«UN COUVENT DE RELIGIEUSES ANGLAISES À PARIS DE 1634 À 1884» ; CHAPITRE 4


CHAPITRE 4 : GOUVERNEMENT DE MME PULCHERIA-DOROTHY EYRE, 1678-1694.

Les quatre années régulières du gouvernement de Mme Dorothy Mollyns expirèrent le 12 juillet 1678. Conformément aux Constitutions, elle se démit de sa charge entre les mains du supérieur ecclésiastique, en présence du chapitre réuni à l'église pour l'élection de la supérieure.

Dorothy ne fut pas réélue.

Son élection. — Les suffrages appelèrent à lui succéder Mme Pulcheria-Dorothy Eyre. Ils restèrent fidèles à cette dame, de quatre ans en quatre ans, jusqu'à la fin de juillet 1694. Ainsi elle gouverna la communauté pendant seize années consécutives.

Pulcheria, née en 1631, était d'Hassop dans le Derbyshire. Elle avait fait profession en 1647. C'était une femme du plus grand mérite. Son esprit de discernement, sa prudence, sa piété lui avaient fait confier de bonne heure la direction du noviciat, et c'est de cette fonction qu'elle fut retirée pour être placée à la tête de la maison. Elle avait alors quarante-sept ans et, environ, trente et un ans d'expérience de la vie religieuse.

Achats de maisons. — Les sept premières années de ce long gouvernement furent la continuation des jours d'or qui avaient rempli les deux dernières du gouvernement de Dorothy Mollyns. Vingt novices firent leurs vœux, et leurs dots aidèrent à couvrir les frais de quatre nouvelles acquisitions de maisons et de jardins.

L'une de ces maisons, située dans la rue des Boulangers, appartenait à Jacques Gabriel, architecte des Bâtiments du Roi, celui qui construisit le château de Choisy et commença le Pont-Royal. Elle était échue à sa femme, Marie Delisle, dans le partage de la succession de François Mansard, l'inventeur de cette toiture brisée, plus lourde qu'élégante, que nous nommons mansarde.

Une autre maison, sur la rue des Fossés-Saint-Victor, fut vendue par le collège des Écossais, voisin du monastère des Anglaises.

Edward Lutton paya de ses deniers l'une de ces quatre propriétés. Il se proposait, comme Carre et lady Tredway, l'élargissement de l'espace autour de la communauté : nous le verrons poursuivre ce but jusqu'en 1711, et s'imposer encore à lui-même plus d'un sacrifice pour l'atteindre.

Mais on ne chemine pas longtemps dans les sentiers de cette vie — qui conduisent toujours à l'inconnu — sans éprouver quelque désagréable surprise. La communauté allait bientôt repasser par une épreuve analogue à celle qu'elle avait traversée en 1676, avec cette différence toutefois que, dans les circonstances nouvelles, les bâtiments qu'elle occupait étaient menacés d'une ruine complète.

Nivellement de la rue des Fossés-Saint-Victor. — La rue des Fossés-Saint-Victor, aujourd'hui rue du Cardinal-Lemoine, s'étendait autrefois, comme nous l'avons dit plus haut, de la porte Saint-Marcel à la porte Saint-Victor, le long des fossés des anciens murs de Paris. C'était une rue étroite et fort escarpée. Maintes fois on en avait projeté l'élargissement et le nivellement ; puis le projet était tombé dans l'oubli, et l'on n'y songeait plus, lorsqu'il fut repris tout à coup au commencement de 1685 par Forvisier, prévôt des marchands, et Piqué, échevin perpétuel de Paris. L'opération était fort simple : à partir du pied des maisons, on culbuterait la contrescarpe dans le fossé jusqu'au niveau du redressement de la rue ; mais cette opération entraînait, pour les propriétaires, de très graves inconvénients. Le sol, sur lequel les maisons étaient bâties, se composait de terres rapportées, et par là même extrêmement meubles. Puis la différence entre les niveaux de l'ancienne chaussée et de la chaussée projetée était vraiment considérable. Les fondations manqueraient donc d'appui par-devant. Plusieurs de ces bâtisses, du reste, n'étaient que de mauvaises bicoques construites par de pauvres étrangers, à l'époque où les décrets royaux leur défendaient de s'établir dans l'enceinte de Paris. Elles avaient été plantées là, à peu près comme des tentes, et n'avaient guère plus de fondements. Évidemment le terrain qui ne serait plus retenu, venant à glisser, bicoques et constructions plus solides même devaient être emportées par l'avalanche, et combler de leurs ruines le vide creusé à leurs pieds.

On était fort inquiet au monastère dont les bâtiments, sur la rue, occupaient une longueur d'environ quarante toises. Que fallait-il faire pour les sauver ? C'était le grave problème à résoudre.

On proposait de les démolir pour les reconstruire ailleurs. Mais ce n'était pas les sauver. On reculait la difficulté sans la résoudre, et l'on augmentait considérablement la dépense.

Derrière ces bâtiments, en effet, il y en avait d'autres, en face desquels on se trouverait après la démolition. Ceux-ci seraient alors suspendus en l'air comme les premiers et comme eux subiraient la poussée du sol. Il faudrait donc, pour les soutenir, faire des travaux identiques à ceux qu'on ferait pour soutenir les bâtiments extérieurs, et de plus il faudrait reconstruire ailleurs les bâtiments démolis.

L'objection triompha, et l'on consulta les architectes, surtout Jacques Gabriel. Il fit un devis. Cinquante mille livres tournois n'acquitteraient pas les frais des travaux de soutènement. Ce chiffre était impossible : les ressources du monastère n'y suffiraient jamais. Du moins, l'avis d'un homme aussi compétent que Gabriel autorisait Edward Lutton à faire des démarches, soit pour empêcher le nivellement, soit, si l'on ne parvenait pas à faire revenir la ville sur ce projet, à obtenir au moins une indemnité.

Il mit alors en jeu toutes les influences dont il disposait en France et en Angleterre.

Concession du Prévôt des Marchands et de l'Échevin perpétuel. — L'architecte du roi donna au prévôt des marchands une attestation en règle des dommages énormes que le nivellement allait causer au monastère. L'ambassadeur de France en Angleterre, Barillon, à l'instigation de Mgr Leyburne, écrivit au même magistrat une lettre des plus pressantes dans le même sens. L'archevêque de Paris présenta un placet au roi. Le nonce du pape en présenta un autre. Jacques II, sollicité par Mgr Gifford et le docteur Betham, ordonna à Skelton, son envoyé extraordinaire auprès de Louis XIV, de faire les derniers efforts pour que Sa Majesté prit en considération la demande du couvent. On parvint même à y intéresser le ministre des Finances, Le Pelletier, par une de ses sœurs alors religieuse au monastère de la Ville-l'Évêque. Autant eût valu lancer une charge de cavalerie contre les murs du palais de Versailles pour faire fléchir le roi. Tous ces ressorts, quelque puissants qu'ils fussent, se brisèrent comme verre à ce seul mot de Sa Toute-Puissante Majesté : «Si le bien public demandait que ma chambre à coucher fut renversée, elle ne serait pas épargnée un seul instant».

On se le tint pour dit au monastère, et, la voie des requêtes étant définitivement fermée, on ne songea plus qu'à entrer dans celle de la plus stricte économie et à se jeter dans les bras de la Providence.

Les travaux furent confiés à deux architectes fort en renom alors, Baussière, architecte de la ville, et Pinné, homme de science et d'expérience. Il s'agissait de reprendre en sous-œuvre les fondations de tous les immeubles, et de donner, à cette reconstruction, une solidité telle, qu'elle pût, non seulement soutenir le poids des maisons, mais résister à la poussée formidable que les terrains exerceraient par derrière.

On se hâta d'étançonner les bâtiments et le sol qui les supportait. Plus de mille pièces de bois, pieux, madriers, poutres, furent employées. Dans la précipitation du travail un ouvrier perdit la vie. Il fallait pourtant se presser. À mesure que le nivellement de la rue s'avançait, la position des maisons devenait plus critique. Déjà même de profondes lézardes sillonnaient les murs de façade et de refend, et plusieurs étaient béantes dans les terrains situés en arrière : toute la masse menaçait de s'effondrer.

En présence d'un pareil danger, il n'y avait pas une minute à perdre, et le travail d'excavation et de substruction se continuait la nuit comme le jour. Du reste, la nuit comme le jour, les ouvriers, sous ces maisons, étaient dans l'ombre, éclairés seulement par des lampes ou des lanternes. C'était un travail de mineur. On n'avançait qu'avec précaution, posant des étais à chaque pas pour prévenir les éboulements dangereux qu'amenait souvent le moindre coup de pioche.

Edward Lutton passait, au milieu des ouvriers, toutes les heures du jour que lui laissait son ministère, et il y revenait également la nuit. Il vivait dans des inquiétudes continuelles. Il lui semblait que ces fentes dans les murs, ces crevasses dans le sol s'élargissaient de plus en plus, et il tremblait pour l'existence du monastère. Il avait toujours sous les yeux l'accident qui, dès le commencement des opérations, avait amené une mort d'homme, et il tremblait pour la vie des ouvriers. Puis la question d'argent, d'où dépendait la promptitude essentielle de l'exécution, n'était pas le moindre de ses soucis. Comment la résoudrait-il ? Edward se tenait donc là pour prévenir les imprudences ; pour être prêt à porter secours au besoin ; pour surveiller et exciter les travailleurs. On le voyait s'armant de la pelle, de la pioche, remplissant les hottes, transportant les moellons, poussant à la roue, aidant aux engins, se faisant terrassier, maçon, manœuvre, pour entraîner par son exemple tout ce monde, qui par calcul, habitude ou tempérament, ne se presse jamais. L'excellent aumônier paraissait infatigable, mais sa santé n'en souffrait pas moins. Cette tension perpétuelle d'esprit avait fini par exaspérer ses nerfs. Il perdit le sommeil, ou, s'il s'endormait quelques instants, c'était pour tomber dans d'affreux cauchemars où toutes les impressions de la veille lui revenaient fiévreuses et oppressantes. Il ne rêvait qu'éboulement, écroulement, effondrement, et il se réveillait se débattant, comme étouffé, sous des monceaux de décombres. Cela dura jusqu'à la fin de 1688, époque où furent terminés les travaux. Il en sortit épuisé.

Ce qui l'avait tourmenté surtout, c'était, comme nous le disions il y a un instant, la question d'argent.

D'abord il prêta au monastère ses revenus, se réservant le plus strict nécessaire. Mais cette ressource devint bientôt insuffisante ; car il faut songer que douze cents livres par mois couvraient à peine les frais les plus indispensables. Bon gré, mal gré, il dut recourir aux emprunts. D'excellents amis, entre autres une veuve de Danken, dans le Lancashire, Mrs Walmesley, puis sir Daniel Arthur, répondirent avec empressement à son appel. Grâce à ces avances de fonds, les travaux se continuèrent sans interruption jusqu'à la fin.

Si les démarches, entreprises en 1685 pour arrêter l'exécution du projet de nivellement, ou pour obtenir une indemnité pécuniaire, n'aboutirent pas, elles ne paraissent pas néanmoins avoir été sans effet.

Le 22 avril 1687, le prévôt des marchands et les échevins de la ville de Paris abandonnèrent aux Dames Anglaises des terrains situés en face de leur maison. Ces terrains, en deux parties distinctes, avaient une contenance totale de cinquante toises et demie, plus quatorze pieds. Ces Dames devaient payer le cens et les droits seigneuriaux. Le prévôt et les échevins promettaient cependant de faire leur possible pour obtenir qu'elles fussent déchargées de ces droits ainsi que des droits d'amortissement (1).

Bien que l'acte où nous puisons ce renseignement ne fasse pas mention d'une indemnité, néanmoins cette cession, venant après les réclamations dont nous avons parlé plus haut, ne peut s'expliquer que comme un dédommagement aux frais que le nivellement avait occasionnés au monastère.

Ces terrains comptèrent plus tard parmi les sources de ses revenus. Ils étaient situés à droite et à gauche de l'entrée de la rue Clopin par la rue des Fossés-Saint-Victor. D'abord ils furent loués comme chantiers, puis on y éleva des maisons qui étaient d'un assez bon rapport. Mais, pour le moment présent, ils ne pouvaient aider à payer les dettes du monastère qui allaient bientôt s'accroître d'une manière inattendue.

Révolution anglaise de 1688. — L'année même où se terminaient les travaux que nous venons de décrire, éclata la révolution d'Angleterre. Le 25 décembre 1688, Jacques II abordait, en fugitif, cette terre de France où il devait mourir en exil, après trois tentatives impuissantes pour reconquérir son trône.

Cette révolution eut son contre-coup dans les affaires du monastère. Guillaume d'Orange, devenu l'âme de la Ligue d'Augsbourg, arrachait chaque année au Parlement des sommes énormes pour soutenir, contre Louis XIV, ses armées de terre et de mer. Naturellement ces dépenses ne pouvaient se couvrir que par des impôts. La communauté vit dès lors ses revenus anglais considérablement s'amoindrir.

Du côté de la France, elle fut plus maltraitée encore.

Le Grand Roi, qui avait prodigué l'argent pendant la paix à des constructions gigantesques et quelquefois inutiles, en avait besoin, comme Guillaume, pour la guerre. Les impôts, les taxes de toutes sortes tombaient drus comme grêle, et nos Chanoinesses, qui payaient déjà pour l'Angleterre, payaient aussi pour la France.

À ce moment même, on leur réclamait 20,000 livres tournois d'amortissement, pour tous les achats de maisons qu'elles avaient faits depuis leur origine. En même temps, l'abbaye de Saint-Victor, dans la mouvance duquel le monastère se trouvait, chargée elle-même d'impositions, réclama à ces Dames ce qui lui était dû à titre de droits du seigneur sur ces mêmes achats de maisons, et, comme la dette était déjà ancienne, elle s'élevait, avec les intérêts, à 15,000 livres.

Ainsi la communauté se trouvait tout à coup en face d'une dette de 35,000 livres, indépendamment de celle qu'elle avait contractée pour la consolidation de ses immeubles.

Impôts et famine. — Joignez à cela la conspiration des éléments ! Une série de mauvaises saisons qui amenèrent avec elles les maladies, la mort et la famine. Le monastère eut particulièrement à souffrir de cette dernière calamité. Ses dépenses annuelles pour les vivres, malgré les privations que l'on savait s'imposer, s'accrurent de plus de 10,000 livres.

On était aux abois et l'on parlait de vendre une partie des propriétés. Edward Lutton s'y opposa énergiquement, et il entama généreusement son capital. D'autre part Dieu envoya des novices, et avec leurs dots et la plus stricte économie, on parvint a passer des années qui rappelaient les pires de celles que le monastère avait traversées, et à liquider complètement les dettes.

État numérique. — En somme, si la communauté eut beaucoup à souffrir et fut à deux doigts de sa perte, pendant les neuf dernières années du gouvernement de Mme Pulcheria-Dorothy Eyre, Dieu lui vint toujours en aide dans les moments les plus difficiles. À ne considérer même que le nombre, ce fut l'un de ses moments les plus prospères. Lorsque après seize années révolues, Mme Eyre quitta sa charge, elle céda soixante-dix sujets à Mme Eugenia Perkins, un chœur magnifique de soixante religieuses et dix sœurs converses.

Pendant ces seize années, elle avait donné le voile à trente novices ; dix-sept sœurs de chœur et quatre converses étaient allées comparaître devant le tribunal de Dieu.

De ce nombre se trouvait Mme Dorothy Mollyns.

Mort de Dorothy Mollyns. — Nos annales sont généralement si avares de renseignements sur les personnes, qu'il nous est difficile de dire ce qu'elle devint, durant les onze années qui s'écoulèrent de la fin de son gouvernement à sa mort. Selon toutes les probabilités, elle fut élue sous-prieure, et c'est dans cette charge qu'elle mourut, à l'âge de soixante-quatorze ans, après cinquante-quatre ans de vie religieuse, le 7 septembre 1689.

L'avant-dernière survivante de Robert Constable. — La dernière année du gouvernement de Mme Eyre, nous voyons mourir au pensionnat une jeune fille, considérée dans la maison bien plus comme une postulante que comme une élève. Nous ne connaissons pas son prénom, et sa vie si prématurément éteinte ne se lit que sur l'épitaphe de son tombeau.

En voici la traduction :

«Ici repose la très illustre lady D...... , avant-dernière survivante de la nombreuse et grande famille de Robert Constable, vicomte de Dunbar (2).

Dès l'âge le plus tendre, la pieuse semence d'un chaste projet germa dans son cœur. Elle n'avait pas encore atteint l'adolescence que déjà elle avait résolu de porter le joug du Seigneur. Une mort prématurée l'en a empêchée. Du moins a-t-elle emporté au tombeau un signe de son pieux désir : elle a été ensevelie dans le saint habit de notre religion, et elle attend avec les vierges prudentes l'arrivée du Divin Époux. Elle a quitté les vivants, le 12 des calendes de mai 1673 (3), dans la quinzième année de son âge. Requiescat in pace !»

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[Notes de bas de page.]

1.  Archives nationales. Domaines ecclésiastiques... Carton coté S., 4616-17.

2.  La dernière survivante de Robert Constable [1651-1714] fut Mary, marié à Simon Scrope, Esquire de Danby.

Coll. Topogr., pars XXIX, Sept. 1841, p. 24.

3.  [Il y a faute ici, soit de transcription de l'épitaphe, soit de traduction de l'anglais. Alors, «elle a quitté les vivants dans la dernière année du gouvernement de Mme Eyre» — c'est-à-dire 1698 : et non pas 1673.]


«Un Couvent de religieuses anglaises à Paris» :
Index ; Chapitre 5

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]