«UN COUVENT DE RELIGIEUSES ANGLAISES À PARIS DE 1634 À 1884» ; CHAPITRE 2


CHAPITRE 2 : GOUVERNEMENT DE L'ABBESSE, LETTICE MARY TREDWAY, 1634-1674.

De 1634 à 1655.

Bénédiction de l'abbesse. — Environ un mois après l'arrivée de la petite communauté eut lieu la bénédiction de l'abbesse.

Voici le récit que nous en a laissé Thomas Carre.

«L'opinion de la faveur dont nous jouissions auprès du cardinal, — bien qu'il n'eût pas payé nos dettes et qu'il ne nous eût pas fait l'aumône d'un morceau de pain, — rejaillit sur nous en honneur et nous fit pousser la hardiesse beaucoup plus loin que nous ne l'eussions jamais fait sans cela. Nous osâmes inviter la grande duchesse d'Aiguillon (1), nièce du cardinal lui-même, et la marquise de Meignelay, la vertueuse sœur de l'archevêque, à servir de marraines à l'abbesse lors de sa bénédiction, et à assister à la prise d'habit des cinq premières postulantes.

Ces dames se rendirent à notre invitation au jour marqué, le 26 mars 1634.

Monseigneur l'évêque de Chalcédoine, délégué par l'archevêque de Paris, fit la cérémonie suivant le Pontifical romain, et monsieur Pélaud, un docteur fort renommé en Sorbonne, eut la charité de prononcer une exhortation pleine de doctrine et de piété.

La cérémonie fut splendide et les nobles dames mirent le plus officieux empressement à nous être agréables. L'excellente marquise de Meignelay gratifia notre chapelle, à cette occasion, d'un petit tabernacle et de deux chandeliers pour l'autel. C'est le plus loin que nous ayons jamais pénétré dans sa charité qui était fort grande. Que la paix de Dieu soit éternellement avec son âme !»

Prises d'habit. — Le 21 avril, la nouvelle abbesse donna l'habit de l'Ordre à Bridget et à Dorothy Mollyns, à Sarah Morgan, à Eleonore Skinner et à Mary Seaburne. Margaret Dormer, trop jeune encore pour le recevoir, resta au pensionnat et peut en être regardée comme l'élève fondatrice.

«Ainsi en peu de temps, dit encore Thomas Carre, milady devint une femme importante et l'heureuse mère de cinq filles, toutes destinées à devenir les épouses du Seigneur». Et il ajoute un peu plus loin, pour faire comprendre comment elle entendait ses fonctions nouvelles : «Milady était tout dans la maison, abbesse, prieure, dépositaire, maîtresse des novices, et que sais-je encore ?» Et ce qu'elle était alors, elle le fut encore bien des années, jusqu'à ce qu'elle eût formé des religieuses capables de remplir ces divers emplois. Encore s'occupa-t-elle toujours du noviciat et de la procure.

Le noviciat surtout fut l'objet de ses soins les plus attentifs et les plus assidus.

Ces cinq jeunes âmes que Dieu lui confiait, c'était l'avenir de la communauté qu'elle portait entre ses mains. Combien de générations succéderaient à celles qu'elle formerait avec l'aide de Dieu ? Elle ne le savait pas. Mais tout lui faisait pressentir qu'elles seraient nombreuses. Or, c'était l'impulsion qu'elle allait donner à celles-ci qui devait se communiquer aux suivantes ; c'était le sceau qu'elle imprimerait sur ces âmes qui marquerait toutes les autres ; c'était l'esprit qu'elle leur infuserait qui animerait toute sa postérité. Une pareille responsabilité l'effrayait sans doute, mais ne la décourageait pas. Elle redoublait, au contraire, de zèle, de vigilance, de prières, et elle n'en devenait que plus ardente à se perfectionner elle-même.

Pauvreté et économie. — À ces soins d'un ordre supérieur se joignaient les soucis des choses matérielles.

«Nous avions des enfants, dit Carre, mais ces enfants criaient la faim. De fait, nous manquions de pain, et nous n'avions pas d'argent pour en acheter. Nous nous vîmes forcés de recourir à Monseigneur de Chalcédoine, et de prendre quelque liberté avec sa bourse pour subsister, comme nous avions eu d'abord recours à lui pour exister. Il voulut bien nous prêter quarante pistoles. Mon grand ami, le docteur Holdon, m'en prêta trente... Cela servit à faire bouillir notre pauvre marmite jusqu'au moment où je pus courir en Angleterre. J'y voyais d'heureuses chances d'y trouver quelque argent. Dieu merci ! je ne me trompais pas. J'entrai en arrangement avec de bons amis, particulièrement avec les parents de la sœur Monica Morgan. Ils ne nous devaient pas encore sa dot ; mais, on attendant que la fin de son noviciat nous donnât des droits sur la totalité, ils m'en avancèrent une partie suffisante pour rembourser Monseigneur l'évêque de Chalcédoine et le docteur Holden, conserver ainsi notre crédit auprès d'eux, et procurer la subsistance de notre jeune troupeau».

On le voit, la situation n'était pas brillante, et pour ne pas l'aggraver encore, l'abbesse dut user de la plus stricte économie.

«Je n'oublierai jamais, dit à ce sujet Thomas Carre, ce jour de Noël où, après avoir chanté trois messes, je fus régalé d'un morceau de bouilli. Je n'étais point accoutumé à un régime si délicat. Et si je dis cela, ce n'est certes point pour blâmer milady : elle me traitait toujours beaucoup mieux qu'elle-même. Bien au contraire, je le dis à sa louange, et pour montrer avec quelle sagesse elle savait tailler son étoffe à la mesure de son vêtement.

Par cette sage économie, dans l'espace de deux années, nous fûmes au niveau de nos affaires, et nous pûmes songer à faire l'acquisition d'une plus vaste demeure. Elle nous coûta 22,000 livres tournois. Deux ans après, tout était payé jusqu'au dernier denier, et cela sans l'aide d'âme qui vive. Que l'aimable Providence en soit à jamais bénie !»

Nouvelles recrues. — Un changement de résidence était, en effet, devenu nécessaire. Le petit monastère n'allait plus pouvoir contenir ses hôtes.

Le 15 juillet 1634, M. Skelton, supérieur du clergé du nord de l'Angleterre, avait amené au couvent trois jeunes filles, les deux sœurs Elizabeth et Magdalen Wray et leur cousine Mary Millote.

Les deux premières étaient filles de Thomas Wray, de Berwick Park (Bishoprick de Durham) et de Frances Tonstald. Mary Millote était fille de Ralph Millote, Esquire de Whiston, et de Mary-Magdalen Wray.

Toutes les trois firent profession le 13 octobre 1635.

Le mois de mai de cette dernière année fut fécond en recrues.

On voit arriver : — le 6, Mary-Monica Gildon, nièce de l'évêque de Chalcédoine, protestante nouvellement convertie, qui fit ses vœux en 1638 ; — le 18, trois sœurs, Mary, Cecily et Jane, filles de sir John Blount, de Mapledurham : elles furent d'abord placées au pensionnat. Mary et Cecily prirent le voile en 1641. Cecily mourut au noviciat l'année suivante ; quant à Jane, elle rentra dans le monde ; — le 24, Katherine Kine, enfant de 15 ans, dont le père, John, était du Gloucestershire, et la mère, Katherine Hailes, du même comté. Elle fit ses vœux en 1638.

Peu de temps après, Thomas Carre, revenant de Londres, amena avec lui, d'abord Dorothy Clifton, fille de Cuthbert Clifton, de Lytham (Lancashire). Sa mère était de la noble maison de lord Carrington, de Walton ; puis Agnes Gradell, qui fit profession de sœur converse en 1636 ; enfin deux jumelles, Anne et Frances Waldegrave, qui entrèrent au pensionnat.

Leur père, Charles, était de Stanninghall (Norfolk), et leur mère, Mildred Cupledick, du Lincolnshire. Frances fit profession en 1647, et Anne, l'année d'après.

Tout ce monde étouffait dans le monastère trop étroit de la rue d'Enfer, et on courut à la découverte d'une demeure plus spacieuse.

Couvent du faubourg Saint-Antoine. — On finit par en trouver une dans le faubourg Saint-Antoine, en dehors et proche de la porte du même nom ; entre les rues de la Roquette, de Charonne et de Lappes, au lieu nommé l'Eau qui dort.

C'était un enclos de cinq arpents, en partie planté d'arbres fruitiers. Du côté de la rue de la Roquette, s'élevaient trois maisons bâties par le vendeur, Bertrand Fournier, bourgeois de Paris, épicier-confiseur.

Le contrat est daté du 23 décembre 1635.

D'après nos calculs, ce serait au printemps de 1636 que la communauté aurait été transférée dans le nouveau local. Ainsi, elle n'aurait guère passé plus de deux ans dans la rue d'Enfer.

Premières tombes. — Ce changement ne fut pas heureux. Cette partie de l'ancienne banlieue de Paris était marécageuse. La fièvre et la mort y accueillirent la communauté et l'en chassèrent au bout de trois ans, après lui avoir enlevé deux sujets : Mary Millote, le 27 novembre 1636, et Katherine Kine, le 30 septembre 1638. La première avait 26 ans ; la seconde, pauvre enfant venait d'en avoir 18.

Fidélité au souvenir. — Nulle part ailleurs que dans les couvents, on ne conserve plus fidèlement le souvenir des morts. La règle, la piété, la charité, la reconnaissance se concertent pour leur assurer une sorte d'immortalité terrestre.

Chez les Dames Anglaises, lorsqu'une de leurs compagnes s'en va, chacune d'elles, pendant sept jours, dit en particulier des prières déterminées par les constitutions ; et, usage touchant ! pendant le même temps, la part de la défunte au réfectoire est réservée aux pauvres. Trente jours durant, le chœur récite le Miserere et le De profundis, et les messes basses se multiplient pour elle aux autels privilégiés. Outre, le service solennel du jour de son enterrement, on en célèbre trois autres encore : le septième jour, au bout du mois et à l'anniversaire. Ce dernier service n'a lieu qu'une fois pour les simples religieuses ; il se répète pendant dix années consécutives pour les supérieures.

Enfin, pour qu'on n'oublie pas en ce monde celle qui vient de le quitter, chaque année, dans un calendrier mortuaire, on relit son nom à la date du décès, devant la communauté réunie.

Ainsi, depuis plus de deux siècles et demi, les noms de Mary Millote et de Katherine Kine sont pieusement redits dans la maison, et, quelque rapide qu'ait été leur passage au monastère, les traces en ont été fidèlement conservées.

La perte de ces deux religieuses fut d'autant plus sensible que le recrutement s'était singulièrement ralenti. Durant ces trois ans de séjour au faubourg Saint-Antoine, une seule novice avait pris l'habit : Mary Talbot, du comté d'Yorkshire. On se hâta donc, après le décès de Katherine Kine, de quitter cette demeure funeste, malgré les dépenses qu'on y avait faites pour l'appropriation des bâtiments, la construction d'une chapelle et celle d'un cloître qui resta inachevé.

Couvent de la rue des Fossés-Saint-Victor. — Par contrat signé le 20 décembre 1638, on acheta, au prix de 18,000 livres tournois, de Gaffarel, sire de Therval, et de sa femme, Philippe Baïf, quatre maisons contiguës dans la rue des Fossés-Saint-Victor.

L'une de ces maisons avait son illustration. Elle avait reçu dans ses murs Charles IX et Henri III, lorsqu'ils venaient y entendre les concerts organisés par Jean-Antoine de Baïf [1532-1589], l'une des plus singulières étoiles de la Pléiade de Ronsard.

Ce groupe de bâtiments était situé à égale distance de la porte Saint-Victor et de la porte Saint-Michel, sur l'un des points les plus élevés de la contrescarpe des remparts construits en 1208 par Philippe-Auguste. La rue suivait la trace de l'ancien fossé, et côtoyait la pente orientale de la montagne de Sainte-Geneviève, le Mons Lucotitius de l'époque gallo-romaine.

Le sol sur lequel s'élevait le futur monastère n'était guère formé que de décombres entassés sur des décombres. Ce que les Dames Anglaises ignoraient alors, c'est qu'elles venaient chercher la solitude et chanter à Dieu leurs hymnes d'amour et de paix, presque au-dessus des lieux où la foule tumultueuse de nos ancêtres venait chercher, elle, les plaisirs sanglants des arènes. Vers 1860, le tracé de la rue Monge, prenant en écharpe les jardins du monastère, mettra à découvert, par les déblaiements, une partie notable des ruines de l'amphithéâtre de Lutèce amoncelées par les Goths et les Alemans.

Prise de possession du «Mount Sion». — La communauté, après les réparations et les appropriations les plus urgentes, prit possession de sa nouvelle demeure dans le courant de l'année 1639, et lui donna le nom de Mont-de-Sion (Mount-Sion).

Ce nom s'explique par la position du monastère sur la rue des Fossés alors fort montueuse, et par l'allusion à une légende accréditée dans l'ordre canonique.

D'après cette légende, le premier monastère des Chanoines Réguliers aurait été commencé, sur la montagne de Sion, par les apôtres, inspirés en cela par le Saint-Esprit ; saint Jacques le Mineur, premier évêque de Jérusalem, l'aurait continué, et saint Augustin, plus tard, l'aurait restauré.

Nous donnons ce récit tel que nous le trouvons dans les Annales des Dames Anglaises. Comme il n'engage pas la foi, chacun peut en penser ce que bon lui semblera.

Le nom de Mont-de-Sion n'est pourtant pas celui qui a prévalu. Comme nos religieuses avaient consacré à Notre-Dame le monastère de la rue d'Enfer, on fit une fusion des deux vocables, et celui de Notre-Dame-de-Sion fut définitivement affecté au monastère de la rue des Fossés-Saint-Victor.

Le transfert de la communauté s'y fit en deux fois. D'abord l'abbesse y envoya quatre religieuses et le pensionnat. Le 15 mai suivant, le personnel y fut installé.

L'église n'était pas prête encore. On y fit l'office pour la première fois seulement le 25 décembre 1639.

Consécration de l'église et la cloche. — L'année suivante, le 30 juillet, Mgr Smith en fit la consécration ainsi que celle du grand autel en l'honneur de saint Augustin, et il bénit, le même jour, la cloche à laquelle on donna le nom de Marie-Augustine.

Pauvre petite cloche ! à combien d'événements, joyeux ou tristes, elle va désormais mêler sa voix ! Que de volontés vont lui obéir comme à la voix de Dieu lui-même ! Que de prières ardentes monteront avec ses volées vers le Ciel ! Que de sacrifices généreux la feront tressaillir, et combien de fois aussi elle devra gémir sur des tombes nouvellement ouvertes ! Et cela pendant un siècle et demi environ, jusqu'au jour où, après avoir tinté un dernier appel, elle sera réduite au silence par le fanatisme révolutionnaire, au nom profané de la liberté.

Le pensionnat. — Le pensionnat s'était ouvert modestement, comme on l'a vu, dès le séjour de ces Dames dans la rue d'Enfer. Il ne prit aucun accroissement au faubourg Saint-Antoine. Mais dès qu'on fut établi dans la rue des Fossés, il se développa sérieusement.

Dans le principe, toutes les élèves étaient Anglaises et appartenaient aux familles catholiques les plus considérables de leur nationalité (2, 3). Peu à peu, des noms français se glissent dans les listes que nous avons sous les yeux, mais ils sont en petit nombre. C'est seulement au sortir de la Révolution que les élèves de notre pays l'emportent sur leurs compagnes d'outre-Manche.

Impossible de nous rendre compte de la manière dont l'enseignement était entendu dans les premiers temps du pensionnat. Nous voyons pourtant que les arts y étaient cultivés et particulièrement la musique.

Entre autres usages, aujourd'hui tombés en désuétude, nous en remarquons un qui dura jusqu'à la Révolution, et que lady Tredway dut apporter de Notre-Dame-de-Beaulieu.

La fête des Saints Innocents était très pompeusement solennisée au pensionnat. Ce jour-là toutes les élèves, sans exception, revêtaient l'habit des chanoinesses. L'une d'elles était élue abbesse de cette charmante et joyeuse petite communauté, et offrait une collation aux religieuses et à ses compagnes.

Le moment venu, maîtresses et élèves se rendaient en silence et processionnellement au réfectoire, et la présidence appartenait de droit à l'Innocent Abbess, comme on la nommait.

La fête ne durait qu'un jour. Le soir dépouillait de leur voile, de leur robe blanche et de leur surplis toutes ces petites religieuses improvisées, et l'«Innocent Abbess» déposait sa crosse et son autorité éphémère.

La Grande Pension. — À côté du pensionnat (the School) vint se placer une autre institution (si nous pouvons lui donner ce nom) d'un caractère différent. Elle ne commença guère qu'en 1660, et, le local manquant, elle prend peu d'extension sous le gouvernement de l'abbesse. C'est la grande pension (the High Pension).

La grande pension se composait de dames séculières admises à habiter des appartements réservés dans la clôture.

Les unes étaient simplement locataires, les autres étaient complètement pensionnaires et prenaient leurs repas dans un réfectoire particulier (the High Table).

Ce sont des Anglaises et des Françaises, et ces dernières l'emportent par le nombre.

La plupart de ces personnes appartiennent à la haute société.

Diverses raisons les amènent au couvent ; mais la plus ordinaire est le désir d'une vie calme et régulière.

Elles viennent là avec leurs dames de compagnie, leurs servantes. Il y en a qui en ont deux, voire même trois.

Elles y restent parfois d'assez longues années. L'une d'entre elles fait son jubilé de séjour et survit trois ans encore.

Leur vie y est paisible et douce. Le règlement qu'on leur impose n'est pas gênant : elles ne recevront des visites que dans un parloir en dehors de la clôture ; elles seront rentrées au plus tard à huit heures et demie du soir ; enfin, à l'heure où les religieuses prennent leur récréation au jardin, elles éviteront de s'y trouver.

Cette hospitalité comptera plus tard parmi les moyens de subsistance de la communauté ; mais elle a bien ses inconvénients. Elle entraîne beaucoup de va-et-vient dans la maison, des emménagements et des déménagements, les meubles appartenant aux locataires. Puis il y a des infirmes, des malades qui exigent des soins particuliers. Puis on meurt dans la grande pension comme partout ailleurs, relativement même plus qu'ailleurs, parce que bon nombre de ces dames sont âgées. Alors se multiplient les enterrements, les services plus ou moins solennels. Ajoutez à cela les ventes de mobiliers, les exigences des héritiers rapaces, les querelles cherchées par eux à la communauté pour quelques deniers, pour quelques vieux meublés que la défunte laisse au couvent, et tant d'autres tracas encore. Cette institution est sans doute une ressource pour la maison, mais c'est également une source de beaucoup de soucis.

Travail pour vivre. — À l'époque où nous sommes, en 1639, on en est encore exempt, pour cette simple raison que la High pension n'existe pas. Le couvent vit alors surtout des dots des religieuses. On avait pris le parti de laisser ces dots en dépôt en Angleterre. Un agent d'affaires en avait la gestion, et envoyait périodiquement les revenus au couvent.

Mais le moment vint bientôt où la perception en fut tellement difficile, qu'à peine pouvait-on en retirer le traitement de l'agent chargé de les recueillir.

Les choses se gâtaient de plus en plus par delà le détroit. Charles Ier avait commencé en 1642 cette lamentable guerre civile qui devait ensanglanter le royaume et conduire, par la plus odieuse des trahisons, l'infortuné monarque à l'échafaud. Pour le rétablissement de l'ordre et de la paix, il faudra attendre, jusqu'en 1660, que Monk ait porté le dernier coup à la république agonisante, et que Charles II soit monté sur le trône.

Et pendant que ces événements jettent la perturbation en Angleterre, la France est également troublée par des luttes intestines. De 1648 à 1652, les deux Frondes se succèdent, et le prix des denrées devient tellement exorbitant, que beaucoup de pauvres gens meurent littéralement de faim.

Comment donc les Dames Anglaises, privées de leurs revenus pendant environ dix-huit ans, à partir du moment où commence la guerre civile dans leur pays, traversent-elles ce temps d'extrême misère ?

Thomas Carre va nous l'apprendre (4).

«Jusqu'ici, dit-il, elles avaient travaillé pour obéir à la règle autant que pour vaincre la paresse. Elles confectionnaient des ornements pour leur nouvelle chapelle, et jamais, absolument jamais, elles n'avaient fait œuvre de leurs doigts pour gagner de l'argent. Mais par le malheur des guerres qui éclatèrent, soit en France, soit en Angleterre, elles se virent réduites à mettre en pratique une leçon qu'elles n'avaient jamais eu l'occasion de recevoir dans leurs nobles familles. Bien loin d'y souffrir des atteintes du besoin, elles y avaient, au contraire, tout en abondance. Mais il leur fallut alors employer leurs mains à se procurer des moyens d'existence. Et elles l'ont fait et elles le font encore aujourd'hui avec une douceur de résignation, une ardeur de vertu qui édifient toutes les personnes sages, et attirent les bénédictions du Ciel sur leur bonne volonté et leurs efforts».

Ce fut, en effet, une nécessité pour elles de se faire ouvrières pour vivre.

Le peintre Le Bron et le chancelier Séguier. — Cependant, vers 1656 ou 1657, après que les sceaux eurent été rendus à Séguier, la Providence leur vint en aide d'une manière absolument inattendue.

Le peintre Le Brun, l'une des gloires de notre École française, ami de la maison, était allé dîner chez le grand chancelier.

Au sortir de table, il proposa à Séguier d'aller à l'église du monastère pour assister aux complies et y entendre les chants de ces Dames.

Après la cérémonie, le chancelier voulut voir l'abbesse et lui exprimer sa satisfaction.

Il n'ignorait pas que la maison était alors en souffrance et que le pain était loin d'y abonder. Tout en causant, il offrit sa charitable assistance à lady Tredway. «Par le temps qui court, lui dit-il, qui dit Anglais dit pauvre.

— Ce n'est que trop vrai, Monseigneur, repartit l'abbesse.

— Mais alors, pourquoi n'avez-vous pas recours à moi?

— Hélas ! Monseigneur, nos humbles relations ne nous permettent pas d'aspirer au bonheur d'avoir accès auprès de vous. Cependant, pour vous dire la vérité, pressées par la nécessité, nous avons prié milord Montagu, notre ami, de nous recommander à votre charité.

— Lord Montagu ! mais il est également un de mes grands amis. Je puis assurer pourtant qu'il ne m'a jamais parlé de votre situation. Vous lui en ferez des reproches de ma part».

Séguier ne donna pas à l'abbesse le temps de les faire. Dès le lendemain, il envoya mille livres tournois à la maison, et, dans le courant de l'année, il en donna plus de quatre mille.

À partir de ce moment, il ne cessa pas de protéger, en toute occasion, le monastère. Aussi, Thomas Carre, dans un pieux élan de reconnaissance qui termine l'article où il nous raconte ces choses, s'écrie-t-il : «Doux Jésus, accordez-lui, ainsi qu'à tous les siens, une vie heureuse, et couronnez sa charité d'une éternelle gloire !»

Mort de Mgr Richard Smith. — Un peu avant cette époque, un événement douloureux jeta la communauté dans le deuil. Celui dont Carre disait qu'il avait fondé et établi le monastère par sa libéralité, son crédit, sa bonté, sa piété et son zèle (5), Mgr Richard Smith, évêque in partibus de Chalcédoine, mourut.

Depuis treize ans, ce prélat avait fixé son séjour au couvent. À la mort de Richelieu, il avait quitté le Palais-Cardinal, où le grand ministre lui donnait l'hospitalité, et il s'était retiré au monastère avec son chapelain, M. Tempest. Là, il occupait un modeste appartement communiquant avec la grille de la clôture par un parloir. De temps en temps, il y venait donner ses conseils aux religieuses, et y faire le catéchisme aux jeunes pensionnaires lorsque l'aumônier en était empêché.

Sa présence fut pour le monastère une véritable bénédiction. Il y apportait une parole pleine de lumière et de piété, les exemples d'une vertu éprouvée au feu des tribulations, un zèle ardent pour le progrès des âmes et une inépuisable charité.

Dans les circonstances difficiles que la maison traversait, il aurait pu lui rendre d'autres services, si la malveillance n'eût tari la meilleure source de ses revenus. Mazarin lui retira l'abbaye de Charroux que Richelieu lui avait donnée, et le priva ainsi des moyens dont il avait disposé jusqu'alors pour venir en aide à ses compagnons d'exil.

Loin de l'Angleterre, Smith pourtant ne perdit jamais de vue le troupeau dont il avait été le pasteur, et ne pouvant plus lui consacrer son activité autrement que par la pensée, il se mit à composer et à publier divers ouvrages de controverse dans le but de ramener à la foi ceux qui en étaient éloignés, ou de la fortifier dans les âmes qui avaient le bonheur de la posséder encore.

La plume lui tomba des mains deux ans avant sa mort. Les souffrances morales de sa longue vie n'avaient pas brisé cette âme énergiquement chrétienne ; mais le temps avait fait son œuvre et usé son corps. La mort s'annonça au mois de mars 1655 par une maladie de courte durée, et, le 18 du même mois, elle lui porta le coup définitif. Muni des sacrements de l'Église, il rendit son âme à Dieu à l'âge de 88 ans, après en avoir passé 63 dans les fonctions du sacerdoce et de l'apostolat. Il fut enseveli au pied du grand autel dans l'église du monastère.

Sa biographie. — Richard Smith était de Hanworth dans le Lincolnshire. Il naquit en 1568 d'une famille protestante. Selon toutes les probabilités, ce fut à Oxford qu'il résolut de se faire catholique. Il dut faire son abjuration au Collège anglais de Rome où il fut admis en novembre 1586. L'année suivante, il y prêta le serment de retourner dans son pays comme missionnaire.

Smith étudia avec succès la philosophie et la théologie, et il s'appliqua particulièrement à la controverse, sous la direction savante du célèbre professeur, Robert Bellarmin, de la Compagnie de Jésus.

Le 7 mai de l'année 1592, jour de la fête de l'Ascension, il fut ordonné prêtre.

Successivement professeur de philosophie à Valladolid, où il prend son grade de docteur, et de controverse à Séville, où il passe environ quatre ans, Smith part ensuite pour la mission d'Angleterre. Déjà sa réputation de piété, de zèle et de science l'y a précédé, et il y est accueilli à bras ouverts par tous ses confrères. C'était le 14 janvier 1603. Il revoyait son pays après seize longues années d'absence.

Il passe environ six ans dans les fonctions d'assistant de l'archiprêtre pour les districts de Sussex et du Midi, et il est alors chargé de négocier, en cour de Rome, certains points de réforme jugés essentiels à l'honneur du clergé séculier, au rétablissement de l'harmonie troublée entre les missionnaires, et au bien général de la religion.

Après un premier succès auprès de Paul V et une lutte de 18 mois contre la plus étrange des oppositions, il résigne ses fonctions et revient en Angleterre, laissant à Rome le souvenir de ses talents, de sa modération et de son attachement au Saint-Siège.

C'est alors qu'il fonda à Paris ce collège de controversistes qui jeta, durant quelques années, un si vif éclat dans le monde des théologiens, et qui est connu sous le nom de Collège d'Arras. C'est de cette savante retraite qu'il fut tiré pour succéder à Bishop, évêque de Chalcédoine. Investi de ce titre et de celui de vicaire apostolique d'Angleterre et d'Écosse, il le fut également de tous les pouvoirs d'un ordinaire. Sa consécration eut lieu le 12 janvier 1625, et, au mois d'avril suivant, il se rendit à Londres.

Environ deux ans après, ayant entrepris diverses réformes jugées nécessaires pour le bien de son troupeau, il souleva contre lui, de la part des missionnaires religieux surtout, les plus terribles tempêtes. Tout ce fracas éveille l'attention et les craintes des évêques anglicans, qui réclament l'intervention du gouvernement. Alors deux proclamations royales sont lancées contre Richard Smith, l'une le 14 décembre 1628, l'autre, plus dangereuse, au mois de mars 1629. Celle-ci promet 100 livres sterling à quiconque s'emparera de la personne de l'évêque catholique.

Celui-ci néanmoins n'abandonne pas son poste, mais il redouble de précaution dans l'exercice de son ministère. Craignant enfin que sa présence n'eût les plus fâcheuses conséquences pour son troupeau en donnant de nouveaux prétextes à la persécution, il se décide à quitter l'Angleterre et à se retirer à Paris. Poursuivi jusque dans sa retraite par ses ennemis qui usent contre lui de procédés indignes, il donne sa démission pour le bien de la paix et rentre dans la vie privée, où il consacre les jours qui lui restent à la prière, au travail et aux bonnes œuvres.

Richard Smith, devenu l'hôte du monastère, s'y attacha de plus en plus. Témoin des épreuves que cette maison traversait alors, il se demandait sans cesse si elle pourrait y résister. C'était devant Dieu surtout qu'il épanchait ses inquiétudes.

Or, un jour, pendant son oraison, priant avec plus de ferveur que jamais pour le salut de sa chère communauté, il lui sembla entendre une voix céleste lui dire que sa prière était exaucée.

Thomas Carre rapporte le fait, et il le tenait de Smith lui-même. Mais celui-ci lui en parlait avec tant de recommandations de silence, tant d'humilité, de modestie, de simplicité, ajoutant qu'il avait bien pu être illusionné par la vivacité de ses désirs, que Thomas Carre avoue avoir été bien plus édifié par la manière dont l'évêque faisait son récit que par le fond du récit lui-même.

Richard Smith laissa par testament au monastère le peu qu'il possédait, sauf sa croix pastorale, quelques livres et ses manuscrits dont hérita George Leyburne.

Parmi les objets légués par le prélat à la maison était une relique précieuse : l'anneau pastoral de saint Cuthbert, évêque de Lindisfarne, mort en 687, puis un grand chapelet auquel la tradition a donné le nom singulier de «My Lord».

Depuis 245 ans, les chanoinesses de Notre-Dame-de-Sion se font passer ce chapelet de main en main et prient, en le récitant, selon les intentions de Richard Smith, pour le retour de leur patrie à la foi catholique et pour la prospérité de la maison.

Chaque religieuse le dit tous les jours pendant une semaine à partir du dimanche. Le samedi, entre le premier et le second coup de la sonnerie des vêpres, elle va le suspendre à la porte de celle qui doit lui succéder. Il fait ainsi le tour de la communauté, en commençant par la supérieure, et en suivant l'ordre d'ancienneté dans la profession.

Le portrait du prélat a été conservé à la maison. C'est une assez médiocre peinture. Smith est représenté assis et revêtu de son rochet et de son camail épiscopal. De la main gauche, il tient une lettre fermée qu'il indique de la main droite. C'est peut-être le bref d'Urbain VIII qui le délègue comme vicaire apostolique d'Angleterre et d'Écosse. La seule partie remarquable de ce portrait est la tête. Elle est vraiment belle, et nous y retrouvons le Smith que l'étude de sa vie nous a fait connaître. Ses traits, dans leur ensemble, expriment l'action réfléchie, la volonté résolue, la bonté d'âme, la distinction et la délicatesse. Mais au voile de mélancolie qui les attriste, on devine que le souffle de l'épreuve a passé par là. L'arbre est debout, ferme encore ; mais on voit qu'il a été battu par les orages.


De 1655 à 1674.

Illusion ou réalité, la voix céleste entendue par Richard Smith avait dit vrai : le monastère s'était tiré de la redoutable crise de misère qui avait failli le perdre. On y était encore obligé, il est vrai, de gagner le pain de chaque jour à la pointe de l'aiguille ; mais, depuis l'accession de Charles II au trône d'Angleterre, on avait pu percevoir plus largement les revenus des sommes laissées en dépôt au delà du détroit.

Jubilé de l'abbesse. — Cette amélioration, dans la situation financière, permit de faire quelques invitations, le 27 avril 1664, pour la célébration du jubilé religieux de l'abbesse.

La fête commença dès le matin à l'issue de prime. Lady Tredway et toutes ses religieuses se rendirent au chapitre. Là, dans une allocution qui émut profondément l'assistance, elle jeta un regard sur son passé de cinquante ans, et sur les trente ans écoulés depuis la fondation du monastère. Toute remplie de l'humilité des saints, elle se mit à considérer combien elle était restée au-dessous de sa tâche et des grands devoirs de sa position. Du moins, à cette heure, voulait-elle employer avec plus de zèle le temps qui lui restait encore, et commencer une nouvelle vie. Elle suppliait ses sœurs de demander à Dieu, pour elle, la grâce d'accomplir sa résolution. Puis, les conjurant de lui pardonner les fautes dont elle avait pu se rendre coupable à leur égard, elle se prosterna la face contre la terre, jusqu'à ce que la prieure, la sous-prieure et les anciennes religieuses l'eussent relevée.

Dans la matinée, on chanta une messe solennelle en musique. Vint ensuite le dîner qui ne brilla guère que par les invités. La plupart des Anglais de distinction qui étaient à Paris y prirent part.

Aussitôt après, on se rendit au pensionnat. Une estrade y avait été préparée pour une petite représentation dont les acteurs et actrices étaient les jeunes pensionnaires.

Nous disons les acteurs, car, par une singulière rencontre, le fils du Soleil et de la Nuit, le dieu qui frappe de sa marotte et mord de ses critiques ses semblables et les hommes, Momus enfin, Momus était là. Et il y était en compagnie d'un personnage céleste auquel sans doute il avait l'honneur de parler pour la première fois, l'Ange Gardien de la maison.

Il ne s'agissait pourtant pas d'une représentation dans toutes les règles de l'art scénique, mais de la simple déclamation de dialogues en vers anglais.

Thomas Carre en était l'auteur. L'aimable et vénéré vieillard avait été poète à ses heures, et il avait, pour la circonstance, éveillé sa vieille muse depuis longtemps endormie.

Elle s'y prêta de bonne grâce, et eut, à ce qu'il paraît, un succès merveilleux.

Le sujet était naturellement l'éloge de l'abbesse.

Autant que nous pouvons le comprendre au compte rendu un peu confus que nous en donne la Chronique du couvent — l'original étant perdu, — cet éloge se composait de deux parties.

Tout d'abord, l'une des jeunes actrices célèbre l'illustre origine de lady Tredway. Mais elle est vivement reprise par une interlocutrice moins mondaine. Celle-ci fait remarquer avec justesse que l'éclat de la vertu fait pâlir l'illustration de l'origine, comme le soleil fait pâlir les étoiles, et que l'abbesse brillait bien plus par ses vertus que par son nom. Toute jeune encore elle s'était consacrée à Dieu, et dès l'instant où elle se fut complètement donnée à lui, il n'y eut pas une heure de sa vie qu'elle n'eût sanctifiée par la pratique la plus exacte des observances religieuses. Elle se préparait ainsi, sans le savoir, aux grandes œuvres qu'elle devait un jour accomplir, et son nom lui-même portait l'empreinte de cette divine prédestination. Là-dessus l'auteur termine la première partie de son dialogue par une anagramme, où le nom de lady Tredway devient «Vertu I admire».

C'est à ce moment qu'apparaissent l'Ange Gardien et Momus.

Le premier fait l'éloge de l'abbesse au point de vue de la sagesse de son gouvernement. Il la représente tenant d'une main la règle, et de l'autre écartant tout ce qui pourrait en affaiblir la vigueur.

Le dieu malin parvint-il à placer un mot qui pût atténuer l'éloge de l'Ange ? À s'en tenir à l'analyse donnée par les Annales, il semblerait n'être guère venu là que pour s'en aller. Mais il faut bien qu'il ait essayé de faire une trouée dans la réputation de l'abbesse et hasardé quelque insinuation calomnieuse, car il est rudement tancé par l'Ange, et, en fin de compte, honteusement chassé de la scène.

Ce divertissement poétique plut infiniment à la noble assemblée. Ce jour-là étant un dimanche, et le clergé retenu par les offices n'ayant pas pu assister à la représentation, le lendemain on la renouvela pour lui.

L'abbesse envoya ensuite un souvenir religieux aux diverses communautés de Paris, et celles-ci y répondirent par des témoignages unanimes d'estime, de respect et d'intérêt pour le monastère.

Ainsi se termina la fête (6).

Le Séminaire de Saint-Grégoire. — À partir de ce moment, quelques années vont s'écouler pendant lesquelles la guerre entre l'Angleterre et la Hollande, à laquelle la France prête le concours de ses armes, suspend le recrutement du monastère. De plus, en 1666, une banqueroute frauduleuse dont il est victime, le rejette dans la gêne d'où il commençait à sortir.

La Providence, dès l'origine de cette communauté, l'a marquée au sceau de la pauvreté de Jésus-Christ, et toujours a veillé à conserver en elle ce sceau divin. Quand on voit s'élargir un peu le cercle des ressources dont la maison dispose, on est sûr que, par un coup inattendu, il va bientôt se rétrécir. La charité du moins n'en souffre pas. Si l'on ne fait pas ce qu'on veut, on fait ce qu'on peut. C'est ainsi que dans les circonstances difficiles traversées par la communauté en ce moment, elle contribue néanmoins à la fondation du séminaire de Saint-Grégoire.

L'histoire de ce séminaire n'est point étrangère à la nôtre : elle s'y mêle non seulement par ses origines, mais par les services réciproques que les deux maisons se rendirent continuellement.

Depuis longtemps Thomas Carre songeait à établir, à Paris, une succursale du collège de Douai pour les hautes études théologiques. Ce serait un séminaire dont les étudiants prendraient leurs grades en Sorbonne, et fourniraient ainsi une pépinière excellente de professeurs et de missionnaires savants.

Une assez regrettable circonstance fournit à l'aumônier des Dames Anglaises l'occasion de réaliser son projet. Certaine querelle s'éleva entre le chapitre de Londres et George Leyburne, président du collège de Douai, et détermina des divisions parmi les membres de ce célèbre séminaire.

Ses premiers étudiants. — Le 23 octobre 1667, trois jeunes ecclésiastiques, des plus distingués de ses professeurs, ne voulant plus se trouver mêlés à tous ces troubles, donnèrent leur démission et se retirèrent à Paris auprès de Carre.

Ce fut d'abord Edward Paston, cousin du duc de Norfolk, qui devint plus tard lui-même président du collège de Douai. Ce fut ensuite John Betham, qui mit la dernière main à l'œuvre de Carre, et fut prédicateur et chapelain de Jacques II. Ce fut enfin un parent de lady Tredway, Bonaventure Giffard, qui mourut le 12 mars 1734, dans sa quatre-vingt-douzième année, évêque in partibus de Madaurus et vicaire apostolique du district de Londres.

Avec son expérience des hommes, Carre ne tarda pas à reconnaître la valeur de ceux-ci, et l'excellent parti qu'il pourrait en tirer pour la réalisation de son idée.

Il la leur exposa ; ces messieurs y adhérèrent ; les supérieurs du clergé anglais y donnèrent leur assentiment, et la fondation fut résolue.

Acquisition d'une maison. — Restait à trouver un local pour la communauté nouvelle. En attendant, les trois jeunes prêtres furent placés, comme pensionnaires, au collège du Cardinal-Lemoyne, et Carre se chargea d'une partie de leur pension.

Il se chargea de bien d'autres choses. Avec l'aide de l'abbesse, il les pourvut de linge, de livres, de tout ce qui pouvait leur être nécessaire ; enfin, il leur procura, de ses propres deniers, un gîte définitif.

La Providence le lui mit en quelque sorte sous la main.

À l'extrémité du jardin de l'aumônerie du monastère, à l'angle de la rue des Boulangers et de la rue des Fossés-Saint-Victor, une petite maison fut mise en vente. Elle appartenait aux héritiers d'un sieur Marceau, procureur au Châtelet. Carre s'empressa d'en faire l'acquisition. Tous frais payés, elle lui coûta 4,000 livres tournois. Le contrat de vente passé par devant maître Leroy, notaire, fut signé le 13 décembre 1667. On se mit aussitôt aux réparations.

Au printemps de 1668, elle était prête et reçut ses hôtes. On lui donna le nom de Saint-Grégoire.

Le règlement. — Un règlement fut alors dressé d'un commun accord entre les étudiants et Carre, et celui-ci fut nommé supérieur par le chapitre de Londres. Dès ce moment, malgré son âge, ses infirmités et les occupations que lui donnaient ses fonctions d'aumônier, il se fit une loi d'assister tous les jours à la conférence et aux exercices d'argumentation de ces messieurs.

Nouvelles recrues. — Cependant, les causes qui les avaient déterminés à quitter le collège de Douai y subsistant encore, plusieurs autres ecclésiastiques prirent également la résolution de s'éloigner.

De ce nombre était Edward Lutton, procureur et confesseur des étudiants, destiné à succéder à Carre dans l'aumônerie du monastère.

Il est bientôt suivi par Anthony Meynell, James Smith et George Witham.

Nous ne savons trop ce que devint par la suite Anthony. Nous croyons qu'il fut, un instant, agent du clergé anglais auprès de la cour de Rome.

Quant aux deux autres, lorsque dans 20 ans, aux instances de Jacques II, la Congrégation de la Propagande divisera l'Angleterre catholique en quatre districts, James, consacré évêque de Callipolis in partibus, sera vicaire apostolique du Northern district, et George, du Midland district, avec le titre d'évêque de Marcopolis in partibus.

Donation au chapitre de Londres. — Carre, sentant ses forces le trahir de jour en jour, et voulant, avant de quitter ce monde, consolider son œuvre, fit don au chapitre d'Angleterre de la petite maison qu'il avait achetée pour y établir son collège à la condition qu'elle conserverait sa destination. Dans le cas où le clergé l'abandonnerait, sa volonté était qu'elle appartînt au monastère de Notre-Dame-de-Sion.

Dans la lettre qu'il écrivit à ce sujet au docteur Warren, doyen du chapitre, il lui demande de désigner immédiatement Edward Paston comme son successeur, et il nous donne en quelques mots un aperçu de la vie admirable d'union que menaient les étudiants de Saint-Grégoire.

«Tout ce que je désire, disait-il, c'est que ex nunc vous vouliez déclarer que M. Paston sera mon successeur dans la direction de cet hospice (7), et vous m'obligeriez beaucoup, je vous en donne la parfaite assurance, si vous vouliez la lui confier dès ce moment. Car c'est bien l'homme qui me convient à tous égards, Justus et rectus et timens Deum, possédant un fonds de science que dissimule sa modestie et qui est bien au-dessus de son âge.

Pour le présent, Dieu, si bon qu'il ne permettrait jamais le mal s'il n'était assez puissant pour en tirer le bien (8), a si bien disposé les choses, que vous avez à votre convenance quatre jeunes hommes, les plus réguliers, les plus vertueux, les plus savants que j'aie jamais rencontrés. Leur union est telle, qu'ils ne font qu'un cœur et qu'une âme, et, dans leur pauvreté, ils imitent vraiment les chrétiens dont parle le quatrième chapitre des Actes (v. 32). Ce que chacun possède va à la caisse commune, de telle sorte que personne à la vérité ne manque de rien, mais, j'en suis sur, aucun n'a rien de trop. Ils n'ont pas besoin qu'on les pousse à se perfectionner, car chacun d'eux fait de la perfection son affaire principale».

L'offre de Thomas Carre fut acceptée par le chapitre ; mais l'aumônier des Dames Anglaises n'obtint pas qu'Edward Paston lui succédât. Celui-ci, en effet, fut bientôt rappelé à Douai pour y occuper la chaire de philosophie.

Nous avons dit que le monastère contribua à la fondation du collège de Saint-Grégoire. Il est certain que son abbesse y prit un profond intérêt. Souvent elle répétait que cette maison faisait la joie de sa vieillesse : «The delight of her old age». Mais après la banqueroute frauduleuse dont nous avons parlé plus haut, il n'est pas possible que la généreuse femme ait pu mesurer ses largesses à sa bonne volonté et à ses désirs. Cependant, dès le 3 novembre 1667, quelques jours après l'arrivée des trois premiers étudiants, le secrétaire du chapitre de Londres, John Holland, au nom de ce chapitre et de son doyen, adressa à l'abbesse une lettre de remerciements remplie des expressions de la plus vive reconnaissance.

Relations entre le monastère et le séminaire. — Les relations entre les deux communautés voisines furent constamment des plus cordiales. Ces messieurs rendaient au monastère tous les services en leur pouvoir. Chacun d'eux avait sa semaine pour y dire la messe conventuelle, et ils y prêchaient, à tour de rôle, devant un auditoire nombreux et distingué d'Anglais réfugiés à Paris.

Mais, dans les œuvres religieuses surtout, il faut toujours s'attendre à des épreuves qui s'abattent sur nous du côté où nous les attendons le moins.

Le Séminaire était à peine fondé depuis quatre ans, qu'il fut menacé de dispersion.

Le testament du docteur Holden. — Le docteur Holden, mort en 1662, avait constitué Carre son héritier universel. Ignorant de l'étendue du droit d'aubaine alors en vigueur, le docteur avait fait quelques legs à des amis ou parents anglais qui n'étaient point naturalisés Français. Carre, dans la même ignorance, s'était empressé d'exécuter les dernières volontés de son ami.

Plusieurs années après, au moment où il y songeait le moins, des droits d'aubaine, équivalents aux legs qu'il avait soldés, lui furent réclamés sous peine de confiscation de la maison de Saint-Grégoire.

Carre était incapable de satisfaire à de telles exigences. Sa petite fortune, avait passé tout entière au séminaire et au monastère, et, après la banqueroute dont nous avons parlé plus haut, l'abbesse était réduite à l'impossibilité de lui venir en aide pour une somme aussi considérable. Dès lors, il n'eut plus d'autre perspective devant les yeux que la saisie de sa petite maison et la dispersion de son troupeau.

Heureusement Edward Lutton se trouvait là. À force de démarches, il parvint à désintéresser les créanciers au moyen d'une somme de 3,000 livres, prêtée du reste par lord abbot Montagu, et le séminaire de Saint-Grégoire échappa à la ruine.

Le Coadjuteur. — La grande et bien légitime ambition d'un homme qui sent la vie lui échapper, et qui a fondé une œuvre utile, est d'en assurer, autant qu'il le peut, la perpétuité.

Du côté de son séminaire Thomas Carre était rassuré ; il le laissait en partant à ceux qui avaient le plus d'intérêt à le faire prospérer, — aux supérieurs du clergé séculier anglais.

Il n'en était pas tout à fait de même du côté du monastère. L'abbesse s'en allait aussi : elle avait atteint sa soixante-quinzième année à l'époque où nous sommes de l'histoire du monastère (1668). La situation financière n'était pas florissante, et depuis que Carre ne pouvait plus s'occuper aussi activement des affaires de la maison, quelques désordres s'y étaient introduits. Il fallait une main moins brisée que la sienne pour aider la vieille abbesse à tenir le gouvernail. Et puis, on ne pouvait pas s'exposer à laisser péricliter, sous la direction du premier confesseur venu, l'esprit religieux de la communauté qui avait toujours été admirable de ferveur. Thomas Carre songea sérieusement à se donner un coadjuteur et un successeur.

Le choix du vieil aumônier fut fixé dès le moment où Edward Lutton quitta le collège de Douai. C'était l'homme qui lui convenait à tous égards, et souvent on l'entendait dire : «Pour voir M. Lutton à ma place en toutes choses, j'irais, s'il le fallait, mourir à l'auberge».

Plus d'un obstacle pourtant devait contrecarrer son désir. Le plus sérieux de tous était que le docteur Warren, doyen du chapitre de Londres, avait déjà disposé de la personne de M. Lutton. Il devait partir pour Rome en qualité de secrétaire de Son Éminence Philip Howard, nouvellement promu au cardinalat. Heureusement Edward n'avait pas encore dit son dernier mot, et le docteur, pressé par Carre et ses amis, lui laissait le choix entre les deux positions qui lui étaient offertes.

Il se décida pour le monastère.

Cette résolution combla de joie Thomas Carre. Il avait fait alors, pour la prospérité de la maison, tout ce qu'il pouvait faire, et il redisait à qui voulait l'entendre que, s'il avait été jamais utile à ses religieuses, c'était en leur donnant comme directeur M. Lutton.

Celui-ci se mit à l'œuvre, avec tout son zèle et toute son activité. Il établit, en peu de temps, un ordre parfait dans les registres, les comptes, les papiers importants, et il mit vigoureusement la main, pour les mener à bonne fin, à certaines affaires dont plusieurs, assez mal conduites, auraient pu entraîner des procès et des pertes considérables.

Sa présence et son action intelligente avaient donné une nouvelle vie au monastère. C'est le propre des hommes actifs de communiquer la chaleur féconde de leur mouvement à tout ce qui les entoure. L'abbesse elle-même, toujours pleine de zèle, pour ce qui regardait les intérêts spirituels et temporels de la communauté, semblait ne plus ressentir le poids de ses années, et comme aux premières heures de la vie du monastère, alors qu'elle y cumulait toutes les fonctions, on la voyait partout, elle veillait sur tout, elle s'inquiétait de tout, et tout lui passait par les mains. C'était un renouveau pour elle, comme pour Carre, comme pour toutes les personnes et les choses dans la maison.

Mais si lady Tredway avait conservé la vivacité de son intelligence et le nerf de sa volonté, sa mémoire s'était considérablement affaiblie, et elle était souvent obsédée de la crainte d'oublier quelque chose d'important.

Aussi dans ses nuits assez souvent privées de sommeil, quelque affaire lui passait-elle par l'esprit, elle se levait aussitôt, la prenait en note, ou bien allait la confier à une mémoire plus fidèle que la sienne.

Accident de l'abbesse. — Un soir, elle était près de s'endormir. Tout à coup, se rappelant qu'elle a une communication essentielle à faire à la dépositaire, Mme Dorothy Mollyns, la vieille abbesse se rend à la cellule de cette dame. Craignant de réveiller quelqu'un dans le dortoir, elle était venue sans lumière, et voulut s'en retourner de même. À peine rentrée dans sa chambre, elle fait un faux mouvement, tombe et se brise un tendon de la jambe.

Cette chute la laissa boiteuse pour le reste de sa vie. Longtemps même, elle ne put se tenir debout ; et, quand elle était étendue, il lui fallait deux personnes pour l'aider à changer de place.

Ce fut pour toute sa famille religieuse un sujet d'affliction profonde, et, pour elle, non seulement une douleur physique, mais une souffrance morale des plus pénibles. Entraînée sans cesse à l'action par sa nature et par ses habitudes, il lui fallut toute sa vertu pour supporter avec patience la dure nécessité de cet emprisonnement dans sa cellule.

Elle en fut, il est vrai, consolée par l'empressement de ses enfants, et par les soins, pleins de tendresse filiale, qu'elles ne cessèrent de lui prodiguer. L'abbesse vécut encore cinq ans, et, durant la plus grande partie de ce temps-là, chaque nuit, deux religieuses veillaient auprès d'elle. Or, ces soins revenaient à un petit nombre de ces Dames, la faiblesse des santés, ou l'âge, ne permettant pas cette privation, fatigante de sommeil à la plupart d'entre elles. Mais nulle ne s'en plaignait. Toutes celles qui en étaient capables, au contraire, se faisaient un bonheur de donner ce témoignage de leur affection à leur chère et bien-aimée mère.

Les Constitutions. — Cet accident ramena, sur le tapis, certaines questions qui faisaient l'objet des préoccupations les plus anxieuses de lady Tredway et de Thomas Carre. Il s'agissait de remanier les Constitutions, reconnues impraticables en divers points, après trente-neuf années d'expérience. Mais l'article le plus difficile à régler était certainement celui du régime gouvernemental du monastère.

D'après les statuts, l'abbesse était élue à vie par la communauté. Or, en France, à cette époque, on n'admettait pas ce régime. On n'en connaissait, en effet, que deux : celui d'une supérieure élue à temps par la communauté, ou bien celui d'une abbesse à vie, choisie par le roi et prise où bon lui semblait. C'était ce que l'on appelait une abbesse commendataire.

Ni lady Tredway et ses religieuses, ni Thomas Carre et son coadjuteur ne voulaient entendre parler de ces deux régimes, surtout du dernier qui pouvait avoir les plus graves inconvénients. On avait vu des enfants imposées comme abbesses, à des communautés obligées de les accepter en vertu du bon plaisir du roi ; et l'on en avait bien vu d'autres, qui n'étaient plus des enfants et n'en étaient pas meilleures.

Les supérieurs de Notre-Dame-de-Sion firent l'impossible pour maintenir le régime constitutionnel. Ils mirent en jeu tous les ressorts ; employèrent les plus hautes influences ; sollicitèrent en Cour de France, en Cour de Rome ; tentèrent même d'acheter ce privilège à prix d'or : tout fut inutile ; et comme entre deux maux il faut choisir le moindre, ils s'arrêtèrent au gouvernement d'une supérieure élue à temps par le chapitre et indéfiniment rééligible.

Edward Lutton fut chargé de la nouvelle rédaction des statuts. Mais, redoutant jusqu'à l'apparence de l'arbitraire dans une affaire qui intéressait chaque membre de la communauté, il voulut que ces Dames prissent part à son travail. À sa demande, le chapitre fut réuni et un comité composé de douze membres fut élu.

Edward Lutton était naturellement président. Il s'entendait avec lady Tredway et Thomas Carre sur les articles à mettre en discussion. Puis il les présentait au comité qui les examinait, chacune de ces Dames donnant librement son avis.

Cette révision fut le travail de plus d'une année, de la fin de 1672 au commencement de 1674.

Quand elle fut terminée, Edward Lutton en donna lecture au chapitre qui l'approuva. Puis il traduisit ce travail en français, et le présenta à l'approbation de l'archevêque de Paris, Mgr François de Harlay. Celui-ci en confia l'examen à Monsieur Portio.

Monsieur Portio était un ami de Thomas Carre. Il se montra plein de déférence pour Edward Lutton, et refusa d'examiner sans lui ces Constitutions.

Monsieur Portio était un vieux docteur en Sorbonne, fort savant, fort en renom, quelque peu minutieux, mais du reste de bonne composition. La seule difficulté qu'Edward trouvât à s'entendre avec lui venait de ce qu'il était rarement à la maison, ou, s'il y était, de ce qu'on ne pouvait pénétrer jusqu'à sa personne qu'à travers une foule de visiteurs, de consultants faisant queue dans son antichambre. Il est impossible de dire combien Edward Lutton perdit de pas à le poursuivre et d'heures à l'attendre. Quand enfin il était parvenu à le rejoindre, ils se mettaient ensemble à lire, peser, discuter chaque mot de chaque article, ne laissant rien passer qu'ils n'eussent étudié avec le plus grand scrupule.

Presque toujours ils tombaient d'accord. Parfois pourtant Monsieur Portio trouvait quelques points à son avis peu conformes aux usages des communautés en France, et il en demandait la radiation ou au moins la modification. Et Edward Lutton, qui ne voulait rien faire sans l'avis du comité, de courir rue des Fossés-Saint-Victor pour le réunir et discuter avec les religieuses l'opinion de Monsieur Portio. Puis il revenait en toute hâte chez le vieux docteur qui était toujours affairé, toujours plus ou moins insaisissable ; mais dans, la discussion nouvelle, il se rangeait assez facilement à l'opinion de ces Dames et d'Edward Lutton, lorsqu'ils y tenaient.

En somme, les Constitutions sortirent de chez lui à peu près comme elles y étaient entrées. Elles eussent été son œuvre qu'il n'en eût pas été plus enchanté. Il témoigna sans réserve son admiration pour leur excellent esprit, et il exprima plus d'une fois le désir de voir certains de leurs articles introduits dans les Constitutions d'autres monastères dont il était le supérieur.

Edward fit une copie en anglais et la lut au chapitre qui l'approuva. Puis il fit une nouvelle copie en français, et Monsieur Portio et lui la présentèrent à l'archevêque. Le vieux docteur employa tout ce qu'il avait d'éloquence à exprimer sa parfaite satisfaction. Mgr de Harlay donna alors son approbation verbale et, dès ce moment, les nouvelles Constitutions fonctionnèrent. Ce ne fut pourtant que le 19 janvier 1675 qu'elles furent définitivement confirmées par acte authentique, signé de l'archevêque et scellé de son sceau.

Elles n'avaient point encore reçu cette approbation écrite, que l'on eut occasion de les appliquer en ce qui regardait le gouvernement de la maison.

Abdication de l'abbesse. — Vers le milieu de l'été de 1674, l'abbesse prit un refroidissement, et l'on conçut autour d'elle les plus vives inquiétudes pour ses jours. Tout le monde jugea — Thomas Carre en particulier — qu'elle devait faire la résignation de ses fonctions entre les mains de l'archevêque, et que la communauté devait procéder, immédiatement après, à l'élection d'une supérieure.

En conséquence, le 12 juillet de cette année, à huit heures du matin, lord Abbot Montagu se rendit dans la cellule de lady Tredway pour lui demander son abdication.

Il n'eut pas à faire un long exposé des motifs, à combattre des objections, à vaincre des résistances : la raison de l'abbesse était trop éclairée pour ne pas voir du premier coup la nécessité morale du renoncement qu'on lui demandait ; son cœur était placé trop haut en Dieu pour regarder cet acte comme un véritable sacrifice. Elle rendit sa crosse avec autant de simplicité qu'elle l'avait reçue, et signa son abdication comme elle avait signé sa bénédiction quarante ans auparavant.

Lord abbot Montagu se transporta aussitôt chez l'archevêque, qui accepta la démission de l'abbesse, et donna ordre à son grand vicaire, M. Benjamin, de présider à l'élection de la nouvelle supérieure.

Le soir même, lord abbot Montagu réunit la communauté au chapitre, et lui fit connaître les événements du jour.

Un coup de tonnerre éclatant subitement au milieu de cette assemblée, n'y eût pas produit un effet plus foudroyant. Les religieuses restèrent d'abord comme pétrifiées de stupeur, n'en croyant pas leurs oreilles. Puis, le premier moment d'étonnement passé, l'émotion tourna aux larmes, qui coulèrent en abondance de tous les yeux.

Chagrin bien naturel ! Ces Dames étaient toutes si attachées à lady Tredway ! Elle était leur fondatrice : depuis quarante ans elle gouvernait le couvent ; toutes avaient reçu le voile de ses mains ; toutes avaient versé leur âme dans son âme, et étaient venues y puiser, comme à une source réconfortante, les conseils et les encouragements, la lumière et la force dont elles avaient besoin. C'était leur mère encore plus que leur supérieure, et la meilleure des mères. Et voilà que tout à coup on la leur enlevait ! Peut-être leur raison en saisissait-elle les motifs, mais leur cœur ne les comprenait pas.

Enfin, on se calma, et l'on dit, le soir même, l'office des matines et des laudes pour avoir le temps, le lendemain au lever, de réciter les prières fixées par les Constitutions avant l'élection d'une supérieure.

État et esprit du couvent. — La communauté des Dames Chanoinesses Anglaises est désormais fondée. Dieu lui a fait sa place au soleil parmi les autres communautés religieuses de la France.

Quarante années d'existence sur notre sol, la protection des lois, les sympathies méritées et acquises, lui promettent une hospitalité durable.

Elle s'est définitivement arrêtée au lieu où Dieu voulait qu'elle plantât sa tente. Certes, le monastère de la rue des Fossés-Saint-Victor n'est ni monumental ni commode, mais il est susceptible d'extension, et ces Dames peuvent y fixer leur séjour pour longtemps.

Outre les traditions d'obéissance et de régularité solidement établies par une suite suffisante d'années, la communauté est pourvue de Constitutions sagement ordonnées, contrôlées par l'expérience et approuvées par l'autorité ecclésiastique.

Enfin, chose qui n'est pas sans importance, elle a le nombre.

Elle est donc en possession de tout ce qui peut assurer son avenir.

L'abbesse, en abdiquant, laissait à la supérieure qui lui succédait cinquante-trois sujets, sur lesquels quarante-trois religieuses de chœur et dix sœurs converses. Elle avait pourtant donné le voile de novice à quatre-vingts postulantes, et toutes avaient prononcé leurs vœux. Mais la mort avait fait son œuvre, et d'une manière terrible, car elle avait fauché la fleur de la jeunesse du couvent.

Cette lamentable mortalité tenait, sans doute, aux privations de toutes sortes imposées à la communauté par la difficulté des temps. La sévérité des Constitutions n'y était peut-être pas étrangère. Lady Tredway et Thomas Carre avaient eux-mêmes reconnu que le régime austère de Notre-Dame-de-Beaulieu, sans danger pour de robustes Flamandes, ne pouvait pas convenir à des Anglaises de tempérament plus délicat. En conséquence, ils y apportèrent des adoucissements que Lutton, d'accord avec eux, fit passer dans la rédaction nouvelle des Constitutions.

Faudrait-il attribuer à la rigueur avec laquelle la mort sévissait le ralentissement du recrutement depuis la fin de l'année 1669 ? Nous serions tenté de le croire, car nous n'en voyons guère d'autre cause. Ceux-là même qui veulent mourir moralement à ce monde ne sont pas toujours pressés de passer dans l'autre, et quand on voit des cercueils de jeunes filles sortir fréquemment d'une maison, on se sent peu d'entrain pour y entrer. Ces décès multipliés firent sans doute tort au monastère, dès que le bruit s'en répandit par delà le détroit d'où lui venaient tous ses sujets, et le recrutement dut s'en ressentir. Le fait est que le noviciat était vide au moment de l'abdication de l'abbesse, et nous ne pensons pas qu'il y eût alors une seule postulante. On eût dit que la vie du monastère était mesurée sur celle de ses fondateurs, et que les deux saints vieillards, en s'éteignant, allaient l'emporter avec eux dans la tombe.

Mais ce qui ne fléchissait pas, c'était l'esprit de ferveur qui avait animé la communauté dès le commencement. Carre et lady Tredway avaient mis tout leur zèle à l'allumer et à l'entretenir, l'un par sa direction spirituelle, l'autre principalement par sa fermeté à maintenir la règle, tous les deux par leurs exemples.

C'est du reste à la grande école de la pauvreté que la communauté avait été élevée. Or la pauvreté, aux yeux de la foi, c'est la crèche de Jésus-Christ avec sa paille et la croix avec son dénûement ; et l'amour de la crèche et de la croix engendre le besoin du sacrifice. Toute vie religieuse vraiment fervente est dans ce dernier terme.

Nous ne nous étonnerons plus maintenant de la soumission avec laquelle ces Dames acceptèrent la substitution inattendue d'une supérieure nouvelle à la vieille abbesse qu'elles vénéraient et aimaient de tout leur cœur. Nous y verrons, au contraire, une marque certaine de la solidité de leur esprit religieux. Sans doute, il y eut bien des larmes répandues, mais elles furent silencieuses, et il ne s'y mêla aucun murmure.

«La crosse, en tombant, écrivait, dans cette circonstance, Mgr Giffard à l'un de ses amis, non seulement n'a brisé aucune tête, mais elle n'en a pas fait tourner une seule».

Tels étaient l'état et l'esprit de la communauté des Dames Anglaises lorsqu'elle sortit des mains de lady Tredway.


Organisation du Couvent.

Avant de poursuivre le récit des faits qui s'enchaînent immédiatement à ceux que nous venons de rapporter, nous jetterons un coup d'œil sur l'organisation de la communauté des Dames Chanoinesses Anglaises.

Inutile de dire que cette communauté est soumise à la juridiction de Mgr l'Archevêque de Paris.

Assez longtemps, dans l'origine, il exerça immédiatement sur elle son autorité ; puis, il se fit représenter par un ecclésiastique — généralement un grand vicaire — qui prit le titre de supérieur.

Les Supérieurs ecclésiastiques. — Le pouvoir du supérieur s'étend à toutes les personnes et à toutes les choses de la maison. Il fait les visites canoniques ; reçoit les comptes rendus administratifs ; donne les permissions qui dépassent les pouvoirs de la supérieure ; préside à l'élection de celle-ci, et, en général, aux vêtures et aux professions, et prescrit, au besoin, les ordonnances qu'il juge utiles à l'accomplissement de la règle, au progrès de l'esprit religieux, aux intérêts temporels de la communauté.

Celle-ci se compose de deux sortes de personnes : les religieuses de chœur et les sœurs converses.

Religieuses de chœur et sœurs converses. — Les religieuses de chœur font les trois vœux de religion, sont cloîtrées et ont, pour obligation spéciale d'Ordre, la psalmodie ou le chant de l'office canonial au chœur.

Leur habit est celui des Chanoinesses de Latran : une robe blanche, une ceinture de cuir, un rochet, une guimpe, un bandeau et un voile noir. Au chœur, les dimanches et les jours de fête, en été, elles passent par-dessus le rochet qu'elles ne quittent jamais, un surplis à grandes manches, et, en hiver, elles portent un grand manteau de laine noire. C'est aussi l'habit de la supérieure, sauf que, sur son voile, elle en adapte un autre plus petit. Nous ne connaissons pas de vêtement religieux plus simple d'aspect, plus harmonieux de forme, ni qui répande, sur toute la personne, un plus grand air de gravité.

Les sœurs converses font également les vœux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance ; mais elles ne sont pas cloîtrées, et elles disent, en particulier, le petit office de la Sainte Vierge. Elles sont chargées du gros service de la maison. Leur costume consiste en une robe et un scapulaire de couleur sombre, une guimpe de toile blanche et un voile noir.

Gouvernement électif et le chapitre. — Le principe sur lequel repose le gouvernement de la communauté des Dames Augustines Anglaises est l'élection.

Toutes les élections appartiennent au chapitre, excepté celles de deux ou trois conseillères qui sont réservées au conseil.

On donne le nom de chapitre à l'ensemble des religieuses de chœur ayant, chacune, deux années révolues de profession.

C'est donc le chapitre qui élit la supérieure.

Aux termes des Constitutions réformées, les conditions d'éligibilité à la supériorité sont :

1° Que l'élue ne soit pas prise dans une communauté étrangère.

2° Qu'elle fasse partie du chœur.

3° Qu'elle soit Anglaise de nation, ou du moins de père et de mère.

4° Qu'elle ait au moins quarante ans, et huit ans de profession. Si ces conditions d'âge ne pouvaient être réalisées, on choisirait alors un sujet ayant au moins trente ans, et cinq ans de profession.

Elle est élue pour quatre ans, et indéfiniment rééligible.

Son élection a lieu au scrutin secret et à la majorité absolue des voix.

Cérémonie de son élection. — Le jour venu, l'archevêque, ou son représentant, dit la messe du Saint-Esprit, puis il descend à la grille du chœur et fait une allocution de circonstance. La supérieure donne ensuite sa démission et demande pardon, à genoux, des fautes qu'elle a pu commettre dans son gouvernement. Les votes sont alors recueillis. Assisté de l'aumônier, le président en fait le dépouillement, et la sous-prieure, accompagnée de deux des plus anciennes religieuses, en fait la vérification. Après quoi, le président proclame le nom de la religieuse qui a obtenu la majorité des suffrages et la déclare canoniquement élue. Aussitôt on sonne les cloches, on chante le Te Deum, et, selon l'ordre de dignité et d'ancienneté de profession, chaque religieuse vient s'agenouiller devant sa nouvelle supérieure qui la relève et lui donne le baiser de paix.

Officières. — L'un des jours suivants on choisit les officières.

Celles-ci sont au nombre de trois : la sous-prieure, qui remplace la supérieure absente ; la dépositaire, qui prend soin des affaires temporelles ; la maîtresse des novices, dont le nom indique suffisamment la fonction.

Elles sont élues au scrutin secret, à la majorité absolue des suffrages, par le chapitre réuni sous la présidence de la supérieure.

Le Conseil. — Les Constitutions établissent, auprès de celle-ci, un conseil dont elle a la présidence avec voix prépondérante. Il décide avec elle des affaires les plus importantes.

Les officières en font partie de droit.

Si le chapitre se compose de plus de trente membres, il envoie, par l'élection, trois religieuses au conseil, et trois autres sont élues par le conseil lui-même. Dans ce cas-là, celui-ci se compose de dix personnes, y compris la supérieure.

Si le chapitre n'a que trente religieuses ou un nombre inférieur à trente, il n'envoie personne, et le conseil ne doit élire que deux membres. Il se compose alors seulement, y compris la supérieure, de six personnes.

On entre dans la communauté des Dames Augustines Anglaises, comme dans toutes les autres communautés, par le postulat et le noviciat.

Le Postulat. — Le postulat est régulièrement de trois mois ; mais il peut être allongé ou abrégé suivant le jugement des supérieurs.

Ordinairement on garde quelque temps la postulante comme simple pensionnaire. Puis, si elle paraît convenir, on lui donne le petit habit : une robe noire, une guimpe et un voile blancs, et elle passe sous la direction de la maîtresse des novices.

Celle-ci l'étudie, cherche à discerner son caractère, ses aptitudes, et à pénétrer les motifs qui la déterminent à entrer en religion.

Cette première épreuve conduit la postulante, si les voix du chapitre lui sont favorables, à l'épreuve décisive du noviciat.

Le Noviciat. — La durée obligatoire du noviciat est au moins d'une année révolue.

Ainsi l'a prescrit l'Église pour tous les ordres religieux, et rien n'est plus sage que cette règle.

En effet, quand une personne frappe à la porte d'un couvent avec l'intention d'y fixer sa vie, deux intérêts majeurs se trouvent en présence : d'un côté, la vocation de la personne elle-même, et, de l'autre, la paix et l'esprit de la communauté.

Nous nous sentons attirés à la vie religieuse, mais cet attrait n'est-il point une illusion ? Et quand il serait l'expression certaine de la volonté divine, la question de notre vocation serait-elle complètement tranchée ? Il y a mille religions diverses qui répondent à mille besoins divers. Notre âme n'a-t-elle pas aussi les siens propres ? Si, pour notre salut, Dieu veut que nous nous abreuvions à telle source plutôt qu'aux autres, puiserons-nous, à celle où nous nous arrêtons maintenant, les eaux qui doivent jaillir pour nous jusqu'à la vie éternelle ?

Et tandis que ces questions capitales s'imposent aux déterminations de la postulante, d'autres non moins graves sollicitent l'examen attentif de la communauté.

Que m'apporte ce sujet qui veut vivre de ma vie ? Est-ce la paix ou le trouble ? la ferveur ou le relâchement ? le désintéressement et la simplicité ou l'ambition et l'esprit d'intrigue ? que cache-t-il pour moi ou contre moi dans les replis secrets de son caractère et de son cœur ?

On le voit, un temps d'arrêt devant Dieu dans un examen réciproque, avant tout engagement définitif, est nécessaire pour la sauvegarde des intérêts les plus précieux des parties contractantes. Et c'est pourquoi l'Église, dans sa sagesse, a placé au seuil de la vie religieuse le noviciat avec son recueillement, ses conseils et ses épreuves. Elle veut donner à la prudence le temps de prévenir le mal qui pourrait résulter de la précipitation.

La prise d'habit. — Le noviciat s'ouvre par la prise d'habit : c'est une règle universelle pour les communautés religieuses, mais chacune d'elles, en cela, a son cérémonial particulier.

Celui qui est en usage chez les Chanoinesses de Notre-Dame-de-Sion doit être fort ancien. Il leur vient, sans aucun doute, de l'abbaye de Notre-Dame-de-Beaulieu d'où elles sont, comme on le sait, originaires.

La cérémonie a lieu pendant la messe et se divise en deux parties.

La première s'accomplit dans le sanctuaire.

Le prêtre monte à l'autel et y attend la postulante. Celle-ci s'avance à pas lents du fond de la chapelle. Elle est revêtue d'une robe blanche d'étoffe précieuse ; ses cheveux tombent épars sous un long voile ; une couronne de roses blanches orne son front. Une personne grave, invitée à cet effet, l'accompagne : c'est la marraine.

Deux petits anges, deux petites enfants la suivent, également vêtues de blanc et couronnées comme elle. L'une tient un cierge intact encore ; l'autre, dans une corbeille enguirlandée de fleurs, porte une robe de novice.

À peine la postulante a-t-elle mis le pied sur le seuil de la chapelle, que le chœur, accompagné des orgues, fait entendre ces paroles du Cantique de Salomon : «Quæ est ista quæ ascendit de deserto, deliciis affluens, innixa super dilectum suum (9) ! Alleluia ! Alleluia ! Alleluia ! Alleluia ! — Quelle est celle qui monte du désert le cœur débordant de délices, appuyée sur celui qu'elle a choisi ? Alleluia ! Alleluia ! Alleluia !»

Cette entrée solennelle ; cette harmonie grandiose ; ces paroles pleines de mystères, produisent l'effet d'une vision. Ces voix tombent du Ciel : ce sont les anges, les saints qui s'interrogent. Ils se demandent entre eux : «Quæ est ist ? — Quelle est celle-ci ?» Et qu'importe son nom, ses titres, ses origines de la terre ? Son origine est dans le sang de son baptême ; son titre est celui de fiancée de Jésus-Christ ; son nom est celui des vierges qui suivent l'Agneau partout où il va dans les sentiers célestes. C'est une âme qui prend son vol. La terre est déjà froide et sombre sous ses pieds. Elle laisse là-bas ce désert et elle monte enivrée des premières joies du sacrifice. Alleluia ! Alleluia ! Alleluia ! et cet Alleluia se prolonge indéfiniment comme un écho lointain de l'Alleluia éternel.

Arrivée dans le sanctuaire, la postulante s'agenouille aux pieds de l'officiant ; lui remet son cierge qu'il dépose devant le tabernacle ; puis elle se tient un peu à l'écart avec ses suivantes pendant que la messe commence.

À l'offertoire, au moment où le prêtre offre le pain et le vin qui seront transsubstantiés au corps et au sang de Jésus-Christ, la future novice se lève, vient de nouveau s'agenouiller devant l'officiant et faire une première offrande d'elle-même, préparation lointaine encore, il est vrai, à l'immolation qui consommera plus tard son sacrifice.

L'officiant, après avoir allumé le cierge qu'il avait déposé sur l'autel, le remet aux mains de la postulante.

Tout est symbolique dans cette cérémonie, et ce cierge lui-même donne un enseignement silencieux, mais qui n'en frappe pas moins l'esprit.

Comme il brûle uniquement de la flamme allumée à l'autel, la novice qui le reçoit ne brûlera plus désormais que d'un seul amour, celui qui s'allume au pied de la croix de Jésus-Christ.

Puis, comme tout ce qui compose ce cierge sert d'aliment à la flamme qui le consume, toutes les puissances de celle qui veut se donner à Dieu tendront à entretenir en elle l'amour de Dieu.

Après le chant du Veni Creator et la bénédiction de la robe au coin de l'autel, la novice et son petit cortège se retirent ; et ainsi se termine la première partie de la cérémonie.

La seconde se passe dans le chœur des religieuses, derrière la grille de clôture. Le spectacle y est beaucoup moins pompeux, mais il y est plus saisissant. Nous avons assisté à une marche nuptiale ; nous assistons maintenant à une agonie, mais à une agonie où l'on sent déjà les palpitations d'une vie nouvelle et supérieure.

La novice reparaît. Elle s'est dépouillée de sa parure, et s'est revêtue de la robe d'innocence et d'humilité. Elle a la tête nue, et pour voile unique ses cheveux épars.

Arrivée au milieu du chœur, elle se prosterne la face contre terre, pendant qu'on chante sur elle les litanies des Saints. Cette prostration ne figure pas la mort corporelle, mais la mort à soi-même, qui est le principe de la vie en Jésus-Christ : «Vivo, jam non ego, disait saint Paul, vivit vero in me Christus. — Je vis non plus moi, mais le Christ vit en moi». C'est ce que devra pouvoir dire celle qui est maintenant étendue dans la poussière ; et c'est la leçon symbolisée dans la cérémonie qu'elle accomplit elle-même.

Puis elle vient s'agenouiller aux pieds de la supérieure qui lui coupe, en forme de croix, un peu de ses cheveux, en même temps que le célébrant prononce ces paroles : «Que le Seigneur vous dépouille du vieil homme et en corrige en vous tous les mouvements».

Elle est ensuite revêtue du rochet sans manches des novices, et le prêtre dit : «Que le Seigneur vous revête de l'homme nouveau qui a été créé selon Dieu dans la justice et la sainteté de la vérité».

Enfin la supérieure lui couvre la tête d'un voile blanc auquel elle attache une couronne qui y restera tout le jour.

La vêture est achevée.

Conduite par sa maîtresse, la novice s'avance alors au milieu du chœur des religieuses.

Ici c'est la fiancée du Christ dans les transports de l'amour pur.

Dans les chastes visions de sa prière, elle a entrevu quelques rayons de la beauté sanglante de Jésus-Christ crucifié. Ils ont embrasé son cœur des ardeurs dont brûlent les saints et les anges. À quel autre désormais pourrait-elle donner sa foi et ouvrir les replis intimes de son âme ? Jésus-Christ est le seul à qui elle veuille appartenir. Et de ces hauteurs de l'amour divin, elle entonne ce chant d'un lyrisme vraiment biblique où sa voix et celle du chœur se répondent alternativement :

«Royaume du monde, pompes misérables d'un siècle misérable, je vous méprise ! Mon roi, mon maître, mon trésor, ma couronne, mon unique amour, c'est Jésus-Christ. Je l'ai vu ; je l'ai aimé ; j'ai mis en lui ma confiance ; mon cœur est désormais à lui seul. Quem vidi, quem amavi, in quem credidi, quem dilexi !»

Pendant que le chœur chante, la novice se prosterne la face contre terre.

Puis elle se relève et chante à son tour :

«Une douce parole s'est exhalée de mon cœur : toutes mes œuvres, je les consacrerai à mon roi ».

Elle se prosterne encore, et le chœur reprend : «Quem vidi, quem amavi, in quem credidi, quem dilexi !».

Debout de nouveau, elle entonne la sublime doxologie de la liturgie catholique : «Gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit».

Et pendant qu'elle se prosterne pour la troisième fois, le chœur redit le refrain mystique, ce cri de foi, de confiance et d'amour : «Quem vidi, quem amavi, in quem credidi, quem dilexi !».

Cette scène est, à coup sûr, la plus belle et la plus émouvante de cette magnifique cérémonie.

La messe, pendant laquelle la novice a fait la sainte communion, s'achève. L'officiant revient à la grille du chœur où il récite plusieurs oraisons, demandant tour à tour au Père, au Fils et au Saint-Esprit, la grâce de la persévérance pour celle qui vient de faire les premiers pas dans la voie du sacrifice.

Puis le chœur chante les antiennes suivantes :

«Venez, épouse du Christ, et recevez la couronne que le Seigneur vous a préparée dans l'éternité.

La voilà, cette vierge sage, l'une des vierges prudentes !

La voilà, cette vierge sage, l'une de celles que le Seigneur a trouvées vigilantes !

Au milieu de la nuit une clameur se fait entendre : Voici que l'Époux arrive ; allez au-devant de lui ! Alors toutes les vierges se lèvent et préparent leurs lampes».

Pendant le chant de ces antiennes, la novice, conduite par sa maîtresse, va recevoir le baiser de paix de chacune des religieuses, en commençant par la supérieure.

L'officiant donne ensuite sa bénédiction, et ainsi se termine la cérémonie de la prise d'habit.

Dans un an, si la novice persévère, elle reviendra dans ce même chœur et y prononcera ses vœux.

La profession. — La cérémonie de la profession, dans son ensemble, diffère peu de celle que nous venons de décrire ; aussi ne parlerons-nous que des points qui la caractérisent.

Elle s'accomplit, comme la première, pendant la messe.

Après l'offertoire, le célébrant descend à la grille où il bénit le rochet à manches des religieuses de chœur, puis le surplis, en été, et, en hiver, le manteau noir.

Diverses prières suivent cette bénédiction, et le célébrant remonte à l'autel pour y prendre l'ostensoir où le Très Saint-Sacrement est exposé. Il le porte processionnellement à la grille du chœur, et le dépose sur une petite table ornée et préparée pour le recevoir.

La novice se prosterne, puis, se relevant sur ses genoux, elle lit à haute et intelligible voix la formule de ses vœux, et en signe immédiatement après la cédule.

Elle la remet ensuite aux mains du prêtre qui la fait passer au diacre, et l'on retourne à l'autel.

Là, l'officiant place la cédule sous le pied de l'ostensoir et entonne à genoux l'antienne suivante :

«Affermissez, Seigneur, ce que vous venez d'opérer en nous, et confirmez-le du haut de votre temple, dans la Jérusalem céleste».

Le Saint-Sacrement est replacé dans le tabernacle, et les officiants retournent à la grille.

Le célébrant bénit alors le voile noir que la supérieure substitue au voile blanc, sur la tête de la professe.

«Recevez ce voile sacré, dit le prêtre ; qu'il vous rappelle que vous avez renoncé au monde et que vous vous êtes soumise, pour toujours, au joug doux à porter du Christ, Époux des Vierges.

Recevez-le, servante de Dieu, et gardez-le sans tache jusqu'au tribunal du Juge devant qui tout genou fléchit au Ciel, sur la terre, dans les enfers, et qui vit et règne dans tous les siècles des siècles.

Amen».

La messe est continuée ; la professe y communie, et la cérémonie se termine, comme celle de la prise d'habit, par la bénédiction du prêtre.

La nouvelle professe rentre aussitôt au noviciat où elle va passer encore deux ans sous la direction de la maîtresse. Qu'on ne s'en étonne pas. Une novice, par rapport à la vie religieuse, n'est, en général, qu'un petit enfant. Elle en a les besoins, les ignorances, les faiblesses. Longtemps encore il faudra qu'elle reste soumise à l'action de l'éducation maternelle. Ce n'est pas trop pour elle de subir trois années cette heureuse influence. C'est à peine si, au bout de ce temps-là, son tempérament religieux sera suffisamment formé, pour qu'elle puisse commencer son éducation personnelle.

Il est vrai qu'alors elle ne marche pas sans guide. Deux personnes sont spécialement chargées, dans la maison, de la direction religieuse : la supérieure, dans ses rapports intimes et incessants avec ses sujets ; l'aumônier, surtout au confessionnal, avec ses pénitentes.

L'aumônier. — Avant la Révolution française, d'après les Constitutions, l'aumônier devait être un prêtre du clergé séculier anglais, agréé par le conseil et choisi, autant que possible, parmi les ecclésiastiques du collège de Douai. Il prenait alors une part assez large, mais déterminée par la règle, à l'administration du temporel même de la maison.

De 1634 à 1793, la maison n'a compté que cinq aumôniers, et c'est toujours vers ces hommes éminents par leur piété, leur dévouement, leur science de la vie spirituelle, que leurs successeurs devront se tourner pour trouver des modèles accomplis dans leurs saintes et difficiles fonctions.

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[Notes de bas de page.]

1.  Le Jubilé de l'abbesse n'est pas la seule cérémonie de ce genre qui ait eu lieu dans la maison. Toute religieuse qui a vécu cinquante ans à partir de sa prise d'habit fait son jubilé. Le cérémonial n'en est pas fixé : on l'ordonne suivant les circonstances, mais avec moins de pompe que celui dont nous venons de parler. C'est une cérémonie tout intime et dont la partie principale se passe au chœur. En février 1868, on célébra, en même temps, le jubilé de cinq religieuses.

2.  Carre dit plus haut dans cette lettre qu'il n'ose pas encore donner à cette maison le nom de collège.

3.  [Voir aussi, peut-être, Hadland, T., Thames Valley Papists. From Reformation to Emancipation, 1534-1829, Reading, Hadland, 1992 ; ISBN 0 9507431 4 3]

4.  Allusion aux troubles de Douai qui furent l'occasion de la fondation du séminaire de Saint-Grégoire à Paris.

5.  Mme de Combalet n'était point encore duchesse d'Aignillon ; elle le devint seulement en 1638. Si Carre lui donne ce titre, c'est qu'il rédigea cette page postérieurement à cette année.

6.  Annales du Monastère : «Of whom there were a great number, and those of the most considerable Catholic families in England» ; «Many of whom became religious, and those who returned to the world were admirable mothers of families, full of piety and zealous maintainers of the Catholic religion».

7.  Thomas Carre, Pietas Pariensis, or a short description of the pietie and charitie commonly exercised in Paris, Paris, Du Moutier, 1666.

8.  Annales du Monastère : «He erected and established the monastery, by his liberality, credit, goodness, piety, industry».

9.  Cant. cant. 8:5.


«Un Couvent de religieuses anglaises à Paris» :
Index ; Chapitre 3

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]