«HISTOIRE DE L'ABBAYE ROYALE DE SAINT-PIERRE DE JUMIÈGES» ; 20 et ANNEXE
CHAPITRE 20. — Claude de Saint-Simon, 80e abbé (1719). — François-Camille de Lorraine, 81e abbé (1760). — [Pierre-François Martial de Loménie, 82e abbé (1788), Annexe : Les Derniers Moines de l'abbaye de Jumièges par l'abbé Émile Savalle, Rouen, Brière, 1867. — Notes de bas de page.]
CLAUDE DE SAINT-SIMON, QUATRE-VINGTIÈME ABBÉ (1719).
L'abbaye de Jumièges, vacante depuis 1695, demeurée en économat, et les revenus de la mense abbatiale appliqués, ainsi que nous l'avons dit ailleurs, aux besoins des nouveaux convertis, lorsque le 20 janvier 1716, il plut à Sa Majesté, ou plutôt, au duc d'Orléans, régent du royaume, pendant la minorité de Louis XV, de remplir le siège vacant par la nomination de messire Claude de Saint-Simon, clerc tonsure du diocèse de Paris. Il était alors âgé de vingt ans et huit mois, étant né le 20 septembre 1695, du légitime mariage d'Eustache-Titus de Saint-Simon, avec Claire-Eugénie d'Auterive, fille de Guillaume d'Auterive, baron de Villesecq et de Sausan. Ayant obtenu ses
bulles du pape Clément XI le 5 mars 1719, il prit possession par procureur le 30 avril de l'année suivante 1720, après avoir donné aux religieux de l'abbaye, avec lesquels il vivait en commun depuis sa nomination, des marques de bienveillance qui leur faisaient espérer, non seulement de ressentir un jour les effets de sa protection, mais de le voir bientôt porter leur habit et les gouverner comme abbé régulier. La suite fit bien voir qu'il les avait trompés ; mais nous passons légèrement sur cet article pour ne pas condamner un mort, dont la fin nous apprend que Dieu a jugé les justices mêmes. Ce qui nous empêche de mettre sous les yeux du lecteur plusieurs traits de sa vie, ne voulant parler de lui qu'autant que nous y serons forcé pour continuer ce qui regarde l'histoire de Jumièges.
Comme l'abbé de Saint-Simon, qui n'était que le sixième enfant du marquis de ce nom, avait peu de patrimoine, quoiqu'il fût resté seul avec le cinquième de ses frères, qu'il obligea même, malgré les réclamations de sa mère, d'entrer dans l'ordre de Malte après la cassation de ses vœux parmi les chanoines réguliers de Saint-Augustin, en l'abbaye de Saint-Victor à Paris, il ne s'appliqua uniquement qu'à s'enrichir des biens de Jumièges.
Pour cet effet, il fit casser le concordat fait en 1545 avec le cardinal de Ferrare, qui avait toujours subsisté
sans changement jusqu'à lui. Il demanda de nouveaux partages, obtint de la cour des commissaires, pour juger
souverainement de ses différends avec les religieux ; il fit si bien par son crédit et ses ruses que, par un nouveau partage, fait en 1722, il enleva sur les lots des religieux 8200 livres de rente plus que ses
prédécesseurs n'avaient eu, sans parler de 30000 livres qu'il fallut emprunter pour réparer les fermes
dont l'économat avait joui pendant près de vingt ans. Pour achever de ruiner les religieux, ainsi qu'il le
prétendait et le disait hautement, il obtint, en 1723, un arrêt du Conseil pour une descente du grand-maître des Eaux et Forêts dans les bois de Jumièges qui lui étaient échus en partage, et les rendit responsables de tous les délits qui y avaient été commis depuis le concordat. Il porta si loin la chicane et les violences, qu'on fut obligé d'informer juridiquement contre sa conduite au Bailliage de Rouen, devant le lieutenant criminel, pour injures et voies de fait contre le cellérier de l'abbaye, qu'il avait osé frapper d'un coup de canne ; mais le procès criminel fut civilisé et renvoyé par devant les commissaires à la requête du duc de Saint-Simon, qui menaçait le prieur et le cellérier de lettres de cachet, en sorte que, pour prévenir ce nouveau genre d'injustice et de persécution, les deux religieux aimèrent mieux se retirer d'eux-mêmes, l'un à Fécamp et l'autre à Bourgueil.
Cependant on travaillait à force aux réparations des fermes de M. l'abbé, dont la mauvaise humeur contre les moines augmentait de jour en jour par le défaut d'occasions de leur faire autant de peines qu'il l'aurait souhaité. On en vint à bout en 1729 ; mais ce n'était pas assez que ces réparations fussent faites, il fallait encore les faire recevoir, et ce fut le plus difficile. M. de Saint-Simon n'avait plus que ce moyen de se faire redouter : il le mit en usage, et l'on ne put le gagner que par une somme de 14000 livres qu'il osa demander, et qu'on fut assez faible pour lui donner, avec le droit de percevoir, sa vie durant, le premier esturgeon et le premier saumon qui seraient pris chaque année dans la rivière de Seine dont la pêche appartient aux religieux.
Toutes ces pertes jointes à 12000 livres de dettes manuelles et à 66000 livres d'emprunt pour achever le dortoir, où les armes de M. de Saint-Simon furent posées, obligèrent le chapitre général à réduire la communauté à vingt religieux et à transférer le noviciat à Saint-Wandrille, où il demeura jusqu'en 1739, qu'un autre chapitre le rétablit à Jumièges, où il a toujours été depuis sous la conduite de Dom Jean Lefèvre, l'espace de sept ans ; de Dom Thimothée Verel, l'espace de deux ans ; de Dom Pierre Faudemer, pendant quatre ans ; de Dom Augustin
Leclerc, pendant deux ans ; et de Dom Louis-Charlemagne Fontaine, pendant treize années.
Le jour de la Toussaint de l'année 1740, on fit servir pour la première fois un ornement de cinq chapes avec la chasuble et les deux tuniques à fond de moire doublé d'argent, orfrois, galon et franges d'or, qui a coûté 2450 livres. Dans le même temps la province fut affligée d'une famine si générale qu'on voyait tous les jours à la porte du monastère 600 ou 700 cents pauvres, auxquels on fournit du pain abondamment jusqu'au mois de janvier, que commença la cotisation des propriétaires et gens aisés en faveur des pauvres de chaque paroisse conformément à l'arrêt du Parlement de Rouen pour toute la province, ce qui dura jusqu'au mois d'août 1741.
Huit ans après on fit reconstruire à neuf le chancel de l'église du Trait dont les religieux avaient alors les
grosses dîmes depuis l'option de la portion congrue par le sieur Carbonnier, en 1740. L'ouvrage coûta en frais
et faux frais près de 1600 livres. Depuis ce temps, le sieur Herbet, successeur du sieur Carbonnier, a
redemandé les dîmes, et se les est fait adjuger par sentence du Bailliage de Rouen, en date du 1er mars 1752, sur laquelle on a transigé en 1754 avec le sieur Pierre-Théodore Mouchard, successeur du sieur Herbet, en la manière suivante : savoir, que le dit sieur curé et ses successeurs jouiront seuls à l'avenir de toutes les dîmes du Trait, annexe de Saint-André d'Yainville, sans en rien excepter, même du Trait de Gravençon et du clos de Saint-Martin ; et les religieux, de leur part, jouiront seuls de toutes les dîmes d'Yainville, même des novales, des dîmes de fruits, laines et autres dîmes domestiques que le sieur curé percevait au dit lieu d'Yainville ; pour le dédommagement
desquelles dîmes de laines, fruits et autres dîmes domestiques, les religieux, outre la compensation faite du Trait de Gravençon à lui cédé, lui payeront annuellement et à ses successeurs une pension de 100 livres aux termes de Noël et de Saint-Jean-Baptiste, à condition que le dit sieur curé et ses successeurs continueront, comme ils y sont obligés, de faire desservir, à leurs frais et sans aucune contribution de la part des religieux, les églises d'Yainville et du Trait pour la célébration du service divin et administration des sacrements, et qu'il demeurera chargé des réparations du manoir presbytéral d'Yainville, après qu'il aura été mis en état.
Peu de temps avant cette transaction, M. de Saint-Simon obtint un arrêt du Parlement de Rouen, qui l'autorise de percevoir les droits de coutume dans les foires et marchés de Duclair, conformément à la pancarte générale de la province, et de louer les étaux tant de dessous les halles que dans le marché par le prix qui sera convenu entre ses préposés et les marchands, etc. L'arrêt est du 27 mars 1749. Les religieux de Jumièges avaient pour lors gagné un grand procès contre les habitants d'Oisy, qui leur disputaient la propriété des landes ou bruyères de la même paroisse. On en a défriché dans la suite une portion, et on y a fait construire dans un même corps de bâtiment une
maison maniable, des écuries et des étables, avec une grange séparée du reste de l'édifice. Le fermier du prieuré de Bû gagna aussi en 1752 un procès au grand Conseil contre les paroissiens pour la dîme du vin en essence. Ils ne payaient auparavant que 8 sols par arpent ; aujourd'hui le fermier, au droit du prieur, perçait le vingtième pot. Les années suivantes fournissent peu de matière intéressante à notre histoire, si ce n'est en réparations tant à l'église et à la bibliothèque, qu'à différentes fermes dont quelques-unes ont été relevées de fond en comble. Celle de Longueville en particulier a coûté 40000 livres.
Au mois de mars de l'année 1755, la communauté rentra en possession du prieuré de Dame-Marie au Perche, sur la résignation de M. de Chaussepied de Puis-Martin, auquel on a fait pendant quinze mois une pension de 900 livres. Cette même année, la communauté voulant terminer le procès qu'elle avait avec M. du Mesnil-Morin au sujet d'un fief d'O, qu'il prétendait avoir dans la paroisse du Vieuxfumé, dépendante de l'abbaye, lui céda le fief, terre et seigneurie de ladite paroisse avec la vavassorie Guillemette, assise en la paroisse de Condé-sur-Laison, pour en jouir noblement sous la baronnie d'Oisy, dont ces mêmes objets font partie. La communauté se réserva le domaine non fieffé qu'elle avait toujours possédé dans Vieuxfumé pour être amorti et incorporé à son fief et baronnie d'Oisy, ainsi que 30 acres de terre cédées par le sieur Morin dans ladite paroisse de Vieuxfumé, avec le droit de
se placer dans le banc seigneurial, le cas arrivant que quelqu'un des religieux de Jumièges assistât à l'office
divin dans l'église paroissiale, et d'y jouir de la prééminence, au moyen desquelles cessions et réserves le
sieur Morin, outre les terres ci-dessus abandonnées, s'oblige par un acte authentique, à relever, pour le fief
de Vieuxfumé, de la baronnie d'Oisy, par 20 livres de rente foncière et seigneuriale et tous autres droits et
devoirs seigneuriaux accoutumés.
FRANÇOIS-CAMILLE DE LORRAINE, QUATRE-VINGT-UNIÈME ABBÉ (1760).
Voilà à peu près tout ce que l'on peut dire de l'abbaye de Jumièges, dont nous ne nous sommes proposé que d'ébaucher l'histoire depuis sa fondation en 654 jusqu'en 1760, où nous la terminons par la nomination que le roi fit, le 23 mars de la même année, du prince François-Camille de Lorraine, prêtre du diocèse de Paris et grand prévôt du chapitre de Strasbourg, pour jouir du temporel de cette illustre abbaye.
FIN
ANNEXE :
Émile Savalle, Les Derniers Moines de l'abbaye de Jumièges.
I. Mœurs conventuelles en 1789. — II. Prestation du serment, 1790 ; Notes biographiques. — III. Ventes et aliénations, 1790-1791 ; l'abbaye, l'église paroissiale et M. l'abbé Adam. — IV. Les titres seigneuriaux brûlés ; les volontaires, 1792-1793 ; une abjuration en 1749 ; une réhabilitation ; la disette ; les suspects ; fêtes révolutionnaires ; la Montagne, une taupinière ; M. l'abbé Paris. — V. Aliénation de l'abbaye, démolitions et pillages, 1795-1824 ; conservation des Ruines.
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En publiant cet opuscule, nous avons eu plusieurs motifs, que voici :
Donner des renseignements exacts et inconnus jusqu'à présent sur les mœurs intérieures des derniers Bénédictins de Jumièges, qu'il a été longtemps de mode de taxer, sans plus ample formé, de dureté, d'ignorance et de dissolution ;
faire connaître leurs noms, ignorés à l'exception de deux ou trois, et les particularités bibliographiques inédites que nous avons recueilles sur eux, pendant et après la Révolution ; raconter les événements qui ont eu pour théâtre soit l'abbaye, soit l'église paroissiale, soit la place publique de Jumièges, à cette mémorable époque, si calomniée aussi parce qu'elle est mal connue ; enfin, attribuer la responsabilité de la destruction du monastère aux particuliers qui en ont été les véritables auteurs, en justifiant eux que l'on a accusés à tort, et en montrant que la Révolution, pour avoir renversé l'institution, ne toucha pas aux personnes.
Notre tâche était fort délicate.
En effet, les registres de délibérations tenus lors par les municipalités ont été détruits quelques années plus tard par ordre supérieur, aussi bien à Jumièges que dans la plupart des autres communes. La disparition de ces pièces eut pour but, en effaçant les noms de ceux qui ont pris une part active, directe, à l'établissement des nouvelles institutions, de mettre leurs personnes et leurs biens à l'abri des réactions politiques. — Cette absence complète de documents officiels est fort regrettable. Il nous a donc fallu recourir aux témoignages de quelques contemporains, parfaitement honorables, éclairés, impartiaux, et c'est, en quelque sorte, sous leur dictée, que nous avons pris la plume.
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I.
On a dépeint les populations des campagnes comme exaspérées contre les seigneurs lorsqu'éclata la Révolution. La vérité, en ce qui concerne Jumièges, est que MM. les religieux n'avaient guère excité d'animosités, de rancunes, de haines, et qu'ils ont justifié jusqu'à la fin pour leur monastère le beau surnom d'Aumônier, qui lui a de tout temps été accordé (1).
Chacun sait qu'en 1789 une affreuse disette désola la France, et que de nombreuses bandes affamées parcoururent le pays de Caux, en commettant toute sorte de désordres (2).
Or, à Jumièges, tous les matins, vers dix heures, la grande porte du monastère était ouverte à deux battants, et une centaine de pauvres gens en guenilles entraient dans le préau : là, avait lieu, sur l'herbe, en plein air, devant les bâtiments conventuels, en présence du prieur, une distribution de soupe dans des écuelles de bois ; puis, une autre distribution de linge et d'habits provenant du vestiaire de la maison, abondamment garni. Le dimanche, le prieur, suivant encore en cela la règle de la communauté, distribuait 12 sols à chaque pauvre. Ce n'est pas tout : les malades de la
paroisse étaient soignés à domicile ; le médecin de MM. les religieux, nommé Bernard (un Méridional qui s'en retourna plus tard à Toulouse), allait leur porter gratuitement ses soins et des médicaments. — L'infirmerie était, comme de juste, réservée aux profès et aux frères lais, et, dans certains cas seulement, les premiers obtenaient dispense du prieur pour
rester dans leurs cellules.
Pénétrons dans le cloître et jetons un coup d'œil sur la vie intérieure des derniers moines de Jumièges, quelque temps avant la dissolution de l'ordre de Saint-Benoît et de la congrégation de Saint-Maur.
Au commencement de l'année 1789, après la mort de M. de Lorraine, l'abbaye de Jumièges fut donnée par le roi à un neveu du cardinal de Brienne. La manse abbatiale valait quelque 80000 livres, c'est-à-dire les deux tiers des revenus généraux ; ce qui était, on le voit, un beau cadeau de cour de la part de Louis XVI au neveu de son premier ministre.
Au moment de son installation, M. de Loménie (et non de Laumesnil, comme l'a écrit M. Deshayes, dans son histoire de l'abbaye) avait de quinze à seize ans : il était simplement clerc tonsuré. La communauté, le clergé de la péninsule
et la population, allèrent processionnellement au-devant de lui jusqu'à Duclair et le ramenèrent dans le même ordre à l'abbaye, où eurent lieu, en présence de la foule, dans l'église Notre-Dame, les cérémonies d'usage. Il retourna de suite à Paris. Ce sont les seuls souvenirs qu'ait laissés le dernier des successeurs de S. Filibert. On a prétendu qu'il avait péri aux Carmes, lors des massacres de septembre 1792, avec les autres membres de sa famille. Les mémoires du temps
que nous avons consultés, les listes d'incarcérés que nous avons parcourues, ne font aucune mention de lui. Cette assertion nous semble donc aussi erronée que celle qui fait de son oncle, le cardinal de Brienne, une victime des mêmes massacres, quand il est parfaitement avéré qu'il avait succombé quelques jours auparavant, à Sens, de sa mort naturelle. Quoi qu'il en
soit du sort de M. de Loménie, son abbatiat a été si insignifiant, son passage à Jumièges fut si court, que nous n'insisterons pas davantage sur ce personnage.
L'abbé claustral, le véritable directeur moral de la communauté, le prieur, Dom Bride, mérite beaucoup plus notre attention, parce qu'il a été mêlé aux événements qui signalèrent les commencements de la Révolution à Jumièges. Il savait allier la simplicité et la modestie à la dignité du caractère ; c'était un Bénédictin dans toute l'acception du terme, d'une érudition très vaste, de mœurs irréprochables, ascétiques, et qui veilla jusqu'à la fin avec fermeté à la stricte observation de la règle.
La situation du monastère, au point de vue financier, était fort embarrassée, fort pénible. Par suite des empiètements et de la convoitise des abbés, MM. les religieux ne disposaient que d'un tiers des revenus généraux (c'est-à-dire de
40000 livres environ), et devaient faire face avec ces ressources aux aumônes ordonnées par la règle et à l'entretien de la communauté, des églises, des bâtiments conventuels et des fermes. Ils avaient été obligés, à plusieurs reprises, de contracter déjà des emprunts assez importants (3). Ils avaient vendu les plombs, des couvertures des églises, qu'ils se trouvaient dans l'impossibilité de renouveler et même d'entretenir, à un entrepreneur qui ne les paya point et qu'ils contraignirent, mais un peu tard, à résilier le marché. — Dom Toussaint Outin, le bibliothécaire, avait énergiquement blâmé dans le principe cette mesure prise au chapitre par la communauté et approuvée
ensuite par le conseil général de l'ordre ; il s'y était opposé de tout son pouvoir et, après son adoption, il avait en la hardiesse de monter aux combles et de graver sur les plombs cette protestation : «Dom Outin n'y a pas consenti.»
En présence d'embarras d'argent aussi graves, Dom Bride demanda et obtint que le noviciat fût transféré au Bec. L'école de Jumièges était célèbre : les Bénédictins qui en sont sortis au XVIIe siècle ont, par leurs travaux sur l'histoire, la littérature et les langues, concouru avec éclat à la réputation de la congrégation de Saint-Maur. Plus de trente moines, qui ont illustré l'ordre à divers titres sous Louis XIV et sous Louis XV, avaient fait leur noviciat et prononcé leurs vœux dans ce monastère. — Dom Bride avait dirigé les études avec talent ; il ne resta plus à la tête que d'une quinzaine de religieux, dont voici la liste : M. de Loménie, abbé ; Dom Bride, prieur ; Dom Cadet, sous-prieur ; Dom de Mésanges, grand-chantre ; Dom de Saulty, cellérier ; Dom de Montigny, procureur ; Dom Outin, bibliothécaire ; Dom Painblan, dépositaire ; Dom Monthois ; Dom Bance ; Dom Soullier ; Dom Courbet ; Dom Benoît ; Dom Hubert ; Dom Vasseur, profès, non prêtre ; Dom Catelain, id. ; M. Gobbe, id., dépensier.
Le lever était rigoureusement à matines, en toute saison. On allait, prieur en tête, au chœur. En hiver, après l'office de la nuit, on s'approchait pour quelques instants seulement d'un grand feu, et, au signal du prieur, chacun se retirait dans sa cellule jusqu'à primes. La distraction, l'inconvenance à donner le ton aux hymnes, aux psaumes, étaient punies sur-le-champ et le coupable mis à genoux. Pourquoi rire de ces règles sévères, de ces obéissances absolues ? Ces punitions, d'ailleurs, n'étaient pas considérées comme humiliantes. À l'armée, aujourd'hui nous avons la discipline. Eh ! parce
que notre armée est parfaitement disciplinée, nous n'en avons pas moins de héros.
Il y avait grand'messe et vêpres tous les jours, ce qui n'empêchait pas, à vrai dire, les religieux d'obtenir dispense du prieur pour rester à l'infirmerie, en cellule ou à la bibliothèque, comme aussi, à l'approche d'un orage, de retrousser
leurs manches et leurs soutanes, et de donner un coup de main aux moissonneurs pour rentrer les foins ou les blés.
On sortait à la promenade le jeudi, les novices sous la conduite du zélateur, et les pères sous celle du prieur. Ceux-ci, surtout les plus jeunes, les plus ingambes, précédés de Dom Bride à cheval ou en voiture, allaient quelquefois, dans
la bonne saison, jusqu'à leur ferme de Hauville, où ils faisaient collation et jouaient au trictrac.
En outre des moines profès, dont nous venons d'indiquer les noms et les offices, il y avait dans l'enclos du monastère, dans des bâtiments séparés, toute une colonie de frères lais, des jardiniers, des menuisiers, des serruriers, des
tailleurs, des infirmiers, et au dehors on occupait encore, pour les travaux agricoles, dans les fermes, des charretiers, des vachers, des batteurs en grange, qui, au départ de MM. les religieux et après la confiscation de leurs biens, se trouvèrent quelque temps à peu près sans ressources. Les enfants de chœur étaient élevés, entretenus, instruits dans la maison, et plus tard, s'ils paraissaient intelligents, ils devenaient, poussés par les moines et aux frais de ceux-ci, organistes ou prêtres.
Les pères et les frères lais prenaient leurs repas en commun, au réfectoire : les premiers au haut bout de la table, et les seconds au bas bout, Dom Bride présidait.
Le prieur recevait chaque semaine à table particulière MM. les curés des environs. Parfois aussi, il y traitait les nobles voisins qui venaient en visite chez MM. les religieux, seigneurs de Jumièges. On raconte que M. de Gasville, du
château d'Yville, vint, à l'occasion de son mariage, leur présenter sa dame, et que du saumon, poisson seigneurial, comme on sait, fut servi ce jour-là sur la table du prieur. Mme de Gasville, ayant paru surtout très flattée de cette courtoisie, trouva à son retour chez elle, dans sa voiture, quelques livres de saumon frais que. Dom Bride y avait fait mettre. Dans le Courtil, ferme située en face du monastère, il y avait deux viviers où l'on conservait le poisson de Seine, et Desjardins, pourvoyeur de la maison, allait toutes les semaines à Dieppe chercher exprès le poisson de mer. Dom de Saulty, le cellérier, qui avait spécialement le service de la cave et de la bouche, se rendait chaque année, après les vendanges, en Bourgogne, d'où il revenait avec un chaland plein de fûts de vin pour les besoins de l'infirmerie, des églises et de
l'hôtellerie. À Pâques, d'ailleurs, c'était l'usage, MM. les religieux devaient le vin nouveau à tous les curés qui étaient à leur nomination (4). Dom Bride préférait la table du réfectoire ; mais si, dans de rares circonstances et par convenance, il recevait les seigneurs des environs, on voit qu'il le pouvait faire bien et dignement.
Chaque religieux avait pour logement deux chambres au dortoir : l'une où était son lit, et l'autre où étaient son vestiaire et sa bibliothèque particulière. Chacun d'eux avait aussi un jardinet, à l'est des églises et du réfectoire, et une petite serre où il allait quelquefois vider bouteille. Dom Bride, outre son appartement, qui était plus vaste, avait une très belle volière, et dans l'enclos un grand jardin avec espaliers et une serre.
Une octogénaire nous a raconté qu'enfant elle se glissait parfois avec quelques espiègles, ses camarades, par la porte entrebâillée du monastère, et que la bande, au plus vite, sans bruit, sur la pointe des pieds, en rasant les murailles et les massifs de verdure, courait cueillir à pleines mains, dans les jardins des pères, les fraises, les pêches, les abricots, les raisins et les beaux fruits. «Quand un père nous surprenait, ajoutait-elle, il faisait bien sa grosse voix et faisait semblant de nous tirer l'oreille ; mais il n'oubliait jamais, avant de partir, de remplir nos tabliers.»
II.
1789 arrive. L'Assemblée nationale lance bientôt coup sur coup plusieurs décrets concernant les couvents et les biens ecclésiastiques (5). Les municipalités sont organisées et chargées de les faire exécuter. À la tête de
celle de Jumièges paraît avoir été d'abord M. Varanguien, notaire. Le maire et les officiers municipaux étaient assez embarrassés pour signifier à leurs anciens seigneurs l'ordre de leur dissolution. Ils désignèrent enfin un d'eux,
Desjardins, brave garçon, particulièrement estimé de MM. les religieux : ce choix était très judicieux et le meilleur.
En général, les moines, soit qu'ils fussent entrés dans les ordres contre leur vocation et par des raisons de famille, soit que les charges fussent effectivement supérieures aux ressources de la manse monastique, les moines, dis-je, se soumirent assez spontanément aux volontés de l'Assemblée. Au contraire, la Constitution civile du clergé (6) rencontra de la part de MM. les curés une opposition systématique presque unanime. Voici le récit véridique des faits qui eurent lieu à cette époque à Jumièges, et l'ordre de la cérémonie religieuse de la prestation du serment.
C'était l'heure du repas. Toute la communauté était à table, au réfectoire, le prieur au haut bout. Desjardins entra. «Approche, lui dit Dom Bride, nous savons pourquoi tu viens... Assieds-toi là et prends un verre de vin : tu parleras après.» Ces préliminaires, ce début, présageaient un dénouement très pacifique. La notification faite, on se leva.
Puis, MM. les religieux, précédés du prieur, se rendirent à l'église paroissiale, où la grand'messe fut célébrée par M. l'abbé Grenier, desservant d'Yville, et non par M. l'abbé Adam, curé de Jumièges. M. l'abbé Grenier l'avait précédé et
s'était démis, parce que sa nouvelle cure était beaucoup plus productive, MM. les religieux s'étant réservé les grosses dîmes (7) et ne laissant au curé de la paroisse que son casuel et quelques dîmes insignifiantes. M. Grenier était resté très lié avec les moines, tandis que M. Adam, d'humeur, dit-on, très difficile et très jalouse, était en froid avec eux (8). À cette cérémonie, Dom Bride chantait au lutrin et, à la fin de l'office, il prêta le serment dans les mains de M. Varanguien, maire, ainsi que ses confrères, et MM. Adam, curé de Jumièges ; Le Chanoine,
curé d'Yainville ; Lefaucheur, curé du Mesnil, et Daviron, desservant d'Heurteauville.
Voici quelques détails biographiques sur quelques-uns de MM. les curés dont nous venons de citer les noms.
M. l'abbé Le Chanoine a tenu l'état civil à Yainville en qualité d'officier municipal à parti du 10 décembre 1792 jusqu'en brumaire an IV (1795). Il est mort octogénaire dans sa paroisse et a été inhumé à Jumièges.
M. l'abbé Daviron, quelque temps après le serment, quitta la Chapelle et fut remplacé par M. de Montigny. Il alla d'abord à Guillerville (près Fauville), puis à Boissey (Eure). Il est mort dans sa famille, à Epreville-en-Roumois.
M. l'abbé Pierre-Louis Lefaucheur, né à Rouen, vicaire de Saint-Maclou, chapelain de Mme la duchesse de Gesvres, à la Vaupalière, très bon prédicateur, obtint la cure du Mesnil par la protection de M. l'abbé Marescot, grand vicaire, qui l'avait distingué. Il fut membre de la municipalité du Mesnil, dès le 10 décembre 1792. Il se maria le 5 thermidor an II (23 juillet 1794) avec sa servante, une veuve Petit ; il avait quarante-huit ans. Il fut agent municipal jusqu'en 1798. Au Concordat, il voulut continuer à dire la messe, quoique marié ; mais, sur un ordre de l'archevêché, il fut expulsé de son église. Il vécut désormais dans la retraite, de ses revenus, et est mort au Mesnil sans avoir perdu l'habitude de réciter son bréviaire.
En vertu des décrets de l'Assemblée nationale, les moines avaient droit à une indemnité pécuniaire ; ils eurent, en outre, la permission d'emporter leur chambrée ; enfin on leur donna, s'ils étaient prêtres, leurs habits sacerdotaux, des
chasubles, des chapes, etc., afin de pouvoir exercer le culte catholique en entrant dans le clergé séculier (9).
Après leur séparation, la plupart d'entre eux retournèrent dans leurs pays, dans leurs familles ; quelques-uns demeurèrent et résidèrent encore quelque temps au monastère, où leur ancien barbier les servait, à leurs frais, bien entendu, au réfectoire.
Dom Bride, le prieur, alla séjourner à Bolbec pendant la Révolution. Il obtint cette cure en 1802, et plus tard celle d'Yvetot, où il a laissé les meilleurs souvenirs. Dom Cadet, sous-prieur, se retira à Caudebec, où il avait des parents drapiers. Dom Toussaint Outin, le bibliothécaire, Bénédictin très érudit et très rigide, est mort à Rouen, sa ville natale ; et Dom Placide-Joseph Monthois, à Sanvic, près Le Havre, paroisse qu'il desservait. Dom Bance retourna, au bout de peu
de temps, à Toulouse, et Dom Pierre-Florentin Painblan, dans l'Artois : ce dernier signait encore à une inhumation au Mesnil en janvier 1793 ; il était commensal de M. de Saulty, à Jumièges. Nous ignorons ce que devinrent Dom Étienne-Samuel Soullier et Dom Jean-Nicolas Courbet. Dom Henri Hubert, qui était encore à Jumièges en novembre 1792, obtint la cure de Bouville. M. Gobbe, dépensier, ordonné prêtre par Robert-Thomas Lindet, évêque d'Evreux, et deux prêtres constitutionnels, avant la Terreur, est mort à Serquigny, dont il était curé, et Dom Benoît, au Bec, où il avait exercé la pharmacie pendant la Révolution. Dom Louis-Charles de Mésanges, le grand-chantre, ancien prieur, qui avait conservé, dit-on, jusqu'à la fin de sa vie une voix admirable, ne s'éloigna pas de Jumièges et demeura chez un menuisier, où il décédé le 8 frimaire an V, à l'âge de vingt-quatre ans. Dom de Montigny, né à Pierre-sur-Dives, desservit la chapelle d'Heauteaville de 1790 à 1793 ; il fut réintégré en 1802 ; il est mort subitement à l'autel, le 31 août 1811, à l'âge de soixante-six ans.
Enfin, le cellérier, Dom Antoine-Joseph-Alexandre de Saulty, né le 14 juillet 1746 à Ethonsard (Pas-de-Calais), avait, peu de temps avant la Révolution, été envoyé, par ses supérieurs en disgrâce à Saint-Étienne de Caen, sorte d'exil qu'il avait encouru pour avoir jeté les yeux sur une très belle fille du bourg, Mlle D... Il a raconté qu'étant procureur à Caen, à l'époque des élections aux États généraux, les curés des environs se réunirent à Saint-Étienne, lieu de convocation, et que telle était leur animosité contre le clergé régulier, accaparer des grosses dîmes, qu'ils décrottaient par mépris leurs souliers couverts de boue sur les toiles cirées des tables du réfectoire. Après la dissolution de l'Ordre, il ne tarda pas à reparaître à Jumièges. En 1792, il brigua les suffrages des habitants pour être nommé officier municipal ; mais un assistant, bedeau de la paroisse, ayant déclaré avec fermeté à l'assemblée électorale qu'on n'avait pas besoin de
calotins, M. de Saulty, grâce à cette opposition inattendue, fut évincé. Il s'associa bientôt avec un ex-Bénédictin, Dom Catelain, et tous deux allèrent s'établir sur une ferme de Saint-Wandrille. Leur accord fut de courte durée, et M. de Saulty entra dans l'armée par la protection d'un représentant du peuple, Lenud. Etait-il tenu en suspicion et à l'écart en sa double qualité de ci-devant noble et d'ex-Bénédictin ? C'est bien possible. Mais il était intrigant et clairvoyant. En ces temps de danger public, la présence sous les drapeaux faisait tout oublier, purifiait tout et pouvait seule lui donner un certificat de civisme incontestable et lui rouvrir la carrière. Il servit vraisemblablement avec peu d'éclat, et au bout de peu de temps était de retour à Jumièges. Il signait, dès le 28 fructidor an V, sur les registres de l'état civil en qualité d'agent municipal (10). Mandataire de M. Capon, le propriétaire de l'abbaye, ainsi que nous le
verrons plus loin, il toucha en cette qualité les loyers des bâtiments et l'argent des fruits de l'enclos, jusqu'en 1802, année où, par son intermédiaire, cette propriété fut vendue à M. Lefort. Sous le Consulat, il fut adjoint, puis maire sous
l'Empire. Ne disant plus la messe depuis longtemps, il assistait néanmoins depuis le Concordat aux offices religieux, et chantait au lutrin en costume laïque, c'est-à-dire sans être revêtu de l'habit de chœur. Après 1808, époque où il fut
destitué, ses ressources pécuniaires étant à peu près épuisées, il obtint assez difficilement du cardinal Cambacérès la permission d'exercer de nouveau le culte ; il dit des messes peu productives (la quête ne lui rapportait guère que cinq
à six sous) à Jumièges, au Mesnil, au Trait, au Vaurouy, à la Haie-de-Routot. En 1815, il protesta de son royalisme, mais on douta de sa sincérité. Il est mort à Jumièges en 1826, le 22 mai, à l'âge de quatre-vingts ans.
III.
Après la dissolution de l'Ordre et le départ de MM. les religieux, le monastère et les biens devenaient propriété nationale.
Un inventaire général fut dressé.
Tout ce qui était précieux : une vingtaine de calices en vermeil, des ciboires, des croix, des encensoirs en argent massif, des reliquaires garnis de pierreries, des chasubles, etc., furent, ainsi que les archives (11), enlevés au chef-lieu du district, à Caudebec, et un peu plus tard à Yvetot.
Le riche mobilier du monastère et celui des bâtiments de l'enclos et des fermes, furent incontinent mis en vente ; toutefois quantité d'objets, tels que ferrailles, brouettes, râteaux et autres outils de jardinage ou instruments
agricoles, disparurent avant la mise aux enchères ; on ferma les yeux sur ces soustractions attribuées à d'anciens serviteurs de la maison.
Les livres d'église furent donnés par la municipalité à la paroisse, qui ne put s'en servir, les Bénédictins suivant le rit romain, qui n'était pas celui du diocèse.
La bibliothèque, qui était considérable, fut remise entre les mains de Dom Gourdin (12), bibliothécaire du département, et enlevée au chef-lieu sur un navire dont le chargement fut complet. Néanmoins cette opération fut assez
peu surveillée, puisque les ouvriers employés à transporter du monastère au bord de la Seine les livres et les manuscrits renfermés dans des sacs, emplissaient, durant ce trajet, leurs poches de volumes qu'on, retrouve çà et là sur les
manteaux de cheminées des maisons dans les hameaux de Conihout, du Sablon, d'Heurteauville.
Dès 1791 (février), la plupart des fermés ont été aliénées par la Nation à des prix fort peu élevés. Celles surtout qui faisaient partie de la manse monastique, avaient été admirablement plantées d'arbres fruitiers, une vingtaine d'années auparavant, par le prieur Dom Fontaine. Si la commune, si toute la contrée même est de nos jours si riche en fruits à couteau et de dessert, elle le doit à cet excellent prieur, dont le nom est resté parfaitement ignoré jusqu'à présent, et qui vendait les plus gros et les plus beaux fruits de ses espaliers pour en consacrer l'argent à l'achat, dans des pépinières des environs de Paris, d'entes et de greffes d'espèces aussi rares que variées.
Ce fut à cette même époque (1790-1791) que la municipalité proposa à diverses reprises à M. l'abbé Adam de transférer sa paroisse à l'abbaye. S'il eût accepté, l'église Notre-Dame serait devenue notre église paroissiale ; cet admirable monument, dont la fondation remonte au VIIe siècle et la réédification au XIe, aurait été sauvé. Malheureusement pour
Jumièges et pour les arts, il refusa, objectant les frais immenses d'entretien si disproportionnés aux ressources de ses paroissiens, et craignant au fond, ainsi qu'il l'a avoué depuis, d'être expulsé honteusement, si la Révolution avortait et si les communautés religieuses étaient rétablies. Les habitants du haut du bourg, voisins de l'église paroissiale, réclamaient auprès de lui pour qu'elle fût conservée au culte ; ceux, au contraire, qui demeuraient en face de l'abbaye, ainsi que la majorité de la population des hameaux, insistaient vivement pour le transfert.
Quelques moines, d'ailleurs, avaient répété en partant: «Patience, nous reviendrons.» Cette phrase, qui causa tant de maux, était généralement alors dans la bouche de ceux dont la Révolution froissait l'amour-propre ou les intérêts, de ceux qui émigrèrent bientôt ou qui n'acceptèrent pas les institutions nouvelles sans répugnance et sans arrière-pensée.
Comme il était très embarrassant, sinon impossible, de trouver une autre destination à ces riches édifices, on insista auprès de M. l'abbé Adam. La municipalité même, espérant par une démarche hardie arriver plus sûrement à ses fins, délégua en 1792 quatre de ses membres, entre autres Desjardins, pour aller demander à la Convention la grande église de l'abbaye pour paroisse. Les délégués furent parfaitement accueillis et s'en revinrent heureux d'avoir pleinement réussi dans leur mission. Ils s'empressèrent d'en faire part à M. l'abbé Adam, croyant que cette fois-ci tous ses scrupules seraient levés, et qu'il n'hésiterait plus à accepter. D'aucune manière ils ne parvinrent à le décider. «Il y a encore pour 15,000 fr. de plombs sur les toits, lui avait dit M. de Saulty, lequel avait su prendre une grande influence sur son esprit, et la Convention, qui a besoin d'argent, vous fera sous peu officier à la belle étoile.» M. de Saulty ajoutait, en faisant allusion à la Révolution : «Refusez ! refusez ! cela ne tiendra pas.» Voilà dans toute cette affaire quelle fut la conduite du curé de Jumièges et quelle fut celle de la municipalité. On jugera si M. l'abbé Adam, par son inintelligence, son
obstination, son aveuglement, n'a pas mérité sa part de responsabilité dans la destruction d'un monument aussi remarquable, destruction qui devait avoir lieu quelques années après.
L'abbaye de Jumièges resta ainsi bien de la Nation, sans destination. Elle aurait pu avoir le sort de celle de Saint-Georges, que M. le curé de Saint-Martin-de-Boscherville demanda et obtint pour paroisse. Les frais d'entretien, prétexte mis en avant par M. l'abbé Adam, n'ont pas, dans le principe, effrayé son confrère, mieux inspiré, auquel, du reste, le gouvernement est maintes fois venu en aide par des subventions importantes.
C'est alors que fut décidée, en présence du mauvais vouloir de M. l'abbé Adam, la dispersion de tout ce qui servait à l'ornement intérieur des églises Notre-Dame et Saint-Pierre, et voici comment cette mesure fut mise à exécution. La
municipalité engagea MM. les curés de la péninsule et des environs à venir choisir ce qui pourrait, à leur avis, contribuer à l'embellissement de leurs paroisses. La plupart d'entre eux, bien avisés, répondirent avec empressement à cette invitation et obtinrent ainsi : celui de Duclair, les douze apôtres de l'église Saint-Pierre ; celui de Caudebec, le sépulcre, un Ecce Homo, deux crédences ; celui de la Mailleraye, un Saint Valentin, des retables ; celui du Mesnil, un Saint-Jean, une Sainte-Vierge et le Christ qui était sur la grille du chœur.
Beaucoup d'autres objets servant au culte, tels que tableaux, orgues, cloches, autels, stalles, statues de saints, de ducs, de rois, trouvèrent plus tard une destination ou ont été anéantis. Dans quelles circonstances, c'est ce que nous allons voir en assistant aux principales scènes, aux cérémonies religieuses ou aux fêtes civiles lui eurent lieu pendant la Révolution, à Jumièges, dans l'enceinte du monastère, à l'église paroissiale, sur la place publique.
IV.
Après le départ des moines, les officiers municipaux, en écharpe, ayant à leur tête MM. Varanguien, maire, et Dinaumare, adjoint, et suivis de presque toute la population, se rendirent au monastère, afin de prendre possession de tous les parchemins constatant les titres féodaux, les droits seigneuriaux de la ci-devant abbaye. On en chargea plusieurs charrettes qui furent amenées sur la place publique, on en fit un grand amas autour du pilori (l'abbaye de Jumièges, baronnie, avait haute et basse justice, carcan et prisons), et là, en présence de la foule, au milieu de l'allégresse universelle, le feu fut mis par M. Varanguien. Des danses s'organisèrent à l'entour (13).
Tout un passé de servitude et de misères semblait s'abîmer dans les flammes : l'avenir apparaissait radieux, la joie tenait du délire, l'égalité grisait les assistants. Dans un quadrille, M. Varanguien dansait avec une marchande de poisson, et son vis-à-vis, M. Dinaumare, avec une ensevelisseuse. Celui-ci était le même qui, naguère, en sa qualité de receveur de M. l'abbé de Lorraine, avait eu le privilège d'ouvrir chaque année le balle jour de la Saint-Pierre, fête patronale de la paroisse.
Chacun fit assaut de générosité, de civisme, ce jour-là : modeste reflet du grand exemple donné par l'Assemblée nationale, dans la nuit mémorable du 4 août 1789. Chacun, en effet, jeta dans le foyer les concessions de toute nature obtenues de MM. les religieux moyennant des redevances insignifiantes : le droit de pêche, par exemple, ne coûtait que 6 blancs par an. «Voilà les aloses qui s'envolent,» s'écriait un pêcheur en indiquant du doigt les feuillets enflammés qui voltigeaient au-dessus du foyer. Ceux qui conservèrent leurs titres à Jumièges ou ailleurs les firent valoir plus tard, et le gouvernement respecta les engagements de MM. les religieux.
Deux gentilshommes du bourg, les frères Moret, l'aîné chevalier du Mastray, et le cadet sieur du Jallay, apportèrent aussi leurs parchemins... C'était, par parenthèse, la seule famille noble résidant à Jumièges à la fin du siècle dernier, l'abbé et les moines possédant à peu près tout le territoire. M. du Vertbois, ancien garde-du-corps, était mort depuis quelques années. Quant à la famille des Deconihout, très nombreuse alors et aujourd'hui, ses prétentions à une origine noble ne nous paraissent pas fondées. Comme un de ses membres, Raoul, fit don (au nom de ses enfants et au sien), au XVIe siècle, à l'église paroissiale, d'un vitrail peint, dans le haut duquel on remarque des attributs agricoles, tels que rateaux, pelles, fourches, etc., comme aussi sur les registres de la paroisse, lesquels remontent à la fin du même siècle, ils ont toujours été désignés comme laboureurs, et qu'enfin ils habitaient principalement le hameau de Conihout, nous croyons plutôt et simplement à un sobriquet devenu à la longue nom de famille.
L'enthousiasme était général, sincère, pacifique. Si, dans d'autres contrées, les seigneurs ont vu exercer contre eux de terribles représailles, incendier les châteaux, à Jumièges, l'autorité assez bénigne des moines, leur acquiescement spontané à la Révolution, la prudence de la municipalité, le bon sens des villageois, toutes ces circonstances concoururent à donner à cette fête un caractère absolument inoffensif.
Une autre cérémonie imposante, à la fois religieuse et politique, fut célébrée l'année suivante à l'église paroissiale, six semaines avant la clôture des immortels travaux de l'Assemblée nationale. La municipalité, la garde nationale, tous les habitants étaient là debout, silencieux, émus, écoutant le «Discours prononcé par Mlle Dinaumare l'aînée, le 15 août, jour de l'Assomption, lors de la bénédiction du drapeau, que douze demoiselles citoyennes de Jumièges ont donné à la sainte Vierge en faisant un vœu pour l'affermissement de la Constitution.»
Ce discours, conservé par la confrérie du Rosaire, et dont la rédaction est attribuée à M. de Saulty, débute ainsi :
«Monsieur (M. l'abbé Adam), ce drapeau que nous vous présentons à bénir doit nous être, à l'avenir, un monument des sentiments dont nos cœurs sont animés en faveur d'une Constitution qui, à l'aide de Dieu, fera le bonheur commun des Français, pourvu cependant qu'ils se souviennent que ce précieux présent qu'il nous a fait, la liberté, ne consiste point à
faire indifféremment tout ce qui peut être dicté par une volonté déréglée, mais à obéir scrupuleusement à la Loi, à la Nation et au Roi, obéissance sans laquelle il ne peut y avoir aucun bonheur dans la société. Quelle calamité pour notre chère Patrie si, à l'instant où nous allons jouir des bienfaits que nous promettent les nouvelles lois qui sont promulguées, des mains perverses venaient à détruire un ouvrage aussi sagement entrepris que courageusement exécuté !...»
C'était une jeune fille que l'on faisait parler ainsi en 1791, et c'était un ex-Bénédictin qui avait écrit, un an après la dissolution de son Ordre, cette franche et complète apologie des décrets de l'Assemblée ! Est-il besoin d'autres commentaires ?
Cependant les événements se précipitent à Paris. Bientôt la Patrie est déclarée en danger (11 juillet 1791), la Monarchie abolie en France et la République proclamée (21 septembre 1792). Les municipalités sont renouvelées, M. Varanguien cède la place à Pierre-François-Martin Amand. Celui-ci reçoit de M. l'abbé Adam les registres de la paroisse : l'état civil passe ainsi de la sacristie à la maison commune (novembre 1792 ; 14).
Trois à quatre cents volontaires tinrent garnison à l'abbaye pendant cinq à six mois (1792-1793), prenant leurs repas au réfectoire et couchant au dortoir.
Déjà, dans le courant du même siècle, plusieurs détachements de cavalerie avaient séjourné dans la paroisse, logés dans deux fermes. Plusieurs souvenirs intéressants nous sont restés de cette garnison. M. l'abbé Grenier intervint un jour auprès du commandant pour obtenir la grâce d'un militaire qu'on allait passer aux verges. Deux cavaliers se battirent en duel, et l'un d'eux fut tué ; l'endroit porte le nom de Trou-du-Soldat. La morve s'étant déclarée dans les écuries, on fut obligé d'abattre la plupart des chevaux, qu'on jeta dans le Long-Puits. Enfin, voici une curieuse pièce que nous avons trouvée sur les registres de la paroisse, qui n'a pas encore été signalée et qui pourtant nous semble mériter de l'être :
«L'an 1749, le 19e jour du mois d'octobre (15), en présence des témoins soussignez, Jean Stuart, fils de Jean Stuart et d'Agnès Keith, de la paroisse de Glamz, en Ecosse, proche la ville de Dondée, âgé de 18 à 19 ans — cavalier dans le régiment irlandois de Fitz-James — compagnie de M. Patrice de Nugent, aïant reconnu que hors de la vraie Eglise il n'y a pas de salut ; de sa bonne volonté et sans aucune contrainte, a fait profession de la foi catholique, apostolique
et romaine, et abjuré l'hérésie de Calvin entre nos mains, de laquelle je lui ai publiquement donné l'absolution en vertu du pouvoir que Mgr l'archevêque de Rouen m'a donné pour cet effet, en datte du 3e octobre de la présente année, en foi de quoi — je, prieur de l'abbaye de Jumiéges, ay signé le présent certificat avec lesdits Jean Stuart ; M. Grenier, curé de
Jumiéges ; M. Delamare, subdélégué et bailly dudit Jumiéges.
GRENIER, curé de Jumiéges ; Jean STUART, DELAMARE, Fr. P. FAUDEMER, prieur.»
Revenons à nos soldats républicains : l'ancienne foi catholique pâlit et la foi révolutionnaire est à son aurore.
Le commandant des volontaires s'appelait Gueroult (16) et le capitaine Planquette. Ce dernier, neveu de M. l'abbé Levesque, curé de Pavilly, avait fait ses études de latin, et sa verve réussissait, dit-on, merveilleusement à entretenir l'exaltation patriotique des volontaires. Tous les jours il y avait exercices dans le préau du monastère, promenades dans les environs, harangues au réfectoire. Au milieu de l'effervescence de ces futurs héros, couverts de haillons, aucun désordre n'a été signalé. À leur départ pour la frontière, au commencement de 1793, M. l'abbé Adam officia au son des orgues et de toutes les cloches dans l'église Notre-Dame de l'abbaye, qu'il venait encore de refuser pour
paroisse et qui désormais ne devait plus être témoin d'aucune autre cérémonie religieuse. Puis, les gardes nationaux, qui leur avaient fait don de leurs uniformes, leur offrirent un banquet d'adieu et leur firent la conduite.
Ici doit trouver place la rectification d'un fait, la réhabilitation d'un brave marin.
Dans les premiers jours de septembre 1792, partait de Rouen un navire, dont le capitaine était originaire de Jumièges : cinquante-six prêtres émigrants étaient à nord. S'étant embarqués, chose presque incroyable, sans provisions, le capitaine Duquesne, bien au courant des municipalités des rives de la Seine, leur conseilla de descendre à terre, pour acheter des
vivres, à Jumièges plutôt qu'à Duclair ou à la Mailleraye : il déclarait être sûr de ses concitoyens. En cela son avis était excellent. Quelques vieillards se rappellent encore avoir vu ces fugitifs se promener librement, lisant leur bréviaire une partie de la journée dans le pays et même dans l'abbaye, où étaient casernés les volontaires. Le 7, le navire arriva en vue de Quillebeuf : retenu par la marée, qui, dans ce mois, est une des plus fortes de l'année, il
échoua sur la vase et ne put être remis à flot. — On venait alors d'apprendre l'investissement de Verdun et de Thionville par les Prussiens, le massacre des prisons à Paris (2 et 3 septembre) et le résultat des élections à la Convention
(5 septembre). — La municipalité de Quillebeuf, très embarrassée, prit un parti aussi ferme que sage : elle se rendit à bord, engagea tout le monde à débarquer, prévint de suite le Directoire du département et achemina sans délai sur Rouen les naufragés protégés par des gardes nationaux. Là, on changea la destination de leurs passe-ports, quelques-uns demandèrent des secours d'argent, qu'on leur accorda, et tous purent, sous escorte, gagner Dieppe et s'y embarquer pour l'Angleterre.
Rentrés en France après le Concordat, quelques-uns de ces émigrés ont fait le récit, plein d'exagérations et de malveillance évidente, des injures et des traitements épouvantables dont les auraient accablés les populations exaspérées
et furibondes. Ils ont même accusé le capitaine Duquesne «de trahison et de connivence avec les démagogues pour la perte des prêtres ;» ils ont hautement dénoncé un crime quand il n'y avait eu qu'un malheur de navigation. «En mettant pied à terre, un vieillard à cheveux blancs tomba dans la vase ; il s'y serait noyé au milieu des rires et des huées, si quelques
prêtres n'eussent exposé leur vie pour le sauver.» L'abbé Baston, chanoine, auteur de ces lignes hyperboliques, émouvantes, indignées, n'était pas, lui, à bord du même navire, et il aurait bien dû savoir, à l'époque où il les a
écrites, que le vieillard aux cheveux blancs qui, en mettant pied à terre dans la vase, faillit se noyer, avait en débarquant de l'eau à mi-jambes, ainsi que ses confrères, que son chapeau seul tomba à la rivière et qu'aucun ne songea à risquer sa vie pour le repêcher.
En outre des enrôlements, des levées en masse, diverses mesures furent prises par la Convention en présence de l'invasion du territoire. Dans les maisons particulières de Jumièges, ainsi que dans le monastère, — à l'exception toutefois des enceintes sacrées, — les murailles furent lessivées avec soin, afin d'en extraire le salpêtre nécessaire à la fabrication de la poudre. Trois cloches étaient à la paroisse et dix dans les tours de l'abbaye (17) : on n'en laissa qu'une à chaque endroit. Onze, par conséquent, furent enlevées à Yvetot et cassées pour être converties en sous ou en canons. La paroisse a conservé cette même cloche. Quant au magnifique bourdon, pesant environ 8800 livres, qui resta
pendant la Révolution à la disposition de la municipalité, Dom Gourdin et les trésoriers de Saint-Ouen vinrent, munis d'une ordonnance de l'empereur, le faire descendre de la tour et l'enlever à Rouen, à l'époque où M. de Saulty était maire ; et comme ils craignaient que l'archevêque, qui avait manifesté le désir de l'avoir aussi pour son Église métropolitaine, ne les arrêtât au passage, ils attendirent la nuit pour l'entrer couvert de toiles dans la ville (18).
En même temps que le péril était extrême à la frontière, à l'intérieur la disette était affreuse. Chaque jour avait lieu dans la nef de l'abbaye et dans le cloître, sous la surveillance du maire, la distribution des vivres, du pain et du stockfish d'abord, et aux plus mauvais jours la ration fut fixée à deux verres de riz par famille : on fut réduit à ne manger que des pommes de terre, des salsifis, des carottes, des légumes enfin ; des habitants même se nourrirent quelque temps d'herbes. Dans des circonstances aussi effroyables, au milieu de cette crise décisive, où la population souffrait avec une résignation absolue, la bonne humeur éclatait encore parfois d'une façon assez piquante, assez significative.
L'anecdote suivante vient à l'appui de notre dire. Quelqu'un demandait sous le porche un entretien au citoyen Amand. «Tout à l'heure, répondit l'ancien tenancier de MM. les religieux, gros ventru qui parlait du nez ; mon peuple est là qui m'attend. — Camarades, s'écria un des assistants (c'était un cousin d'Amand, qui se permettait de chansonner la
municipalité), si nous descendions la corde de la grosse cloche pour y pendre un peu au bout monsieur l'Aristocrate ?» Cette boutade fut saluée par une hilarité formidable et le citoyen maire resta tout déconcerté, quoiqu'il ne craignit guère au fond qu'on mit à exécution cette menace pour rire.
Le culte catholique fut interdit publiquement cette même année (novembre 1793), et M. l'abbé Adam dut déposer les clefs de la paroisse à la maison commune. Il continua néanmoins quelque temps encore à dire la messe dans une salle de son presbytère ; les chantres se tenaient dans le corridor et les fidèles étaient agenouillés dans l'herbe, sous les pommiers de la masure.
Le régime de la Terreur durait depuis plusieurs mois. Une liste locale de suspects avait été dressée par ordre supérieur et renfermait une cinquantaine de noms d'ex-Bénédictins qui étaient demeurés dans la commune, d'anciens serviteurs du monastère et de quelques habitants riches. Cette mesure générale avait, paraît-il, pour but d'interdire rigoureusement, par la perspective d'une sévérité impitoyable, aux uns toute ingérence dans les affaires publiques, et aux autres l'accaparement des denrées. Le nom de M. l'abbé Adam figurait sur cette liste. Il dut cesser tout à fait d'exercer le culte et assister aux cérémonies révolutionnaires, fêtes de la Raison, des Enfants, des Vieillards, qu'on y avait substituées et qui se célébraient à sa paroisse. Un piquet de gardes nationaux allait à chaque décade le quérir à son domicile et l'y ramenait. Tant de précautions à l'égard de sa personne l'inquiétèrent sérieusement, et il songea à émigrer. Le curé du Vaurouy, avec qui il s'entendit à ce sujet, vint même une nuit le chercher, ainsi que sa mère et ses deux sœurs. Mais celles-ci lui ayant fait observer les dangers de la fuite plus grands que ceux du séjour, il renonça à son projet. Le curé du Vaurouy partit seul (1794).
L'interruption de l'exercice du culte catholique dura quatorze ou quinze mois (19). C'était le tambour de la garde nationale, un Picard nommé Hauriolle, qui ouvrait l'église, sonnait la cloche à l'aurore, à midi et au couvre-feu. Devant l'autel on avait planté un chêne. M. l'abbé Adam, assis entre deux soldats, dans un banc au-dessous de la chaire à prêcher, était présent à chaque décade. Le citoyen Amand, maire, donnait lecture des décrets de la Convention,
puis les orateurs montaient dans la chaire ; enfin une demoiselle Poisson, sur les degrés du chœur, chantait la Carmagnole et d'autres airs républicains. À la fête des Vieillards, l'assemblée sortit en promenade autour de la Couture : les vieillards portaient à la main de longs bâtons blancs, branches de saule dont l'écorce avait été
pelée (20).
Sur la place publique, à côté de l'arbre de la Liberté, la municipalité avait fait élever une butte de terre du haut de laquelle péroraient les patriotes les plus ardents. «Vous appelez ça la Montagne, s'écria un jour un des auditeurs
de ce club en plein vent, ce n'est qu'une taupinière !» L'interruption eut un grand succès. Cette plaisanterie, adressée à bout portant à l'un de ces hommes que l'on est convenu d'appeler des terroristes enragés, prouve suffisamment les dispositions de la population de Jumièges et surtout le bon sens avec lequel nos villageois faisaient justice sur-le-champ des exagérations et des déclamations ridicules dont on est généralement convenu d'accorder aussi le privilège exclusif aux temps de révolution.
Aucunes vengeances, aucunes persécutions n'ont été dirigées contre ceux qui, par leur passé, à quelque titre que ce fût, se rattachaient à l'Ancien Régime. Les dénonciations d'Hauriolle, espèce d'imbécile qui, à soixante-sept ans, divorça avec sa femme (germinal an III, — 1794) et se remaria avec elle le mois suivant (21), furent absolument neutralisées par l'influence de Foutrel, secrétaire-greffier, homme doux, inoffensif, indispensable en quelque sorte, qui dirigeait la commune plus que le maire, qui prévenait même les soldats réfractaires à l'avance de l'arrivée des gendarmes et les suspects des visites domiciliaires, et qui rassura MM. de Mésanges et de Montigny, ses anciens protecteurs et maîtres, ainsi que M. l'abbé Adam et en général toutes les personnes portées sur la fameuse liste rouge (22).
L'agent national, étant venu un jour du chef-lieu du district exprès pour démocratiser la commune et s'assurer du zèle de la municipalité, fut accueilli à coups de pierres par les gamins à l'entrée du bourg, et rebroussa chemin au plus vite. Le citoyen Foutrel, qui craignait sans doute que son influence sur le maire fût ébranlée par ce personnage, passe pour avoir imaginé le programme de cette réception peu hospitalière, laquelle, du reste, n'eut pas de conséquences fâcheuses pour les auteurs, grâce apparemment au silence que l'agent jugea bon de garder par crainte du ridicule (23).
Une seule arrestation eut lieu à Jumièges, celle d'un prêtre de Caen, nommé Paris, qui s'était réfugié chez un brave cultivateur, Pierre Castel, et exerçait la médecine. On sait que le prêtre, à partir de la consécration du pain, doit
tenir les mains, c'est-à-dire les deux pouces et les deux index rapprochés, afin qu'aucune parcelle de l'hostie ne soit égarée. Involontairement, les doigts de l'abbé Paris se rencontraient souvent dans cette position ; c'est ce qui trahit
son incognito. Quand arriva l'ordre de l'arrêter et de le diriger sous escorte vers Rouen, il ne voulut pas se sauver : il demanda seulement d'être conduit par son hôte et un ami de celui-ci. La révolution de Thermidor survint et le rendit à la liberté.
Des changements dans la composition des municipalités furent la conséquence de la chute de Robespierre et du parti des Jacobins, et des élections réactionnaires de l'an III.
M. Varanguien redevient maire, Foutrel est son adjoint, et M. l'abbé Adam peut exercer de nouveau librement, sinon ostensiblement, le culte catholique.
Comme à partir de cette époque les actes de la municipalité n'offrent plus d'intérêt, et qu'aucun événement ne mérite d'être signalé dans la commune de Jumièges, nous nous bornerons à donner quelques détails concernant plusieurs
personnages dont le nom a été mentionné dans ce récit.
Le citoyen Pierre-François-Martin Amand, aussitôt après son remplacement, se retira au Mesnil-sous-Jumièges, dans une ferme qui lui appartenait, et où il est décédé le 29 pluviôse an X (1802), à l'âge de quarante-huit ans.
M. Pierre-Antoine-Modeste Varanguien, remplacé l'an VI, se noya un mardi soir, par un brouillard épais, à Duclair, et fut retrouvé sous les côtes du Mesnil, le 7 germinal an VII (1799). Il avait cinquante-cinq ans.
Foutrel fut agent l'an VI, vice-président de l'administration cantonale et enfin maire provisoire l'an VIII.
M. Grenier, centenaire, presque aveugle, sans ressources, s'éteignit à Yville pendant la Révolution. Sa détresse était telle, que son domestique, nommé Nobert, qu'il avait emmené de Jumièges avec lui à Yville, et qui le servit jusqu'à la fin, était obligé pour le nourrir d'aller de porte en porte avec une gibecière mendier un morceau de pain de seigle ou d'orge.
Quant à M. l'abbé Adam, en 1802, au Concordat, M. Hue, maire, avec qui il était mal, le fit passer pour mort à l'archevêché, et sa cure fut donnée à M. l'abbé Burel ; on ne fit droit à ses réclamations qu'en 1804, époque où il fut réintégré, et M. l'abbé Burel envoyé à Anneville. Il est mort à Jumièges, le 9 novembre 1811.
V.
La municipalité avait laissé aliéner par la Convention tous les biens nationaux situés dans la commune, sans adresser les réclamations qu'elle avait le droit et le devoir de faire, par exemple lors de la vente du presbytère, dont M. Dinaumare, juge-de-paix, avait dû expulser M. l'abbé Adam, sur son refus de le conserver pendant la suspension du culte, à titre d'instituteur et à condition d'y tenir l'école pour les petits enfants. Ainsi, grâce à lui, la commune de Jumièges manque encore à l'heure qu'il est de presbytère, de même qu'elle n'a pas l'abbaye pour église paroissiale.
Ce fut également sous la Convention (1795) que l'abbaye fut vendue au citoyen Pierre-Michel Lescuyer, receveur des domaines nationaux, qui, dit-on, se remboursa par ce moyen d'avances faites à l'État.
Nous avons dit plus haut ce qu'étaient devenus les ornements des églises, les archives, la bibliothèque, les cloches, la plupart des statues des saints. Ajoutons que M. Lescuyer s'empressa d'accueillir, provoqua même les demandes de MM. les curés et des confréries des paroisses voisines, lesquels emportèrent des autels, des tableaux, des retables, qui n'avaient pas trop souffert de l'état d'abandon où on les avait laissés pendant plusieurs années, et qui furent ainsi sauvés d'une destruction presque certaine. M. l'abbé Adam persistant dans son refus d'accepter quoi que ce fût, la confrérie du Rosaire, nonobstant, alla au réfectoire de l'abbaye trouver M. Lescuyer, qui lui accorda une Assomption, tableau du XVIIe siècle, de très grande dimension. L'église paroissiale, en outre, possède, entre autres épaves de même origine, des retables. Quant à la chaire à prêcher, c'était celle du réfectoire, qui servait au lecteur pendant les repas, et ce fut la municipalité qui la fit transporter à la paroisse en 1791 : un calice en vermeil fut également donné par elle à cette même date.
Nous voudrions bien n'avoir qu'à louer l'affabilité, la générosité dont M. Lescuyer fit preuve dans ces circonstances ; mais nous devons le blâmer sévèrement d'avoir eu la déplorable idée d'ordonner la démolition du dortoir, admirable
construction presque neuve : l'exemple qu'il donna fut, en effet, suivi de la façon la plus désastreuse. Il y a plus, ayant vainement cherché un locataire disposé à convertir sa propriété en un établissement industriel, il ne voulut pas
faire les frais nécessaires à la réparation des toitures restées sans aucun entretien depuis le départ des religieux. Il traita avec des entrepreneurs qui découvrirent le réfectoire, le cloître, les églises, enlevèrent les plombs, les ardoises et les charpentes et ne laissèrent debout, en main de deux années, que les murailles de ces vaste et splendides édifices. Les clochers qui surmontaient les deux tours du portail occidental, et don l'un abritait le bourdon, furent seuls épargnés.
Vers 1797, l'abbaye passa des mains de M. Lescuyer dans celles de M. Paul Capon, banquier à Paris, dont M. de Saulty, de retour à Jumièges depuis peu, fut le mandataire. Celui-ci arrêta l'œuvre de destruction. Mais M. Capon lui ayant écrit que, ne possédant que ce seul bien en Normandie, il désirait s'en débarrasser à quelque prix que ce fût, M. de Saulty vendit d'abord à des habitants plusieurs bâtiments qui avaient été, du temps des moines, à usage de granges, de magasins, de pressoir, de cellier, et enfin, le 7 brumaire an XI (29 octobre 1802), M. Jean-Baptiste Lefort, marchand de bois à Canteleu, devenait, moyennant 7000 francs, pas plus, acquéreur de l'abbaye. Outre les bâtiments conventuels et les églises, il avait à ce prix un enclos contenant plus de 16 acres (11 hectares 30 ares environ). M. de Saulty faillit un instant acheter pour son propre compte cette belle propriété, qu'il aurait sauvée. La vente tardait à se conclure à cause d'une bagatelle : était-ce en livres ou en francs qu'on avait entendu que le paiement devait s'effectuer ? Il manquait 2000 francs à M. de Saulty ; néanmoins il fit part au notaire de son intention, et lui avoua en même temps son embarras. Celui-ci lui offrait de lui faire les avances nécessaires, lorsque M. Lefort rentra déclarant souscrire aux conditions du vendeur.
Il était trop tard : la destruction complète de l'abbaye devint inévitable, imminente.
M. Lefort avait fait une spéculation et, de suite, il passa des marchés avec des entrepreneurs de Rouen et de la Mailleraye pour la démolition générale : on put acheter à des prix insignifiants, qui un pan de mur, qui une chapelle,
qui le chœur, à condition de déblayer le terrain et d'enlever les matériaux au plus vite. Les dalles du réfectoire et des églises, les belles pierres de Saint-Leu furent emportées, dispersées et ont servi à édifier des maisons à
Jumièges (24), à Rouen, rue Nationale, à la Bouille, à la Mailleraye, à Bourneville et dans d'autres
localités voisines.
Dans cet immense désastre, les peintures murales, les sculptures, les bas-reliefs si finement fouillés, ces dentelles de pierre si délicatement ajourées, ces chefs-d'œuvre de l'art gothique, de la Renaissance, des temps modernes, qui
enrichissaient ces nobles et grandioses basiliques, furent impitoyablement brisés, stupidement anéantis. Les voûtes s'écroulaient avec fracas sous d'immenses nuages de poussière. La mine, qui devait d'un seul coup mettre à bas la
grande tour carrée, fit mal son effet, et l'on voit encore un gigantesque pan de muraille de la lanterne, seul, debout, dans l'air, dominant la nef, au-dessus d'une voûte de quatre-vingts pieds, soutenu par deux piliers contemporains
de S. Filibert, c'est-à-dire inébranlables depuis douze siècles.
Enfin cette œuvre de destruction aveugle s'arrêta tout-à-fait : la qualité des pierres ne compensait pas les frais, l'exploitation ne promettait plus de bénéfices. L'abbaye subit alors de nouveaux outrages, un pillage d'une autre sorte, de la part des voyageurs, des étrangers, des Anglais surtout. Ceux-ci ne renversaient plus, ils fouillaient, au milieu des énormes tas de décombres, de moellons, à la recherche des statues, des clefs de voûte que la pioche n'avait pas mutilées, ou détachaient les bas-reliefs oubliés sur les murs et se sauvaient avec ces richesses artistiques.
D'autres, dans l'impossibilité d'emporter des groupes, des sujets entiers, se procuraient à coups de marteau des fragments, des bras, des têtes, etc., comme souvenirs de voyage. Un lord agit avec plus de délicatesse et de goût : il
acheta des sculptures très remarquables représentant les attributs des Evangélistes, que leur position (elles étaient scellées dans la muraille de la lanterne dont nous parlions il y a un instant) avait mises à l'abri des iconoclastes
modernes. Le cloître, qui passait pour un des plus beaux du monde, fut aussi acheté par lui en entier, et a été, dit-on, restauré avec le soin le plus minutieux au milieu de son parc, dont il fait l'ornement.
Enfin, les Ruines de l'abbaye de Jumièges arrivèrent en 1824 dans les mains de M. Casimir Caumont, tuteur de M. Louis-Casimir Caumont, son fils, et gendre de M. Lefort (25). Amateur très éclairé, il mit fin aux spoliations des voyageurs, recueillit religieusement tous les débris précieux, fragments de tombeaux, de retables, de statues,
les réunit sous des voûtes pour les soustraire aux injures du temps, a été, en un mot, le conservateur de ce monument ; en même temps il donnait asile dans deux grands salons de sa demeure à tous les meubles du monastère, tels que bahuts, fauteuils, boiseries sculptées, dont la vente avait eu lieu au commencement de la Révolution, et qu'il eut le bonheur de retrouver épars dans le pays.
M. Lepel-Cointet, propriétaire actuel (26), a eu non seulement le bon goût de suivre les belles
traditions de son devancier, mais encore il a considérablement augmenté sa riche collection ; devenue un des musées particuliers les plus remarquables de la province, et a transformé l'enclos dont il a fait un parc très admiré. Jumièges
est aujourd'hui une des résidences de la Normandie qui ont le privilège d'offrir le plus d'attraits aux antiquaires, aux touristes, aux archéologues, aux peintres, aux poètes.
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[Notes de bas de page : ‡ = par l'abbé Savalle ; ¹ = R. P.]
1‡. Un dicton populaire qualifiait ainsi les principaux monastères du diocèse : «Saint-Ouen le Noble, Le Bec le Riche, Jumièges l'Aumônier, Saint-Wandrille le...» L'irrévérence est complète à l'égard de ce dernier.
2‡. D'après le Registre de la paroisse d'Yainville, le boisseau de blé valut cette année [1789] au marché de Duclair : le mardi 23 juin, 38 livres ; le 30 juin, 40 livres ; le 6 juillet, 26 livres.
3‡. M. l'abbé Adam, curé de la paroisse, leur avait, dit-on, prêté 6000 livres.
4‡. La vigne fut cultivée à Jumièges dès le VIIe siècle, c'est-à-dire dès la fondation de l'abbaye par Saint Filibert. Le vin de Conihout passait pour le meilleur cru de la Haute-Normandie, au Moyen Âge et même au XVIIe siècle ; on l'exportait en Angleterre, et il était exempt de certains droits à la vicomté de Rouen. La rigueur des hivers et surtout les exigences du fisc firent abandonner cette culture, devenue presque impossible. Deux clos, l'un au Mesnil, au manoir de la Belle-Agnès, et l'autre dans l'enceinte des ruines, portent encore au cadastre la désignation de triéges de la Vigne. — On a prétendu assez plaisamment que les moines se hâtaient de boire leur vin, quand il était mauvais, afin d'en avoir plus tôt du bon, et qu'ils faisaient de même, quand il était bon, de peur qu'il ne devint mauvais.
5‡. 1789, 19 décembre : décret qui met les biens ecclésiastiques à la disposition de la Nation. 1790, février : décret qui prohibe en France les vœux monastiques. 1790, 9 juillet : décret concernant l'aliénation de tous les domaines nationaux.
6¹. Le serment à Constitution civile du clergé : «Je jure de veiller avec soin aux fidèles dont la direction m'est confiée. Je jure d'être fidèle à la nation, à la loi et au roi. Je jure de maintenir, de tout mon pouvoir, la Constitution française et notamment les décrets relatifs à la Constitution civile du clergé.»
7‡. MM. les religieux et M. le curé prévenaient à l'avance les paysans du jour où ils dîmeraient. Cette perception en nature avait lieu en plein air, dans les champs. Les premiers prélevaient la treizième gerbe ; le second le treizième boisseau, car il avait uniquement la verte dîme sur les fruits, tels que poires, pommes, etc.
La cure de Jumièges était évaluée, dîme et casuel compris, à 1200 ou 1500 livres ; celle du Mesnil à 2000 ou 2500 livres ; celle d'Yville (à la nomination de M. de Gasville), à 4000 ou 5000 livres.
Le curé d'Yainville recevait en tout une pension annuelle de MM. les religieux, ne s'élevant pas à plus de 300 livres. La chapelle d'Heurteauville n'avait pas titre de succursale, pas de clocher et, comme on ne dîmait qu'en vertu de
celui-ci, les ressources du desservant consistaient dans une rente de MM. les religieux et dans le revenu de 7 acres
environ de prairies, qu'il récoltait lui-même et dont il envoyait les foins au marché de Caudebec.
8‡. Sa mise extérieure [M. l'abbé Adam] : un bonnet de laine, une grande houppelande bleue rayée et de gros sabots sans brilles, était en harmonie avec la rudesse de son caractère.
9‡. Dom Outin a témoigné que ses confrères et lui n'eurent qu'à se louer à cette occasion de M. Fenestre, procureur syndic du district de Caudebec-en-Caux, qui s'empressa toujours d'accueillir leurs réclamation.
10‡. Après cet acte, le registre est arrêté par Foutrel, adjoint ; c'était l'ancien organiste de MM. les religieux.
11‡. Archives de l'abbaye : elles sont actuellement à la préfecture de la Seine-Inférieure.
12‡. Dom Gourdin : ancien Bénédictin de l'abbaye de Saint-Ouen.
13‡. Avant les danses, il y eut, comme de juste, un banquet : on avait fait rôtir, dans cette circonstance, un veau tout entier.
14‡. La municipalité siégeait dans une ancienne dépendance de l'abbaye, dite la Salle-des-Dames, située sur la ferme du Courtil et ayant servi au rez-de-chaussée de buanderie, et à l'étage au-dessus de logis pour les hôtes. Ce bâtiment a été démoli il y a deux ans [c'est-à-dire en 1856].
15‡. C'est-à-dire trois ans après l'insuccès de la tentative du prétendant Charles-Edouard, et un an seulement après la paix d'Aix-la-Chapelle (1748). — Un trompette du régiment de Rohan, peut-être le soldat tué en duel, avait été enterré dans le cimetière de la paroisse, en 1747.
16‡. Le commandent Gueroult : il a été orfèvre à Rouen.
17‡. Cloches de l'abbaye : la sonnerie de celles-ci était, dit-on, admirable.
18‡. Au dire des paysans, les cloches de l'abbaye, quand elles étaient mises en volée, leur adressaient gravement ce langage : «La taille est assise, de quoi la paierez-vous ?» Et les cloches des paroisses de la péninsule et d'Heurteauville répondaient de leur voix un peu flûtée : «De chanvre et de lin !»
19‡. Outin contre Ouin et Adam. — 7 novembre 1806. — «Devant nous, magistrat de sûreté de l'arrondissement de Rouen, s'est présenté sur avertissement le sieur Jean-Baptiste-François Adam, âgé de soixante-neuf ans, prêtre et desservant de la succursale de Jumiéges, que nous avons invité de répondre aux interpellations suivantes :
D. — A quelle époque avez-vous rempli les fonctions de desservant de Jumiéges ?
R. — J'étais curé de Jumiéges avant la Révolution ; il y a eu quatorze ou quinze mois d'interruption pendant la
fermeture des églises, et depuis leur ouverture j'ai toujours desservi cette paroisse, à l'exception de deux années, que le sieur Burel fut nommé à ma place, sur la supposition que l'on fit que j'étais mort.
D. — Vous rappelez-vous depuis combien d'années les églises ont été rouvertes ?
R. — Il y a environ onze années.»
20‡. Un plaisant incident causa quelque trouble un décadi dans l'ordre de la cérémonie. L'officier municipal qui, en l'absence du maire, devait lire les décrets, annonça du haut de la chaire qu'il les avait oubliés dans la poche de sa culotte de tous les jours (on ne portait pas de pantalon à cette époque). L'assemblée, y compris M. l'abbé Adam, ne put garder son sérieux en entendant cette étrange déclaration, et la cérémonie en fut trouble jusqu'à la fin.
21‡. Dénonciations d'Hauriolle : c'est le seul fait de cette nature que nous ayons à signaler. Dans un terrible incendie qui dévora une partie du bourg, le 5 août 1808, il fut retiré asphyxié d'une cave où il avait voulu pénétrer.
22‡. Né au Bec-Hellouin, Nicolas-David Foutrel accompagna fort jeune son père, que MM. les religieux avaient choisi pour organiste et auquel il succéda. Initié de bonne heure à la musique sacrée, il acquit un véritable talent, qui se manifesta un jour, dans l'église de l'abbaye de Saint-Ouen, à un concours où luttèrent tous les organistes de la province et où la victoire lui resta. Il était fier de sa profession, considérée comme libérale, et quoiqu'il n'eût plus du tout à l'exercer, il signait encore sous le Directoire avec cette qualité. MM. les religieux, qui l'estimaient beaucoup, l'invitaient à leur table les dimanches et les fêtes. Il leur a bien prouvé plus tard sa reconnaissance.
23‡. Le premier commis de cet agent était l'ancien prieur de l'abbaye de Saint-Wandrille, Dom Legrand, homme très éclairé et très sensé, qui avait su prendre un grand empire sur lui et qui rendit des services incontestables et incontestés aux prêtres réfractaires incarcérés à Yvetot et à Combles sous la Terreur. Comme au nombre de ses attributions, il avait celle de faire afficher les tableaux sur lesquels chacun avait le droit, pendant les huit jours qui précédaient l'élargissement ou la condamnation des détenus, d'écrire ce qu'il voulait pour ou contre ceux-ci, quand la feuille d'un prêtre se présentait sous sa main, il la glissait de suite à la fin, au talon, sous les autres, et de la sorte aucune dénonciation n'y figurait. Cette ruse aussi honorable que dangereuse pour son auteur, un seul prêtre, M. l'abbé Mauger, curé de Saint-Wandrille, ne voulut pas en profiter, et au lieu de garder prudemment le silence ainsi que le lui conseillait le citoyen Legrand, cet infortuné réclama à grands cris qu'on le conduisit à Paris devant le tribunal révolutionnaire, certain, disait-il, de se disculper et d'être élargi. Quinze jours après à peine on apprenait son jugement et son exécution.
24‡. La maison où est mort M. de Saulty et qui appartenait à Mlle Dinaumare, est pavée avec les dalles du cloître.
25‡. M. Jean-Baptiste Lefort est mort le 5 octobre 1824, et Mme Caumont (Sophie-Adèle Lefort), le 21 septembre 1820, un mois après avoir donné le jour à M. Louis-Casimir Caumont, qui lui-même est décédé aux Eaux-Bonnes, le 15 août 1842.
26‡. M. Nicolas-Casimir Caumont est mort à Jumièges, le 18 avril 1852 : ses héritiers ont vendu l'abbaye le 7 juillet 1854.
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FIN.
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Rouen. — Imp. de D. BRIÈRE et Fils.
«Histoire de l'abbaye royale de Saint-Pierre de Jumièges» :
Table des Chapitres ; Lexique
[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]