«HISTOIRE DE L'ABBAYE ROYALE DE SAINT-PIERRE DE JUMIÈGES» ; 15


CHAPITRE 15. — Louis d'Amboise, 62e abbé (1473). — Jacques d'Amboise, 63e abbé (1474). — François de Clermont, 64e abbé (1504). — Philippe de Luxembourg, 65e abbé (1510). — Jean Durand, 66e abbé (1518). — François de Fontenai, 67e abbé (1525). — Notes de bas de page.


LOUIS D'AMBOISE, SOIXANTE-DEUXIÈME ABBÉ (1472).

[Après la mort de d'Antoine Crespin, le soixante et unième abbé, le 15 octobre 1472], cependant, le roi nomma à l'abbaye de Jumièges Louis d'Amboise, quatrième fils de Pierre d'Amboise, sieur de Chaumont et d'Anne de Reuil. Son gouvernement, quoique court, fut utile aux religieux, qu'il rétablit dans la possession des biens dont ils avaient joui jusqu'au temps de son prédécesseur, dont l'avarice l'avait tellement frappé, qu'il semblait avoir une aversion particulière de ce vice. C'est tout ce que nos mémoires nous apprennent de lui. Ils ajoutent seulement qu'il succéda dans l'évêché d'Albi au cardinal Jean Geoffroy, mort au mois de novembre de l'an 1473, et que, content de ce bénéfice, il fit sa démission de l'abbaye de Jumièges, pour se retirer dans son diocèse, où il remplit les devoirs de l'épiscopat avec tant de douceur, qu'il en fut surnommé le Bon.


JACQUES D'AMBOISE, SOIXANTE-TROISIÈME ABBÉ (1474).

Jacques d'Amboise fut élevé sur le siège abbatial à sa place. Il était religieux de Cluny, fils de Pierre d'Amboise et frère de Louis, qui l'avait précédé dans le gouvernement de l'abbaye de Jumièges. Deux anciens monuments placent son élection au mois de janvier 1474, son serment de fidélité au roi le 20 février suivant, et sa prise de possession le 28 mai de la même année. Il ratifia le partage des biens que son frère avait fait rétablir, et il jouit de sa portion l'espace de trente et un ans et cinq mois, durant les quels nous aurons souvent occasion de parler de lui dans la suite de cette histoire.

Pour ce qui regarde les religieux, comme ils n'avaient plus d'abbés à leur tête pour leur donner l'exemple, ils ne se conservèrent pas longtemps dans la fidélité à leurs promesses. L'esprit du monde étant entré dans l'abbaye avec le premier abbé commendataire, ils en furent tous ou presque tous possédés. La retraite leur devint insupportable, les saintes lectures et la prière furent abandonnées, le silence méprisé, les jeûnes négligés, l'office divin précipité, et les intervalles qui le suivaient inutilement employés au dedans, ou consacrés à faire des visites au dehors. On ne dit point, au reste, que leur vie fut déréglée. On remarque seulement que depuis dix ans elle était plus séculière que religieuse, et cela seul suffit pour vous convaincre que les commendes avaient introduit le relâchement dans Jumièges, d'où il ne faut pas néanmoins conclure que les religieux fussent excusables, puisque, connaissant l'abus des commendes, ils devaient profiter de cette connaissance pour mener une vie plus réglée et plus édifiante, afin d'empêcher qu'elles ne s'établissent pour toujours. Le vice de propriété ne fut pas un des derniers à s'introduire parmi eux ; ils avaient tous de l'argent, dès l'an 1467, et les meubles à leur usage leur étaient tellement propres, qu'ils pouvaient les vendre ou les changer sans l'agrément du supérieur. Ils recevaient leur vestiaire en argent, et à la couleur près ils s'habillaient comme bon leur semblait. En quoi ils dérogeaient au traité qui avait été conclu entre eux et l'abbé Simon Du Bosc, le 5 mai 1411. Leurs tasses et leurs cuillères étaient aussi d'argent ou de vermeil, et chacun emportait son couvert après le repas et l'enfermait sous une clef particulière. Il en pouvait disposer de son vivant, et, s'il ne l'avait pas fait, il lui était permis de le donner à sa mort.

Quelques personnes du premier rang, informées de ces abus, crurent pouvoir y remédier en s'adressant à Jacques d'Amboise, qu'on croyait grand observateur de la règle de S. Benoît, parce qu'il sortait d'un ordre célèbre dans l'Église, et où cette sainte règle était encore en honneur ; mais l'événement ne répondit pas à leur vœux. L'abbé était trop occupé de ses intérêts pour penser alors à la réformation de ses moines. À la vérité, il résidait dans l'abbaye, mais il ignorait ce qui se passait, ne s'appliquant qu'à connaître, par une étude continuelle du chartrier, l'état de son temporel, qu'il se proposait de rétablir avant toutes choses. Nous ne savons pas s'il y réussit, mais, ce qu'il y a de vrai, c'est qu'il eut à cette occasion de longs et fâcheux procès, et qu'il pria souvent les papes de l'aider dans l'exécution de son dessein, comme il paraît par les bulles de Sixte IV et d'Innocent VIII, l'une en date du 1er mars 1479, et l'autre du 13 décembre 1490, pour la restitution des biens usurpés sur l'abbaye de Jumièges et des 30000 livres en or, en argent et en vases précieux qu'on avait enlevées à la mort de Nicolas Le Roux.

Entre les procès que Jacques d'Amboise fut obligé d'avoir pour le rétablissement de son temporel, on remarque particulièrement celui qu'il fit au prince François de Laval, comte de Montfort et duc d'Aquigny (
1), au sujet des bois de Crenne, dans le comté d'Évreux, entre Jouy et la Ronce, que ce seigneur prétendait être de son domaine d'Aquigny. Il avait pour lui une possession immémoriale, sans opposition de la part des religieux jusqu'à Jacques d'Amboise ; mais cette possession était suffisamment détruite par une foule de titres originaux que l'abbé de Jumièges produisait contre lui, et qu'il ne fallait que lire pour reconnaître le malheur des temps et l'injustice des seigneurs d'Aquigny dans cette longue et paisible possession. Cependant les juges n'osèrent décider, et le procès dura jusqu'en 1480, que François de Laval, craignant l'excommunication dont les détenteurs des biens de Jumièges étaient menacés par la bulle du 1er mars 1479, renonça enfin à ses prétentions, à condition que tous les ans, au jour de l'Assomption, on dirait une messe pour lui dans la chapelle de la Vierge ; qu'il lui serait permis de faire mettre ses armes sur une vitre de la même chapelle, et partout où il lui plairait dans la grande église, au-dessous des armoiries du roi, et qu'enfin l'abbaye de Jumièges payerait aux seigneurs d'Aquigny 20 sols de rente annuelle, au terme de Saint-Michel. L'acte est du 15 mai 1480 (2).

L'on vit dans cette même année, et vers le milieu de la suivante, un commencement de réforme à Jumièges. Jacques d'Amboise, sollicité de nouveau de remédier aux abus, fit tant de caresses aux moines, qu'il gagna sur eux d'assister tous à l'office divin et de le faire avec décence ; de garder le silence dans les récréations, et de ne sortir qu'une fois la semaine et plusieurs ensemble pour passer la journée dans quelque maison de campagne, où on leur ferait porter dîner et tout ce qui serait nécessaire. Ils ne furent pas si faciles à guérir du vice de propriété ; le plus délicat et le plus dangereux de tous. Tout ce que l'abbé put obtenir, fut de commettre le réfectorier à la garde des couverts d'argent, afin que personne n'en pût dispenser ; encore fallut-il leur en accorder l'usage non seulement à l'infirmerie, mais dans leurs récréations. C'est ce qu'on voit dans un règlement fait en chapitre le 24 août 1481. Les moines s'engagèrent de faire insérer ce règlement dans le martyrologe pour être perpétuellement sous leurs yeux ; mais Jacques d'Amboise ayant été nommé, peu de temps après, à l'abbaye de Cluny, leur promesse ne fut pas accomplie, et l'abbé n'y pensa plus quand il revint. On ne dit pas l'époque précise de son retour ; mais il est certain qu'il était à Jumièges le 28 décembre de la même année 1481, lorsqu'il donna la provision des écoles de Saint-Paër-sur-Duclair à Jean Le Vilain, clerc du diocèse de Rouen (3). Il y était encore le 12 décembre 1485, comme il paraît par un contrat de fief fait en chapitre, du consentement des religieux, à Thomas Hautot, d'une pièce de terre et du cours d'eau de Croutes, dans l'évêché de Lisieux, pour y bâtir un moulin à foulon (4).

L'année suivante, 1486, prévoyant que son absence serait longue, il donna procuration au grand prieur pour nommer en son nom aux prieurés et offices claustraux qui vaqueraient pendant son absence. Le 3 février 1488, il en envoya une semblable au prieur de Croutes pour recevoir les rentes seigneuriales de sa chambre. Ce qui nous fait voir que les concordats de Jean de Fors et de Simon du Bosc n'avaient plus lieu, et que le vestiaire des religieux, pour lequel ces rentes avaient été abandonnées, étaient pris pour lors sur la mense conventuelle.

Le prieur de Croutes, dont nous venons de parler, était Dom Renaud Buquet, d'une famille noble de Normandie. Il se distingua d'abord dans l'étude du droit canon, et il prit le degré de docteur dans la Faculté de Paris. Il fut ensuite prieur d'Helling, en Angleterre, puis de Croutes, et enfin cellérier de Jumièges. Il ne se fit pas seulement aimer de ses confrères, il s'acquit encore leur estime par sa douceur, sa modération, sa sagesse et son zèle. Comme il avait vécu avec beaucoup d'économie dans ses deux prieurés d'Helling et de Croutes, il avait amassé quelque argent dont il acheta, avant que d'être cellérier, 58 livres 10 sols de rente qu'il donna au monastère, du consentement de Jacques d'Amboise et de tous les religieux capitulairement assemblés, en présence de Dom Jean Asselin, prieur de Longueville et chambrier de l'abbé, aux conditions : 1° que tous les vendredis de l'année, à six heures et demie, le sous-prieur, le tiers ou quart-prieur diraient une messe de la Passion à l'autel de Saint-Denis, derrière le chœur, et qu'on leur distribuerait 10 livres par égale portion, 40 sols au prieur et 20 sols au chantre, pour veiller à ce qu'elle fût acquittée par l'un de ces trois religieux, ou par quelque autre, auquel on donnera 6 blancs pour chaque messe sur la rétribution des 10 livres, qui étaient le prix de la fondation (5) ; 2° qu'on donnerait une pareille somme de 10 livres à celui qui avait soin du chartrier, pour dire chaque semaine une messe à l'intention des âmes du purgatoire; 3° que la fête de Sainte-Catherine, lui n'était que double à douze leçons, serait solennisée en chapes, et que le cuisinier aurait 20 sols tournois de rentes pour donner des tartes ce jour-là à toute la communauté ; 4° qu'on chanterait les premières et secondes vêpres avec la messe, dans la chapelle de Notre-Dame, la veille et le jour des Maries, sœurs de la Sainte Vierge, moyennant 50 sols que le chantre distribuera à ceux des religieux que le prieur lui aura donnés pour l'assister; 5° que le restant de la rente de 56 livres 10 sols serait employé par le sacristain à entretenir de cierges l'étoile de cuivre ou chandelier à quinze branches, qu'il avait fait placer au milieu du sanctuaire, et que ces cierges seraient allumés à la messe et aux secondes vêpres des fêtes annuelles et à l'exposition de l'Évangile des laudes de ce même jour, c'est-à-dire sans doute pendant le Te Deum, où l'on prépare encore aujourd'hui sur un pupitre, au milieu du chœur, l'Évangile qui doit être chanté à la fin des matines. L'abbaye est encore redevable à Dom Buquet de la magnifique sculpture du jubé.

Depuis qu'il fut cellérier de l'abbaye, les procès y devinrent plus fréquents, parce qu'étant ennemi des contestations, on crut qu'il serait plus facile de le tromper. Mais l'événement justifia le contraire ; jamais officier n'eut plus à cœur les intérêts de la maison. C'est ce qui paraît par divers monuments, entre autres par une sentence du bailli de Senlis en faveur des religieux de Jumièges, au sujet de la moyenne et basse justice de Genesville, qu'on avait attaquée (6) ; et par une autre sentence du bailli de Rouen, en 1490, contre les bourgeois qui prétendaient assujettir les locataires des maisons de la Poterne au guet et garde de la ville, comme les autres habitants, sous prétexte du bien public. Son zèle ne parut pas moins dans l'affaire des dîmes du prieuré de Saint-Martin de Boafle, que le curé avait usurpé ; mais la mort le surprit avant la fin du procês (7). On croit qu'elle arriva au mois de décembre 1491. Quoi qu'il en soit, il est certain que le titulaire perdit son procès l'année suivante ; mais Jacques d'Amboise en ayant été informé, appela de ce jugement au pape Alexandre VI, qui lui donna pour juge l'official de Paris, par une bulle du 22 février 1493. Ce commissaire, s'étant transporté sur les lieux, examina la procédure, et décida en faveur du prieur, qui se maintint d'un autre côté dans le droit de moyenne et basse justice à Boafle contre le procureur du roi du Bailliage de Poissy, qui le lui disputait. La sentence est de l'an 1497 (8). Elle fut prononcée par le bailli même de Poissy, et Don Eustache Le Vasseur, qui était alors prieur de Saint-Martin de Boafle, y est qualifié de bachelier formé en théologie de l'Université de Paris. Dom Henri Brion, son prédécesseur, avait eu aussi cette qualité ; ce qui leur était commun avec tous les religieux de ce temps-là, comme il paraît par un accord daté de 1499, entre le Révérend Père en Dieu Jacques d'Amboise, abbé de Jumièges, Dom Eustache Le Vasseur, grand-prieur ; Dom Jean Vincent, sous-prieur; Dom Jean Heutenant, tiers-prieur, Dom Richard Duval, quart-prieur ; Dom Raoul de La Cour, Dom Jean Masson, Dom Robert Hervieu, Dom Nicolas Brevedent, Dom Jacques de la Courbe, Dom Richard Ler, Dom Guillaume Osenne, Dom Simon Le Tellier, Dom Jean d'Orclot, Dom Michel de La Planche, Dom Pierre Le Tellier, Dom David Tournebus, Dom Jean Buquet, Dom Marin Leprêtre, Dom Pierre Cornier, Don Jacques Le Flament, Dom Denis du Mesnil, tous bacheliers en théologie de l'Université de Paris ; Dom Jean Dupuis, Dom Pierre Le Sec, Dom Guillaume Bonnet, Dom Jean Bedeuf, Dom Prudhomme Mabire et Dom Tousssaint Le Taneur, écoliers de la même Université, d'une part, et les prieurs de Croutes et de Dame-Marie, d'autre part, au sujet d'une redevance de 10 livres tournois par chacun an, au profit de la communauté, sur les prieurés de Croutes et de Dame-Marie, où les prieurs n'avaient plus de compagnons depuis quelques années, parce que leur revenu n'était pas suffisant pour l'entretien de deux religieux, à cause de l'affaiblissement des monnaies dans le royaume (9). Il se fit par là une espèce de compensation dont les prieurs furent bien aises, afin d'être seuls à l'avenir.

Deux ans après cet accommodement, Jacques d'Amboise fit faire les stalles du chœur et céda à la communauté les fiefs Magnein, La Motte et Serans, avec le marché de Vimoutiers et le bois Colette, dont les abbés avaient joui depuis l'établissement des menses abbatiales et conventuelles, pour la dîme de Hautot-L'Auvray, et la petite grange de Duclair, qui étaient de la dépendance du cellérier (10). L'acte fut dressé en chapitre le 1er juillet 1501.

Quoique les religieux de Jumièges fussent tombés dans le relâchement depuis l'introduction des commendes, ils ne laissaient pas néanmoins de conserver toujours parmi eux le goût des bonnes études. Outre la théologie et le droit canonique qu'ils allaient étudier à Paris, ils avaient une école de grammaire dans l'intérieur de l'abbaye pour l'instruction des jeunes religieux. Cette école, qui subsistait encore en 1596, était même célèbre au commencement du XVIe siècle, non seulement par la science et le mérite du professeur, mais aussi par l'application de jeunes religieux et l'affluence des écoliers et étrangers qu'on y admettait pour leur faciliter l'étude et leur épargner une dépense qu'ils n'auraient peut-être pas été en état de faire dans les universités (11). Le professeur était Maître Pierre Avril, docteur de l'Université et prêtre du diocèse de Rouen. Il avait étudié lui-même à Jumièges, mais on ne dit point en quel temps, ni sous quel professeur. Ce que nous savons, c'est qu'il succéda à son maître dans la chaire de grammaire dès l'an 1498. Il était nourri avec les religieux, et on lui payait 100 livres d'honoraires, outre les profits qu'il pouvait tirer de ses écoliers, dont la plupart étaient pensionnaires dans l'abbaye. Il les conduisait aux récréations du dehors, et l'aumônier était chargé de leur préparer la collation dans quelque maison de campagne (12). C'est ce qu'on voit dans un de ses comptes ; toutes sortes de collations sont portées parmi les charges attachées à son office, ainsi que le repas que l'on était dans l'usage de donner aux vieilles femmes le jour de Sainte-Petronille, appelé la Fête aux vieilles. Il s'en présentait quelquefois jusqu'à cent, auxquelles on donnait avec la soupe du pain à discrétion, deux œufs, un mets de poisson ; c'était ordinairement une feinte et une bouteille de bière ou une pinte de Conihout; ce qui prouve que le vignoble de la presqu'île, de Jumièges subsistait encore en 1500. Il ne sera peut-être pas inutile de remarquer ici que le vin ne valait alors que 30 sols le muid, la bière 16 sols le hambour, les feintes 6 sols la douzaine, le quartier de mouton 4 sols, le minot de sel pris à la gabelle de Caudebec 23 sols 10 deniers, la livre de beurre de Flandre 13 deniers, la livre de chandelle 1 sol, la mine de pois blancs du poids de 200 livres 18 sols, la mine d'avoine 13 sols, la mine d'orge 10 sols, et le millier de fagots 34 sols.

Les grandes dépenses que Louis XII fut obligé de faire en ce temps-là pour la conquête du Milanais et du royaume de Naples l'engagèrent à demander un subside à la province de Normandie. Les religieux de Jumièges contribuèrent non seulement au paiement de ce subside sans faire aucun emprunt, ils furent même en état de faire un prêt de 2000 livres à la ville de Rouen, qui, pour récompense de ce service, leur suscita un procès à la vicomté d'Eau en 1503, à l'occasion de leurs vins, qu'elle prétendait assujettir au droit d'aides, lorsqu'ils passaient devant Rouen. Mais l'affaire ayant été portée au bailliage, les religieux furent confirmés dans leur exemption par sentence du 20 septembre de la même année (13). Quant à leur prêt, ils n'en furent remboursés que vingt ans après. Encore fallut-il une sentence du bailli de Rouen contre les officiers de la ville.

Cependant ils se plaignaient toujours des entreprises que le seigneur de Berville faisait sur leur pêche, qu'il soutenait être à lui des deux côtés de la rivière de Seine, dans l'étendue de son fief. Pour obvier à ces entreprises, qui avaient commencé dès l'an 1492, ils prièrent Jacques d'Amboise de porter leurs plaintes au prochain Parlement de Normandie ; ce que l'abbé fit avec tant de zèle et de succès, que le sieur de Berville, malgré son crédit, fut débouté de ses prétentions par arrêt du 14 février 1504 (14).

Dans l'intervalle de ce jugement, le cardinal Georges d'Amboise, archevêque de Rouen, fit sa visite à Jumièges. Il fut reçu par son frère, qui en était abbé, et par les religieux, avec tous les honneurs et toutes les caresses qu'il en pouvait attendre ; ce qui ne l'empêcha pas de prendre les 100 sols 8 deniers que le chambrier et l'aumônier lui devaient pour son droit de procuration, quoiqu'il eût passé huit jours dans l'abbaye (15). Jacques d'Amboise l'accompagna à son départ pour Rouen, et vint passer le Carême à Jumièges, on il fit la cérémonie du lavement des pieds les trois derniers jours de la semaine sainte, à treize pauvres, auxquels il fit donner 13 deniers et une paire de souliers, selon l'usage. La communauté fit ensuite la même cérémonie à quatre-vingt pauvres et leur donna à chacun 3 deniers.


FRANÇOIS DE CLERMONT, SOIXANTE-QUATRIÈME ABBÉ (1504).

L'évêché de Clermont, en Auvergne, ayant vaqué vers la fin de cette même année 1504, le roi nomma Jacques d'Amboise, le 15 mars de l'année suivante, pour remplir cette place ; et donna l'abbaye de Jumièges à François-Guillaume de Castelnau Clermont-Lodève, archevêque de Narbonne, cardinal du titre de Saint-Étienne au Mont-Cœlius. Il était fils de Pierre de Tristan, sieur de Clermont, et de Catherine d'Amboise, fille aînée de Pierre d'Amboise, sœur de Chaumont, dont nous avons parlé à l'occasion des deux derniers abbés, Louis et Jacques d'Amboise. Celui-ci donna à l'abbaye le magnifique calice dont on se sert encore aujourd'hui aux fêtes solennelles, et fit réparer à ses dépens la cohue (16), qui a été depuis transférée au bourg de Duclair, à une lieue ou environ de Jumièges. Il est fait mention dans le catalogue des manuscrits de deux missels à l'usage de Jumièges achevés de son temps par frère Michel Benie, sous-cellérier (17 ; 18), d'une imitation de Jésus-Christ attribuée à Gersen par frère Naudin Buquet, prieur de Croutes (19), d'un commentaire d'Origène sur l'Ancien Testament par frère Richard Duval de Vimoutiers (20), et des Quodlibets de S. Thomas d'Aquin (21) achetés d'un frère prêcheur par frère Jean Asselin (22). Ce sont les derniers ouvrages de plume auxquels nous voyons que les religieux se seraient appliqués. On en peut voir le détail dans le catalogue que nous mettons à la suite des pièces justificatives de cette histoire.

François de Clermont prit possession de l'abbaye de Jumièges le 8 novembre 1505, et le 12 du même mois il donna des provisions de sénéchal de sa terre et seigneurie de Hauville à Richard de la Houssaie, écuyer. Ayant ensuite choisi pour chambrier Dom Marin Le Prêtre, il employa tous ses soins à maintenir et même à accroître le commencement de réforme que son oncle avait établie ; mais le succès ne répondit pas à ses vœux. Les moines, plus accoutumés que jamais depuis le départ de Jacques d'Amboise à vivre dans le relâchement et à ne suivre des exercices réguliers que ce qu'ils voulaient, furent sourds à toutes ses exhortations, en sorte que le cardinal, ne pouvant rien gagner sur eux, les abandonna entièrement pour se retirer à son église, après avoir refusé au prieur des lettres de grand vicaire pour conférer les bénéfices de son lot, qui viendraient à vaquer en son absence. Il nomma pour cela, et pour recevoir les comptes des officiers, Jacques de Castignoles, chanoine et chancelier de l'Église de Rouen, devant lequel l'aumônier rendit en effet son compte le 7 février 1508 (23). Le grand-prieur mourut la même année, et les officiers s'assemblèrent à la Poterne pour lui donner un successeur. Cette entreprise déplut fort au cardinal de Clermont. Il vint à Jumièges pour déposer le grand-prieur et punir les électeurs ; mais ayant appris que les religieux particuliers, qui étaient dans une espèce de servitude à l'égard des officiers, avaient approuvé l'élection, il dissimula son ressentiment, et partit de Jumièges pour n'y jamais revenir. On croit même qu'il se proposa dès lors de se démettre de son abbaye, mais que le cardinal d'Amboise s'y opposa. Quoi qu'il en soit, il est certain qu'il ne garda l'abbaye de Jumièges que jusqu'à la mort de Georges d'Amboise, qui arriva le 25 mai 1510. Il était alors archevêque d'Auch, après avoir possédé successivement les évêchés de Saint-Pons, de Valence, d'Agde, et l'archevêché de Narbonne.


PHILIPPE DE LUXEMBOURG, SOIXANTE-CINQUIÈME ABBÉ (1510).

Philippe de Luxembourg, fils de Thibaud et de Philippote de Melun, évêque de Melun, évêque du Mans et de Saint-Marcellin, succéda à François de Clermont dans l'abbaye de Jumièges, à l'âge de soixante-quatre ans. Un des premiers actes d'autorité qu'il fit fut de rappeler les prieurs titulaires et les officiers au cloître par des lettres datées de Jumièges le 14 juillet de l'an 1511. Il ne les dépouilla pas de leurs offices, mais il leur interdit les sorties à cheval et pour leur en ôter tout prétexte, il expédia le 8 août de la même année, en faveur de trois religieux qu'il choisit dans la communauté, une procuration générale pour poursuivre et défendre les droits de l'abbaye en toutes juridictions ecclésiastiques et séculières, à l'exclusion de tout autre, même sous leurs ordres (24). Il s'éleva de grandes disputes parmi les moines au sujet de cette procuration, et les esprits furent partagés. Le grand-prieur, qui était lié avec les officiers auxquels il devait son élection, présenta une requête au cardinal pour les rétablir dans le droit de vaquer eux-mêmes aux affaires qui intéressaient leurs offices ; mais le cardinal rejeta sa requête par deux fois, et nomma même d'autres procureurs à la place des premiers, qui n'avaient survécu que dix-huit mois à leur commission. Cette nouvelle procuration, qui est du 29 avril 1513, fit perdre toute espérance aux officiers d'être rétablis (25).

Peu de jours après, Philippe de Luxembourg fit un voyage au Mans, tint pour y donner ses ordres que pour voir en passant le duc d'Alençon, qui, à cause de l'Échiquier et haute, moyenne et basse justice de son duché, prétendait en exercer les droits sur les terres et baronnies de Vimoutiers, de Croutes, de Coulonces et d'Oisy, dépendantes de l'abbaye de Jumièges. Nous avons vu ailleurs quelles furent les suites de cette affaire. Celles de l'absence du cardinal ne furent pas, à beaucoup près, si heureuses. Les moines, las de porter le joug de la règle, quittèrent presque toutes les observances monastiques pour embrasser une vie plus commode et moins dépendante. Le mal fit en peu de temps des progrès si rapides, qu'après un an de non-résidence, Philippe de Luxembourg, étant revenu à Jumièges, ne crut pas pouvoir y remédier autrement qu'en introduisant la congrégation de Chezal-Benoît (26), dont il connaissait la sainteté, ayant déjà des religieux de cette congrégation dans son abbaye de Saint-Vincent du Mans. Mais, afin de ne rien faire témérairement, il leur parla en particulier et fit divers efforts pour les porter à recevoir la reforme. Dix seulement l'écoutèrent et lui promirent de suivre ses intentions. Alors il écrivit aux supérieurs de la nouvelle congrégation et leur demanda un nombre suffisant de religieux pour pouvoir procurer à son abbaye de Jumièges les mêmes avantages dont il savait que jouissaient les monastères où leur réforme avait été introduite, en leur promettant de les appuyer de tout son crédit (27). Ils eurent égard à sa demande ; vingt religieux furent choisis pour venir prendre possession de l'abbaye de Jumièges et la réformer. Ils arrivèrent à Hauville, qui est une dépendance de l'abbaye, au commencement de la Sexagésime 1515 et ils y demeurèrent jusqu'au premier lundi de Carême, que, les ayant cachés dans le pressoir de l'abbaye, proche l'église, il les introduisit dans le chœur à l'heure de vêpres, et fit entonner le Deus in adjutorium par un Cazaliste. Les anciens, étant survenus à l'heure même, se plaignirent de cette entreprise comme d'un attentat, et firent tant de bruit que l'office fut interrompu par leurs clameurs. Le cardinal leur communiqua pour lors la permission de la Cour, et pria les dix, dont il croyait s'être assuré, de se joindre à lui pour favoriser la réforme ; mais ils s'en excusèrent sous prétexte du grand nombre des opposants, et de crainte d'exciter un plus grand tumulte. Le bruit cessa cependant et l'on chanta vêpres ; mais la querelle recommença presque aussitôt après, malgré les mesures du prélat, qui aurait couru un grand risque d'être maltraité, si le Parlement de Normandie, qui en fut averti, n'avait réprimé l'insolence des rebelles, en faisant informer contre eux et en autorisant la réforme par un arrêt de la même année.

Sur ces entrefaites, le roi François Ier fit avertir le cardinal de Luxembourg de lui prêter serment de fidélité pour l'abbaye de Jumièges ; mais le cardinal, dont la présence y était encore nécessaire, obtint un délai, le 8 février de l'an 1516, et ne fit ce devoir que le 28 avril suivant, où il paraît que les réformés commencèrent à loger dans les chambres qu'il leur avait fait bâtir sur le réfectoire, pendant qu'on travaillait par son ordre à la construction d'un nouveau dortoir de 180 pieds de longueur sur 40 de largeur au midi de l'église Saint-Pierre, dont on démolît la chapelle des Innocents pour y faire l'escalier (28). Cependant les anciens continuaient de faire voir, par leur conduite, qu'ils n'avaient pas reçu volontiers ces nouveaux hôtes, étant accoutumés à mener une vie libre, aisée, et de commerce avec le monde ; ils ne purent s'accommoder de la compagnie de ces religieux, qui vivaient d'une manière toute opposée ; car; outre l'abstinence de la chair, les jeûnes et les autres austérités corporelles, ils vivaient dans une grande soumission et dépendance. Ils ne possédaient rien de propre ; tout était en commun; les autres, ne pouvant s'assujettir à ce joug qui leur paraissait trop insupportable, aimèrent mieux s'exiler eux-mêmes, pour la plupart, que d'avoir toujours devant les yeux des exemples, qu'ils ne voulaient pas imiter. Ils se retirèrent donc presque tous, les uns d'un côté, les autres d'un autre ; ceux-ci dans leurs prieurés, ceux-là chez leurs parents, sans en demander permission à personne, et laissèrent ainsi les religieux de Chezal-Benoît paisibles possesseurs du monastère, ce qui n'arriva pas néanmoins sans leur avoir fait faire beaucoup d'insultes par une troupe de brigands, que le Parlement fit fouetter par la main du bourreau.

Philippe de Luxembourg, voyant les Cazalistes établis dans Jumièges et supérieurs en nombre aux anciens, ne songea plus qu'à retourner dans son diocèse. Son départ fut fixé au 8 juillet 1517, et l'on voit effectivement qu'il partit ce jour-là, laissant une procuration, datée du même jour, aux prieurs de Saint-Vincent du Mans et de Saint-Sulpice de Bourges, pour pourvoir, de concert avec François de Fontenai, aux bénéfices de sa mense et au maintien de l'observance régulière, jusqu'à mettre en prison ou punir autrement ceux qui s'en écarteraient (29). En arrivant au Mans il alla voir les religieux de Saint-Vincent qu'il avait reformés en 1501, et leur communiqua le dessein qu'il avait formé depuis deux ans de remettre son abbaye de Jumièges à quelqu'un d'eux, si le pape y voulait consentir. Il avait eu particulièrement cette pensée à l'occasion du décret du cinquième Concile de Latran, où les commendes avaient été condamnées en certains cas, comme préjudiciables aux monastères, tant pour le temporel que pour le spirituel. Les religieux de Saint-Vincent ayant approuvé son dessein, il l'exécuta en faveur de Dom Jean Durand, moyennant une pension de 500 livres tournois payables aux termes de Noël et de Saint-Jean-Baptiste ; ce que le pape Léon X confirma par une bulle adressée à Jean Durand le 23 décembre de la même année (30). Il écrivit en même temps au roi pour lui recommander le nouvel abbé, et aux vassaux de l'abbaye pour leur ordonner de rendre à Jean Durand la fidélité et les services qu'ils ont été et sont tenus de rendre aux abbés de Jumièges.


JEAN DURAND, SOIXANTE-SIXIÈME ABBÉ (1518).

Jean Durand, dont nous ne connaissons ni le pays, ni la famille, était religieux de la congrégation de Chezal-Benoît, et en suivait les exercices avec une ferveur toujours nouvelle dans l'abbaye de Saint-Vincent du Mans, lorsqu'il reçut ses bulles.

Philippe de Luxembourg, comme légat du Saint-Siège, lui donna la bénédiction abbatiale le jour de la Purification de la Vierge, et le fit partir deux jours après. Du Mans il vint coucher à Alençon, où il fut reçu par l'abbé de Saint-Martin, qui l'y était allé attendre, et qui l'amena à Séez, où il demeura quelques jours. De là, continuant sa route par Bernay et le Bec, il se rendit à Jumièges, où l'on lui fit une entrée solennelle le 12 février de l'an 1518. Les religieux le prirent sous la grande porte de l'église de Notre-Dame, et le prieur lui ayant présenté l'eau bénite, avec la croix et l'évangile à baiser, quatre religieux en chapes le mirent sous un dais et le conduisirent ainsi jusqu'à l'autel, où les prieurs de Saint-Vincent et de Saint-Sulpice le prirent pour le mener à son appartement, qui n'était autre qu'une grande chambre carrée sur la terrasse, à l'extrémité du dortoir que le cardinal de Luxembourg avait fait construire quelques années auparavant. Le lendemain il prit possession de l'abbaye, et, dès le 23 du même mois, il prêta serment de fidélité au roi, à Amboise, entre les mains du chancelier Antoine Du Prat, qui l'assura de la protection de Sa Majesté (
31).

Jusque-là il n'y avait point eu de nomination de prieur claustral ni d'officiers dans Jumièges depuis l'introduction de la réforme. Les prieurs de Saint-Vincent du Mans et de Saint-Sulpice de Bourges gouvernaient par procuration, et trois des anciens ayant paru vouloir se réformer, avaient été conservés dans leurs offices. Jean Durand, à son retour d'Amboise, renvoya les prieurs dans leurs monastères, et nomma François de Fontenai prieur claustral et son grand vicaire tant au spirituel qu'au temporel ; c'était environ le 15 mars, quatre jours après avoir prêté le serment d'obéissance à l'archevêque de Rouen, Georges d'Amboise, neveu du cardinal de ce nom. Quelques jours après, les trois officiers dont nous venons de parler furent déposés, et on en substitua d'autres à leur place ; ce qui les irrita si fort, qu'ils sortirent aussitôt de l'abbaye pour se retirer dans leurs familles ; mais l'abbé les cita au Parlement de Normandie, et ils y furent condamnés à rentrer dans le cloître et à y vivre selon la réforme, nonobstant leur déposition. L'arrêt est du 27 janvier de l'an 1519, qui fut aussi celui de la mort du cardinal de Luxembourg, pour lequel on fit un service solennel où assistèrent tous les nobles du pays.

Pendant que ces choses se passaient, la vie pénitente et retirée des religieux de Jumièges donnait tant d'éclat à leur réputation, que de tous les endroits de la province on venait les voir pour s'édifier. Jamais, en effet, la régularité n'avait été mieux observée. Jumièges était dans sa première splendeur. On ne voyait les moines qu'à l'église, et on les y prenait plutôt pour des anges que pour des hommes. L'office fini, ils retournaient modestement à leurs chambres et n'en sortaient que pour un nouvel exercice. Le travail des mains se faisait en commun et personne n'en était exempt, non pas même l'abbé, si les affaires de la maison ou la présence de quelque seigneur ne l'en dispensaient. Nous ne répéterons point ici ce que nous avons dit ailleurs de l'abstinence de la chair, des jeûnes et des mortifications corporelles qui, avec la prière et les saintes lectures, faisaient leurs plus chères délices. Les constitutions de Chezal-Benoît, qu'ils pratiquaient à la lettre, feront mieux comprendre que nous ne pourrions faire la pureté et l'austérité de leur vie. Nous remarquerons seulement qu'ils ajoutèrent beaucoup de choses à leurs constitutions, comme de faire trois processions chaque semaine de Carême, nu-pieds, autour du cloître, de ne manger qu'un mets et de ne boire que du cidre ; en quoi l'abbé était le premier à leur donner l'exemple, même en présence des séculiers qui mangeaient à sa table.

Cependant la guerre que François Ier avait entreprise contre l'empereur Charles V durant toujours, il demanda, en 1521, à la ville de Rouen, pour sa part, l'entretien de mille hommes de pied, qu'elle lui avait fournis l'année précédente ; ce qui fut accordé par tous les habitants, après que le roi leur eut fait expédier des lettres patentes pour lever un droit sur les marchandises, vins et autres denrées qui entreraient dans la ville ou qui descendraient sur la rivière de Seine pour être transportées ailleurs. Ces lettres sont du 24 janvier 1522 et comprennent également tous les privilégiés. Les religieux se conformèrent par provision à ce règlement ; mais l'année suivante ils furent déclarés exempts, et les officiers de ville condamnés à leur rembourser les 2000 livres que les religieux anciens leur avaient prêtées vingt ans auparavant (32).

Cette contestation donna lieu à l'abbé de Jumièges de connaître les Célestins de Rouen. Il fut touché de leur régularité et de leur pauvreté, et pour soutenir l'une en remédiant à l'autre, il leur donna, du consentement de la communauté capitulairement assemblée le 7 septembre de la même année 1523, le patronage de Hautot-L'Auvray, avec le tiers des dîmes, aux conditions : 1° que sur cette troisième portion ils feraient 20 sols de rente à l'abbaye ; 2° qu'ils payeraient les honoraires du vicaire perpétuel; 3° que, dans les provisions qu'ils donneraient à leur pourvu, il serait fait mention de l'engagement qu'ils contractaient de payer sa pension, afin d'éviter tout procès à l'abbaye pour les deux autres portions ; 4° enfin qu'ils s'obligeraient de mettre aux mains de l'abbé un duplicata de chaque présentation au bénéfice pour faire voir qu'ils étaient fidèles à remplir toutes ces clauses ; ce qui fut accepté par les donataires le 12 octobre suivant, confirmé par l'archevêque de Rouen le 27 janvier 1524, et ratifié par le provincial des Célestins le 6 mai 1527 (33).

Depuis cette donation, Jean Durand ne tint le siège abbatial que quinze mois, pendant lesquels il vendit les bois de Rouvray afin de fournir à sa portion de 300000 livres que le roi avait imposées sur tout le royaume pour la réparation de ses places frontières (34). Cette somme, quoique considérable pour le temps, ne s'étant pas trouvée suffisante, le roi lui écrivit pour lui demander ce qu'il pouvait avoir d'argent, et lui promit de le faire rembourser sur les finances de la province. L'abbé porta 200 livres au receveur des mêmes finances, mais nous ne voyons pas qu'elles aient été rendues (35). Quoi qu'il en soit, prévoyant que sa fin était proche, il jeta les yeux sur Dom Yves Morisson, abbé de Saint-Martin de Séez, pour en faire son successeur. Dans cette vue il lui envoya des lettres de vicaire général datées du 15 novembre 1524 ; mais Morisson, persuadé du mérite et des talents de plusieurs religieux dans Jumièges, s'excusa d'accepter cette charge. Sur son refus, Jean Durand fit sa démission pure et simple et se retira dans une chambre du dortoir, pour ne plus vaquer qu'aux exercices spirituels. Il est loué particulièrement pour sa vigilance, comme on le voit par l'épitaphe gravée sur sa tombe au milieu du chœur, où son corps est enterré :

Domnus Joannes Durand hâc oblitescit in urnâ
Qui vigil istius pastor ovilis erat.
[...] dum vixit eo spectavit creditus ipsi
Arriperet vitæ grex meliors iter.
Obiit anno Domini 1526, aprilis 6.
Orate pro animâ ejus.


FRANÇOIS DE FONTENAI, SOIXANTE-SEPTIÈME ABBÉ (1525).

Après la démission de Jean Durand, les religieux de Jumièges s'assemblèrent pour lui donner un successeur. Ils choisirent pour cela la voie du scrutin, et les billets ayant été ouverts, François de Fontenai se trouva élu d'un commun consentement. Clément VII confirma son élection par une bulle du 31 mars 1525, et le même jour il écrivit au roi de France en faveur du nouvel abbé, qui se rendit aussitôt à Rouen, où il fut béni par l'archevêque, quoique le pape lui eut permis de choisir tel prélat qu'il jugerait à propos pour cette cérémonie. Elle se fit le 9 août, qui fit aussi le jour que François de Fontenai prêta le serment d'obéissance au pape et à l'archevêque. Il employa le reste de l'année à faire le dénombrement des biens de l'abbaye et à agir auprès du pape pour la réunion de son monastère à la congrégation de Chezal-Benoît, que le roi Françios Ier avait lui-même demandée plusieurs fois avant la bataille de Pavie, où il fut fait prisonnier. Cette réunion fut enfin consommée par une bulle de Clément VII, donnée à Rome le 7 janvier de l'an 1526, cinq semaines avant la délivrance du roi, auquel François de Fontenai rendit aveu en sa Chambre des comptes de Paris le 28 mars de la même année (36). Selon cet aveu, l'abbaye de Jumièges a droit de présenter à la cure de Flamanville-l'Eneal ; mais nous ne voyons pas qu'elle y présente. Les fiefs de Bos-Guilbert et de Saint-Ouen prétendent droit de patronage.

On rapporte au temps et à la publication de la bulle de Clément VII l'extinction des offices claustraux dans l'abbaye de Jumièges ; mais nous n'avons aucun monument qui prouve qu'ils aient été véritablement éteints. Il serait même aisé de justifier qu'après la départ des Cazalistes, il y eut dans Jumièges un aumônier, un pitancier, un grenetier, un cuisinier, un infirmier, etc. ; d'où nous concluons, non que ces offices n'aient pas été réunis à la mense commune sous les religieux de Chezal-Benoît, mais que la réforme n'ayant pas subsisté, ils auront été rétablis, et que s'ils sont quelque chose de plus que de simples commissions, les religieux pourraient encore aujourd'hui les posséder à l'exception des abbés commendataires, qui les ont fait entrer dans les partages.

Quoi qu'il en soit, après la réunion de l'abbaye de Jumièges à la congrégation de Chezal-Benoît, et un procès gagné l'année précédente contre le receveur des aides de Rouen, au sujet du quatrième, qu'ils voulaient établir sur le vin que les religieux faisaient vendre à la Poterne, François de Fontenai eut un autre différend avec le curé de Miseray pour le partage des dîmes que Gautier d'Anfreville avait données à l'abbaye en 1100 en faveur de son fils, qui y avait embrassé la vie régulière (37). Le procès dura deux ans et ne fut terminé que le 27 octobre 1528 par une transaction où le curé reconnaît que le droit des religieux s'étend sur la totalité des fiefs du Piset, d'Irreville et de Saint-Nicolas (38).

Deux ans après, l'abbé de Jumièges, voyant que les bourgeois de Rouen, malgré l'arrêt de 1523, ne cessaient de l'inquiéter sur l'imposition de 5 sols par muid de vin que le roi leur avait accordé en 1522, s'adressa au prince même pour le supplier de lui procurer la paix et la tranquillité. Le roi l'écouta favorablement et lui donna à l'heure même des lettres patentes par lesquelles il déclare que les religieux de Jumièges sont exempts de l'imposition de 5 sols sur le vin et de tout subside sur leurs blés venant de leur cru (39). Ces lettres sont du 19 août 1530. La même année, François de Fontenai fit bâtir le cloître tel qu'il est maintenant, et obtint du pape Clément VII une bulle qui confirme en détail tous les biens de l'abbaye (40). En 1522 et 1533 il donna à son église 14 calices de vermeil du poids d'un marc chacun. Ce présent fut estimé 1079 livres 15 sols, chaque calice ayant coûté 77 livres 2 sols 6 deniers.

Le 17 septembre de l'an 1582, l'augmentation des décimes ayant épuisé les fonds de l'abbaye, le même abbé assembla ses religieux pour délibérer de pourvoir promptement aux réparations de la grosse tour et des voûtes du chœur et de la nef, qui tombaient en ruine par la négligence des abbés commendataires. Il fut arrêté qu'on vendrait pour cela les bois de Jouy, de Gauciel et de Crenne, qui contenaient environ 300 acres (41). La commission en fut donnée à deux religieux, qui en vendirent pour 3500 livres dans le cours du mois d'octobre suivant. Cette somme ne s'étant pas trouvée suffisante, on ne fit que la voûte du chœur avec quelques réparations aux infirmeries, qui étaient encore alors à l'endroit où est le parterre aujourd'hui, et aux murs du cimetière de la paroisse, dont l'abbé fit construire le chœur en pierre de taille au commencement de l'année 1537 (42 ; 43).

On remarque qu'il y eut une grande disette à Rouen l'année suivante, et ce n'est pas sans fondement; car, outre une requête du Parlement à l'abbé de Jumièges pour le prier d'assister les bourgeois dans cette extrémité, nous trouvons que les religieux leur firent délivrer 13 muids de blé et ne se réservèrent que leur provision. Un autre document ajoute qu'attendu la rareté des grains, une troupe de séditieux pilla leur ferme de Jouy, et que le fermier, n'étant pas en état de leur résister, porta ses plaintes au Parlement, qui voulait faire pendre ces mutins, si François de Fontenai n'eût demandé leur grâce dès le commencement du procès. Le pieux abbé ne survécut que quelques mois à tant de bonnes œuvres. Il mourut à Tours le 23 août 1539, après un gouvernement de quatorze ans, six mois et quelques jours, pendant lesquels il combla son église et les pauvres de ses bienfaits, comme on peut le voir dans les deux épitaphes suivantes, qui sont comme l'abrégé de sa vie :

«Cy devant sous cette tombe gist noble et révérend père en Dieu frère François de Fontenai, lequel combien qu'il fut né de parents moiennement riches et de maison apparente et alliée de plusieurs grands personnages, barons et autres de grande magnificence quant au monde, par lesquels il eut pu parvenir à grands biens et honneurs mondains, neantmoins lui venu en âge d'adolescence et déjà connoissant par grâce de Dieu, les choses spirituelles sans comparaison être meilleures que les temporelles pour le salut de l'âme, laissa et abandonna le siecle se rendant en la religion de S. Benoît, en laquelle il vaqua tellement en toutte dévotion servant à Dieu, qu'il mérita être de plusieurs abbaiës appelé pour être prieur et gouverneur des Religieux, finalement par la voix du Saint-Esprit élu abbé de la roïalle abbaïe de Jumièges en Normandie, au diocèse de Rouen, en laquelle dignité parvenu, regardant plus au devoir de son état qu'aux délices des biens mondains, régit et gouverna tellement les choses de l'abbaïe tant spirituelles que temporelles qu'il en a mérité être appelé le vrai père et protecteur. Car en temps de prospérité les choses d'icelle abbaïe ruinées ou désolées remit en leur premier état, et les amplifia grandement de beaux et excellents édifices, faisant vivre ses religieux en union et en concorde, et en temps de pénurie et indigence, aux povres subvenoit d'aliments et autres choses nécessaires, tellement que de tous les païs voisins d'icelle abbaïe sembloit aux povres n'avoir lieu ni refuge pour éviter la famine que devers lui ; et à cette fin que la parole de Dieu fut de plus en plus annoncée à un chacun, entretenoit continuellement à ses dépens ès-universités à l'étude certain bon nombre d'écoliers tant religieux que autres ; et mettoit povres enfants orphelins à metier selon leur inclination, et marioit povres filles, et aidoit à toutes personnes qui le requeroient tant de son bon conseil que de ses biens. Et telle fut la renommée de sa bonne vie et conversation, que le roi, la reine, et tous les princes de France le voulurent bien aller visiter jusques en son abbaïe. Et finalement le bon père voulant user office de bon fils allant voir sa mère au lieu de Fontenai, trépassa le 23e jour d'août 1539, délaissant à ses religieux et amis pour singulier trésor l'imitation de ses bonnes mœurs et regret perpétuel de son absence, avec l'espérance de le revoir après la générale résurrection ; Dieu nous en donne la grâce. Amen.»

Fata peremerunt Franciscum tristia mortis,
Naica cui fontis nomina nuper erant.
Tristia quid dix ? num commentatio mortis
Hujus tota fuit proxima vita Deo ?
Ille loco summo natus neglexit honores.
Divitias, lusus, magna theatra, jocos.
Pene puer jam disjungens a corpore mentum
In terris didicit scilicet ille mori ;
Nam dedit in numerum benedicti nomen, et ultro
Spectatum fratres præposuêre sibi ;
Numinis afflatu factus Gemeticus abbas
Jura diœcesi Rothomagoque dedit.
Cœnobii res permagnas ita gessit ut altum
Ceu numen coleret relligiosa cohors.
Perfugium præsens inopes habuere, locandis
Virginibus sumptus ingeniisque dedit.
Impulsus famà Gallus cum conjuge princeps
Invisit celebrem relligione virum.
Hic sed apud Turones, dum matrem visitat illic
Dum prope jam bit sex lustra peregit, obit ;
Exemplum morum, desideriumque reliquit
Ille sui, quod nos spes aliquando fore.
Amen.

________________________________________

[Notes de bas de page : * = originale ; † = par l'abbé Loth.]

1†.  Acquigny : aujourd'hui commune du canton de Louviers (Eure), était une baronnie et non un duché. François de Laval, comte de Montfort, sire de Gavre, de la Guerche, de Louvoys et d'Acquigny, avait épousé à Tours, en 1641, Catherine d'Alençon, fille unique de Jean II, duc d'Alençon. C'est peut-être en raison de cette alliance qu'on lui donne ici le titre de duc qu'il ne paraît pas avoir pris. On le trouve souvent cité comme baron d'Acquigny. Il mourut sans postérité, après avoir été nommé par Charles VIII grand-maître d'hôtel de France ; cf., l'abbé Pierre-François Lebeurier, Notice historique sur la commune d'Acquigny avant 1790, Évreux, Huet, 1862, p. 32.

2*.  Archives de Jumièges.

3*.  Archives.

4*.  Archives.

5*.  Archives.

6*.  Archives.

7*.  Archives.

8*.  Archives.

9*.  Archives.

10*. Archives.

11*. Archives.

12*. Archives.

13*. Archives.

14*. Archives.

15*. Archives : Journal du chambrier.

16†. La cohue : ce mot désignait le lieu destiné à tenir la justice, comme aussi l'assemblée des officiers de justice, comme on voit dans les Ordonnances de l'Echiquier de Normandie de l'an 1383.

17*. Manuscrit de Jumièges, sous la lettre K, num. 5 et 6.

18†. Bibliothèque de Rouen. Manuscrits relatifs à la Normandie, n° 25 du catalogue dressé par M. Frère, Missale ad usum ecclesie Gemmeticensis absolutem. Ann. D. 1485, in-folio vél. avec un grand nombre d'initiales ornées. (Prov. Jumièges, K. 5.) Ce superbe manuscrit a reçu une reliure moderne au armes de la ville de Rouen.

19*. Manuscrit de Jumièges, sous la lettre C, num. 57.

20*. Manuscrit de Jumièges, sous la lettre C, num. 9 et 11.

21†. Quodlibets : l'auteur veut ici désigner les Questions quodlibétiques, ainsi appelées parce qu'elles étaient des réponses adressées à toutes sortes de personnes sur des sujets divers.

22*. Manuscrit de Jumièges, sous la lettre E, num. 15.

23*. Archives.

24*. Archives.

25*. Archives.

26†. Congrégation de Chezal-Benoît : l'abbaye de Chezal-Benoît, au diocèse de Bourges, ayant donné en 1488 le signal de la réforme, plusieurs autres abbayes bénédictines l'imitèrent et formèrent, dans l'ordre, une congrégation qui fut appelée de Chezal-Benoît en 1505, et se distingua par une plus fidèle observance de la règle de S. Benoît. Cette congrégation subsista jusqu'en 1636, époque à laquelle elle se réunit à une autre branche réformée de l'ordre, celle de Saint-Maur, comme on le verra plus loin.

27*. Mémoires.

28*. Archives.

29*. Archives.

30*. Archives.

31*. Archives.

32*. Archives.

35*. Archives.

34*. Archives.

35*. Archives.

36*. Archives.

37*. Archives.

38*. Archives.

39*. Archives.

40*. Archives.

41*. Archives.

42*. Archives.

43†. Construction du chœur : cette magnifique construction dans le style du temps n'a pas été achevée. Le chœur a été entouré d'arcades cintrées, qui portent sur des colonnes d'ordre dorique. Huit chapelles, dont plusieurs sont à deux arcades, rayonnent autour du chœur, éclairées par de larges fenêtres à plusieurs meneaux, aujourd'hui délabrées. Les voûtes du chœur et de la charole, dont les arrachements seuls existent, sont remplacées par des charpentes et des berceaux de bois ; cf., l'abbé Jean-Benoît-Désiré Cochet, Répertoire archéologique du département de la Seine-Inférieure, Paris, Impr. nationale, 1871, p. 312.


«Histoire de l'abbaye royale de Saint-Pierre de Jumièges» :
Table des Chapitres ; Lexique ; Chapitre 16

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]