LES MOINES :

opéra bouffe en trois actes d'un Jésuite indéterminé proche du

collège de Clermont, dit Louis-Le-Grand ; écrite vers 1707-1708.

PERSONNAGES.
P. ABSOLU, prieur.
P. SABLANT, discret.
P. VENTRU, discret.
P. VINEUX, discret.
P. FRINQUANT, discret.
P. LUC, bigot.
F. FRICASSE, cuisinier.
F. MATOIS, principal quêteur.
F. AUBAINE, principal quêteur.
F. RÉPONDANT, sacristain.
F. SERINGUAT, apothicaire.
F. DE LA PORTE, portier.
F. SOIGNEUX, infirmier.
F. COUTURE, couturier.
F. BIBERON, celérier.
F. FAISTOUT, sonneur.
F. GÂTEPÂTE, pâtissier ; postulant.
F. LAVIGNE, bon bourgeois ; postulant.
F. CHICANNEAU, fils de procureur ; postulant.
F. FRIBOURG, Suisse ; postulant.
AUTRES RELIGIEUX.


SOMMAIRE.

La scène est à Paris, dans le couvent des Carmes.

ACTE PREMIER. Les moines sont d'abord représentés prêts d'entrer à table et transportés par avance des plaisirs qu'ils vont goûter. Mais la vue d'un seul moine bigot et scrupuleux qui semble les condamner, interrompt cette joie. Le prieur le chasse et le fait discipliner. On se met à table où l'abondance du vin et la joie qu'on a reprise est pleinement prodiguée. L'allégresse augmente à la vue des frères quêteurs qui reviennent de la ville. Mais elle se tourne en fureur lorsqu'on aperçoit les besaces vides et que les frères ont tout dévoré. Les tables sont renversées et les coupables poursuivis et disciplinés sans miséricorde.

ACTE DEUXIÈME. Le bigot et les quêteurs disciplinés viennent pousser des lamentations et des regrets touchants. Ils se consolent réciproquement et entreprennent enfin de se venger. Ils s'encouragent par une chanson ou chamade de tambour, où chaque frère dit son couplet. Ils finissent par une descente tumultueuse à la cave, où les tonneaux sont misérablement culbutés et enfoncés.

ACTE TROISIÈME. Le prieur, enseveli dans un profond sommeil, est éveillé par des cris qui lui apprennent la vengeance des convers animés par le bigot, et le désordre de la cave. Il se lamente d'une maniere touchante, puis il s'anime au combat. Les frères montrent encore plus de courage. Alors tout le couvent est divisé en deux partis contraires et prêt d'en venir à de grandes extrémités. Mais le prieur tâche de changer cette disposition par des discours pathetiques et par l'aspect d'une bouteille d'un meilleur vin. Les frères commencent à être attendris, et cette scène finirait sans catastrophe si le bigot vindicatif n'eut arraché la broche des mains du cuisinier et n'eut rompu impitoyablement la bouteille du prieur. Ce débris donne lieu à de tristes lamentations qui sont suivies de la reconciliation générale du couvent. La pièce finit par un cantique de joie chanté par tous les moines ensemble.


ENTRÉE.

Ça du vin, du vin,
Qu'il est matin.
Mais chez le bon Grégoire,
Il est toujours, mes chers amis, l'heure de boire.
Ma foi, donnez, et moi je vais trinquer pour vous.
De mon flacon j'entends déjà les glous, glous, glous.
Glous, glous, glous.
Ecoutez tous :
Qu'il est doux ;
C'est un réveil matin pour des gens comme nous.
Fut-ce à minuit,
Quel buveur peut au bruit,
Ne pas sortir du lit.
Sus, sus,
C'est Bacchus
Qui nous offre son jus.
Où sont tous nos valets !
Jamais, jamais
On ne les trouve prêts,
Au defaut des godets,
Prêts en tous nos bonnets.
Buvons à longs traits.
Ah ! Dieux ! qu'il est frais.
Sans ce jus dans les cieux,
Que feraient les dieux ?
Sans faire comme eux,
Peut-on etre heureux ?
Tout boit la haut,
Comme il faut.
Pourquoi ne boirions nous pas,
Ici bas ?
Goûtons la douceur
De cette liqueur ;
Elle va droit au cœur
Dans un long repas.
Il faut déjeuner
Jusqu'au dîner.
C'est à vous, au palais,
À vider les procès,
Avocats ;
Nous vidons les pots et les plats.
Cherchez le trépas
Dans les combats,
Le verre à la main nous faisons plus de fracas,
Guerriers.
Ce n'est qu'aux cuisiniers
Que doivent servir les lauriers.
Que Mars cède à Bacchus,
Laissons là Venus.
Sans tant de soupirs,
Goûtons d'autres plaisirs :
Paraissez nos amours, dindons et chapons,
Jambons, saucissons, champignons.
Que voit-on dans les plus beaux lieux,
Dans les champs ou dans la ville,
Qui contente plus les yeux ?
Chez nous il n'est rien qui ne brille.
Ah ! les rois sur le trône assis
N'ont pas plus de rubis.


ACTE PREMIER.

Le théâtre représente une salle de monastère où les moines sont assemblés.


SCÈNE I.
LE PRIEUR, LES MOINES.

P. SABLANT — 1° DISCRET.
Tout repond à nos vœux. Ah ! vive dom Prieur,
Qui met sa gloire
À faire boire
Aujourd'hui du meilleur.
Ah ! vive dom Prieur !
Qui met sa gloire
À faire boire
Aujourd'hui du meilleur.

P. VENTRU — 2° DISCRET.
Allons tous célébrer une fête si belle ;
Laissons aux novices le chœur.
Notre superieur au cellier nous appelle,
Et d'un flacon qu'il tient nous offre la liqueur.

CHŒUR DES MOINES.
Ah ! vive dom Prieur !


SCÈNE II.
LE PRIEUR, LES MOINES, LE CUISINIER.

F. FRICASSE — LE CUISINIER.
Mes pères, tout est prêt.

CHŒUR DES MOINES.
Bénissons le Seigneur.

LE PRIEUR.
Ah ! de tant de gosiers que faut-il que j'espère ?
Au prix de cent flacons puis-je les satisfaire.


SCÈNE III.
LE PRIEUR, LES MOINES, UN BIGOT.

LE PRIEUR.
Que veut ce buveur d'eau, ce bigot aux yeux doux ?

CHŒUR DES MOINES.
Au moyse, au moyse, une grêle de coups (1).

P. SABLANT — 1° DISCRET.
Le vin pur lavera son crime.

LE PRIEUR.
Non, qu'il sorte.

P. LUC — LE BIGOT.
Prieur, de mes berthes jaloux,
Faut-il donc que mon dos devienne ta victime !

Le théâtre change et représente un réfectoire où le prieur
et les moines sont à table tenant chacun une bouteille.

SCÈNE IV.
LE PRIEUR, LES MOINES.

LE PRIEUR.
Doux breuvage !

P. SABLANT — 1° DISCRET.
Voyez le maître de ces lieux.
Déjà le vin fort par ses yeux.

LE PRIEUR.
Quiconque m'aime
Fasse de même.

CHŒUR DES MOINES.
Quiconque l'aime
Fasse de même.
Qu'à nos autels le peuple offre ses vœux,
Les seuls moines ont droit d'être toujours heureux
Aux armes, aux armes, aux armes !
À coups de verres et de pots,
Parmi nous on se bat sans craindre les alarmes.
Soyons en liberté, quittons chappes et frocs.
Aux armes, aux armes, aux armes !

LE PRIEUR.
Qui boit ce pot d'un trait doit passer pour héros.
Nobles guerriers, troupe fidèle,
Vous qui dans le dortoir partagez mon repos,
À trinquer comme moi montrez le même zèle.

CHŒUR DES MOINES.
Aux armes, aux armes, aux armes !
À coups de verres et de pots,
Parmi nous on se bat sans craindre les alarmes.
Soyons en liberté, quittons chappes et frocs.
Aux armes, aux armes, aux armes !

P. SABLANT — 1° DISCRET.
Bientôt frère François reviendra de la quête,
À remplir le cellier il borne ses desirs ;
Il trouve en cent endroits toujours bouteille prête.
Buvons tous, il saura fournir à nos plaisirs.

CHŒUR DES MOINES.
Aux armes, aux armes, aux armes !
À coups de verres et de pots,
Parmi nous on se bat sans craindre les alarmes.
Soyons en liberté, quittons chappes et frocs.
Aux armes, aux armes, aux armes !

P. VENTRU — 2° DISCRET.
C'est assez, attendons le bon frère Matois ;
Père Felix, faites merveilles ;
Dansez, sautez au fond de nos bouteilles ;
Chantez, joignez-vous à moi.

P. VINEUX — 3° DISCRET.
Des plaisirs que le froc nous donne
Ne laissons pas échapper un moment.
De grands rois ont quitté la couronne
Pour la paix d'un couvent.
Les jeux de cuisine
Partagent le jour
Dans ce doux séjour.
Va-t-on à matine,
L'on boit au retour.

P. FRINQUANT — 4° DISCRET.
Berthe, peu fine,
Tu nous crois bien fous
De nous fouetter tous.
De la discipline,
Crois-tu que les coups,
Soient pour nous ?
Souvent les bons pères,
Pour duper les sots,
Frappent les carreaux,
Ou leurs scapulaires,
Mais jamais le dos,
Mais jamais le dos.

SCÈNE V.
LE PRIEUR, LES MOINES, LES QUÊTEURS.

LE PRIEUR.
Venez, frère Matois, avec le frère Eugène,
Entrez, fameux quêteurs, venez, venez à nous.
La paix soit avec vous,
Si la besace est pleine.

P. SABLANT — 1° DISCRET.
Les ris, les jeux
Sont pour les moines,
Les ris, les jeux,
Tous les plaisirs sont faits pour eux.
À quoi pensaient autrefois les Antoines
D'être toujours bourrus, jamais joyeux ?
Vous avez beau nous vanter les chanoines.
Nous buvons et chantons comme eux.
Les ris, les jeux
Sont pour les moines,
Les ris, les jeux,
Tous les plaisirs sont faits pour eux.

P. VENTRU — 2° DISCRET.
Frère François, frère Lamule,
Frère François
Quête pour deux et boit pour trois,
Quelque dévot qu'il soit en sa cellule.

P. VINEUX — 3° DISCRET.
Vous avez bu,
Bon frère Aubaine,
Vous avez bu,
Et mis plus d'un broc sur le cul ;
Vous ne pouvez vous soutenir qu'à peine.

P. FRINQUANT — 2° DISCRET.
Le gros tonneau
Que porte Eugène,
Le gros tonneau
Crève de trop le vin nouveau.
Nous nous trompons, amis, c'est sa bedaine.

(Les moines, s'apercevant que les besaces des quêteurs sont vides, entrent en fureur.)

CHŒUR DES MOINES.
Aux armes, aux armes, aux armes,
Donnons cent coups à ces cafards.
Le vin qu'ils nous ont bu doit leur coûter des larmes
Ils ont bu tout le vin aumôné pour les Carmes.
Aux armes, aux armes, aux armes !
La discipline en main, frappons de toutes parts.
Aux armes, aux armes, aux armes !

(Ils sortent tous en désordre.)

PREMIER INTERMÈDE :
CONFIRMATION D'UN PRIEUR DANS SA CHARGE.

LE PRIEUR, LES MOINES.

LE PRIEUR, sur l'air de Joconde : (2).
À tout le chapitre assemblé,
Je viens demander grâce.
Pères, mon temps est écoulé,
Il faut remplir ma place ;
Cherchez quelqu'un qu'à cet emploi
Son mérite destine,
Et pour toujours confinez-moi
Au fond d'une cuisine.

P. SABLANT — 1° DISCRET.
Ah ! que nous dites-vous, prieur,
Et que pensez-vous faire ?
Quoi donc, aurions-nous le malheur
De perdre un si bon père ?
Vous êtes sans cesse à nos yeux
Un bel exemple à suivre.
Jamais prieur ne vécut mieux
Et n'apprit mieux à vivre.

LE PRIEUR.
Aux honneurs ne m'élevez pas ;
C'est à moi de descendre.
La cave est le lieu le plus bas :
C'est où je dois prétendre.
Voulez-vous au peu que je vaux,
Pères, rendre justice ;
Que le soin de rincer nos pots
Soit mon unique office.

P. VENTRU — 2° DISCRET.
Nos moines cesseront plutôt
D'aimer la bonne chère,
D'unir les biens de leurs dévots
Aux biens du monastère ;
Plutôt Grégoire à table assis
Dira sa patenôtre,
Plutôt nous perdrons nos rubis,
Que d'en élire un autre.

CHŒUR DES MOINES.
Plutôt nous perdrons nos rubis,
Que d'en élire un autre.

LE PRIEUR.
Un simple moine sans chagrin,
Dort quand son prieur veille.
Sans s'informer d'où vient le vin,
Il suce la bouteille ;
Mais moi, qui sais ce qu'à remplir
Notre cave me coûte,
Je perds la moitié du plaisir
Qu'à la vider on goûte.

P. SABLANT — 1° DISCRET.
Après avoir mis à grands frais,
Du vin dans les barriques,
Aux liens ne l'épargner jamais,
Ce sont faits héroïques.
Le prieur, toujours des premiers,
Avale sa pitance ;
Et pour donner cœur aux derniers,
Souvent il recommence.

CHŒUR DES MOINES.
Le prieur, toujours des premiers,
Avale sa pitance ;
Et pour donner cœur aux derniers,
Souvent il recommence.

P. VENTRU — 2° DISCRET.
Polycarpe vous nomme encore
Prieur pour cette année,
Et de Grégoire et de Victor
La voix vous est donnée ;
Père Nicaise de Merlaix
Ajoute son suffrage.
Nous sommes les quatre discrets.
En faut-il davantage ?

P. VINEUX — 3° DISCRET, sur l'air d'Amadis : (3).
Vous ne devez plus prétendre
Qu'au soin de nous rendre heureux.
Cédez à nos vœux.
Pourquoi vous en défendre ?
Cédez, cédez, il est temps de vous rendre ;
Cédez, rendez-vous,
Les discrets sont pour vous.
D'un père si doux
Quel plaisir ne doit-on pas attendre ?

LE PRIEUR.
Ciel ! quel triste destin aux honneurs me rappelle !
Puis-je ignorer quels soins sont prêts de m'accabler
Ah ! tairez-vous, mon cœur rebelle,
Trop de pleurs viennent de couler ;
Ma resistance est criminelle.
Ça du vin, il m'en faut pour vous renouveler
Mille serments d'une amour paternelle,
Je sens revenir tout mon zèle.
Je puis, moi seul, tout avaler.
Non, vous ne pouvez pas flatter ma peine extrême.
Ambitieux desir d'un emploi glorieux,
La gloire qui m'attend ne peut plaire à mes yeux.
Avoir un doux repos, voilà tout ce que j'aime
Toi qui m'as soutenu toujours
Dans mes travaux passés, mon unique recours
Flacon, tu peux encore
M'aider dans les travaux qui reprennent leur cœur
Accorde à dom Prieur le recours qu'il implore.

F. FRICASSE — LE CUISINIER, sur l'air des Ennuyeux : (4).
Pour préparer bien le repas,
Un peu de temps m'est necessaire.
Pères ne consentez-vous pas.
Que votre dîner se défère.

LE PRIEUR.
Soit ; mais que les ragoûts piquant
Réparent la perte du temps.
De changer le couvent entier,
Que tout nouveau prieur se pique ;
À renouveler le cellier,
Il suffira que je m'applique.
Je laisse à chacun son emploi,
S'il n'en veut un autre de moi.

UN MOINE, sur l'air En nous enlevant Villeroy : (5).
Je puis être un fort bon quêteur,
Avec ma doucereuse mine ;
J'aime à courir, je suis flatteur,
Je puis être un fort bon quêteur,
S'il faut un doux exterieur
Pour imposer à la béguine.

AUTRE MOINE.
Chez nous, ceux-là sont grands seigneurs,
Qu'à quêter le couvent destine,
On brigue à l'envi leurs faveurs.
Leur dos, trop nécessaire ailleurs,
Est exempt de la discipline.

LE PRIEUR.
Il faut avoir de grands talents
Pour bien réussir à la quête.
Il s'agit d'appauvrir les gens :
Il faut avoir de grands talents.

P. SABLANT — 1° DISCRET.
Père, Dieu merci je me sens
Bonne main, bon dos, bonne tête.

CHŒUR.
Il faut avoir de grands talents
Pour bien réussir à la quête.
Il s'agit d'appauvrir les gens :
Il faut avoir de grands talents.

UN MOINE.
Quand nous avions frère François,
C'était toujours nouvelle aubaine ;
Chaque jour était jour des Rois.
Il sortait de chez les bourgeois
Toujours besace et panse pleines.

CHŒUR.
Quand nous avions frère François,
C'était toujours nouvelle aubaine ;
Chaque jour était jour des Rois.
Il sortait de chez les bourgeois
Toujours besace et panse pleines.

LE PRIEUR.
Il faut qu'il revive dans vous,
Ce quêteur d'heureuse mémoire,
Pour ramener un temps si doux.
Pour faire souvent de bons coups,
Tenez, lirez bien son grimoire ;
Il faut qu'il revive dans vous,
Ce quêteur d'heureuse mémoire.

F. FAISTOUT — LE SONNEUR.
À matin il ne vient personne,
Cependant je sonne à minuit.
Lorsqu'en paix vous dormez au lit,
Pourquoi faut-il qu'on carillonne,
Lorsqu'en paix vous dormez au lit,
Pourquoi faut-il qu'on faire tant de bruit ?

LE PRIEUR.
Petit frère, on vous le pardonne,
Vous serez un jour mieux instruit.
Sonnez bien comme on vous l'a dit.
Ce n'est pas pour nous que l'on sonne.
Pour nos voisins nous faisons tout ce bruit.

CHŒUR.
Sonnez bien comme on vous l'a dit.
Ce n'est pas pour nous que l'on sonne.
Pour nos voisins nous faisons tout ce bruit.

UN MOINE.
Je ne serai jamais si sot
Que de renoncer à la cave ;
Quoi, cesser de remplir le pot !
La cave fût-elle un cachot
Plus noir que celui d'un esclave.
Je ne serai jamais si sot
Que de renoncer à la cave.

F. BIBERON — LE CELÉRIER.
Un celérier ne suffit pas
Dans un couvent comme le nôtre ;
Il a trop de gens sur le bras.
Sans cesse il faut doubler le pas,
Tantôt pour l'un, tantôt pour l'autre.

CHŒUR.
Un celérier ne suffit pas
Dans un couvent comme le nôtre ;
Il a trop de gens sur le bras.
Sans cesse il faut doubler le pas,
Tantôt pour l'un, tantôt pour l'autre.

UN MOINE.
Pour suppléant dans son emploi
Votre celérier me redoute ;
Cependant s'il voulait de moi
J'aurais soin du vin, sur ma toi ;
Je n'en perdrais pas une goutte.

LE PRIEUR.
Vous êtes un bon celérier ;
Quand à la cave il faut descendre,
Vous ne vous faite point prier ;
Mais pour vous tirer du cellier
On dit qu'il vous faut trop attendre.

LE BIBLIOTHÉCAIRE.
Pourquoi changerais-je d'emploi,
Moi qui suis bibliothécaire ?
Nul ne dort plus en paix que moi
Quoi que l'on en dire, je bois
Bien plus de vin que de poussière.

UN MOINE.
La bibliothèque est chez nous
Un desert de la Thébaïde
Pour servir d'asile aux hiboux.
Au bonnet nous renonçons tous,
Mais surtout quand le pot se vide.

LE PRIEUR.
D'un savoir ridicule et vain,
Chez nous est bien sot qui s'enivre.
En est-on mieux, quand on est plein,
J'ai souvent dit, tenant en main,
Un gros flacon au lieu d'un livre.

UN MOINE.
Le cerveau d'un moine savant
Produit toujours quelque folie ;
Loin tout ce qui rempli de vent
Si l'on m'en croit dans le couvent,
On ne sera point d'hérésie.

LE PRIEUR.
Ce sont meubles fort superflus
Que ceux qu'à garder on vous donne.
Nos livres ne se lisent plus,
Parmi les livres défendus,
Mettez-les tous, je vous l'ordonne.

CHŒUR.
Ce sont meubles fort superflus
Que ceux qu'à garder on vous donne.
Nos livres ne se lisent plus,
Parmi les livres défendus,
Mettez-les tous, je vous l'ordonne.

LE PRIEUR, au cuisinier.
Trop de soin nous accable,
Sonnez le repas.
Du chapitre à la table,
Il ne faut qu'un pas.

CHŒUR.
Trop de soin nous accable,
Sonnez le repas.
Du chapitre à la table,
Il ne faut qu'un pas.

UN MOINE.
Ah ! qu'avant le repas, il est doux de sonner ;
Ce doux son nous donne la vie.
Au couvent, jamais on n'oublie
Le temps marqué pour le dîner.

CHŒUR.
Ah ! qu'avant le repas, il est doux de sonner ;
Ce doux son nous donne la vie.
Au couvent, jamais on n'oublie
Le temps marqué pour le dîner.

LE PRIEUR.
Je bois tout mon ordinaire
Et fais mes quatre repas.
Pères, n'est-ce pas
Garder la règle entière?
Vivez, vivez, ma vie est régulière ;
Vivez tous comme moi.
Buvez comme je bois,
C'est ma seule loi.
Chers enfants, imitez votre père.

UN MOINE, sur l'air Lully est mort,... : (6)
Le Procureur de notre monastère
À toujours quelque affaire.
Quand on est au chœur,
Un feutre gris
Lui tenant lieu de frère,
Il court tout Paris
Le plus souvent.
C'est tout ce qu'il peut faire
De boire au couvent.


ACTE DEUXIÈME.


SCÈNE I.
LE BIGOT, DEUX MOINES.

P. SABLANT — 1° DISCRET.
Une autre fois nous vous servirons mieux.
Poussez seul en secret des soupirs vers les cieux ;
L'eau que vous avalez vous rend la peau trop tendre,
Vous saignez pour un coup ou deux ;
Le retour sera plus heureux,
Au nom de buveur d'eau si vous osez prétendre.

P. LUC — LE BIGOT.
Craignez, craignez qu'enfin le Ciel ne vous punisse.
Jusqu'ici, pour le retenir,
Ingrats, j'avais porté la haire et le cilice ;
Mais mon sang répandu l'oblige à vous punir.

P. VENTRU — 2° DISCRET.
Mon bras vaut mieux qu'une haire ;
Il offre à redoubler ses coups.

P. LUC — LE BIGOT.
Satan vous tente, mon frère,
Sortez et fuyez loin de nous.


SCÈNE II.
LE BIGOT, seul.

Vengeons-nous d'eux en leur absence,
Trinquons, comme en secret je le fais quand je puis.
Mais helas ! cruelle vengeance !
On me croyait dévot ; on verra qui je suis.
Lâche ! que t'a servi cet air de penitence ?
À chanter tout au plus quelque antienne au lutrin.
Mais ceux-là sont prieurs, qui dans leur large panse
Savent, à plus grands flots, faire couler le vin.
Non, ne nous cachons plus : c'est manquer de courage ;
Bouteilles, pardonnez, j'ai rougi d'être à vous.
De me voir grand Berthier le prieur est jaloux (7) ;
Qu'il crève, l'ingrat, qu'il enrage
De me voir un buveur plus illustre que tous.
Qu'entend-je ! prend-on ma querelle ?
Ah ! beau nom de dévot faudra-t-il te changer ?
Des quêteurs en courroux, c'est la troupe rebelle.
Plaire au Ciel que leurs bras s'arment pour me venger !


SCÈNE III.
LE BIGOT, LES QUÊTEURS.

F. MATOIS — 1° QUÊTEUR.
Non, jamais pénitent, pendant tout un carême,
Ne fut traité si rudement.
Les traîtres, qu'au cellier j'ai mis cent fois à même,
Craignaient de frapper doucement.
Oh ! le cruel tourment.

F. AUBAINE — 2° QUÊTEUR.
Pourquoi cette dure peine ?
Ce matin, sous le faix d'une besace pleine,
Mon dos, mon large dos pliait à tout moment,
Et j'ai cru que dans ma bedaine
Je porterais ce poids plus aisément.
Fut-il jamais crime plus pardonnable ?
Les chapons, les poulets, tout leur parlait pour nous
Le Prieur, assis à table,
N'a jamais rien voulu nous donner que des coups.

P. LUC — LE BIGOT.
Le Ciel nous sera favorable,
Quêteurs, le père Luc se declare pour vous.
Un prieur est redoutable ;
Mais on sait ce que peut un dévot en courroux.

F. MATOIS — 1° QUÊTEUR.
Non, jamais capucin, fût-ce un novice même,
Ne fut traité si rudement.

F. AUBAINE — 2° QUÊTEUR.
Ah ! frères, le vin seul, à ma douleur extreme,
Peut donner du soulagement !

CHŒUR DES QUÊTEURS.
Oh ! le cruel tourment !
Non, jamais capucin, fût-ce un novice même,
Ne fut traité si rudement.

F. MATOIS — 1° QUÊTEUR.
Prend-on frère Matois pour quelque Nicodème
Qu'on peut choquer impunément ?

CHŒUR DES QUÊTEURS.
Oh ! le cruel tourment !
Non, jamais capucin, fût-ce un novice même,
Ne fut traité si rudement.


SCÈNE IV.
LE BIGOT, LES QUÊTEURS, UN TROISIÈME.

3° QUÊTEUR, un pot à la main.
Quel spectacle !
Quel spectacle charmant pour le frère Matois !
Le pot que j'ai sauvé de leurs mains inhumaines
Ne peut-il pas servir de remède à nos peines ?
Chers amis, vidons-le nous trois.
Tandis que ces bourreaux m'étrillaient au moyse,
Je le cachais dans ma chemise.
Ce pot eût calmé leur courroux ;
Mais j'aime plus le vin que je ne crains les coups.
Quand on obtient ce qu'on aime,
Qu'importe, qu'importe à quel prix !
Que tout le couvent, surpris,
Condamne la soif extrême,
Qui coûte tant de sang à nos dos tout meurtris.

F. MATOIS — 1° QUÊTEUR.
Je meurs, helas ! Adieu, cave que j'ai remplie.

3° QUÊTEUR.
Sans boire encore un coup ne quittons point la vie.

F. AUBAINE — 2° QUÊTEUR.
Ah ! rongeons à venger de si vives douleurs.

3° QUÊTEUR.
Ah ! noyons dans ce pot nos soupirs et nos pleurs.


SCÈNE V.
LE BIGOT, LES QUÊTEURS, LES FRÈRES ARMÉS.

P. LUC — LE BIGOT.
Vengeons-nous du Prieur,
Qui n'épargne personne.

UN FRÈRE.
Nos moines courroucés
N'ont rien qui nous étonne.

P. LUC — LE BIGOT.
Tous les convers armés
Nous offrent leur secours ;
Sonnez, tambours.

F. RÉPONDANT — LE SACRISTAIN.
Je veux seul par leur défaite,
Les reduire à la buvette,
Ponpatapon, patapatapon ;
Je savons comme on se bat :
N'ons-je pas été goujat ?
Poulets, vous craignez ma brette.
Ponpatapon, tarara ponpon.

F. SERINGUAT — L'APOTHICAIRE.
À donner tant de clystères,
Qu'as-tu reçu de nos pères ?
Ponpatapon, patapatapon ;
Dans leur ventre un anodin
Faisait faire place au vin,
Place qui ne durait guère
Ponpatapon, tarara ponpon.

F. DE LA PORTE — LE PORTIER.
Quoi qu'il entre ou quoi qu'il sorte,
J'ai droit de dîme à la porte.
Ponpatapon, patapatapon ;
Mais c'est la clef du cellier,
Dont le Prieur est portier,
Qu'il faut surtout que j'emporte.
Ponpatapon,tarara ponpon.

F. SOIGNEUX — L'INFIRMIER.
Puisqu'à la pitance on touche,
Et qu'on nous prend par la bouche,
Ponpatapon, patapatapon ;
Tamponnez-les moi d'abord,
Et sans attendre leur mort,
Au tombeau qu'on me les couche.
Ponpatapon, tarara ponpon.

F. COUTURE — LE COUTIER.
Le frère Eugène en colère,
Veut combattre à sa manière,
Ponpatapon, patapatapon ;
Ils n'auront chausses ni froc ;
Ma foi, cela leur est hoc,
Et l'on verra leur derrière.
Ponpatapon, tarara ponpon.

LE SOMMELIER.
À rôtir pour leur mâchoire
Ne mettons plus notre gloire,
Ponpatapon, patapatapon ;
Ils voudraient bien, les ingrats,
Que nous n'eussions que des bras
Et point de gosiers pour boire.
Ponpatapon, tarira ponpon.

F. FRICASSE — LE CUISINIER, tenant une broche.
Le bras de père Grégoire
Vous repond de la victoire.
Ponpatapon, patapatapon ;
J'embrocherai le Prieur,
Du moins je lui ferai peur,
Afin qu'il nous laisse boire.
Ponpatapon, tarara ponpon.

F. MATOIS — 1° QUÊTEUR.
Pour nous mettre plus au large,
Du Prieur j'aurai la charge,
Ponpatapon, patapatapon ;
Ici pour être gardien,
Il suffit d'entonner bien.
C'est assez, sonnez la charge.
Ponpatapon, tarara ponpon.

F. AUBAINE — 2° QUÊTEUR.
Enfonçons le cellier, j'en sortirai plus brave.

F. MATOIS — 1° QUÊTEUR.
Helas ! rompu de coups, je ne me puis hâter.

3° QUÊTEUR.
Rien ne doit arrêter
Quand on court à la cave.

TOUS ENSEMBLE.
Rien ne doit arrêter
Quand on court à la cave.

DEUXIÈME INTERMÈDE :
RÉCEPTION DES NOVICES.

LE PRIEUR, QUATRE POSTULANTS.

LES QUATRE POSTULANTS, sur l'air des Ennuyeux : (4).
Révérend père dom Prieur
Le bruit de votre vie austère
Nous fait souhaiter le bonheur
D'entrer dans votre monastère ;
Dans ce couvent nous voulons tous
Vivre en pénitents comme vous.

LE PRIEUR.
Dans mon monastère tout plein
Je ne crois pas avoir de place.

F. LAVIGNE — 2° POSTULANT.
Pour accomplir notre destin
Il ne faut pas qu'on s'embarrasse :
Eux logeront dans le grenier,
Moi de tout mon cœur au cellier.

LE PRIEUR.
Quoi ! vous vivre dans un couvent !
Vous ne pourriez pas vous contraindre.
De vous à vous même souvent,
Je ferais forcé de me plaindre.
Or, dans ce lieu, je ne reçois
Que gens reguliers comme moi.

F. LAVIGNE — 2° POSTULANT.
Au couvent si je suis reçu,
Je donne six pièces de vigne.

LE PRIEUR.
Ah ! d'abord je m'étais deçu ;
Vous avez un mérite insigne :
En vous je vois tout ce qui fait
Un religieux tres parfait.
(Aux autres.)
Pour vous où serez-vous portés,
Car chez nous nul n'est inutile.

F. GÂTEPÂTE — 1° POSTULANT.
À faire d'excellents pâtés
Je suis, dit-on, assez habile.
On doute même dans ces lieux
Si je les mange ou les fais mieux.

LE PRIEUR.
J'honore fort un pâtissier,
Cet office est considérable ;
Dès ce soir, de votre metier,
Mettez quelque plat sur la table ;
Mais que ce pâté soit bien fait,
Propre à boire, blanc et clairet.

F. CHICANNEAU — 3° POSTULANT.
Si de quelqu'un on a besoin
Pour mettre dans la procure,
On me peut charger de ce soin.
J'entends un peu la procédure ;
Mais surtout quand il faut pinter,
Je fais à miracle exploiter.

F. FRIBOURG (SUISSE) — 4° POSTULANT.
Moi l'être un suisse pon fifant,
Moi sais pas crant toctrine ;
Moi poufoir pien tant le coufant
Afoir soin du cuisine ;
Moi poufoir encore pien carter
Fotre bon fin de Grafe ;
Et de peur que fi se cater,
Moi li serre en son cafe. (En montrant son avaloir.)

LE PRIEUR.
Ici d'un semblable cellier
Nous n'avons pas à faire ;
Vous seriez trop bon officier
Pour notre monastère.

F. FRIBOURG — 4° POSTULANT.
Moi de plusieurs encore safoir
Fricasser la pitance ;
Mais c'est là toutes que poufoir
Tout mon petit science.

LE PRIEUR.
Qui vous a donc fait perdre en vain.
Le temps jusqu'à cette heure ?

F. FRIBOURG — 4° POSTULANT.
Moi chez habile médecin
Afoir fait crant temeure ;
Mais chez lui n'afoir rien appris
Pendant tout mon fie,
Que d'un poulet ou d'un perdrix
Faire l'anatomie.

LE PRIEUR.
Vous eussiez peu dans nos besoins
Nous rendre grand service ;
Mais ne pourriez-vous pas du moins
Chanter pendant l'office ?

F. FRIBOURG — 4° POSTULANT.
Sur mon foi moi chanter fort pien,
Et quant afoir pouteille,
Moi, sans être musicien,
Entonner à merveille.

LE PRIEUR.
Est-ce tout ce que vous savez ?

F. FRIBOURG — 4° POSTULANT.
Ouif, mon révérend père ;
Mais chez vous si me recefez,
Moi prétends fort pien faire.
Allons, qu'à mon récemment
Chacun de fous soussigne ;
Moi l'afoir très bon chuchement,
Si l'afoir pas toctrine.

LE PRIEUR.
De ce solide jugement
Ayons donc quelque gage ;
Répondez quel ragoût charmant
Doit plaire davantage ?

F. FRIBOURG — 4° POSTULANT.
Si sur ma parole aujourd'hui
Fous fouloir pien m'en croire
Le plus pon ragoût est celui
Qui faire le mieux poire.

LE PRIEUR.
Allez, frères, je vous reçois ;
Vivez et buvez comme moi.

CHŒUR DES POSTULANTS.
Buvons, prions ; qu'un si bon père
De nos jours ne soit dans la bière.


ACTE TROISIÈME.

Le théâtre représente le dortoir où le Prieur est endormi.


SCÈNE I.
LE PRIEUR, UN MOINE, CHŒUR DES MOINES.

UN MOINE.
Quoi ! vous dormez encore, tandis qu'un buveur d'eau
Renverse et prend le fruit de toute une vendange.
Le bigot, dont un puits doit être le tombeau,
Par les mains des convers à la cave se venge.
Dans l'eau qui te plaît tant, jeté la tête en bas,
Sois seur que tu boiras, Bigot, que tu boiras.

LE PRIEUR.
Tristes alarmes !
Que les ruisseaux de vin nous vont coûter de pleurs !
Le bruit des armes
De notre heureux sommeil interrompt les douceurs :
Tout retentit des cris que sont ces frénétiques ;
Armons-nous de flacons, couvrons-nous de barriques,
Lançons verres et pots. Doux jus qui vas couler,
Te répandrai-je, helas ! quand je puis t'avaler ?

CHŒUR DES MOINES.
Doux jus qui vas couler,
Te répandrai-je, hélas ! quand je puis t'avaler ?

LE PRIEUR.
Ah ! ciel! je crois qu'ils veulent m'accabler ;
Que n'ai-je des mousquets, une epée, une pique,
Ou plutôt un muid plein pour leur faire la nique.


SCÈNE II.
LE BIGOT, LES QUÊTEURS, LES FRÈRES ARMÉS,
LE PRIEUR, LES MOINES, CHŒUR DES MOINES.

CHŒUR DES FRÈRES.
Au meurtre nous sommes si faits
En massacrant tant de poulets,
Le cœur ne nous manque jamais.
Songe, Prieur, à ton décès ;
Gregoire ne veut point de paix,
Il va t'envoyer ad Patres.

P. SABLANT — 1° QUÊTEUR.
Volez, verres et pots, donnons-leur des bouteilles
Par le nez et par les oreilles ;
Volez, verres, pots et flacons,
Et ne respectez pas leur nez pleins de bourgeons,

CHŒUR DES MOINES.
Volez, verres et pots, donnons-leur des bouteilles
Par le nez et par les oreilles ;
Volez, verres, pots et flacons,
Et ne respectez pas leur nez pleins de bourgeons,

F. FRICASSE — LE CUISINIER, avec sa broche.
Meurs, ingrat, meurs.
Grégoire, de poulets et de bisques t'engraisse.
Pour toi seul, d'un foyer je soutiens les ardeurs,
Et tu ris de la soif qui le presse sans cesse.

LE PRIEUR.
Grégoire !

F. FRICASSE — LE CUISINIER.
C'en est fait.

LE PRIEUR.
Ce ventre à double étage,
De tes sueurs le glorieux ouvrage.
Ce doux repli d'un menton toujours frais,
Le veux-tu détruire à jamais ?

F. FRICASSE — LE CUISINIER.
Je le veux détruire à jamais.

LE PRIEUR, une bouteille à la main.
Ah ! ah ! d'une triste bouteille
Écoute les glous glous, et vois couler les pleurs.
Elle te prie, au nom de ce jus de la treille,
De vouloir épargner le maître des buveurs.

F. FRICASSE — LE CUISINIER.
Ciel ! contre une bouteille affermis mon courage ;
Vers le cœur de l'ingrat, pour m'ouvrir un passage
Jusqu'à la percer, il faut être inhumain ;
Il faut verser, helas ! du vin de l'hermitage.
Ah ! verser ! ah ! plutôt qu'on me perce le rein.

DEUX FRÈRES.
Hâte-toi ! Sa mort doit nous plaire.
Crains-tu de venger
Le dos de ton frère?
Quand on délibère,
On veut changer.

LE PRIEUR.
Quoi ! rien ne les arrête !
Doux flacon d'où depend mon sort,
Il faut, si je te perds, me résoudre à la mort.
Du coup fatal que l'on t'a prête,
Je ressentirai tout l'effort.
Le flacon d'où depend mon sort,
À vous tous offre un rouge bord.
Ah ! ne sentez-vous rien, cruels, qui vous arrête ?

1° FRÈRE.
Cédez, le vin a des charmes
Qui captivent les héros.

CHŒUR DES FRÈRES.
Cédons, le vin a des charmes
Qui captivent les héros.

1° FRÈRE.
Tel est vainqueur dans les armes
Qu'on voit vaincu parmi les pots.

CHŒUR DES FRÈRES.
Cédons, le vin a des charmes.
Tel est vainqueur dans les armes
Qu'on voit vaincu parmi les pots.

2° FRÈRE.
La soif qu'on souffre à la guerre
Vend cher la victoire aux guerriers.
Un bouchon de lierre
Vaut mieux qu'un faisceau de lauriers.

CHŒUR DES FRÈRES.
Cédons, le vin a des charmes,
Tel est vainqueur dans les armes
Qu'on voit vaincu parmi les pots.


SCÈNE III.
LE BIGOT, LE PRIEUR, LES MOINES, CHŒUR.

P. LUC — LE BIGOT.
Pour un seul pot de vin, lâche et vaine tendresse,
Tu boiras, tu boiras, quand nous serons vainqueurs ;
Le dos du père Luc et celui des quêteurs,
Tout reproche à ton bras sa honteuse faiblesse.

CHŒUR, tous ensemble.
Ô deplorable guerre,
Qui nous coûte un flacon,
Sauvons le vin : la terre
Le boit, le trouve bon,
Din don don don don don daine,
Sonnez le carillon.
D'une bouteille pleine
Toute l'eau de la Seine
En pleurs la changera-t-on,
Ne suffirait qu'à peine
Pour pleurer un flacon.
Din don don don don don daine,
Sonnez le carillon.

P. SABLANT — 1° DISCRET.
L'avez-vous pu verser, le vin de l'hermitage ?
Ah ! père Jean qu'avez-vous fait ?
Réunissons nos cœurs dans un même godet
Le sang de notre maître.
Les flacons qu'il faudrait peut-etre,
Le sommeil et la soif, quêteurs, doit appaiser
Les transports de votre colère.

LE PRIEUR.
La paix, vivons en paix, qu'on ouvre le cellier ;
Buvons ce qu'a produit advent, carême, octave ;
Mais pour mes maux de cœur laissez le vin de Grave
La paix entre buveurs, tout se doit oublier.
Chez eux c'est dans le vin qu'une injure se lave.
Le doux bruit des glous, glous
Désarme leur courroux.

P. VENTRU — 2° DISCRET.
Pourquoi tant d'alarmes ?
Mettons bas les armes.

2° FRÈRE.
Qu'on nous laisse trinquer, si non guerre toujours.

3° FRÈRE.
Pour tarir vos larmes
C'est à la cave que je cours.

Le théâtre change et représente un réfectoire où on les
voit tous prenant un verre et chantant ensemble.

SCÈNE IV.
LE PRIEUR, CHŒUR.

LE PRIEUR.
Je consents à la paix : pour qu'elle ait un long cours,
Avec le vin coulons le reste de nos jours.

LE CHŒUR.
Nous le voulons, ce sont les charmes
Qui sont unis aux Carmes.

HILAIRE, au pere Luc.
Tu ne crains ni moine ni Berthe.
Pour éviter ta perte,
Rends donc gloire au vin,
Et l'on te pardonne ;
L'eau n'est pas si bonne
Que ce jus divin.

LE CHŒUR.
Rends donc gloire au vin,
Et l'on te pardonne ;
L'eau n'est pas si bonne
Que ce jus divin.

P. LUC — LE BIGOT.
Vous n'êtes pas les seuls à qui le vin fait plaire
Je me suis au cellier coiffé plus de cent fois ;
Mais afin qu'à toute heure on boive au monastère
Quand vous buvez, je dors, quand vous dormez, je bois.

UN QUÊTEUR.
Père Jean, ce pot vous étonne.
Dans votre gosier
Il faut qu'on l'entonne ;
Ainsi vous l'ordonne
Le chapitre entier.

PÈRE LUC — LE BIGOT.
Jamais d'eau, bouteille mignonne.
Ah ! faisons la paix ;
Pardonne, pardonne,
Je n'en bois jamais.

TOUS LES MOINES, sur l'air de la Chaconne de Phaeton : (8).
Pères, le verre en main
Moquons-nous du lendemain,
Le flacon est tout plein.
Quand tous nos futs
Seront sans jus,
Nous chercherons quelque Berthe aux écus.
Que nos godets sortent des tape-cul.
Avalons de ce bourguignon ;
Ah ! Dieu, qu'il est bon !
Plaise au Ciel que souvent
On en porte au couvent.
Il n'est aucun de nous
Qui n'ait droit aux glous, glous,
Depuis notre Prieur jusqu'au dernier de tous.
Buvons comme des trous ;
Mondains, soyez jaloux
D'un bonheur si pur et si doux.
Chez vous on ne peut boire en paix :
On craint toujours femme ou procès,
Rats de cave ou laquais,
Dîmes sur vos godets.
Sans cesse vos marmots
Troublent votre repos
Loin de ces fâcheux.
Qu'on est heureux,
Un froc crasseux
Est bien moins affreux,
Malgré nos habits de gueux,
Nous buvons en tous lieux.
Dévotes et dévots,
Nous remplissent les pots ;
Quand du vin de leur clos
Ces charitables sots
Ont chargé notre dos :
Le vin aumôné fait nargue aux impots.
Tous nos valets
Sont faits
À boire aux buffets ;
Notre Prieur
À trop d'horreur
Pour le larcin,
Surtout du vin ;
Loin ces marauds,
Nous serions sots
De leur donner le soin des pots.
Prieur, trinquez d'abord,
Ce rouge bord
Vous convient fort.
Tout moine, bon vivant,
Fait fortune au couvent ;
Mais souvent
Un savant
N'y gagne que du vent.
Peres, moquons-nous des doctes Loyolas.
Même aux jours gras,
Ils ne s'enivrent pas.
Avoir le bon goût du latin,
C'est leur destin ;
Le goût fin,
Nous l'avons tout sans lire calepin ;
Que sert Bonacina
Et Diana ?
Voici le droit canon :
Liquidum
Non frangit jejunium
(9),
Voilà le droit canon ;
Tout le reste est une chanson.

LE PRIEUR, sur l'air d'Amisodar : (10).
Songeons après la guerre aux douceurs de la paix,
Noirs habitants d'un cellier toujours frais,
Pères du chœur, grands soutiens de musique.
Venez tous avec moi percer une barrique,
Et vous, frères quêteurs, si soumis autrefois,
Nourriciers du couvent, accourez à ma voix.

PETIT CHŒUR.
La cause nous appelle,
Ne soupirons plus que pour celle.

CHŒUR GÉNÉRAL, sur l'air de Phaeton : (11).
Non, n'oublions jamais
Ni dom Prieur ni ses bienfaits.
Que de tous cotés on entende
Le nom de dom Prieur retentir dans les airs.
Eft-il chez nous une fête plus grande ;
Tous les celliers aujourd'hui sont ouverts.

TROISIÈME INTERMÈDE :
RÈGLEMENT DU PRIEUR.

TOUS.

LE PRIEUR, sur l'air de Joconde : (2).
Parmi nous des emplois brillants,
Malheureux qui s'entête ;
Le plus beau de tous les talents,
Est celui de la quête.
Quand on sait d'un style flatteur
Attraper ce qu'on donne,
Sachez de la belle liqueur
Toujours fournir la tonne :
Nous aimons mieux un bon quêteur
Qu'un docteur de Sorbonne.
Que ce que vous irez quêter
Soit pour la confrérie,
Et n'allez pas vous arrêter
À faire seul frairie ;
Car tout ce que nos bons dévots
Donnent pour la pitance,
Il faut l'apporter sur le dos
Et non pas dans la panse.
S'il faut manger hors de chez nous,
Soutenez votre gloire ;
Soyez discrets, civils et doux,
Et si quelqu'un à boire
Vous invitait, ou de la voix
Ou bien d'un coup de tête,
Buvez à lui neuf ou dix fois,
Pour être plus honnête.
Quand à table on s'assemblera,
Si la cave n'est pleine
Du peu de vin qu'on donnera,
Contentez-vous sans peine,
Ne venez point m'importuner
Par de frivoles plaintes,
N'eussiez-vous chacun à dîner
Que trois ou quatre pintes.
Au lieu de donner du vin frais,
Quelque fort que j'en peste,
Souvent nos convers peu discrets
Vous donnent quelque reste.
Pour eviter ces quiproquos,
Voicy ce que j'ordonne :
Ne laissez jamais dans les pots
Du vin que l'on vous donne.
Mais si jamais de mon vivant
Ils font telle sottise,
Je leur ferai boire du vent
Pour punir leur bêtise.
Quand vous entrez chez nous,
Point de folle dépense ;
Sur vos confrères réglez-vous,
Imitez leur prudence,
Pour épargner les plus fervents
De tout ce monastère,
En plus de trente ou quarante ans
N'usent pas une haire,
Quand on va se discipliner,
Sans qu'on m'en scandalise,
À son dos on peut pardonner
Et punir sa chemise.
On peut, tenant sa chaîne en main,
Sans que personne en raille,
Frapper tout doux fur son voisin
Ou fort sur la muraille.
Voilà l'abrégé de mes lois,
Peut-être un peu trop rigoureuses ;
Mais elles rendront toutefois,
Mes frères, vos âmes heureuses.
Et quiconque les gardera
Toujours joie et liesse aura.

FIN.

1. Moyse : lieu destiné dans un couvent pour se donner la discipline.

2. L'air de Joconde : air connu [voir, par exemple, Marguerite-Marie Alacoque (1647-1690), chez Dévotion au Sacré-Cœur de Notre-Seigneur Jésus-Christ, Poitiers, Barbier, XVIIIe siècle, Cantique IV au Sacré-Cœur de Jésus : O Cœur de mon divin Sauveur...].

3. L'air d'Amadis : d'Amadis, opéra de Lully (1684) — Vous ne devez attendre...

4. L'air des Ennuyeux : air connu.

5. L'air En nous enlevant Villeroy : air connu.

6. L'air Lully est mort... : air connu.

7. Berthier : directeur de dévotes appelées Berthes, attachées à leurs directeurs.

8. L'air de la Chaconne de Phaeton : de Phaeton (II : 5), opéra de Lully (1683).

9. Liquidum non frangit jejunium : les liquides ne rompent pas le jeûne.

10. L'air d'Amisodar : de Bellérophon, opéra de Lully (1672) — Que le jardin se change en un desert affreux...

11. L'air de Phaeton : de Phaeton (II : 5), opéra de Lully (1683) — Que de tous côtés on entende le nom de Phaeton...


[Notes]

1. Source : F. Stehlich¹ (éd.), «Les Moines, comédie satirique écrite par les P.P. Jésuites² du collège de Clermont, dit le Louis-le-Grand à la fin [sic] du XVIIIe siècle, publiée d'après un manuscrit de la Bibliothèque Sainte-Geneviève³», Rouen, Lemonnyer, 1880. [¹ Friedrich Wilhelm Stehlich (1852-?), philologue allemand, auteur de George Crabbe, ein englischer Dichte, thèse de doctorat de l'université de Halle (1875), et de Messire Thibaut, Li romanz de la poire..., Halle, Niemeyer, 1881. ² D'après la Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, éditée par Carlos Sommervogel, cette pièce est attribuable à un jésuite nommé Lallemand, ou à un ancien jésuite, l'abbé de Villiers, ou encore au jésuite de La Rue. ³ Ancienne cote : Z. f. in-4o. 7 (actuelle cote : Ms 2499).]

2. Dans l'édition publiée de Stehlich, avec l'orthographe originale (?), la pièce elle-même est précédée par un «Avis au lecteur», du savant Alphonse Chassant (1808-1907), et par une «Lettre à un amy», d'un contemporain inconnu ; voici ces deux écrits :

AVIS AU LECTEUR.

Voici, certes, une pièce qui a de quoi surprendre quand on en connaît les auteurs. Comment ! des moines, des capucins ridiculisés, bafoués ! Est-ce à croire ?

Hélas, oui ! Sans un heureux hasard qui en a fait tomber entre les mains d'un érudit une copie manuscrite, probablement unique, conservée à la bibliothèque de Sainte-Geneviève, qui pouvait s'attendre à une si désopilante satire contre les moines, et cela de la part d'hommes religieux qui se disent de la Compagnie de Jésus, et qui, pour cette raison, devaient montrer plus de charité envers des religieux cloîtrés, répréhensibles sans doute, mais dont les dérèglements ne demandaient pas pour l'édification des fidèles, d'être exposés en plein théâtre ?

Ce n'est pas qu'en cette rencontre, nous veuillons prendre la défense des moines, capucins ou autres. Hélas ! l'histoire et la satire sont d'accord pour nous apprendre les nombreux désordres qui s'étaient glissés dans les monastères, et bien contrairement à la discipline de leur institution.

On a beaucoup écrit contre les moines. On les a toujours dépeints comme adonnés au vin et à la bonne chère, et livrés à tous les appétits sensuels.

«O Monachi, vestri stomachi sunt amphora Bacchi ! [Moines, vos estomacs sont des cruches de vin]» leur criait-on de toutes parts. Mais ils n'en tenaient aucun compte, bien qu'encore l'apôtre saint Paul eût dit :

«Non potestis calicem Domini bibere, et calicem dæmoniorum ! [Vous ne boire à la coupe du Seigneur et à la coupe des demons. — Cor. 10:22]»

On a plaisanté de tout temps, et on riait de tous côtés sur cette propension des moines à caresser la dive bouteille. Sans vouloir nous livrer ici à un luxe de citations, et nous écarter de l'époque de notre opéra, nous rappellerons seulement ce que disait de ses moines, un abbé du couvent de Châtillon-sur-Seine ; poète bel esprit, fort aimé du cardinal de Richelieu, pour sa gaîté et ses saillies. Est-il besoin de nommer Boisrobert, mort en 1662 ? Écoutez-bien [Extrait d'épître à M. Citois. Recueil de 1647, p. 60.] :

Mes moines sont cinq pauvres diables,
Portraits d'animaux raisonnables,
Mais qui n'ont pas plus de raison
Qu'en pourrait avoir un oison.
Ils ont courte et maigre pitance,
Mais ils ont grosse et large panse,
Et par leur ventre je connoi
Qu'ils ont moins de souci que moi.
Sans livre ils chantent par routine,
Un jargon qu'à peine on devine.
On connaît moins dans leur canton
Le latin que le bas-breton,
Mais ils boivent, comme il me semble,
Mieux que tous les cantons ensemble.

Aussi le dessein des P.P. Jésuites dans la composition de leur pièce, était-il «de faire voir, non pas la puissance de l'amour sur tous les hommes, c'est un sujet usé, mais la force du vin sur tous les moines.»

Et tu pourras, cher lecteur, juger s'ils l'ont bien et dignement exécuté.

Cette pièce, ou plutôt cet opéra bouffon fut joué au collège de Clermont, dit Louis- le-Grand, devant un public nombreux et choisi, où se trouvait le Père La Chaise [1624-1709], confesseur de Louis XIV, qui, dit-on, aurait fort applaudi la pièce.

Cette satire contre les moines, eut un tel succès et un si grand retentissement, que ceux qui en étaient les victimes s'en émurent à bon droit. L'archevêque de Reims, Le Tellier [1642-1710], ennemi déclaré des Jésuites, s'étant procuré une copie de cet opéra, la fit imprimer à ses frais. Les R.R. P.P., informés de ce fait, comprirent combien cette publicité donnée à une bouffonnerie qu'ils n'avaient composée que pour eux-mêmes et leurs amis, et comme on dit, pour être jouée en famille, allait leur susciter dans la gent monacale de nombreux et irréconciliables ennemis. Ils usèrent donc de tous leurs moyens et de leur influence pour empêcher la dispersion dans le public des exemplaires imprimés. Ils obtinrent même du roi un ordre pour se faire mettre en possession de l'édition faite par l'archevêque. «Ils réussirent si bien qu'en effet on n'en a vu aucun exemplaire.» Toute l'édition fut détruite.

Mais il entrait sans doute dans les desseins de la Providence, pour parler comme les théologiens, qu'une des copies de cet opéra, qui avaient été données à quelques amis sûrs et discrets des Jésuites, vînt jusqu'à nous pour montrer à la postérité quels étaient les talents multiples des membres de la Compagnie de Jésus, et surtout combien était inné chez eux le goût du théâtre.

Car, comme le fait observer l'auteur de la - «Lettre à un ami» - qu'on lira plus loin :

«Ils aiment la comédie, et ils sont nés comédiens, c'est en deux mots faire leur éloge, mais un éloge que nous leur devons : car enfin, quel bien n'ont-ils pas fait dans le monde par cet endroit ?»

Cette opinion n'est pas particulière à l'auteur que nous avons cité. Elle était partagée par tous ceux qui ont connu les Jésuites d'alors.

Voici ce que nous trouvons sur ce sujet dans l'«Arrest de la cour du Parnasse pour les Jésuites¹.»

C'est Apollon qui parle :

Le spectacle à chacun en tout temps est licite.
N'est-il pas tous les ans donné chez le Jésuite ?
Je suis vingt fois le jour pour cela consulté,
Par le jeune troupeau chez Ignace enfanté.
À l'Hôtel de Clermont
² est-ce qu'on se refuse
Aux doux enchantements offerts par chaque Muse ?
Du grand Opéra même on y voit des danseurs,
Et Momus très souvent lui prête ses farceurs.
N'ont-ils pas à Rouen
³ même, en un sanctuaire
Où d'un Dieu mis à mort ils offrent le mystère,
Sur un galant théâtre, ouvert à tous les yeux,
Élève du Plaisir le trône glorieux ?

Cette pièce sur les moines, qui se trouve, avons-nous dit, à la bibliothèque de Sainte-Geneviève, sous le n° 40 z-f 7, est accompagnée d'une - «Lettre à un ami», - lettre non signée, très développée, où les Jésuites et l'œuvre en question sont appréciés et jugés avec beaucoup d'esprit, et non moins de malice. L'auteur de cette lettre, un contemporain, qui dit tenir la copie de l'Opéra susdit d'un ami, grand ami lui-même des Jésuites, est donc un contemporain, dont le jugement sur les faits et gestes de ces R.R. P.P., peut n'être pas sans quelque valeur, quoiqu'en se posant comme le défenseur des disciples de Loyola, il soit au fond leur adversaire. Toutefois, la fine et spirituelle ironie qui règne dans cette lettre, en fait une pièce non moins exquise et non moins récréative que le susdit opéra auquel elle sert d'utile introduction. On y trouve en outre, une analyse complète de cette bouffonnerie.

Aussi, ne voulant pas t'enlever, cher lecteur, le plaisir de savourer pleinement et dans toute leur primeur l'une et l'autre pièce, nous arrêterons ici notre plume, et te laisserons juge de décider si, comme le déclare l'auteur de la «Lettre à un ami», l'Opéra des moines est un des meilleurs ouvrages qui soient jamais sortis des mains des Jésuites.

Quant à nous, nous n'hésitons pas à déclarer qu'il n'est rien de plus judicieux, de plus ironique, de plus mordant à l'endroit des Jésuites, que cette «Lettre à un ami».

N'oublions pas de dire que cet opéra bouffon, inconnu à l'auteur du ou de Le théâtre chez les Jésuites, aussi bien que quelques autres pièces qui lui ont été signalées, ne sera pas un des moins curieux documents appelés à jeter un jour plus complet sur l'histoire théâtrale et la bibliographie dramatique des R.R. P.P. Jésuites.

¹ Poème, avec notes et figures. A Delphes, chez Pagliarini, libraire, 1762, avec permission et privilège d'Apollon. In-12, de 55 pages, front. gravé.

² Au collège Louis-le-Grand, autrefois Hôtel de Clermont, rue Saint-Jacques, les Jésuites donnaient tous les ans une tragédie, où ils appelaient tous les acteurs et actrices de divers spectacles de Paris. Ce collège fut fermé le 1er avril 1762, par arrêt du Parlement de Paris du 6 août 1761.

³ Le Parlement de Normandie fit brûler à côté des constitutions jésuitiques, le 12 février 1762, le ballet moral intitulé : «Le Plaisir sage et réglé,» des 10 et 12 août 1750, représenté la même année sur le théâtre des Jésuites de Rouen.

EXPLICIT.

A. CHASSANT.

LETTRE À UN AMI.

Il faut l'avouer, MONSIEUR, ces sont d'aimables gens que les Jésuites ; on a grand tort de leur vouloir tant de mal. Ils ne cherchent qu'à divertir le public et, sans eux, je doute si l'on rirait la moitié de ce que l'on rit. Ils persécutent, il est vrai ; mais qui ? Des gens qui déclarent eux-mêmes la guerre aux plaisirs, qui n'ont pas la moindre complaisance ni pour eux ni pour les autres, qui traitent, pour ainsi dire, la nature humaine de Turc à More, et qui ne parlants que d'Évangile et de croix, tiennent sans cesse des discours accablants, et achèvent de désespérer par leur conduite ; gens intraitables qui viennent à tous moments vous faire des leçons, qu'on a même de la peine à entendre, mais gens encore plus irréprochables, qui vous donnent en tout des exemples qu'il n'est pas possible de suivre. Les Jésuites ont donc raison de faire ce qu'ils peuvent pour exterminer cette race melancholique, sévère, ces ennemis irréconciliables des plaisirs, ces pestes de la vie, en un mot ces empoisonneurs publics, qui répandent le venin de leur morale sur tous les divertissements, et nous devons leur savoir gré de leurs efforts ; mais nous n'avons pas moins d'obligation à ces Pères de nous soutenir comme ils font par des actions et de mettre nos mœurs à couvert de toute censure par leur propre conduite. Les spectacles sont sévèrement défendus par ces hommes rigides dont je viens de parler ; les bons Pères les permettent. Ce n'est point assez ils en donnent eux-mêmes, et pour nous prouver que nous pouvons y assister sans rien craindre, admirez leur complaisance : ils veulent bien jouer des pièces de leur façon, où ils sont auteurs et acteurs tout ensemble ; telle est celle que je vous envoie aujourd'hui. Pour vous en faire l'histoire, qu'il est à propos de ne pas ignorer, trouve, bon que je reprenne la chose de plus haut.

Les P.P. Jésuites du collège de Clermont, dit de Louis-le-Grand, pour se délasser de leurs travaux prodigieux, vont tous les ans, pendant les vacances de septembre, se divertir dans leur maison de campagne de Gentilly. Ils ont coutume de se partager en deux troupes, dont chacune y séjourne quinze jours de suite. Comme ce sont tous gens d'esprit, incapables de prendre goût aux plaisirs ordinaires, ils inventent chaque année quelque nouveau jeu également convenable à leurs inclinations et à leurs talents. Tantôt c'est un Parlement comique où chacun a sa charge et son emploi : juges vénérables, avocats éloquents, officiers exacts, rien ne se dément dans ce nouvel aréopage ; on agite des causes également ridicules et divertissantes, et le plaisir de ces assemblées, qui se tiennent ordinairement le soir, est toujours poussé bien avant dans la nuit ; tantôt c'est un corps de métier où il est question de recevoir un nouveau maître. Les vieux Pères, comme les anciens du corps, interrogent l'aspirant sur ce qu'il doit savoir avant sa réception ; en sorte que si c'est un savetier, il n'est pas trop pour lui d'avoir au moins appris par cœur toute la doctrine contenue dans l'Almanack Savata. Quelquefois, ce sont des soldats qu'il s'agit de dresser ; on leur fait faire l'exercice, on leur apprend à tourner à droite et à gauche, à avancer et à tenir la pique comme il faut, en un mot, à se conduire dans une bataille ; en forte que, dans ces occasions, il ne manque aucune circonstance que des coups de bâton, si cependant ils sont nécessaires à des élèves dociles ; enfin ce sont quelquefois de simples entretiens où chacun est obligé de raconter son histoire et de dire son bon mot. Les Chroniques du roi Gargantua, le Théâtre des Farces de Maroquin avec son testament drôlifique, les Aventures de Buscon, les Facétieuses rencontres de Verboquet, les Débats de Gringallet et de Guillot Gorgeu son maître, et mille autres jolis livres sont les magasins ordinaires où chacun puise de quoi fournir à ces conferences agréables. Mais comme le grand penchant de ces Pères est pour les spectacles, leurs jeux les plus ordinaires sont des jeux de theatre. C'est presque tous les ans ou comédie, ou tragédie, ou opéra, quelquefois même tout cela à la fois. Des morceaux de papier de diverses couleurs colle, ensemble leur servaient autres fois d'habits de théâtre ; à présent qu'ils en ont dans leur collège une friperie complète où il a de quoi parer une troupe entière de comédiens, je ne repond pas qu'ils n'en aient d'autres. Quoi qu'il en soit, MONSIEUR, on peut dire qu'il n'y a rien de plus agréable que les pièces qu'ils représentent. Figurez-vous les funérailles de M. Jansenius, que quatre Jésuites, déguisés en autant de diables, emportent en corps et en âme dans les enfers. Les Jésuites fameux et les plus fameux Jansenistes qui se trouvent dans les Champs-Élysées et qui s'y battent encore de manière à interesser Pluton dans leur querelle ; l'apothéose burlesque de M. Arnaud dont par derision on porte le cœur en triomphe à Port-Royal des Champs, où on lui fait une espèce d'oraison funèbre entrecoupée de mille apostrophes ridicules ; le voyage de M. de Ligny à Carcassonne, où il a le chagrin de voir qu'on l'a joué par le moyen de quelques lettres contrefaites, et d'un faux nom qu'il n'a pas su distinguer du veritable, et cent autres choses que vous pouvez bien vous imaginer sans qu'il soit besoin que j'entre dans un plus grand détail. Ce sont les matieres les plus ordinaires de ces pièces.

Voilà, comme vous voyez, MONSIEUR, des sujets fort agréables pour les Pères. Ils ne laissent pas pourtant d'en sortir quelquefois. Leurs jeux ne roulent pas toujours sur le jansenisme. Cela paraît ennuyant ; et, après tout, la matiere n'est pas inépuisable ; toutes les sociétés viennent sur les rangs. Les Capucins en particulier paraissent souvent sur la scène. Leur barbe vénérable, leur declamation nasillante, leurs contorsions ménagées, leurs poches et l'exercice de la sandale ont souvent fourni aux bons Pères de quoi se divertir. Il en est de même de tous les autres religieux, jusqu'à ce qu'enfin, las de les jouer ainsi en détail, ils ont cru qu'il fallait une bonne fois les jouer tous en gros, prenant un caractère qui put leur convenir à tous, et c'est le sujet de l'opéra dont je vous fais part aujourd'hui.

C'est donc dans ces jours de fête et de plaisir que les Jésuites composèrent, il y a quelques années, cette charmante pièce. De vous dire en particulier quels en furent les auteurs, c'est ce que les Jésuites eux-mêmes ne diraient peut-etre pas bien précisément, car ce n'est point un ouvrage qu'on puisse attribuer à quelques particuliers seulement ; c'est celui de tous les Jésuites qui se trouvèrent à Gentilly ; chacun y voulut avoir part, chacun y travailla de son côté. Il n'y en eut point qui n'y mit son petit mot. Les vieux Pères même s'éveillants rappelèrent leurs anciennes idées et ramassèrent assez de poésie pour faire chacun une chanson. Ce projet seul leur parut si beau et si bien inventé qu'il valut à tous d'avoir bien mérité d'Apollon et des Muses. Et en effet, on peut dire que c'est un des meilleurs ouvrages qui soit jamais sorti des mains des Jésuites. En voici le dessein.

Le dessein de cet opéra consiste à faire voir, non pas la puissance de l'amour sur tous les hommes, c'est un sujet usé et qu'ils ne lavent pas traiter comme il faut, mais la force du vin sur tous les moines. Les mêmes combats que l'on voit, les mêmes intrigues qu'on remarque, les mêmes plaintes qu'on entend dans l'empire amoureux se font voir, se font remarquer, se font entendre dans les monastères, et l'on est ici pas moins passionné pour une bouteille qu'on l'est là pour une Angélique ou pour une Ariadne. Voila donc déjà quelque chose de fort nouveau. Ajoutez à cela, MONSIEUR, que ne sont point des Amadis ou des Rollands, — savoir, des héros imaginaires, qu'on sait n'avoir jamais été, et encore moins des dieux fabuleux qu'on est las de voir sur les théâtres, — mais que ce sont des hommes effectifs, des auteurs qui se représentent eux-mêmes, en un mot de vrais moines que l'on voit tous les jours de ses yeux et qui n'ont pas besoin de se déguiser pour paraître sur la scène. Voyons à present la conduite de cette pièce, car je crois que vous ne serez pas fâché d'en lire d'abord le précis.

Elle est divisée en trois actes avec autant d'intermèdes. Dans le premier acte, un prieur assemble les moines pour leur donner un repas magnifique, et les moines de leur côté louent la magnificence du prieur, lorsqu'un bigot, seul buveur d'eau qui se trouve dans le monastère, paraît par hasard dans la halle où se tient l'assemblée. On a tant d'aversion pour lui qu'il est aussitôt payé de sa curiosité par une grêle de coups qui lui viennent de toutes parts ; en sorte qu'il est obligé de se retirer. À peine est-il sorti que les moines se mettent en-train à l'exemple du prieur, qui leur demande pour toute marque d'attachement que chacun boive comme lui. On fait ensuite quelque pause en attendant les quêteurs qui doivent bientôt revenir de ville. Cet intervalle se passe à danser, à sauter et à chanter les avantages de la vie des moines dont les jours s'écoulent dans les délices ; on se moque en passant de la simplicité de ces dévotes qui croient bonnement que les Pères sont fort mortifiés et qui, dans cette pensée, leur donnent abondamment de quoi fournir à leurs plaisirs. On en est là lorsque les quêteurs arrivent. Le prieur leur souhaite la paix, pourvu que la besace soit pleine et les moines n'en doutant pas recommencent à louer leur bonheur, lorsque s'apercevant qu'ils sont trompés ils se ruent brusquement sur les quêteurs et les forcent à coups de discipline de prendre la fuite. Ils les suive et sortent tous en désordre.

Le deuxieme acte s'ouvre par l'entretien de deux moines et du bigot. Celui-ci se plaint de la rigueur avec laquelle on l'a traité, tandis que ceux-là lui insultent et lui promettent de le mieux servir une autre fois. Le bigot se voyant seul, prend la résolution de se venger. Il n'en trouve point d'abord de meilleur moyen que de boire plus que les autres, et de joindre à la qualité de plus grand Berthier² du couvent, celle du plus illustre buveur. C'est ainsi qu'on monte aux honneurs. Il tâche de s'affermir dans cette résolution, lorsqu'il aperçoit les quêteurs qui viennent d'etre disciplinés au moyse³, se plaignants du rude traitement qu'on leur a fait. Le bigot se servant de l'occasion pour faire avec eux un parti formidable, leur fait valoir la qualité de dévot, toujours redoutable quand il est en courroux. Ils s'animent tous à la vengeance en buvant un flacon qu'un des quêteurs avoit mis en séquestre, tandis qu'on étrillait les compagnons. Sur ces entrefaites, les autres Pères du couvent, prenant part à l'infortune des quêteurs leurs bons amis, viennent tous armés de pied en cap leur offrir leur service. Le sacristain, l'apothicaire, le portier, l'infirmier, le tailleur, le sommelier, le cuisinier, tous avec les instruments qui leur sont propres, paraissent déterminés à faire des merveilles et commencent en effet par enfoncer le cellier, et s'emparer de la cave.

Dans le troisieme acte, un moine vient avertir le prieur, qui dort encore, de ce qui se passe dans le couvent. Le prieur, alarmé, se lève en hâte et va se mettre à la tête des moines qui l'attendent. Alors on voit deux armées considérables : d'un côté, les quêteurs et les frères conduits par le bigot ; de l'autre, les moines commandés par le prieur. On donne le combat, partout on voit voler les bouteilles, les pots et les verres, qui sont les principales armes dont on se sert dans cette bataille et dont chacun a pu amplement se munir. La vie du prieur est en danger par un coup que va lui porter le cuisinier, lorsque ce héros attendri par les cris de son adversaire atterré et plus encore par l'excellent vin que contient une bouteille que celui-ci lui oppose et qu'il faut rompre pour aller jusqu'à lui, fait quartier malgré les discours de quelques-uns de ses camarades. Le bigot surtout ne peut lui pardonner cette lâcheté, et de la broche qu'il lui arrache rompt la bouteille du prieur. À ce trifle événement tous les esprits sont changés. La liqueur repéndue frappant tout à coup les combattants, les fait passer de la fureur à la compassion, et crainte d'un plus grand malheur on pense sur-le-champ à faire la paix. Elle se conclut, à condition que tout le monde boira desormais tant qu'il voudra. Pour commencer à accomplir la condition et former pour toujours le nœud d'une véritable intelligence, chacun prend un verre en main, tandis qu'un frère court à la cave chercher du vin. Voilà le dénouement de la pièce qui se termine par une chanson où l'on ne se contente plus de faire voir les avantages de la vie monastique sur celle des gens du monde, mais où l'on fait encor sentir la différence qu'il y a entre les moines et ces doctes Loyolas qui, avec tout leur goût pour le latin et leur habileté, ne savent seulement pas s'enivrer aux jours gras.

Pour les intermèdes, le premier est la confirmation d'un prieur dans sa charge, et l'élection de quelques nouveaux officiers.

Le deuxième est la réception de quatre novices.

Le troisième, ce sont les règlements du prieur.

Dans le premier, l'on voit les talents nécessaires à un bon prieur qui doit donner largement à boire à ses moines et qui doit surtout montrer lui-même l'exemple ; les qualites d'un bon quêteur, qui doit avoir une mine doucereuse et un air imposant ; la discretion d'un sonneur, qui ne doit point se mettre en peine si les moines ne viennent pas à matines puisqu'il ne sonne que pour étourdir les voisins ; et enfin l'inutilité d'un bibliothécaire, vu qu'on ne se pique pas dans le couvent de beaucoup fréquenter les bibliothèques, qu'on abandonne aux hiboux.

Dans le deuxième viennent quatre postulants dont l'un, sur le refus qu'on leur fait de les recevoir, parce que le couvent est plein, s'offre à loger dans le cellier. Et comme on persiste à les refuser, il promet six pièces de vigne, sur quoi celui-là est reçu à bras ouverts. L'autre fait des pâtés excellents ; sa qualité de pâtissier lui est favorable. Pour le troisième qui entend la procédure, on ne lui répond rien, lorsque le dernier qui est un Suisse qui se donne pour cuisinier, est admis avec plaisir, parce qu'étant interrogé quel est le meilleur ragoût, il a judicieusement répondu que c'est celui qui fait le mieux boire.

Enfin, dans le troisième intermède, on parle de l'excellence d'un bon quêteur et de ses devoirs ; on les avertit tous de rapporter fidèlement au couvent ce qu'on leur aura donné, puisque ce qu'ils quêtent n'est point pour eux, mais pour la confrérie ; on donne ordre aux moines, quand ils mangeront dehors, de ne se point faire presser pour boire, et quand ils dîneront au couvent, de se contenter quelques fois, en certain temps de disette, de trois ou quatre pintes sans se plaindre de la modicité de la pitance. Pour les frères, on leur ordonne, sous peine de ne boire que du vent, de servir toujours du vin frais. C'est par où finissent les règlements du prieur, qui promet joie et liesse à quiconque les gardera.

Vous voudriez peut-être savoir à présent, MONSIEUR, comment cette pièce est venue jusqu'à moi. Il n'est pas difficile de vous satisfaire sur cet article. Je l'ai eue d'un de mes amis, grand ami lui-meme des RR. PP., qui sans doute lui ont donné comme un présent qu'ils ont fait à bien d'autres qu'ils honorent de leur confidence, mais qui n'ont pas tous également bien répondu à leur amitié. Car enfin les Jésuites n'ont pas prétendu que cet ouvrage parut ou qu'au moins on le vit sous leur nom. C'est pourtant ce qui manqua d'arriver il y a quelques années par la trahison de quelques-uns de ceux à qui ils en avaient fait part. Ceux-ci, pour les chagriner, le mirent entre les mains de M. l'archevêque de Reims, qui le fit d'abord imprimer à ses dépens, en sorte que la pièce allait être publique, si les Jésuites, toujours attentifs à observer les démarches de ce prélat, si formidable pour eux, ayant su ce qui se tramait et ne doutant point que les moines n'eussent contre eux tout le ressentiment qu'une pareille satire pourrait leur inspirer si elle paraissait dans le monde, n'eussent paré adroitement le coup et n'eussent fait, par ordre du Roi, enlever tous les exemplaires. Ils y reussirent si bien qu'en effet on n'en a vu aucun.

Après tout, MONSIEUR, ne trouvez-vous pas qu'on a eu tort de supprimer cet ouvrage et que, les intérêts des Jésuites à part, il serait bon qu'il parut. N'a-t-on pas raison de reprendre les moines, et tous les religieux, excepté les Jésuites : car c'est l'étendue qu'on donne ici à ce nom ; n'a-t-on pas raison, dis-je, de les reprendre de l'attachement qu'ils ont à leur bouche.

Tout ce qu'on en dit dans cette pièce, ne sont-ce pas des répétitions de ce que les Hérétiques en ont dit cent fois ? Quelle honte n'est-ce déjà pas pour nous qu'ils nous aient prévenus sur ce sujet et qu'ils puissent nous reprocher que nous n'avons parlé qu'après eux ? Je vous avoue qu'il ne tiendrait pas à moi que cet opéra ne fut représenté par l'Academie royale de musique quoiqu'on n'estime guère les opéras nouveaux. Je répondrais par avance du goût du public. Le R. P. de Lachaise et les plus notables de la Société qui se font trouver à la représentation de cette pièce et qui lui ont donné leurs applaudissements, n'étaient pas gens à se contenter de peu de chose. Mais cessons de faire des souhaits inutiles. Concluons seulement que les Jésuites sont toujours incomparables, mais qu'ils se surpassent eux-mêmes dans les spectacles et que, malgré le grand nombre de ceux qu'ils représentent, ils paraissent toujours de nouveaux hommes. On ne peut avoir plus de penchant qu'ils en ont pour le théâtre, mais peut-on avoir plus de goût? Tout se trouve en eux favorable pour y réussir, l'inclination et le talent. C'est leur inclination dominante, c'est leur talent le plus ordinaire. Ils aiment la comédie et ils sont nés comédiens. C'est en deux mots faire leur éloge, mais un éloge que nous leur devons : car enfin quel bien n'ont-ils pas fait dans le monde par cet endroit ?

Il y a eu de tous temps des tragédies, des ballets, des mascarades et des spectacles, mais y en a-t-il jamais tant eu que depuis l'etablissement des Jésuites qui formant dans le monde différentes troupes ont répandu partout un nouveau goût pour tout ce qui s'appelle déguisement ? Leurs collèges sont des théâtres toujours dressés ; celui de Clermont en particulier en est une preuve. En quelque temps de l'année que ce soit, peut-on entrer dans une cour, dans une salle, dans une classe, dans une chambre même sans y remarquer des appareils ou des vestiges de quelques spectacles ? Les enfants qu'ils élèvent dans cette agitation louable et ces exercices glorieux, au sortir de leurs études, accoutumés au mouvement, se trouvent dans le monde comme au collège, heureusement dispose, à se déguiser sans cesse et à jouer en particulier et en public des rôles qui ne diffèrent en rien de ceux qu'ils viennent de soutenir. De là cette inclination générale pour les bals et pour les assemblées ; de là ces déguisements grotesques, ces changements continuels, ces scènes toujours nouvelles ; de là enfin ce carnaval, qu'on voit avec plaisir empiéter et s'étendre toujours davantage, ce qui fait espérer à ceux qui aiment la joie que bientôt toute l'année ne fera qu'un carême prenant continuel. Voilà ce que l'on doit aux Jésuites ; mais que ne leur doit-on pas encore, de sanctifier ces spectacles et ces jeux ! Car n'est-ce pas ce qu'ils font aux bonnes fêtes de l'année dans leur église de Saint-Louis ? Quel plaisir d'y voir un théâtre chargé de jeunes garçons et de jeunes filles représentant ces mêmes fêtes d'une maniere également sensible et instructive ; c'est un tour délicat pour inspirer la religion. Combien de gens doivent ces pieuses mascarades la connaissance de nos mystères ? Mais nous n'aurions jamais fait si nous voulions repasser sur toutes les obligations que nous avons à ces Pères. Contentons-nous de dire à leur louange que ce sont des hommes merveilleux destinés, également à conserver au monde sa religion et les plaisirs.

Au reste, MONSIEUR, comme les airs de la pièce que je vous envoie sont tous ou vaudevilles ou parodies d'opéra, je me suis dispensé de vous les envoyer ; notez, pour peu qu'on se soit appliqué au chant, il est très aisé de les trouver. Il ne faut pas pour les chanter savoir plus de musique que paraissent en savoir nos acteurs de la foire Saint-Germain. Je suis,

MONSIEUR,

V. T. H. & O. S.

3. Selon moi... Pour le spectateur moderne, divers facteurs militent contre une interprétation indépendante de cet opéra bouffe, en particulier : son manque inhérent de contexte historique ; l'absence de personnages féminins ; la simplicité de l'intrigue ; et la musique n'est pas nouvelle (cependant qu'une mine de superbes opéras français restent à découvrir). Cela dit, toutes ces faiblesses peuvent être surmontées par l'emploi de cette structure de film : «Avant-propos» «Prologue» «Apologue» «Épilogue» «Après-propos» (voir, à titre d'exemple, le scénario Boîtes chinoises asymétriques). Or, ici, une interprétation complète des Moines serait soit le prologue, soit l'apologue ou enfin l'épilogue, et d'autres éléments constitueraient les autres parties ; des aspects de tels éléments pourraient être : les querelles entre les Jansenists et les Jésuites, la formation des Jésuites en mission à l'étranger, l'évocation intime de la vie de famille au début du dix-huitième siècle, les années d'école de François-Marie Arouet au Collége Louis-le-Grand (1704-1711), l'hécatombe qui presque anéanti la famille royale entre 1711 et 1714, l'expulsion des Jésuites de France en 1763, les massacres du septembre 1792 aux Carmes, et ainsi de suite.

4. Transcription, avec l'orthographe actuelle (sauf la rétention du français du personnage de Suisse), par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Mars 2008]