«LES SOIRÉES DE LA CHAUMIÈRE» DE FRANÇOIS-GUILLAUME DUCRAY-DUMINIL : 9-16


NEUVIÈME SOIRÉE.

LES DUELS.


Le Père puni, le père récompense.

Les enfants étaient rassemblés de bonne heure, à l'exception d'Armand, l'aîné des fils de Palamène. Ce bon père demande à ses frères s'ils ont vu ce jeune homme ; ceux-ci répondent qu'ils ignorent où il est. Palamène, qui savait tout ce qui était arrivé à son fils Armand pendant la journée, ordonna à Benoît d'aller de chercher par toute la maison. Benoît, après avoir longtemps parcouru la chaumière, trouva enfin Armand, appuyé la tête dans ses mains, contre un mur dans la basse-cour. Qu'as-tu, mon frère ? lui dit Benoît. — Rien ; laisse-moi. — Tu parais avoir du chagrin ? — Laisse-moi ; te dis-je. — Mon père te demande. — Mon... père me... demander ? — Oui ; il est êtonné de ton absence, et nous le sommes comme lui. — Benoît, je vais te suivre... je vais... me rendre aux ordres de mon père ; mais ne lui dis pas que tu m'as trouvé ici, dans cette position. — S'il te le demande ? — Je répondrai... je dirai que je t'ai rencontré, que j'allais vous rejoindre sur la terrasse...

Armand suit tristement Benoît, qui lui fait mille questions auxquelles il ne répond point. Ils arrivent bientôt ; et Palamène, feignant d'ignorer ce qui s'est passé entre Armand et Julien, le fils d'un fermier voisin, prend la main à son fils aîné, et lui dit doucement : Tu as bien tardé, mon ami ! — Mon père, j'étais... — Assieds-toi, et écoute, ainsi que tes frères, une nouvelle que je viens d'apprendre, et qui m'a fait quelque peine... Vous connaissez tous ce marquis à qui appartenait le parc et le château qu'on voit d'ici au bout de la ruelle ? — Le marquis Desforts ? dit Léon. — Lui-même ; eh bien, mes enfants, il vient de mourir de chagrin. Je vais vous raconter son histoire ; je crois qu'elle sera utile à quelqu'un d'entre vous. En disant ces mots, Palamène fixait Armand, qui rougissait et baissait les yeux. Palamène poursuivit ainsi :

Le marquis Desforts, l'un des plus estimables de la caste dans laquelle il était né, se maria à l'âge de quarante-cinq ans. Il adorait sa jeune épouse, et bientôt il en eut un fils, dont la naissance vint mettre le comble à sa félicité ; mais son bonheur fut bientôt traversé par un accident cruel pour le sensible Desforts. Son épouse tomba malade ; et mourut en cinq jours de temps. Desforts fut longtemps inconsolable de cette perte ; mais enfin il pensa qu'il avait un fils, que le lien de la paternité pouvait dédommager du lien conjugal ; et dès ce moment il tourna toute son attention, toute sa tendresse vers ce fils, qui lui rappelait sans cesse, par les traits de sa figure, une épouse chérie. Le petit chevalier (les titres venaient à cet enfant-là avant la raison), le petit chevalier, dis-je, grandissait à vue d'œil, et promettait le plus heureux caractère. Il était adroit à tout, habile à saisir tous les talents. Vous pensez bien qu'on ne négligeait rien pour son éducation : il avait tous les maîtres possibles, et il faisait des progrès rapides dans les sciences utiles et agréables. Son père en était fou, et il faut convenir que l'enfant méritait toute son affection. Né avec un caractère sensible et humain, le petit Desforts était bon avec tout le monde, doux envers ses maîtres, généreux et bienfaisant envers les infortunés. Qui n'aurait adoré un enfant aussi aimable ? Vous avez voir bientôt comment son père prépara son malheur, et comment il fut, pour ainsi dire, la cause de sa mort.

Le petit Desforts n'avait qu'un défaut : c'est qu'il était fier de sa naissance, qu'il se croyait, pour cela, supérieur à tous les autres hommes ; tandis qu'il eût pu se croire à juste titre au-dessus de bien d'autres, s'il eût considéré, au lieu de vains titres, les perfections et les talents dont il était doué ; mais, par une bizarrerie étrange, il voyait sa supériorité dans son nom, et non dans ses qualités morales. Son vieux père, au lieu de corriger cette manie, la fortifiait de jour en jour. Songe, lui disait-il, songe, mon cher chevalier, que tu es né du plus beau sang de la France ; que tu comptes douze cents ans de noblesse ; que tes ancêtres se perdent dans la nuit des temps ; que peu de tes pareils peuvent te montrer des titres plus anciens que les tiens, etc., etc., etc.

Telles étaient les sottises dont Desforts berçait journellement la vanité de son fils, sans penser qu'elles le conduiraient à sa perte.

Le petit Desfort avait déjà quinze ans, lorsque des affaires de famille appelèrent Desforts dans une province de France très eloignée. Le vieillard sentit qu'il pourrait passer un an ou deux dans cette terre ; qu'il lui fallait réparer le vieux château, élever de nouveaux bâtiments, et que cela le retiendrait absent pendant bien longtemps de Paris : il allait travailler pour son fils, embellir l'héritage qu'il devait un jour lui laisser ; le temps, les dépenses, rien ne devait lui coûter... Desforts prit alors le parti de laisser son fils à Paris, afin qu'il put perfectionner son éducation, sous la conduite d'un précepteur, espèce de pédant mercenaire, esclave bas et rampant, servile adulateur des volontés et des passions des Grands qui le payaient en conséquence, Desforts embrassa son fils en versant des larmes, lui fit ses adieux, et somma le précepteur Dupré de lui écrire toutes les semaines, et de lui donner des nouvelles du chevalier.

Plein de cette douce l'epérance, Desforts partit : cruelle absence ! elle le séparait pour jamais de l'objet de son affection...

Le précepteur Dupré fut ponctuel à exécuter les ordres de Desforts. Toutes les semaines il écrivait à son maître (ainsi qu'il l'appelait), et il en recevait des réponses qui lui prescrivaient toujours un nouveau plan de conduite. Surtout, monsieur, lui disait Desforts dans ses lettres, surtout ayez soin que mon fils ne néglige point ses leçons d'armes ; mon plus grand désir est qu'il sache bien tirer l'épée ; l'escrime est le plus utile de tous les talents pour un noble : c'est cet art qui nous fait défendre nos droits ; c'est à la pointe de l'épée qu'un grand soutient son rang. Je veux que mon fils soit brave, qu'il ne souffre pas qu'on attente à l'honneur de sa maison, qu'on outrage son nom ; enfin je veux qu'il lave dans le sang du coupable le premier affront lui serait fait à sa famille. Entendez-vous, monsieur ? faites lui lire mes lettres, et recommandez-lui bien de ne jamais oublier qu'il est mon fils.

Le jeune Desforts n'avait pas besoin de tout cet échafaudage de l'orgueil pour être haut et impertinent : c'était le seul défaut qu'il eut ; et ce défaut ne faisait que s'accroître dans une jeune tête qu'on exaltait tous les jours de la manière la plus ridicule. L'abbé Dupré répondait platement à ces faux principes, que monsieur le chevalier serait digne de monsieur le marquis, et que monsieur le marquis n'aurait jamais à se plaindre de monsieur le chevalier, tant que M. Dupré aurait l'honneur d'être le gouverneur de monsieur le chevalier, etc., etc. C'est ainsi que de bas valets flattaient souvent la manie des nobles, et se rendaient encore plus vils aux yeux des gens honnêtes, que les idoles qu'ils encensaient !...

Il s'était écoulé près de deux ans depuis la séparation de Desforts et de son fils. Le premier avait terminé ses affaires : il allait retourner à Paris ; il brûlait du désir de serrer ce cher enfant dans ses bras paternels. Il avait écrit à l'abbé qu'il arriverait tel jour, qu'il comptait retrouver son fils brave, courageux, prêt à verser la dernière goutte de son sang pour soutenir l'éclat de sa maison (c'était la faiblesse du vieillard). Tout était prêt pour son départ ; déjà il montait en voiture, lorsqu'on lui apporte une lettre cachetée en noir, et qui lui fait éprouver un tressaillement involontaire... Desforts reconnaît l'écriture de Dupré : il regarde le cachet, et reste un moment interdit ; enfin, il ouvre cette lettre fatale... Qu'on juge de sa situation en y lisant ces mots :

«M. LE MARQUIS,

C'est avec la plus vive douleur que je prends la plume, pour vous apprendre l'événement le plus cruel pour un père !... Monsieur le chevalier... Pardonnez ; mes larmes m'empêchent de tracer cet affreux accident... Nous avons perdu monsieur le chevalier. Il s'est battu en duel... et il est mort hier des suites de sa blessure... Voici comment ce malheur est arrivé.

Il y a six jours environ, monsieur le chevalier sortait de l'opéra ; nous étions ensemble, car je ne le quittais jamais. Comme il allait faire avancer sa voiture, deux jeunes gens s'apprêtaient à s'en emparer. Monsieur le chevalier allait leur faire remarquer leur erreur, lorsque l'un de ces deux jeunes gens dit à l'autre : Eh mais, baron, tu te trompes, ce n'est pas là ton carrosse : vois donc les armes ! — C'est vrai répond l'autre ; j'ai un chevron de plus que ça. Eh ! tiens, ce sont les armes de ce petit chevalier Desforts ; en vérité, ses armes font presque autant d'effet que les miennes.

Monsieur le chevalier, indigné, s'approche de l'impertinent : Connaissez-vous, dit-il, ce petit chevalier Desforts ? — Non en vérité, et je n'ai nulle envie de le connaître. — Si ses armes ne font pas autant d'effet que les votres, son épée faut mieux que ce meuble qui vous est inutile (il dit cela en repoussant la garde de l'épée de l'inconnu). Insolent ! marchons : vous allez connaître ce petit chevalier Desforts !...

À ces mots, les deux ennemis se prennent par la main, et je les suis avec l'ami de l'audacieux étranger. Je ne savais si je devais arrêter M. le chevalier : j'allais peut-être l'entraîner avec moi, lorsque je me suis rappelé vos lettres, monsieur le marquis : vous m'aviez dit tant de fois de ne jamais empêcher monsieur votre fils de venger l'honneur de sa maison, que j'ai cru qu'il était de mon devoir de le laisser faire. Je savais d'ailleurs qu'il faisait des armes comme un ange, et je me flattais qu'il sortirais vainqueur du combat... Que vous dirai-je ? Derrière les boulevards... un coup mortel !... Ô Dieu, quelle scène !... Son heureux adversaire, son ami, moi et le cocher, nous portons monsieur le chevalier dans sa voiture, qui nous avait suivis... Je le ramenai à l'hôtel, où tout l'art des chirurgiens parvint à lui rendre, le lendemain matin, l'usage de la parole... On annonce une visite : c'est monsieur le comte Dorimont, le père de l'adversaire de monsieur le chevalier. Ce brave homme témoigne sa douleur à monsieur votre fils. Eh, monsieur, lui dit-il, mon fils est un jeune fou, mais plein de cœur et de droiture : il vous eût mille excuses de son étourderie, si vous vous fussiez fait connaître plus doucement. Grand Dieu ! faut-il s'égorger pour un chevron de plus ou de moins ! Malheureux jeune homme ! ce n'est point de la bravoure, c'est de la barbarie ! Qui peut avoir jeté dans le cœur d'un jeune homme comme vous, que tout le monde estime, ces maximes sanguinaires ? Quel est l'homme féroce qui vous a appris à tuer votre semblable ou à vous faire tuer pour un mot inconséquent, pour une légère expression échappée à un étourdi ? Système affreux ! horrible préjugé du point d'honneur, tu ravis les enfants à leurs pères ; tu plonges des épouses dans le désespoir ; tu fais, oui, tu fais plus de maux que la guerre, que tous les fléaux passagers ! Jeune infortuné ! embrassez-moi. Croyez, oui, croyez que je saurai vous venger sur mon fils ; et ne doutez pas que votre malheur ne me touche autant qu'il affectera votre père.

Monsieur le chevalier fut sensible aux marques d'intérêt que lui donna M. le comte Dorimont. Quand cet homme respectable fut parti, j'entendis, oserai-je le répéter ?... oui, j'entendis monsieur votre fils vous adresser sourdement quelques reproches... Il me fit approcher de son secrétaire, et me dicta la lettre que vous trouverez ci-incluse, et qu'il signa d'une main tremblante, helas ! et pour la dernière fois !... Le reste de la journée, il ne parla plus : pendant la nuit, il eut une agonie violente, et qui lui permit de répéter souvent :
Malheureux père ! père imprudent !... tu m'asassines !... Repousse, repousse donc ce fer dont tu as armé ma main ! ... il me déchire !... Pleure ! pleure !... Arrache-moi donc du tombeau que tu m'as creusé, ou viens t'y précipiter avec moi !...

Enfin, le lendemain matin, il expira dans mes bras, en prononçait encore votre nom, et ces mots, ces mots terribles qui resteront à jamais gravés dans ma mémoire... Mon père !... il y tombe avec moi !... quel exemple pour les pères !...

Je crois, monsieur le marquis, qu'on peut attribuer cette espèce de délire, indigne d'un bon fils, aux exclamations de monsieur Dorimont, qui lui avait désorganisé le cerveau, en s'écriant sans cesse : Horrible préjugé ! système affreux ! Quel est l'homme féroce qui vous a appris à tuer votre semblable ? et mille autres sottises de cette espèce. J'appelle cela des sottises ; car rien n'est plus naturel que de mourir pour défendre ses armes et son nom : n'est-ce pas, monsieur le marquis ? du moins vous me l'avez dit cent fois.

Pardonnez-moi donc la mort de monsieur votre fils, que vous auriez soufferte comme moi si vous eussiez été sur les lieux, et croyez aux regrets éternels de votre, etc.

DUPRÉ.»

Cette lettre est pour Desforts un coup de foudre qui frappe un voyageur... Il se laisser tomber à la renverse, et quand les secours de ses gens l'ont rendu à la vie, il ouvre en tremblant la lettre de son fils, qui est incluse dans celle du précepteur... Il regarde la signature à peine lisible, et verse des larmes amères. Mais que devient-il en lisant ce peu de mots :

«Mon père, sans doute il faut défendre jusqu'à la mort sa réputation d'honnête homme, ses mœurs, sa probité ; mais se battre pour des titres... pour des chimères ! vous me l'avez pourtant appris... Pardon... j'ai eu la folie de croire à des sophismes... Je meurs, je meurs... en priant mon père de plaindre une malheureuse victime. Il a, pour ainsi dire, aiguisé le fer qui me perce le sein !... Pardonnez, encore une fois, au trouble de mes sens. Je pleure plus sur vous que sur moi. Celui qui se dit pour la dernière fois votre fils.

ALEXIS DESFORTS.»

Le désordre de cette lettre, les reproches qu'elle renferme, tout est, pour le triste père, l'arrêt de sa mort... Il a à peine la force de venir à Paris, d'y mettre ordre à ses affaires, de congédier le sot précepteur, à qui il n'ose faire la plus légère remontrance, et de revenir ici dans son château pour s'y enfermer avec la mémoire de son malheureux fils... Hélas ! l'infortuné ne lui a survécu que six ans. Toujours malade, toujours poursuivi par l'ombre de son fils, il est mort, il y a quatre jours, en s'accusant du meurtre de son cher Alexis, en offrant son exemple à tous les pères.

Tel fut le sort de celui-ci, qui alluma, au lieu de réprimer dans son fils, le désir de férailler, et de soutenir des préjugés par un crime plus horrible qu'eux ; car, n'en doutez point, le duel est l'acte le plus barbare qu'un homme puisse se permettre. Il est digne de l'orgueil qui l'a créé, et des siècles d'ignorance qui l'ont soutenu. Un homme qui propose un duel à son semblable, ou qui l'accepte, est, selon moi, un assassin qui compte déjà sur le meurtre de son adversaire, qui mesure son cadavre de ses yeux ensanglantés, et qui compte sur un homicide pour soutenir ses prétentions bien ou mal fondées. Un homme pareil est un monstre dont je serais désespéré de m'avouer le frère ou l'ami ; encore moins voudrais-je être son père. Moi donner le jour à un tigre altéré du sang ; de ses semblables ! ah ! je ne me le pardonnerais jamais !...

Palamène avait prononcé ces derniers mots avec l'accent de l'émotion, quelques larmes même coulaient de ses paupières : il était aisé de voir qu'il souffrait ; et ses enfants, qui le remarquaient, ne pouvaient dissimuler qu'ils étaient dans l'inquiétude. Armand cependant souffrait encore plus que son père. Armand, qui avait jugé par quelques regards de Palamène qu'il connaissait son étourderie, ne pouvait plus résister aux divers sentiments dont il était agité. L'histoire de Desforts avait préparé son cœur à de plus grandes émotions. Les dernières paroles de son vertueux père ne lui permirent plus de dissimuler les tourments qu'il éprouvait. Mon père, mon père ! s'écria-t-il en se jetant à ses pieds, pardonnez à votre fils ; non, ce n'est point de tigre altéré de sang dont vous rougiriez d'être le père ; je n'ai été qu'égaré : mais je sens ma faute, et je suis prêt à la réparer par tous les moyens possibles. — Relevez-vous, Armand. Vous commencez à sortir de l'enfance ; je ne vous passerai rien de ce que je ne pourrai pas attribuer à la faiblesse de l'âge ou de la raison. — Mon père... vous savez donc ?... — Je sais tout ; mais j'exige que vous me racontiez cette affaire avec tous ses détails, pour l'instruction de vos frères et l'exemple que je dois leur donner. Calmez-vous, mon fils : parlez, et surtout soyez franc ; c'est tout ce que je vous demande.

Mon père... je revenais tantôt de la forêt, où j'avais été, en me promenant, résoudre un problème de mathématiques, lorsque je rencontrai sur mon passage le jeune Julien qui me regarda avec un air moqueur ; je le fixai : il se mit à me rire au nez. De quoi ris-tu, lourdaud ! lui dis-je assez brusquement. — Eh pardi, me répondit-il, je ris de vous. — De moi, insolent ! — Insolent ! insolent vous-même ; qu'est-ce que vous êtes pour tant faire le fier ? Le fils d'un fermier, comme moi. — Mon père un fermier comme le tien ! — Avec cette différence, c'est que ton père a été autrefois un ouvrier, et que le mien a toujours commandé aux autres.

Je vous avoue, mon père, qu'irrité du mépris avec lequel ce paysan parlait de vous, je me suis hasardé à lui donner un soufflet... Il a voulu me riposter ; mais plusieurs gens qui passaient, lui en ayant imposé, il m'a dit tout bas à l'oreille : À demain, si tu as du cœur, à six heures du matin, ici avec un bâton chacun... Je compte que tu y viendras... Je le lui ai promis... et demain nous devons, nous devions du moins nous battre à coups de bâton. Voilà tout, mon père ; punissez votre fils qui aurait pu pardonner sa propre injure, mais non celle qu'on faisait à un père qu'il respecte et chérit tendrement.

C'est fort bien, mon fils, répondit froidement Palamène. Vous voilà dans le cas du jeune Desforts dont je vous parlais tout à l'heure : car enfin vous savez sans doute ce qui a provoqué les ris de Julien à votre aspect ? — Oui, mon père je m'en suis aperçu après. Des feuillages que le vent avait poussés sur mon chapeau sans que je m'en aperçusse, avaient suffi pour exciter les éclats de rire de ce jeune homme. Mais son impertinence ensuite ; la manière dont il parlait de vous !... — Et quoi ! la manière ?... Est-ce parce qu'il me traitait d'ouvrier ?... Il m'honorait, mon fils, il me rendait tout l'honneur que je mérite. Oui, je m'enorgueillis d'avoir travaillé dans ma jeunesse ; je me glorifie de ce beau titre d'ouvrier, qui annonce un homme laborieux, un homme utile à ses concitoyens. Le riche qui jouit, est-il comparable à l'ouvrier, qui gagne, quand ce dernier toutefois est honnête homme et rangé ? Apprenez, mon fils, que l'on doit tout à l'ouvrier, rien à l'homme inutile qui ne rend aucune service à sa patrie... L'homme qui parvient par son travail, par sa conduite, vaut mieux que celui qui est né dans le sein de la fortune et de l'inaction. Le premier ne peut être accusé d'orgueil, quand il se vante de son avancement.

Un jour, un général d'armée, dont le nom m'est échappé, décoré de toutes les dignités militaires qu'il avait méritées par sa valeur et ses talents, fait passer une partie de ses troupes par un petit village. Là, il met à contribution tous les mets que peut offrir le canton : il commande un superbe repas, qu'il fait servir dans la place même du village. Un de ses aides-de-camp avait été de sa part inviter à dîner le vieux Germain, bon laboureur du canton, et la vieille Berthe, sa tendre épouse... Ces deux vieillards, étonnés de tant d'honneur, se rendent à l'invitation du général, qu'ils ne connaissent point du tout. Celui-ci les fait, placer à côté de lui, leur prodigue toutes les attentions possibles pendant le repas, dont les soldats sont témoins sans en connaître le motif. Au dessert, le général élève la voix : Camarades, dit-il à ses troupes présentes, vous me voyez, je suis votre général. Apprenez que j'ai commencé comme vous tous : j'ai labouré la terre jusqu'à l'âge de vingt ans, sous un père bon habitant des campagnes ; et ce père que je n'ai jamais vu depuis, ce bon père qui m'a vu engager en versant des larmes, ce respectable père qui depuis sans doute m'a cru mort, puisqu'il n'a pu recevoir de mes nouvelles, vous le voyez : c'est le vieillard que voici à ma droite ; son épouse est ma mère...

Rien n'égale la surprise du vieux Germain, qui se frotte les yeux et verse des larmes dans les bras de son fils... Quoi, c'est toi ! c'est vous !... c'est mon Victor !... — Oui, mon père, c'est votre Victor... Oui, ma mère, voilà cet enfant que vous avez nourri, porté dans vos bras, et qui a eu le bonheur de faire assez bien son devoir pour mériter de commander des hommes dont il a partagé les travaux... Voilà le fruit des leçons de vertu que vous avez données à ma jeunesse !... Soldats, buvons tous à la santé de mon père ; et apprenez par ce que vous voyez, à bien servir la patrie pour mériter des récompenses, et surtout à ne jamais rougir du berceau dans lequel le hasard vous a placés. La gloire et l'honneur ne doivent jamais faire oublier la nature, la nature, le premier des devoirs, le premier des besoins pour un cœur sensible !

Vous voyez, mon fils, par l'exemple de ce général, qu'il est beau de se glorifier de ses premiers travaux, et surtout qu'il est bien doux pour un honnête homme de devoir son avancement ou sa fortune à soi-même, à son activité, il son propre mérite !... Comment ! le titre d'ouvrier donné à votre père a pu vous humilier ! Vous vous êtes abaissé jusqu'à frapper un jeune homme que votre orgueil a irrité ! et vous avez poussé l'inhumanité jusqu'à accepter une espèce de duel, un rendez-vous pour vous battre à coups de bâton, comme les gens sans éducation !... Ah, mon fils ! que vous me faites de mal !... — Mon père rien, non, rien n'égale mon repentir !... Tracez-moi la conduite que je dois suivre, et je me ferai un devoir d'exécuter vos ordres... — Mes ordres ! votre cœur ne devrait-il pas vous indiquer ce que vous avez à faire ?... Ne sont-ce pas des excuses que vous devez à un jeune citoyen que vous avez injurié, maltraité ?... Demain, je vous ordonne...

Palamène est interrompu ici par l'arrivée de Julien lui-même. Armand, à son aspect, a senti la honte rougir son front. Julien est calme : il s'adresse à Palamène. Votre fils aîné, lui dit-il, m'a insulté, frappé, tantôt, à l'entrée de la forêt : j'ai eu l'indiscretion de lui proposer un rendez-vous qu'il a accepté ; mais j'ai réfléchi qu'il est indigne d'un homme sensible d'aller, de sang-froid, en trouver un autre pour l'estropier ou s'en faire estropier. Je viens vous faire juge de notre querelle, et vous prier de m'en donner une satisfaction digne de l'humanité, digne des lois, digne enfin d'un père respectable comme vous l'êtes. — Julien, lui dit Palamène, votre procédé est très beau ; il annonce en vous un esprit et un cœur au-dessus de votre âge. D'après la noblesse de votre démarche, je ne vous demanderai point si vous vous êtes permis de plaisanter Armand, de l'affliger en comparant le plus ou le moins de fortune de votre père avec la mienne ; je ne crois point que vous avez été capable de vous manquer à ce point : qui raconte exagère, mon fils a pu entendre de travers, et me rapporter de même. — Je vous jure. — Point d'explication ! mon fils est coupable ; c'est à lui à vous faire des excuses, sans bassesse, et sans dégrader la qualité d'homme qu'il partage avec vous... Eh bien ! Armand, ai-je besoin de vous dicter les expressions que vous devez employer ?

Armand se lève avec fermeté, s'approche de Julien, et lui dit d'un ton qui étonne et enchante Palamène : Julien, je vous ai offensé, vous m'en voyez repentant : je déteste ma faute, et vous prie de me prescrire l'espèce de dédommagement que vous désirez. — Ta faute est expiée, répond Julien en lui tendant la main : viens dans mes bras ; embrasse-moi, et que ton adversaire devienne ton meilleur ami ! — Quoi ! tu peux oublier la brutalité à laquelle je me suis laissé emporter ? — Si un soufflet d'un homme irrité est une tache sur cette joue ; imprimes-y le baiser de l'amitié, elle sera pour jamais effacée !...

Armand verse des larmes de joie ; il presse Julien contre son cœur qui bat violemment. Tous deux se confondent dans les plus douces étreintes ; et Palamène et ses enfants, témoins de cette scène touchante, versent des larmes d'attendrissement...

Cependant, si le vieux père ne sépare point ces deux jeunes gens, leur sensibilité va trop comprimer leurs cœurs. Palamène se hâte de mettre fin à cette tendre réconciliation. Il prend son fils d'une main, et de l'autre il fait asseoir Julien à ses côtés. Mes amis, leur dit-il, vous voyez ce que peuvent l'ironie d'un côté, et la vanité malentendue de l'autre ; elles font commettre des fautes ; et puis, il est si honteux de s'être mis dans le cas d'être pardonné !... Que cette leçon vous serve à tous deux. Craignons sans cesse d'irriter la sensibilité, je dirai même la susceptibilité de nos frères : chacun a ses faiblesses : il faut éviter de se heurter réciproquement ; vouloir la perfection, est une chose impossible ; et ne point passer les défauts en faveur des bonnes qualités, est le fait d'un insensé. Que dirait-on d'un jardinier qui arracherait impitoyablement les plantes utiles de son jardin, parce qu'elles seraient obstruées par de fausses herbes ? il en est d'un père, d'un instituteur, d'un ami même, comme de ce jardinier qui se contente d'élaguer les herbes parasites, pour découvrir les bonnes. On doit s'occuper à se corriger mutuellement sans s'irriter, sans se raidir contre les imperfertions de l'espèce humaine ; et celui-là est vraiment fait pour aimer ses semblables, qui leur passe leurs faiblesses, comme ceux-ci sont obligés de lui passer les siennes... Voilà, mes enfants, la morale que je vous devais ; voilà toute la punition que je veux infliger à mon fils. Oublions ce léger événement, et rendons grâces aux lois qui, en proscrivant les duels, cette coutume horrible des siècles de barbarie, conservent aux familles leurs rejetons, leur espoir et leur tranquillité.

Ainsi se termina l'aventure d'Armand et de Julien. Ces deux amis se promirent de serrer les doux nœuds de l'union la plus intime. Julien se retira ; et toute la famille de Palamène, fatiguée des émotions vives que cette soirée lui avait fait éprouver, trouva bientôt, dans le repos du sommeil, des images riantes, des songes agréables, qui lui firent oublier les tristes événements que la journée avait vu naître et finir.


DIXIÈME SOIRÉE.

LA RECONNAISSANCE.


Histoire des trois pèlerins.

Dans la matinée qui précéda la soirée qu'on va connaître, Palamène entendit de son cabinet une conversation assez singulière entre ses enfants qui s'étaient réunis pour déjeuner dans une salle à côté, et qui croyaient leur père fort éloigné. Léon, disait Benoît, quelle différence de notre situation actuelle, à celle qui était notre triste partage chez notre bonne vieille tante ! Comme nous nous instruisons ici ! Tiens, les journées me paraissent trop longues, à moi. Quand je vois naître l'aurore, je voudrais voir tout de suite le soleil se coucher, tant j'aime nos soirées. — Tu as bien raison, répond Léon ; je suis comme toi. Les soirées que nous passons ici, sont on ne peut pas plus agréables. Quel plaisir d'entendre notre père nous donner des leçons de morale, ou nous raconter quelque histoire ! — C'est vrai, répond Jules ; c'est que toutes ses histoires sont si intéressantes ! — Toutes, interrompt Armand ; et tout cela grave dans nos cœurs les véritables principes de la morale et de la vertu. — Comme mon père sait faire aimer l'humanité ! répond Léon. — Et pourquoi n'aimerait-on pas l'humanité ? dit la jeune Adèle : pour moi, d'après tout ce que je vois, tout ce que j'entends, je suis persuadée, mais intimement persuadée, que tous les hommes sont bons, humains, sensibles et génereux. Il n'y a pas de méchants dans le monde ; non, il n'y en a pas ; mon père nous l'aurait dit. — Oh oui, poursuit Léon, il nous l'aurait dit ; mais, au contraire, tous ses tableaux ne retracent que de bonnes gens, là, des gens qu'on voudrait voir, qu'on voudrait connaître. — Son M. Dorimont, dans l'histoire des Desforts, qui est la moins aimable qu'il nous ait racontée, eh bien, ce M. Dorimont est un brave homme. — Et ce général qui embrasse son vieux père, et donne une si belle leçon à son armée ! — Et ce bon Gérard, hen ! est-ce là un bon cœur ? — Mais Dulys n'était qu'égaré par de mauvais conseils, car, au fond, il a des sentiments. — Oh oui, mais j'aime mieux Gérard. — Et moi aussi. — Cette servante d'auberge encore ! C'est une bavarde, si l'on veut, mais c'est un bon cœur, une fille bien obligeante. — Dans tout cela, je ne vois de méchant homme que ce vilain Dupuis. — Eh bien, c'est un sur quatre. — Oui, tous les hommes sont bons ; la grande majorité en est excellente. — Moi, je ne crois pas du tout au vice, au crime ; je ne crois qu'à la vertu. — Et moi aussi. — C'est bien de la part de notre père : ça nous donnera de la confiance en nos semblables, quand nous serons un jour lancés dans le monde. — Nous ne craindrons pas d'être trompés. — Oh ! non ; mais cependant il faudra un peu y prendre garde. — Oui, sans doute, il faut de la prudence ; mais en aurions-nous besoin, si nous rencontrions toujours des Jacques Lebon, de bonnes gens comme tous ceux que nous avons vus venir ici les soirs ? car, vois-tu, l'état, le rang, la richesse, tout ça ne fait rien sur le moral des hommes ; c'est même sous les haillons de l'indigence qu'on doit trouver les meilleures gens. — Oh ! comme c'est bien pensé, ça, mon frère ! — Tu l'aurais dit comme moi, mon frère. — Ainsi, voilà qui est bien sûr ; chacun de nous sera assez heureux dans le monde, si les hommes ressemblent tous au portrait que nous en fait notre père : nous nous marierons ; nous aurons de bonnes femmes de ménage qui ne s'occuperont que de notre bonheur. — Ô mon Dieu, oui : toi, jeune sœur, tu auras un mari qui te chérira, qui sera ton soutien, ton ami ; c'est charmant. — Oui, c'est charmant. Que je suis donc content d'être au monde ! — Ah ! et moi !... — Je voudrais que notre bon père fût là, qu'il entendît ce que nous disons : dame, il verrait que nous profitons de ses leçons, et surtout il s'applaudirait de notre félicité, en voyant qu'elle est son ouvrage...

Le désir des enfants était réalisé : Palamène était là qui les écoutait, et qui ne s'applaudissait pas si fort de son ouvrage qu'ils le croyaient bien. Cette conversation au contraire, lui donnait beaucoup à réfléchir. Me serais-je trompe ? se disait-il à lui-même ; à forte de parler de la vertu, d'en tracer des modèles, aurais-je fait naître dans le cœur de mes enfants une confiance aveugle, une sotte crédulité qui pourrait un jour les plonger dans les plus grands malheurs ? Il n'est pas toujours nécessaire de peindre en beau des objets qu'on n'est souvent que trop forcé de voir du mauvais côté. Pour produire de l'effet, il faut des oppositions ; et je m'aperçois trop tard que mon pinceau n'a saisi qu'une couleur. L'un s'imagine comme cela tout de suite que la première femme qu'il épousera fera son bonheur. Ma fille voit déjà dans le premier homme qu'elle rencontrera un soutien ; un ami, un excellent époux. Ils ne choisiraient pas, si je les laissais faire. Un moment ; revenons un peu sur nos pas ; mettons du noir sur notre palette ; tâchons de prémunir contre le vice par le tableau du vice, et prévenons la saison lente de l'expérience, en leur faisant une espèce de vertu de la défiance et de la circonspection.

Palamène remercie le Ciel de ce qu'il a entendu la conversation de ses enfants, et sur-le-champ il dresse ses batteries, ainsi qu'on va le voir. Dans l'après-midi il charge son fils Armand d'aller porter une lettre à l'un de ses voisins. Il fallait traverser une plaine pour arriver à la demeure de ce voisin. Armand, après avoir fait sa commission, revient par le même chemin, et reste fort étonné en trouvant à ses pieds un rouleau de papier lié avec trois rubans, l'un rouge, l'autre bleu, et le troisième blanc. Armand se doute que quelque voyageur a perdu ce rouleau : mais le chemin n'est point passager ; il ne conduit qu'à la maison dont il sort, et il n'y a vu entrer personne. Qui peut avoir laissé là ce rouleau, qui est singulièrement lié ?... Armand marche toujours, en réfléchissant à l'objet qu'il vient de trouver. Sa pensée se fixe enfin sur l'idée naturelle que quelqu'un a laissé tomber de sa poche ce paquet, qui paraît assez lourd... Armand le dénouera-t-il ? Satisfera-t-il sa curiosité ? Non, il ne rompra point les cachets, car il y en a un aux deux bouts du rouleau. Il le portera à son père, et Palamène, satisfait de cette déférence de son fils lui dira sans doute ce que c'est.

Voilà donc Armand qui rentre au moment où sa famille se réunit sur la terrasse. Il rend compte à son père de la réception que lui a faite l'ami à qui il a porté la lettre. Ensuite il lui donne le paquet, en lui disant qu'il a voulu lui laisser le plaisir de le décacheter. Palamène paraît content de cette attention : il s'extasie sur l'importance dont il présume que doit être cette trouvaille. Ce sont sans doute des papiers de famille, inutiles à tout autre qu'à celui qui les a perdus. Armand aurait dû regarder sur la route, autour de lui, attendre que le propriétaire vint réclamer sa perte. Armand répond qu'il a pris toutes les précautions possibles, Palamène dénoue les trois rubans, et trouve écrit sur l'un d'eux : Mettez à part ces trois rubans ; on viendra les réclamer. La surprise des enfants est extrême... Palamène déroule le cahier, et trouve dans le milieu un rouleau de vingt-cinq louis. Sur ce rouleau est écrit : Cette somme est destinée à l'impression de ce manuscrit, utile au siècle présent et aux siècles futurs. En enlevant le rouleau, un petit carré de papier s'envole et tombe, Palamène le ramasse, et il lit : Si vous désirez voir l'auteur de ce manuscrit, allez l'attendre à la place où vous l'avez trouvé : il s'y rendra à onze heures précises.

On juge de l'étonnement de tous les enfants : il sont là, la bouche béante, les yeux fixes, qui entourent le siège de leur vieux père. Le merveilleux qui accompagne ce manuscrit les glace d'effroi : ils respirent à peine, et brûlent du désir de savoir ce que contient cet écrit mystérieux ; Palamène jette les yeux sur le titre, qui est ainsi conçu : Histoire des trois pèlerins. Le vieux père feint de partager la curiosité de sa petite famille, et engage ses enfants à s'asseoir tranquillement ; et après avoir fait quelques réflexions sur la bizarrerie des avis qu'on lui donne sur ce manuscrit, il en commence la lecture en ces termes :

HISTOIRE DES TROIS PÈLERINS,

DUVAL, HUBERT ET GRATIEN.


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Il est sans doute des homme vertueux sur la terre ;
mais il faut les chercher pour les trouver...
Faites tous comme nos trois pèlerins.
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CHAPITRE PREMIER,

Dans lequel on verra un Testament singulier.

Pierre Desvignes avait cultivé les arts dans sa jeunesse. Né de parents fort peu aisés, il avait senti qu'il fallait qu'il fît lui-même sa fortune et sa réputation. Pierre Desvignes était parvenu à la plus heureuse vieillesse, et ses grandes richesses lui faisaient des jaloux. En effet, on a vu peu de fortunes aussi considérables que l'était celle de ce particulier : maisons, terres, châteaux, parcs, meubles, bijoux, argent comptant, il avait tout, et ses biens eussent pu mettre vingt familles comme la sienne à son aise. Pierre Desvignes était cependant philosophe. Il avait trois fils, Duval Desvignes, Hubert Desvignes, et Gratien Desvignes ; il les avait élevés avec la plus grande simplicité. Habitués à soupirer après les richesses qui étaient sans cesse sous leurs yeux, ces trois jeunes gens, dont l'aîné n'avait pas vingt-cinq ans, se consolaient de ce qu'ils appelaient la parcimonie de leur père, en pensant qu'un jour viendrait où ils se partageraient cet immense héritage : ils étaient cependant bien éloignés de désirer la mort de leur père ; mais ils pensaient seulement aux lois de la nature, qui abaissent les uns pour élever les autres ; et je puis dire qu'ils attendaient le moment de jouir sans le souhaiter prochain, mais avec une espèce de plaisir : c'était uniquement une jouissance pour eux de penser qu'ils jouiraient un jour.

Le jour n'arriva que trop tôt pour leurs cœurs sensibles ; car ils aimaient leur père. Pierre Desvignes tomba malade dangereusement. Quand il se vit près du tombeau, il fit approcher de son lit ses trois fils, qui fondaient en larmes, et leur tint ce discours d'une voix faible : Mes enfants, vous allez me fermer les yeux, c'est naturel : je devais mourir avant vous ; et il était tout simple que vous devinssiez mes héritiers. Cependant, ne vous flattez pas, après m'avoir enfermé dans le cercueil, de jouir sur-le-champ de l'héritage considérable que je vous laisse. Il m'a fallu considérablement travailler pour amasser tant de richesses : vous travaillerez de même pour en hériter : je ne m'explique point là-dessus. J'ai remis mon testament à votre oncle Thomas Desvignes. Après ma mort vous l'ouvrirez ; vous le lirez avec la plus sérieuse attention, et vous exécuterez de point en point toutes les lois que je vous y prescris. Jurez-moi, mes enfants, que vous serez fidèles aux dernières volontés de votre père... — Nous vous le jurons tous trois. — Bien, bien : à présent donnez-moi votre main, et que le Ciel me retire une vie que j'ai rendue laborieuse, mais qui ne peut plus être utile à personne...

Les jeunes gens pleuraient : bientôt leur douleur redoubla quand ils s'aperçurent que leur père venait d'expirer... Leur oncle vint les arracher de ce spectacle affreux, et l'on rendit les derniers devoirs au vieillard. Quand tous ces premiers soins furent remplis, les trois frères, qui se rappelaient sans cesse les dernières paroles de Pierre Desvignes, paroles dont ils n'avaient pu comprendre le sens, se rendirent chez leur oncle Thomas, et le prièrent de leur donner lecture du mystérieux testament qu'ils avaient promis de suivre à la lettre. Thomas Desvisgnes les fit asseoir, prit ses clefs, ouvrit son secrétaire, et en tira, avec un silence morne, un paquet cacheté, sur lequel les trois frères jetèrent un œil inquiet et humide de larmes.

Thomas met ses lunettes, et commence ainsi la lecture de ce testament bizarre, dont il passe les expressions et conditions légales. Faisons comme lui, et lisons ce qui s'y trouve de plus intéressant pour les héritiers Desvignes.

«Avant de prescrire à mes enfants mes dernières volontés, je dois leur raconter mon histoire, qu'ils n'ont jamais sue : elle est courte, et ne les ennuiera pas. Je suis le fils d'un artisan. Livré à l'étude des arts dès ma plus tendre jeunesse, je n'aurais pas sans doute amassé une fortune aussi brillante que la mienne, sans le secours de trois personnes dont les principes, les mœurs et les vertus sont bien rares dans le siècle où nous sommes. Un philosophe, que des malheurs qu'il ne s'était pas attirés avaient réduit à la plus affreuse misère, me prit en amitié, et se donna la peine de cultiver mon esprit et mon cœur, en m'enseignant la science de la morale et de la philosophie. Je perdis cet homme estimable, et un bienfaiteur d'un nouveau genre vint réparer la perte que je venais de faire : ce fut un riche désintéressé, qui m'accabla de bienfaits pendant plus de six ans, sans me voir ; sans vouloir même que j'apprisse son nom. Rien ne gêne plus les artistes, m'écrivait-il souvent ; rien n'arrête davantage leur essor et leur émulation, que la nécessité de travailler pour vivre : vivez, cher Desvignes, ne travaillez que pour votre gloire et pour vous perfectionner.

C'est avec des lettres aussi touchantes qu'il m'envoyait des sommes d'argent considérables. Enfin, ce généreux inconnu mourut aussi, et ce fut alors que j'appris son nom avec le legs d'une terre qu'il me faisait par son testament.

Vous allez connaître la troisième personne qui a contribué à ma félicité. Dans un voyage que je fis, la maladresse d'un garde-chasse pensa me coûter la vie. Je fus blessé d'un coup de fusil, et tellement défiguré, qu'il était impossible de distinguer si mes traits avaient eu autrefois quelque grâce. Un homme que je ne connaissais point du tout, me fit transporter de la route dans sa maison, où, je reçus tous ici secours possibles. Sa fille était belle et sensible : il me vint à l'esprit, de me faire passer pour pauvre, afin de voir si cette jeune personne pourrait aimer un homme laid et sans fortune. Je fis briller à ses yeux le peu de talents que je possédais, et je réussis. Justine, qui fut votre mère à tous trois, m'épousa, et fut fort étonnée, quand le contrat fut fait, d'y voir que je possédais de grands biens, et que je l'avais trompée agréablement. Elle était fort riche aussi : des héritages vinrent encore augmenter ma fortune, déjà considérable ; et voilà, mes enfants, mon histoire finie.

Après avoir fait mille réflexions sur le hasard heureux qui m'avait envoyé le bonheur par trois individus d'une espèce bien rare, et que toutes mes recherches, toute ma prudence ne m'auraient jamais fait rencontrer, je formai le projet de rendre à leurs pareils, si toutefois ils en ont, une partie du bien que j'ai reçu d'eux ; et j'ai pensé à mes enfants pour acquitter la dette de leur père. En conséquence, voici ce que je leur ordonne : Tous trois, soudain après la lecture de mon testament, se déguiseront ainsi que je vais le leur prescrire, quitteront le pays, en laissant leurs biens et leur confiance à leur oncle, que je fais mon exécuteur testamentaire, et courront le monde jusqu'à ce qu'ils aient rencontré un infortuné qui ne le soit point par sa faute ; un riche qui fasse le bien sans ostentation, sans intérêt, et pour le seul plaisir de le faire ; une femme enfin qui soit capable de s'attacher au moral plus qu'au physique et à la fortune. Quand mes trois fils auront rencontré ces phénix, ils les amèneront à leur oncle ; qui partagera entre ces trois individus la moitié de mon héritage. L'autre moitié sera plus que suffisante encore pour faire vivre mes trois enfants dans la plus grande aisance.

Hubert, dont l'esprit est souple, insinuant, observateur, cherchera l'infortuné ; Duval, dont la sensibilité et la bonté savent attendrir les cœurs les plus insensibles, trouvera le riche par tous les moyens possibles ; et Gratien, mon jeune fils, qui est doué de la plus belle âme et de la plus aimable figure, soupirera auprès des belles, de la manière qu'il le jugera à propos, jusqu'à ce qu'il ait déterré la femme désintéressée. Eh ! que mes enfants ne croient pas qu'ils rencontreront aisément dans la société trois êtres pareils à ceux qui m'ont fait du bien, ils étaient peut-être seuls de leur espèce dans la nature : c'est ce qu'une longue observation des mœurs de la société et une grande connaissance du cœur humain m'ont persuadé. Les hommes sont tous faux, ingrats et intrigants ; les femmes sont toutes coquettes et capricieuses ; et trouver les trois phénix que je demande, n'est point une chose tout à fait facile.

Tel est l'ordre absolu d'un père. Que mes enfants se pénètrent bien de mon idée ; qu'ils se préparent à tous les genres d'épreuves pour réussir, et qu'ils se mettent sur-le-champ en pèlerinage. Leur oncle leur avancera toutes les dépenses qu'ils seront dans le cas de faire, lesquelles dépenses seront prises sur la masse commune avant le partage des biens... Telle est ma dernière volonté ; j'en laisse l'exécution à la nature et à la philosophie. Un père au tombeau a des droits sur ses enfants ; les miens trouveront peut-être mon testament bizarre, insensé : peu m'importe leur opinion, celle du public, pourvu que la réussite de mon projet tourne à l'avantage des mœurs et de la morale ; car, pour l'instruction des hommes, mes enfants. feront un journal de leur voyage, et le feront imprimer : c'est ma dernière volonté.

Signé, Pierre DESVIGNES.»

CHAPITRE II.

L'intérêt est la pierre du cœur humain.

On juge de l'étonnement des trois Desvignes à la lecture d'un pareil testament. Ils conviennent que leur père a eu raison de deviner qu'ils le trouveraient bizarre ; et en effet est-il rien de plus singulier que la loi qu'il leur impose ? Cependant ils ont juré d'obéir, et leur oncle d'ailleurs n'est pas un homme à leur partager la succession avant qu'ils l'aient méritée. Les voilà donc décidés il se mettre sur-le-champ en pèlerinage. Au surplus, dit Duval, est-il si difficile de rencontrer ce que mon père a trouvé sans chercher ? Presque tous les hommes sont bons, humains et sensibles ; oui, tous les hommes se plaisent à pratiquer la vertu, à faire le bien. Je frapperai à la porte du premier château, et je suis sûr d'avoir mon riche généreux avant que mes frères aient fini leurs recherches. — Tu te trompes, mon frère, reprit Hubert ; ton riche sera plus difficile à rencontrer que mon artiste infortuné : dans ce siècle de cabales, d'intrigues, rien n'est plus commun que de voir un homme rempli de talents ; utiles à sa patrie, qui lui ont coûté mille veilles, et en même temps ignoré, repoussé dans la foule, et malheureux ; c'est moi qui reviendrai le premier. — Non pas, s'il vous plaît, mes amis, interrompit le tendre Gratien, je réussirai avant vous deux. Votre riche bienfaisant, votre artiste qui n'ait pas mérité ses malheurs, tout cela est plus rare qu'une femme sensible : une femme sensible ! Eh mais ! toutes le sont, toutes sont des modèles de candeur, de désintéressement et de délicatesse ! Ce sexe est le modèle, de l'autre du côté de la franchise et des procédés. C'est moi, mes frères, c'est moi qui reviendrai le premier.

Il s'élève une légère dispute entre les trois Desvignes sur le plus ou le moins d'avantages de la mission de chacun d'eux. L'oncle y met fin, en leur comptant une somme d'argent, et en les engageant à ne pas perdre de temps. Les voilà donc décidés à prendre tous les moyens, tous les déguisements possibles pour réussir. Ils embrassent leur oncle, se promettant de s'instruire réciproquement du fruit de leurs démarches, et de se réunir même de temps en temps, si le hasard les force à se séparer. Après s'être munis de tout ce qui leur est nécessaire pour leur voyage, ils partent ensemble, dans le dessein de se consulter bientôt sur le chemin que chacun d'eux doit prendre.

On était au commencement du printemps, la saison de l'amour et des voyages. L'air était encore un peu frais, mais la nature ouvrait son sein à la végétation ; les arbres et les prés commençaient à se couvrir d'une tendre verdure, et les oiseaux chantaient la jeunesse de la nature.

Nos trois pèlerins avaient déjà beaucoup marché, et ils se trouvaient à l'entrée d'un bois silencieux et déjà touffu. Ils prennent le parti de s'asseoir, et de tirer de leur sac quelques provisions. Tandis qu'ils réparent leurs forces, Hubert propose à ses frères de se séparer. Si nous allons tous trois ensemble, leur dit-il, chacun de nous peut manquer le but de notre voyage, par complaisance pour les autres. Le hasard peut nous offrir à tout moment ce que nous cherchons. Il ne faut pas le manquer parce que nous ne serons pas seuls. Je pense donc que chacun de nous, ayant un objet bien déterminé, doit prendre son parti, et s'en occuper séparément.

Duval et Gratien conviennent que leur frère a raison. Comme ils n'ont pas un moment, pas une démarche à négliger, il vaut beaucoup mieux qu'ils se séparent, pour se réunir un jour dans le sein du bonheur. Moi, par exemple, dit Duval, il faut que j'aille dans une grande ville pour trouver mon riche, tandis qu'Hubert peut rencontrer son infortuné dans la première chaumière : la femme sensible et désintéressée que cherche Gratien peut aussi se présenter à lui au premier moment. Ne nous gênons donc point par une complaisance mal entendue. Voyez-vous ce carrefour au tiers de la forêt ? Il offre trois routes dont chacun de nous ignore le terme ; prenons-en chacun une, et puis abandonnons notre sort à la Providence, qui ne peut nous abandonner, puisque c'est le respect filial qui nous expose ainsi à courir les aventures.

La proposition de Duval fut agréée. Après un déjeuner frugal, tous trois marchent ensemble jusqu'au carrefour. Là, ils s'embrassèrent en versant des larmes de sensibilité ; ensuite chacun d'eux prit la route qu'il vit en face de lui, et bientôt ils se trouvèrent absolument isolés.

À présent, ami lecteur, vous êtes libre de suivre avec moi celui des trois qui vous plaît davantage ; mais comme je pense qu'ils vous intéressent également, nous prendrons, si vous voulez, l'un des trois chemins au hasard, comme ils l'ont fait, et nous y suivrons le sensible Duval.

Duval avait pris à dessein des vêtements très simples, et qui annonçaient plutôt l'indigence que l'aisance. Un havresac était sur son épaule, et il s'appuyait, en marchant, sur un gros bâton noueux. Duval, qui voulait se rendre à Paris, marcha toute la journée, sans rencontrer autre chose que des hameux et des agriculteurs. Sur le soir, Duval se trouva engagé dans une plaine assez vaste, et il craignit que la nuit ne l'y surprît. Un superbe château dominait la plaine sur la droite, tout y paraissait en mouvement. Les croisées, ouvertes de tous les côtés, laissaient voir des lustres et des girandoles qu'on allumait dans tous les appartements. Les sons ravissants d'un concert mélodieux venaient frapper agréablement les oreilles de Duval ; tout lui prouvait qu'on donnait une fête dans ce magnifique château. Duval s'était arrêté, les yeux fixés sur le tableau qui s'offrit à ses regards, lorsqu'il se sentit pousser rudement. Il se retourne, et dans l'instant un particulier, vêtu très décemment, tenant un livre à sa main, lui fait mille excuses de son impolitesse. — Pardon, monsieur, lui dit l'inconnu, je ne vous voyais pas ; je m'amusais à lire : le jour tombe, mon livre était sous mes yeux ; je vous ai blessé peut-être ? — Non, monsieur ; je vous assure que vous ne m'avez point fait de mal : mais puisque le hasard me permet de vous adresser la parole, j'ose vous demander à qui appartient ce superbe château que voilà ? — À un riche particulier qu'on appelle Dormont : le connaissez-vous ? — Non, monsieur. Il paraît qu'il y donne une fête ? — Ne m'en parlez pas ; c'est moi qui suis Dormont ; c'est à moi qu'appartient ce château, et je ne l'aime que lorsque j'y suis seul avec la nature ; je le fuis quand la dissipation, les bals, les concerts viennent me rappeler le séjour des villes, que je déteste. — Pardon de ma curiosité : ce n'est donc pas monsieur qui donne la fête ? — Non, c'est ma femme ; c'est aujourd'hui le jour de ma naissance. Elle a réuni un cercle nombreux : ils font un tapage d'enfer ! Moi, j'ai pris un livre, et je suis sorti dans la campagne pour lire, rêver et jouir ; car c'est là mon plaisir à moi, et non de dépenser en une soirée ce qui ferait vivre dix familles indigentes pendant un mois. — Monsieur est bon, humain et généreux. — Il n'y a pas de mérite à cela. J'aime mieux tendre la main à l'infortuné, que prodiguer au luxe.

Voilà un homme, se dit tout bas Duval, qui paraît se rapprocher de celui que je cherche. Il serait bien singulier que je l'eusse déjà trouvé ; mais comment faire pour entrer plus avant dans sa confiance ?

Dormont saluait Duval ; il allait continuer sa promenade champêtre. Duval l'arrête, et le prie de lui indiquer s'il est près d'un village où il puisse passer la nuit. — Vous n'êtes pas de ce pays-ci ? lui demande Dormont. — Non, monsieur, je voyage ; je vais à Paris, et je ne vous le cache point, j'y vais implorer le secours des bon cœurs. — Comment ? — La mort d'un père que je chérissais m'a privé de toute espèce de ressources, je vais tâcher d'en trouver. — Vous paraissez bien né, vous n'en manquer point : avez-vous quelques talents ? — Assez pour occuper une place dans un bureau. — Je voudrais pouvoir vous en procurer une. Je vous salue. — Monsieur ne peut pas m'indiquer un gîte ? — Impossible. Je vous en offrirais un chez moi ; mais j'ai tant de monde ! Adieu. — Monsieur me paraissait tout à l'heure si disposé à obliger ! — Qu'est-ce que cela veut dire ? Est-ce l'aumône que vous me demandez à cette heure-ci ?... — Cet odieux soupçon me fait rougir, monsieur ; mais je m'y suis exposé en cherchant à attaquer votre sensibilité, et non à exciter votre pitié. — Écoutez, je reviens sur mes pas ; vous avez de l'esprit, et je vous prie d'excuser un moment d'inquiétude que la rencontre d'un inconnu à la nuit... Pardon : venez, venez avec moi...

Dormant emmène Duval, qui s'accuse secrètement d'avoir alarmé la prudence d'un homme qui, à coup sûr, est un homme sensible. Voilà, oh oui, voilà le riche qu'il cherche : au surplus, Duval ne le jugera point sans l'avoir mis à de fortes épreuves.

Ils entrent dans le château. Dormont dit au concierge : Vous ferez souper monsieur avec vous, et il couchera dans la petite chambre en haut de votre logement...

Dormont s'adresse à Duval : Je ne puis vous voir de la soirée, j'ai trop d'embarras ; mais demain ne vous en allez point sans me parler... En attendant, promenez-vous, jouissez des plaisirs qui se préparent dans le parc ; vous allez voir un feu d'artifice qu'on dit superbe : oh ! ma femme a tous les genres de folies.

Dormont se retire ; et Duval, assez embarrassé de sa personne, passe la soirée à jouir de la dissipation où il voit tout le monde se livrer. Pendant la nuit, il fait des réflexions très philosophiques sur la sotte vanité des personnages qu'il a vus la veille, et se flatte d'en être dédommagé le lendemain, par la conversation qu'il doit avoir avec l'aimable Dormont.

Ce moment, qu'il désire tant, arrive. Dormont le fait prier de passer chez lui. Duval s'y rend. Dormont l'engage d'abord à être franc ; puis il le questionne sur son nom, l'état de son père, sa conduite, etc. Duval répond à tout cela comme il veut, mais avec un air de franchise qui paraît charmer Dormont. Mon ami, lui dit-il, j'ai pensé à vous, et je crois que vous me convenez. Je veux bien vous obliger, mais il faut me promettre le secret et une grande complaisance. Mme Dormont est vieille, laide et méchante ; je ne peux pas la souffrir ; et si je n'avais pas deux enfants, il y aurait longtemps que je m'en serais séparé. Pour me consoler des désagréments qu'elle me fait éprouver, une jeune personne fait mon bonheur ; il est impossible de rien voir de plus aimable. Ma femme a découvert depuis peu cette intrigue ; elle a éclaté au point que ma reputation en a été compromise. Écoutez ; voyez si ce que je vais vous proposer, vous convient... Vous êtes garçon ; vous ne tenez a rien : je vous marie, moi ; oui, je vous fais épouser ma charmante Constance, à condition que vous serez jamais des droits d'époux ; et je me charge de votre fortune.

Un coup de foudre n'aurait pas plus anéanti Duval que ne le fait cette odieuse proposition. Il regarde Dormont fixement ; le mépris et la colère se peignent dans ses regards ; il est tout prêt à le traiter avec le mépris qu'il mérite ; mais il est chez lui, il faut dissimuler. C'est là ce que monsieur veut faire pour moi ? lui dit-il. — Oui, et je crois que le sort que je vous propose, est assez brillant pour un homme sans état. — Sans état, oui, mais non sans délicatesse. — Ah ! monsieur est délicat : c'est différent ! monsieur est délicat. — Et très offensé de votre proposition. — Monsieur aura la bonté de s'apaiser. Voilà les hommes pourtant ! ils désirent qu'on fasse tout pour eux, et ne veulent pas vous rendre le plus petit service ! Je n'ai jamais fait que des ingrats ! — Je n'en augmenterai pas le nombre ; j'ai l'honneur de vous saluer...

Duval sort précipitamment ; Dormont se lève comme pour le retenir ; mais sa femme, qui paraît, le force à rester. Pendant ce temps, Duval se sauve en courant, comme si quelqu'un le poursuivait ; et lorsqu'il est dans la campagne, il s'écrie douloureusement : Ah ! je le vois bien, ma tâche est plus pénible à remplir que celle de mes frères !...

Pendant qu'il gémit sur l'erreur dans laquelle Dormont l'avait plongé, et sur la perversité du cœur humain, revenons, avec mon lecteur, au carrefour de la forêt où nos trois pèlerins se sont séparés, et suivons le second sentier, où nous aborderons Hubert qui va chercher un infortuné dont les malheurs soient l'ouvrage de la fatalité.»

Ici Palamène interrompit sa lecture, et l'ajourna au lendemain. Il s'était aperçu de l'impression quelle faisait sur ses enfants ; et s'applaudissait en secret des dispositions qu'il leur trouvait à la morale et à la saine philosophie. Nous verrons, par la suite, quels fruits ils retirèrent de ses leçons.


ONZIÈME SOIRÉE.

LA CONFIANCE.


Suite de l'histoire des trois pèlerins.

Les enfants de Palamène s'étaient rassemblés de bonne heure sur la terrasse. Le vertueux père de famille, charmé de l'empressement qu'ils témoignaient à connaître la suite d'une histoire dont le but moral devait leur être si utile, ne voulut pas les faire attendre plus longtemps. Il s'assit, et continua ainsi l'histoire des trois pèlerins, qu'il avait interrompue au départ d'Hubert.

CHAPITRE III.

Orgueil et Vanité.

Hubert avait pris au hasard, comme son frère Duval, une des trois routes de la forêt, sans savoir où elle le conduirait. Ses vêtements annonçaient une honnête aisance, et son esprit roulait mille projets, mille moyens d'eprouver les infortunés qu'il aurait à chercher dans le cours de son voyage. Vers la moitié du jour, Hubert rencontre un village, et s'apprête à s'y reposer. Dans tous les coins de la terre, se dit-il, il y a des infortunés : partout je rencontrerai des indigents que le Ciel n'a favorisés d'aucunes ressources ; mais sont-ce bien là les hommes que je cherche ? Non. S'ils manquent de talents ou de moyens physiques, leur condition est commune à bien d'autres. L'infortuné que mon père me prescrit de chercher est sans doute l'homme né avec toutes les qualités de l'esprit et du cœur, avec tous les moyens de réparer les torts de la fortune ou de la naissance, avec enfin une grande supériorité physique et morale sur ses semblables. Si cet homme, doué de tous les talents, ou d'un rare talent dans un art quelconque, a toujours été culbuté dans la foule des intriguants ; si, malheureux par les tracasseries, par la jalousie des hommes, l'honneur et la vertu n'ont rien à lui reprocher ; s'il a tout fait enfin pour réussir, et s'il n'a pas réussi, voilà mon homme ; voilà celui que je dois m'empresser de secourir ; et, sans doute, ce n'est pas dans un village que je le rencontrerai. Il me faut aller dans quelque grande ville ; là, je me ferai connaître comme artiste, et sans doute mon choix sera bientôt fait.

Fort de ce raisonnement, Hubert dîne dans la première auberge ; ensuite il se remet en marche ; et, sans s'occuper en route de l'objet de son pèlerinage, il arrive, au bout de trois jours, dans la grande ville de Paris, où il prend un logement dans une maison garnie, et se prépare à remplir les dernières volontés de son père. Hubert, dès les lendemain, fait publier dans les papiers publics qu'il est chargé, par une société de savants étrangers, de faire un rapport sur les découvertes utiles, sur les chefs-d'œuvre des arts, afin de faire décerner, par la suite, à leurs auteurs, les récompenses qu'ils méritent. Ce moyen, il le croyait bon pour découvrir l'homme qu'il désirait trouver. Qu'arriva-t-il ? Sa maison fut remplie d'intrigants, d'empiriques, de charlatans de toutes les espèces, qui tous vantaient leurs talents, sans prouver qu'ils en eussent. Hubert, étourdi, fatigué de cette foule d'orgueilleux, prit le parti de déloger secrètement, désespérant de jamais rencontrer celui qu'il cherchait. Il avait déjà préparé son havresac ; il allait le mettre sur ses épaules et partir, lorsqu'il reçut le billet suivant, qui ranima ses espérances :

«Si l'aspect de l'indiffence et du talent persécuté ne vous effraie pas, donnez-vous la peine de vous transporter rue de Reuilly, faubourg S. Antoine, allée du cordonnier, au quatrième ; vous y verrez un homme malheureux, un artiste privé de toutes ressources, mais qui peut-être mérita l'estime de votre société.

JOUAN»

Hubert, enchanté de cette invitation, croit avoir rempli déjà le but de son pèlerinage. Il se rend sur-le-champ dans la rue de Reuilly, monte les quatre étages de la maison indiquée, pousse une porte mal jointe, et reste pénétré d'attendrissement à la vue d'un vieillard vénérable couché sur un grabat, et auquel une jeune fille, belle comme l'amour, prodigue des soins qui paraissent être ceux de la piété filiale. La jeune personne, à la vu d'Hubert, rougit, et court se cacher derrière une mauvaise tenture. Le vieillard le regarde avec des yeux surchargés de larmes, et ne peut que lui dire : Ah, monsieur ! est-ce vous à qui j'ai pris la liberté d'écrire ! — Moi-même. Vous êtes sans doute l'infortuné Jouan ? — Vous le voyez. Mais quelle bonté d'être venu de si loin dans un lieu si repoussant pour l'homme heureux et fortuné ! Ah, mon cher monsieur ! quand ma lettre a été mise à la poste, je me suis bien repenti de vous l'avoir écrite. — Pourquoi, bon vieillard, pourquoi ? — Il y a tant d'intrigants, tant de malheureux qui le sont par leur faute, que j'ai craint d'être confondu par vous avec ces êtres méprisables qui tous les jours attaquent sensibilité de leurs semblables pour faire des dupes et se livrer aux plus vils excès. L'homme que vous voyez, monsieur, l'homme qui vous parle, est digne d'être distingué par ses malheurs, et, il osera le dire, par ses vertus. — Je le crois, j'en suis persuadé, bon Jouan ; mais vous savez sans doute ce qui m'amène à Paris ? vous l'aurez lu dans les papiers publics ? De grâce, indiquez-moi les talents que vous possédez et ce que je puis faire pour vous. — Un moment, monsieur : je vais satisfaire votre curiosité. (Il appelle sa fille.) Sophie ! (Elle paraît.) — Mon père ? — Apporte-moi cet ouvrage que tu sais, le fruit de trente années de travail, et qui m'a valu tant de persécutions... Vous allez voir, monsieur, ce que peut-être tout l'esprit des hommes en masse n'aurait jamais pu concevoir, et ce que j'ai créé cependant par une longue suite d'études et de travaux. J'ai été enfermé, monsieur, emprisonné pendant vingt ans de ma vie dans différentes maisons de force ; et c'est pour avoir voulu faire le bonheur de l'humanité, que j'ai souffert tant et longtemps... Mais voici l'ouvrage, daignez y jeter les yeux.

La jeune fille apporte un énorme manuscrit tout poudreux, et qui semble n'avoir pas été ouvert depuis plusieurs années. La vue de ce manuscrit décourage Hubert ; il craint de s'être encore une fois trompé. Cependant il le pose sur la cheminée, et se met à le parcourir. À toutes les pages il voit des figures de géométrie, des cercles, des triangles, des angles de toutes les formes, accompagnés de lettres capitales qui renvoient à une explication. Qu'est-ce que cela veut dire ? demande Hubert avec le plus grand étonnement. — Vous ne le voyez pas, monsieur ? — Non, en vérité. — Je vais vous mettre au fait. Persuadé, dès ma plus tendre jeunesse, que l'Être suprême a mis des rapports frappants entre toutes ses opérations, et qu'il en est de la morale, de la philosophie, comme des sciences mathématiques qu'il nous a permis de dérober à la nature, j'ai conçu le plan d'un ouvrage bizarre, et je l'ai exécuté. J'ai voulu réduire en problèmes de géométrie les leçons les plus frappantes de la vertu, les axioms les plus simples de l'art des gouvernements, c'est-à-dire que, par de simples règles de mathématiques, j'établis le meilleur mode de gouvernement, je réforme les abus, je règle les finances de tous les états, et je rends les hommes plus sages, plus vertueux, plus libres et plus raisonnables. Or, dites-moi si jamais un homme a formé un plus vaste projet pour être utile à son siècle et à la postérité ? (Hubert reste stupefait. Le vieillard continue.) Eh bien ! c'est pourtant cet ouvrage sublime qui m'a plongé dans tous les malheurs possibles, et dans l'indigence où vous me voyez terminer ma carrière !... J'ai frappé à toutes les portes des ministres ; les cruels, au lieu de profiter de mes leçons, m'ont traité comme un fou, comme une tête désorganisée, et m'ont fait emprisonner. J'ai montré mon ouvrage à tous les savants, hommes de lettres, gens instruits ; en un mot, je n'ai trouvé partout qu'orgueil, envie et basse jalousie. Les uns m'ont tourné le dos en me riant au nez ; les autres m'ont dit des injures, et m'ont fait fermer leurs portes. Je me suis fâché, et j'en avais bien le droit, n'est-ce pas ?... J'ai écrit lettres sur lettres, placets sur placets ; mémoires sur mémoires ; tout cela n'a servi qu'à m'attirer de nouvelles persécutions. À la fin, ennuyé, fatigué de tant d'insultes, de tant d'outrages, j'ai condamné mon manuscrit à un éternel oubli : persuadé que les hommes ne méritaient pas qu'on s'occupât à les instruire, à les éclairer, je suis venu me cacher, avec ma fille, dans ce reduit indigne d'un homme qui a passé sa vie à travailler au bien de ses semblables. Je ne vois personne, je ne parle à personne de mon ouvrage, et jamais vous ne l'auriez connu si un ami, un seul ami qui me reste, ne m'eût forcé de tenter cette dernière voie, pour faire connaître à l'univers entier les seuls moyens qui lui restent à prendre pour fixer le bonheur sur cette terre de peines et de souffrances.

Si le lecteur a saisi le genre de folie de notre vieillard, soi-disant philosophe, il partagera sans doute l'étonnement qu'éprouva notre ami Hubert, en l'entendant débiter tant d'extravagances avec le ton de la sagesse et de la vérité. Hubert s'aperçoit aisément qu'il est chez un insensé ; mais quel est donc cet ouvrage si étonnant, fruit de tant de veilles, et qui renferme la science du bonheur ?... Hubert le parcourt ; il n'y voit que des lignes, que des figures de mathématiques : il faut au moins qu'il prie le vieillard de lui en expliquer un chapitre. Jouan s'y prête avec la plus vive satisfaction : mais comme il ennuya beaucoup Hubert, nous ne causerons point à nos lecteurs le même désagrément : qu'il leur suffise de savoir qu'en tirant une ligne au bout de laquelle était écrit morale, cette ligne se perdait dans un cercle où l'on voyait écrit vertu ; de tous les points de ce cercle parlaient d'autres lignes, où l'on lisait : bienfaisance, bonté, douceur, sincérite, etc. ; en sorte que, suivant l'explication du vieillard, l'homme, en suivant la ligne de la morale, entrait dans le cercle de toutes les vertus. Ainsi de suite. Par des fictions de cette espèce, Jouan prétendait corriger les vices des gouvernements, épurer les finances, détruire les abus, établir enfin la félicité universelle ; et cet infortuné avait passé sa vie entière à s'occuper de cette folie, et c'était pour soutenir ce galimatias, qu'il avait éprouve tant de malheurs ! Délire inconcevable ! il se plaignait des hommes ; mais les hommes qu'il avait assiégés, tourmentés, ennuyés avec son fatras, n'avaient-ils pas aussi à se plaindre de lui ?... Il était père cependant, le malheureux ! il avait entraîné dans ses disgrâces un être intéressant auquel il devait le bonheur avant de chercher à le procurer aux autres ! Voilà un fou d'une espèce bien rare ! Que dis-je ? Eh ! n'est-il pas très commun de rencontrer, dans la société, de ces êtres à projets qui mettent, à suivre un système erroné, la persévérance la plus opiniâtre ? Ces gens-là déclament beaucoup contre les hommes ; à les entendre les injustices, les cabales, les intrigues, les persecutions ne sont faites que pour eux. Ils assiègent le gouvernement ; ils l'étourdissent de leurs sottes prétentions ; et quand on leur prouve clairement qu'ils sont des fous, c'est l'humanité entière qu'ils taxent de folie, persuades que la sagesse s'est réfugiée dans leur seule tête !... Et ces hommes-là sont malheureux ; mais ils le sont par leur faute : nés avec un genre d'esprit et de talents, ils auraient pu rendre service à leurs semblables, vivre en bons citoyens, en bons pères de famille : il se sont livres à un mouvement continuel de trépidation, d'agitation, de sollicitations, ils ont appelé sur leur tête le mépris, l'humiliation, la proscription : ils sont malheureux, et personne ne les plaint.

Tel était l'homme singulier à qui notre Hubert avait affaire. Aussi Hubert ne tarda-t-il pàs à le quitter, après lui avoir promis, suivant son usage avec les gens de son espèce, qu'il reviendrait le voir, qu'il lui donnerait plus de temps pour se livrer à l'examen de son manuscrit, et pour en faire ensuite un rapport favorable à sa société. Le vieillard le remercia ; et Hubert sortit, non sans jeter quelques regards d'attendrissement sur la jeune personne, qui paraissait souffrir beaucoup de l'état de son père, à qui peut-être elle ne rendait que trop de justice dans le fond de son cœur.

Enfants heureux et fortunés, enfants à qui le Ciel a donné des parents économes, sages, laborieux ; vous à qui ils laissent pour héritage la fortune, l'honneur et l'exemple du travail, sentez-vous votre bonheur ? sentez-vous combien il est doux de ne point rougir de leur mémoire, de vivre dans la réputation intacte de probité qu'ils vous ont transmise ! Oh ! qu'il est flatteur l'éloge qu'on peut faire d'un père respectable ! Comme elle est touchante l'estime dont on voit son nom environne. Enfants heureux, qui possédez des parents vertueux, jetez un regard de compassion sur ceux dont les pères sont dégradés par le vice, quelquefois par le crime, et remerciez la Providence du cercle de félicité où elle vous a placés !

Hubert sortit de chez Jouan, en qui d'abord il avait cru trouver l'homme qu'il cherchait, revint chez lui ; et, désespérant de percer jamais dans une grande ville le flot des cabales, des intrigues, qui pousse et repousse l'artiste et l'homme insensé qui se donne ce beau titre, il se prépara à sortir sur-le-champ de Paris, pour borner ses perquisitions aux villages, aux hameaux, qu'il avait d'abord dédaignés. Je ne l'attends plus que du Ciel, se dit-il douloureusement, cet homme modeste et malheureux que m'a signalé le testament de mon père : je crains bien, en courant les champs et les campagnes, de le rencontrer plus difficilement que dans cette ville immense : mais tout y est bruit, tout y est trépidation, il faudrait un siècle pour dévoiler la vertu au milieu de cercle de mensonge qui s'agite en tout sens pour tromper l'homme crédule et confiant. Je m'éloigne peut-être de mon but ; mais je sens que je n'aurais pas le courage de le chercher plus longtemps à Paris ; parlons, voyageons, abandonnons à la Providence le soin de terminer mes courses vagabondes, et de remplir la dernière volonté d'un père, hélas ! bien exigeant ! Ah ! je ne le vois que trop, ma tâche est plus difficile à remplir que celle de mes frères !...

Hubert sortit au hasard de Paris par la première route qui s'offrit à ses regards, et il marcha pendant deux jours, sans presque s'arrêter portant toujours son havresac sur ses épaules, et tenant dans sa main un gros bâton noueux, Hubert ne cherchait point : il attendait qu'il rencontrât : ce n'était pas le moyen de terminer bientôt son voyage ; mais le séjour de Paris et la foule d'intrigants dont il avait été circouvenu l'avaient découragé.

Le soir du second jour, Hubert, plongé dans ses réflexions, marchait sans s'apercevoir qu'une légère pluie d'orage commençait à mouiller ses vêtements, et que les nuages, qui s'amoncelaient au ciel, menaçaient d'ajouter à l'épaisse nuit dont toute la nature allait se couvrir. Il était dans un chemin de traverse : on ne distinguait déjà plus les coteaux boisés de vignes et de légumes qu'il avait admirés un quart d'heure auparavant. Tous les oiseaux étaient retirés dans le creux des arbres ou des montagnes, et la seule hirondelle rasait la terre de son vol lourd et sinistre. Hubert, inquiet, effrayé de la solitude dans laquelle il portait ses pas incertains, ne sachant d'ailleurs où le chemin qu'il suivait le conduisait, porta ses regards sur la campagne, et vit avec douleur qu'aucun hameau, qu'aucune masure même ne s'offrait à ses yeux.

Que faite dans un si pressant danger ! La foudre gronde : les cataractes du firmament laissent tomber les torrents qu'elles renferment... Et pas un arbre.

Hubert prend son parti. Tout mouillé qu'il est par l'orage, il poursuit sa route, et semble, par sa contenance ferme et résignée, braver les attaques des éléments destructeurs auxquels il est en butte. Il a marché pendant plus d'une heure, la pluie a redoublé, la foudre est tombée en éclats presque jusqu'à ses pieds... À la fin, la vue d'une lumière qu'il aperçoit assez près de lui réjouit son âme et ranime son courage. Hubert dirige ses pas vers cette lumière qui les guide : et à la fin il aperçoit sur la porte d'une maisonnette dont l'extérieur indique l'aisance et la propreté, un vieillard qui lève ses mains au ciel, et semble jouir de la beauté du spectacle que la nature en feu étale à ses regards. L'approche d'Hubert ne le déconcerte point : il est soutenu par une femme à qui il dit avec enthousiasme : Ah, la belle chose ! Ah, ma chère amie ! les beaux effets d'électricité !... Quelle grandeur : quelle majesté dans la physique céleste !... Voilà, Sophie, voilà le plus beau jour que j'aie encore vu ici !...

Ces mots frappent Hubert : ils lui font soupçonner que le vieillard est instruit, que peut-être même il est artiste ; et comme Hubert n'a que cette classe de savants devant les yeux, il n'est pas étonnant qu'il y pense sans cesse. Hubert s'avance vers le vieillard, et lui demande l'hospitalité, en lui faisant entendre que ce jour n'a pas été si beau pour lui que pour ceux qui ont pu l'observer sous un beau couvert. Le vieillard le reçoit honnêtement ; et, sans se déranger du seuil de la porte où il est en contemplation, il ordonne à la jeune personne de conduire Hubert devant un bon feu, et de prendre de lui tous les soins possibles.

Hubert voit que son hôte n'aime pas les façons ; cela le met à son aise : il suit la jeune personne, lui raconte qu'il vient de Paris, qu'il s'est égare, et que s'il n'eût pas rencontré des inconnus aussi généreux, il lui eût été impossible de continuer son voyage, étant accablé de fatigue et trempé par la pluie.

Pendant qu'il se chauffe, l'orage diminue, le ciel s'éclaircit, et la lune remplace les nuages épais qui obscurcissaient les cieux. Le vieillard alors rentre, et sans regarder Hubert, il demande à la jeune personne la clef de son cabinet : il veut faire des expériences à sa machine électrique ; il veut connaître le degré d'électricité répandu dans l'air, etc. Hubert, qui s'aperçoit qu'on ne prend pas garde à lui, demande au vieillard la permission de l'accompagner : J'ose me flatter, lui dit-il, monsieur, d'étre assez instruit pour partager et comprendre aisément vos expériences. — Vous êtes instruit, monsieur ? tant mieux ; et moi aussi : c'est que j'aime les sciences, les arts !... oh ! les arts... Je suis artiste, moi ; venez, venez, vous verrez, oh ! vous verrez !...

Le vieillard se fait éclairer : Hubert le suit, et reste frappé d'admiration en entrant dans un superbe cabinet rempli d'instruments de physique, et d'une quantité de mouvements mécaniques qui paraissent être l'ouvrage de son hôte : car plusieurs ne sont pas finis, et l'on voit çà et là, répandus sur le plancher, des outils et des copeaux.

Après plusieurs explications de part et d'autre, plusieurs expériences d'électricité qui annoncent, que le vieillard est vraiment instruit, ce dernier prend la parole, et dit à Hubert, en lui frappant sur l'épaule : Je suis charmé, jeune homme, que le hasard vous ait envoyé chez moi ; vous parlez des arts en homme qui les connaît bien, je veux vous faire voir plusieurs découvertes que j'ai faites en économie : j'appelle économie dans les arts le moyen d'épargner le temps, les dépenses et les bras. Tenez, voici un métier de tisserand que j'ai inventé : voyez comme il est simple ! Au moyen de ce seul levier, que je fais mouvoir ainsi, je fais plus d'ouvrage en une heure que d'autres en un jour !... Voyez, voyez comme cela joue !... Ce métier-ci est encore de mon invention : il sert à faire des bas. Celui-là est pour les gazes... Cet autre est pour les dentelles. Ceci est un piano mécanique : si vous êtes musicien, admirez cette pièce-là ; au moyen d'une roue que je fais tourner sur des cordes de boyau, j'y fais entendre les sons du meilleur violon, joints à ceux de l'orgue et du piano... Oh ! c'est un morceau !... Je voudrais vous le faire entendre ; mais toutes mes cordes sont cassées : j'ai si peu d'occasions de faire voir mes ouvrages !...

Le vieillard montra ainsi, pièce à pièce, à Hubert, tous les morceaux de son cabinet, et il n'en aurait pas finir si ou ne l'eût averti qu'il était l'heure de souper. Il engagea obligeamment Hubert à passer chez lui, et tous deux furent se mettre à table avec la jeune personne, qui était sa femme, ainsi qu'il le dit lui-même à Hubert. Notre pèlerin n'avait pas eu le temps d'apprécier les découvertes de son hôte ; mais il le regardait en secret comme un homme ingénieux, adroit et savant. Si c'était là, se disait-il en lui-même, l'artiste que je cherche ! Il serait bien singulier que je l'eusse rencontré comme cela par hasard et sans m'en douter !...

Hubert, plein de cette douce espérance, se promit d'étudiér son hôte, et même de l'éprouver, pour voir s'il était aussi modeste que désintéressé : pendant le souper, il lui demanda s'il avait déjà mis au jour quelque découverte importante ? — Aucune, mon ami, aucune. Oh ! je ne suis pas de ces gens qui vont colportant partout leurs talents ou leurs onvrages ; je suis ignoré, moi, absolument ignoré ; je vis ici seul avec ma femme, tranquille, à un quart de lieue d'une grande ville où je ne vais jamais. Je m'occupe, je travaille, j'invente, j'exécute, et je suis heureux. — Mais, monsieur, si vous pouvez être utile à vos semblables en leur offrant le fruit de vos travaux, vous êtes coupable de languir dans l'obscurité. — Vraiment, si les hommes étaient dignes qu'on s'occupât d'eux !... Mais qu'irais-je leur dire, moi ? Que je suis plus instruit qu'eux, plus adroit, plus intelligent ? Ce serait la vérité pourtant : eh bien, je serais heurté, coudoyé dans la foule ; et je perdrais mon bonheur, ma tranquillité, pourquoi, pour des ingrats !... Allez, allez, mon cher, les hommes n'aiment pas ta vérité : il faut bien se garder de la leur dire. — Si cependant, monsieur, on vous appelait, si on avait recours a vos lumières !... — Eh, qui ?... Je ne vous le cacherai pas, j'ai déjà fait des démarches, bien peu, oh, bien peu ; elles ont été infructueuses !... Savez-vous quel est mon projet ? Lorsque j'aurai bien mûri, bien perfectionné mes découvertes, je m'embarquerai un jour avec toutes mes machines, et j'irai porter mes talents chez l'étranger. — Chez l'étranger ! Quoi ! vous priveriez votre pays !... — Mon pays n'est pas digne de moi. Il me faut des honneurs, des récompenses dignes des services que je dois rendre à l'humanité ; il me faut des millions ou rien. — Ho ! ho !... Si, par exemple, j'étais envoyé par une societé académique pour visiter les artistes, juger les productions des arts, et décerner des lauriers à leurs auteurs, je ne gagnerais donc rien auprès de vous ? — Rien, mon cher monsieur, rien du tout... que m'importe un laurier à moi ? C'est l'argent, mon ami, c'est l'or qui vaut mieux que la gloire, que l'honneur, que la réputation. Oh, dans deux ou trois ans d'ici, je ferai le tour de l'Europe, et j'espère faire une fortune, mais une fortune considérable !... — Je vous le souhaite, monsieur.

Hubert se contenta de ce souhait vague : il n'insista pas davantage sur une conversation qui lui donnait de l'humeur. Il soupa, se coucha, et le lendemain, de très bonne heure, il reprit sa route, désespéré d'avoir été encore une fois trompé dans son attente.

Quel est cet homme singulier qui m'a donné l'hospitalité ? se disait Hubert en marchant doucement. Quel est cet original d'une espèce nouvelle dont je ne me formais aucune idée ? Je n'ai pas eu le temps d'examiner les machines qu'il dit avoir inventées : elles peuvent être bien je ne m'y connais pas assez d'ailleurs, et il faudrait du temps pour les juger. Si elles ne valent rien, c'est un fou dont les prétentions sont dignes de pitié ; si, au contraire, elles sont bonnes, si elles peuvent être utiles à la société, c'est un monstre de les ensevelir ou de les mettre à un si haut prix. Pour combler son crime, cet homme veut frustrer son pays d'un bien qu'il lui doit : car c'est à sa patrie, et non à l'étranger, que tout homme doit son temps, son génie et ses talents. Il suppose que sa nation sera ingrate envers lui : eh, qui le lui a dit ? qui le lui a prouvé ? est-ce quelques démarches vagues ou insuffisantes qu'il aura faites en les accompagnant d'une présomption, d'une morgue, d'une vanité qui auront fait pitié aux gens en place à qui il se sera adressé, et qui n'auront pas eu le temps ou les talents nécessaires pour apprécier l'utilité de ses découvertes ! Cet homme donc, s'il a vraiment du génie, veut en priver sa patrie, et c'est au poids de l'or qu'il prise cette satisfaction, si douce pour les bons cœurs, d'être utile à ses semblables. Qu'on ne s'y trompe pas, ces hommes qui semblent chérir l'obscurité, qui se vantent de ne point faire étalage de leurs talents, ne sont ni aussi modestes ni aussi désintéressés qu'on pourrait bien le croire. C'est un raffinement d'orgueil qui cause leur prétendu désintéressement ; c'est le mépris qu'ils ont pour les hommes, et leur extrême amour-propre qui les engagent à ne pas se livrer au tourbillon des sollicitations. Je ne sais pas si je ne préférerais l'homme borné qui sollicité, en croyant avoir trouvé la pierre philosophale, à celui qui l'aurait trouvée et n'en aurait le secret que pour lui. Le premier au moins cherche à être utile : le second est un vil égoïste qui mérite les reproches de la nature entière. ... Allons, Hubert, allons, mon ami, prends courage : ce n'est pas là l'artiste modeste et désintéressé que tu cherches : oh non, tu ne l'as pas rencontré en cet homme vain et cupide... Avance ton pèlerinage, pauvre Hubert, et prie le Ciel de l'abréger... Mais, je le répète, et tout me le prouve, mes frères reviendront les premiers.

Ainsi raisonnait Hubert, que la fatigue et l'expérience rendaient de plus en plus philosophe. Abandonnons-le à une recherche qui commence à le décourager, et revenons à l'étoile de la forêt, ou nous prendrons la route qu'a suivie le sensible et intéressant Gratien. Celui-ci cherche une femme qui l'aime uniquement pour les talents et les vertus. Oh ! sans doute il n'éprouvera pas tant d'embarras, tant de contrariétés que Duval et Hubert. Sexe enchanteur, sexe charmant, quand vous pratiquez les vertus douces pour lesquelles le Ciel vous a formé, vous offrez des modèles plus parfaits qu'on n'en trouverait parmi les hommes !


DOUZIÈME SOIRÉE.

LA CONFIANCE.


Suite de l'histoire des trois pèlerins.

CHAPITRE IV.

Le Vieux Castel.

Avant de courir les aventures avec le troisième fils de Desvignes, il faut au moins bien connaître celui que nous allons avoir pour compagnon de voyage, et juger, d'après son portrait tracé tant au moral qu'au physique s'il était bien propre à la tâche qui lui était imposée. Gratien avait vingt-quatre ans : sa taille était ordinaire ; mais l'on voyait peu de figures aussi agréables que la sienne. Son cœur était sensible, et son âme douce et bonne ; il avait, plus que ses frères, cultivé de bonne heure son esprit : Gratien faisait des vers, des chansons érotiques ; et, sans avoir connu l'amour, il le chantait avec toute l'expression, toute la grâce d'un poète distingué. Gratien possédait le talent de la musique, et tous les exercices du corps lui étaient familiers : en un mot, c'était un cavalier accompli, c'était un époux digne de la femme la plus sensible et la mieux élevée. Mais, pour exécuter les ordres bizarres de son père, Gratien s'était, à dessein, couvert de haillons ; il avait laissé croître sa barbe, flotter négligemment ses cheveux ; en un mot, par un extérieur plus que négligé, il avait voilé tout ce que la nature lui avait donné d'intéressant au premier coup d'œil : Gratien voulait plaire par les qualités seules de son cœur et de son esprit, et il avait cru devoir ne faire briller que ces avantages. Nous verrons par la suite s'il eut lieu de changer d'idée.

Voilà donc Gratien séparé de ses frères à l'étoile de la forêt. Plein de l'espoir qu'il reviendra le premier, il prend la route qui s'offre à lui, et marche en chantant l'amour ; l'amour, qui doit abréger son pèlerinage et hâter son retour. Gratien ne marche jamais sans que sa tête travaille à quelque couplet ; puis, de temps en temps, il s'arrête, prend ses tablettes, et leur transmet fidèlement le fruit de son imagination : ces tablettes, qui lui sont si chères, sont garnies de bouquets à Cloris, d'idylles, de madrigaux, en un mot d'une foule de vers anacréontiques de tout genre. Gratien ne s'ennuie jamais en voyage : il est toujours en bonne compagnie, toujours avec les muses.

Gratien avait marché pendant toute la journée sans s'en apercevoir. Sur le soir il crut voir de loin des maisons, et, s'imaginant approcher d'un village, il ne pressa point sa marche, en pensant qu'il avait encore une heure de jour ; mais en avançant, il fut fort étonné de voir que ce qu'il avait pris pour un endroit habité n'était autre chose qu'un vieux château fort très ancien, dont une partie des bâtiments tombait en ruine, entouré d'un fossé jadis plein d'eau, et dans lequel on n'entrait que par une grande porte, au bout d'un monticule de terre que le temps avait substitué à un pont-levis élevé jadis à cette place. L'extérieur bizarre de cette antique forteresse pique la curiosité de notre pèlerin ; il oublie que la nuit va le surprendre dans ce lieu désert ; le site, le vieux castel, tout frappe son imagination romantique, et il reste un moment plongé dans des réflexions dignes du siècle de la chevalerie. Il suppose que ce manoir est habité par un vieux châtelain : la tour qui s'élève sur l'aile droite, renferme sans doute une jeune beauté condamnée à ne jamais revoir la lumière, si elle ne cède à l'amour d'un persécuteur inhumain et barbare. Un preux paladin peut seul briser ses fers et la ravir à son bourreau. L'imagination de Gratien s'exalte : il croit entendre des gémissements sourds et plaintifs : il s'attend bien, s'il frappe, à voir un nain venir donner du cor sur le sommet de la tour. En un mot, Gratien, tout entier à ses rêveries, se croit transporté dans le pays des enchanteurs ou des preux chevaliers de la Table-ronde.

Il était dans cette bizarre extase, lorsqu'un incident singulier vint accroître son erreur et lui procurer les plus douces jouissances. Une aile de ce château gothique paraît seule habitée : on voit de la lumière à travers une des croisées ; et un moment après, une voix céleste, la voix de la jeune beauté enfermée sans doute dans la tour, fait entendre cette romance, accompagnée d'une harpe :

Beau voyageur qui passe ici,
D'allure si douce et si tendre,
Pourquoi long soupir faire entendre ?
Sur tes traits pourquoi noir souci ?
Toujours est la mélancolie
Secret du cœur :
Aurais-tu perdu douce mie,
Beau voyageur ?

Qui t'amène en climats lointains,
Où l'amour n'existe l'ivresse ?
Loin de ta gentille maîtresse,
Où vont donc tes pas incertains ?
Veux-tu répandre sur ta vie
Peine et malheur ?
Veux-tu mourir loin de la mie,
Beau voyageur ?

Vois ce castel inhabité,
Mais d'amour autrefois l'asile :
Va, que ton cœur soit plus tranquille,
Reçois-y l'hospitalité.
Tu trouveras l'âme attendrie
De ton malheur,
L'amitié loin de douce mie,
Beau voyageur.

On se peint sans doute l'étonnement et la joie du bon Gratien. Il ne sait si ce qu'il entend est l'effet du hasard ou d'une surprise calculée qu'on veut lui ménager : il semble que cette romance soit faite et chantée exprès pour lui à son arrivée : il y a vraiment du merveilleux dans cette aventure ; c'est ainsi que pense notre voyageur. Quelques larmes de sensibilité coulent de ses yeux ; il sent son cœur oppressé dans sa poitrine ; mais bientôt il pense qu'en galant chevalier il doit repondre à une offre aussi obligeante ; et, sans penser ni à ce qu'il fait ni aux suites de ce qu'il va faire, il improvise et chante à haute voix les trois couplets suivants sur le même air et sur le même rhythme, qu'il a retenus.

Jeune beauté qui chante ici
D'une voix si douce et si tendre,
Plus gémir ne pourras m'entendre ;
Voyageur n'a plus de souci.
S'il avait de mélancolie
Peine et chagrin,
Las ! c'est qu'il cherchait douce mie,
Le pèlerin !

Jusqu'à ce jour a vu languir
Dans la douleur fleur de jeunesse.
N'avoir point gentille maîtresse,
Plutôt cent fois, plutôt mourir !
Aux désirs de sa triste vie
Va mettre un frein,
S'il a pu trouver douce mie,
Le pèlerin !

Dans ce castel où la beauté
Au pèlerin offre un asile,
Son cœur désormais plus tranquille,
Accepte l'hospitalité.
S'il voit châtelaine attendrie
De son refrein,
Il aura trouvé douce mie
Le pèlerin !

Cette romance, chantée d'une voix tout à la fois forte et agitée par l'expression, fut entendue de la dame qui l'avait provoquée ; mais elle ne jugea pas à propos de couronner si vite la flamme rapide du pèlerin : au contraire, soit effroi, soit honte de s'être attirée une aventure par une chanson qu'elle savait depuis longtemps, et qu'elle venait de chanter au hasard, elle prit sa lumière, et se sauva dans une autre pièce, sans daigner jeter les yeux sur le pauvre voyageur qu'elle venait d'électriser. Gratien remarqua fort bien que la lumière disparaissait, mais, toujours plein de ses idées romanesques, il crut que la châtelaine, sensible à sa romance, allait donner des ordres pour qu'on introduisît auprès d'elle. Gratien attendit longtemps dans cette douce confiance ; mais son espoir fut déçu ; personne ne parut... Quelle est donc la bizarrerie du cœur humain ? se dit Gratien, au bout d'une heure d'attente. Oh ! je le vois bien, chacun a un degré de sensibilité qui pousse tout entier hors de son âme, et dont il ne reste pas une seule étincelle au-dedans. Mille gens s'attendrissent au récit d'une belle action, et ne seraient pas capables de faire le plus léger bien. Les hommes les plus vicieux sont ceux qui en public applaudissent la vertu avec le plus d'enthousiasme. Cette femme, par exemple, elle offre l'hospitalité au voyageur égaré : sa voix est tremblante de sensibilité ; son accent est vrai ; mais son âme est tout entière dans sa chanson ; son élan finit avec le dernier son de sa voix. Elle offre l'hopitalité, encore une fois ; on l'accepte, et puis elle se retire : personne ne paraît, personne !... Qu'ai-je fait, moi ? je me suis égaré, retardé : la nuit est des plus obscures : j'ignore quelle route je dois prendre pour rencontrer un asile ; j'ai été trompé par une fausse humanité, et si je suis aussi crédule, je pense bien que je le serai toujours de même. Ô Gratien, Gratien !...

Gratien est plongé dans ces réflexions. Tout à coup il forme le projet de frapper à la porte de ce manoir antique. Je me plaindrai, dit-il, du piège qu'on a tendu à ma franchise, et nous verrons s'il est permis de se jouer ainsi de la bonne foi d'un cœur sensible... Gratien frappe, personne ne répond. Il frappe encore ; on s'écrie en dedans : Qui frappe à cette heure ? — Un pèlerin égaré. (Une voix plus forte en dedans.) — Retirez-vous, importun. Croyez-vous qu'on ne vous a pas entendu déjà ? — Mais... — Voilà, madame, ce que vous m'attirez avec vos chansons. — Monsieur (Répond la dame toujours en dedans), m'attendais-je qu'il se trouverait là tout justement un voyageur pour me répondre ? — Ma femme, vous ne faites que des folies. Quelque jour vous nous ferez égorger tous dans ce château isolé. — Mon mari, vous n'avez que des visions en tête. — Ma chère moitié, si vous me faites encore de pareilles imprudences, je lâche tous mes chiens sur votre beau voyageur, et voilà comme je lui ferai trouver douce mie, moi... Mon mari ! Ma femme ! Gratien est tout étonné d'entendre prononcer ces noms. Il a reconnu la voix de la châtelaine, et cette châtelaine est mariée, et sans doute elle n'est pas heureuse avec cet homme barbare qui parle de lâcher ses chiens sur les voyageurs !... L'infâme !... Gratien, indigné, se contente de lui dire des injures à travers la porte ; mais on ne lui répond plus : il n'entend plus qu'aller et venir. L'odeur des mets qu'on apprête dans la cuisine frappe son odorat. Hélas ! il est à jeun, sans abri pour passer la nuit, et personne n'a pitié de sa triste situation. Gratien prend son parti : il cherchera un arbre commode, et dormira dans les bras de la nature, qui n'a jamais refusé l'hospitalité à ses enfants. Il est vrai qu'elle ne peut donner à souper à Gratien ; mais elle réparera ses forces par un sommeil tranquille, et le lendemain il se présentera au maître du château, à qui il reprochera son inhumanité.

Gratien, ferme dans son dessein, fait le tour du vieux castel. Un mouvement de son cœur, qu'il ne peut définir, le rapproche de la croisée d'où la chanson du voyageur s'est fait entendre : il s'en rappelle quelques vers, et les répète tout haut, avec l'accent de la douleur, comme pour reprocher à sa châtelaine d'avoir agité son cœur et troublé ses sens... Un arbre est près de lui ; Gratien se jette au pied de cet abri tutélaire, et chante, en s'endormant, et sur le refrain de sa chanson :

Il va dormir dans cet asile,
Le pèlerin !

Il va dormir !... il va dormir... dans cet asile... il va dormir, etc. Il répète ces mots plusieurs fois, et il est prêt à s'endormir tout de bon, lorsqu'un nouvel incident vient frapper ses regards et l'agiter de nouveau. La croisée de la châtelaine paraît éclairée encore une fois. Gratien voit qu'on pose sur l'appui de la fenêtre une torche allumée, et tout à coup cette torche (en croira-t-il ses yeux ?) cette torche, lancée à tour de bras, vient tomber à ses pieds... Un saisissement involontaire le fait reculer trois pas : mais bientôt il se rapproche de la torche, qui brûle toujours ; il la prend, et reste plus stupéfait encore, en voyant qu'on y a attaché une clef et un papier. Impatient de connaître l'explication de cette énigme, il saisit cet écrit inattendu, et y lit :

«J'étais avec maman lorsqu'elle chantait sa chanson du voyageur : je vous ai entendu chanter aussi la vôtre. J'ai su depuis qu'on vous avait refusé l'hospitalité pour cette nuit. Pauvre pèlerin ! si mon père et ma mère ont été aussi inhumains à votre égard, acceptez l'asile que vous donne leur fille plus sensible, et que vous avez singulièrement intéressée. Un peu au-dessous de la croisée, à gauche, vous trouverez une petite porte. La clef que je vous envoie vous l'ouvrira : vous entrerez dans une salle basse, où je crois qu'il y a un lit. Vous y passerez la nuit ; et demain en vous en allant, vous fermerez bien la porte, et déposerez la clef sous une pierre, au pied du second arbre de l'avenue, du côté de la grande porte. N'en parlez à personne : car on pourrait dire que je fais mal ; et moi, mon cœur me dit que je fais bien. Adieu : bonne nuit.»

Si le lecteur se met à la place de son ami Gratien, il jugera quelle a dû être sa surprise et sa joie. La lettre de l'enfant le charme ; c'est un ange tutélaire descendu des cieux exprès pour secourir les malheureux : Gratien aime cette jeune personne : mais il l'aime vraiment d'amour, quoiqu'il ne l'ait jamais vue. En effet, elle doit être charmante : les personnes qui ont un bon cœur peuvent-elles être laides ?... Gratien va courir cette aventure jusqu'à la fin. À l'aide de sa torche, il trouve la petite porte, l'ouvre, la referme sur lui, et se voit dans une salle basse assez propre, mais qui paraît n'être plus habitée depuis longtemps. Quelques chaises, jadis couvertes en tapisserie, tombent en lambeaux : il n'y a point de lit dans cet asile ; mais, une espèce de chaise longue peut en tenir lieu. Il est possible d'ailleurs de l'agrandir avec quelques sièges. Quoi qu'il en soit du peu de conmmodités de ce lieu, Gratien est enchanté de sa chambre à coucher. À force de l'examiner, il aperçoit, dans un angle, une porte qui conduit sans doute dans l'intérieur de la maison. Elle n'est fermée qu'au pêne ; Gratien est le maître de l'ouvrir : il en a même la pensée ; mais bientôt il réfléchit que ce serait violer les lois de l'hospitalité... On lui a donné un abri, il doit s'en contenter ; et quand toutes les pièces de la maison lui seraient ouvertes, cet homme délicat se croirait aussi bien enfermé que s'il était sous mille verrous.

Pendant que Gratien se complaît dans ces réflexions, il entend descendre un escalier, et bientôt on s'arrête à la porte de sa chambre qui donne dans la maison. Êtes-vous là ! lui dit une jeune voix. — Oui, serait-ce vous qui ?... — C'est moi-même.

La jeune personne met à l'instant une clef dans la serrure. Gratien pense qu'elle va ouvrir et lui parler. Quoique curieux de voir sa bienfaitrice, Gratien est fâché qu'elle fasse une démarche hasardée pour son âge et son sexe : il craint qu'elle ne perde de l'estime qu'il lui a vouée sans la connaître.... Ces réflexions sont aussi subites que le saisissement qui vient de comprimer douloureusement son cœur, tant il est vrai que l'estime est un besoin pour une âme honnête !

Gratien est bientôt rassuré. La clef qu'il a entendu mettre dans la serrure n'a servi qu'à l'enfermer à double tour. Il a vu marcher le pêne : il lui est maintenant impossible d'ouvrir cette porte. Au plaisir qu'il goûte en pensant que la jeune personne est vertueuse, se joint subitement le dépit de ne pouvoir la voir. Étrange effet de la pensée et des affections humaines ! Si elle se fût présentée à ses regards, il ne l'eût plus estimée : elle le prive de sa vue, il est prêt à lui en vouloir. Vous m'enfermez ? lui dit-il. — Oui : n'êtes-vous pas mieux ici que dans la campagne ? — Sans doute ; mais je ne verrai donc point l'ange bienfaisant qui ?... — Eh pourquoi ? Je vous suis utile sans vous connaître : vous n'avez pas besoin de me connaître pour profiter du léger service que je suis assez heureuse pour vous rendre. — Mais demain ? — Je vous défends de vous présenter demain devant moi ; vous me feriez rougir devant papa et maman, comme si j'avais commis une mauvaise action : oh ! vous ne voudriez pas me causer ce chagrin-là ! — Aimable enfant !... Pardon de mes importunités. Le besoin m'affaiblit à un point !... Depuis ce matin je n'ai pu ranimer mes forces. Je sens... — Ah, vous voudriez souper ? c'est bien embarrassant ; car j'ai juré de ne pas vous voir : eh ! qui vous apportera ?... Votre asile n'est connu que de moi... Si cependant vous me promettez de ne point chercher à me voir, je puis entrebâiller cette porte, et vous tendre quelques mets... Mais non, j'aurais trop peur... — Belle inconnue ! peut-on craindre les heureux qu'on fait ? Oh ! croyez à mon respect, à mes serments ! Te vous promets, je vous jure... — Ne jurez point ; papa a cette habitude-là, et lorsqu'il jure, il me fait trembler. Je ne peux pas vous laisser mourir de faim, je le sens bien... Attendez-moi : on est à table ; je vais revenir tout à l'heure.

Ici Gratien entend que la jeune personne remonte l'escalier ; qu'elle ferme une autre porte sur elle ; puis on ne l'entend plus du tout. Gratien brûlait du désir de la voir ; et même la demande qu'il lui avait faite de quelque nourriture était moins l'effet du besoin qu'il éprouvait que celui de sa curiosité ; mais il venait de promettre qu'il se priverait du doux plaisir de la regarder, et il devait tenir sa parole. Tout en désirant qu'elle soit moins timide, Gratien ne pouvait qu'admirer sa sagesse et sa prudence ; car enfin elle ne savait pas à qui elle avait donné un asile : elle pouvait avoir affaire à un misérable capable d'attaquer son innocence. Sans doute la jeune personne ne faisait point ces réflexions ; mais la pureté de son âme et de ses mœurs lui prescrivait la conduite qu'elle devait tenir.

Gratien, impatient de la voir revenir, l'attendit longtemps : une heure entière s'écoula sans qu'il se fît du bruit dans l'escalier qui descendait à la porte qu'on avait fermée à double tour. Enfin, au bout de ce temps, Gratien entendit descendre, et son cœur battit violemment... On lui crie en dedans : Prenez ces mets ; retournez-vous pour ne pas me voir. Je vous défends de me regarder.

La porte s'ouvre un peu. Gratien, le dos tourné, avance un bras, reçoit les dons qu'on lui fait, et à l'instant la porte se referme. Au bruit de la serrure, Gratien se retourne, se repentant de sa docilité : Ange du ciel, s'écrie-t-il, ne me refuse pas la douceur d'admirer tes traits, tes traits qui doivent être charmants, s'ils retracent la bonté qui pénètre ton cœur : veux-tu me punir de t'avoir obéi ? — Que voulez-vous de moi ? lui répond-on. Votre voix est si tendre !... — Je crains que mon faible cœur... Si maman savait... — Eh ! qui peut lui dire que vous aurez consolé un malheureux qui brûle de vous témoigner sa reconnaissance ?... — Vous me faites bien du mal, méchant que vous êtes ! Vous voulez me voir ! Pourquoi ? Non, non... à moins... que... — Parlez, oh ! parlez ; je souscris à tout. — Eh bien, cachez votre flambeau dans le coin, derrière le lit de repos ; ma lumière sera voilée aussi : un demi-jour seul peut me permettre de m'offrir un moment à vos regards... — Cruelle ! qu'exigez-vous ? — Je le veux. — Eh bien, soyez donc satisfaite.

Gratien exécute l'ordre qu'on vient de lui donner ; le docile Gratien assure la jeune inconnue qu'il est difficile de distinguer les objets dans sa chambre. La porte s'ouvre alors, et une femme reste debout dans l'obscurité de l'escalier... Gratien ne peut voir ses traits ; mais il se jette à genoux sur une marche... On lui présente une main qu'il à l'audace de couvrir de baisers. Laissez, s'écrie la jeune personne, laissez-moi ; vous êtes trop dangereux : j'aurais dû me douter... — Aimable enfant : pardon, pardon de ma témérité ! Si je pouvais lire dans vos yeux que vous me pardonnez !... je serais l'homme le plus heureux.

L'instant était venu où Gratien allait pouvoir tout lire dans les yeux de l'aimable enfant... Une porte s'ouvre en haut de l'escalier : il en descend un homme furieux, suivi de plusieurs gens qui portent des flambeaux : Imprudente épouse ! s'écrie-t-il, je me doutais du tête-à-tête que tu te ménageais ! Voilà donc une nouvelle preuve de ta mauvaise conduite !...

Qu'on juge de l'étonnement de Gratien ! l'aimable enfant à qui il croit devoir l'hospitalité, n'est autre chose qu'une femme d'un certain âge, laide et commune ; la même femme sans doute qui a chanté la romance du voyageur ! Peut-on être trompé plus grossièrement par une femme vicieuse !... Tandis qu'il reste anéanti de ce qu'il voit, le mari et la femme se disputent violemment. La femme surtout, furieuse de se voir dévoilée par le pèlerin, est prête à sauter aux yeux de son mari, et à les lui arracher. Qui vous a donné le droit, monsieur, lui dit-elle, de m'espionner ainsi ? — Ne vous ai-je pas vue aller et revenir, madame ? Ne vous ai-je pas entendu descendre plusieurs fois cet escalier ? et ne connais-je pas tous les tours que vous êtes capable de me jouer ?... Je vous ai entendue d'ailleurs, je vous ai entendue de là-haut contrefaire la voix d'une jeune innocente, vous donner un papa, une maman, faire croire à cet étranger que vous étiez la fille de la maison. La jolie poulette !... Allez, madame, je suis très heureux de n'avoir point d'enfants : si j'avais une fille, j'aurais la douleur de la voir se pervertir par l'exemple d'une mère coupable ! Ah ! combien je maudis la chaîne que vous m'avez imposée !... — Oubliez-vous, monsieur, que vous étiez libre de ne pas la former ! Qu'étiez-vous lorsque je vous épousai ? Rien. Toute la fortune était de mon côté : j'ai été désintéressée, moi ; je vous ai enrichi, et voilà comme vous reconnaissez mes bienfaits ! Est-il possible, grand Dieu ! (Elle pleure.) est-il possible de traiter ainsi une pauvre petite femme à qui l'on doit tout ! Homme inhumain, homme ingrat et sans délicatesse, vous devriez bénir le lien qui vous a'ttache à moi ; mais vous me tourmentez, vous me insultez sans cesse !... Ah !... je... suis bien malheureuse ! — Allons, allons : madame, rentrez... rentrez, vous dis-je, et rougissez de la conduite que vous tenez devant un étranger qui, s'il est honnête homme, vous juge comme vous méritez de l'être. Pour vous, monsieur (en s'adressant à Gratien), je ne puis que vous blâmer de la facilité avec laquelle vous avez donné dans le piège que ma femme vous a tendu : car sans doute vous vous l'imaginiez plus jeune et plus jolie, à moins que la connaissant depuis longtemps... — Je vous jure, monsieur, répond Gratien, que je n'avais jamais vu madame, et que même, en la prenant pour votre fille, je m'imposais la conduite qu'exigent l'honneur et les lois de l'hospitalité. — Cela peut être, mais vous êtes jeune, très jeune, je le crois, et je ne puis vous en vouloir ; car, à votre âge, si j'eusse trouvé semblable aventure. Mais vous voyez la tendre pouponne qui vous tendait ses filets ! Convenez, mon ami, que, connaissant ma femme comme je la connais, je n'avais pas tort ce soir de refuser l'entrée de ma maison au pèlerin qui demandait douce mie ? Ma femme a cru justement qu'elle était la douce mie que votre cœur demandait à tous les échos d'alentour. Hom ! la vieille coquette ! À présent que vous n'êtes plus dangereux, beau voyageur, passez la nuit dans cette salle, j'y consens : demain j'enverrai chercher votre clef, la clef mystérieuse que la douce mie vous a fait parvenir par je ne sais quelle voie, et vous partirez à l'heure que vous voudrez : bonsoir.

La châtelaine était déjà sortie, rouge de honte et de dépit. Le châtelain la suivit de près. Il ferma la porte de l'escalier à double tour, et bientôt on n'entendit plus ni lui, ni sa femme, ni leur suite. Probablement ces tendres époux, retirés dans un pavillon éloigné, passèrent une nuit délicieuse au milieu des cris, des reproches et de pleurs. Laissons-les se quereller, et revenons à Gratien.

Sans doute on devine toutes les réflexious que lui fit faire cette aventure extraordinaire. Gratien était honnête et vertueux : la conduite de la châtelaine révoltait son âme pure et candide. Comme elle l'avait trompé : Quelle ruse de femme ! Contrefaire la voix, le ton, le langage d'une innocente, pour abuser ainsi de la bonne foi d'un étranger pour affliger si cruellement son époux !

Une circonstance particulière de la dispute du mari et de la femme étonnait surtout particulièrement Gratien. Cette femme avait fait le sort de son époux. Elle fut, dit-elle, désintéressée : elle le prit sans fortune, et lui donna tous ses biens. Cette femme était donc alors telle que celle que Gratien cherche ? Mais comme elle est devenue vicieuse, ô ciel ! Si Gratien avait le malheur de rencontrer une femme de cette espèce ! Si, douce, docile, désintéressée d'abord, elle faisait par la suite le tourment de sa vie ! si elle lui reprochait sans cesse le service qu'elle lui aurait rendu !... Mais il se trompe, Gratien ; il n'est pas dans le cas de l'époux malheureux qu'il vient de voir. Gratien est riche, plus riche que la femme qu'il désire trouver ; il suffit que cette femme le croie peu fortune, qu'elle ne s'attache point, en lui donnant la main, à la fortune, ni au physique. Après l'hymen, il la surprendra agréablement, en lui faisant partager l'héritage de son père : il aura autant de droit qu'elle, et jamais elle ne pourra lui reprocher de l'avoir enrichi.

Gratien, bien rassuré sur ce point, ne s'en propose pas moins d'apporter la plus scrupuleuse attention, l'examen le plus sévère dans le choix qu'il doit faire d'une épouse. Il vient d'avoir un exemple de la perversité des femmes, et il s'en faut de beaucoup qu'il s'imagine que la première femme qu'il rencontrera, soit capable de faire son bonheur. Gratien, tout étourdi encore de la scène qui vient de se passer, profite cependant du service que lui a rendu la châtelaine, quoiqu'il n'ose arrêter sa pensée sur le but qu'elle se proposait. Il soupe tranquillement, et, fatigué des scènes de cette soirée, il dort d'un profond sommeil jusqu'au lendemain matin. À six heures, un domestique vient frapper à sa porte. Gratien s'habille, demande à l'obligeant serviteur des nouvelles de son maître, et le prie de lui témoigner en même temps, et sa reconnaissance, et ses regrets du chagrin qu'il lui a causé sans le vouloir. Gratien l'engage en outre à lui indiquer la route qu'il doit tenir pour se rendre à Paris. Bien instruit de son chemin, il quitte le château, où il a reçu une si forte leçon, et se remet en marche.

Nous ne le suivrons point à Paris, où il ne rencontre, quel que déguisement qu'il prenne, quelque moyen qu'il tente, que des coquettes, des femmes bien éloignées du portrait qu'il se trace de la beauté qu'il cherche.

Fatigué, excédé des désagréments qui lui causent ses recherches, il y reçut de l'experience une connaissance parfaite du caractère des femmes : il les vit presque toutes fausses, jalouses, médisantes, curieuses, intéressees dans leurs bienfaits, et terribles sans leur vengeance (1). Gratien prit donc le parti de quitter une ville où la fluctuation des intrigues ne convenait point à son caractère doux et tranquille, et il sortit de Paris, dans l'espoir que le hasard seul pouvait lui offrir ce qu'il avait en vain cherche. Quand notre pèlerin se vit en plein champ, il se retourna pour regarder encore une fois Paris ; et, désespérant de remplir jamais le but de son pèlerinage, il s'écria douloureusement : Ah ! je le vois trop maintenant, ma tâche est plus difficile à remplir que celle de mes frères !...

1. Si les aimables personnes du sexe qui me lisent se fâchent de ce jugement, trop sévère sans doute, je les prie de relire le commencement de la dixième soirée, de ce volume, elles y verront dans quelle intention et pour qui ces réflexions peu galantes ont été tracées.


TREIZIÈME SOIRÉE.

Fin de l'histoire des trois pèlerins.

CHAPITRE V.

Les Trois Phénix.

Nous passerons ici sous silence quelques aventures peu piquantes qu'éprouvèrent encore nos trois pèlerins pour amener le lecteur au terme de leur singulier voyage ; et ce fut le hasard seul qui l'amena. Après mille et mille recherches plus infructueuses les unes que les autres, ce fut Gratien qui retourna le dernier chez son oncle Thomas Desvignes, où il retrouva ses deux frères. Thomas n'attendait plus que Gratien pour juger si ses trois neveux avaient bien suivi les dernières volontés de leur père, et pour leur partager sa succession, Gratien arrive : il tient par la main une jeune personne qu'accompagne un tuteur dont la physionomie est respectable. Hubert est assis près de Thomas ; à ses côtés, l'on voit un vieillard courbé sous le poids des ans et sous les haillons de l'indigence ; c'est l'infortuné qu'il cherchait et qu'il a enfin rencontré. Duval est debout plus loin, et cause avec un homme d'une quarantaine d'années très bien mis, et qui paraît être le riche désintéressé dont la recherche lui était confiée, Les trois frères se regardent, l'œil humide des larmes de la sensibilité, et paraissent également curieux de connaître leurs aventures réciproques. Thomas partage leur empressement ; il fait asseoir tout le monde à ses côtés, et presse Duval de raconter le premier ce qui lui est arrivé, Duval ne se fait pas prier, et commence ainsi :

«Mon récit ne sera pas long : il vous suffira de savoir qu'après avoir cherché en vain un riche qui fît le bien sans aucun intérêt, pour le seul plaisir de le faire ; après avoir rencontré dans cette classe d'hommes des libertins, des égoïstes, beaucoup d'égoïstes !... je m'en revenais tranquillement chez mon oncle, désespéré de ne pouvoir jamais obéir au testament d'un père trop exigeant, lorsqu'un particulier gémissant sur le bord d'un chemin, fixa mon attenton. Il paraissait accablé d'un violent chagrin : je m'approchai, et prenant l'accent de cet intérêt tendre qu'inspire toujours la vue d'un homme malheureux, je lui demandai ce qu'il avait. Je suis perdu, me répondit-il, je suis perdu sans ressource ; je me suis attiré la haine du meilleur des maîtres, et, je dois l'avouer, j'ai mérité mon sort. — Comment ! parlez, expliquez-vous. — Depuis dix ans je sers, au plutôt je suis l'ami, le confident intime d'un homme riche, nommé Berville, qui possède ce château que vous voyez là-haut sur ce coteau. C'est l'homme le plus estimable ; le plus sensible, le plus généreux !... Son bonheur est d'obliger, mon cher monsieur ; mais il n'oblige pas comme les autres : un seul trait vous fera connaître et son excellent cœur, et le motif de ma disgrâce... M. Berville a un neveu qu'il a élevé dès son enfance, depuis la mort de son frère. Il avait ménagé une grande alliance pour ce neveu, qui, peu digne de tant de bonté, vivait depuis quelques années avec une jeune personne née de parents pauvres et obscurs. M. Berville apprend cette union clandestine ; il apprend de plus que l'infortunée victime qu'abuse son neveu, est mère de deux enfants qu'elle allaite elle-même. Son cœur se serre de pitié, mais en même temps sa probité s'indigne. Il mande son coupable neveu : Je sais tout, lui dit-il ; je sais que vous avez séduit la vertu, l'innocence, et que vous avez déshonoré votre nom et le mien. Quel est le but de l'intrigue secrète que vous avez liée avec une femme que vous ne pouvez jamais épouser ? Vous savez que j'ai d'autres vues sur vous, et que je veux être obéi. C'en est assez, monsieur, vous ne reverrez plus la malheureuse femme que vous avez séduite. La nuit dernière, je l'ai fait enlever par ordre du gouvernement ; elle et ses enfants sont éloignés de vous pour jamais. Ne tentez aucune démarche pour les revoir ; cela vous serait impossible. Restez près de moi, et rendez-vous digne des bontés que je veux bien avoir encore pour vous, et craignez de vous exposer à toute la sévérité de ma colère et des lois.

Le neveu, foudroyé par ce coup inattendu, emploie les larmes, les prières pour fléchir son oncle ; mais il n'en put venir à bout, et plusieurs années s'écoulèrent sans qu'il entendît parler de sa maîtresse ni de ses enfants. À présent, je dois vous faire connaître la belle conduite de M. Berville. Il n'avait pas fait enlever par ordre du gouvernement la maîtresse de son neveu, ainsi qu'il le lui avait dit pour l'intimider : mais cet oncle généreux avait fait disposer à quelques lieues de son château une maison charmante, où toutes les commodités de la vie se trouvaient réunies. J'avais été trouver l'infortunée, et sous le prétexte de la rejoindre à son ami, je l'avais conduite, dans une berline, avec ses enfants, dans cette délicieuse habitation, où rien ne lui manquait que la vue de l'homme qui lui était cher, et qu'elle croyait être en voyage par ordre de son oncle. Cet oncle généreux fournissait, en secret, aux besoins, je dirai plus, aux plaisirs de cette famille intéressante. Il allait même souvent passer des journées entières au milieu de ses petits-neveux et de leur mère, qui, ne l'ayant jamais vu, le prenait pour un voisin sensible et touché de sa situation...

C'est ainsi que cette victime de l'amour a vécu pendant quatre ans, croyant devoir son aisance à son séducteur, ignorant que son oncle, le plus vertueux des hommes, était son seul bienfaiteur, et qu'elle avait le bonheur de voir presque tous les jours celui à qui elle avait inspiré tant d'intérêt. Pendant ce temps, M. Berville, qui feignait toujours la plus grande sévérité avec son neveu, le pressait d'épouser la demoiselle qu'il lui avait destinée ; et, je l'ai su depuis, ce n'était que pour éprouver sa probité qu'il le pressait de contracter un autre hymen que celui qu'il devait à l'amour. M. Berville voulait voir si son neveu serait assez dénaturé pour abandonner la mère de ses enfants, pour renoncer à elle à jamais en formant d'autres liens : tant cet oncle respectable estimait les doux sentiments de la nature !... Si son neveu se prêtait à contracter un autre engagement, M. Berille devait lui dire tout, et le chasser alors, pour jamais de sa maison. La résistance du jeune homme, au contraire, devait être récompensée par la main de son amante, et par toute la tendresse de son oncle.

Le temps de l'épreuve était prêt à finir, lorsque l'imprudent jeune homme me prit un jour à part, et me confia le projet qu'il avait de fuir à jamais la maison de son oncle, pour éviter d'obéir à un arangement d'intérêt qui devait faire son malheur. Je ne connaissais qu'une partie des secrets de mon maître. Si j'eusse été entièrement dans sa confidence, j'eusse sans doute détourné le jeune homme d'un dessein qui rompait toutes les mesures que la tendresse et l'humanité avaient prises jusqu'alors pour son bonheur. Je n'osais pas lui confier que je connaissais l'asile de sa bien-aimée : je lui donnai un bon cheval, toutes les facilités possibles ; et, après l'avoir serré dans mes bras, je le vis s'éloigner de son oncle et de moi pour jamais ! ce furent ses expressions !...

Vous jugez de la douleur de M. Berville lorsqu'il apprit cette fuite inattendue ! Il m'interrogea ; je ne pus lui déguiser la vérité. Imprudent ! me dit-il, qu'avez-vous fait ? Vous avez perdu pour jamais une femme intéressante, à qui je destinais la main de mon neveu et tous mes biens. La voilà déshonôrée, sans ressources, elle et ses enfants ! Pauvre Belly ! ton amant, ton époux est éloigné de toi pour jamais !... Ah ! cruelle épreuve, fatal départ, que toute ma prudence n'a pu prévoir, n'a pu prévenir !... Et vous, serviteur coupable, vous qui deviez aussitôt m'avertir de la fuite d'un insensé, vous qui deviez pénétrer mes secrets, me demander au moins ce que je voulais faire !.. Allez, retirez-vous de mes yeux, et ne reparaissez jamais devant moi...

À ces mots, M. Berville me tourna le dos, et me laissa seul en proie à mon repentir... C'est ce matin, cher monsieur, c'est ce matin, qu'un maître que je regardais comme le modèle de toutes les vertus, m'a chassé inhumainement !... et je n'ose encore aller me précipiter à ses genoux ! J'ai su, depuis tantôt, que M. Berville a été voir l'interessante Belly : il s'est fait connaître pour son oncle, pour son bienfaiteur et celui de ses enfants ; mais en même temps il ne lui a pas caché la fuite de son amant ; de l'homme qu'il lui destinait pour époux. Sans doute il a confondu ses larmes avec celles de cette tendre victime ; mais le mal est fait : on ignore la route qu'a prise le jeune homme. Oh ! si je pouvais le trouver quelque part ! si je pouvais le ramener à son oncle ! Hélas ! souhait inutile ! Belly est pour jamais abandonnée, et ma disgrâce est consommée !...

Ici, mes frères, l'étranger termina un récit qui m'avait attendri jusqu'aux larmes, et que je vous ai peut-être trop abrégé. La bonté touchante de M. Berville me pénétra du plus vif intérêt. Voilà, me dis-je en moi-même, voilà l'homme que je cherche ; il me faut sur-le-champ aller le trouver. Je proposai donc au domestique de le ramener chez son maître, et de faire sa paix avec lui. Il me crut, et nous allâmes trouver à l'instant même M. Berville, qui revenait de chez Belly. Je racontai à cet homme sensible le testament de mon père, le but du pèlerinage que je terminais ; et je le priai d'accepter, dans mon héritage, la part que mon père avait destinée à l'homme riche et désintéressé. Ce n'est pas pour vous, ajoutai-je ; non, monsieur, ce surcroît de richesses ne peut vous convenir : mais donnons-la, cette part, à la pauvre Belly, cette amante abandonnée d'un neveu que vous avez perdu au moment où il allait combler les vœux de la nature et de l'amour. Belly et ses enfants n'auront du moins plus rien à craindre de l'affreuse indigence. — Vous êtes un homme franc, me dit M. Berville en m'embrassant ; je vous crois, et j'accepte vos offres pour une infortunée que nous irons voir ensemble demain ; après quoi, je vous accompagnerai avec plaisir chez votre oncle.

Le lendemain, en effet, nous fûmes voir Belly, à qui nous annonçâmes que la fortune lui accordait ses faveurs au défaut de celles de l'amour et de l'hymen. Cette femme intéressante se jeta dans les bras de son oncle (il lui avait permis ce nom) ; et je vis le bon Berville s'accuser devant moi d'avoir causé le malheur de la mère et des enfants, en voulant faire subir à son neveu une épreuve qu'il devait prévoir être au-dessus des forces de son cœur vertueux. Je le connaissais mal, s'écria-t-il, ce cher neveu ; je le croyais capable de céder aux sentiments, aux devoirs de la nature, et c'est moi qui vous ai séparés !...

Cette entrevue touchante se termina enfin. Nous revînmes an château de Berville ; et le lendemain, cet homme généreux et moi, nous nous mîmes en route pour venir ici. Vous le voyez, mes frères ; le voilà cet honnête Berville ; il vient partager avec nous les biens de notre père ; mais il est notre frère aussi, n'est-ce pas ? les hommes vertueux sont tous de la même famille ; et d'ailleurs l'héritage de la tendresse paternelle doit, par ses mains, enrichir le malheur et la tendresse maternelle !...»

L'histoire de Duval pénétra la famille Desvignes du plus vif intérêt : chacun embrassa M. Berville, et, quand les premiers moments d'effusion furent passés, Hubert prit la parole pour raconter à la societé ce qui lui était arrivé dans son pèlerinage. Son récit fut moins piquant que celui de Duval. L'homme qui accompagnait Hubert était en effet un infortuné qui ne l'était pas par sa faute : il ne devait ses malheurs qu'à la fatalité. Doué de tous les talents, il avait toujours manqué d'occasions pour les faire briller. En un mot, il justifiait absolument l'intention du testateur. Je ne donnerai pas en entier l'histoire de cet homme, qu'on appelait Raymond, attendu qu'elle m'a semblé comporter très peu d'intérêt ; il me suffira de dire que cet homme estimable fut embrassé, adopté par la famille Desvignes ; et nous passerons à l'histoire du jeune Gratien, qui fit infiniment de plaisir à tout son auditoire.

Si vous avez trouvé, mes frères, dit Gratien, ce que vous cherchiez, cela ne m'étonne pas ; la vertu habite encore sur la terre ; il ne s'affit que de la rencontrer ; et on le peut quand on le veut bien. Mais savez-vous que ma tâche était la plus difficile ? Comment donc ! chercher une femme sensible qui ne s'attache ni au physique ni à la fortune ! Oh ! pour cela, je m'en rapporte à tous ceux qui m'entendent, et qui connaissent la cœur des femmes ; ils conviendront qu'il me fallait une prudence et ma patience à toute épreuve... Je l'ai trouvée cependant, cette femme adorable, et vous la voyez. C'est l'aimable Cécile. Est-il possible de posséder plus de grâces, plus de charmes et plus de modestie !... Mais je m'aperçois que mes éloges la font rougir : je vais parler de ses vertus ; il lui sera sans doute permis d'en être plus orgueilleuse que de ses attraits.

Je ne vous dirai point l'aventure plaisante qui m'arriva dans un château presque inhabité avec une vieille folle, etc. ; je ne vous parlerai point non plus de toutes les coquettes que j'ai rencontrées : le tableau que j'ai à vous offrir, n'a pas besoin d'ombres ; il doit être pur comme la personne que j'ai à y retracer...

«Dans une petite ville située à quelques lieues d'ici, vivait une jeune beauté avec son tuteur ; elle possédait tous les arts d'agrément et d'instruction ; on la vantait partout comme un modèle d'esprit et de talents... Je passais, moi, par cette petite ville ; et, je vous l'avouerai, je revenais tristement chez mon oncle, désespérant de remplir la condition qu'un père m'avait prescrite. J'entends parler de Cécile, et j'entends dire en même temps qu'heureuse avec un tuteur qui la chérit comme un père, elle a renoncé plusieurs fois aux liens du mariage. Ces liens, me dis-je à moi-même, étaient peut-être tissus par l'intérêt, par le calcul : ceux de l'estime, de l'amour même sont plus forts, plus attrayants ; essayons de les faire briller aux yeux de cette Cécile insensible ; mais renfermons-nous dans les lois que me dicte le testament de mon père : éclipsons, sous un costume peu brillant, le peu de fraîcheur que peuvent posséder mes traits. Détruisons tout à fait l'empire du physique, mais ne négligeons rien pour faire triompher celui de l'âme et des sentiments !...

Mon parti pris, je m'habille proprement, mais très simplement : un ruban noir me cache un œil et une partie de la figure ; mon bras gauche est assujetti par une écharpe, et un bâton soutient ma démarche débile et chancelante. En cet état, repoussant pour l'amour, mais touchant pour la pitié, je m'approche du logis de M. Vincent. Je le demande. — Il est sorti ; mademoiselle est seule. — Eh bien, qu'on me présente à mademoiselle. Mademoiselle me fait attendre longtemps dans un salon, où j'aperçois un piano chargé de musique. J'ai la voix assez agréable ; je m'avise de chanter très haut une romance que je entends au hasard. Cécile arrive tout doucement : je la vois dans une glace respecter mon occupation, et prendre plaisir à m'entendre... Je continue : elle me laisse finir, et je me retourne enfin en lui demandant pardon d'une hardiesse que je n'aurais pas prise, si j'avais eu le bonheur de l'apercevoir... Cécile sourit, m'assure qu'elle est enchantée de ne m'avoir point interrompu, et me demande ce qui m'amène. — Mademoiselle, je suis un malheureux orphelin que le sort persécute, et que poursuivra toujours l'affreuse indigence, si je ne trouve une occupation quelconque qui puisse me donner l'occasion d'exercer quelques faibles talents : je suis en état d'enseigner la musique, le dessin et quelques langues : je prends la liberté de venir demander à monsieur votre tuteur s'il ne pourrait pas me procurer des écoliers dans ses amis. — D'où connaissez-vous mon tuteur, monsieur ? — En entrant dans cette ville, mademoiselle, tout le monde indique aux étrangers l'asile de la bienfaisance, de la vertu et de la... beauté. (Elle rougit.) — Mon tuteur n'est pas ici, monsieur ; il va rentrer dans l'instant : voulez-vous vous donner la peine de l'attendre ? — Si vous me le permettez.

Cécile m'approche un siège, et m'engage à lui chanter quelques scènes italiennes qu'elle aime beaucoup. Je m'en acquitte du mieux que je peux. M. Vincent arrive ; Cécile me présente avec intérêt. Le tuteur me fait mille questions, m'accueille enfin, et m'engage à donner, dès ce jour, des leçons à sa nièce. Je crois m'apercevoir que la jeune personne est contente de cet arrangement, et mon petit amour-propre s'en trouve flatté.

Que vous dirai-je ?... Je donnais tous les jours des leçons à Cécile, et je m'apercevais qu'elle les goûtait avec la plus vive satisfaction. Mes blessures, que j'avais reçues, lui disais-je, à l'armée, lui inspiraient un intérêt surnaturel... En un mot, je me flattai bientôt d'être aimé. Cécile était instruite : la litérature, la poésie, les arts enfin faisaient ses plus chères délices. Eh bien, je lisais auprès d'elle ; je lui apprenais à faire des vers, et j'en faisais même pour elle. Je passais tout mon temps chez elle, et je refusais d'autres écoliers. Cela surprit un peu M. Vincent, qui m'en fit un jour la réflexion. Je crus ne pouvoir mieux faire que de se mettre dans mes intérêts, en lui confiant et le testament de mon père et mes intentions. Je le pouvais, car une clause expresse de ce même testament me permettait de prendre tous les moyens pour réussir. Je demandai le secret à M. Vîncent ; il me le promit, et dès ce moment il dirigea ses batteries pour agir de concert avec moi. Au bout de quelque temps, quand nous crûmes la passion assez profondément enracinée dans le cœur de la jeune personne, son tuteur lui proposa un parti très avantageux. Cécilee rougit, et refusa : le tuteur s'emporta, crut voir dans mes assiduités le motif de ce refus, menaça de m'interdire l'entrée de sa maison, et le fit en effet, d'accord avec moi. J'employai dès lors mille ruses pour parler à Cécile, et j'eus la satisfaction de voir qu'elle les secondait à merveille : elle me déclara même son amour, et reçut d'aveu du mien. Quand je vis les choses à ce point, j'engageai le tuteur à frapper les grands coups. M. Vincent n'accordait plus que huit jours à sa pupille pour la déterminer à l'hymen qu'il lui proposait. Cécile ne put plus y résister : Vous connaissez Gratien ? lui dit-elle ; vous savez qu'il est sans fortune, défiguré, incapable de plaire à toute autre femme qu'à moi ? Eh bien, monsieur, je l'aime ; je suis riche, et je veux faire sa fortune. M. Vincent dissimule l'excès de sa joie : il s'emporte ; jamais il ne consentira à une pareille union ; et il sortit en offrant à Cécile, du ton le plus irrité, ou le couvent, ou l'époux qu'il lui a choisi. Cécile me fait part de cette conversation ; je vers des larmes, je me jette à ses genoux, je l'engage à secouer le joug d'un homme qui veut le sacrifier ; je la presse de fuir avec moi, de m'accompagner chez un ami qui nous unira d'abord, et saura bien forcer ensuite son tuteur à lui rendre ses biens... Cécile hésite, consent enfin à tout ; et le soir même est fixé pour cette espèce d'enlèvement... Il arrive ce moment fortuné, si désiré de moi, et tant redouté de la pauvre Cécile. Elle n'ose lever les yeux devant son tuteur, qui, ce jour-là, semble s'attacher plus particulièrement à ses pas. Enfin ce tuteur sévère rentre dans son appartement. Cécile prend quelques-uns de ses effets, se rend au jardin en tremblant : je lui ouvre une petite porte de derrière avec une clef qu'elle a su me procurer ; je la fais monter, presque mourant de frayeur, dans une chaise de poste qui nous conduit, en très peu de temps, à plus d'une lieue de la ville. Là, je la fais entrer dans une maison de campagne, où une seule femme se présente pour la servir.

Cécile pleure, Cécile se repent d'une démarche inconsidérée ; elle craint le déshonneur, elle craint mon changement... Pendant que j'emploie à la rassurer toute l'éloquence de l'âme et du sentiment, elle me demande pourquoi cet ami respectable chez qui je lui avais dit qu'elle serait conduite, ne paraît pas... Il paraît bientôt ; mais, ô surprise ! c'est M. Vincent lui-même, c'est le tuteur qui s'approche de sa pupille avec le front le plus serein, Cécile pâlit ; elle est prête à se trouver mal ; elle veut m'accuser, elle veut accuser le destin. Rassurez-vous, ma chère amie, lui dit M. Vinent ; je suis en effet cet ami dont Gratien vous a parlé ; c'est moi qui vas vous unir ; c'est moi qui viens couronner la tendresse et la constance la plus pure...

Cécile ne sait si elle doit en croire son tuteur : alors il lui dit qui je suis, lui raconte tous les moyens que nous avons pris pour l'amener au point de m'aimer, non pour la fortune ni le physique, mais pour le moral uniquement ; et termine son récit en unissant ma main à celle de Cécile. Vous jugez de la joie de cette aimable personne ! Elle peut se compara qu'à la mienne. Dès le lendemain, nous partîmes tous les trois pour nous rendre ici ; et vous me voyez, mes frères, accompagné d'un ami sûr, d'une épouse charmante, et aussi heureux que vous d'avoir très heureusement terminé une pèlerinage auquel je ne prévoyais jamais une issue aussi heureuse.

Quand Gratien eut terminé son récit, Cécile embrassa ses frères Duval et Hubert, et dès ce jour même leur oncle Thomas leur fit le partage d'une succession qui leur avail tant coûté de peines et d'inquiétudes. Cette immense succession fut d'abord partagée en deux portions : l'une, réduite à trois, fut donnée à Cécile, à Raymond et à M. Berville, qui bientôt en fit don à l'infortunée Belly ; l'autre portion fut distribuée aux trois pèlerins, dont l'un fut sur-le-champ plus heureux que les autres. Le lecteur devine que nous parlons du jeune Gratien, qui se vit à la tête d'une fortune considérable, et l'époux de la plus estimable des femmes. Ainsi fut rempli le testament bizarre de Pierre Desvignes ; ainsi furent récompensés le mérite persécuté, l'humanité et le désintéressement.»

Ici finissait l'histoire des trois pèlerins ; et Palamène, qui l'avait lue lui-même en plusieurs soirées à ses jeunes élèves, ne manqua pas d'y ajouter mille réflexions plus piquantes les unes que les autres, sur les vices qui infestent la société, et sur le danger qu'il y a de croire trop légèrement à la vertu, à la probité des hommes. Il faut avoir des mœurs soi-même, ajouta-t-il ; il faut faire tout pour être vertueux, mais ne pas croire légèrement que tous les êtres qu'on rencontre dans le monde soient comme nous : on serait trompé trop souvent. Je ne conçois rien, mes enfants, au merveilleux qui accompagnait ce manuscrit lorsque votre frère Armand l'a trouvé à ses pieds. Les trois rubans, rouge, bleu et blanc, dont il était lié, sont sans doute l'emblème des couleurs que chacun des trois frères Desvignes avait prises. J'ai envoyé à la place qu'Armand m'a indiquée, et personne n'a paru pour réclamer les rubans ni le manuscrit. Quoi qu'il en soit, son auteur a désiré qu'il fût imprimé, puisqu'il y a mis une somme de vingt-cinq louis. Il le sera mes enfants ; je remplirai son intention, et je veux que son ouvrage orne votre petite bibliothèque. Retirons-nous, mes amis : demain il faudra nous lever de bonne heure : oui, c'est demain jour de repos ; je vous mène tous à la grande ferme des Noyers, que vous connaissez, à une lieue d'ici. Nous y déjeunerons avec du lait ; je ne serai pas fâché que vous y connaissiez une bonne vieille femme, bien âgée, bien respectable, qui loge à côté de cette ferme, et qui doit sa petite fortune, le croiriez-vous ? à un enfant, oui, à un enfant bien plus jeune que Léon. C'est une histoire bien amusante : je suis sûr qu'elle vous intéressera beaucoup, et que vous envierez tous le sort et le bonheur du petit Émilion.


QUATORZIÈME SOIRÉE.

LA CUPIDITÉ.


Histoire du petit Émilion.

Comme elle est longue pour des enfants, la nuit qui précède un jour de promenade ! comme elle est longue à leur impatience ! Ils s'endorment difficilement ; leur imagination travaille, et leur peint les plaisirs qu'ils doivent goûter le lendemain. Des songes charmants viennent leur retracer les courses, les bonds, tous les jeux innocents auxquels ils vont se livrer sans contrainte. Bientôt l'aurore paraît ; ils se lèvent avec l'aurore, et leurs premiers regards se tournent vers le ciel. S'il est serein, sans nuages, s'il annonce un beau jour, quel surcroît de joie pour leur jeune cœur ! Ils regardent le temps, le regardent encore, et jamais le réveil de la nature n'a été salué avec plus d'ivresse que par eux...

C'est ce qui arriva à nos petit amis. Le lendemain matin, tous étaient levés de bonne heure, tous avaient le nez en l'air pour jouir de la fraîcheur du temps et de la beauté du soleil : qui se levait pur et sans nuages. Les plus diligents stimulaient les plus paresseux. Mais allons donc, mon frère dépêche-toi donc ! Tu ne seras jamais prêt ; tu nous feras attendre ! Voilà ce qu'ils se disaient réciproquement. Leur père parut bientôt, et tous se jetèrent, en sautant, sur ses mains et sur son cou. Papa, papa, allons-nous partir ? allons-nous partir ? — Oui, mes enfants ; allez me chercher ma canne et mon chapeau.

Trois sont sortis à la fois pour aller chercher ces objets utiles en voyage, et qui sont bientôt remis au vertueux Palamène. Ce bon vieillard sourit en voyant l'empressement de ses enfants, et il est heureux de leur bonheur. On se met en route enfin. La bonne Marcelle, qui garde la maison, ferme la porte de la rue sur notre jeune caravane ; et la voilà qui sautille, qui court çà et là, qui saute les fossés, et se livre à tous les éclats de la joie la plus vive. Palamène a gardé Armand auprès de lui : Armand est son bâton de vieillesse ; c'est le plus raisonnable, et il écoute avec attention les sages entretiens de son père, en lorgnant toutefois, de temps en temps, les folies que ses frères se permettent entre eux tout le long du chemin.

Il fallait traverser un petit bois de châtaigniers. Palamène permet à sa petite troupe de s'y reposer un moment. À peine le bon vieillard est-il assis sur un petit monticule de gazon, que les enfants proposent une partie de quatre coins. Il s'agit de déterminer l'un d'eux à poursuivre les autres : le sort en décide ; c'est Léon, qui, au milieu des quatre autres, se résout à les guetter de l'œil, à feindre de courir après l'un pour attraper l'autre, et se mettre à sa place. Les voilà donc qui changent, qui s'appellent, qui vont, reviennent, s'appellent encore ; et puis ce sont des éclats de rire !... C'est Benoît qui est pris par Léon, et qui en témoigne un peu d'humeur. Tu ne m'as pas frappé trois coups sur l'épaule ! — Si. — Non, il n'y en a eu que deux !... Léon reprend sa place, et bientôt Adèle a beau s'écrier : Je tiens fer... elle est déjà prise !... Les arbres sont ébranlés des secousses que leur donnent nos cinq joueurs : les oiseaux vont percher plus loin ; mais ils semblent par leur ramage plus vif, partager la joie qui anime leurs petits perturbateurs.

Jeux innocents et naïfs de l'enfance, combien vous touchez mon cœur ! Quels souvenirs touchants vous rappelez à mon esprit ! Qu'est-il devenu ce temps délicieux où, poussant une balle en Irland, je courais après les prisonniers que je faisais aux barres ? La fatigue même devenait un plaisir pour moi. Helas ! c'est dès l'instant où l'enfant ne joue plus, qu'il s'enfonce pour jamais dans le torrent des peines de la vie ; c'est quand la raquette et la balle deviennent indifférentes pour lui, qu'il commence à sentir les dégoûts attachés au travail, à l'étude, et c'est alors souvent qu'il se trouve assailli par les plus cruels ennemis de son existence, par les passions... Oh ! qu'il est beau d'être homme ! mais qu'il est doux être enfant !...

Quand le jeu des quatre coins eut mis en nage nos jeunes gens, Armand et Benoît voulurent essayer une partie de cheval fondu, mais Palamène s'y opposa. Outre qu'il défendait à ses enfants tous les jeux dangereux, il se trouvait délassé ; le soleil avançait sa carrière, et il était temps de se rendre à la ferme des Noyers, où l'appétit d'ailleurs les appelait tous.

Voilà donc nos enfants, rouges d'agitation, couverts de sueur, qui s'essuient le front, et qui marchent, un peu plus gravement qu'auparavant, à côté de leur vieux père. La petite bande est un peu fatiguée ; elle est plus sérieuse, et fait à Palamène mille questions plus ingénues les unes que les autres, auxquelles il répond avec cette simplicité et cette clarté qui le caractérisent. Je dirai plus ; la conversation devint très sérieuse, et roula, jusqu'à la ferme, sur les merveilles de la nature et sur la beauté des productions terrestres. À toutes les réponses que Palamène faisait à leurs questions, les enfants s'écriaient : C'est singulier ! c'est étonnant ! comme c'est beau ! mon Dieu ! que la Providence est grande !... et mille autres naïvetés qui enchantaient le vieillard, parce qu'il voyait leurs dispositions à s'instruire, et leur admiration pour les choses surnaturelles.

On arriva enfin à la ferme : c'était un site délicieux, et propre à garantir des plus fortes chaleurs du jour. Un ruisseau limpide y murmurait sur des cailloux, et allait se perdre dans une espèce de cascade qui formait dans le bas une mare où l'on voyait s'abreuver des bataillons de canards et d'autres animaux ce basse-cour. Des noyers en nombre, antiques et serrés, y présentaient à l'œil étonné une espèce de bois frais et touffu ; tout, en un mot, dans ce lieu champêtre, inspirait ce calme religieux, ce respect silencieux que connaissent seuls les amants de la nature...

Entrés dans la ferme, nos jeunes enfants y prirent un déjeuner frugal que l'exercice et l'appétit leur rendirent délicieux. Chacun d'eux y trempa un énorme morceau de pain, dans une jatte de lait frais ; et cet aliment salubre, en rafraîchissant leur sang, leur donna de nouvelles forcés pour se livrer à des jeux nouveaux.

Le déjeuner fini, la ferme fut visitée entièrement. Ces sortes d'habitations n'étaient pas étrangères à nos enfants mais Palamène trouvait toujours quelque sujet de leur montrer des objets nouveaux, et il ne perdait jamais l'occasion de les l'approcher le plus souvent possible de la nature.

Bons habitants des campagnes, s'écria-t-il souvent, hommes simples et laborieux, qui ne connaissez d'autre besoin que le travail, d'autre jouissance que le travail encore, que vous êtes précieux à mes yeux ! C'est tous que la terre charge du soin de la féconder, de la cultiver, de recueillir ses immenses trésors ; c'est à vous que la nature a confié ses secrets ! Hommes des champs, les habits qui vous couvrent sont plus riches à mes yeux que tous ceux qu'un luxe insolent étale dans les villes : les vôtres sont trempés de vos sueurs ; et c'est à vos sueurs que nous devons l'existence et toutes les plantes nourricières.

Nos enfants avaient visité la ferme, et déjà ils regardaient dans les yeux de leur père comme pour lui demander s'il leur ferait bientôt connaître le petit Émilion, qu'ils n'avaient pas oublié, lorsque Palamène prévint leurs désirs. Maintenant, mes amis, leur dit-il, venez avec moi jusqu'à celle ruelle que vous voyez là-bas, et qui conduit au village prochain. Nous allons entrer un momment chez la bonne femme dont je vous ai parlé : elle est bien respectable, bien âgée ; mais elle jouit d'une honnête aisance, et vous apprendrez sans doute de sa bouche l'événement qui a rendu la paix et la tranquillité à sa vieillesse.

Les enfants suivirent leur père, et bientôt tous six arrivèrent à la maison de la vieille qui les reçut de la manière la plus franche et la plus obligeante. Ah ! bonjour, bonne Brigitte, lui dit affectueusement le respectable Palamène. — Bonjour, bon père, lui répondit la vieille. — Où est donc votre Émilion ? — Mon Dieu, il est à la ville. Nous avions besoin de quelques provisions, ce bon fils est parti ce matin dès cinq heures ; il ne reviendra que vers le soir. — Toujours heureuse, toujours chérie, toujours contente de votre sort ? — Eh ! comment ne le serais-je pas ?... Ce jeune homme, que dis-je ! ce jeune enfant (car j'aime toujours de le voir à l'âge où il vint alléger mes maux), Émilion est tout pour moi ; il me tient lieu de père, de fils, de tout ce que la nature offre de plus doux. Sans cesse il prévient mes vœux ; je suis une mère pour lui, et je puis dire qu'il s'acquitte bien de tous les devoirs d'un enfant respectueux... Mais asseyez-vous donc, Palamène. Voilà sans doute votre aimable famille ! Qu'ils sont jolis ! qu'ils sont intéressants ! Cette petite, comme elle a l'air doux et modeste ! venez, ma fille, approchez-vous de moi, que je vous embrasse...

La vieille Brigitte serre dans ses bras tous les enfants de Palamène ; après quoi, elle va chercher un fromage à la crème qu'elle a fait elle-même, et les engage à faire un second déjeuner ; ce qu'ils acceptent, de l'aveu de leur père, qui sait qu'à leur âge on ne compte point les repas. Quand cette petite collation est finie, Palamène prend la parole : J'ai parlé à mes enfants de votre histoire, bonne Brigitte ; ce que je leur en ai dit les a tellement intéressés, qu'ils m'ont engagé à vous prier de la leur raconter vous-même. Ayez cette complaisance, et prouvez-leur par les heureux événements qui ont terminé vos malheurs, que le Ciel n'abandonne jamais la vertu lorsqu'elle est appuyée de la bienfaisance et du travail. — Mon histoire, bon père ? volontiers, volontiers ; j'aime à la raconter ; et dans ce moment ce m'est un double plaisir de la confier à des enfants aussi aimables et aussi bien élevés. Asseyez-vous tous, mes petits amis, et écoutez-moi avec attention. Dame, c'est qu'il y a des choses bien singulières dans ce qui m'est arrivé ! Vous y verrez que c'est la main d'un enfant qui essuya mes larmes, et d'un enfant plus jeune que vous, car il n'avait que cinq ans. Ha çà, prêtez-moi donc attention !

La famille de Palamène, pleine de impatience d'entendre un récit qu'on leur assure être très intéressant, se presse, sans parler, autour de leur vieux père. La vieille Brigitte est assise un peu plus loin, et commence ainsi l'histoire de sa vie.

«Je ne suis qu'une femme de campagne, mes enfants, mais née de parents honnêtes et aisés. Mon père etait propriétaire d'une masure et de plusieurs arpents de terre qui l'avoisinaient. Il perdit de bonne heure son épouse, ma mère, que je n'ai jamais connue ; et dès lors il se livra tout entier à l'éducation de sa fille unique, qui était moi. Ce bon père travaillait, et le Ciel secondait ses efforts. Tous les ans il augmentait sa petite fortune, et de temps en temps il achetait quelques quartiers de terre qui augmentaient l'étendue de son patrimoine. Je vous ai dit qu'il était aisé, et j'en ai eu la preuve lors de l'accident douloureux qui me l'enleva ; car, je me vis à la tête d'une possession qui valait plus de douze cents livres de rente, et dans ce temps-là c'était beaucoup !... Mais continuons :

Mon père était allé travailler un jour aux champs, lorsqu'en revenant la soir par un petit bois infesté de braconniers, un coup de fusil, tiré sans doute maladroitement, le blessa dangereusement. Personne ne pouvait le secourir : il resta là, étendu sur la place, jusqu'au lendemain matin, que quelques voyageurs le ramenèrent chez lui, affaibli par la perte de son sang et par l'intempérie de l'air à laquelle il avait été exposé. Vous jugez de la nuit que j'avais passée ! J'avais bien couru de tous côtés ; mais personne n'avait pu me donner des nouvelles de mon père : enfin on me le ramena expirant. Tous les secours possibles devinrent inutiles : mon père n'a qu'un jour à vivre ; il le sait ; et, profitant du peu de facilité qui lui reste encore à parler, il fait venir Roger, son garçon de labour, son ami ; et me fait approcher en même temps de son lit. Ma fille, me dit-il, je me suis aperçu depuis longtemps que vous aimiez Roger (j'avais en effet de l'inclination pour ce bon jeune homme), il vous aime aussi. Je veux, je dois vous unir avant ma mort ; recevez la bénédiction d'un père qui vous ordonne de vous marier, de lui succéder, et de faire valoir un patrimoine qu'il n'a étendu, cultivé, conserve que pour vous. Mais avant que vous en preniez possession, je dois vous dire un secret qui jusqu'à présent n'a été connu que de moi. Vous allez avoir des terres, une masure... Approchez-vous davantage ; car je sens que ma voix s'affaiblit... Vous allez, dis-je, devenir les maîtres d'un champ que j'ai arrosé de mes sueurs, d'une masure que j'ai moi-même édifiée... Apprenez que dans tout cela il existe un trésor caché, mais un trésor qui peut faire à jamais votre bonheur, si vous savez en profiter, et surtout en user... Je n'ai point de temps à perdre ; il faut que je vous indique ce bien que j'ai respecté toute ma vie, et que je vous engage à respecter de même... car il faut compter plutôt sur son travail que sur un bien dont la possession pourrait devenir un sacrilège, et vous attirer la malédiction du Ciel... Oui, la sépulture des morts est inviolable, et malheur à celui qui foule aux pieds les ossements desséchés de ceux qui l'ont précédé ! tôt ou tard Dieu le frappera !... Pour en revenir, ma chère Brigitte et mon fidèle Roger, au trésor qui...

Mon père ici ne peut plus poursuivre ; une sueur froide couvre son visage, sa voix s'éteint ; il fait de vains efforts pour parler, et bientôt, désespéré sans doute de n'avoir pu en dire davantage, son mal s'irrite, il tombe dans une violente agonie, et meurt entre nos bras ! Vous devez vous figurer notre douleur. Nous oublions le trésor dont il nous a parlé, nous ne pensons qu'à la perte douloureuse d'un père chéri ; et Roger et moi, nous remplissons notre triste demeure de nos cris...

Enfin les derniers devoirs lui sont rendus : il faut penser à régler nos affaires. Roger alors me rappplie la dernière volonté d'un père, et je la remplis autant par goût que par devoir : Roger devient mon époux, et partage avec moi un héritage à l'accroissement duquel son travail a contribué.

Roger était d'une probité à toute épreuve ; il était doux, aimable, sensible, propre, en un mot, à faire mon bonheur ; mais Roger avait un défaut, un défaut qui l'a perdu, et moi avec lui. Roger était ambitieux et travaillé de la soif de la fortune : tout son bonheur, toutes ses vues ne tendaient qu'à amasser des richesses ; et il aurait tout sacrifié pour amonceler de l'or dont il n'avait pas besoin. Ce fut en réglant les titres de nos propriétés, quelques mois après notre hymen, qu'il pensa sérieusement au trésor dont mon père avait parlé, et que la mort ne lui avait pas permis de nous désigner. Roger devint sombre, inquiet ; il m'alarma, en un mot, et je l'interrogeai sur la cause de son chagrin. Ce trésor, me dit-il... — Eh bien, mon ami, ce trésor nous ignorons quel endroit le recèle : attends-tu après pour vivre ? Que peut-il ajouter à notre aisance ? Il faut y renoncer, mon cher Roger, ou attendre du temps, des occasions, de quelques recherches imprévues, qu'il se présente à nos yeux : car enfin nous ignorons où il est... Iras-tu remuer toute la maison, abattre , arracher, fouiller, déplanter ?... Iras-tu te priver de ta récolte, ou détruire cette masure bâtie par mon père, ou nous sommes si bien ? crois-moi, Roger, oublions tout à fait ce trésor, puisqu'il nous serait inutile : nos vœux sont bornés ; nous avons assez pour vivre ; un bien de plus nous attirerait des inquiétudes et des travaux de plus : je te prie de n'y plus songer ; j'exige même de toi que tu ne m'en parles jamais. Le sort n'a pas voulu que nous fussions plus riches : jouissons des bienfaits que nous tenons du sort, de la nature, et ne cherchons pas à augmenter nos besoins en augmentant notre fortune.

Roger parut souscrire à mes raisons ; il m'embrassa, me promit d'oublier les dernières paroles de mon père, et se remit à son ouvrage avec l'apparence de sa gaieté ordinaire. Six ans se passèrent, pendant lesquels je crus m'apercevoir que mon mari avait souvent de fréquentes distractions. Il avait des projets de bâtisse, et je l'entendais toujours parler de construire par-ci, d'abattre par-là, etc. Ces desseins me déplaisaient ; mais je ne pensais pas à leur véritable but. Enfin le moment arriva où Roger devait satisfaire sa cupidité, et m'entraîner totalement dans sa ruine.

Une sœur de mon père, qui vivait retirée à trente lieues d'ici, et de laquelle nous étions héritiers, tomba malade : on m'écrivit de venir sur-le-champ, attendu qu'elle me demandait sans cesse. Je cédai, ne croyant faire qu'un voyage d'un mois au plus. J'embrassai mon mari, en lui recommandant le plus grand soin de sa maison, et je partis. Je trouvai ma tante beaucoup plus mal qu'on ne me l'avait dit : cependant elle n'était atteinte que d'une maladie de langueur, qui, au milieu de crises violentes, avait souvent des moments de tranquillité. Elle ne pouvait pas se passer de moi : le temps s'écoulait, je voulais revenir chez moi, et cependant la crainte de désespérer cette bonne parente, et de perdre le fruit d'une démarche, me retenait toujours. Il se passa ainsi huit mois jusqu'à la mort de ma tante, et pendant lequel temps il arriva chez moi bien des choses que je vais vous rapporter.

À peine Roger me vit-il le dos tourné, que l'amour du trésor se réveilla dans son cœur : débarrassé de tout obstacle, il songea sérieusement à chercher ce fatal trésor, l'objet de ses uniques désirs. Dès ce moment, le voilà qui oublie le soin de la culture, des semailles de l'année suivante ; le voilà, en un mot, qui fait venir des ouvriers ; puis, à leur tête, il retourne, il fouille, il dévaste tout le champ de mon père : la masure n'est pas épargnée ; les planchers, les murs, les toits, tout est abattu. Roger, au milieu d'un monceau de décombres, arrachant de ses propres mains, un œil avide fixé sur la terre, pâlissant sur la poussière de son toit rustique ? attend, le cœur palpitant, la langue sèche de désir, que le sort lui découvre enfin ce trésor précieux sans lequel il ne peut plus vivre. Sa seule crainte est que j'arrive au milieu de ses beaux travaux, et que j'en suspende le cours : aussi se dépêche-t-il ; aussi le voit-on travailler le jour avec ses ouvriers, qu'il a mis dans sa confidence, et passer les nuits entières à remuer les débris de son manoir... Peine inutile ; rien encore ne se découvre à ses avides regards. Enfin, au bout d'un temps trop long à son impatience, au milieu d'une nuit agitée par la foudre, les éclairs, par un orage affreux, Roger prend, pour la centième fois, sa lampe, compagne de ses recherches, et se décide à faire de nouvelles tentatives.

Au fond de notre jardin potager était une aile de bâtiment, composée d'une grange, d'un étage de chambres, et d'une tourelle antique qui nous servait à serrer du foin. Ce corps de bâtiment était détaché d'un vieux château inhabité, dont les ruines s'étendaient par-derrière ; et mon père l'avait autrefois acheté, pour agrandir son logement, d'un noble dont les ancêtres avaient jadis possédé le vieux château qui tombait en ruines, sans qu'on se donnât la peine de le relever, ni d'en tirer parti... C'est là que Roger dirige encore une fois ses pas. La tourelle avait été abattue par ses ouvriers ; mais on y avait ménagé des issues. Roger, sa pioche à la main, descend dans les fondations : il sonde, et son cœur palpite de joie, en voyant s'écrouler une pierre qui découvre à ses yeux un sombre caveau... Il faut y descendre : une corde bien attachée lui sert d'échelle ; il se laisse glisser jusqu'en bas, et reste frappé d'étonnement en apercevant une espèce de tombeau : il le découvre avec peine. À la surprise succède la terreur, qu'augmente encore le plus violent coup de tonnerre, et les sifflements des vents que l'orage a déchaînés... Quel objet s'offre aux yeux de Roger ? Un cadavre !... c'est une femme, dont les traits et les ajustements (car elle est tout habillée) ont autant de fraîcheur que si on l'eût déposée la veille dans ce lieu... Roger n'a pas assez d'yeux pour la considérer... Ses ajustements sont tissus d'or et d'argent. Les diamants les plus gros, les plus précieux, brillent à son cou, à ses oreilles, à ses doigts : des bijoux superbes roulent çà et là sur son corps... et sa figure, comme elle est belle ! comme ses traits sont doux et calmes ! elle semble dormir du plus profond sommeil... Mais que tient-elle en ses mains ? Une plaque d'argent sur laquelle sont des caractères... Roger y lit :

L'amant qui m'a perdue à la fleur de mon âge, m'a déposée ici avec tous les dons qu'il m'avait faits ; et tant qu'il a respiré, il est venu tous les jours verser des larmes sur ces joues qu'il couvrait autrefois de baisers. Lui seul connaissait mon tombeau. Qui que tu sois qui le découvriras, respecte ma cendre, et pleure ma destinée, si tu as connu l'amour !...

Roger reste saisi d'une sombre horreur : il ne doute point que ce ne soit là le trésor dont mon père nous a parlé ; et en effet, ce cadavre, il est chargé de richesses ! Que fera-t-il ? M'attendra-t-il pour me faire part de cet événement ? Dépouillera-t-il une cendre froide et qu'on lui ordonne de respecter ?... Roger est trop ému... Il recouvre l'entrée du caveau ; et rentre dans la seule chambre qu'il s'est réservée au milieu des décombres, pour réfléchir à la conduite qu'il doit tenir.

Vous jugez du désordre de ses sens. Oui, se dit-il, c'est le trésor en question ; ces dernières paroles de mon père le prouvent assez : La sépulture des morts est inviolable ; et malheur à celui qui foule aux pieds les ossements desséchés de ceux qui l'ont précédé ! C'est de ce cadavre dont il entendait parler : mais il avait le secret de son ouverture ; par où y allait-on ? Est-il possible que l'issue secrète de ce caveau m'ait échappé !...

Telles sont les réflexions de Roger. Il voudrait bien à présent n'avoir point abattu sa maison, retourné ses champs, impropres pour longtemps à la culture. Il m'attend cependant : comment fera-t-il ? Aura-t-il le temps de faire rebâtir, de réparer tout le désordre qui l'entoure ?...

Malheureux Roger ! tu touches au comble du malheur, et tu vas m'y plonger avec toi !... Comment pourrai-je, mes enfants, vous rapporter l'événement douloureux qui suivit cette découverte de mon mari ? Ah ! vous en serez pénétrés jusqu'aux larmes ! Mais la journée s'avance, j'ai plusieurs choses à faire : permettez que je remette à un autre jour la suite d'un récit qui m'affecte toujours et me fatigue.»

Ici Brigitte se tut ; et Palamène, qui était moins fâché de cette interruption que ses enfants, engagea la vieille à venir passer la soirée chez lui. Elle ne le pouvait pas pour ce jour-là : la partie fut donc remise au lendemain soir, avec la condition expresse qu'elle amènerait Émilion, son fils adoptif. Brigitte y consentit ; et le père de famille prit congé d'elle, au grand regret de ses jeunes amis, qui ne s'entretinrent en route que du chagrin qu'ils éprouvaient de n'avoir pu entendre la suite d'une histoire qui sans doute allait les amener à celle du jeune Émilion.

Rentrée chez elle, la famille de Palamène, à qui l'exercice et la promenade avaient donné un nouvel appétit, dîna gaiement ; et la soirée fut consacrée à des jeux, à des plaisirs innocents (c'était un jour de repos), qui terminèrent quelques réflexions du vieux père sur l'avarice, sur la cupidité, et sur les maux que ces deux passions entraînent avec elles. On se retira ensuite, en pensant à la soirée du lendemain, qui devait leur apprendre la suite de l'aventure du cadavre, et leur faire voir le jeune Émilion, que nos enfants brûlaient du désir de connaître.


QUINZIÈME SOIRÉE.

L'AUMÔNE.


Suite de l'histoire du petit Émilion.

Qu'il est touchant l'intérêt qui attache l'enfance à l'enfance ! Qu'elle est douce cette sympathie qui l'excite, qui le fait naître en elle ! Vous voyez les enfants se chercher sans cesse, et se vouer toujours, dès la première entrevue, une amitié éternelle : ils n'ont point entre eux ces défauts qu'ils apportent dans la société en grandissant ; ils ne se critiquent point, ne médisent jamais les uns des autres, surtout dans la tendre enfance. S'il y a quelques rapports, quelque relation, quelques pleurs, quelques tapes même, le moment du chagrin ou de l'animosité est bientôt passé : le jeu les réunit de nouveau, et vous ne leur voyez plus garder aucun ressentiment. Rien n'égale leur confiance et leur sincérité ; de leur âme sensible s'échappent les aveux les plus naïfs : deux enfants entre eux se font le détail de leurs petites propriétés, se racontent tout ce qui se passe chez eux, ce que fait leur papa, leur maman, leurs habitudes, leurs plaisirs comme leurs peines... Si un enfant entre dans une société, il a plutôt jeté les yeux sur les autres enfants, s'il y en a, que sur les grandes personnes : il va les chercher, et bientôt vous le voyez avec eux, dans un coin, jouer et causer avec la plus grande familiarité ; car le langage de la nature leur est le plus naturel ; ils en sont bientôt aux tu, aux toi, et vous croiriez qu'ils se connaissent depuis longtemps. Enfants, enfants ! vous êtes les modèles de la franchise, de la bonté et de la candeur : hélas ! pourquoi faut-il que vous deveniez des hommes !

Ce sont les enfants de notre Palamène qui m'ont suggéré ces réflexions ; c'est le vif désir qu'ils ont de voir Émilion. On leur a dit qu'un enfant avait rendu de grands services à une pauvre femme, et cet enfant pique plus leur curiosité que si c'était un homme qui eût fait sa belle action. Ils meurent d'envie de voir cet enfant intéressant ; et dès qu'il se montrera, ils n'auront pas assez d'yeux pour le regarder. Effet touchant d'une sympathie bien naturelle à leur âge !

La soirée qui devait leur amener Émilion tarda trop longtemps au gré de leur impatience : elle arriva enfin, et il ne faut pas demander si les enfants de Palamène se placèrent de bonne heure sur la terrasse, et s'ils regardèrent souvent la porte, qui semblait ne vouloir jamais s'ouvrir. Marcelle annonce bientôt, et la bonne Brigitte se présente, appuyée sur l'épaule d'un jeune homme de quinze à seize ans, qui sans doute est Émilion. Nos petits amis furent fort étonnés : ils s'attendaient à voir un enfant plus jeune qu'eux, et c'est un garçon assez grand et presque formé qui se présente à eux : c'est qu'ils ne réfléchissaient pas qu'on leur avait parlé d'un événement passé depuis plusieurs années : ils vont bientôt être éclaircis sur ce point.

Brigitte présente son fils adoptif, qui est embrassé à la ronde : ensuite elle continue en ces termes son récit, à l'endroit où elle l'a laissé la veille :

«Roger passa la nuit entière frappé de l'idée du cadavre et du trésor qu'enfin il avait trouvé. Le lendemain, ses ouvriers affidés vinrent, et le trouvèrent dans une agitation extrême : ne pouvant en tirer une seule parole, ils se retirèrent. Quelques jours se passèrent ainsi, sans que Roger pût surmonter le trouble auquel il était livré. Combattu par le désir qu'il avait de dépouiller le tombeau, et par la terreur que ce désir lui inspirait, il tomba bientôt malade.

Cependant le bruit se répandit qu'il se passait chez Roger des choses extraordinaires. Il n'était pas seul dans son secret : un de ses confidents divulgua tout apparemment, et la justice vint faire chez lui des perquisitions qui aboutirent à la découverte du tombeau. Le noble qui avait vendu ce corps de bâtiment à mon père, homme avare et cupide autant que Roger pour le moins, apprit qu'on y avait trouvé des richesses immenses : il vint les revendiquer. Roger, un peu rétabli de sa maladie, soutint qu'un trésor appartenait à celui qui le trouvait ; mais comme dans ce temps-là, la justice n'était que pour une certaine classe d'hommes privilégiés ; le noble plaida contre mon mari, et gagna son procès : en conséquence, il enleva le corps, les bijoux dont il était couvert ; et Roger, confus, désespéré, craignant tous les reproches que j'aurais à lui faire, s'expatria, emportante le peu d'effets précieux qu'il possédait, et ne laissait que quelques murs dégradés de sa chaumière, qu'il avait abattue.

J'ignorais tous ces événements, et j'en éprouvais d'autres, qui me ruinaient entièrement. Ma tante mourut ; mais des parents infidèles avaient eu soin de la voler entièrement avant que j'arrivasse chez elle. À sa mort, je ne trouvai que quelques dettes, et rien pour les acquitter. Frappée de ce contretemps, je m'en consolais en pensant que je retournerais auprès de mon mari, et que j'y trouverais de quoi passer mes jours jusqu'à la vieillesse la plus reculée. J'arrive : jugez de ma douleur !... Je ne trouve plus personne, plus de meubles, plus d'abri, plus de champs (les ouvriers de Roger les avaient fait vendre, par autorité de justice, pour être payés de leurs travaux) ; j'apprends, en un mot, tous les malheurs d'un homme trop ambitieux, et pour comble de malheur, sa fuite ; sa fuite, qui me laisse pour jamais sans ressource !... Quelle horrible situation !

Je me propose de travailler pour gagner mon pain ; mais le chagrin ruine ma santé : je me trouve attaquée d'une maladie aiguë qui me force d'entrer dans un hôpital. À cette maladie succède une espèce de paralysie (dont je souffre encore de temps en temps). Je passe ainsi trente ans de ma vie dans les angoisses d'un mal qu'on regardait comme incurable dans différents hôpitaux, et livrée à la compassion de ceux qui s'y consacrent à secourir l'humanité. Enfin mes maux s'adoucissent, et l'on me déclare qu'on ne peut plus me garder. J'ai cinquante-cinq ans : quel métier peut-on prendre à cet âge ? Je me décide à mendier mon pain ; et, assise tous les jours sur le bord d'une route, j'attends mon existence des secours de la bienfaisance.

Un jour que je passais par mon ancien village (car je restais rarement dans le même endroit), il me prit envie de revoir encore la masure où ma jeunesse avait été élevée, où j'avais perdu mon père, et avec lui tout mon bonheur... Il commençait à faire nuit ; la lune seule éclairait ce site désert : je m'approche de cette masure, dont il ne reste plus que quelques murailles, et bientôt, appuyée contre la pierre, je me livre à toutes les réflexions que m'inspirent les regrets et la douleur... Je l'ai perdue, m'écriai-je, je l'ai perdue, cette demeure chérie, asile de mon enfance, asile alors de toutes les vertus !... La voilà donc cette retraite édifiée jadis de la main d'un pere !... la voilà donc !... Habitée maintenant par les oiseaux nocturnes, elle n'entend plus que les cris lugubres des chouettes et des corbeaux !... Elle fut à moi, et voilà ce qui m'en reste ! Ô Dieu de bonté ! dans quel abîme de maux m'a plongée la fatale cupidité de l'homme que tu avais associé à ma destinée !

Comme je faisais entendre ces exclamations, un jeune enfant de cinq ans, très bien vêtu, mais courant de toutes ses forces avec l'air de l'inquiétude, et versant des larmes amères, passe sur la route, et s'arrête à mes cris douloureux : Madame, me dit-il en sanglotant, madame, avez-vous vu maman ? — Ta mère, mon petit homme ! Ô mon Dieu ! est-ce que tu l'aurais perdue ? — Oui, oh oui, je l'ai perdue ! Il faut bien que je l'aie perdue, puisque je ne la retrouve point sur ce chemin ! — Est-il possible ? Approche-toi de moi, mon ami ; viens, n'aie point peur, écoute-moi. — Oh ! non, je ne veux pas aller à vous ; je ne vous connais pas, et je ne pense qu'à maman. — Tu me crains, mon ami ? ah ! si tu me connaissais ! je suis une pauvre femme : autrefois ces murs-là, que tu vois, m'appartenaient : à présent, il faut que je demande l'aumône pour vivre. — L'aumône ? Vous demandez l'aumône, pauvre femme ? Ah ! que je suis heureux d'avoir de l'argent ! Tenez, tenez, prenez cela : dame, c'est à moi, ce n'est pas à maman ; elle m'a permis d'en faire ce que je voudrais... Mais prenez donc...

En disant ces mots, l'enfant me met dans la main quelques pièces de monnaie : je ne sais si je dois les prendre, et j'admire le bon cœur de cette petite créature, qui oublie qu'elle est égarée, pour secourir l'indiffence. Mon petit ami, lui dis-je, j'accepte votre cadeau ; mais que je voudrais vous être utile ! Ah ! qu'il me serait doux de vous ramener à votre mère ! elle doit être bien inquiète... Comment vous nommez-vous ? — Émilion. — Émilion ; pauvre enfant ! et votre mère ? — Madame Leclerc. — Avez-vous votre père ? — On dit que j'en ai un, mais je ne l'ai jamais vu. — C'est donc votre maman qui vous a élevé ? — Oui, toute seule avec ma bonne. — Et où demeurez-vous ? — Dame, dans une grande ville je ne peux jamais me rappeler son nom. — Où allez-vous, d'où venez-vous, où avez-vous perdu votre maman ? — Ce matin elle me prit dans ses bras en pleurant : Mon fils, qu'elle me dit comme çà, mon petit Émilion, nous allons peut-être retrouver pour jamais ton père ; viens avec moi, viens, tu l'embrasseras bien, tu le caresseras bien, car il a bien souffert pour toi, et moi aussi !... Elle pleurait, ma pauvre maman, et je pleurais aussi, moi ! — Après ? — Après, maman et ma bonne ont fait des paquets qu'on a mis dans un grand carrosse. Nous y sommes montés : dame, j'étais bien content, moi, parce qu'on me disait que nous allions bien loin, bien loin, et en carrosse... Nous n'étions que nous trois dans ce carrosse : maman pleurait toujours ; mais moi, je n'étais pas aussi triste qu'elle, et je jasais avec ma bonne. Voilà que la nuit venait, quand deux ou trois grands hommes ont fait arrêter notre carrosse. J'allais demander à maman si c'était mon papa ; mais deux de ces méchants m'ont pris dans leurs bras, et m'ont emporté malgré les cris de maman et de ma bonne. Un autre, je crois, est monté dans le carrosse, qui est parti sans moi. Je criais, je pleurais bien fort. Ces deux méchants qui me tenaient, et qui étaient, je crois, des domestiques ; car ils avaient des galons partout, partout, ils me faisaient une peur terrible ! Tout à coup ils ont entendu venir des chevaux, m'ont jeté de toutes leurs forces dans un fossé, et se sont sauvés comme des voleurs... J'ai bien entendu passer les chevaux devant moi : ça allait vite, vite, vite, et peut-être que ça poursuivait les méchants qui nous avaient attaqués ; mais dame, je ne pouvais pas courir après ces chevaux-là, moi ; quoique ça, me suis dit : S'ils arrêtent la voiture à maman où il y a de grands hommes, on la fera peut-être retourner par ici : suivons la route jusqu'à ce que je rencontre la voiture à maman, ou un des hommes à cheval ; je lui conterai ça, et il me ramènera peut-être à maman. Là-dessus, je me suis mis à courir, à courir, à courir ! Mais je suis bien las, et tenez, voyez comme je suis ! Vraiment, là, je ne pourrais pas aller plus loin, et c'est fini, j'ai perdu maman. Ô mon Dieu ! qu'est-ce que je vais devenir ?

Le récit naïf du petit Émilion m'avait émue jusqu'aux larmes. Je le serrais dans mes bras, et je tâchais d'arrêter ses sanglots. Mais enfin la nuit s'avançait, il fallait prendre un parti, et je ne pouvais pas le laisser seul au milieu des champs : cependant que pouvais-je en faire ? je résolus de lui faire passer la nuit quelque part avec moi. Mon ami, lui dis-je, tu es égaré, tu n'as pas d'espoir de retrouver ta maman, pour ce soir du moins : viens avec moi, et appelle-moi ta bonne surtout ; je verrai demain, le plus tôt possible, ce qu'il faudra faire pour adoucir ton cruel destin... Veux-tu ; Émilion, veux-tu me regarder comme ta bonne ? — Madame... certainement... Ô mon Dieu ! maman ! maman !... L'enfant n'osait pas me dire qu'il préférait sa mère à moi, et cela était bien naturel... Je le pris par la main, et le conduisis au premier village, où je le fis souper et coucher du mieux qu'il me fut possible. Il paraissait étonnant à tout le monde de voir une femme âgée, sous les haillons de l'indigence, avec un enfant joli comme un ange, et vêtu d'une manière très distinguée. Quoi qu'il en soit, je ne dormis pas plus que mon enfant, que j'entendis soupirer et sangloter. Pour moi, je fis mille réflexions : devais-je aller trouver un magistrat, lui conter l'aventure d'Émilion ? Peut-être exposais-je cet aimable enfant à passer sa jeunesse dans un de ces asiles destinés à ces victimes abandonnées par le crime ou par la misère. Ce qu'il m'avait pu dire des aventures de sa mère me faisait soupçonner qu'il était le fils de l'amour persécuté. Quelle apparence que de longtemps il retrouve cette mère, qui sans doute dans ce moment pleurait amèrement sa perte... Je m'attachais à cette innocente créature, mais je n'avais aucune ressource à lui offrir : que devais-je faire, mon Dieu ! que devais-je faire dans un si cruel embarras ?...

Le jour me surprit dans ces réflexions affligeantes. Mon Émilion était déjà levé ; il tâchait de s'habiller lui-même : je courus vite à lui, je l'embrassai tendrement, et j'aidai à se revêtir de ses petits habits. En prenant son gilet, je fus fort étonnée de le trouver extrêmement lourd, remarque qui m'avait échappé la veille. Qu'est-ce que tu as donc là-dedans, mon petit homme ? lui dis-je. Tenez, me répondit-il avec un air de franchise et en même temps de mystère dont je ne pus m'empêcher de rire, madame, vous m'avez l'air d'une bonne femme ; je ne le dirais pas à tout autre, parce que ça pourrait être un voleur ; vous ne savez pas ? nous sommes riches, et s'il faut que nous ne retrouvions jamais maman, nous avons de quoi rouler carrosse. — Ah, mon Dieu ! comment donc ça ? — Oh ! je vais vous le dire, à condition que vous prendrez tout cela, et que ça sera vous qui dépenserez pour moi ; car moi je suis trop petit pour acheter. — Parle donc, mon ami, je t'en conjure. — Hier matin, quand maman me fit monter en carrosse avec elle, elle me fit asseoir à côté d'elle, et me dit : Tiens, mon ami, voilà le prix des maux que ton père a soufferts ; c'est pour ce faible héritage qu'il n'a osé avouer ta naissance : je le dépose entre tes mains, que ce soit toi qui le lui présente. Ouvre ta poche, et prends garde de toucher à ce portefeuille, jusqu'à ce que nous soyons arrivés. Prends aussi ce portrait ; c'est celui de ta mère, tu le donneras à ton père avec le portefeuille, et tu lui diras, entends-tu bien ? tu lui diras : Papa, c'est à la nature à vous offrir les traits de la tendresse et les dons de la fortune qui vous a tant persécuté... Maman me fit répéter plusieurs fois ces mots, afin que je les apprisse par cœur, et vous voyez que je les avais bien retenus. Quel dommage que je ne puisse pas dire à papa !...

En disant ces mots, Émilion me montra un portefeuille, où je comptai quarante mille livres en bons billets. Je vis aussi le portrait de sa mère, qui me parut être jeune et très belle. À tout cela était joint un rouleau de papier qui renfermait quelques lettres d'amour assez insignifiantes, mais où je vis que, persécutés par un oncle avare, le père et la mère d'Émilion s'étaient unis secrètement, et se juraient un amour éternel. Pour mon malheur, ou plutôt pour celui d'Emilion, ces lettres n'étaient ni signées ni timbrées. Aucun indice ne pouvait m'y faire découvrir les noms, la demeure, ni la profession des auteurs de ses jours : toute sa destinée, en un mot, était enveloppée pour moi dans le mystère le plus profond... Cependant cet enfant possédait quarante mille livres : il me les offrait avec la franchisé et la confiance la plus touchante. Prenez, ma bonne, me disait-il, prenez cela ; vous irez au marché avec ; et si papa me le redemande un jour, je lui dirai que vous m'avez secouru, que vous m'avez nourri, et qu'il vous doit encore bien de la reconnaissance.

L'enfant me prenait et me serrait dans ses petits bras. Je pris l'argent et les lettres : pour le portrait, il ne voulut jamais s'en dessaisir, quoique je lui objectasse qu'il pouvait le casser. Quand je me vis cette somme entre les mains, je songeai à l'emploi que j'en devais faire, et au compte que j'aurais peut-être à en rendre un jour. Embarrassée sur la conduite que je devais tenir (et vous conviendrez qu'elle était délicate), je pris le parti de consulter sur ce point un homme très charitable qui demeurait dans ces cantons, et qui m'avait déjà rendu plus d'un service quoique peu fortuné lui-même. En conséquence, je pris par la main mon Émilion toujours sanglotant, et je le menai avec moi chez M. Dulaurent, qui habitait une petite maison près d'ici, et dont la retraite était l'asile de toutes les vertus. Mon aventure le surprit singulièrement. Sa première idée fut de déposer l'enfant et la somme entre les mains d'un officier public ; mais M. Dulaurent connaissait le monde, et surtout les vices du gouvernement : il craignit, comme moi, que l'enfant, bien loin de profiter de sa fortune, ne fût déposé dans un hôpital, et dépouillé de ce qu'il possédait. Cet homme sensé prit un parti plus sage. Restez chez moi, nous dit-il, huit jours, quinze jours, un mois, le temps nécessaire aux perquisitions que je vois que nous devons faire sur les parents de cet enfant. Si nous ne découvrons rien, nous verrons alors ce que nous ferons.

Ce projet me parut sage : j'y consentis, et bientôt M. Dulaurent fit, avec toute la prudence possible, de manière qu'on ne pût deviner son secret, toutes les informations qu'il y avait à faire en pareil cas, soit par les papiers publics, soit par d'autres voies qu'il connaissait. Trois mois s'écoulèrent sans qu'il nous vînt aucun trait de lumière. À la fin, désespérant de rien apprendre sur l'enfant, M. Dulaurent me fit faire un acte très sage, et qui accordait la fortune avec la probité. Il me fit venir chez son notaire, et là, j'achetai la maison où vous m'avez vu hier, avec des terres, des dépendancès profitables, non en mon nom, mais au nom du petit Émilion, que je fis passer pour mon neveu, en sorte qu'après ma mort il puisse s'en trouver propriétaire. Que dis-je ? il l'était, c'était pour lui que j'achetais ; et si j'avais depuis rencontré ses parents, je leur aurais rendu leur fils avec son bien, que j'ai même fait profite depuis.

Vous voyez, mes enfants, que j'agissais suivant les règles de la plus exacte probité ; du moins je le crus, et dès ce moment ma conscience fut plus tranquille. J'élevai mon Émilion, qui me regarda bientôt comme sa mère, et quoiqu'il garde toujours le souvenir de celle qui lui a donné le jour, avec son portrait qu'il baise sans cesse, et cela est juste, je ne puis le blâmer de ses regrets et de sa tendresse.

Je vécus ainsi dans une honnête aisance avec ce cher enfant, à qui je donnai le plus d'éducation qu'il me fut possible. C'est à lui, vous le voyez, c'est à lui que je dois la fin de mes malheurs, le retour de la fortune, et le repos de ma vieillesse. Ce cher enfant ! mon propre fils ne serait pas plus attaché, plus respectueux, plus tendre, plus sensible... J'ignore si ses parents l'ont demandé, l'ont fait chercher ; mais je n'en ai jamais entendu parler depuis dix ans : il est absolument orphelin : mais non, non, il ne l'est pas ; il possède en moi une mère qui le chérit, qui l'adore, et qu'il paye, je puis le dire, du plus sincère retour. Voilà Émilion, mes enfants, le voilà ; vous désiriez le voir, eh bien, embrassez-le, et regardez-le comme le modèle des bons cœurs et des bons amis...»

Ici la vieille Brigitte termina son récit en serrant dans ses bras son fils adoptif, dont tous les enfants de Palamène s'emparèrent bientôt à leur tour. Émilion était doux et très sensible. Il s'attendrit dans les bras de ses petits amis, et cette scène touchante arracha des larmes bien douces au vertueux père de famille. Bientôt tout le monde voulut voir le portrait de la mère d'Émilion : on l'examina longtemps, et le fils adoptif de Brigitte le prit enfin en le pressant sur ses lèvres, en le serrant contre son cœur. On lut aussi quelques-unes des lettres dont il était chargé lorsqu'il fut égaré : ces lettres ne disaient rien. Il paraissait que les deux amants, très surveillés, très gênés, n'osaient même confier au papier leurs projets ni leurs conseils mutuels... Oh ! comme les enfants de Palamène brûlaient de savoir quelles aventures avaient éprouvées les parents d'Émilion ! ils en étaient plus curieux peut-être qu'Émilion et Brigitte eux-mêmes... Patience, enfants intéressants, peut-être par la suite cet Émilion, que vous chérissez tant, rentrera-t-il dans le sein de sa famille qui le pleure depuis si longtemps ; peut-être même... Mais n'anticipons point sur la suite des jouissances que doivent goûter tous nos héros. Je ne suis qu'historien, je suis fidèlement toutes les soirées qu'ils passent avec leur vieux père, avec ses amis ; il me faut attendre que le temps amène les événements, qu'il déroule à nos yeux la carte des vicissitudes humaines : alors mon crayon suivra le fil d'une aventure qui a dû intéresser mes lecteurs, s'ils sont amis de la vertu, de l'enfance et du malheur.

Cette soirée avait été bien remplie. Brigitte et son fils adoptif prirent quelques rafraîchissements chez Palamène, qui chargea ses jeunes élèves d'en faire les honneurs ; ensuite les deux étrangers se retirèrent en promettant de venir souvent à l'heure du délassement de la famille du vieux père. Quand ils se furent retirés, on s'entretint longtemps de l'histoire étonnante qu'on avait entendue. Le vieux père en prit occasion de débiter une morale excellente sur le bien qu'on goûte à faire l'aumône, et sur la probité de la bonne vieille, qui n'avait pas voulu s'approprier un bien que la fortune lui offrait, et que la faiblesse et l'enfance n'aurait pu lui disputer. La morale douce, dénuée de morgue, de sécheresse, est comme un baume salutaire qui rafraîchit toutes les sources du sentiment et de l'esprit. Nos enfants l'éprouvèrent. Ils se couchèrent gaiement, et dormirent du plus profond sommeil jusqu'au lendemain matin.


SEIZIÈME SOIRÉE.

L'ENVIE.


Histoire du charbonnier.

Les enfants de Palamène s'aimaient avec tendresse, et suivaient en cela les vœux et les leçons de leur père : cependant ce bon vieillard croyait s'apercevoir que, depuis quelque temps, sa fille Adèle contractait un caractère opiniâtre et difficile : elle voulait gouverner ses frères, qui, selon elle, lui devaient le respect, à cause de son sexe ; sans cesse elle était en guerre avec Benoît, qui, de son côté, était, comme on dit vulgairement, taquin et sournois. Benoît était le plus malin de tous, et ne se plaisait qu'à contrarier les autres, et surtout Adèle, qui, de son côté, s'emportait, criait, et finissait par pleurer. Un matin qu'Adèle était dans le jardin à dessiner une vue, Benoît va la trouver : Pourquoi dessines-tu ce coteau ? lui dit-il ; je l'avais commencé, moi ; il est presque fini, et je comptais le présenter demain à mon père : si tu le fais aussi, le mien n'aura plus de valeur, et tout mon ouvrage sera perdu. — Pourquoi te plains-tu ! M'as-tu dit que tu faisais la même chose que moi ? — Oui, je te l'ai dit ; et quand je ne te l'aurais pas dit, tu m'as vu assez souvent à cette place pour le deviner : c'est affreux ; tu es une jalouse, et il ne tient à rien que je ne mette tout ton ouvrage en pièces. — Ose donc ? — Veux-tu voir ? Tiens, tiens !...

Benoît se saisit du dessin, tout rouge de colère, et le déchire en mille morceaux, aux cris de la jeune Adèle, qui le traite de brutal, de méchant, d'emporté, d'envieux, etc. Benoît, pour aggraver sa faute, la menace du poing. Elle se sauve, se renferme dans sa chambre, en pleurant, et jure qu'elle ne paraîtra pas devant son père de la journée, pas même le soir, qu'il ne lui ait fait raison de cette injure. Benoît s'en moque, et prétend qu'il saura bien se justifier. Les choses en soit là, quand Palamène, qui sait tout, qui apprend toujours tout à point nommé, gémit intérieurement et de l'obstination de sa fille, et de la brutalité de Benoît, dont les passions naissantes annoncent un caractère plus intraitable que celui de ses frères. Le père de famille se promène à pas lents dans son jardin, et réfléchit douloureusement sur les peines que cause l'éducation des enfants. Ce petit Benoît, se dit-il, me donnera du chagrin, si je n'y prends garde ; il est vif, emporté, jaloux, et, avec cela, il ne fait pas aussi bien que ses frères ; c'est un petit mutin qu'il faut absolument que je corrige. Allons, il lui faut une forte épreuve, et dès ce jour je veux la lui faire subir, mais sans pitié, sans faiblesse, et sans écouter les larmes ni les prières de ses frères, qui ont un meilleur cœur que lui.

Palamène, après avoir fait ces tristes réflexions, forme un projet singulier, mais excellent, pour corriger son petit bonhomme, dont il a plusieurs sujets de se plaindre. Il ne dit rien : suivant son habitude, il fait bonne mine à tout le monde, à Benoît lui-même. Après le dîner, il engage ses enfants à venir faire un tour avec lui dans la forêt prochaine. Vous n'avez jamais vu faire de charbon, leur dit-il ; il faut que vous voyiez cela ; je veux que vous connaissiez toutes les productions de l'industrie des hommes, afin que vous sachiez apprécier la valeur des choses et la peine de ceux qui vous les procurent. Les enfants sont enchantés ; Benoît lui-même, qui est un peu enclin à la paresse, saute de joie, en voyant qu'on lui donne ce demi-congé qui va le distraire de ses occupations. Toute la famille est prête à partir, excepté Adèle. Palamène la demande, Benoît lui dit qu'elle est malade et renfermée dans sa chambre.

Marcelle y va. Adèle répond en sanglotant qu'elle a mal à la tête, qu'elle ne sortira pas. Palamène prend le parti d'aller la trouver lui-même, et, pour prévenir une délation qu'il ne veut pas entendre puisqu'il sait tout, il interrompt toujours les plaintes qu'elle veut lui faire. Ma fille, tu es malade ? — Oui, mon père, très malade. — Allons, viens prendre l'air avec moi ; cela le dissipera. — Mon père, Benoît... — Benoît sera des nôtres ; il ne demande pas mieux. — Si vous saviez... — Allons, viens... — Ce qu'il m'a fait !... — Mademoiselle, je vous ordonne de ne plus répliquer, et de descendre sur-le-champ. — Mais mon père... — Vous m'avez entendu, j'espère que vous m'obéirez.

Palamène sort, et bientôt il est suivi de la jeune Adèle, qui affecte en route de ne jamais se trouver auprès de Benoît. Celui-ci feint de ne pas s'en apercevoir, et il se livre à sa gaieté ordinaire. Après une demi-heure de marche ils arrivent à la forêt, s'y enfoncent, et déjà aperçoivent la fumée d'une charbonnière. C'est là que Palamène dirigé leurs pas. Un homme tout noir sort d'une espèce de cabane pratiquée sous les arbres : il se présente à nos enfants, et leur explique la manière dont se fait le charbon, les précautions qu'il faut prendre, et les peines que ce travail donne à ceux qui le veillent jour et nuit. Les enfants, émerveillés, ouvrent de grands yeux, et témoignent par leur silence, tout l'intérêt qu'ils prennent à cette explication. Quand le charbonnier a fini, Palamène l'engage à s'asseoir sur l'herbe à côté de lui : les enfants en font autant ; et Palamène adresse ces paroles au charbonnier : C'est un métier bien dur que vous faites là, mon ami ! — Ah, monsieur ! ne m'en parlez pas : je suis bien des fois dégoûté de ma profession ; mais il faut bien que je suive la volonté du Ciel. Il ne m'avait pourtant pas destiné au métier que je fais... — Non ? Vous étiez né pour un autre état ?... Et qui a pu vous forcer ?... — Le malheur et ma faute. — Votre faute ? — Sans doute, ma faute ! Si j'avais moins écouté la haine, la jalousie, imprudent que je suis ! je serais riche à présent ; je jouirais de tous les dons de la fortune ! — Contez-nous donc l'histoire de votre vie. — Volontiers : elle ne me fait pas d'honneur ; mais peut-être servira-t-elle de leçon à ces jeunes enfants que voilà, et qui m'ont l'air bien doux, bien intéressants.

Les enfants de Palamène se rapprochent : la curiosité se peint dans tous leurs traits : ils observent le plus profond silence, et le charbonnier commence son histoire en ces termes :

«Je suis le fils n'un bon négociant de Paris. J'avais un frère et une sœur en bas âge déjà, lorsque notre mère mourut. Mon père, resté seul à la tête de sa famille, était un homme vertueux, mais crédule et doué de peu de fermeté. Il m'adorait, moi, au détriment de mon frère et de ma sœur : j'étais son bijou, son oracle ; tout ce que je disais était bien dit ; tout ce que je faisais était bien fait ; les autres étaient bourrés du matin au soir, et la préférence que mon père m'accordait, flattait ma petite vanité, au point que je les rudoyais sans cesse, et que j'ajoutais journellement aux mauvais traitements qu'ils éprouvaient à la maison.

Dès l'enfance, mon caractère tranchant et jaloux avait su rendre mon frère et ma sœur odieux à leur père, par des rapports continuels, vrais ou controuvés, suivant mes caprices. Tout ce qui se faisait de travers retombait sur eux : ils étaient gauches, méchants, querelleurs, gourmands ; ils avaient, en un mot, tous les défauts, et moi j'avais seul toutes les vertus. Mon père croyait tout ce que je lui disais, et déjà il avait formé le projet de mettre mon frère et ma sœur dans des pensions, et de me garder seul auprès de lui. Ce dessein, il l'exécuta bientôt : je me vis absolument le maître de la maison, et Dieu sait si je profitai de ma faveur pour noircir les absents, au point que mon père n'allait jamais les voir, et ne leur envoyait que leur strict nécessaire. Sur ces entrefaites, mon frère mourut de la petite vérole. Cet événement m'enchanta : c'était un obstacle de moins à la domination que je voulais exercer, et aux projets qui me roulaient déjà dans la tête, car j'avais dix-sept à dix-huit ans ; et, quoique livre à tout l'excès de la dissipation, des passions même qui maîtrisaient déjà mes sens, je raisonnais pour l'avenir... Mon père est riche, me disais-je ; il jouit à peu près de dix mille livres de rente, sans son commerce. Nous sommes deux enfants ; si nous partageons cela un jour, nous ne serons pas très riches ni l'un ni l'autre : si je pouvais ne partager avec personne ! si je pouvais disgracier ma sœur au point qu'on la déshéritât, on qu'elle nous fuît pour jamais, j'aurais à moi tout seul une grande fortune !...

Ces idées affreuses germèrent dans mon coupable cœur, au point que, dès ce moment, je dressai toutes mes batteries pour perdre une sœur que je détestais. Vous allez voir comment je m'y pris, et quels fruits j'en retirai. J'imaginai de l'entraîner dans un piège funeste ; et, pour ne mettre personne dans la confidence, je me fis moi-même le héros de l'aventure. Ma sœur était dans une pension très sévère du faubourg S. Marceau, près le Jardin des Plantes. Dès ce jour, je m'y transportai, et lui fis parvenir, par un commissionnaire que je payai bien, un billet conçu en ces termes :

«Aimable Cécile, je connais vos ennuis, vos chagrins ; je dirai plus, je vous ai vue, et vos charmes divins ont fait une telle impression sur mon cœur, qu'ils ont absolument troublé ma raison. Je suis bien né, jeune, riche : ayez pitié des maux que vous avez causés, et daignez lire sans colère un billet que vous adressent l'estime et l'amour.

VALVIL.»

Cécile avait seize ans : elle lut ce billet d'abord avec surprise, elle le relut ensuite avec intérêt ; et depuis elle y jeta les yeux avec émotion. L'abandon d'un père, la haine de son frère, dont elle savait être poursuivie : tout avait plongé son âme dans une tristesse profonde. Un être plaignait ses maux ; un être s'intéressait à son sort ; elle était aimée enfin d'un jeune homme riche et bien né. Quelle est la jeune personne dont la tête, à sa place, n'aurait pas travaillé ?... Cécile relut cent fois ce billet ; et ne put s'empêchcr de soupirer après un état plus heureux.

Quand je crus son imagination assez montée, je hasardai un second billet, dans lequel je demandai une réponse : mais elle n'en fit point, et ma surprise fut extrême. À la troisième lettre, j'eus le bonheur de recevoir d'elle ce peu de mots : «Faites-vous connaitre, monsieur, et alors on verra si vous pouvez espérer.» Je ne me possède pas de joie ; je forge sur-le-champ un roman, et bientôt ma victime apprend que ce Valvil qui l'aime, qui l'adore, est le fils d'un homme très riche, autrefois dans les charges judiciaires, mais malheureusement noble, et décidé à ne donner son fils qu'à une femme digne de sa naissance. Je n'oublie point les imprécations contre le sort, la fortune injuste, et même contre l'amour, l'amour irrésistible qui m'a enflammé pour ses attraits, la première fois que je la vis se promener avec ses compagnes au Jardin des Plantes ; en un mot, je meurs, si je n'obtiens d'elle la permission de lui parler le soir dans la rue de Seine, par une croisée d'une de ses compagnes qu'elle peut mettre sans sa confidence.

Rien n'égale le trouble de Cécile en lisant cette lettre : elle me répond que ce que je lui demande est de la dernière hardiesse, qu'elle ne commettra jamais une pareille imprudence ; et que, puisqu'elle ne peut espérer que j'aille demander sa main à son père, elle me prie d'interrompre toutes poursuites, et même de finir mes importunités.

Cette réponse sévère ne me décourage point. Tout jeune que j'étais, je connaissais déjà le cœur des femmes. Une société corrompue et la lecture de mauvais romans m'avaient donné toute l'expérience d'un libertin de quarante ans. Je poursuis donc toujours mon entreprise, et j'écris lettres sur lettres.

Vous allez me demander comment Cécile ne reconnaissait point mon écriture ? Premièrement, je la déguisais ; en second lieu, elle était sortie très jeune de la maison, et je l'avais toujours évitée, au point qu'à peine nous passions ensemble un quart d'heure dans la journée ; et d'ailleurs pourait-elle jamais se douter d'un projet aussi noir, aussi bien combiné ?... Non, Cécile était la candeur et l'innocence même : elle ne s'est même jamais arrêtée sur le peu de ressemblance qu'elle aurait pu remarquer entre mon écriture et celle du faux Valvil. Elle se croyait aimée sincèrement, et déjà elle aimait sans connaître celui qui lui offrait son cœur. Infortunée ! était-il possible de t'abuser plus cruellement !

Je fus six mois entiers à obtenir la permission de lui parler dans la rue ; enfin elle y consentit, et dès ce moment je fus sûr de mon succès. Une de ses compagnes, sensible à ses malheurs, au sort qu'on lui offrait, lui prêta sa chambre, et elle s'y rendit à minuit précis. J'avais fait habiller proprement mon domestique, qui était un jeune homme très fin et très spirituel. Je lui avais appris son rôle par demandes et par réponses ; car je me doutais de tout ce qu'une jeune personne peut dire en pareil cas. Ce fut lui que je mis dans ma confidence, et que j'engageai, à force d'argent, de jouer le role du Valvil amoureux, du Valvil désespéré. Ce drôle s'acquitta à merveille de son personnage : j'étais à quelques pas de lui, caché dans l'angle d'un mur, et j'entendis toute sa conversation. Cécile fit d'abord beaucoup de questions ; elle avoua ensuite qu'elle aimait, et demanda quelle serait l'issue d'une passion qu'elle abjurait, si elle ne pouvait être couronnée par l'hymen. Rien de plus aisé. Le faux Valvil a une tante qui l'adore ; elle est prévenue de sa passion ; elle attend sa nièce à bras ouverts ; c'est chez elle qu'ils seront unis secrètement. Elle se charge ensuite de faire entendre raison au père de Valvil : le vieillard est bon ; il approuvera tout ; et d'ailleurs s'il n'approuve pas, la bonne tante est riche à millions ; ses dons et son héritage sont plus que suffisants pour dédommager l'amour des injustices de la nature.

Toutes ces propositions éblouissent Cécile : elle demande du temps pour réfléchir ; mais Valvil est pressé, il meurt d'amour, il se poignarde, il se noie, s'il n'a pas bientôt l'objet de sa tendresse. Cécile, effrayée, promet de prendre un parti sous huit jours, et nous nous retirons enchantés du succès de l'entrevue.

Soudain je dresse d'autres batteries pour appuyer celles que j'ai commencées. Dès le lendemain, mon père reçoit une lettre (supposée) d'un des instituteurs de la pension de ma sœur. On lui apprend qu'elle a tous les défauts, qu'elle ne fait rien, qu'on lui croit la tête un peu égarée, etc., etc. Mon père me communique cette suite de calomnies ; je l'engageai à écrire, sur-le-champ à sa fille, et je lui dicte même ses expressions. Que devient Cécile en recevant cette lettre terrible de son père ! Il est prêt à l'abandonner ; jamais il ne l'établira : il est prêt à lui donner sa malédiction ; et mille autres horreurs qui compriment son cœur sensible. L'infortunée reconnaît l'ouvrage de son barbare frère. Que fera-t-elle ? Écrira-t-elle ? Sa lettre sera interceptée comme les autres... Suivra-t-elle le jeune Valvil, qui lui offre un sort plus heureux ? Si la nature l'abandonne, l'amour vient lui servir d'appui... Dans quel chaos d'idées et d'indécisions elle est plongée !...

Deux jours après, elle reçoit une lettre de Valvil, et une de la tante de ce jeune homme.

«J'ai appris vos malheurs, ma chère nièce (permettez-moi ce nom) ; je sais que mon neveu vous adore, et j'approuve ses feux, puisque les informations que j'ai prises sur vous sont toutes en votre faveur. Tenez-vous prête lundi à minuit ; descendez par la croisée de votre amie ; on vous en facilitera les moyens : qu'elle vous suive même, qu'elle vous accompagne, cette amie fidèle. Je suis assez riche pour avoir soin de vous deux. C'est moi que vous trouverez en bas ; c'est moi qui vous recevrai dans mes bras ; et une bonne voiture vous conduira soudain à mon château, ou l'hymen attend l'amour. Ah, ma chère nièce ! quelle consolation pour mes vieux ans ! quelle douceur pour vous de vivre dans le sein d'une tante, et dans celui du père de votre époux ! car je connais mon frère ; j'ai assez d'empire sur lui pour lui faire faire, après votre mariage, tout ce que je voudrai.

URSULE DE VALVIL.»

Toute cette intrigue n'était pas assez bien motivée sans doute pour tromper la prudence d'une femme qui aurait eu plus d'instruction et plus d'expérience que Cécile ; mais à son âge, à seize ans, privée de toute connaissance du monde, des intrigues, des séductions, lui était-il possible de ne pas succomber ?... Cécile ne sentit point les invraisemblances que pouvait renfermer cette lettre ; elle ne se livra qu'à la joie d'être sûre que son amant ne l'avait point trompée, puisque sa tante, une femme respectable, approuvait son amour, et se prêtait même à combler son bonheur. La pauvre Cécile consulta son amie, qui était orpheline, peu fortunée, et novice comme elle. Celle-ci consentit à l'accompagner ; et il fut décidé entre elles qu'elles se tiendraient prêtes pour le lundi suivant à minuit. Cécile m'écrivit même qu'une seconde entrevue nocturne était inutile et dangereuse. La lettre de ma tante avait levé tous ses scrupules ; elle nous attendait lundi, et se livrait absolument à la probité comme à la protection de son amant et de sa tante.

Enfin je touchais au moment de l'enlèvement : c'était le coup de maître. Il se fit très heureusement, et sans que j'y parusse ; j'affectai même, ce soir-là, d'avoir mal à la tête : je soupai tranquillement avec mon père, et je fus me renfermer chez moi, où l'on pense bien que je ne dormis point. Bourrelé de l'idée du crime que je commettais, j'avais craint que mon père ne remarquât l'altération de mes traits, et même qu'il en devinât la cause ; tant il est vrai que le coupable craint toujours que ses forfaits ne soient dévoilés, même par les personnes qui sont les moins disposées à les deviner !...

Pendant ce temps, mon adroit valet, accompagné d'une vieille sorcière que j'avais habillée et mise dans mes intérêts, se rendirent à la rue de Seine : une échelle appliquée contre la muraille facilita l'évasion de Cécile, et de son amie ; toutes deux montèrent dans la berline où les attendait la vieille tante, le faux Valvil y monta aussi et la voiture partit.

J'en reçus le lendemain la nouvelle, en même temps que mon père, par une lettre que nous écrivirent les instituteurs de la pension de ma victime. Ils nous marquaient que depuis longtemps ma sœur recevait sourdement des billets amoureux ; qu'on avait surpris souvent un jeune homme rôder autour de la maison ; qu'il n'y avait pas de doute que ce jeune homme ne l'eût enlevée, et que, pour comble de scélératesse, la criminelle Cécile avait entraîné une de ses compagnes dans ses désordres et dans sa fuite.

Vous vous doutez bien que j'eus l'art perfide de redoubler la surprise et l'indignation de mon vieux père. En effet, lui dis-je, on m'a déjà parlé, je crois, de son étroite liaison avec un jeune intrigant ; mais je croyais que c'était une plaisanterie ; je n'aurais jamais pensé que ma sœur fût capable !... Ah, ciel ! déshonorer sa famille, et causer tant de chagrin au meilleur des pères !... Allons, il n'y a plus de ressource, il faut que je renonce à la douceur de revoir jamais cette sœur coupable ; car sans doute son ravisseur la conduira dans quelque pays étranger, où elle se fixera. Si jamais elle avait le malheur de venir s'offrir aux regards d'un père !... Que dis-je ! elle est perdue pour vous, mon père ; elle est perdue pour jamais !...

J'ajoutai mille autres exclamations, et je jouis du cruel plaisir d'entendre mon père la maudire, et jurer qu'il l'abandonne pour toujours. Ma sœur, en parlant avec son amant prétendu, avait laissé sur sa table une lettre pour mon père : j'eus soin de là soustraire à ce dernier. Elle y parlait de ses malheurs, de son amour pour un jeune homme très bien né, de sa tendresse pour son père, des persécutions d'un frère barbare et dénaturé ; en un mot, elle voulait y justifier une démarche hasardée, et dont elle rougissait la première, de tous les torts de sa famille, etc. Cette lettre fut brûlée par moi, comme celles qui l'avaient précédée, et je jouis en paix de ma perfidie. Quelque temps après, mon père, dangereusement malade, fit appeler un notaire. Je ne l'abandonnai pas dans cette circonstance, et j'eus soin de monter sa tête au point que, dans son testament, il déshérita complètement ma sœur, et me fit son unique héritier...

J'avais obtenu le prix de mes forfaits ; mais je ne devais pas en jouir longtemps. Vous verrez bientôt comment le Ciel ménageait les événements pour punir le crime et faire triompher complètement l'innocence opprimée. Mais avant d'en venir à cette vengeance céleste, que j'avais bien mérité, je dois vous ramener dans la rue de Seine, au moment de l'enlèvement de Cécile, et vous engager à suivre, cette crédule victime de la haine et de l'ambition du plus méchant des frères. Vous êtes sans doute curieux de savoir ce qui lui arriva avec le faux Valvil et sa prétendue tante : vous allez connaître ses malheurs, et comment elle fut cruellement détrompée.

Il était minuit, la chaise de post volait déjà...»

Ici Palamène prie le charbonnier de suspendre son récit ; il avait près d'une lieue à faire pour rentrer chez lui, et il craignit de se trouver dans la forêt ou dans les chemins déserts avec sa jeune famille. Nous reviendrons demain, lui dit-il, et nous vous prierons de continuer une histoire qui nous a singulièrement intéressés.

La parole donnée de part et d'autre, Palamène revint à la chaumière avec ses enfants, et leur entretien roula longtemps sur les crimes repoussants de l'homme qu'ils venaient de voir. Le vieux père eut soin d'adresser indirectement quelques applications légères et détournées à Benoît et à sa sœur : ceux-ci baissèrent les yeux ; mais ils n'eurent point le courage de se jeter les bras au cou. Palamène en fut indigné, surtout de l'opiniâtreté de Benoît, qui avait tort. Cela le confirma dans son projet de le punir sévèrement, et on verra dans la soirée suivante comment il s'y prit.


«Les Soirées de la chaumière» :
Introduction et Index ; 17-23

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]