiers de la judicature revêtus de leurs robes de cérémonies, avec leurs cierges et leurs bourses. Enfin toute la procession était fermée d'une troupe de jeunes messieurs et de gens d'épée. Tour cela s'achemina à l'église Notre-Dame, dans un fort bel ordre, au son des trompettes et des tambours, l'air retentissant d'ora pro nobis. Toute la cire et les bourses restèrent entre les mains des prêtres de l'église Notre-Dame. Vous pouvez juger de là quel avantage il leur en revient. Car, comme disait fort bien l'Espagnol, l'image n'a pas besoin de boire ni de manger, et il n'y a que les hommes qui puissent faire usage de l'or et de l'argent.

Deux ou trois jours après, comme les enfants se plaisent ordinairement à faire tout ce qu'ils voient faire aux grandes personnes, ceux de la ville s'assemblèrent par troupes. Les écoliers et les petites filles prièrent leurs maîtres et leurs maîtresses de les mener à la Notre-Dame. Ils firent des bourses où il y avait deux ou trois écus dedans. Deux jours après la grande procession, on ne pouvait presque aller dans les rues de Sienne ; car ces enfants, pour faire leurs bourses, tendaient à tous les coins de rue, de grandes cordes qu'ils tenaient par les deux bouts, afin d'obliger ceux qui voulaient passer de leur donner. Ils achetèrent ensuite des cierges, prirent des petites croix et des bannières, et s'en allèrent processionnellement à l'église. Les prêtres les reçurent aussi fort bien, et pleuraient de joie de voir de si beaux commencements dans des âmes si tendres et si innocentes. Le sixième jour on découvrit l'image avec une magnificence et une pompe tout à fait extraordinaire, et il y eut un concours de toute la noblesse de la ville et des environs. L'on avait été obligé de mettre des gardes aux portes de l'église, et on ne faisait entrer que les personnes les plus apparentes. J'entendis un vieux gentilhomme qui avec un grand sentiment de dévotion, remerciait Dieu tout haut, de ce qu'il avait eu le bonheur de voir vingt-deux fois en sa vie cette image miraculeuse de la Vierge. Cela me surprit d'abord ; car s'il eût été vrai que l'on n'eût découvert cette image que de quarante en quarante ans, et qu'il l'eût vue découvrir vingt-deux fois, il s'ensuivrait qu'il aurait été plus âgé que Mathusalem. Mais l'on me dit ensuite, qu'il ne se passait guère d'années que l'on ne la découvrit, selon que les besoins et nécessités publics l'exigeaient. Cela me fit comprendre la finesse des prêtres, qui pour mettre quelqu'une de leurs images en vogue, le cachent, et une chose si sainte qu'il n'est permis de la voir qu'une fois en plusieurs années. Quand ils voient ensuite que la dévotion a pris feu, et que leurs profits sont assurés, ils n'ont pas la patience eux-mêmes d'attendre si longtemps à faire voir les sacrés mystères ; mais ils prennent occasion de la première sécheresse, ou d'une trop grande humidité, de dire que la nécessité n'ayant point de loi, il faut découvrir l'image. Ainsi une image ou statue qui ne se devrait voir que de quarante en quarante ans, est mise au jour presque tous les ans. Cela leur acquiert même la réputation d'être honnêtes gens, pleins de compassion et extrêmement désireux de remédier aux misères publiques. Les moines et les prêtres s'accordent parfaitement bien sur ce point-là ; car ils ont tous quelque idole cachée dans leurs églises qu'ils découvrent de temps en temps chacun à leur tour : Hodie mihi cras tibi. Dans les monastères, où les abbés, prieurs ou gardiens sont triennaux, ils ont coutume de faire une grâce au public à leur première arrivée au monastère. Et c'est ordinairement ou de faire exposer le Saint Sacrement pendant trois jours, ou de faire dévoiler quelque image. L'idole n'en perd pas son crédit pour cela : cela passe pour une occasion extraordinaire, et ne laisse pas de passer dans l'esprit du peuple pour une chose qui ne se découvre qu'une fois en un certain nombre d'années.

Ce fut là le beau spectacle que j'eus à Sienne. Cette ville est aujourd'hui une des plus superstitieuses de toute l'Italie. On l'appelle par prérogative Sienne la dévote. Elle est aussi fameuse pour la pureté de sa langue ; car c'est là sans contredit où l'on parle le mieux italien. Après avoir visité tous les lieux de dévotion qui y sont, je poursuivis mon voyage. Je passai une seconde fois par la Toscane, et par Florence qui en est la capitale ; et me rendis ensuite en deux grandes journées à Bologne, qui est une fort belle ville. Elle se gouvernait autrefois en république : mais les papes l'ont réduite sous leur obéissance, et y entretiennent un légat pour y commander en leur nom. On voit sur la grande porte du palais du légat, qui est fort ancien, une statue de pierre qui représente une femme avec la tiare ou triple couronne papale sur la tête. Les Bolonais disent que c'est une figure de la religion : mais il y a quelque apparence que c'est une statue de la papesse Jeanne ; et ce qui peut favoriser cette pensée, c'est que les principales marques avec lesquelles les Papistes dépeignent la religion, ne s'y trouvent point ; savoir la croix dans une main, et le calice avec l'hostie dans l'autre.

Deux jours après mon arrivée à Bologne, j'allai voir la belle et célèbre abbaye de San Michele in Bosco, bâtie sur une agréable colline, à deux portées de mousquet de la ville. Il semble qu'on l'ait placée sur cette éminence pour la faire regarder et admirer de toute l'Italie. Elle est particulièrement renommée pour ses belles peintures ; Annibale Carracci, Guido Reni, et plusieurs autres fameux peintres, y ont mis comme en dépôt toute la délicatesse et perfection de leur art, pour le rendre plus recommandable à la postérité. Ce sont des moines olivétains qui vivent dans cette abbaye. Ils professent la Règle de S. Benoît, et sont habillés de blanc. Je m'étais arrêté à regarder les peintures des grottes ou du premier cloître qui est bâti en octogone, lorsque l'abbé se promenant après dîner avec quelques-uns de ses religieux, par une honnêteté extraordinaire s'approcha de moi, et prit la peine de m'expliquer lui-même les peintures, qui représentent quelques particularités plus considérables de leur législateur S. Benoît. Après quoi il me mena voir leur bibliothèque, laquelle est toute peinte et dorée avec de fort beaux livres, et qui est assurément une des plus belles que j'aie vues en Italie. Là, étant un peu entré en discours sur les livres, l'abbé me proposa si je voulais rester dans son abbaye pour enseigner les humanités et la rhétorique à ses religieux. Il dit qu'il me donnerait sa table et de fort bons appointements. Ce n'était pas mon dessein de rester en Italie, et je m'en retournais actuellement en France. Mais l'occasion se présentant si favorable, et ayant d'ailleurs assez d'inclination pour m'avancer dans la langue italienne ; après deux ou trois jours que je demandai à l'abbé pour y penser, j'acceptai ses offres. Il m'assigna un fort bel appartement, et me donna douze de ses jeunes religieux pour enseigner. Ils étaient presque tous comtes ou marquis ; car ces pères ne reçoivent parmi eux que des personnes de la première qualité. Je continuai deux ans entiers dans cet emploi, et ne manquai pas de recevoir mille honnêtetés de ces religieux pendant tout ce temps-là, et surtout d'expérimenter les bontés et générosités du prélat.

Vous ne pouvez pas douter, Monsieur, que je n'aie eu là une fort belle occasion de pénétrer tous les secrets de la moinerie. Car on agissait avec moi sans réserve ; et quoique je ne fusse pas l'un d'entre eux, je vivais néanmoins parmi eux, et rien ne m'était caché. C'est pourquoi j'en puis parler comme il faut ; et c'est ce que tâcherai de faire dans la première Lettre que je vous écrirai. Pour celle-ci, comme j'ai déjà commencé à vous parler des processions, je la continuerai sur le même pied, d'autant plus que je trouve ici assez de matière pour la remplir, et même assez curieuse. J'espère que le récit que je vous en ferai ne vous sera pas désagréable. Je commencerai par les processions qui se sont pendant l'Octave du Saint Sacrement à Bologne.

La fête du Saint Sacrement ayant été instituer pour faire triompher l'hostie en dépit des hérétiques, comme disent les Papistes, ils n'oublient rien pour rendre ce jour-là, et toute l'octave qui suit plus pompeuse et plus solennelle. Ils font de fort belles processions, et promènent l'hostie consacrée, qu'ils disent être le corps vivant de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par les rues avec un appareil et des cérémonies magnifiques. En France, l'on tend tout le dehors des maisons de belles tapisseries ; on jonche les rues d'herbes odoriférantes et de fleurs ; on dresse des oratoires ou reposoirs — comme ils appellent — pour faire reposer le Saint Sacrement, comme s'il était bien las ; on habille une infinité de petits enfants en anges pour lui jeter des fleurs, et lui donner de l'encens : enfin l'on fait dans les rues mille prosternations et adorations idolâtres. En Allemagne, ils garnissent toutes les rues, des deux côtés, de branches d'arbres avec leurs feuilles, et font de leurs villes comme de grandes forêts, ou plutôt comme de beaux jardins de plaisance, dont toutes les rues sont tout autant de grandes allées toutes vertes et à perte de vue. Mais l'Italie, comme la plus ingénieuse et aussi la plus superstitieuse, l'emporte de beaucoup par-dessus tous les autres pays catholiques romains. Bologne entre autres s'y est rendue remarquable par sa fameuse Octave du Saint Sacrement. Outre la grande procession générale qui se fait par la ville le jeudi après le dimanche de la Trinité — qui est le jour de la fête — où tout le clergé, tant régulier que séculier, et tous les magistrats de la ville assistent ; il y a chaque année trois paroisses destinées pour faire les préparatifs de l'octave. Quand elles ont fait leur tour, elle en sont quittés pour douze ou quatorze ans, jusqu'à ce que les autres aient fait aussi le leur ; car cela coûte extrêmement. Quinze jours ou trois semaines avant la fête, on barricade toutes les rues de ces paroisses, afin d'empêcher les charrettes et les chevaux d'y passer, et de donner lieu aux ouvriers de travailler. Le principal ouvrage qui donne le plus de peine, c'est de couvrir toutes les rues et les maisons de voiles de soie, qui sont de la manufacture de cette ville-là, et de les historier en figures. Toutes les paroisses, quand leur tour vient, s'efforcent de se surpasser les unes les autres par quelque nouvelle invention. Les unes font représenter avec ces petits voiles toutes sortes d'oiseaux ; les autres toutes sortes de bêtes à quatre pieds, de sorte qu'on n'en peut pas imaginer une seule qu'on ne l'y trouve. D'autres ont soin de faire représenter des chasses, des batailles, des triomphes ; en un mot une infinité de choses extrêmement plaisantes et curieuses à voir. De plus ils exposent dans les rues tous les plus beaux tableaux que les gens de la paroisse avaient dans leurs maisons, sans en excepter les profanes ; parmi lesquels on ne manque pas de voir plusieurs nudités infâmes, et des grotesques pour faire rire. Les Bolonais sont extrêmement curieux en peintures ; tous leurs cabinets, leurs salles et leurs chambres en sont pleins. Et comme ils les produisent dans les rues cette octave-là, on a la satisfaction d'y voir de fort belles pièces. De plus l'on dresse presque à tous les coins de rues des autels chargés de statues, d'images et de vases d'or et d'argent, et il y a toujours sur chaque autel quelque représentation au naturel de quelque mystère, ou de quelque saint ou sainte. Les maisons des grands seigneurs de ces paroisses sont toutes ouvertes ces jours-là, et ils ont eu soin de faire parer magnifiquement toutes leurs chambres, et d'y mettre en vue toutes leurs richesses. Il y en a quelques-uns qui sont si splendides et si libéraux, qu'ils donnent des rafraîchissements — qu'ils appellent sorbetti — à tout le monde, ou au moins aux personnes tant soit peu considérables. Et dans leurs courts ou leurs jardins ils ont des fontaines qui jettent du vin en abondance pour le menu peuple.

Toutes choses étant ainsi disposées, on fait la procession. C'est une œuvre qui sort de la main des prêtres, et ils épuisent tout leur esprit pour inventer quelque chose qui puisse plaire. Ils habillent plusieurs jeunes enfants en anges, leur attachant des ailes par derrière. Ils font plus de représentations de toutes les figures qu'ils croient avoir préfiguré Saint Sacrement, comme l'immolation d'Isaac, le sacrifice de Melchisédec, les pains de proposition, l'agneau pascal, etc. Ils représentent tous les prophètes et toutes les sibylles qui ont prophétisé de Notre-Seigneur. Ils font paraître ensuite la Vierge et les douze Apôtres, et Notre-Seigneur qui suit avec un pain dans Sa main, comme s'il le voulait rompre comme il fit dans la Sainte-Cène. Ensuite ils représentent beaucoup de leurs saints et saintes qui étaient les plus dévots au Saint Sacrement ; comme saint Thomas d'Aquin, saint Antoine de Padoue, sainte Rose de Viterbe, etc. Ce sont toutes figures vivantes ; c'est-à-dire de jeunes garçons et de jeunes filles les plus belles qu'ils peuvent trouver. Surtout j'y remarquai beaucoup de petits saints Jean-Baptistes. Pour faire de ces saints Jean-Baptistes, ils prennent de petit enfants de quatre ou cinq ans ; ils les mettent tous nus sans chemise, et ils n'ont qu'un petit ruban de couleur, qui leur passe en écharpe depuis l'épaule droite, et leur prend par-dessous la cuisse, de sorte que cela n'empêche pas de voir leur nudité. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on accuse les Italiens d'aimer également les deux sexes ; ainsi l'on ne s'étonnera pas de ce qu'ils ont tant de dévotion à ces petits saints Jeans. J'en comptai une fois jusqu'à vingt dans une procession, qui s'entre-suivaient les uns les autres. Ils tiennent d'une main une grande cire faite avec un roseau, et fort légère ; et de l'autre ils conduisent attaché en laisse, un petit agneau qui les suit. Après tout cet attirail, suivent les prêtres magnifiquement revêtus, et le Saint Sacrement qui est porté sous un riche dais, environné d'une infinité de jeunes garçons et de jeunes filles, habillés en anges, qui lui jettent des fleurs. Proche du dais il y a toujours une fort bonne musique, pour chanter les hymnes et cantiques du Saint Sacrement que l'Église romaine a composé en son honneur. Après le dais, suivent les principaux paroissiens, et après eux une foule de peuple. De cette manière ils promènent Notre-Seigneur — à ce qu'ils disent — par toutes les rues de la paroisse, et le font reposer à chaque bout de rue, sur tous les autels que l'on a préparés pour cet effet. La procession étant finie, on ne défait pas pour cela l'appareil des rues, mais on le laisse en son entier plusieurs jours, afin de donner le temps au peuple de la ville de le venir voir à son aise, et de faire le même tour qu'à fait la procession ; car en cela ils croient mériter beaucoup, et gagner de grandes indulgences. Tous les sbires du légat et de l'archevêque y restent toutes les nuits pour y faire la garde, afin que l'on ne dérobe rien. C'est particulièrement pendant les nuits que les messieurs et les dames s'y vont promener, parce que c'est alors qu'il y fait plus beau. Toutes les rues sont illuminées par une infinité de cierges et de flambeaux de cire blanche qui y brûlent de tous côtés, et qui rehaussent de beaucoup l'éclat de ce superbe appareil. C'est là qu'on fait l'amour à merveilles, qu'on donne les rendez-vous, et qu'on fait courir les billets ; et toujours quelque pauvre infortuné y reste sur le pavé la victime froide de la vengeance de ses ennemis, ou de la jalousie de ses rivaux. Toutes les courtisanes particulièrement, ne manquent pas de s'y rendre vers le soir, et d'y rester jusqu'à ce qu'elles aient attrapé leur proie. Enfin les plus innocents, ce semble, sont ceux qui y vont pour satisfaire leurs yeux, et contenter leur curiosité ; car pour de dévotion, on n'y en voit pas le moindre vestige. C'est ainsi que ces belles fêtes, instituées pour confondre les hérétiques, sont devenues en peu de temps, par un juste jugement de Dieu, des sujets de confusion pour les Papistes mêmes ; et je crains bien fort que Jésus-Christ ne leur dise à ce grand jour auquel il viendra juger les vivants et les morts, qu'il a eu leurs fêtes en horreur, et leurs encens en abomination ; parce qu'au lieu d'y avancer Sa gloire, comme ils semblaient se le proposer, ils n'y ont recherché qu'à satisfaire leur curiosité, leur vanité et leurs plaisirs infâmes.

J'ai vu plusieurs autres processions du Saint Sacrement à Venise, à Milan, et dans plusieurs autres endroits d'Italie : mais je ne m'arrêterai pas à les décrire, parce qu'elles se réduisent presque toutes à celles-ci ; excepté que l'appareil des rues n'est pas si beau, et ne reste pas si longtemps qu'à Bologne. Je ne trouve point que les prêtres avaient beaucoup de profit dans ces processions-là : au contraire ils y font de la dépense pour orner leurs églises et leurs autels. Mais d'ailleurs cela met beaucoup en crédit leur sacerdoce ; cela fait valoir leurs messes, et ils y paraissent avec tant de majesté et revêtus avec tant d'ornements pompeux, que le peuple en conçoit plus de vénération pour leurs personnes. Ils savent bien se récompenser de leurs frais dans d'autres occasions. Le dévoilement d'une image miraculeuse sert à les rembourser au double. Et c'est peut-être pour cette raison qu'à Bologne, fort peu de temps après l'Octave du Saint Sacrement, ils font cette grande cérémonie et procession de la Madonna di San Luca.

Pour vous en donner quelque idée, vous saurez, Monsieur, qu'à cinq miles de Bologne, sur une colline fort élevée, appelée la Colle della Guardia, il y a une église où l'on conserve une image de la Vierge, que les Papistes disent avoir été dépeinte par S. Luc. Les prêtres ont tant fait, qu'ils ont porté les magistrats à mettre la ville sous sa protection, et ils l'appellent leur patrone et leur conservatrice : Patrona et Conservatrix Bononia. Il y a une monnaie que l'on a fait battre en son honneur, où d'un côté cette image prétendue dépeinte par S. Luc est représentée, et de l'autre les armoires de la ville de Bologne ; ils l'appellent une madonnina. Les magistrats ont fait un vœu d'aller prendre cette image tous les ans, et de la promener en procession. Ils l'amènent de la colline Gardienne dans la ville, afin de lui faire bénir le peuple. Plusieurs jours auparavant l'ont fait de grandes préparations pour aller quérir en triomphe. Ils lui font faire un séjour d'environ huit jours dans la ville, pendant lequel on la fait changer de deux ou trois églises. Tout le monde y vient la visiter, et on lui fait de grands présents qui restent aux prêtres de ces églises-là ; et après qu'on l'a bien idolâtrée, on lui fait donner une bénédiction au peuple. Pour cet effet le tableau de la Vierge est attaché à de grands bâtons que des hommes soutiennent, et l'ayant élevée en haut, ils la font pencher vers le peuple, comme si elle les saluait ; après quoi ils élèvent un peu plus haut et la redescendent en bas ; puis ils la font aller à droit et à gauche, pour lui faire faire un signe de croix sur tout le monde qui est là présent, et c'est là la bénédiction. Pour la recevoir avec plus de révérence, tout le peuple se met à genoux, et la face contre terre. Pendant tout ce temps-là, les trompettes et les tambours font des merveilles. Après cette cérémonie, on la reconduit processionnellement sur la colline Gardienne. Elle y reste toute l'année, à moins que quelque calamité publique n'oblige les magistrats de permettre qu'on la mène extraordinairement en procession ; car alors ils croient qu'elle apportera du remède à tous leurs maux. Tous les samedis de l'année, il y a à cette image un grand concours de peuple, qui y va de Bologne et des environs.

Pour rendre le chemin plus commode, les Bolonais ont entrepris de faire un chemin couvert qui prend à la porte de la ville, et doit se terminer à celle de l'église où repose l'image. Il y en avait déjà plus de moitié de fait lorsque j'y étais. Ce sont de grandes arcades de briques fort larges et fort élevés, avec de belles voûtes toutes peintes. Ils sont pavés dessous fort proprement avec de grands carreaux de brique. Quand ce portique sera achevé, je crois que ce sera un des plus ouvrages que l'on puisse voir en Italie. Plusieurs seigneurs particuliers y ont signalé leur zèle, en ayant chacun fait faire plusieurs arcades à leurs dépens, sur lesquels ils ont fait dépeindre leurs armes. Cependant quoique cette entreprise soit si fort avancée, l'on craint de n'en pas voir la perfection, parce que ce qui reste à finir est le plus difficile, et ce qui coûtera davantage ; car il s'agit de faire aller ce portail sur la colline, toujours en montant jusqu'à la Notre-Dame de S. Luc ; et pour cela, il faut creuser bien avant pour trouver la terre ferme afin de poser de solides fondements. Un bon curé voyant que la dévotion a contribuer à la dépense était aussi fort refroidie, trouva lorsque j'étais à Bologne, un fort bon moyen pour réveiller les charités endormies. Il se servit de l'adresse suivante. Il avertit ses paroissiens, qu'il se sentait inspiré de la Vierge, de faire une procession à l'image miraculeuse avec douze chariots chargés de matériaux. Il les pria de vouloir montrer leur zèle à contribuer à une si sainte œuvre ; et que pour lui il prendrait le soin de mettre la procession en ordre, selon le modèle que la Vierge lui en avait donné en songe. Les paroissiens exécutèrent fort ponctuellement ce qu'il leur avait dit ; ils chargèrent quatre chariots de briques, quatre de chaux et quatre de sable. Après quoi le curé fit chercher partout des fleurs et des herbes odoriférantes, pour couvrir les chariots et faire des guirlandes aux bœufs qui les tiraient. Il leur fit dorer les cornes et les ongles des pieds. Il se mit à la tête du convoi avec la croix et la bannière ; et ayant disposé plusieurs jeunes filles avec des tambours de basque qui jouaient et dansaient autour des chariots, comme David fit autrefois devant l'Arche, il alla en cet équipage par toutes les rues de la ville de Bologne. Il eut l'approbation des Italiens, qui se plaisent aux choses nouvelles et bien inventées, et particulièrement où les femmes et les filles ont à faire quelque personnage. Cela eut un si bon effet, que tous les curés des paroisses résolurent de faire la même chose, et même de faire leur possible pour enchérir par-dessus. Quinze jours après l'on vit une procession générale de toutes les paroisses, avec plus de deux cents chariots chargés de briques, de chaux et de sable traînés par des bœufs avec des cornes dorées. Je n'ai jamais vu une procession si bizarre, ni plus divertissante. Tout cela s'achemina en fort bel ordre avec les croix, les bannières, les prêtres et les danseuses vers la Notre-Dame de S. Luc, et servit à faire construire un grand bout du portique. Lorsqu'il sera fini, qu'il pleuve ou qu'il vente, l'on pourra aller depuis Bologne, jusqu'au lieu de la dévotion sans se mouiller, ni se crotter ; car on y est autant à l'abri que dans une chambre (1).

Pour ne pas m'écarter du sujet de nos processions, je vous dirai, Monsieur, que les moines sont encore beaucoup plus inventifs que les prêtres sur cette matière-là. Il ne se passe presque point de fête ni de dimanche qu'il ne s'en fasse quelqu'une dans leurs monastères. Les Dominicains font tous les premiers dimanches du mois la procession du Rosaire. Les seconds dimanches de chaque mois, les Carmes font celle du petit Scapulaire. Les troisièmes dimanches, les Soccalans font celle de S. Antoine de Padoue. C'est dans ces processions-là des moines, que l'on voit en usage tout ce que la lubricité et la mollesse peuvent inspirer à des âmes efféminées ; bien loin d'être des occupations religieuses et de dévotion comme ils le prétendent. Par le peu que je vous en rapporterai, vous pourrez juger du reste.

Je commencerai par une procession du Rosaire que j'ai vue à Venise aux pères dominicains de Castello. Elle était ordonnée de cette manière. Après la croix et la bannière, marchaient environ deux ou trois cents petits enfants habillés en anges et en petits saints et saintes, entre lesquels ils n'avaient pas oublié plusieurs petits saints Jeans. Ceux-ci étaient suivis de trente ou quarante belles jeunes filles revêtues en saintes. L'une représentait sainte Apolline, et portait dans sa main pour être distinguée des autres, un bassin de vermeil doré où il y avait des dents. Une autre représentait sainte Luce, et portait dans un bassin deux yeux. Une troisième sainte Agnès ; elle tenait entre ses bras un petit agneau tout vivant. Et ainsi des autres, chacune avec sa marque de distinction. Il y en avait quelques-unes qui faisaient extrêmement rire ; surtout une sainte Geneviève : elle tenait un cierge allumé d'une main, et de l'autre un livre où elle lisait, ou faisait semblant de lire. Autour d'elle, il y avait sept ou huit garçons habillés en diables, tous noirs, avec de grandes queues, des visages tout à fait grotesques, et de grandes cornes. Ils faisaient mille postures, singeries et grimaces devant la sainte, pour tâcher de lui donner des distractions, en disant son bréviaire, et la faire rire. La fille qui faisait la figure de la sainte, avait été choisie d'un tempérament fort mélancolique, et faisait parfaitement bien son personnage. Elle regardait toujours dans ses heures, sans faire paraître le moindre sourire : mais tout le monde qui regardait passer la procession, éclatait de rire de voir les postures ridicules que faisaient ces petits diables, qui étaient assurément des plus impudents ; car quelquefois ils faisaient comme s'ils eussent voulu lever la cotte de la sainte. Cette sainte était suivie d'une autre qui n'était pas moins propre à faire rire. C'était une sainte Catherine de Sienne. Elle avait un joli petit enfant à son côté, qui représentait le petit Jésus, qui tenait d'une main un balai, et un soufflet de l'autre. Car ils tiennent que cette sainte, qui était une religieuse dominicaine, avait une si grande familiarité avec l'Enfant Jésus, que ce divin Enfant pour la soulager quand elle était lasse, venait balayer sa chambre et souffler son feu. Après ces bonnes saintes, venaient ce qu'ils appellent les figures, qui sont toutes les saintes femmes qui représentaient, selon eux, la Sainte Vierge dans l'Ancien Testament. On les avait élevées sur des brancards que des hommes portaient sur les épaules. On y voyait une Débora dans sa tente, avec Sisera à ses pieds, qui était un beau jeune garçon habillé en guerrier ; et elle avec un grand clou dans sa main, faisait comme si elle lui eût voulu percer la tempe. Après cette figure, venait une Dalila assise dans un fauteuil, avec un beau garçon entre ses genoux : elle tenait des ciseaux comme pour lui couper les cheveux. Après celle-ci, on voyait venir une Judith. C'était une fort belle figure ; car sur le brancard qui était fort large, il y avait plus de vingt personnes : Et cela représentait le retour de Judith en Béthulie avec la tête d'Holopherne ; lorsque les prêtres et le peuple allèrent pour la recevoir, et chantèrent un cantique à sa louange. Cette Judith était une des plus belles filles d'Italie, et fort lascivement habillée. Autour d'elle, sur le même brancard, l'on avait placé d'excellents musiciens qui chantaient des motets ravissants. Le brancard qui suivait, comme si l'on eût voulu opposer la laideur à la beauté, portait une vieille bonne femme toute édentée et fort laide, qui marmottait entre ses dents, et représentait Anne, mère de Samuel. Je m'étonnai qu'une femme de cet âge eût voulu monter sur un brancard. Après elle suivaient plusieurs autres brancards avec leurs différentes figures, jusqu'au nombre de dix-huit. Je ne m'arrêterai pas ici à vous les décrire, pour ne pas vous ennuyer ; je vous dirai seulement que la dernière de toutes, comme la chose figurée était la Sainte Vierge, était une très belle fille fort richement vêtue, avec un grand manteau royal. Elle tenait un grand rosaire ou chapelet dans la main gauche, et dans sa droite un sceptre. Elle avait une très belle couronne sur la tête, enrichie de perles et de diamants. Les personnes de qualité se font un mérite de prêter leurs joyaux pour orner les saints et les saintes des processions. C'est ce qui fait que l'on y voit souvent de grandes richesses. J'observai que lorsque cette demoiselle qui représentait la Vierge passa, portée sur son brancard, personne ne lui ôta le chapeau ; personne ne s'inclina ou se prosterna en terre pour l'adorer ou pour l'invoquer. Mais à quelque distance après, la statue de bois de la Vierge venant à passer — qui est celle qui est sur l'autel de la chapelle du Rosaire [dans l'église de San Giovanni e Paolo] des Dominicains de Castello — tout le monde se prosterna et se battait la poitrine, l'appelait Mère de Die, et l'invoquait. On lui faisait faire de temps en temps des inclinations et des bénédictions sur le peuple, de la manière que je vous ai dite en parlant de Notre-Dame de S. Luc de Bologne, lesquelles étaient reçues avec beaucoup de sentiment comme de grandes faveurs. Ayant appliqué mon esprit à rechercher quelle pouvait être la raison, pourquoi les Papistes ne rendent pas leurs adorations aux figures vivantes, qui néanmoins représentant la Vierge plus au naturel que des morceaux de pierre et de bois, et qu'ils sont si exacts à les rendre à ces statues inanimées. Après y avoir fait quelque réflexions, je n'ai pu m'imaginer autre chose, si ce n'est que notre nature ayant comme une horreur imprimée en elle-même, de rendre à la créature un culte qui n'est dû qu'à Dieu seul, les figures vivantes, et particulièrement l'humaine, découvrent davantage à nos sens leur être de créature, que ne font les insensibles, dans lesquelles on suppose plus facilement qu'il y a quelque vertu divine, secrète et adhérente. C'est ce qui est pourtant la dernière des folies, et la racine de l'idolâtrie. Je reprends le cours de notre procession. Cette statue de bois était portée au milieu des pères dominicains, qui pouvaient être au nombre de cent ; car comme ils ont plusieurs couvents dans Venise, ils s'entre-aident fort volontiers les uns les autres dans de semblables occasions. Il n'y avait rien de plus dissolu ni de plus effronté qu'eux. Ils avaient tous de grands rosaires autour de leurs bras ; mais pas un ne le disait, si ce n'est quelque pauvre vieux père qui n'était plus capable de faire figure dans le monde. Tous les autres se quarraient et marchaient d'une manière lascive avec leurs beaux habits blancs. Ils ne faisaient que causer et rire entre eux, et jeter les yeux deçà et delà sur les demoiselles qui étaient aux fenêtres ou dans les rues pour voir passer la procession.

Je crois, Monsieur, qu'il n'est pas fort nécessaire de vous faire faire beaucoup de réflexions sur ce procédé. Vous voyez assez par le seul récit que je vous en fais, à quoi peuvent aboutir ces sortes de processions. Ce ne sont que des amusements d'enfants, ou plutôt de sottes comédies pour de grands fous : mais qui exposent le christianisme à la dérision des athées et des infidèles. On m'a rapporté pour certain, que quelques marchands turcs qui virent passer cette procession, s'entre-disaient les uns aux autres : Avez-vous vu les folies ? Et, ne faudrait-il pas avoir perdu le sens pour se faire d'une telle religion ? Les Papistes se vantent comme d'une marque infaillible de la vérité de leur Église, qu'il n'y a point de société chrétienne qui s'emploie davantage à la conversion des infidèles, et qui y réussisse mieux qu'eux. Mais supposé que cela soit, on peut dire avec bien plus de vérité, qu'il n'y a point d'Église qui soit un plus grand obstacle à la conversion des infidèles que la leur, et que pour un qu'ils convertissent, ils en empêchent un million de se convertir, qui pourraient venir à la lumière de l'Évangile, s'ils n'avaient pas été les témoins oculaires des sottises qu'ils pratiquent. Ils font des choses qui font rougir même leurs Catholiques romains dans les pays étrangers où on leur en fait le récit. Les Papistes anglais prennent cela comme des exagérations ou des calomnies que l'on fait à ceux de leur parti pour le noircir. Tout ce que je puis dire à ces gens-là, c'est qu'ils prennent la peine d'aller en Italie eux-mêmes, et ils verront de leurs propres yeux encore plus d'extravagances que je vous en ai marquées dans mes Lettres. Les mêmes folies se pratiquaient anciennement en France parmi les Papistes ; mais la seule vue des Protestants qui étaient mêlés parmi eux, en a fait cesser une grande partie. C'est ainsi par une bonté toute particulière de Dieu, la seule présence des Protestants, porte une certaine bénédiction avec elle qui corrige le vice, confond l'erreur et inspire la vertu.

Je joindrai à cette procession que je vis à Venise, une autre que j'ai vue à Milan. C'était aux Carmes. Elle se faisait en l'honneur du petit Scapulaire dont je vous ai déjà parlé dans une de mes Lettres. Ce qu'il y avait de particulier en celle-ci, et que je toucherai seulement, pour ne pas vous faire une nouvelle description des anges et des figures, qui étaient de la même nature que celles que je vous ai rapportées : C'est que la plupart des jeunes demoiselles s'y trouvèrent dans leurs plus beaux habits et avec tous leurs joyaux. Elles marchaient quatre à quatre à la procession, avec de grands flambeaux de cire blanche qu'elles tenaient en leur main. Et elles chantaient des psaumes et des hymnes de la Vierge qui sont en usage dans l'Église romaine. Les femmes en Italie n'ont pas coutume de chanter dans les églises, cela leur étant défendu, à moins qu'elles ne soient religieuses. Les pères carmes s'étaient avisés d'introduire cette nouveauté dans leur procession, pour se donner à eux-mêmes la satisfaction d'entendre de si belles voix, ou au moins pour donner dans le génie des gentilshommes milanais à qui cela plaît extrêmement. Ils étaient rangés en haie des deux côtés des rues pour voir passer leurs dames, qui avaient le sein tout découvert, et marchaient avec un air de lubricité capable de donner bien de la dévotion à leurs amants. Il était environ une heure et demie dans la nuit lorsque la procession commença à marcher, et la lumière des cierges et des flambeaux rehaussait extrêmement l'éclat de cette troupe élite. On n'entendait de tous côtés que : Ah ! que voilà qui est beau ! La belle procession ! Que Madame la comtesse une telle a bonne grâce à porter son cierge ! Que celle-ci marche bien ! Que cet autre-là a la voix belle ! D'autres plus impertinents leur donnaient des mots à double entente en passant, qui au milieu d'un si saint exercice, ainsi qu'ils l'appellent, ne marquaient que trop la profanation de leurs cœurs. Après les dames marchaient les pères carmes deux à deux ; de sorte que toute cette procession n'était composée que de femmes et de moines, avec une statue de bois qui représentait la Vierge, et qui suivait après, à laquelle on rendait les adorations ; chacun se mettant à genoux dans les rues lorsqu'elle passait, pour recevoir les salutations et bénédictions que les bons frères carmes qui la portaient lui faisaient faire. Les moines et les prêtres se plaisent extrêmement de faire de semblables processions chacun dans leurs églises ; parce qu'ils y paraissent avec une pompe et un éclat qui donne dans les yeux, et fait que les simples s'imaginent voir en leurs personnes quelque chose de plus qu'humain, et qui n'est pourtant dans le fond qu'une folle vanité, et une pure illusion de l'esprit du monde.

Ils ne sont pas si échauffés à se trouver à de certaines processions qui sont pénibles, et auxquelles les dames ne peuvent pas se trouver si commodément. C'est ce que j'observai à Milan au temps des Rogations, qui viennent la semaine de l'Ascension. On a coutume dans tous les pays qui suivent la Communion de Rome, de faire ces trois jours-là des processions ; c'est-à-dire, d'aller avec la croix et la bannière d'une église à une autre pour faire des prières. Or à Milan la procession commence à une heure après minuit, et ne finit point qu'à deux heures après midi. Tous les prêtres de la ville, et des environs sont obligés de s'y trouver : on n'en excepte pas même les prêtres étrangers qui sont dans la ville. Ils doivent tous se trouver précisément à l'heure, au son de la grosse cloche, à la cathédrale pour se ranger sous la croix et la bannière. Or comme le grand attrait y manque, les prêtres aimeraient mieux dormir la grasse matinée, que de prendre la peine de s'y trouver. Mais le cardinal-archevêque Visconti, quoiqu'il n'y aille pas lui-même, a trouvé le moyen de les y faire aller. Par son ordre, tous les sbires de l'archevêché, renforcés de ceux de la ville, au nombre de plus de cent cinquante, armés de mousquetons, de pistolets et de baïonnettes, se diviser en plusieurs bandes de cinq ou de six, et vont par toutes les rues de Milan pour chasser les prêtres qui ne sont pas à la procession. Ils vont chercher jusque dans leurs maisons, et s'ils en trouvent quelques-uns, ils les lient avec des cordes les mains derrière le dos, et les traînent ainsi avec infamie par les rues, dans les prisons de l'archevêché. Quand ils sont arrivés aux portes des prisons, les sbires les fouillent, et après les avoir fort indignement traités, ils prennent tout ce qu'ils trouvent sur eux, et les jettent dans un cachot, où ils restent jusqu'à ce qu'on les fasse comparaître devant le tribunal de l'archevêché. Ils en sont pourtant quittés à la fin pour une petite réprimande et pour payer vingt écus au cardinal. Les prêtres, voyant qu'il n'y avait pas moyen de s'absenter de la procession, avaient trouvé le secret de se la rendre un peu plus douce. La procession va dans une seule matinée à dix ou douze églises, où elle entre, et s'arrête un temps considérable pour y chanter. Mais comme les prêtres qui sont en si grand nombre n'y peuvent pas tous contenir, la plupart sont obligés de rester dehors dans les rues autour de l'église. Ils trouvèrent donc le moyen d'entrer dans les prochains cabarets, et de s'y faire bien traiter pendant que leurs confrères chantaient à l'église ; après quoi ils les allaient relever, et l'Office se faisait de meilleur courage. Mais la chose étant trop vilaine et trop scandaleuse aux yeux du peuple, et quelques plaintes en ayant été faites à l'archevêque, il ordonna qu'une trentaine de sbires côtoieraient la procession, et feraient la recherche dans les cabarets. De sorte que les pauvres prêtres étant suivis de si près, ne peuvent plus aller boire le petit coup. Il y en a néanmoins plusieurs qui portent des bouteilles de vin dans leurs poches et sous leurs surplis, et ayant prié quelques-uns de leurs camarades de se tenir autour d'eux, ils se baissent pour n'être pas aperçus des sbires, et boivent fort adroitement. Lorsque la procession entre dans quelques églises de moines, les prêtres se jettent dans le couvent qui est tout proche, et là les moines traitent ceux de leur connaissance, et leur donnent à boire et à manger tant qu'ils veulent. Les sbires n'ont pas le pouvoir de les aller chercher là, et ils n'y seraient pas bien reçus.

La procession étant arrivée à une certaine église déterminée par l'archevêque, les douze préfets ecclésiastiques des douze portes de Milan qui sont des archiprêtres, et qui ont tout le clergé partagé entre eux, s'assemblent dans une grande place ; et chacun d'eux ayant une liste de tous les ecclésiastiques qui sont sous sa juridiction, ils les appellent tout haut les uns après les autres par leurs noms. Ils sont tous obligés de répondre, et de venir se présenter. Si quelqu'un y manque, on le marque, et on lui envoie ce même jour-là un billet à sa maison pour payer les vingt écus pour son absence. Toute la cérémonie et le tour des églises étant fini, la procession s'en retourne à la cathédrale. Il est environ trois heures après midi quand elle rentre, et au son de la grosse cloche, chacun a la liberté de s'en retourner chez soi, et les sbires n'ont plus le pouvoir de les prendre. Le monde rit de les voir passer, et courir comme ils font pour aller dîner ; car ils n'ont jamais été si affamés. On voit que ces processions des Rogations leur déplaisent extrêmement parce que, premièrement, il n'y a rien à gagner. En second lieu, les dames n'y vont point. Troisièmement, il n'y a ni anges, ni figures, ni rien qui les puisse divertir et faire rire. En quatrième lieu, ils n'y peuvent pas aller revêtus d'ornements pompeux, mais simplement avec le surplis et le bonnet carré ; c'est ce qui fait que les séculiers ne font pas la moindre démarche pour les aller voir passer. Cinquièmement, la procession leur étant commandée sous de rigoureuses peines, c'est alors qu'ils ont moins d'attrait pour y aller ; car autant que les prêtres aiment de commander impérieusement aux autres, autant ont-ils de répugnance à obéir. En dernier lieu, il y a un peu d'incommodité à souffrir. Il faut qu'ils se lèvent de bon matin, qu'ils fassent bien des tours, et qu'ils chantent beaucoup sans boire et sans manger. C'est ce qui est fort contraire à leur humeur. Ils aiment bien mieux ces charmantes processions du Saint Sacrement. Celle du dévoilement de quelque image miraculeuse, ou le procession du Santo Chiodo qui se fait à Milan en été, où non seulement tout le peuple de la ville, mais encore tout ce qu'il y a de noblesse dans les villes et les provinces circonvoisines, s'y rend en foule pour la voir passer. Là il ne faut point de sbires pour les forcer d'y aller. Le cardinal y est lui-même en personne, et porte la relique du Saint-Clou. Leur tradition porte que c'est un des clous qui percèrent les membres adorables de Notre-Seigneur Jésus-Christ lorsqu'il fut attaché en Croix, et que le Grand Constantin par honneur fit mettre à la bride de son cheval. On le voit au travers d'un beau cristal posé sur un grand piédestal d'or pur parfaitement bien travaillé, et tout orné de pierres précieuses. C'est assurément une des plus belles pièces qu'on puisse voir, et si pesante que le cardinal avait bien de la peine à la soutenir. Ce clou est courbé comme ayant été mis en œuvre dans le fer de la bride. La réflexion que j'ai faite sur ce clou, est que par l'histoire même que les Papistes en font, il paraît que les reliques, et spécialement les instruments de la Passion de Notre-Seigneur, auxquels ils prétendent présentement que l'on doit rendre un culte de lâtrie (2), ne recevaient pas anciennement les honneurs divins ; puisque Constantin, ainsi qu'ils l'avouent, fit mettre ce clou à la bride de son cheval, qui n'était pas un honneur fort considérable. Il ne le fit pas élever sur les autels, comme il l'est à présent, et l'on ne fléchissait pas les genoux devant lui, comme les Papistes le pratiquent aujourd'hui ; car autrement il s'en serait suivi que partout où le cheval de Constantin aurait passé, l'on se serait prosterné en terre. C'est ce qui est absurde, et ce que l'histoire de ce grand empereur ne nous fait point connaître.

Puisque je suis insensiblement tombé sur les processions qui se font à Milan, je ne puis m'empêcher de vous faire la description d'une des plus fameuses qui s'y pratiquent la nuit du Vendredi saint. Cela se fait aux flambeaux, dans l'ordre qui suit. Après la croix et la bannière suivent les porteurs de croix. Ce sont des gens qui portent de grandes croix sur leurs épaules, de la longueur de quinze ou vingt pieds. Elles sont fort grosses, et fort pesantes en apparence : mais elles sont creusées par dedans, et ce ne sont que fort minces, collés ensemble. Cependant je veux bien croire qu'à cause de leur longueur et largeur, elles font raisonnablement la charge d'un homme, et même qu'elles embarrassent assez ceux qui les portent. Aussi disent-ils qu'ils font cela par un esprit de pénitence, et pour imiter Notre-Seigneur Jésus-Christ lorsqu'il porta Sa croix au Calvaire. Ils sont bien au nombre de trois ou quatre cents, et la plupart d'entre eux ont la corde au cou, et de grosses chaînes aux pieds qui traînent sur le pavé et font un bruit épouvantable. Ils ont le visage caché avec de grands capuchons. Ces porteurs de croix me font ressouvenir de certains hérétiques dont le cardinal Baronius parle dans ses Annales Ecclésiastiques (3), et que l'on appelait Cruciferi. Ils avaient pris à la lettre ces paroles de l'Évangile [de S. Luc] : «Et quiconque ne porte pas sa croix et ne me suit pas, ne peut pas être mon disciple.» C'est pourquoi ils avaient chargé de grosses croix sur leurs épaules, et courant comme des fous par les montagnes et dans les déserts, ils ne les quittaient point que la faim, la soif et la lassitude ne leur eût fait rendre l'esprit. Il est vrai que ceux qui se trouvent aux processions dont je parle, n'en viennent pas à ces extrémités : mais toujours il y a quelque sorte de ressemblance dans leur action.

Au milieu de ces porteurs de croix, on portait dans un brancard, une figure de Notre-Seigneur allant au Calvaire. Après ces porteurs de croix suivaient les disciplineurs. Ils avaient de même le visage couvert avec leurs grands capuchons ; et ayant le dos tout découvert, avec de grosses disciplines qu'ils tenaient des deux mains, ils se battaient continuellement, et faisaient découler le sang de leurs épaules d'une manière qui faisait horreur à la nature. On portait de même au milieu de ces fouetteurs, qui étaient un très grand nombre, une figure de la flagellation de Notre-Seigneur attaché à la colonne. Ensuite on voyait venir plusieurs compagnies de soldats, qui portaient leurs mousquets et leurs piques la pointe renversée en bas, et leurs étendards de même. Tous les tambours étaient couverts de drap noir, et ils les battaient par-dessus le drap, ce qui rendait un son fort lugubre. Après les soldats suivait une figure vivante de Notre-Seigneur ; c'était un jeune homme, revêtu d'une grande robe de pourpre, avec une couronne d'épines sur sa tête, et qui portait une grande croix sur ses épaules. Il y a environ une vingtaine de garçons de lui habillés en Juifs, qui faisaient cent postures et grimaces ridicules. On ne pouvait pas s'empêcher de rire à un spectacle qui aurait dû attendrir les cœurs, parce que rarement les représentations saintes chez les Papistes sont exemptes de profanation. On ne se mettait point à genoux devant cette figure parce qu'elle était vivante. Elle était suivie de toutes les confréries de la ville qui sont en très grand nombre. Ils marchaient deux à deux avec des cierges allumés en leurs mains, et après eux suivait une autre figure de Notre-Seigneur dans le tombeau. Lorsqu'elle passa, quoique'elle ne fût que de bois, tout le mode se mettait à genoux dans les rues pour l'adorer. Autour de cette statue marchait une troupe de dames habillées de deuil, qui tenaient leurs mouchoirs à leurs yeux comme si elles eussent pleuré. Après ces femmes on voyait venir les prêtres, et après eux une statue de la Vierge percée au cœur de sept grandes épées qui y étaient attachées ; ils appellent cela une «Notre-Dame de Pitié». Partout où elle passait, on lui faisait les mêmes adorations qu'à celle de Jésus-Christ même. Une foule de peuple fermait ensuite la procession.

Je sais que les Papistes excuseront ces sortes de processions, et même les exalteront par-dessus les nues, disant que ce sont de saintes représentations qui rafraîchissent dans nos esprits l'idée de ce qui se passa autrefois sur le Calvaire. Mais pour moi je crois que le temps qu'ils emploient à disposer et mettre en ordre ces sortes de processions, et que les autres mettent à les voir passer, serait beaucoup mieux employé à lire et à méditer avec respect, chacun chez-soi, sur la véritable histoire de la Passion de Notre-Seigneur pour en tirer des affections saintes. C'en serait là un moyen bien plus efficace que d'habiller un homme en Jésus-Christ, dont on fait comme une farce pour faire rire le peuple ; car c'est là la conclusion de tout. C'est de même que quand ils représentent cinq semaines après Pâques, l'Ascension de Notre-Seigneur Jésus-Christ au Ciel. Ils ont une grande statue de bois qui le représente. Ils l'attachent avec de grosses cordes par la tête, et à midi, le jour de l'Ascension, au son de toutes les cloches, en présence de tout le peuple ; des gens qui sont sur les voûtes de l'église tirent peu à peu les cordes et l'élèvent en l'air. Les prêtres pendant ce temps-là chantent l'antienne Viri Galilaei, quid admiramini aspicientes in coelum. Quand la statue est prête d'entrer dans le trou qu'on a fait exprès dans la voûte, il y a des hommes qui jettent du haut des galeries de l'église, environ vingt ou trente sceaux d'eau sur le nez de ceux qui regardent. Il y en a qui sont tous trompés, et tout le monde rit à gorge déployée. C'est là la fin de la belle cérémonie ou sainte représentation, ainsi qu'ils l'appellent.

J'ai vu pratiquer ceci particulièrement en Allemagne. J'y ai vu aussi un grand nombre de porteurs de croix et disciplineurs, comme en Italie. On pourrait croire aussi ces gens-là seraient animés d'un grand esprit de dévotion et de mortification. Mais m'étant appliqué à pénétrer ce que c'en est, j'ai reconnu que la plupart le font par intérêt, et sont payés pour se fouetter ; parce que ce serait une honte, si dans une procession de Carême ou de la semaine sainte, il n'y avait pas un grande nombre de fouetteurs et de porteurs de croix. D'autres le font parce que leurs confesseurs le leur enjoignent par pénitence. Je ne sais pas pourquoi les prêtres se font tant d'honneur de cela ; mais je les ai vus souvent s'entre-reprocher les uns aux autres, qu'il n'y avait point ou fort peu de disciplineurs dans leurs processions. Il se peut faire que par une sotte vanité, ils croient que la gloire de ces sortes de pénitences publiques, rejaillit sur eux comme en étant les auteurs ; et ils se glorifient ainsi, comme l'oiseau de la fable, d'une chose qui ne leur appartient pas. Ils sont bien aises de voir les autres se fouetter, mais pas un d'eux n'en veut donner l'exemple ; et je n'ai jamais vu ni moines, ni prêtres se fouetter en public. La plupart de ces fouetteurs et porteurs de croix, pour se rendre la pénitence plus tolérable, s'enivrent avant que d'aller à la procession. Il en arriva un grand inconvénient à Mayence du temps que j'y étais. Plusieurs de ces porteurs de croix étant ivres, jetèrent au milieu d'une procession leurs croix dans les rues, et s'assirent dessus, disant qu'ils les avaient assez portées, et qu'il fallait qu'elles les portassent à leur tour. Et plusieurs disciplineurs se mirent à chanter, à danser, et à rendre par la bouche le vin qu'ils avaient pris. La plupart étaient écoliers des Jésuites, et leurs régents les avaient forcés à cette mortification involontaire.

Par là, Monsieur, vous voyez que les Papistes veulent avoir toutes choses à leur fantaisie. Ils ont tantôt fait un nouvel Évangile. Ils interprètent les choses si matériellement, qu'à la fin ils tâcheront de persuader au peuple que porter la croix en ce monde, c'est d'aller en procession avec de grosses croix de bois sur les épaulés ; et ils soutiendront conséquemment que c'est hérésie de croire avec les Protestants, que la véritable mortification est celle d'un cœur contrit et humilié, d'une âme saintement affligée et repentante. Il est comme impossible de faire avouer aux Jésuites, et aux prêtres de l'Église romaine qui viennent en Angleterre, que ces sortes de sots exercices de dévotion, sont aujourd'hui la plus grande occupation de leurs Catholiques romains dans les endroits où ils prévalent par leur nombre. Ils sont si honteux d'avouer leurs folies, qu'il n'y a aujourd'hui presque tous les voyageurs qui les en puissent convaincre, en disant qu'ils ont vu de leurs propres yeux, ce que ces autres-là dénient impudemment par leurs bouches. C'est par un effet de cette même honte que quelques Jésuites italiens et allemands, traitèrent en ma présence de calomnie, un certain chapitre d'un livre, qui traitait d'une dévotion qui se pratique encore tous les ans en Italie et en Allemagne, au temps de Noël, qui est d'aller dans les églises remuer le berceau du petit Enfant Jésus. Cependant il n'y a rien de plus vrai, et je l'ai vu faire plusieurs fois. Ils font sur un autel, ou dans une chapelle de leurs églises, une représentation de l'étable de Bethléem, avec de grandes figures qui représentent la Vierge, S. Joseph, et l'Enfant Jésus couche dans Sa crèche. Les Italiens excellent particulièrement en ces sortes de représentations, et en font leur divertissement tout le temps de Noël, et les femmes ont permission d'aller d'église en église pour les voir ; et c'est là encore où se font les bons coups. Il y a assurément quelque chose qui recréé fort les yeux. On y voit des rochers, des fontaines, des forêts, des plaines fort naturellement représentées, et les bergers qui y paissent leurs troupeaux. On les voit venir de toutes parts par des défilés, pour faire des présents à l'Enfant Jésus. Tout cela est fort naturellement représenté, et il y a toujours quelque chose de plaisant pour faire rire. Mais le point principal où je veux venir, c'est qu'au berceau de l'Enfant Jésus, il y a plusieurs grands rubans ou cordons attachés, que le monde qui est là présent et à genoux, prend et tire fort dévotement pour faire remuer le berceau, de même que nous voyons que les nourrices ont coutume de faire quand elles bercent leurs enfants. Ensuite ils chantent ce qu'on appelle en italien la nà, nà, qui sont des chansons dont on se sert pour endormir les enfants : Dors mon petit Jésus, dors mon amour, dors nà nà, nà nà. Ce qui me surprenait c'était de voir quelquefois de vieux hommes, ou de vieilles femmes, se lever tout en colère lorsqu'elles entendent trop de bruit dans l'église, et dire que l'on se taire, parce que l'on réveiller l'Enfant Jésus, qui n'est pourtant qu'une petite figure de bois ou de carton peint. Enfin il y en a qui se déchaussent en entrant dans l'église, de peur de l'éveiller. Pendant tout ce temps-là les moines et les prêtres rient eux-mêmes en derrière, dans leurs sacristies, de toutes ces folies. Je ne les ai jamais vu prendre les cordons pour branler le berceau, et je suis sûr qu'ils auraient de la confusion de le faire. Et c'est peut-être dans ce sens-là qu'ils l'entendent, quand ils disent que cela ne se fait point, parce qu'ils ne le font pas eux-mêmes ; mais ils sont bien aises de voir le peuple occupé à cela pour leur donner du divertissement. Et ce petit jeu n'est pas même sans quelque profit pour eux : car il y a bien des gens qui apportent, les uns des œufs frais, les autres des poulets et des chapons pour faire des bouillons à la Vierge. Ils les mettent dans la sainte étable, proche de la statue. D'autres apportent des fromages et de grandes bouteilles de vins qu'ils mettent proche de S. Joseph. Enfin d'autres jettent des pièces de monnaie dans un grand bassin que les prêtres tiennent là exprès, et qui doivent servir, à ce qu'ils disent, pour les nécessités de l'Enfant Jésus.

Je me trouvai un jour à Mayence dans la sacristie des pères jésuites, avec cinq ou six de ces bons pères. Nous prenions plaisir à voir les présents que l'on venait faire à la crèche. Un pauvre paysan entre autres, apporta avec une grande simplicité et dévotion, une botte de foin, et la mit dans la sainte étable, entre le bœuf et l'âne. Les Jésuites qui s'en aperçurent, se dirent les uns aux autres : Fi, fi, il faut ôter cela vîtement ; cela ruinerait tout ; ils n'apporteraient plus que de l'herbe : Il vaut bien mieux qu'ils apportent de bons jambons et des langues de bœuf pour S. Joseph. Le sacristain courut pour l'ôter : mais le paysan s'y opposa, disant qu'il ne voulait pas que l'âne et le bœuf mourussent de faim. On lui dit pour l'apaiser, que l'Enfant Jésus ferait un miracle, et les soutiendrait par Sa vertu Divine. C'est ainsi que pour un misérable intérêt, ils abusent le pauvre peuple et le tiennent dans l'ignorance ; dont pour comble de malheur ils en font une vertu, qu'ils appellent simplicité et innocence. C'est à ces sortes de crèches, où j'ai dit dans ma lettre précédente que l'on fait prêcher de petits enfants. J'ai fait cette petite digression dans celle-ci qui ne vous sera peut-être pas désagréable.

Je reprends présentement le cours de nos processions, ou plutôt je finirai cette Lettre comme je l'ai commencée, en vous rapportant un autre dévoilement d'une image de la Vierge que j'ai vue à Milan, et que l'on disait qui ne se faisait que de cinquante en cinquante ans. Tous les corps de la ville et des environs l'allèrent visiter en procession, avec des cierges, des bourses, des présents, et des cérémonies presque semblables à celles que je vous ai déjà rapportées. Ce qu'il y a seulement de particulier, c'est que pendant tout le temps que l'image fut découverte, il y eut un grand concours de personnes possédées, et les prêtres étaient fort occupés dans tous les endroits de l'église à les exorciser. Les Papistes soutiennent que dans l'ordination leurs prêtres reçoivent la vertu de chasser les diables des corps, et que la pratique fait voir qu'effectivement ils y réussissent. Pour moi j'ai bien vu de ces sortes de possédés, et je me suis fort appliqué à les examiner ; mais je n'y ai rien découvert qui put me persuader que ce fût plutôt des opérations du Démon, que d'une forte imagination ou de quelque maladie violente. De plus, je n'ai presque jamais vu que des femmes possédées, et je voudrais bien savoir pourquoi le Diable les possédait plutôt que les hommes : mais la véritable raison de ceci, est qu'en Italie, les femmes sont particulièrement sujettes d'entrer dans des frénésies et étranges imaginations. Leurs pères et mères, ou leurs maris, les tiennent toujours enfermées dans des chambres ou dans des greniers, sans leur permettre de sortir que pour aller quelquefois à l'église. Comme avec cela, elles sont d'un tempérament fort chaud et amoureux, un objet agréable qu'elles auront vu par hasard de leurs fenêtres, ou à la messe, les transporte si fort qu'elles en sont toutes possédées, et non pas du Démon. Elles y pensent fortement jour et nuit, et la force de leur imagination faisant une merveilleuse impression sur les esprits vitaux, elle les échauffe et les confond ; et de là s'ensuit le désordre dans le corps, et les convulsions. L'église dont je parle était remplie de ces sortes de possédées. J'aperçus entre autres dans une des chapelles une fort belle demoiselle qui se battait continuellement la poitrine avec la main, et criait comme si elle eût senti quelque chose qui l'étouffait. Elle avait plusieurs autour d'elle qui lisaient les exorcismes. Surtout il y avait là un fort joli prêtre qui faisait des merveilles. La possédée n'en voulait qu'à lui ; et lorsqu'il la touchait, le Diable vaincu apparemment par la force de ses exorcismes, cessait de la tourmenter. Je m'étonnai de la liberté que ce jeune monsieur prenait avec sa possédée ; car quelquefois il la tenait embrassée par le corps, il lui maniait les bras, et lui donnait presque continuellement de petits soufflets sur les joues. Ils disent que le Diable, qui est un esprit orgueilleux, ne peut pas souffrir qu'on l'humilie ; c'est pourquoi ils ont coutume de souffleter et d'injurier les possédées. Les autres prêtres qui étaient autour de celle-ci, étendaient quelquefois la main pour la souffleter, mais la possédée entrait en rage et ne pouvait pas les souffrir ; de sorte qu'ils étaient obligés de se contenter d'injurier le Diable, tandis que le jeune prêtre le battait sur les joues de la demoiselle. Ce procédé excita même de la jalousie entre eux, et un des vieux prêtres dit au plus jeune avec une raillerie piquant : Dom Pietro, je vois bien que ce Diable n'en veut qu'à vous, et je crois que vous vous accorderiez bien ensemble. Enfin n'en déplaise aux prêtres de l'Église romaine, on ne voit pas pouvoir absolu qu'ils prétendent avoir sur les diables, si bien avéré qu'ils voudraient bien le donner à entendre au peuple. J'ai bien vu des possédées et des exorcismes : mais je n'ai jamais vu de délivrance. Je sais que l'on dit qu'il y a plusieurs gueux qui contrefont les possédés, afin de pouvoir obtenir par ce moyen une bonne subsistance ; et ceux-là, je ne doute point que les prêtres ne les délivrent tous. Cela donne beaucoup de crédit aux images mystérieuses que l'on ne découvre que de cinquante en cinquante ans.

Je laisse ici les possédés, pour venir enfin à la conclusion des processions papistes. Ils les définissent, comme j'ai déjà au commencement de ma Lettre, un acheminement du peuple d'une église à une autre, sous la conduite des prêtres, avec la croix et la bannière, pour invoquer l'assistance extraordinaire de Dieu. Mais en vérité, Monsieur, suivant tout ce que je viens de vous en rapporter, ne vous semble-t-il pas qu'elles seraient mieux définies, de magnifiques promenades inventées pour mettre en crédit les moines et les prêtres, et abuser le peuple à leur profit ? Nous n'avons aucun exemple de ces sortes de processions dans premiers siècles de l'Église. C'est une invention du cerveau des papes, et je crois que S. Grégoire le Grand fut le premier qui les institua dans un temps de peste. Elles se firent de son temps avec assez de modestie et de simplicité : mais ensuite le luxe et l'ambition des ecclésiastiques les ont si fort amplifiées, qu'il est aisé de juger qu'elles ne servent que pour leur donner de l'avantage et les faire triompher par-dessus les séculiers. Elles servent mêmes comme des marques publiques d'honneur pour les distinguer entre eux. Il n'y a rien dont ils soient plus jaloux que d'avoir la préséance dans les processions : les prêtres et les moines s'entre-plaident cruellement sur ce sujet ; et quelquefois il s'y passe bien du désordre, comme il arriva il a quelques années à Dijon, ville de Parlement en France, où les moines de S. Benoît ayant entrepris d'aller en procession avec de grosses cannes en leurs mains, comme une marque d'autorité sur le reste du Clergé, et dont ils se servaient quelquefois pour faire avancer les prêtres ; les chanoines de la Sainte-Chapelle se soulevèrent, et il y eut avec les croix et les bannières une furieuse escarmouche. L'ordre de la procession est que les moins considérables marchent les premiers, et les plus élevés en dignité suivent après ; de sorte que l'évêque marche le dernier de tous. Les Jésuites étant venus si nouvellement dans l'Église de Rome, et ne pouvant pas obtenir le premier rang dans les processions, y ont renoncé absolument et ne s'y trouvent point. Il n'y a qu'à Venise où le Sénat les oblige d'y aller : Et pour n'être point mêlés parmi les prêtres, ou parmi les moines, ils ont choisi dans la marche d'aller parmi les gens de métier. Les savetiers, les cordonniers et les tailleurs vont les premiers ; ensuite viennent les Jésuites, qui sont suivis des autres métiers.

Je finirai ici ma Lettre, et sans vous arrêter par une longue morale, je dirai seulement qu'étant une chose manifeste et visible, que ces sortes de processions dans l'Église de Rome, ne se font que pour servir à l'ambition et à l'intérêt temporel des ecclésiastiques ; les meilleures processions que l'on puisse faire ne sont pas d'aller d'église en église, mais de vertu en vertu jusqu'à la montagne du Seigneur qui est l'éternité bienheureuse. Optima processio fit procedere de virtute in virtutem usque ad montem Domini.

_____________________________________

[Notes de bas de page.]

1. Le Porticato di San Luca, le portique le plus long du monde (3,7 km ; 666 arcades et 15 chapelles), fut construit de 1674 à 1739 d'après le dessein de l'architecte Giovanni Monti.

2. Le culte de lâtrie n'est dû qu'à Dieu : par contraste, le culte de dulie est celui adressé aux saints.

3. Cesare Baronio, naquit à Sora le 30 août 1538, fut nommé confesseur du pape Clément VIII en 1594, créé cardinal dans le consistoire du 5 juin 1596, nommé bibliothécaire du Vatican en 1597, et mourut à Rome le 30 juin 1607 ; celui-ci est l'auteur des Annales ecclesiastici en douze tomes (1588-1607).


«Tromperies des prêtres et des moines de l'Église romaine en Italie» :
Index et Carte ; 8e Lettre

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]