«LES SOIRÉES DE LA CHAUMIÈRE» DE FRANÇOIS-GUILLAUME DUCRAY-DUMINIL : 24-30


VINGT-QUATRIÈME SOIRÉE.

L'ORGUEIL.


Gros Jean et son fils.

Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis le départ de M. de Lonchamps, et le vieux père, à qui il était survenu une indisposition assez grave, avait interrompu les rendez-vous des soirées pour s'occuper du soin de sa santé ; en sorte que l'ennui le plus profond régnait dans la chaumière. Les enfants étaient sans doute avides d'amusement ; mais, tout entiers à l'inquiétude où les livrait l'état de leur père, ils ne songeaient qu'à lui prodiguer leurs caresses et les secours que leur permettait la faiblesse de leur âge. Palamène était âgé ; il craignait de mourir, non pour lui, mais pour ses enfants, à qui sa tendresse et ses leçons étaient nécessaires. Ils étaient d'ailleurs en bas âge ; et s'ils perdaient leur père, quel appui leur restait-il sur la terre, quelle ressource avaient-ils ? quel état pouvaient-ils prendre ?... Ces réflexions l'agitèrent tellement, que son indisposition augmenta. Cependant le Ciel, qui n'avait pas encore fixé le terme de ses jours, si utiles à sa jeune famille, lui rendit peu à peu la santé ; et, dès qu'il se vit convalescent, il fit appeler tous ses enfants autour de lui : Mes enfants, leur dit-il, vous avez manqué de me perdre !... Essuyez vos larmes ; je recouvre la santé, vous devez recouvrer l'espérance et la gaieté. Oui, cette indisposition a été plus sérieuse que je ne le pensais d'abord ; et, quoique je sois beaucoup mieux actuellement, elle m'a suggéré des idées que je dois vous communiquer. Si vous m'aviez perdu, qu'auriez-vous fait ?... — Ah, mon pere !... Parlez... — Moi, mon père... répondit Armand, je me serais regardé alors comme le chef de la famille par mon âge, j'aurais pris soin de mes frères, de ma sœur ; et, avec l'assistance de nos parents et des lois, j'aurais tâché de faire fructifier les biens qu'un bon père nous aurait laissés. — À merveille, mon fils ; mais tu parles de ton âge ; tu dis que tu te serais regardé comme le chef de la famille !... Un chef de famille, mon fils, doit avoir un état, et tu n'en as pas ; tu ne sais rien faire d'utile à tes semblables : tu n'as point fait choix d'un état solide ; il est temps d'y penser, mon ami ; tu as bientôt seize ans : à cet âge on doit fixer ses regards sur une des conditions de la vie humaine ; on doit apprendre, en un mot, l'état qu'on doit un jour embrasser. Voyons, parle-moi franchement, quel est celui que tu préfères ? — Mais, mon père... — Dis, mon ami, dis à ton père quelles sont tes idées à ce sujet. — Vous me le permettez ? — Je t'y engage. — Il me semble mon père, que la condition qui peut un jour nous élever aux premières charges de l'état, est la seule préférable. — Qu'entends-tu par-là ? — J'entends que les places de la magistrature sont celles que j'aimerais le mieux, parce qu'un jour elles pourraient m'avancer dans le gouvernement de mon pays, et que je me sens un goût dominant pour gouverner. — Ha, ha ! monsieur Armand a de l'ambition ? — Sans doute, mon père, j'en ai : et vous m'avez dit cent fois qu'une âme grande et élevée devait en avoir. — Un peu. — Un peu, oui sans doute. Il faut bien tâcher d'illustrer sa naissance autant qu'on peut. — Illustrer sa naissance ! — Peut-on toujours travailler à la terre ? — Tu méprises donc ton père, qui, toute sa vie, a travaillé à la terre ? — Je ne dis pas cela mon père ; mais si je puis faire mieux ? — Faire mieux ! Eh, qu'appelles-tu faire mieux que féconder le sol qui nourrit nos semblables ? que... — Ah c'est beau en philosophie, ces raisons-là ; mais dans le commerce de la vie, toutes ces belles maximes sont exagérées : le monde prise mieux un homme de robe qu'un laboureur. — Expliquons-nous : si, par un homme de robe, tu entends l'avocat qui défend l'opprimé, sauve la vie, la fortune, l'honneur des familles ; ou bien le magistrat, organe des lois, qui dispense la justice avec équité ; et remplit sur la terre le ministère de l'Être suprême, qui récompense le bien et punit le mal ; oui, mon fils, j'adoptera la moitié de ton opinion, c'est-à-dire que je mettrai cet homme de robe sur la même ligne que l'homme actif, laborieux, qui arrose la terre de ses sueurs pour en tirer les dons précieux de la nature ; j'estimerai autant l'un que l'autre, et je les regarderai comme deux bienfaiteurs de l' humanité : mais l'homme de robe que je te dépeins, n'est pas celui qu'on rencontre communément dans le monde. Il est plus aisé d'y trouver un honnête laboureur qu'un honnête magistrat. Les agriculteurs sont presque tous bons, probes et vertueux : les hommes de robe, puisque tu te sers de cette expression, sont pour la plus grande partie, cupides, ambitieux et fripons : ils vendent la justice ; ils livrent l'innocence à l'oppression ; ils cèdent à la cabale, à la faveur des Grands : en un mot, s'il est parmi eux des hommes droits, qui ne peuvent prendre pour eux ce que je dis de leurs confrères, il en est beaucoup plus de méprisables aux yeux de l'homme humain et sensible... Non, mon fils, non, vous ne serez point un homme de robe ; vous êtes l'aîné de vos frères ; vous hériterez de ma chaumière, de ma ferme, des terres que j'ai sillonnées pendant trente ans de ma vie ; vous serez agriculteur comme moi, et jamais vous ne mépriserez la mémoire de votre père. — Que dites-vous ? — La vérité ; je sais quel est le sort des pères qui élèvent leurs enfants à un état soi-disant plus élevé que le leur. Le mépris et l'abandon, voilà ce qui les attend dans leur vieillesse ; je ne m'y exposerai point. Votre condition étant égale à la mienne, les préjugés ne viendront point troubler notre tranquillité ; l'équilibre des égards sera conservé, et vous jouirez en paix de vos biens, en honorant la mémoire d'un père qui vous les aura conservés. Pour vos frères, ils sont encore si jeunes, que vous ou moi nous aurons toujours le temps de penser à eux ; voilà mon dernier mot, mon fils. — Mais, mon père, pourquoi m'avez-vous fait apprendre le dessin, les mathématiques, la musique, etc. ? — Pour que vous soyez instruit, mon ami, comme je le suis ; pour que vous jouissiez de l'estime, de l'amitié de vos semblables ; pour que tous les plaisirs de la vie ne vous soient pas étrangers. Ne peut-on cultiver son champ et posséder tous les talents qu'exigerait l'état le plus brillant ? On en est plus recommandable et plus heureux. — Mais, mon père, puisque vous convenez que parmi ces magistrats il y a des gens vertueux ! — Oui, il y en a ; vous pourriez en augmenter le nombre ; mais l'exemple des autres, l'exemple corrupteur !... — Et mon père pense que j'outragerais sa mémoire ? — Je n'en doute pas ; je connais l'exemple du monde, et je sais combien l'orgueil gâte les meilleurs naturels... — Laissons ce discours, mon fils ; si vous m'aimez, vous suivrez mes conseils, et un jour vous me bénirez de vous les avoir donnés... Il fait beau aujourd'hui ; je me sens assez fort pour aller faire un tour. Accompagnez-moi tous mes enfants. Nous irons dîner chez un bon fermier de mes amis, qui demeure à trois quarts de lieue d'ici, du côté des Châtaigneraies. C'est un homme fort riche, quoiqu'il ne nous attende pas, je suis persuadé qu'il nous recevra fort bien.

Les enfants sautent de joie à cette proposition : il y a si longtemps qu'ils ne sont sortis !... Armand seul est un peu triste ; il pense à ce que son père vient de lui dire, et son amour-propre souffre de la condition qu'on lui impose. Cependant ses frères le poussent ; il reprend sa gaieté, et toute la petite bande part en se livrant à toutes les aimables extravagances de son âge. Il faut voir comme ils soutiennent sur le chemin leur vieux père, qui s'appuie sur sa canne. Armand lui donne le bras à droite, Benoît le soutient à gauche, et Léon, à côté d'Armand, profite de la conversation du plus respectable des instituteurs. Pour Adèle et Jules, ils marchent devant, et s'entretiennent de la tendresse qu'ils ont l'un pour l'autre. Palamène a remarqué depuis longtemps que le jeune orphelin qu'il a adopté, a pour sa fille une amitié plus forte que celle même des frères. Adèle, de son côté, sent battre son cœur quand elle est à côté de l'orphelin. Tous deux sont à peu près du même âge ; ils vont avoir quinze ans ; tous deux se cherchent sans cesse ; et rien n'égale les petits soins, les égards réciproques qu'ils ont l'un pour l'autre. Palamène voit cette intelligence avec la plus vive satisfaction ; il désire que ces jeunes gens s'aiment un jour, et nous verrons, par la suite, ce qui résulta de cet amour naissant, et comment Palamène sut en régler les transports avec la décence et la surveillance d'un vertueux père de famille.

Ils arrivent chez le fermier, qui les reçut avec la plus franche amitié. Il fit tuer sur-le-champ quelques volailles de sa basse-cour, et on dîna gaiement. On proposa ensuite de visiter la ferme : elle était antique, mais très vaste et très belle. En passant devant la principale porte de ce manoir, Palamène aperçut au sommet une inscription. Qu'est-ce que cela ? dit-il à son fils Armand ; je n'ai pas mes lunettes : tes yeux sont meilleurs que les miens ; dis-moi ce qu'on a écrit là-haut. Armand lut avec beaucoup de peine ces mots, qui étaient un peu effacés :

MON FILS
TU AS PERDU
MAMONVILLE LA JOLIE,
PAR TA FOLIE.

Voilà qui est assez singulier, dit Palamène au fermier qui l'accompagnait. De grâce, expliquez-moi... — Volontiers ; mais c'est une histoire assez longue ; il faut nous asseoir tous les sept sur ce banc, et je me ferai un vrai plaisir de vous la raconter.

La petite bande, qui ouvrait déjà l'oreille en entendant parler d'une histoire, s'empressa de se ranger autour du vieux père. Le fermier se mit au milieu d'eux, et il commença son récit en ces termes :

«C'est mon prédécesseur, le propriétaire de cette ferme avant moi, qui a fait mettre cette inscription relative à une aventure qui lui était arrivée ; mais il était plus riche que moi, car il possédait toute la terre de Mamonville. Écoutez-moi ; je crois que mon récit ne sera pas perdu pour ces jeunes enfants.

Gros-Jean n'était d'abord qu'un simple laboureur ; à force de travailler, il était devenu fermier du seigneur de Mamonville ; et il faisait de si bonnes affaires, que sa fortune s'augmentait encore considérablement de jour en jour. Gros-Jean n'avait qu'un fils en bas âge, et qui faisait tout son espoir, toute sa consolation : car Gros-Jean était veuf, et pleurait sans cesse la compagne active, intelligente, qui l'avait aidé à amasser du bien. Gros-Jean était bon, sensible, humain, et surtout honnête homme ; mais il manquait d'instruction. Élevé par de pauvres gens de la campagne, il était lourd, brusque et commun ; c'était, dans toute l'étendue du mot, un paysan sans éducation ; mais il était doué d'un excellent cœur, ce qui le dédommageait bien du peu de culture de son esprit. Gros-Jean, dont le langage était très grossier, se désespérait tous les jours de n'avoir pas étudié, de n'être pas savant comme les beaux messieurs qu'il voyait au château de Mamonville. Jarni ! se disait-il dans sa colère, mon fieu ne sera pas comme moi ; je veux en faire un homme d'esprit ; et puisque je sommes riche, il aura de belles places, de belles charges ; il ne sera pas, comme moi, un manant des champs : je voulons, morgué, en faire un gros monsieur !...

Tels étaient les projets insensés du bon fermier. Il voulait élever son fils plus haut que lui ; il s'apprêtait bien des chagrins !... Gros-Jean avait un frère, procureur à Paris, c'est chez lui qu'il envoie le petit Colas. Je ne ménagerai pas l'argent, écrit-il à ce frère : apprenez-lui la chicane, le latin, toutes ces belles choses qui rendent savant, afin qu'il puisse avoir une belle charge par la suite.

Le frère de Gros-Jean était haut et vain : il reçut le petit Colas ; mais il se garda bien de l'appeler son neveu. Il le mit au collège, lui fit faire ses études, et le prit ensuite chez lui, dans son étude, en qualité de clerc. Ce ne fut que lorsqu'il le vit à l'âge de seize à dix-huit ans, bien fait, élégant et bien élevé, qu'il lui donna le titre de neveu, qui combla l'amour-propre du jeune homme. Ce n'était plus Colas ; c'était M. de Florival, à qui l'on donnait journellement tout l'orgueil et toute la vanité possibles. Dieu sait si l'ou épargnait les sarcasmes sur son père ! C'était un manant, un paysan, un homme grossier, qu'on tournait sans cesse en ridicule ; et le jeune homme riait aux éclats, à ces sorties amères contre un père qui l'accablait de bienfaits : car le bon Gros-Jean, qui, pendant les études de son fils, l'avait fait venir chez lui, tous les ans, passer le temps des vacances, en était devenu si idolâtre, qu'il ne ménageait rien pour lui donner tous les habits qu'il désirait, toutes les fantaisies qui lui passaient par la tête. Malheureusement ce bon père était trop éloigné de Paris pour y aller fréquemment : il était âgé d'ailleurs, et ne pouvait plus voyager comme il le faisait autrefois. Florival, de son côté, qui ne se souciait pas beaucoup de voir son père, lui écrivait que l'assiduité qu'il donnait à ses travaux l'empêchait d'aller passer même quelques jours auprès de lui. Il terminait toujours ses lettres par lui demander de l'argent ; et le bon père, qui croyait ses excuses légitimes, lui en envoyait soudain, en soupirant après le moment où il pourrait embrasser ce fils chéri.

Les choses étaient dans cet état, lorsque l'oncle de Florival mourut. Il avait des enfants, dont l'un s'empara de son étude. Florival n'était pas très bien avec ses cousins : il sortit de la maison, et prit son appartement à part, dans le dessein de faire son droit, et de se livrer à la profession d'avocat. Gros-Jean fut informé par lui de ce nouveau projet, et il en fut enchanté. Mou fieu, un avocat ! se disait-il, quel honneur pour moi !... C'est ainsi que la vanité, ou plutôt la tendresse qu'il portait à son fils, préparait à ce bon père les plus vifs regrets pour sa vieillesse.

Florival avait déjà soutenu des thèses ; il était sur le point d'être reçu dans le corps des avocats, lorsqu'il vit au spectacle une jeune personne charmante dont il devint éperdument amoureux. Florival fait suivre la voiture de l'inconnue par Labrie, son domestique, garçon adroit et fait pour servir un petit-maître. Labrie lui rapporte bientôt que la beauté qui l'a enflammé se nomme Rosaline ; qu'elle est fille de M. le baron de Saint-Chal, homme peu fortuné, mais d'une ancienne famille, et qui demeure rue de l'Université. Florival forme sur-le-champ le projet de mettre tout en usage pour épouser son amante. Mais elle est noble ! Eh bien, il se dira noble aussi ; et puisqu'elle n'est pas riehe, il saura l'apaiser après le mariage, ainsi que sa famille ; en faisant briller à leurs yeux les grands biens de son père.

Florival trouva le moyen de s'introduire chez M. de Saint-Chal, qu'il séduit aisément par la finesse de son esprit et de son éducation. Le père de Rosaline était un ancien militaire plus instruit dans l'art de la guerre que dans la connaissance du monde et du cœur humain ; il avait été blessé à plus de vingt batailles, et il n'avait retiré de ses services qu'une vaine décoration, et une légère pension qui suffisait à peine pour le faire vivre décemment avec sa fille, qui n'avait plus de mère. Saint-Chal passait sa vie à présenter des mémoires, à assiéger le ministère de la guerre pour obtenir une récompense digne de ses services : l'ingratitude du gouvernement l'indignait ; et il se serait retiré sans doute dans une campagne éloignée, si Florival ne lui eût promis de lui faire avoir tout ce qu'il demandait, par ses écrits, ses amis et son crédit. C'était le seul moyen de toucher le vieillard : aussi chérissait-il notre jeune homme comme un fils. Pour Rosaline, elle n'avait pu résister longtemps aux manières séduisantes de Florival ; elle répondait à sa tendresse, et soupirait en secret après l'hymen, qui était aussi le but où tendait son amant.

Les dépenses excessives que faisait Florival persuadèrent aisément à Saint-Chal qu'il était fort riche : aussi le vieillard écouta-t-il favorablement la prière qu'il lui fil bientôt de lui donner sa fille en mariage. Saint-Chal en fut charmé ; mais il tenait à des préjugés : il fallait que son gendre fût noble. Cette condition n'arrêta point Florival. Le bon Gros-Jean, fermier de Mamonville, fut métamorphosé par lui en un vieux militaire retiré dans ses terres, et retenu par la goutte, qui ne lui laissait pas un moment de repos. Des lettres furent supposées, dans lesquelles son vieux père lui témoignait le regret qu'il avait de ne pouvoir aller danser à sa noce. Il écrivait à Saint-Chal qu'en faveur de ce mariage, honorable pour sa famille, il acheterait à son fils une charge de conseiller au parlement, etc., etc. En un mot, Florival et son valet Labrie arrangèrent si bien leur petit roman, que le père de Rosaline consentit à tout, et que le jour du marriage des jeunes gens fut fixé. Nous voilà arrivés à l'endroit le plus intéressant de cette histoire.

Florival n'avait rien fait savoir à son père de tout ce qui se passait, dans la crainte que, par maladresse ou autrement, il ne dérangeât ses projets. Cependant il lui fallait de l'argent, et beaucoup, pour célébrer dignement son mariage ; comment fera-t-il ? Il faut que Labrie, son homme de confiance, emploie toute son adresse pour cette négociation ; il faut qu'il aille trouver Gros-Jean à Mamonville ; qu'il lui fasse part du mariage de son fils avec une jeune personne de condition : mais, pour éviter que le vieillard n'écrive, ou ne vienne, Labrie reculera l'époque de ce mariage ; il dira à Gros-Jean qu'il ne doit se faire que dans un mois, tandis qu'il sera célébré le lendemain même du retour de Labrie. L'hymen conclu, Gros-Jean peut venir ; on ne craint plus sa présence ; Florival aura désabusé sa femme, son beau-père ; son immense richesse lui fera pardonner sa tromperie. Oui, tout cela peut s'arranger ainsi : Labrie aura soin surtout de tirer du fermier le plus d'argent possible, et tout réussira...

Tels sont les projets de Florival et de son confident ; tel est leur espoir : mais il était décidé que l'ingratitude et la mauvaise foi seraient punies ; toute leur prudence devait échouer devant la justice divine, qui allait les poursuivre et traverser leur dessein.

Gros-Jean n'avait pas vu son fils depuis plus de six ans : il était tranquille chez lui, ignorant l'intrigue qu'il suivait à Paris, et dans la ferme persuasion qu'il s'y faisait un état avec décence et probité, lorsqu'il vit descendre chez lui un de ses neveux. C'était un fils du procureur chez lequel Florival avait été élevé. Les deux cousins ne s'aimaient pas ; et celui-ci, qui avait appris tous les ressorts que Florival faisait jouer pour épouser Rosaline, s'était promis de lui nuire, en faisant survenir chez le beau-père une scène plaisante à laquelle personne ne s'attendrait. Le neveu donc embrasse son oncle Gros-Jean ; puis il lui dit que son cousin Colas le députe auprès de lui pour lui apprendre qu'il va se marier. Oui, mon oncle, ajoute-t-il, votre fils épouse la fille du baron de Saint-Chal, homme très connu à Paris ; on est à faire les préparatifs de la fête, et l'on n'attend plus que vous pour la terminer. Le beau-père et la future brûlent du désir de vous embrasser. Venez donc, venez le plus tôt possible ; mon cousin m'a bien recommandé de vous prier de partir sur-le-champ... Il serait venu lui-même ; mais un service signalé qu'il rend à son beau-père, l'oblige de rester à Paris. Je ne vous engage pas, mon oncle, à emporter l'argent convenable pour bien célébrer un pareil mariage : vous sentez l'honneur qui va en rejaillir sur nous, et vous saurua bien faire les choses ; mais le plus pressé, c'est de partir ; car vous seul retardez le bonheur de deux amants !...

Gros-Jean ouvre de grands yeux. Il ne peut concevoir que son fils épouse la fille d'un baron. Il est enchanté d'un si grand honneur, et demande deux jours pour se préparer et se faire faire un bel habit de noce. Le neveu l'engagea à ne pas tarder plus longtemps ; puis il prend congé de lui. Mon cousin, dit-il, m'attend avec impatience, et d'ailleurs je lui suis utile à Paris pour l'aider dans mille détails. Adieu, mon oncle, adieu. Si vous partez dans deux jours, vous serez chez M. de Saint-Chal dans cinq au plus tard, n'est-ce pas ? N'oubliez pas son adresse : c'est rue de l'Université, près de la rue du Bac, numéro 676 ; et d'ailleurs la voilà par écrit.

Le malin cousin remonte en voiture, en riant tout bas de son espièglerie et des suites qu'elle doit avoir ; suites funestes pour l'orgueilleux Florival !... À peine est-il parti, que Gros-Jean tire du coffre ses plus beaux vêtements ; ensuite il fait une réflexion : Le beau-père de mon fieu est noble, se dit-il ; eh, qui m'empêche d'anoblir aussi mon Colas ? Il y a longtemps que je ramasse pour acheter un bien ; je puis y mettre une forte somme : la terre de Mamonville est à vendre ; achetons-la, morgué, achetons-la, et portons-en le contrat dans notre poche à Paris. Je ne sonnerai mot ; mais le jour de la cérémonie, à la fin du repas, je le donnerons à ma bru, et je lui dirons : Tenais, v'là notre présent de noce !... Ils seront enchantés de ce présent-là ! Une terre à leur gendre, une terre qui l'anoblira !... Morgué, ils n'auront aucun sujet de jamais l'mépriser !...

Le bon père achète en effet la terre dont il n'était que le fermier, en fait passer le contrat au nom de son fils, le met dans sa poche, monte sur son cheval, qu'il charge de petits fromages de son pays, et part pour Paris. Laissons-le voyager, et revenons à son fils, qui ignore le tour que vient de lui jouer son méchant cousin.

Le jour de l'hymen était déjà fixé ; il ne s'agissait plus que d'envoyer Labrie chez Gros-Jean pour exécuter un projet qu'il avait conçu avec son maître, lorsqu'un incident, que vous prévoyez sans doute, vint rompre son voyage. La veille même du jour qu'il avait choisi pour partir, Saint-Chal, sa fille et Florival étaient allés faire une visite à une tante de Rosaline qui demeurait à quelques lieues de Paris. Labrie était seul dans la maison avec quelques domestiques du beau-père, lorsqu'un bon paysan, monté sur un cheval chargé de paniers, se présente à la porte. C'est-il pas ici, dit-il au portier, où demeure M. le baron de Saint-Chal ? — C'est ici. — Je voudrais bien parler à M. Florival. — Il n'y est pas. — Il faut que j'li parlions stapendant. — Voyez son domestique, au fond de la cour, à gauche ; vous demanderez Labrie. — Bon, j'allons faire entrer mon bidet dans la cour...

Gros-Jean entre avec son cheval : il l'attache près de l'escalier, puis il va demander Labrie à l'antichambre. Labrie se présente : Que voulez-vous, bonhomme ? — Florival. — Il est sorti. — Il rentrera ? — Oui ; mais ce soir. — C'est égal, je l'attendrons. — Qu'avez-vous à faire avec lui ? — Ce que j'avons ! Je venons assister à son mariage. — À son mariage ! — Oui, morgué. Je suis son père. — Son père !

Labrie reste confondu... Heureusement il est seul avec Gros-Jean : personne ne l'a entendu se nommer. Cependant, voilà tout manqué... Voilà son père ! un paysan lourd, épais et grossier ! Que fera Labrie ? Il prend sur-le-champ un moyen extrême.

Labrie feint d'être enchanté de voir le père de son maître. Ah ! bon vieillard, lui dit-il, comme vous étiez attendu ici ! comme vous ferez plaisir à tout le monde !... Eh vraiment oui : c'est bien vous, voilà vos traits, tels qu'il nous les a dépeints !... Ah ! permettez que je vous embrasse. — Volontiers, mon garçon. Il sera ben étonné de me voir si tôt, n'est-ce pas ? — Ah, mon Dieu ! Il sera d'une surprise... vous ne vous en faites pas d'idée. Mais ce n'est pas ici qu'il loge, voyez-vous ; c'est ici le salon de M. le baron. Il ne demeure pas encore avec son beau-père ; vous entendez bien que par la suite... — Oui, oui... — M. Florival demeure dans un autre quartier ; permettez que je vous conduise chez lui ; vous y serez comme chez vous, absolument. Tous les soirs il rentre dans son ancien logement. Je ne lui dirai pas que vous y êtes, exprès pour lui ménager le plaisir de vous y rencontrer. Cela fait que vous aurez toute la nuit pour vous délasser, et demain il vous présentera sans doute lui-même à sa nouvelle famille : cela sera plus décent, n'est-ce pas ? cela sera plus décent. — T'as raison, mon garçon, t'as raison.

Labrie aide le vieillard à détacher son cheval. Gros-Jean le conduit par la bride, et suit Labrie qui lui fait traverser Paris, pour le conduire au logement qu'occupait Florival avant de connaître Saint-Chal, et dont son domestique possède encore la clef. C'est à l'Estrapade, près des écoles de droit, dans un petit corps de logis ; au fond d'un jardin, et qui n'est plus occupé depuis près de six mois, que Labrie dépose le respectueux père de son maître. Pardon, lui-il ; je vais vous quitter un moment pour faire une commission très pressée que mon maître m'adonnée : je viendrai vous rejoindre sous une heure ou deux, et j'aurai soin que vous ayez ici toutes les commodités dont vous pouvez avoir besoin.

Labrie se retire ; et Gros-Jean, qui meurt de faim et de soif, passe toute la journée sans le voir revenir. Pendant son absence, le vieillard examine les meubles de l'appartement : ils sont tout couverts de poussière ; les lits sont défaits ; il ne sait ce que cela veut dire, et son inquiétude augmente en voyant approcher la nuit. Enfin un jeune homme se présente ; c'est Florival, suivi de son domestique. Le bon père oublie ses fatigues, son appétit, ses soucis de la journée, pour sauter au cou de cet enfant qui lui est si cher ; il ne s'aperçoit point qu'il est pâle, qu'il a l'air contraint et gêné. Gros-Jean le serre dans ses bras, et verse sur lui quelques larmes, que lui arrache la tendresse paternelle.»

Mais je m'aperçois, mes amis, que mon récit m'entraîne malgré moi, et que la nuit, qui commence, me prescrit de veiller à ce que tout soit en ordre dans ma ferme. Je vous prie de m'excuser si je ne vous achève pas aujourd'hui l'histoire de Gros-Jean, et de son fils. Une autre fois je vous dirai le reste.

Ici le conteur s'arrête : et Palamène, qui voit combien cette interruption contrarie ses enfants, engage le fermier à venir dîner le lendemain chez lui. Permettez-moi, lui dit-il, de vous rendre demain ce que je vous ai surpris aujourd'hui. Vous ne nous attendiez pas, et vous nous avez trop bien traités. Demain nous vous attendrons, et nous vous ferons payer votre écot, en vous engageant à nous apprendre la suite d'une histoire qui m'a vivement intéressé jusqu'à présent.

Le fermier accepta l'offre du vieux père, et celui-ci revint à la chaumière avec ses enfants, qui sautaient de joie en pensant au plaisir qu'ils devaient goûter le lendemain.


VINGT-CINQUIÈME SOIRÉE.

L'ORGUEIL.


Fin de l'histoire de Gros Jean et de son fils.

Le fermier tint parole ; il vint dîner chez Palamène : ensuite il prit place avec les enfants sur la terrasse, et continua ainsi le récit qu'il avait interrompu la veille.

«J'en suis resté, mes amis, à l'entrevue de Gros-Jean avec son fils, dans l'appartement de ce dernier, à l'Estrapade. Le bon père pleurait en pressant l'ingrat contre son sein. C'est toi, c'est toi, mon fieu ! c'est toi, mon Colas !... Mon Dieu, comme te v'là, grand, formé, biau garçon ! T'es un homme, dà ! T'es tout le portrait de ta pauvre mère ! — Mon père... — Mais embrasse-moi donc encore ! — Avec plaisir, mon père ; mais... — Heu ?... Qu'as-tu...? — Bien du plaisir à vous voir, mon père... — À la bonne heure ; et moi itou, va, j'en ons un grand plaisir... Ha çà, tu vois que je sis de parole. — De parole ? — Oui-dà, me v'là juste à point nommé pour assister à ton mariage : mais conte-moi, conte-moi donc ça... — Vous savez donc ? — Je sais tout ; il m'a tout dit : oh, il a bien fait ta commission ! — Qui donc ? — Eh pardi, ton cousin. — Quoi ! c'est lui qui vous a... ? — Eh, sans doute ; tu le sais ben, peut-être. Mais parlons donc de ce mariage-là ; c'est étonnant ! Où as-tu donc trouvé c'te d'moiselle avec son père, qui est un noble de condition ? — Mon père, je vois que mon cousin m'a desservi auprès de vous ; je vois qu'il vous a raconté la ruse dont je me suis servi, et j'ignore par quel moyen il a pu l'apprendre lui-même. — Qu'est-ce que tu me chantes ? est-ce que le plaisir de me voir te trouble la cervelle ?... Il m'a dit, il m'a dit que tu te mariais ; que toi, ta femme et ton biau-père, vous êtes tous curieux de me voir, qu'on n'attendait que moi pour la cérémonie ; v'là ce qui m'a dit : est-ce qu'il a mal fait ? — Et c'est là... tout ? — Oui, tout : est-ce qu'il y a encore quelque chose avec ça ? — Mon père, il a voulu me nuire, et je ne puis vous abuser plus longtemps. — Ho, ho ! — Pardonnez ; votre présence dans ce moment... — T'est à charge ? — Non, mais... — Après ? — Je n'attendais pas... j'espérais... j'aurais désiré... — Eh ben, quoi ? — Que vous restassiez chez vous : pardon mon père, mille fois pardon ; mais mon beau-père est un homme si haut, si entiché de sa noblesse !... Je n'ai pas le courage de lui dire que je ne suis que le fils d'un laboureur... — Et pourquoi ? — Jamais il ne m'aurait donné sa fille, que j'adore. — Quoi ! t'as donc trompé c't homme ? Quoi que tu li as donc dit ? Voyons. — Il ne sait pas que mon père est... — Est un honnête homme, qui a travaillé, qui travaille encore pour faire le bonheur d'un ingrat ? — Mon père... — Colas, t'es un orgueilleux, un dénaturé ; m'est avis que tu méprises ton pere... — Moi, je l'aime, je le respecte ; mais... — Mais il faut que je m'en aille, n'est-ce pas ? il faut que je te laisse tromper un homme qui te croit peut-être le fils d'un gros seigneur ; t'as été capable de l'y faire ce mensonge-là ? — Il a bien fallu... — Fils ingrat, tu ne sais pas le mal que tu me fais ! C'est-là, c'est ce cœur qui t'aimait que tu... déchires ! — Mon père ! — Ton père ! je ne le suis plus, puisque tu m'as renié : non, tu n'es plus mon fils, tu n'es qu'un vaniteux, que je renonce, que je ne verrai jamais ! — Vous ne me rendez pas justice... — C'était ben la peine de t'envoyer à Paris, de t'y faire apprendre toutes sortes de belles sciences ! À quoi servent donc ce grec et ce latin ? ça ne donne donc pas de sentiments ? — Eh, voilà le mot, mon père ; en me donnant une éducation au-dessus de la vôtre, vous me les avez élevés ces sentiments ; vous m'avez forcé à partager les préjugés du vulgaire. Ils sont bien cruels, bien injustes ; mais ils mènent la société ; il faut les respecter ; si l'on veut parvenir à quelque chose. — Eh, pour être instruit, pour avoir de l'éducation, faut-il outrager la nature ? Que ne t'ai-je donné mon état ! que ne t'ai-je mis une bêche dans la main quand t'étais petit garçon ! Au jour d'aujourd'hui tu ne mépriserais pas ton père... — Eh, mais ce n'est pas moi ; c'est le monde, c'est le préjugé... — Le péjuge ! qu'est-ce que c'est que çà ? v'là deux fois que tu m'répètes c'mot-là. C'est-i une charche, un emploi, ça. — Ce sont les tyrans des hommes, mon père ; c'est une façon de penser qui... — Qu'eu qu'ça veut dire ? Ma façon de penser, à moi, ça toujours été de chérir mon enfant : la façon de penser de mon enfant doit être de m'aimer, de me respecter, de me préférer à toutes les façons de penser des autres... Mais tu ne jouiras pas de ton mauvais cœur : je voulons voir ce M. de Saint-Chal ; et je le varrons ; oui, je le varrons ; je li dirons : Est-ce que vous me meprisez, monsieur ? ... J'sis ben sûr qu'i' me dira qu'ça n'est pas vrai ; eh ben, j'li dirons : C'est mon fils qui dit ça. — Ciel ! Ah, mon père ! si vous m'aimez, si vous vous intéressez à mon sort, de grâce, je vous en supplie, ne paraissez pas dans cette maison : si l'on vous y voit, je suis perdu, déshonoré, chassé !...

Florival se jette aux genoux de Gros-Jean ; il le conjure de s'en retourner à Mamonville jusqu'après la célébration de son hymen. Alors, ajoute-t-il, je vous présenterai à M. de Saint-Chal : il connaîtra la vérité : vos grands biens, votre probité, votre air respectable, tout l'attendrira, tout confirmera mon bonheur.

Le bon laboureur est furieux ; il ne veut écouter aucune raison. L'improbité de son fils le révolte ; il lui en fait les reproches les plus sévères, et lui jure toujours qu'il ira voir M. de Saint-Chal, qu'il l'éclaircira sur le piège qu'on lui tend, qu'il lui fera connaître enfin la ruse qu'on emploie pour le tromper : Oui, ajoute-t-il, il saura qui vous êtes, il saura qui je suis, et s'il me méprise, au moins ses mépris seront moins sensibles pour moi que ceux de mon enfant.

Florival est au désespoir de voir que ses larmes, ses prières, tout est inutile auprès de son père irrité. Il ne sait plus quel parti prendre, lorsque son valet, Labrie, le tire d'embarras. — Eh bien ! s'écrie-t-il, si monsieur votre père veut voir M. de Saint-Chal, s'il veut vous perdre, vous causer la mort, il en est le maître après tout : mon Dieu, demain matin je l'y conduirai moi-même. Pour le moment, il ne faut songer qu'à lui procurer à souper et un bon lit. — Non, s'écrie à son tour Gros-Jean, non, je ne reste pas ici ; je ne veux point rester chez un fils qui me désavoue, qui n'est pas un honnête homme. Je vais sur-le-champ chercher un asile ; il y en a dans Paris, j'en trouverai. J'irai voir le père de famille qu'il abuse, et puis je m'en irai, je m'en irai pour ne jamais revenir.

Florival fait observer au vieillard qu'il est tard : que son projet peut se remettre au lendemain, qu'il sera le maître de faire tout ce qu'il voudra. Il le prie tant, que le bon vieillard consent à passer cette nuit seulement dans l'appartement où il se trouve ; c'est ce que Labrie demande. Il lui donne tout ce qui lui est nécessaire ; puis il sort avec son maître, après avoir fermé les portes à double tour. Quand Gros-Jean se vit enfermé, il ne put contenir l'excès de sa douleur. Ce vertueux père s'appuya sur une table, et se mit à verser des larmes amères. On le prive de sa liberté, et c'est son fils, son fils qu'il accablait de tendresse et de bienfaits, à qui il apportait une terre et des biens considérables ; c'est ce fils dénaturé qui viole ainsi toutes les lois de la nature et de la vertu ! Quel est son dessein, à ce fils barbare ? Que veut-il faire de son père ?... Gros-Jean se prépare à faire un éclat, il appeler par la fenêtre ; mais qui, dans ce corps de logis isolé ? On est éloigné de tout ; il est nuit fermée ; tout le monde dort, ou chacun est retiré chez soi... Il faut attendre le jour, il faut attendre que quelqu'un paraisse : sans doute le monstre qui attente à sa liberté, ne portera pas la cruauté jusqu'à le laisser mourir de faim...

Telles sont les tristes réflexions du bon laboureur. Il passe la nuit à gémir sur la faute qu'il a commise en envoyant son fils à Paris ; et sitôt que le jour paraît, il cherche les moyens de sortir de sa prison. Impossible, à moins d'appeler à son secours ; et qui ?... D'ailleurs, viendra-t-on ? Sans les clefs, osera-t-on ?... Oui : s'il est voisin de quelque père de famille, ce père de famille partagera ses maux, la conduite d'un fils coupable lui fera horreur : il trouvera les moyens de rendre la liberté au plus malheureux des pères.

Son esprit est encore incertain sur le parti qu'il doit prendre, lorsqu'il entend ouvrir plusieurs portes. C'est Labrie qui arrive chargé de provisions. Scélérat, lui dit Gros-Jean ; laisse-moi sortir, ou crains ! Labrie ne lui répond pas ; il se sauve, et ferme de nouveau toutes les portes sur lui. Voilà encore une journée que le bon père passe dans les larmes et dans l'indécision de savoir s'il appellera du monde. Cependant, sur le soir, sa tête se calme un peu. Voyons, se dit-il, attendons que tout ceci finisse : ils ne me tiendront peut-être pas ici comme un oiseau dans la cage. C'est lorsqu'il plaira à mon indigne fils de me délivrer, que je lui prépare la plus terrible punition ! Ma malédiction d'abord, et puis c'te terre, tout ce que je possède !... Il n'aura rien de tout ça : oh ! oui, je serai aussi vengé !...

Labrie est étonné, le lendemain matin, de trouver son prisonnier aussi calme. Il veut lui en faire compliment, en lui assurant qu'il approuvera bientôt les motifs de la conduite qu'on tient envers lui, et dont son fils est le premier pénétré de douleur. Gros-Jean fait un seul geste d'indignation, et Labrie se sauve, en refermant encore toutes ses portes.

Vous frémissez, bons enfants, au récit d'un pareil attentat sur la personne d'un père, et d'un aussi tendre père ! Vous allez voir bientôt comment le Ciel sut le punir. Il y avait déjà quatre jours que Gros-Jcan était ainsi enfermé ; sa patience l'abandonna : un matin il ouvrit ses croisées, qui donnaient sur une grande cour, et se résolut à appeler la première personne qu'il y rencontrerait. Ce fut justement un vieillard qui se présenta à ses regards. Êtes-vous père, monsieur ? lui dit Gros-Jean avec l'accent du désespoir. — Mon ami, la question... Oui, je le suis. — Avez-vous, comme moi, un fils ingrat qui méconnait, qui méprise son père, qui ose le priver de sa liberté depuis quatre jours ? — Que dites-vous ? — Je dis que je suis en prison ici, et que c'est mon fils, oui, mon méchant fils, qui m'y a enfermé. — Juste ciel ! Eh, comment ? — Oh, procurez-moi les moyens de sortir, je vous en prie, mon bon monsieur : vous saurez tout, et vous partagerez mes peines si vous connaissez la tendresse paternelle !...

L'étranger fait encore quelques questions à Gros-Jean, qui, par la naïveté de ses réponses, lui inspire le plus vif intérêt. Cependant, tandis qu'il lui parle, un domestique, qui traverse la cour, lui dit assez vivement : Comment, monsieur, vous écoutez ce fou ? — Ce fou ! il est fort brave homme. — Oui, monsieur : Labrie nous a dit que ce paysan avait la tête égarée, qu'il ne fallait pas croire tout ce qu'il nous dirait.

Cette exclamation est un nouveau coup de poignard pour le bon laboreur. Il conjure l'étranger d'être persuadé qu'il a toute sa raison, qu'il n'a que trop sa raison... L'étranger, homme sensible et généreux, qui devine un partie de cet horrible mystère, est justement le maître de la maison. Il envoie chercher une grande échelle, l'applique contre la croisée d'où Gros-Jean lui parle, y monte lui-même pour donner la main au vieillard, et lui faciliter les moyens de descendre. Vous jugez des transports du bon laboureur ! Il se jette dans les bras de l'étranger, qu'il inonde de larmes. Celui-ci le fait monter dans son appartement ; et là, Gros-Jean lui raconte son aventure avec tous ses détails. L'étranger frémit d'horreur ; il engage Gros-Jean à se rendre sur-le-champ chez le beau-père de son fils, afin d'empêcher qu'il soit trompé, s'il en est encore temps. C'est aussi l'avis de Gros-Jean. Il retrouve son cheval, que Labrie avait déposé dans une salle basse fermée à un seul crochet. Il le charge des petits paquets qu'il avait apportés, et que l'étranger a la complaisance d'aller chercher lui-même dans sa chambre, au moyen de l'échelle. Gros-Jean embrasse cet homme sensible qui l'a délivré, qui a pris part à ses peines ; puis il part pour se rendre chez M. de Saint-Chal, dont il a heureusement conservé l'adresse. Laissons-le traverser Paris ; et voyons ce que son coupable fils a fait depuis quatre jours.

On juge bien que, le jour de l'arrivée du père, Labrie fut guetter son maître à son retour de la campagne où il était allé avec Rosaline et son pèrè ; qu'il le prit à l'écart, et lui apprit cet événement imprévu. Florival, atterré par ce coup, approuve le zèle et la conduite de son valet, et se détache un moment de la compagnie pour aller visiter ce père importun qui vient traverser ses projets. Vous avez vu comment il lui parla : n'en pouvant rien obtenir de favorable à ses vues, il céda, dans le désordre, à l'avis de Labrie, qui fut d'enfermer le vieillard jusqu'à ce que le mariage en question fut conclu. Tous deux revinrent donc chez M. de Saint-Chal, et prirent tous les moyens possibles pour hâter un hymen après lequel Floriva espérait fléchir son père, en le présentant lui-même au père de Rosaline, en lui avouant que l'amour seul pouvait faire excuser ses torts. Dès le lendemain matin, Florival pressa tant le vieux militaire, qu'il fut décidé que son mariage serait fait le surlendemain ; mais le retard d'une tante de Rosaline, qu'on attendait, le recula encore d'un jour : ce qui désespérait Florival, qui sentait au fond de son cœur des remords déchirants des chagrins qu'il causait au meilleur des pères ; on craignait d'ailleurs qu'il ne s'écriât qu'il ne sortît de sa retraite, ainsi que cela arriva.

Enfin Florival était arrivé à la veille de son mariage ; tout semblait réussir au gré de ses souhaits. Il n'avait plus qu'un jour à attendre, et Labrie, pendant ce jour, devait redoubler de soins, veiller autour de la prison de Gros-Jean, et ne pas le perdre de vue un seul instant ; mais quelques courses forcées avaient éloigné le valet de ce projet pendant une partie de la matinée ; Florival lui-même était sorti pour faire quelques emplettes indispensables ; Saint-Chal et sa fille étaient restés seuls chez eux, et s'entretenaient du bonheur que l'hymen préparait à la vieillesse d'un père, à la tendresse d'une amante... Un domestique annonce à Saint-Chal qu'un paysan demande à lui parler seul. Rosaline se retire. On l'ait entrer : c'est Gros-Jean. Écoutons un peu la conversation qu'il va avoir.

Monsieur le baron, pardon de mon importunité ; mais c'est le devoir et la probité qui m'engagent à vous voir, à vous parler. — Asseyez-vous, bon vieillard. — Ah ! monsieur, je suis bien. — Non, asseyez-vous, vous dis-je. Votre air est respectable ; vos yeux semblent chargés de larmes ; votre cœur soupire : qu'avez-vous ? que venez vous me demander ? que puis-je faire pour vous ? — Rien, monsieur ; c'est moi qui vient à cet'fin de vous obliger, et de vous empêcher de faire une sottise. — Une sottise ! Apprenez-moi quel genre de sottise je puis faire à mon âge... — J'eu ai bien fait au mien, moi qui sis plus vieux que vous. Mais ne perdons pas de temps ; dites-moi, M. Florival est-i ici ? — Non, il est sorti. — Tant mieux. — Vous le connaissez ? — Si je le connais !... Vous li donnez votre fille en mariage ? — Oui, dès demain. C'est un honnête homme, je crois. (Gros-Jean soupire.) — Connaissez-vous son père ? — Je ne l'ai jamais vu ; mais je sais que c'est un vieux militaire, un... — Lui un vieux militaire ? — Sans doute ; qui est très riche et qui possède une terre considérable. — Ah ! ça c'est vrai ; mais ce vieux militaire est-il de condition ? — Apparemment. Ces questions... — Un moment. Qu'est-ce qui vous dit tout ça ? — Mais c'est son fils ; et d'ailleurs n'ai-je pas vu ses lettres ? — Les lettres du père de Florival ? Eh oui ! — Mais il ne sait pas écrire, le père de Florival. — Il ne sait pas... Ah ! j'entends ce que vous voulez dire : il est vrai que la goutte le prive depuis très longtemps de l'usage de son bras droit ; mais c'est son intendant qui nous ecrit : il lui dicte ses lettres. — La goutte ! ah ! il a la goutte ! c'est un mensonge, morgué. Le père de Florival a bon pied, bon œil, et c'est ben ce qui fâche ce méchant fils. — Que dites vous ? — Qu'on vous a fait un conte à dormir debout. Le père de votre futur gendre est un bon laboureur, qui a toujours travaillé à la terre, riche à la vérité, mais qui n'est ni noble ni de condition, et qui ignorait toutes les ruses de son fils pour tromper une honnête famille. — Ciel ! vous êtes sûr ?... — Pouvez-vous en douter, puisqu'il est devant vous ? — Quoi !... — Je suis Gros-Jean, laboureur à Mamonville, et père de Florival. — Vous, vous ! Comme il m'a joué ! — J'ignorais tout ça, moi ; je l'ai appris, je suis venu ; mon coupable fils m'a empêché de vous voir ; ils m'ont enfermé li et son valet, depuis quatre jours ; je leur ai échappé ce matin, et me v'là : je viens vous empêcher de terminer ce mariage, s'il en est encore temps. — Laissez-moi respirer, homme honnête et délicat, laissez-moi envisager dans toute son horreur la perfidie d'un homme que j'aimais ; que je croyais probe et franc comme je le suis. Quoi ! il a pu me tromper ! — Il a bien déchiré le cœur de son propre père ! — Et c'est vous qui venez m'avertir... Ah ! ce trait m'enchante, il annonce la plus belle âme.

Saint-Chal reste, pendant quelques moments, plongé dans ses réflexions ; ensuite il appelle Rosaline. Ma fille, lui dit-il, il faut renoncer au bonheur dont tout à l'heure encore tu te faisais les plus riantes images, il faut oublier Florival. — Ciel ! mon père !... Quoi ! c'est aujourd'hui, à la veille de... — À la veille de te causer des regrets éternels ; oui, ma fille, c'est aujourd'hui qu'il faut éviter le malheur ; demain il n'aurait plus été temps. — Grand Dieu ! qu'a donc dit ce vieillard ? — Il a dit, il a dit qu'il est le père de Florival. — Le père !... — Oui, voilà son père ; ce n'est pas ce militaire décoré dont la noblesse est de toute antiquité ; c'est Gros-Jean, laboureur. — Un laboureur ! — Oui, ma fille ; mais un brave homme, oh ! un honnête homme, dont la probité vaut bien la plus haute noblesse. — Là, s'écrie Gros-Jean, j'étais sûr que vous ne me mépriseriez pas, vous ! — Moi, vous mépriser, bon vieillard ! Eh, pourquoi ? Pourquoi avilirais-je en vous le caractère d'homme que vous partagez avec moi ? Non, je ne suis pas de ces nobles hauts, fiers de leurs vains titres, qui regardent comme viles toutes les professions auxquelles ils n'ont pas été appelés, ou qu'ils n'auraient pas le talent d'exercer. J'honore la vertu plus que les dons du hasard, et l'honnête homme n'est jamais roturier à mes yeux. — Mon père, dit Rosaline, le pourrais donc encore espérer ? — Rien, ma fille, non ; perdez tout espoir. Gros-Jean lui-même approuvera mes raisons. Je suis homme, je suis lancé dans le monde, comme un vaisseau l'est sur la mer, pour en essuyer toutes les bourrasques, tous les orages. Il faut que mon cœur s'habitue à souffrir le vice comme à chérir la vertu : les mœurs, les usages de mes semblables ne peuvent m'être indifférents ; je ne puis fronder les mœurs, ni les usages reçus ; les préjugés sont les tyrans de l'opinion : si je veux que mon opinion soit assujettie à l'opinion générale, il faut, malgré moi, que je me soumette aux préjugés. Voilà pour les convenances que je ne rencontre plus dans l'hymen que tu pourrais encore désirer. Gros-Jean est un brave homme ; mais les torts de la naissance, ou plutôt du préjugé, me brouilleraient avec toute ma famille, avec tous ceux qui attachent un grand prix à ma noblesse. Peut-être ma fille, oui, peut-être encore passerais-je sur cette espèce d'inégalité dont je saurai supporter la responsabilité envers les orgueilleux du siècle, si Florival était un homme aussi droit, aussi franc, aussi estimable que son père ; mais un homme aussi faux, un intrigant de cette espèce qui se sert d'un valet pour tromper, comme les amants de comédie ! Il ferait le malheur de ma fille : et tu ne penses pas que ton père veuille faire ton malheur ! Non, c'est un homme que je méprise ; il ne sera jamais mon gendre. — Il est vrai, mon père... — Ouvre les yeux, ma fille : que la raison maîtrise ton cœur ; pense à ton bonheur aussi sérieusement que j'y pense, et tu abjureras une funeste passion. — Elle est éteinte, mon père : je ne vois plus Florival que comme un monstre. — Ce n'est pas de ce qu'il n'est que le fils d'un agriculteur que je lui retire mon estime ; non, mais c'est de ce qu'il me l'a caché, de ce qu'il m'a fait un roman, à moi ! à moi dont il devait connaître les principes de la philosophie ! S'il était venu franchement me dire : Monsieur, j'adore votre fille ; je ne suis pas noble, il est vrai ; mais mon père est un honnête homme ; il est riche d'ailleurs : avec l'argent on fait tout ce qu'on veut : si vous avez la manie de vouloir anoblir votre gendre, eh bien, nous verrons, nous acheterons quelque terre, quelque charge... Voilà, ma fille, voilà ce qu'il fallait qu'il me dît... Mais il nous trompait ; et demain, demain il consommait son crime ! N'y pensons plus, Rosaline, n'y pensons plus... Et vous, bon vieillard, comment pourrai-je jamais reconnaître le service que vous me rendez !... Il l'a maltraité, ce bon père ! Tu ne sais pas, ma fille, qu'il l'a enfermé pendant quatre jours ; pour qu'il ne vînt pas m'éclairer sur ses ruses ! — Ah, Dieu ! — Je te le répète, ma Rosaline, Florival est un homme sans foi, sans âme, sans délicatesse...

Rosaline se fait répéter par Gros-Jean tous les mauvais procédés dont son fils a usé envers lui : elle en frémit d'indignation, et la tendresse fait place dans son cœur, à la haine et au mépris. Saint-Chal accable d'honnêtetés le bon laboureur ; il veut le retenir chez lui, le présenter à Florival, faire rougir ce dernir de l'avoir trompé. Gros-Jean s'y oppose ; il ne veut plus revoir ce fils coupable. Il l'abandonne pour jamais, et sur-le-champ il retourne dans son village, où, seul, en proie à sa douleur, il maudira toute sa vie l'instant où il lui prit fantaisie de faire de son fils un savant.

Telles sont ses expressions naïves. Rien ne peut l'arrêter. Il prie néanmoins Saint-Chal et sa fille d'accepter les petits fromages qu'il a apportés dans un autre espoir. Ceux-ci les prennent par complaisance : ensuite ils accompagnent le vertueux lahoureur, qui monte sur un cheval, les salue, et reprend le chemin de son pays. Pendant qu'il voyage, nous allons voir humilier son indigne fils comme il le mérite.

Saint-Chal et sa fille, rentrés chez eux, s'entretiennent douloureusement des mystères odieux qu'on vient de dévoiler. On annonce ; c'est M. de Florival qui entre, rayonnant de plaisir et d'espoir, chargé de présents qu'il veut faire à sa prétendue. Asseyez-vous, monsieur, lui dit gravement Saint-Chal. — Je suis fort bien, monsieur : on ne peut se fatiguer quand en s'occupe de la belle Rosaline. — Vous vous êtes donné la peine d'acheter... — Ah ! des misères ; mais j'espère que rien, par la suite, ne manquera à mon épouse pour soutenir son rang. — Son rang, monsieur ! et quel rang comptez-vous lui donner ? — Mais, monsieur, vous savez que je dois acheter une charge de conseiller. — Pour vous anoblir donc. — Comment ! pour... vous voulez plaisanter, beau-père. — Non, le beau-père ne plaisante plus ; il a perdu sa gaieté. — La bonne folie ! Ha cà, est-ce que nous n'avons pas parlé cent fois d'affaires ? Est-ce aujourd'hui qu'il faut s'occuper de ces détails-là ? — Votre ton sémillant, votre légèreté, tout cela est fort aimable, sans doute ; mais je ne suis point aujourd'hui d'humeur à m'en amuser. — En effet, monsieur, cet air sérieux... — Vous annonce que votre mariage est différé. Oui ; j'ai formé un projet que vous applaudirez sans doute. Votre père est toujours résidant à la campagne ? — Sans doute. — Oui, à la campagne ; c'est bien vrai, n'est-ce pas ? Eh bien puisqu'il ne peut pas venir assister à votre mariage, nous irons le célébrer près de lui, sous ses auspices. — Quoi !... — Demain nous partirons tous les trois. — Monsieur... — Je serai charmé de le voir ce bon vieillard : deux pères s'entendent toùjours bien. — Mais... — Nous nous aiderons mutuellement à souffrir les dégoûts de la vieillesse. — Si... — Il est infirme, avec cela ; il peut avoir besoin de nos secours. — Permettez... — Combien vous aurez de plaisir à l'embrasser ! car vous le chérissez tendrement, n'est-ce pas ? — Je le dois... — Oh ! oui, vous êtes un excellent fils. Voilà donc qui est décidé : demain nous partirons. — Un moment. — Eh bien, est-ce que cet arrangement-là vous contrarie ? Vous paraissez troublé. — Il est vrai. — Comment ! ce voyage pourrait-il vous déplaire ?... — Eh, monsieur, pourquoi retarder sans cesse mon bonheur ? Marions-nous demain : après demain nous irons si vous voulez... — Non, je veux voir votre père, le connaître. Que sais-je ? Si ce n'était pas un homme sociable, avec lequel je puisse m'accorder !... — Oh ! pardonnez-moi ; il vous plaira ; vous en serez enchanté. — Je le crois. C'est un honnête homme ? — Oh ! la probité même ? — Pourquoi donc monsieur, ne suivez-vous par son exemple ? Oui, pourquoi vous faites-vous un jeu de tromper une famille qui vous a reçu dans son sein, qui s'apprêtait à vous donner le doux nom de fils ? — Je n'entends pas... — Je vais me faire comprendre. Vous nous avez abusés, monsieur. Ce vieux militaire, qui a fait tant de campagnes, cet homme qui a la goutte au bras droit, votre père, en un mot, il sort d'ici. — Ciel ! — Il a changé de nom et d'état : c'est maintenant Gros-Jean, laboureur à Mamonville. — Je suis perdu ! — Nous lui devons la satisfaction de vous connaître, et le bonheur d'éviter l'alliance du plus perfide des hommes, comme du plus ingrat des fils. (Florival se jette aux genoux de Saint-Chal.) — Ah, monsieur, vous savez tout ! vous allez me haïr, et vous aussi belle Rosaline ! — Nous vous méprisons, monsieur, reprend Saint-Chal ; voilà le seul sentiment que vous puissiez désormais attendre de nous. — L'amour... — L'amour change de nom et de caractère quand il détruit la nature et la probité. — Je craignais que vous ne voulussiez point m'accorder votre fille. — Vous m'avez mal connu, monsieur : au surplus, vous me trompiez, pour vous satisfaire. — Daignez m'entendre : il est encore temps de réparer ma faute ; mon père est riche, très riche : je puis... — Rien, monsieur, n'espérez rien. Jamais vous n'épouserez ma fille. Je n'ai qu'un seul mot à dire pour vous prouver que vous feriez son malheur. Vous êtes faux ami, mauvais fils ; vous ne seriez jamais bon époux, ni bon père. — Eh quoi ! vous n'écoutez rien. — Viens ma fille ; fuyons cet homme dangereux. Adieu, monsieur ; j'espère que voilà la dernière fois que vous vous présenterez devant nous.

Saint-Chal, irrité, rentre dans un autre appartement avec sa fille, et Florival reste, pendant quelques instants, atterré du coup qui vient de le frapper. Enfin il se lève, sort comme un furieux, et rencontre à la porte Labrie, effrayé, qui lui dit : Monsieur, il s'est échappé ! — Eh, je ne le sais que trop...

Tous deux reviennent à leur logement, qui venait de servir de prison au meilleur des pères. Florival, désespéré, forme plusieurs projets, qui tous se détruisent successivement. Enfin, au bout de quelques jours, la nature reprend ses droits dans son cœur : il se repent des traitements qu'il a fait souffrir à son père ; et, pour commencer à le venger, il renvoie Labrie, qu'il accuse d'une partie de son crime. Seul livré à lui mème, que fera-t-il ? Ira-t-il jeter aux pieds du vertueux laboureur ? Oui, il ira ; il pressera ses genoux ; il lui demandera un généreux pardon, et il l'obtiendra. Grus-Jean l'aimait tant autrefois ! Une seule faute ne peut lui avoir ravi le cœur d'un père qui l'accablait de bienfaits, et qui sans doute est prêt à lui ouvrir encore ses bras paternels.

Fort de cette espérance, Florival prend son cheval, et se détermine à se rendre à Mamonville. Comme il est agite pendant son voyage ! mais surtout comme le cœur lui bat à mesure qu'il approche de la ferme, de cette ferme qu'il n'a pas vue depuis tant d'années ! Enfin il l'aperçoit, et il s'arrête pour penser à ce qu'il va faire, à ce qu'il va dire. Son front est rouge de honte ; il chancelle, ses forces l'abandonnent, et il est prêt à rebrousser chemin. Enfin il se décide à entrer. Plusieurs garçons de ferme travaillent dans la cour : il demande à parler à Gros-Jean ; l'un d'eux, qui ne le connaît pas, le conduit à ce vieillard respectable, qui reste frappé d'étonnement en reconnaissant son fils. Se jeter à ses genoux, verser des larmes, protester de ses remords, de son repentir, est pour Florival l'affaire d'un instant. Gros-Jean le laisse à ses pieds, le regarde froidement avec un œil sec, et lui laisse dire tout ce que l'effusion du moment lui suggère. Quand il a fini de s'excuser sur son valet Labrie, ou plutôt de s'avouer coupable de la plus noire ingratitude, Florival lève les yeux sur Gros-Jean : il est tout interdit de son silence : Vous ne me répondez pas, mon père ? lui dit-il...

Pour toute réponse, Gros-Jean le prend par la main, sort avec lui de la ferme, s'arrête devant la principale porte du manoir, et lui montra du doigt l'inscription que vous y avez lue hier, et qu'il venait d'y faire graver :

MON FILS
TU AS PERDU
MAMONVILLE LA JOLIE,
PAR TA FOLIE.

Qu'est-ce que cela veut dire, mon père ? demande Florival. — Ça veut dire, monsieur, que j'avions acheté cette terre en votre nom ; que j'en avions emporté le contrat dans notre poche à Paris, pour vous en faire présent pour le jour de votre mariage ; que je l'avons remporté sans en parler ni à vous ni à M. de Saint-Chal, et que vous ne la posséderez jamais. — Ciel !... — Vous savez si vous méritez une punition sévère pour avoir outragé un père qui ne venait à vos noces que pour faire vot'bonheur... Je vous quitte. Adieu, ne me revoyez jamais. Je vous abandonne, je vous déshérite, et je vous voue toute la haine qu'on doit à des enfants ingrats, dénaturés, à des hommes qui dégénèrent de la vertu de leurs pères. Adieu...

Gros-Jean rentre chez lui. Florival veut le suivre ; Gros-Jean ordonne à ses valets de ferme de le chasser comme un étranger. Cinq ou six paysans s'emparent de Florival, le poussent dehors, et lui promettent le même traitement chaque fois qu'il osera se présenter...

Florival sort honteux, désespéré d'avoir manqué, par la ruse et l'intrigue, un mariage qu'il pouvait faire par la droiture et la franchise, plus affligé encore d'avoir perdu son père, et la terre qu'il lui avait achetée à son insu.

Ce fils coupable revint à Paris, où il végéta longtemps. À la fin, le chagrin lui causa une maladie violente dont il mourut, en appelant vainement à grands cris son père, dont la malédiction poursuivait ; en laissant un exemple terrible aux enfants ingrats qui osent méconnaître, mépriser, déchirer le cœur de leur père. Pour Gros-Jean, il épousa dans ses vieux jours la fille d'un de ses amis, indigent ; il lui laissa toute sa fortune, qui devint entre ses mains le patrimoine des pauvres et des infortunés. Le terre de Mamonville fut vendue d'âge en âge, et on y laissa subsister l'inscription qui rappelle l'aventure de Gros-Jean et de son fils. Le voyageur, étonné, en demande l'origine ; on la lui raconte ; et ce récit devient une leçon utile pour apprendre à respecter un bon père, à pratiquer, en un mot, toutes les vertus de la nature.»

Le fermier se tut ; et les enfants pénétrés de l'intérêt que leur avait inspiré l'histoire de Gros-Jean, jurèrent qu'ils ne l'oublieraient jamais. Armand surtout en fut plus sensiblement affecté que ses frères. Elle se rapportait parfaitement avec les conseils que son père lui avait donnés la veille au sujet de l'état qu'il voulait prendre. Il sentit même la force des raisons que Palamène lui avait alléguées, et se promit bien de ne jamais le contrarier sur un objet dont dépendait son bonheur, celui de son vieux père, et dont les conséquences pouvaient être si funestes... Palamène s'aperçut l'emotion qu'éprouvait son fils aîné : il en sourit en secret, et s'applaudit de l'heureux effet des exemples qu'il savait toujours appliquer à ses leçons. C'était le moyen qu'il jugeait le plus sûr pour mieux parler au cœur et à l'esprit de ses jeunes élèves : et l'on a vu jusqu'à présent qu'il ne s'est pas écarté d'un pas de ce plan d'instruction pratique.


VINGT-SIXIÈME SOIRÉE.

L'HOSPITALITÉ.


Madame Dumont.

La santé du vieux père était parfaitement rétablie, et la gaieté renaissait dans la chaumière. Les enfants croissaient en talents, en vertus, et les fortes leçons qu'ils avaient reçues avaient singulièrement changé leur cœur, éclairé leur raison. La variété de leurs différents caractères se faisait cependant remarquer encore de temps en temps, ainsi que l'on verra plus bas : mais ils étaient plus dociles, plus soumis, plus sensibles qu'autrefois.

Le vertueux Palamène s'en apercevait, et en était enchanté. Voilà, se disait-il, les heureux effets de l'éducation que je donne à mes enfants. Pères de famille, profitez de mon exemple ; vos sages remontrances, vos réprimandes, vos corrections multipliées, ne font qu'éloigner de vous les cœurs de vos jeunes élèves : vous leur rendez la morale fastidieuse ; vous faites trop peser sur eux le joug du pouvoir paternel ; vous les effrayez ; vous êtes à leurs yeux un Mentor, un précepteur rigide. Les miens me regardent comme un tendre père, comme un bon ami ; ils recherchent mon entretien, parce que mes discours ne sont jamais sévères ; ils ne peuvent se passer de me voir, parce que mes regards sont toujours doux et indulgents ; je ne leur dis point : La vertu est toujours récompensée, le vice est toujours puni, je leur en donne des preuves ; et, pour appuyer mes préceptes, je mets toujours des étrangers en jeu, attendu que la morale, mise en action dans la bouche d'un étranger, fait beaucoup plus d'impression sur des enfants que tous les avis d'un instituteur, d'un père lui-même. Ils sont bien plus frappés des exemples qu'ils ont sous leurs yeux, que des maximes de la sagesse qu'on leur débiterait gravement, et qui finiraient par les ennuyer : ainsi, je jouis de leur bonheur, de leur tendresse. Leur bouche est toujours prête à me sourire, leurs yeux sont fixés sur les miens avec sensibilité ; leurs bras sont sans cesse autour de mon cou ; leurs mains me caressent à tout moment, et je puis sentir sur mon cœur le doux battement de leur cœur. Pères de famille, imitez-moi, et vous serez heureux dans les innocentes créatures à qui vous avez donné l'être...

Telles étaient les pensées agréables qui occupaient souvent Palamène : il s'occupait sans relâche de l'éducation de ses enfants, et il n'avait qu'à s'applaudir de son ouvrage ; sa surveillance infatigable les suivait partout, dans leurs jeux comme dans leurs études ; partout, dans toutes les occasions, il trouvait le moyen d'étudier leurs caractères, de connaître les petites passions qui les agitaient déjà, de corriger leurs défauts, de développer en eux le germe des vertus qu'il découvrait. Tout lui donnait matière à réflexions ; rien n'échappait à sa vigilance, à sa pénétration.

Combien de fois il s'amusait avec eux comme un enfant ! Il faisait des armes avec l'aîné ; il jouait au volant avec Adèle ; il suivait Benoît dans une partie de barres, et quand il se laissait attraper, c'était des cris, de joie, des battements de mains qui le faisaient lui-même sourire. Jules l'avait toujours pour compagnon à la pêche, et il lisait ou faisait des vers avec le bel esprit Léon. C'est ainsi qu'il se prêtait à leurs plaisirs, à leurs goûts particuliers : ainsi il partageait l'emploi de leurs moments ; et quand il n'était pas là, les jeux, les transports de joie étaient moins vifs ; il leur était nécessaire. Eh ! qu'un père est heureux quand il a pu se rendre nécessaire en tout à ses enfants !

Depuis la petite scène qu'Adèle avait eue de Benoît, et dont ils avaient été tous deux bien punis, les enfants vivaient entre eux en bonne intelligence : cependant la jeune Adèle, qui avait un peu plus de vanité que les autres, et surtout un goût très vif pour la domination, manqua faire naître un jour une nouvelle querelle, et par conséquent de nouveaux sujets d'inquiétudes pour le vieux père.

C'était un matin : le temps était pur, le ciel sans nuages, et les enfants avaient fait la partie d'aller déjeuner à l'ombre dans le petit bois qui était enclos dans leur jardin. Les voilà arrivés chacun avec un gros morceau de pain ; et dans l'intention d'y dépouiller un ou deux des cerisiers qui croissaient en abundance dans ce lieu. Adèle voit Armand, Benoît et Léon monter sur un arbre, et les prie de lui jeter des cerises. Nous n'avons pas le temps de ça, lui crie Benoît ; fais comme nous. — Eh, le puis-je ? Je ne suis pas assez adroite. — Eh bien, tant pis.

Jules, le galant Jules, qui vole au-devant des moindres désirs de celle qu'il commence à aimer d'amour, monte sur un autre cerisier, en disant à Benoît : Pardi, tu n'es guère complaisant ! Est-ce qu'il ne faut pas céder à toutes les volontés des dames ? — Des dames ! répond Benoît ; eh bien oui, des dames comme ça !... — Comme une autre, reprend Adèle, en rougissant de colère. Qu'il est malhonnête, voyez ! Va, si je me marie un jour, je ne prendrai jamais un homme grossier comme toi. — Qu'est-ce que vous dites, mademoiselle ? — Je dis que si tu continues comme cela, tu ne seras qu'un butor. — Attends, va, va, si j'étais là-bas !

Jules, qui s'aperçoit que la dispute s'échauffe, interrompt en adressant cette question à son Adèle : Comment veux-tu que soit ton mari ? — Je veux qu'il soit doux, complaisant, soumis à tous mes caprices si je veux en avoir. Je veux, en un mot, le gouverner, et je ne veux pas qu'il me gouverne. Si je prétends aller au bal, à la comédie, enfin quelque part, je ne veux pas que monsieur me contrarie ; j'entends qu'il se prête à tout ce que j'exigerai, qu'il ne souffle pas le plus petit mot. Oh ! si j'épouse jamais quelqu'un, je prétends être la maîtresse, et que ce quelqu'un-là soit mon très humble serviteur. — Oui-dà ! interrompt Benoît : vous verrez qu'il faudra être sans cesse aux genoux de madame comme aux pieds d'une idole ! — Mais est-ce que je ne le mérite pas bien ? — Tais-toi, tu n'es qu'une orgueilleuse, et voilà tout.

La dispute allait recommencer. Jules la termine encore une fois : il adresse quelques propos flatteurs à la jeune Adèle, oublie son déjeuner pour s'occuper du sien, et la présence de Palamène, qui survient, rétablit le calme et la paix dans tous les cœurs. Le vieillard qui a tout entendu, ne laisse paraître aucun nuage sur son front vénérable : il aperçoit ses quatre fils montés chacan sur un arbre, il en sourit, demande des cerises, que tous quatre s'empressent à l'envi de lui jeter ; s'assied sur l'herbe à côte d'Adèle, et déjeune gravement avec son intéressante famille. Tableau charmant, qui ravit une âme sensible, plus que les plus beaux spectacles, plus que les cercles les plus brillants.

Quand ce repas frugal est terminé, chacun rentre à la chaumière pour y reprendre ses travaux accoutumés. Palamène réfléchit chez lui à tout ce qu'il a entendu dire à la jeune Adèle. Ce sont des riens qui échapperaient à l'attention d'un autre père de famille ; mais Palamène y attache plus d'importance qu'on ne le croirait. Sa fille a parlé de serviteur, de caprices, de domination ; Palamène ne veut pas qu'elle nourrisse ces idées exagérées : il connaît d'ailleurs le fond de son caractère : elle est douée de beaucoup de sensibilité, et d'un cœur excellent ; mais elle est un peu haute ; elle aime à maîtriser, à gourmander ses frères. Si ces défauts prenaient racine dans son esprit, Adèle ferait le malheur, de celui qui s'associerait un jour à son sort. Quelque parfaits que soient des enfants, ils sont enfants, c'est-à-dire qu'ils ont des défauts qu'il faut corriger, afin qu'ils ne dégénèrent pas en vices par la suite. C'est ainsi que pense Palamène : il faut encore un exemple à sa fille, et il le lui donnera, sans lui faire le plus léger reproche sur les choses déplacées qu'il lui a entendu dire. Souvent ce qui ne mérite pas une remontrance, exige une leçon détournée, une application indirecte, qui produit plus d'effet que les reproches, quand le sujet à qui l'on s'adresse a de l'âme et des sentiments.

Les enfants s'étaient occupés pendant toute la journée à leurs études ordinaires, lorsque, sur le soir, Adèle et Jules, se promenant du côté du petit bois où ils avaient déjeuné le matin, crurent entendre quelqu'un qui fredonnait l'air d'une chanson. Ce n'était la voix ni de leur père, ni d'Armand, ni de Benoît, ni de Léon : qui pouvait-ce être ? un étranger était-il venu visiter Palamène pendant qu'ils travaillaient ? Adèle et Jules allaient s'en informer, lorsqu'ils s'arrêtèrent pour écouter cette romance qu'un chantait en s'accompagnant d'une guitare :

Tandis qu'en ce bois solitaire
Les oiseaux chantent tour à tour,
À leur voix flexible et légère
Je vais mêler des chants d'amour.
Chantons cette tendre maîtresse
Qui doit bientôt comble l'ivresse
Du plus sensible des amants.
Vous, échos, répetez, répétez mes accents.

Dans les bras de sa tendre mère
Si l'amour a su la toucher,
Des bras d'une mère si chère
Bientôt l'hymen va l'arracher.
Viendra-t-elle, cette journée,
Qui doit, par un doux hyménée,
Mettre le comble à mes désirs ?
Vous, échos, répetez, répétez mes soupirs.

Souffrir, jouir, penser ensemble,
Avoir mêmes goûts, mêmes vœux,
Pour deux cœurs que l'hymen assemble,
Est-il un destin plus heureux ?
Ô doux objet de ma tendresse,
Reçois, oui, reçois la promesse
D'un Amour fidèle et constant !
Vous, échos, répetez, répétez ce serment.

Adèle et Jules furent enchantés de l'air de cette romance, et du goût avec lequel l'étranger la chantait ; ils s'approchèrent de lui, et celui-ci parut un peu fâché d'avoir été écouté. Vous êtes sans doute, leur dit-il, les enfants du vertueux agriculteur qui m'a si généreusement donné l'hospitalité ? — Oui, répondit Adèle, et nous avons encore trois frères. — Ils doivent être bien aimables, s'ils ont vos grâces et votre figure. — Vous êtes bien obligeant, monsieur ; mais comment se fait-il... — Vous êtes étonnés de me rencontrer ici ; il est vrai que je n'ai pas eu le bonheur de vous voir lorsque j'y suis entré. Apprenez donc que tantôt, à deux pas d'ici, ma chaise, que je conduisais moi-même, s'est brisée, mais brisée d'une manière effrayante, et cela par ma maladresse. Votre père m'aperçoit, vole à mon secours, et m'offre un asile dans sa maison, en attendant que le dommage fait à ma voiture soit réparé. J'ai accepté son offre, et je me promène ici, en attendant que quelques affaires qui l'occupent dans ce moment soient terminées ; mais le plaisir de rêver, de chanter même, puisque vous m'avez entenùdu, m'a empêché de songer que la nuit s'approche. Retournons ensemble à la maison de votre père ; je me fais un bonheur de passer la soirée auprès de lui et de vous.

L'étranger suivit Adèle et Jules, et tous trois arrivèrent à la chaumière au moment où le vieux père et ses trois autres enfants se réunissaient sur la terrasse. Palamène prit l'étranger par la main, et le présenta à sa famille, en lui répétant ce qu'Adèle et Jules venaient d'apprendre de lui-même. Un voyageur, ajouta-t-il, était dans l'embarras ; il était de mon devoir de lui offrir mes services et ma maison. J'espère que nous l'aurons ici plus d'un jour ; car les ouvriers qui travaillent à raccommoder sa voiture m'ont assuré qu'il leur fallait plus de vingt-quatre heures pour la mettre en état. Ce retard, qui nous fait tant de plaisir, le contrarie sans doute ; mais nous ferons en sorte qu'il ne regrette point le temps qu'il perdra. — Auprès de vous, répond honnêtement l'étranger, il est facile d'oublier un léger accident. — Ha çà, monsieur, reprit Palamène, permettez-moi de vous demander, si toutefois je ne suis pas trop indiscret, le but de votre voyage, et quel est celui qui a bien voulu accepter chez moi l'hospitalité ? — Volontiers, bon père. Mes aventures, à moi, sont très peu intéressantes ; mais elles sont liées à une histoire que vous entendrez peut-être sans ennui. Je dis plus ; elle peut être utile à ces jeunes gens, en leur offrant un but moral, une leçon dont sans doute ils n'ont pas besoin, mais qu'on ne saurait trop répéter pour l'instruction des hommes et le bonheur de la société. Je vais vous la raconter ; prêtez-moi la plus grande attention.

«Eugénie, fille d'un négociant fort riche, était une petite personne remplie d'orgueil et de suffisance ; dès sa plus tendre jeunesse, elle manifestait son éloignement pour les vertus domestiques, et son goût dominant pour le plaisir. C'est toujours dans l'enfance qu'on aperçoit le germe des vertus ou des vices qu'on doit avoir un jour, et le caractère se fait remarquer dès qu'on peut se livrer au jeu ou à l'étude. Eugénie donc était haute et fière ; elle avait l'esprit de domination, et tout le monde, jusqu'à ses parents, était en butte à ses caprices. Son père, qui n'avait pas eu la force d'adoucir son humeur, dont il souffrait le premier, s'empressa de la marier dès qu'elle eut atteint l'âge convenable. Parmi les partis qui se présentèrent, Dumont eut la préférence... Dumont était un jeune homme doux, honnête, spirituel et sensible. Il avait vu Eugénie, et ses attraits l'avaient enflammé d'un amour si violent, que sans se donner le temps d'étudier son caractère, il demanda sa main et l'obtint.

Dumont fut à peine marié, qu'il s'aperçut de la chaîne qu'il s'était imposée, et dont le poids l'accablait déjà. Il employa tout auprès de sa femme pour corriger ses défauts, pour lui faire sentir ses torts ; tous ses avis furent mal reçus. Mme Dumont prétendit qu'elle ne l'avait pas épousé pour avoir un Mentor, pour être esclave ; et elle se jeta plus que jamais dans le tourbillon des plaisirs. Tous les jours, cette femme dissipée et volage faisait des parties de bal, de spectacles, etc. Souvent elle allait jouer, et ne rentrait chez elle que vers la moitié de la nuit. Sans cesse entourée d'un cercle bruyant de gens livrés comme elle à la dissipation, elle négligeait les soins de son ménage ; elle ne s'occupait point de ses domestiques, et laissait à son époux, avec l'embarras de ses affaires, ceux de l'intérieur de sa maison. Quand il lui en faisait des reproches, Mme Dumont avait recours aux larmes ; son époux n'était ni tendre ni complaisant ; il n'avait pas la moindre amitié pour elle ; c'était un tyran qui ne l'avait épousée que pour avoir un domestique de plus ; en un mot, il n'était pas possible de voir une pauvre petite femme plus malheureuse...

Dumont souffrait et se taisait. Pour ajouter à ses chagrins, Mme Dumunt devint mère ; mais à peine eut-elle donné le jour à sa fille, qu'elle l'éloigna de son sein, contre le vœu et les principes de son époux. Son enfant fut livrée à un lait mercenaire, et remise ensuite entre les mains d'instituteurs éloignés. Cette femme n'aimait point son mari, elle ne pouvait chérir ses enfants. Dumont, désespéré d'avoir formé une union aussi mal assortie, prit enfin un parti sérieux : après avoir calculé ce qui lui restait de sa fortune, d'après les dépenses excessives que sa femme faisait tous les jours, il réalisa le peu qu'il possédait, puis il fit prier son indigne épouse de passer dans son cabinet : Madame, lui dit-il très serieusement, quand je vous ai associée à mon sort, j'ai cru prendre une compagne douce, docile, aimable, complaisante, qui partageât mes travaux et mes peines comme mes plaisirs. L'expérience m'a cruellement désabusé : au lieu de celle tendre amie que j'aurais adorée, je n'ai trouvé en vous qu'une femme légère, capricieuse, haute et absolue, qui s'est livrée à tous les genres de dissipation, sans calculer ni ses moyens, ni les goûts de son époux. Femme d'un négociant, vous avez voulu recevoir chez vous des gens que vous disiez être de la plus haute distinction : ces gens-là vont ont tourné la tête ; ils vous ont entrainée dans des plaisirs nuisibles à votre fortune, à votre santé. Vous êtes devenue mère, et vous n'en avez pas rempli les devoirs sacrés ; vous avez cru, en un mot, que votre époux était fait pour vous obéir en tout point, pour se soumettre à vos moindres caprices, tandis que l'ordre social, et de tous les temps, exige que la femme soit dirigée par l'homme, qui seul a l'embarras des affaires, et doit être le chef de sa maison. Enfin, vous avez fait mon malheur jusqu'à ce moment... Je ne suis pas disposé à souffrir plus long-temps. J'ai fait le partage de nos biens communs. Voici votre dot telle que je l'ai reçue : disposez-en comme il vous plaira. Pour moi, je pars ; je vous quitte pour quelque temps : je vais en Amérique décupler, s'il m'est possible, le peu de fonds que je viens de réaliser. J'y resterai sans doute plusieurs années, et je reviendrai ensuite me réunir à une femme que j'ai aimée, si je la trouve changée, si l'âge et l'expérience ont mûri sa raison, ont éclairé son esprit. Ne croyez point, Eugénie, que je vous abandonne pour jamais : je vous écrirai le plus souvent qu'il me sera possible, et je reviendrai dès que ma fortune me permettra de réparer des pertes que vos folles dépenses m'ont fait éprouver, et de donner à notre fille un établissement avantageux. Tel est le projet que j'ai formé, madame ; il est inébranlable.

Mme Dumont, fort étonnée de cette résolution, veut s'emporter. Son époux se retire, après l'avoir engagée à élever sa fille dans les principes de la vertu, et dès le lendemain matin il part... Voilà cette femme qui aimait tant sa liberté, maîtresse de toutes ses volontés, de contenter tous ses goûts. Elle est d'abord un peu contrariée de cette espèce d'abandon de son époux ; mais bientôt elle s'en console, en se jetant plus que jamais dans le tourbillon des plaisirs et des cercles divers. La société la plus folle est reçue chez elle : ce sont des fêtes, des parties de jeu, des soupers à ne plus finir. Mme Dumont, en un mot, dissipe bientôt la fortune que son mari lui a laissée. Au bout de trois ou quatre ans, cette femme si volage est ruinée, abandonnee de ses faux amis, et réduite, pour ainsi dire, à la dernière indigence. Heureusement que son mari lui avait écrit de temps en temps qu'il faisait une fortune considérable dans les îles et qu'il ne tarderait pas à revenir chargé de richesses, qu'il mettrait à ses pieds si elle était changée au gré de ses vœux. Mme Dumont sent le vide dont elle est entourée : elle rappelle sa fille auprès d'elle, se livre aux devoirs touchants de la maternité, et soupire après le moment fortuné qui lui rendra son époux, qu'elle reconnaît avoir offensé, et dont l'éloignement est pour elle la source de mille remords déchirants. Le temps approchait, en effet, où cette épouse coupable devait subir une épreuve propre à la corriger pour jamais. Un jour...»

Ici l'étranger s'interrompt pour objecter qu'il était fatigué des embarras qu'il avait éprouvés dans la journée ; il pria son auditoire de permettre qu'il suspendît son récit jusqu'au lendemain ; pour le moment il avait besoin de repos. Palamène le presse de ne se point gêner chez lui. Nous attendrons donc, comme lui et ses enfants, la soirée suivante pour entendre la suite de l'histoire de Mme Dumont.


VINGT-SEPTIÈME SOIRÉE.

L'HUMILITÉ.


Leçons aux maris.

Le lendemain soir, après avoir passé la journée à visiter les possessions du vertueux père de famille, l'étranger prit sa place sur la terrasse, au milieu des enfants, curieux de l'entendre, et continua en ces termes le récit de la veille :

«Je vous ai dit hier que Mme Dumont était devenue bien raisonnable depuis l'absence de son époux. Le mauvais état de sa fortune, les procédés de ceux qu'elle avait regardés comme ses amis, tout avait changé son caractère. Elle avait toujours conservé la hauteur et le goût des sociétés ; mais sans fortune, comment pouvait-elle briller encore ! Dumont lui mandait qu'il était devenu riche à millions ; elle lui répondait qu'elle le priait de revenir, qu'elle était maintenant digne de son cœur, qu'elle ferait tout pour le rendre heureux, etc., etc. Peut-être sa conversion n'était-elle pas bien sincère ; peut-être se flattait-elle, si les grands biens que son mari avait acquis aux îles venaient relever sa fortune, qu'elle pourrait se livrer de nouveau aux plaisirs et à la société qu'elle chérissait tant. Depuis plus de deux ans que ses ressources étaient épuisées, elle vivait retirée, et songeait même à s'occuper sérieusement de l'éducation de sa fille ; preuve que son cœur était pur, et qu'il lui était possible de devenir estimable. Heureusement, au milieu des séductions de tout genre auxquelles elle avait été en butte, elle avait conservé l'honneur et la vertu. Dumont, quoiqu'éloigné d'elle, savait à point nommé tout ce qui lui était arrivé par un vieux serviteur qu'il lui avait laissé. Cet époux sensible, en voyant son état et ses remords, avait consenti à se rapprocher d'elle ; et, dans sa dernière lettre, il lui apprenait qu'il allait charger tout son bien sur un vaisseau, et qu'il ne tarderait pas à la rejoindre. Cette heureuse nouvelle avait rendu l'espoir et la vie à Mme Dumont ; mais trois mois s'étaient écoulés depuis qu'elle avait reçu cette dernière lettre, et son époux n'arrivait point ; elle commençait à s'impatienter, lorsqu'un jour il lui arriva un événement singulier.

Elle venait de se promener, seule avec sa fille, dans la campagne, aux environs de Paris. Il était tard ; la nuit commençait à couvrir la nature, et Mme Dumont s'empressait de quitter un site isolé, où personne ne paraissait plus, pour se rendre chez elle. Un pauvre se présente à ses regards et lui demande l'aumône. Mme Dumont, sans le fixer, lui donne quelques pièces de monnaie. Le pauvre s'incline, sans parler, pour la remercier, et la suit. Mme Dumont lui ordonne de se retirer : le pauvre persiste à la suivre. Étonnée, effrayée même de son audace, elle veut doubler le pas, en attendant qu'elle rencontre quelqu'un à qui elle puisse se plaindre... Le pauvre s'approche plus près d'elle, lui prend la main, et se jette à ses genoux. Mme Dumont jette un cri ; le pauvre lui dit doucement : Ingrate, peux-tu méconnaître !... Mme Dumont le fixe avec effroi. Dieux ! que devient-elle ! C'est Dumont, c'est son époux sous les haillons de la misère, et dans l'état le plus déplorable. Est-il possible ! s'écrie-t-elle. Quoi ! Dumont, c'est vous, vous ! est-ce un songe ? — Non, chère épouse, c'est une trop cruelle réalité ! Me voilà, me voilà ruiné, perdu, dans la situation la plus déplorable ! — Eh, comment se fait-il ?... — Le malheur et mon imprudence !... J'avais amasse une somme considérable et des marchandises précieuses en Amerique. Je charge toutes mes richesses sur un vaisseau qui fait naufrage ; moi seul je me sauve à la nage sur une planche, et je suis rendu à la vie, sur une plage déserte, par des gens qui me donnent ensuite les moyens de gagner un port de France. Il me restait sur moi quelques bijoux ; je les vends pour me rendre à Paris : en route, je suis volé, dépouillé ; et j'arrive dans l'état où tu me vois, n'osant descendre chez aucun de mes amis, et forcé, pour ainsi dire, de demander l'aumône. Je t'avais reconnue cependant dans cette campagne, où je passais par hasard ; et c'était pour te donner une idée de ma position, que je prenais le ton suppliant d'un mendiant : non, je ne me suis point déshonoré par une telle bassesse ; je n'ai rien demandé à personne jusqu'à présent ; il est vrai que je n'ai rien mangé depuis hier... Enfin, ma bonne amie, j'allais descendre chez toi, et te prier de me recommander à quelques-uns de ces amis riches et titrés qui font, sans doute, toujours ta société. — Ah ! que me dis-tu ! répond Mme Dumont dans le plus grand désordre ; ces amis dont tu me parles, et dont j'ai été si longtemps la dupe, sont des traîtres, des lâches, des ingrats, qui m'ont ruinée aussi. Mon ami, je ne suis pas plus heureuse que toi. Et ce changement que tu as épouvé, il est affreux !... — Il faut nous séparer, Eugénie, il faut... — Nous séparer ! non, jamais ! Si mon époux eût apporté des biens considérables, il me les aurait donnés, n'est-ce pas ? nous les aurions partagés ? — Oui, sans doute. — Eh bien, tes chagrins, tes malheurs, je dois les supporter de même. Tu es ruiné, je n'ai rien ; vivons ensemble : unissons nos efforts pour braver le malheur ; ses coups nous atteindront plus difficilement quand nous serons deux pour les repousser. Ô mon ami ! c'est d'aujourd'hui que je suis réellement changée !... Épargnons-nous les reproches réciproques qui ne font qu'ajouter à l'infortune : fuyons, fuyons le séjour corrompu des villes, travaillons quelque part ; oui, travaillons pour vivre et pour élever cette innocente créature, ta fille, à qui j'avais donné des idées d'orgueil et de vanité que je détruirai... Viens avec moi, Dumont ; viens, et ne nous séparons jamais.

Ce dévouement d'Eugénie attendrit Dumont jusqu'aux larmes. Il arrive chez elle, où bientôt il quitte les haillons de la misère, pour prendre des habits simples, mais propres. Mme Dumont, à qui ce revers avait donné plus d'âme et plus de raison, proposa à son mari de vendre le peu d'effets qui lui restaient. Dumont fut de cet avis. Les beaux meubles, les belles robes, les beaux ajustements, tout disparut. Les deux époux furent se retirer dans une masure isolée, achetèrent une vache, et attendirent leur subsistance du produit de cet animal nourricier... Voilà donc Eugénie simple laitière ! Elle a quitté les chapeaux, les plumes, les dentelles, et elle en est plus jolie. Une cornette couvre négligement ses blonds cheveux ; un modeste déshabillé fait ressortir sa taille avec plus d'avantages ; un mouchoir de coton donne à son sein la faculté de respirer plus librement : en un mot, elle doit plus à la nature qu'à l'art, qui, jusqu'à ce moment, avait altéré ses appas. Eugénie, simple bergère, est plus fraîche, plus aimable et plus jolie qu'elle l'a jamais été du temps qu'elle était grande dame : mais Eugénie n'a plus de prétentions ; elle ne veut plaire qu'à son époux, et son époux lui a rendu son cœur et son estime.

Tous les matins Eugénie va vendre son lait à la ville prochaine, pendant que son mari cultive le marais qui fournit à leur subsistance. Elle revient après faire un repas frugal, qu'elle apprête elle-même ; les petits détails de son ménage l'occupent ensuite jusqu'à la nuit ; et le soir, elle donne à sa fille les principes d'éducation, les talents qu'elle possède, et oublie ainsi dans les bras de cette innocente créature, et dans ceux de son époux, les vicissitudes de la fortune dont elle a éprouvé les coups. Que dis-je ? son nouvel état a pour elle des charmes ; elle ne sait si elle ne le préférerait pas au tourbillon des vanités humaines, qui l'a trop longtemps entraînés. Eugénie goûte en paix les douceurs de la tendresse conjugale, de la piété filiale ; elle est plus heureuse, oui, elle est heureuse, et elle ne se rappelle son premier état que pour se rappeler ses torts et et gémir.

Bons habitants de la campagne, que votre sort est digne d'envie ! Le soleil se lève toujours pur et serein pour vous ; l'aurore vous amène le besoin du travail, l'appétit et la gaieté. Des mœurs simples, des plaisirs toujours vrais, toujours puisés dans la nature ; vous avez tout pour être heureux ! Bons habitants des campagnes, ah ! n'enviez pas le destin des citoyens des villes ! Ils jouissent rarement de deux grands biens que vous possédez ; la paix du jour, et la tranquillité des nuits.

Il s'était écoulé près d'un an depuis qu'Eugénie, déchue de son premier éclat, s'était livrée aux travaux rustiques ; pas une plainte, pas un regret n'étaient sortis de sa bouche, ni de son cœur. Tout entière à ses occupations, elle ne goûtait plus d'autres plaisirs que ceux de l'âme et du sentiment. Son époux, sa fille, étaient ses dieux, ses amis, toute la nature pour elle. Eugénie, douce, bonne, sensible, complaisante, se faisait adorer de tous les gens de son état qui savaient ses malheurs, et s'empressaient de lui offrir leurs soins et leur aide.

Elle vivait en paix, en un mot, et sans ambition ; cependant une seule chose l'inquiétait : souvent son époux s'absentait pendant des journées entières, et quand elle le questionnait sur les affaires qui pouvaient ainsi l'eloigner d'elle, il attribuait son absence à la philosophie, à son goût dominant pour les promenades solitaires. Tantôt il avait été visiter un bon fermier ; tantôt il s'était enfoncé dans un bois, où il avait médité. Dumont finissait toujours ces explications vagues en embrassant sa femme, en la serrant dans ses bras. Eugénie n'était pas jalouse ; elle ne savait pourtant à quoi s'en tenir sur cette conduite de son mari ; mais elle ne poussait pas plus loin sa curiosité, dans la crainte de l'affliger. La confiance, la douceur, la délicatesse, toutes les vertus étaient rentrées dans son cœur bon, toujours bon, mais gâté autrefois par le monde et ses attraits corrupteurs.

Un jour Dumont ne rentre pas du tout : elle l'attend vainement pour souper, et passe la nuit entière dans la plus violente inquiétude. La matinée s'ecoule encore, et Dumont ne revient pas... Eugénie, livrée à son désespoir, forme mille projets ; elle va prendre sa fille par la main, et courir les bois et les plaines pour chercher son époux... Un domestique paraît, et lui remet une lettre : c'est de la main de son mari ; elle l'ouvre avec précipitation, et y lit ces mots : «Emmène ta fille avec toi ; suivez toutes deux le porteur de cette lettre, et vous me retrouverez.»

Eugénie, étonnée, suit l'ordre de son époux, et fait mille questions au domestique : celui-ci lui objecte qu'il a reçu l'ordre de ne pas répondre. Que signifie ce mystère ? Qu'est-il donc devenu ? Quel malheur nouveau vient accabler Eugénie ? Ce secret qu'on lui cache, elle le saura sans doute : son époux, qu'elle va revoir, ne pourra le lui céler... Eugénie confie à tout hasard la clef de sa maison à une bonne voisine ; elle prend sa fille, et accompagne le domestique, qui garde toujours le silence le plus obstiné. À l'entrée d'une route, une chaise de poste les attend. Eugénie y monte toute tremblante, et après avoir voyagé pendant plus de cinq heures, on la fait entrer dans la cour d'un superbe château, où tous les domestiques, concierge et autres, s'inclinent avec respect devant elle... C'est ici qu'est votre époux : voilà tout ce qu'on lui dit... Elle n'en peut savoir davantage. Vous jugez, mes enfants, de son étonnement et de son impatienee. Le même domestique qui l'a conduite, lui donne la main, ainsi qu'à sa fille, pour monter un vaste escalier. Elle entre enfin dans plusieurs appartements qu'elle traverse pour arriver à un superbe salon. Elle est tellement agitée, qu'elle n'a pas la force de marcher, ses genoux ploient sous elle ; son cœur bat violemment : elle regarde le plancher ; et, si on ne la soutenait, elle y tomberait évanouie. Enfin un cavalier, mis très richement, s'avance pour lui donner la main. Eugènie n'ose le fixer : cependant elle se hasarde à jeter sur lui un regard : que devient-elle ? C'est Dumont !...

Elle s'écrie : Mon époux ! et tombe dans ses bras... Viens, lui dit Dumont en la posant sur un canapé, viens, femme charmante, femme accomplie, jouis du destin que la fortune et la tendresse t'avaient réservé... C'est ici chez toi : oui, ce château, ce parc, toute cette terre t'appartiennent. Tu es la maîtresse d'en disposer, ainsi que de ton époux tendre et respectueux, qui te conjure, à tes pieds, de lui pardonner l'erreur dans laquelle il l'a plongée. L'épreuve qu'il t'a fait subir, t'a rendu toutes tes vertus : Eugénie, nous en sommes tous deux bien récompensés !

Eugénie ne sait si elle rêve ou si elle veille : Quoi ! s'écrie-t-elle, quoi ! ce château, ces meubles, ce parc, tous ces gens que j'ai vus ! ... quoi ! tout cela est à toi ! — À toi, femme adorable, à toi !... À mon retour des îles, j'ai apporté une fortune considérable ; mais, pardon de ma franchise, je me méfiais de toi ; je craignais la légèreté de ton esprit... Je me dits : elle a dissipé son bien en folies, en extravagances ; elle dissipera encore celui-ci, quelque considérable qu'il soit. Je formai soudain le projet de me faire passer pour pauvre à tes yeux, et tu sais comment je l'exécutai. Pendant ce temps, un ami sûr gérait mes affaires, et faisait pour moi les acquisitions que je lui avais prescrites. Je n'avais besoin que de lui donner de temps en temps ma signature ; c'est ce qui causait les fréquentes absences que tu me reprochais à juste titre, et que j'excusais à tes yeux le mieux que je pouvais. Enfin, Eugénie, le changement qu'ont éprouvé ton cœur et ta raison m'a paru si solide, si durable, que je n'ai pu t'abuser plus longtemps. Oui, ma femme, nous sommes riches, très riches. Tu as, avec cette terre, deux belles maisons de ville, et d'autres propriétés que je te ferai connaître. Prends sur-le-champ possession de tes domaines, et ne conserve de ton état de laitière que les vertus que tu as pratiquées depuis un an...

Dumont finit à peine de parler, que deux femmes de chambre se présentent, portant des ajustements simples, mais propres, et plus recherchés que ceux qui parent Mme Dumont. On sert un superbe dîner, et la journée se passe en explications, en visites de tous les coins du château et du parc... Que vous dirai-je de la joie de Mme Dumont ! Je ne pourrais vous en exprimer l'ivresse : j'aime mieux vous laisser juger vous-mêmes de toutes les émotions qu'elle doit éprouver. Mon ami, dit-elle à son mari, ah, mon cher ami ! quel changement ! Dieux ! que je suis heureuse ! Et quel époux je possède ! Non, je n'oublierai jamais des procédés si grands, si délicats... Je les mériterai, oui, je les mériterai en élevant mon âme à la hauteur de ses vertus...»

Mme Dumont tint parole. Elle fut depuis ce moment un modèle de tendresse conjugale, de vertus privées. Comme elle avait été simple laitière, elle aimait les gens de la campagne. Elle voulut vivre à sa terre, et tous les bons habitants de ce site délicieux furent heureux par elle. Cette femme sensible, en un mot, bien loin de se replonger de nouveau dans tous les excès qui l'avaient perdue, fit le bonheur de son époux, de sa fille, et de tous ceux qui eurent affaire à elle. Sa fille grandit sous ses yeux en talents, en vertus ; et c'est cette fille charmante que je vais épouser. Oui, mes amis, fils d'un ami de M. Dumont, j'ai eu le bonheur de plaire à sa fille, et d'obtenir le consentement de ses parents pour l'épouser. Ma chaise s'est brisée en route : le vertueux Palamène m'a offert l'hospitalité ; mais demain je vous quitte : je vais me rendre chez M. et Mme Dumont, où l'amitié, l'amour et l'hymen doivent fixer à jamais mon bonheur. Je serai flatté d'apprendre que l'histoire Eugénie a pu vous intéresser. Mme Dumont, trop grande, pour rougir d'une infortune qu'elle avait méritée, raconte elle-même cette histoire à tous ceux qui veulent l'entendre ; sa fille la regarde comme une leçon de morale sur laquelle elle doit régler sa conduite avec l'époux qu'on lui destine. Vous voyez combien je serai heureux avec une jeune personne si sage, si vertueuse, et qui a eu d'aussi bons exemples sous les yeux.

Le récit de l'étranger fit un grand plaisir à nos enfants, et surtout à la jeune Adèle, qui se promit bien d'en profiter pour adoucir son humeur et son petit amour-propre, dont au fond de son cœur elle savait bien se rendre raison. L'etranger prit congé de Palamène dès le lendemain matin, et notre petite famille reprit ses travaux et ses jeux accoutumés.


VINGT-HUITIÈME SOIRÉE (1).

LA PROBITÉ.


Histoire de la bonne famille d'Auvergne.

L'hiver le plus dur venait de s'écouler, et le respectable Palamène l'avait passé renfermé dans sa chaumière au milieu de ses cinq enfants, qu'il formait tour à tour aux mœurs et aux talents utiles ou agréables. Deux années de plus avaient singulièrement influé sur leur physique, sans mûrir beaucoup leur raison, sans leur ôter ce caractère d'enfance et de naïveté qui fait le charme de la jeunesse, et qu'elle ne perd jamais qu'après quatre lustres accomplis. Armand, le fils aîné de Palamène, avait dix-sept ans ; Adèle, sa sœur, avait seize ans : Benoît, quinze ans ; Léon, quatorze ans, et l'orphelin Jules, leur frère adoptif, comptait seize printemps, dont huit s'étaient écoulés pour lui au milieu de l'intéressante famille qui l'avait adopté. Nos enfants étaient déjà grands ; mais, je le répète, leur caractère tenait encore à l'enfance ; et ils avaient besoin longtemps des sages leçons de leur vertueux père.

La chaleur vivifiante du soleil rappelait tous les agriculteurs aux travaux nourriciers des campagnes ; les glaces et les frimats avaient fui devant le printemps, qui, le front paré de violettes, ramenait sur ses traces l'été, la verdure avec les dons de Cérès, de Bacchus et de Pomone. Les oiseaux revenaient saluer en chœur la jeunesse de la nature, et la terre ouvrait son sein à la végétation. C'était le temps que chérissaient les enfants de Palamène, qui se rappelaient les soirées délicieuses que leur père leur faisait passer, au clair de la lune, devant la porte de leur manoir champêtre. Palamène leur avait promis, pendant tout l'hiver, de leur faire reprendre ce délassement agréable dès que la saison le permettrait : cette saison favorable était venue ; ils pressaient tous les jours leur père d'acquitter sa promesse, et Palamène y consentit enfin.

Il annonce donc un matin à sa jeune famille que le soir on se réunira sur la petite terrasse, et qu'il ne manquera pas d'apporter le gros livre où l'on a déjà lu l'histoire du bon Gérard et de son ami Dulys : nous y chercherons, leur dit-il, quelque autre histoire morale, mais amusante, qui puisse nous distraire et nous instruire en même temps.

Les enfants sont enchantés ; ils retournent à leurs diverses études, et soupirent après la fin de ce jour qui doit les rendre à leurs anciens plaisirs. Cependant l'heure du dîner arrive ; et Palamène, qui s'assied à table à sa place ordinaire, paraît sombre et consumé par une secrète inquiétude. Son front est chargé de nuages ; il soupire, et ne peut prendre aucun aliment. Ses enfants, qui s'aperçoivent de l'altération subite de ses traits, font trêve à leurs bruyantes folies ; ils respectent la douleur de leur père ; et, sans oser lui en demander les motifs, ils prennent un air sérieux et conforme à sa mélancolie. Il semble même que le chagrin qui affecte le vieillard est passé dans leurs jeunes cœurs : ils soupirent à leur tour, et leurs yeux, presque humides de larmes, qui se lèvent avec intérêt sur leur respectable père, se baissent soudain avec timidité, lorsque celui-ci les fixe même sans affectation. Ils rougissent et craignent d'être accusés d'une indiscrète curiosité ; ils se regardent, et aucun d'entre eux n'a assez de fermeté pour faire la moindre question à celui dont la douleur les étonne et les afflige tous.

Mes enfants, leur dit Palamène, je vous avais promis quelques moments d'une lecture agréable pour ce soir : je me trouve forcé de retirer ma parole. Je ne pourrai vous tenir compagnie. Vous tâcherez de vous amuser ensemble, sans moi ; mais je veux rester seul dans mon cabinet, je veux être seul avec moi et mes tristes réflexions.

Armand se hasarde à répondre : Qu'avez-vous, mon père ? quel malheur subit vous est-il donc arrivé ? Ce matin, tout à l'heure encore, votre front était sereine ; le calme du bonheur embellissait vos traits, la joie brillait dans vos regards ; qu'avez-vous ?... Il n'est venu personne qui ait pu vous apporter une mauvaise nouvelle. — Personne, mon fils ?... Mais le facteur n'a-t-il pas apporté une lettre ? — Une lettre ! il est vrai ; c'est moi-même qui vous l'ai remise ; que contient-elle donc cette fatale lettre, que j'aurais soustraite si j'avais pu prévoir. — Mon fils, j'excuse cette imprudence en faveur du motif qui te la fait commettre : soustraire une lettre à ton père ! tu n'y penses pas... — Pardon, mon père : c'est que... — J'apprends une nouvelle bien fâcheuse, et que je puis vous communiquer, mes enfants. Je ne serai même pas fâché de recueillir vos avis sur la manière dont je dois me comporter dans cette affaire.

Les enfants approchent leurs sièges de leur père ; ils le regardent avec de grands yeux, ont la bourbe béante, et ne songent plus à toucher aux mets qui sont devant eux. Palamène continue :

«Je suis fils d'un laboureur qui n'était point à son aise, et que je perdis de bonne heure, ainsi que ma mère. J'avais alors dix-sept ans, ton âge, Armand ; mais j'étais plus grand, plus fort que toi, parce que j'avais travaillé plus que toi, et aux travaux de la campagne, qui développent plus tôt un jeune homme que les travaux de cabinet. J'avais recueilli la faible succession de mon père ; mais elle ne me suffisait pas pour acheter une ferme et pour me mettre à la tête d'une maison. Que faire ? J'aurais sans doute travaillé chez les autres toute ma vie, si le Ciel ne m'eût envoyé, comme à Pierre Desvignes, le père des trois héritiers dont vous avez lu l'histoire, un bienfaiteur, un consolateur, un second père.

Un jour que, seul dans la forêt prochaine, la tête appuyée contre un arbre, je pensais à mes malheurs, et surtout à la perte que je venais de faire du meilleur des pères... (J'avais encore un autre sujet d'affliction : j'aimais la fille d'un de mes voisins, qui fut depuis votre mère ; mais son père était plus indigent que moi, et je ne pouvais l'épouser qu'en lui offrant une ferme.) Un jour donc que je me désespérais dans la forêt, un voyageur à cheval, qui passait sur la grande route, s'arrêta devant moi. J'étais trop occupé de ma douleur pour croire que ce fût à moi qu'il voulût parler, et je ne sortis de mon abattement que lorsque ce voyageur, descendu de son cheval, s'approcha de moi, et me frappa sur l'épaule d'une manière assez vive. Qu'avez-vous, mon ami, me dit-il avec intérêt : la force de vos soupirs a fixé mon attention ; j'approche, et je vois vos yeux noyés de larmes ! Si jeune encore, connaissez-vous le malheur ? — Ne m'interrogez pas monsieur, lui dis-je ; vous ne pouvez vous intéresser à ma douleur, encore moins la faire cesser. — Pourquoi, mon ami ? Que savez-vous si je n'ai point l'intention et les moyens de vous rendre heureux ? À moins qu'un désespoir d'amour... et, à vôtre âge, cela serait bien prématuré ; mais cela se pourrait cependant... alors... — Oui, j'aime, monsieur ; j'aime, et je ne puis obtenir l'objet de ma tendresse. — La jeune personne en aime un autre ? — Non : elle répond à mon amour. — Ah ! c'est votre père qui... — Hélas ! je l'ai perdu ; je suis un malheureux orphelin. — C'est donc son père à elle qui s'oppose ?... — C'est lui, c'est cet homme intéressé : il ne donne rien à sa fille, et veut qu'on lui apporte une ferme, des terres... — Et vous ne possédez rien ? — Peu de chose. — Il vous faudrait combien d'argent ?

À cette question je fixai l'étranger curieux, comme pour lui demander si son intention était de se jouer de mon infortune, bien éloigné que j'étais de croire qu'il pût me proposer la plus légère somme d'argent. Pourquoi me regardez-vous ainsi ! me dit-il ; ai-je l'air d'un homme capable d'insulter au malheur ? Quand je vous demande ce qu'il vous faudrait pour obtenir la main de celle que vous aimez, croyez-vous que c'est pour vous tromper, ou que je vous donne là, ici même, de argent comme un insensé, sans m'informer de vous, sans savoir si vous méritez de l'intérêt ? Mon ami, de la confiance ; je l'exige, et personne n'en a manqué envers moi.

Le ton brusque avec lequel il prononça ces mots m'intimida : je sentis que j'avais pu blesser cet homme honnête et délicat ; et, sans rien lui répondre, je me levai comme pour rejoindre le hameau. Retournez-vous, me dit-il, à ce village que je vois là-bas ? Oui, lui répondis-je.

Je marchais, et l'étranger me suivait ià pied, conduisant son cheval par la guide. Nous arrivâmes sans nous être dit un mot. Ici, près du carrefour, l'étranger me salua, en me disant : Comment vous nommez-vous ? Je n'avais aucune raison pour lui cacher mon nom ; il m'inspirait d'ailleurs une secrète estime. Je m'appelle, lui dis-je, Palamène, et voilà ma chaumière.

Il me quitta, et je ne le revis plus pendant quelques jours ; mais un matin que j'allais sortir pour me rendre à mon travail habituel, on me dit qu'on me demandait chez le notaire du village prochain. Ne sachant ce que me voulait ce notaire, j'hésitai d'abord à m'y transporter. Cependant je fus le voir, et je restai fort étonné en trouvant chez lui mon étranger qui courut vers moi, et me serra dans ses bras en me disant : Je me suis informé de vous ; vous êtes un honnête homme, généralement aimé et estimé ; je ne puis mieux remplir le vœu que j'ai fait après une longue maladie, de doter un couple vertueux si je recouvrais la santé, qu'en vous offrant vingt mille livres qui font le quart de mon bien. — Quoi, monsieur !... — Oui, mon ami ; j'étais à l'article de la mort, obsédé par un religieux, mon confesseur, qui voulait que je donnasse mon bien à son couvent. Je résistai à ses instances ; mais je promis à Dieu, s'il me rendait à la vie, de donner le quart de ma fortune à un jeune couple que je marierais moi-même. Je me rétablis ; le moine se fâcha, m'abandonna, et je n'en restai pas moins fermement décidé à remplir mon vœu. C'est vous que j'ai choisi. Le père de Justine, que j'ai prévenu, va se rendre ici avec sa fille, et je vais faire votre bonheur en achetant pour vous la ferme des trois Mares, et en vous faisant épouser celle que vous aimez.

Étourdi d'un événement si heureux, je restai, sans pouvoir prononcer une parole, dans les bras de mon bienfaiteur, lorsque Justine parut, accompagnée de son père, qui soudain m'appela son gendre et son ami. Le notaire dressa notre contrat de mariage, ainsi que l'acte d'acquisition de la ferme, qui est celle-ci, que j'ai considérablement augmentée depuis ; et l'étranger qui se nommait M. Delacour, partit, après avoir payé ce qu'il fallait, et sans nous dire son état ni le lieu de sa résidence, pour éviter, nous disait-il, des remerciments éternels, auxquels il voulait se soustraire, n'ayant fait que ce qu'il appelait son devoir.

Voilà un homme singulier, n'est-ce pas, mes enfants ? Ces personnages-là sont bien rares dans le monde ! il en est cependant, ou il peut s'en rencontrer encore. Quoi qu'il en soit, votre mère et moi nous n'entendîmes jamais parler de lui, quelques recherches que nous fissions ; et j'ignorerais encore ce qu'il est devenu, sans la lettre que je viens de recevoir, et qui me plonge dans le plus grand embarras. La voici ; vous allez en juger.

«MONSIEUR,

Mon malheureux ami Delacour vient d'être réduit à la dernière indigence par la banqueroute la plus frauduleuse. Vous vous rappelez sans doute ce bon négociant, cet homme généreux qui fit votre mariage en vous dotant de vingt mille livres ? Eh bien, monsieur, il est à présent très âgé, accablé d'infirmités, et père de cinq enfants qui ne sont pas encore en âge de lui donner des secours. Toute cette famille est dans la douleur. Que ferez-vous ? Je m'en rapporte là-dessus à votre délicatesse, dont j'ai entendu faire de justes éloges. Venez me voir ; nous nous concerterons ensemble sur les moyens que vous pouvez employer pour secourir mon ami, que l'embarras de ma position m'empêche d'aider moi-même. C'est à son insu que je vous écris ; je n'ai découvert votre demeure et sa conduite envers vous qu'en feuilletant ses papiers pour y voir s'il ne lui restait pas quelque ressource... Hélas ! aucune... Une note mémorative du don qu'il vous a fait m'a instruit ; et j'ai regardé la reconnaissance, dont sans doute vous êtes pénétré envers cet infortuné, comme la seule ressource qui lui restât.

BERTHIER, négociant, rue du Faubourg S.-Denis, N°. 30, à Paris.»

Vous sentez bien, mes enfants, que mon devoir en pareil cas est de rendre à M. Delacour les vingt mille livres qu'il m'a données. — Il faut les rendre, mon père : s'écria soudain le jeune Léon. — C'est là ton avis, mon fils ? réprit Palamène en souriant : je devais m'y attendre ; les gens de lettres, les artistes, en un mot, sont tous désintéressés ; mais songe donc, mon fils, que je ne possède point cette somme, et que je ne puis me la procurer qu'en vendant cette ferme, le seul héritage que je comptais vous laisser. — Il faut la vendre, mon père, interrompit Adèle : les dettes de la reconnaissance sont sacrées. — Un moment, dit Benoît : avant de prendre des moyens extrêmes, il faut examiner si vraiment les vingt mille livres données à mon père sont une dette, car ma sœur appelle cela une dette ! — C'en est une, dit Jules, qui ne perdait pas une occasion, de faire la cour à la jeune Adèle ; oui, Benoît, c'en est une ; n'est-ce pas de l'argent avancé ?

BENOÎT.
Donné.

ADÈLE.
Prêté.

LÉON.
Chez un honnête homme comme mon père, c'est de l'argent placé.

JULES.
Avancé, donné, prêté, placé, ce sont des mots qui tous veulent dire la même chose ; car enfin cette somme, M. Delacour ne la devait pas à mon père. Tout ce qu'on vous donne et qui ne vous était pas dû, vous le devez.

BENOÎT.
Un homme n'est-il pas libre de faire de son bien ce qu'il veut ? S'il avait enfoui son argent dans la terre, aurait-il pu s'en servir ?

LÉON.
La terre eût été moins ingrate que toi ; car elle le lui aurait rendu.

BENOÎT.
Oh ! voilà les sottises à présent ! Léon, je ne t'en dis pas, ainsi...

ARMAND.
Vous vous disputez là tous ; les uns, parce qu'ils ne consultent que leur cœur ; les autres, parce que, plus raisonnables, ils calculent un juste intérêt et l'étendue des obligations que l'on contracte dans la vie. Si mon père me permet de lui dire franchement mon avis, je prendrai cette liberté, quoique mon avis doive peut-être lui plaire moins que ceux d'Adèle, de Jules et de Léon.

PALAMÈNE.
Parle franchement, mon cher fils.

ARMAND.
Eh bien, mon père, cet homme, estimable sans doute, vous ne l'avez point été chercher ; vous ne lui avez rien demandé. Il vous a offert, il vous a forcé même d'accepter par la légitimité du motif qui le faisait agir. Il avait fait un vœu ; ce vœu, c'est en votre faveur qu'il l'accomplit ; vous n'avez contracté aucune dette : car, dès l'instant qu'il avait fait son vœu, ce bien ne lui appartenait plus ; il n'était plus à lui ; il devenait le patrimoine du premier indigent dans les mains duquel il devait passer. C'était votre bien qu'il vous rendait. S'il vous eût dit : Lorsque j'en aurai besoin, je vous le redemanderai, et que vous l'eussiez promis, oh ! vous le devriez aujourd'hui ; mais vous ne l'avez pas fait ; vous ne l'auriez même pas fait ; non, vous ne l'auriez pas osé promettre une restitution que les vicissitudes de la vie pouvaient par la suite rendre impossible ! Et si vous aviez tout perdu aussi par des malheurs inattendus, vous croiriez-vous redevable ? Cet homme aurait-il le droit d'exiger de vous la moindre chose ? Le contrat d'acquisition de votre ferme porte-t-il une clause d'avance, de prêt de la part de M. Delacour ? Vous engage-t-il à restituer ? Je le répète, mon père, ces vingt mille livres n'étaient plus à lui, puisqu'il les avait engagés par serment. Ils étaient à vous ; vous les avez, et vous devez les garder... Je ne vous parle point ainsi dans la crainte de perdre une faible part de votre héritage, que je prie le Ciel de reculer autant que le terme de mes jours : non, ce n'est point un motif si bas qui me guide, mais c'est la raison, c'est la justice que je consulte : il me semble que tout s'accorde à certifier que celui qui reçoit un don en pur don, ne doit rien, et que ce serait un excès de délicatesse, ridicule peut-être, au moins outré, que de le croire. Vous pouvez, mon père, envoyer quelques secours pécuniaire, autant que vos moyens vous le permettent, sans bouleverser votre fortune, à cet infortuné qui mérite toujours vos soins, vos égards et votre reconnaissance : vous le devez même ; mais donner ce qui vous appartient, sous le motif spécieux d'une restitution, cela ne se peut pas. Tel est mon opinion, que je soumets maintenant à vos lumières et à votre sagesse.

BENOÎT.
Bien, mon frère. Voilà parler sans dire des choses désagréables : entends-tu, Léon.

LÉON hochant la tête.
Oui, j'entends : mais tout cela me paraît plus spécieux que vrai.

PALAMÈNE.
Comment cela, Léon ? parle, explique-toi.

LÉON.
Oh... je crains de fâcher mon frère Armand.

ARMAND.
Non, mon ami, tu ne me fâcheras pas.

PALAMÈNE.
On discute, mes enfants : chacun est libre de dire son avis. Tu trouves donc du spécieux dans celui de ton frère ?

LÉON.
Oui, cher papa. Parce que M. Delacour avait fait un vœu, dit Armand, les vingt mille livres ne lui appartenaient plus : appartenaient-ils davantage à mon père ? Et quand mon père cherchait à connaître, à trouver la demeure de cet homme généreux, n'était-ce pas dans l'espoir intime de pouvoir un jour lui rendre ce qu'il lui avait donné ? Mon père sentait donc bien que cet argent ne lui appartenait pas ? Et les âmes trempées d'une certaine façon calculent-elles les clauses d'un contrat ? Ont-elles besoin d'engagement par écrit ? Ne sentent-elles pas que le service que l'on nous rend aujourd'hui nous devons le rendre demain à celui que les caprices du sort ont mis dans la même position où nous étions ; à plus forte raison à l'homme sensible qui nous a obligés ? C'est vraiment son bien qu'on lui rend. On lui en devait même les intérêts.

BENOÎT et ARMAND souriant.
Oh ! les intérèts !

LÉON.
Oui, les intérêts ! N'est-ce pas avec cet argent que mon père s'est mari ? N'est-ce pas avec cet argent qu'il est devenu père, qu'il nous a élevés, qu'il a triplé sa fortune ? Et l'on peut hésiter de le rendre quand on a tant d'obligations à celui qui l'a prêté ? Allez ceux qui agissent ainsi, ne connaissent pas la délicatesse ; ils ne pensent pas qu'on est comptable envers l'Être créateur de tout, des écarts de la probité, de la reconnaissance, et que de tous les vices du cœur, le plus bas, le plus vil, c'est l'ingratitude.

PALAMÈNE souriant.
Voilà mon jeune poète qui s'enflamme !... Mais il ne pense pas, encore une fois, que pour restituer, il faut que je me défasse de cette ferme que je chéris, qui fut pour moi l'asile nuptial, qui fut le berceau de mes enfants, et qu'ils devaient laisser aux leurs comme l'ancien toit paternel. Si je ne puis y finir mes jours, je sens que j'en mourrai de regret.

BENOÎT.
Mon père en mourrait, monsieur Léon.

ARMAND.
Gardez-la, mon père.

JULES et LÉON.
Vous en devez une partie.

PALAMÈNE.
Jules, Léon, quoi ! vous me conseillez toujours de m'en défaire ?

ADÈLE.
Ou d'emprunter dessus ; car il faut rendre.

PALAMÈNE.
J'y coulais des jours si heureux !

ADÈLE, JULES, LÉON.
Il faut rendre.

PALAMÈNE.
Je me plaisais à y faire de nouvelles constructions : ces arbres, c'est moi qui les ai plantés.

ADÈLE, JULES, LÉON.
Vous devez vingt mille livres.

PALAMÈNE.
Je me disais : Quand j'aurai fini, quand la mort aura désorganisé mon être, on placera ici mon tombeau près du berceau de mes enfants. Là-bas, sous ces hauts peupliers, sur les bords de ce ruisseau bordé de saules pleureurs, mes enfants éleveront un monument à la piété filiale ; ils y graveront mon nom, et je serai présent encore dans ce lieu où j'élevai leur jeunesse !... Il faudrait me priver de ce doux espoir.

ADÈLE.
Ce vieillard, mon père, ce vieillard indigent !

JULES.
Il est infirme et bien à plaindre !

LÈON.
Il a des enfants aussi dont vous possédez l'héritage.

BENOÎT.
Ils n'ont rien à réclamer ici.

ARMAND.
Il faut les aider, mais non se dépouiller.

PALAMÈNE.
Allons, mes enfants, ce sont là vos avis ? Je suis charmé de les avoir recueillis, et je suis flatté de votre franchise, elle prouve votre confiance en moi. Je vais réfléchir, me consulter, et voir ce que je dois faire. Je répondrai à votre tendresse en vous faisant part de ma résolution. Ce soir vous vous assemblerez, oui, vous vous réunirez toujours sur la terrasse.

TOUS LES ENFANTS.
Vous n'y tiendrez pas, mon père ?

PALAMÈNE.
J'irai, mes enfants, j'irai un moment. Nous tâcherons de nous distraire ; et je ne doute pas qu'au milieu de vous j'oublie bientôt mes inquiétudes et le nouvel embarras que me suscite le destin.»

Tous les enfants sautèrent au cou de leur vieux père, qui les serra l'un après l'autre dans ses bras ; puis chacun fut vaquer à ses différentes occupations. Pour Palamène, il se renferma chez lui, où il réfléchit sur l'épreuve à laquelle il venait de mettre ses enfants. Elle avait complètement réussi ; il connaissait leurs différentes manières de voir, et se proposait de donner une nonvelle leçon à ceux d'entre eux dont les opinions ne lui avaient pas plu. Nous saurons bientôt si c'était celle d'Armand ou de Léon qu'il avait le plus goûtée.

Vers le soir, les enfants se réunirent dans le jardin, et se demandèrent réciproquement avec inquiétude si l'un d'eux avait vu Palamène. Il n'est point encore sorti de chez lui ; c'est la seule réponse qu'ils peuvent se faire. Ils se regardent, et ne peuvent se livrer à leurs jeux habituels. Ils vont passer une soirée bien monotone, eux qui se la promettaient si belle, si personne ne vient à leur secours. Heureusement la bonne vieille gouvernante Marcelle leur amène de la compagnie. C'est un homme assez proprement couvert. Il tient sous le bras une femme jeune, jolie, quoiqu'un peu brûlée du soleil, et qui porte un petit enfant dans une barcelonnette. Quelles sont ces personnes ? demande Àrmand à Marcelle. Eh ! vraiment, répond la vieille, ce sont des voyageurs égarés et fatigués : on ne voit que cela ici ! Il n'y a plus qu'à mettre une enseigne à notre porte, car tous ces gens-là prennent notre maison pour une auberge. Doucement, Marcelle, doucement, interrompit Léon ; apprenez que l'hospitalité devient une insulte quand on ne l'exerce pas de bonne grâce. N'avertissez point mon père, il est occupé ; il verra nos hôtes quand il descendra : pour vous, dépêchez-vous de leur apporter des rafraîchissements et de leur préparer un asile.

Marcelle se retira en marmottant entre ses dents. Hom ! quel ton prend déjà ce petit drôle-là ! Armand invita les voyageurs à s'asseoir sur la terrasse au milieu de ses frères ; et la jeune Adèle prit l'enfant sur ses genoux pour en débarrasser un moment la mère, qui paraissait très fatiguée. Vous venez de loin ? dit Armand à l'étranger. — D'Auvergne : je suis parti, il y a douze jours, avec ma femme et mon fils, qu'elle allaite. Ayant manqué ce matin la voiture à la ville prochaine, nous nous sommes décidés à aller à pied jusqu'à l'autre ville, où nous devons retrouver cette voiture. Mais nous nous sommes égarés dans la forêt ; et apprenant que nous avons encore un bois à traverser, nous avons pris la liberté, voyant la nuit s'approcher, de frapper chez vous, bons enfants, et de demander l'hospitalité à votre père.

Il vous l'accordera, monsieur, répliqua Léon, et nous aussi. Oh ! c'est un devoir que nous aimons tous ici à remplir. — Tous ! excepté votre gouvernante. — Oh ! oui ; mais on ne l'écoute pas ; elle commence à radoter. Quelque jour je veux faire une satire contre elle. — Une satire ? vous faites donc des vers, mon bon ami ? (Benoît répond.) Oui ; c'est une manie qu'il a : nous en ferions bien tous aussi ; mais nous ne voulons pas nous donner un ridicule. — Un ridicule ! interrompit l'étranger étonné. Vous appelez l'art du poète un ridicule ! Je suis bien aise de l'avouer ; j'ai quelquefois aussi ce ridicule-là. — Monsieur fait des vers ? reprit Léon, qui venait de lancer un regard foudroyaut à Benoît. — Quelquefois, mon cher ami ; mais ce n'est point là mon plus grand talent ; je suis peintre. — Oh, le bel art ! répliqua Léon, en joignant ses mains. Et vous venez d'Auvergne ! Est-ce qu'on peint en Auvergne ? — Comme ailleurs, répondit l'étranger en souriant. C'est même en y peignant les beautés de la nature, riche en cette contrée, que j'ai rencontré ma femme. Oui, c'est à mon art que je te dois ma chère Marie.

L'étranger serra la main de femme, qui lui jeta un regard tendre ; puis les enfants demandèrent à l'étranger qu'il leur racontât, en attendant leur père, comment s'était fait ce mariage qu'il devait à la peinture. L'étranger y consentit ; mais Marcelle étant venue leur donner des rafraîchissements, la jeune femme demanda la permission de se retirer un moment dans la chambre qui lui était destinée ; afin de donner à son enfant le lait maternel. Elle sortit avec Marcelle ; et l'étranger, seul avec nos enfants qui se pressaient autour de lui, commença son récit en ces termes :

Histoire de la bonne famille d'Auvergne.

«Je suis né à Paris ; mon père, qui s'appelait Vertpré Demervil, n'avait que moi d'enfant, et était resté veuf de bonne heure. Après avoir fait le commerce assez longtemps, il l'avait quitté, muni d'une fortune assez considérable ; mais ce bon pêre, ne croyant pas avoir assez fait pour l'établissement de son fils, faisait ce qu'on appelle la banque ; et ses fonds lui servaient à escompter des billets et à faire des opérations de bourse. Il me donnait une éducation brillante : la musique, les armes, la danse et le dessin occupaient les moments de loisir que me laissaient mes humanités, que je suivais dans une passion. Je faisais assez de progrès dans tous ces arts : mais mon caractère mélancolique, mon admiration pour les merveilles de la nature et mon goût pour la solitude, m'entraînaient plutôt vers le dessin, et par suite à la peinture, à laquelle je me livrai exclusivement. Je ne me doutais pas que ce que je cultivais par goût dût un jour devenir mon seul moyen d'existence... mais il arrive tant d'événements dans la vie !... Un seul me ruina, et me priva de mon père.

J'avais vingt ans, et je ne pensais qu'à la peinture ou à la poésie, mes deux arts favoris. Je ne songeais pas à me faire un état ; mon père ne m'en avait jamais parlé : au contraire, fier de mes succès, il m'encourageait à continuer, et ne passait qu'avec moi les heures que son cabinet lui laissait libres. Je m'apercevais que depuis quelque temps il devenait sombre, rêveur, et que les peines qu'éprouvait son moral affectaient singulièrement son physique. Je savais que, dans la banque qu'il exerçait, il avait souvent éprouvé des moments de gêne, occasionnés par des rentrées arriérées ; mais ces moments de gêne ne l'avaient jamais affecté aussi cruellement qu'il me paraissait l'être. Je me hasardai un jour à lui en demander la raison. Il ne me répondit point, versa quelques larmes, détourna la tête, et me quitta pour aller l'enfermer dans son cabinet, dont il retira la clef. Je crus que je l'affligerais davantage en multipliant des questions importunes, et je réprimai, par respect, ma curiosité. Mes goûts taciturnes et sédentaires me faisaient souvent passer des jours et des nuits entières à peindre ou à lire. Une nuit que j'étais occupé à lire Ossian, j'entendis beaucoup de bruit dans le cabinet de mon père, dont les croisées étaient devant les miennes. Je ne pouvais rien voir, attendu que ses rideaux étaient tirés ; mais sa lumière allait et venait ; il ouvrait et refermait des tiroirs ; il déchirait des papiers, et quelquefois il donnait de grands coups de poing sur ses meubles, en paraissant se plaindre amèrement. Son état m'alarma : je me levai, et fus frapper à sa porte, en me nommant ; il ne me répondit point, et toute la nuit je conçus qu'il était dans la même agitation. Je me proposais de le voir le lendemain matin de bonne heure ; mais la fatigue et l'insomnie de plusieurs nuits ayant ferme mes paupières, je m'endormis, et ne fus réveillé que vers neuf heures du matin, par quelqu'un qui frappa brusquement à ma porte.

J'ouvre ; c'est Comtois, notre domestique affidé ; il a l'air agité, et tient à sa main une lettre tout ouverte. Lisez cela, monsieur, me dit-il, et suivez-moi. J'ai des chevaux là-bas ; il n'y a pas un moment à perdre... Je prends la lettre en tremblant, et j'y trouve :

«Plusieurs banqueroutes frauduleuses me forcent moi-même à faillir, mon cher fils. Je suis perdu, et je t'entraîne, hélas ! dans ma disgrâce... Viens, mon fils ; suivis Comtois, il te conduira vers moi.»

Je veux relire ce billet ; Comtois ne m'en laisse pas le temps. — Venez, monsieur, me dit-il, ils sont là. — Qui ? — Oh ! les huissiers, les sergents, le diable : que sais-je, moi ! toute la séquelle de l'enfer ! — Où faut-il que j'aille, Comtois ? Où est mon père ? — Il est bien loin, ma foi ; nous le l'attraperons.

Comtois ne me laisse rien prendre que mon Ossian, qui est encore ouvert sur ma table. Je descends : deux chevaux nous attendent à la porte : je prends l'un, Comtois monte sur l'autre, et nous voilà partis au grand galop. Nous n'avions pas en effet un moment à perdre ; car nous entendîmes de loin les voix des gens de justice qui venaient cerner la maison, et qui criaient après nous pour nous faire arrêter.

Nous courûmes, pour ainsi dire, jour et nuit, autant que nos chevaux nous le permirent, et nous ne nous arrêtâmes qu'à Moulins en Bourbonnais, où Comtois me dit que j'allais retrouver mon père chez M. Dequeville, son ami, qui lui donnait un asile sûr. Je vous laisse à juger si mon entrevue avec mon malheureux père fut touchante ! Hélas ! il n'avait plus que quelques moments à vivre : il était sur le lit de douleur ; l'infortuné n'avait pu résister aux regrets, à la honte, à l'infamie, qui couvrent longtemps un banqueroutier. — Approche, mon fils, me dit-il d'une voix faible ; viens recueillir mon dernier soupir. Hélas ! j'ai fait ton malheur par de fausses spéculations, pardonne-le-moi, et n'outrage point, ne déteste point ma mémoire.

Je fondais en larmes : il ajouta... Sur cette table... ce carton... il renferme l'état de mes affaires... Liquide mes dettes ; tu le dois, pour ne point partager ma honte : il ne te restera rien, rien, mon fils, mais tu as des talents... tu les feras valoir... Tu me les dois, mon fils, j'en suis glorieux, hélas ! c'est le seul héritage que je te laisse.

Il voulut ensuite faire un aveu qui paraissait lui coûter, mais auquel M. Dequeville, Comtois et moi nous ne pûmes rien comprendre... Ce qui me pèse, disait-il, c'est un infortuné ; je l'ai bien trompé !... J'ai oublié décrire... Rappelle-toi... Non, tu rougirais trop pour ton père !... etc. Voilà tout ce que nous pûmes tirer de lui sur ce secret que nous ignorions tous. Vers le soir, il expira ; et M. Dequeville, pendant qu'on lui fit rendre les derniers devoirs, m'emmena à sa campagne pour tâcher de m'y distraire. Ce fut en vain. Je revins bientôt à Moulins ; puis après avoir salué et remercié M. Dequeville, je retournai à Paris, muni du carton qui renfermait l'état de mes affaires. Tout était, chez moi, sous les scellés ; j'eus recours à des hommes d'affaires probes et intelligents : je vendis tout, je réunis tous les créanciers de mon père ; je fis même un appel dans les journaux à ceux que je pouvais ne pas connaître, et je parvins à liquider ma succession, à payer tout. Mon père avait bien raison de me dire qu'il ne me resterait plus rien, car, lorsque tout fut terminé, je ne me trouvai plus possesseur que d'une misérable somme de cent et quelques louis. Mais tranquille du côté de l'honneur, bien persuadé que personne ne pouvait plus me faire rougir ni me demander un sou, je repris mon calme et mes travaux accoutumés.

Cependant, avant de mettre mes talents à profit, je voulus voir l'Auvergne, dont on m'avait beaucoup vanté les sites pendant mon court séjour à Moulins. Je passerai par cette ville, me dis-je : là est fixé pour jamais le plus infortuné des pères : je me prosternerai au pied de son tombeau ; je lui dirai : Ombre chère et respectable, je le salue, ton fils est digne de toi ; il a rétabli ta réputation : console-toi dans ta tombe, et qu'elle s'échauffe au feu des baisers de la tendresse filiale...

Ce projet, je le suivis : je pris mon argent sur moi, et, muni seulement de mes crayons, je dis adieu à Paris, à ses plaisirs, ainsi qu'aux propriétés que j'y avais possédées : j'étais seul pour moi dans l'univers, je pouvais le parcourir. Je partis donc pour l'Auvergne. Après m'être arrêté à Moulins, je fus voir Clermont Ferrand, et de là, voulant visiter les montagnes, je les parcourus jusqu'à Saint-Flour, où je m'arrêtai un moment. Cette partie de l'Auvergne était sèche et aride ; elle ne valait pas la Limagne, et ne m'offrait point ces superbes points de vue que j'avais saisis dans cette belle entrée de l'Auvergne. Je résolus de la quitter bien vite ; mais il était décidé que je devais y rester plus longtemps que je ne le croyais. Un jour que je m'étais occupé à dessiner bien plus tard qu'à mon ordinaire, ma tête se monta, émerveillée des beautés de la nature ; et plongé dans la plus sombre mélancolie, réfléchissant sur la mort de mon père, sur l'espèce d'isolement où je me trouvais, je ne fus tiré de ma rêverie que longtemps après le coucher du soleil. Effrayé de me trouver seul dans une campagne déserte, je voulus regagner la grande route ; mais il me fut impossible de la retrouver : plus j'avançais, plus je m'égarais dans les détours sinueux que forment là les gorges des montagnes. Désolé de mon imprudence, je résolus de demander l'hospitalité dans la première chaumière que je rencontrerais, et que dans le pays on appelle un buron. Une lumière éloignée vint soudain frapper ma vue, et je dirigeai mes pas vers ce fanal salutaire. C'était en effet un buron que je voyais ; il était ouvert, et cinq à six personnes, assises autour d'une table rustique, y prenaient une collation frugale, mais saine. Un voyageur égaré, dis-je, réclame la générosité des bons cœurs pour obtenir un asile... — Est-ce bien vrai ? répondit en se levant le maitre du buron ; êtes-vous vraiment égaré, et n'avez-vous point d'armes ? — Mes armes ! les voilà, dis-je, en montrant mes crayons. — Qu'est-ce que c'est que ces petits morceaux de bois rouges et noirs ? — Ce sont, vous dis-je, mes crayons ; je suis peintre, et je voyage pour dessiner des vues. — Ah ! monsieur est peintre ; je comprends. Dis donc, ma femme, il paraît doux et honnête. Allons, restez, monsieur. Dame, pardon, voyez-vous ; c'est que dans ces campagnes il y a tant de mauvais sujets qui rôdent le soir ! et je sommes un peu éloignés de toute habitation ! Marie, allons, rince une verre. Vous, monsieur le peintre, mettez-vous sans façon à côté de not'femme.

Marie était sa fille aînée : elle se leva ; je l'eximinai, et soudain l'amour entra pour la première fois dans mon cœur. Vous venez de la voir ; elle est à présent mon épouse : vous pouvez juger de sa beauté, quoique son teint et ses manières tiennent un peu au pays et à l'état où elle a été élevée.

Marie donc se leva, et m'offrit bientôt un verre avec l'air le plus franc et le plus doux ; je me mis à table au milieu de ces bonnes gens... Oh, mes amis ! comme ils me reçurent ! non, je n'oublierai jamais les égards, les soins, les attentions qu'eut pour moi cette bonne famille d'Auvergne, à laquelle je devais bientôt appartenir. Je ne me doutais guère, hélas ! de l'espèce de liaison que j'avais déjà avex ces bonnes gens.

Le souper fut gai, et bientôt...»

Ici le voyageur Vertpré fut interrompu par l'arrivée du respectable Palamène, qui ramenait Marie et son enfant. Comme ces deux époux étaient excessivement fatigués, le père de famille les engagea à monter se reposer. Vous resterez an jour ou deux avec nous, leur dit-il ; je veux que vous ayez le temps de connaître ma ferme et mes enfants ; mes enfants, qui sont le plus doux ornement de ce séjour.

Vertpré et son épouse y consentirent : ils se retirèrent, et le reste de la soirée fut occupé par de petits jeux auxquels se livrèrent nos enfants sous les yeux de leur vertueux père, qui les partagea sans leur parler davantage de la lettre, ni du parti qu'il avait pris relativement à M. Delacour.

Bons pères, qui me lisez, étudiez la conduite de mon Palamène et voyez dans la soirée suivante, ainsi que dans le reste de cet ouvrage, les moyens qu'il prend pour donner à ses enfants des leçons d'une morale douce et pure. C'est toujours par l'exemple qu'il les éclaire ; et l'exemple en effet produit plus d'impression que les avis sur de jeunes cerveaux.

1. Le lecteur sera peut-être étonné de voir qu'il se soit écoulé un laps de temps si considérable entre le récit de cette soirée et celle de la précédente : mais il cessera d'être surpris, s'il veut bien se rappeler que les quatre premiers volumes finnassaient à la vingt-septième Soirée, et que ce n'est que très longtemps après qu'ont été publiés les quatre derniers, commençant par cette vingt-huitième Soirée.


VINGT-NEUVIÈME SOIRÉE.

LA DÉLICATESSE.


Suite de l'histoire de la bonne famille d'Auvergne.

Vertpré, ainsi qu'il l'avait promis, passa la journée du lendemain avec notre intéressante famille ; mais il ne leur parla que des descriptions de l'Auvergne, et de ses dessins, qu'il montra aux enfants de Palamène. Armand, Adèle, Jules et Benoît, qui dessinaient aussi, admirèrent les talents de ce jeune homme, et lui montrèrent aussi leurs ouvrages, dans lesquels il trouva beaucoup de dispositions. Le soir, on se réunit sur la terrasse, et Vertpré fut prié de continuer le récit qu'il avait interrompu la veille. Son épouse ne pouvait passer toute la soirée au milieu de nos amis. Des soins maternels la retenaient chez elle : on n'attendit point qu'elle descendît, et Vertpré reprit sa narration en ces termes :

«Je suis resté, je crois, hier, à mon entrée dans le buron de Jacques l'Auvergnat ? — Oui, oui ; c'est là où vous en étiez, s'écrient les enfants. — Je vais donc poursuivre.

Assis à table au milieu de ces êtres hospitaliers, j'eus tout le loisir de les examiner, Jacques, le maître du buron, était un grand homme sec, vêtu en Auvergnat ; mais dont tous les traits exprimaient la bonté et la probité. Sa femme n'était plus jeune ; mais on voyait qu'elle avait été bien, et son extérieur inspirait autant de confiance et d'amitié que son mari. Trois enfants composaient leur famille. Marie était l'aînée ; après elle venait encore une fille plus jeune, puis un petit garçon gentil tout à fait et vif comme la poudre. Ces trois enfants partageaient les vertus de leur père et de leur mère ; tout, en un mot, chez ces bonnes gens, inspirait le plus vif intérêt.

Jacques me questionna : Êtes-vous de l'Auvergne ? — Non, brave homme, je suis de Paris. — De Paris ! oh ! vraiment ; je connais bien cette ville-là. J'y ai porté de l'eau pendant vingt ans ; il m'en souviendra longtemps ! (Il soupire.) — Vous soupirez, Jacques ! y auriez-vous éprouvé des malheurs ? — Oh ! un seul, mais qui en vaut bien cent autres. — Contez-moi donc cela. — Non, non, non. Tout ingrat qu'il est, je ne puis le déshonorer en le nommant ! il m'a fait bien du mal ; mais... Ô mon Dieu ! je ne l'aurais jamais cru capable d'une pareille noirceur !... — Qui donc ? — C'est un secret, voyez-vous ; je vous le dirons peut-être un jour, quand vous aurez mérité tout à fait notre confiance.

Je ne voulus pas insister, et je me contentai d'adresser des choses flatteuses à la mère, et surtout à Marie, qui semblait me regarder déjà avec des yeux attentifs. À la fin du souper, Jacques engagea Marie à chanter une petite chanson des montagnes ; elle ne se fit pas prier, et nous chanta celle-ci que j'ai retenue.

MONTAGNARDE.

Ah ! voyez comm' Jannette,
Qui n' se fait pas prier,
Danse au son d' la mousette
D'vant un beau cavalier !
All' sautille sur l'herbette,
A' tourn' par-ci, a' tourn' par-là :
Ah ! ah !
Comm' ça va !
Queu plasir pour la fillette
D' s'en donner comm'ça !

Ah ! voyez comm' Jannette,
Qui n' se fait pas prier
Va pren' sous la coudrette
L' bras d'un beau cavalier !
Afin d'cueillir la noisette,
A' court par-ci, a' grimp' par-là :
Ah ! ah !
Comm' ça va !
Queu plasir pour la fillette
D' s'dem'ner comm'ça !

Ah ! voyez comm' Jannette,
Qui n' se fait pas prier,
Prend l'muguet, la violette
Que l'y donne l'cavalier !
D' plac' dans sa collerette,
Un' fleur par-ci, un fleur par-là :
Ah ! ah !
Comm' ça va !
Queu plasir pour la fillette
D'êt' fleuri' comm'ça !

Ah ! voyez comm' Jannette,
Qui n' se fait pas prier
Joue à la clign'-mousette,
Avec le cavalier !
Mais l'pied manque à la pauvrette,
A' tumb' par-ci, a roul' par-là :
Ah ! ah !
Comm' ça va !
Queu plasir pour la fillette
D'êt' tumbé' comm'ça !

Ah ! voyez comme Jannette,
Qui n' se fait pas prier
Va souvent en cachette
Avec le cavalier !
I' li glisse dans sa pochette
Un' pièc' par-ci, un' bours' par-là :
Ah ! ah !
Comm' ça va !
Queu plasir pour la fillette
D' gagner ça comm' ça.

Je chantai à mon tour pour ne point désobliger mes hôtes qui m'en pressèrent, et l'on me conduisit dans un petit cabinet placé à l'extrémité du buron, où je trouvai un lit fort bon. Le lendemain matin, je voulus prendre congé de cette bonne famille ; mais elle ne voulut point consentir à ne laisser partir si tôt. Qui vous presse ? me dit Jacques ; vous n'avez point d'affaires pressantes ; vous me l'avez dit hier : restez quelques jours avec nous ; vous dessinerez tant que vous voudrez. Écoutez, le pays n'est pas beau par ici ; mais nous irons nous deux par-delà Saint-Flour, où c'est plus agréable, et, pendant que vous travaillerez, moi je vous regarderai faire. Marie viendra avec nous. C'est une bonne enfant que j'aurais déjà mariée ; mais dans ce pays ils sont tous si pauvres ! — Et vous êtes donc riche, vous Jacques ? — Au contraire, c'est que je n'ai rien. La bonne question qu'il me fait ! Est-ce que si j'étais riche j'exigerais de l'argent de mon gendre ? ça serait raisonner comme dans vos villes ça ! Mais je me dis : si je n'ai riche, et que mon gendre n'ait rien non plus, ce n'est pas le moyen de rendre ma fille heureuse... Allons, voilà qui est dit ; vous restez, n'est-ce pas ?

J'étais enchanté de la philosophie de ce bon père : je n'avais rien qui me forcât à m'éloigner ; et d'ailleurs je commençais à prendre un goût singulier pour Marie. Je promis donc à son père de passer huit jours avec lui dans son buron. Toute la famille fut transportée de joie de me voir rester, et je m'aperçus que Marie en témoigna plus vivement sa satisfaction. Cette fille intéressante et vertueuse commençait à m'aimer, et elle avait trop d'innocence pour dissimuler la vivacité de ses sentiments. Les premiers jours se passèrent très agréablement pour moi. Je sortis avec Jacques, Marie et Joset, son petit frère ; nous allions faire des courses dans les montagnes ; je dessinais : Marie me regardait attentivement travailler, et, pendant ce temps, Jacques et son garçon s'amusaient à chasser pour le dîner, qui se passait toujours très gaiement.

Je prenais un tel intérêt à la bonne Marie, que bientôt, réfléchissant sur la nature de mes sentiments, je frémis en pensant que c'était un véritable amour que je ressentais pour elle. Eh ! pourquoi frémir ? me dis-je ensuite en rappelant ma raison ; qui suis-je donc, pour me livrer à des mouvements d'orgueil et de vanité ? Je suis un malheureux orphelin, sans état, sans fortune, sans amis sur la terre ! Puis-je oser prétendre à une alliance brillante ?... Mon indigence et le déshonneur où la faillite de mon père m'a plongé, me condamnent à une éternelle obscurité... Marie est belle, jeune, aimable ; je l'aime : si elle m'aime aussi, et que son père veuille nous unir, pourquoi rougirais-je de m'allier à une famille d'honnêtes gens ?... La probité vaut partout la probité ; et c'est s'assortir que choisir d'après son cœur et sa délicatesse.

Ces réflexions, je les faisais souvent ; mais je n'osais avouer mon amour à Marie, encore moins à son père, qui semblait désirer son gendre eût une petite fortune. Peut-être que ce brave homme voulait aussi que sa fille épousât un paysan comme lui, et ne quittât pas ses montagnes. Tous ces raisonnements me prescrivaient le silence ; mais chaque jour m'en augmentait pas moins le feu qui me dévorait.

Les huit jours que j'avais promis étaient écoulés, et je brûlais du désir de me voir retenir encore huit autres jours. Le bon Jacques, qui aimait, disait-il, mon humeur et mes talents, prévint mes vœux. Il me parla même de quinze jours encore, et j'acceptai sans hésiter. Je savais d'ailleurs apprécier l'excellent cœur de cette famille, qui était enchantée de posséder longtemps un homme qu'elle estimait et chérissait. Marie avait été élevée à Clermont, chez une dame qui lui avait donné quelque éducation, mais qui était morte sans pouvoir l'établir, ainsi qu'elle se le proposait. Marie était la plus savante de la famille ; elle savait lire et écrire, tandis que ses parents ignoraient ces arts utiles. Le bon Jacques s'était mis dans la tête, malgré son âge, d'apprendre à lire, et c'était Marie qui lui montrait. Tableau vraiment touchant pour l'observateur et l'ami de la nature ! Figurez-vous tous les soirs Marie assise dans une grande chaise, son père à genoux à côté d'elle, et répétant après elle les noms des lettres qu'elle lui montre dans un gros livre qu'elle tient sur ses genoux ; tandis que Joset, son jeune frère, est courbé sur son autre genou, pour examiner les mêmes lettres et profiter de la leçon qu'on donne à son père. À coté de ce groupe ravissant, la vieille mère file au fuseau ; et moi, debout, la bouche béante, les yeux fixes, les mains croisées, j'examine ce tableau ravissant et surtout la figure charmante de la maîtresse d'école... Voilà, mes amis, ce qui m'attachait de plus en plus à Marie.

Un jour que j'étais plongé dans mes réflexions, Marie s'approche de moi : Qu'avez-vous ? me dit-elle ; il me semble que vous versez quelques larmes. — Oui, Marie, j'en répands, et c'est vous qui me les arrachez. — Moi ! ô mon Dieu !... Eh bien ! cela m'arrive quelquefois aussi ; et c'est vous qui les faites couler. — Je fais couler vos larmes, Marie ! eh, pourquoi ? aurais-je le malheur de vous déplaire ? — Si vous me déplaisiez, je ne pleurerais pas... Et moi, je vous ai peut-être causé quelque chagrin sans le vouloir. — Vous, Marie ! vous êtes adorable à mes yeux. — Et moi, je vous trouve bien aimable. — Je n'avais jamais aimé, Marie. — Ni moi... mais j'aime bien à présent... — Vous aimez votre père, sans doute ? — Oh ! oui, cela va sans dire. Mon père, ma mère, ma sœur, mon frère, tous me sont bien chers ; mais il y a longtemps de cela, et cela n'est que depuis peu que je m'aperçois qu'on peut aimer... un ami... peut-être plus qu'un père. — Ah ! Marie, que dites-vous ? — En vous voyant, je crois avoir un frère de plus. — Et moi, Marie, depuis que je vous connais, je crois pposséder une sœur que je cheris. — Vertpré, est-ce bien de l'amitié des parents que nous nous aimons ? — Ah ! si c'était de celle des amants, Marie ! — Je le crois, moi. — J'en suis sûr, Marie. — Vous m'aimez, Vertpré ? — Je vous adore. — Eh bien ! épousez-moi. — Y consentiriez-vous, Marie ? — De tout mon cœur. — Et votre père ? — Mon père aussi ; il ne veut que mon bonheur. Je lui dirai que je ne puis être heureuse sans vous. — Ah, Marie ! — Cher Vertpré !... Voilà mon père qui revient : parlons-lui nous deux. — Non, Marie, je n'oserai jamais. — Paix, le voici ; c'est moi qui parlerai la première.

Le caractère de Marie vous étonne peut-être, mes amis ! Il était simple et franc comme la nature... Jacques se présenta en effet ; et, tandis que je balbutiais quelques mots mal articulés, Marie, moins timide que moi, lui fit cette question, dont elle prévoyait la réponse : Mon père, tu m'aimes ? — Oui, mon enfant. — Tu m'as promis de me marier ! — Quand tu rencontreras un honnête homme que tu aimeras. — Eh bien ! mon père, cet honnête homme, je l'ai rencontré : le voilà, et je l'aime. (Jacques fronce le sourcil.) — Que dis-tu, mon enfant ? crois-tu que M. Vertpré veuille descendre jusqu'à nous ? — Descendre ! m'écriai-je : ah, Jacques ! quelle expression ! par où me suis-je attiré cette opinion d'une fierté que je n'ai point ? — Mais c'est un bourgeois, lui, ma fille, et nous ne sommes que des paysans ! — Des honnêtes gens, bon Jacques, des honnêtes gens, que je chéris et révère. — Monsieur, avant tout, il faut savoir si ma fille vous plaît. — Je l'adore. — Bon ; c'est déjà un grand point ! En second lieu, il faut connaître votre famille, votre père. — Je l'ai perdu ; je n'ai pas un parent sur la terre, pas un ami que vous, si vous voulez bien l'être. — Oh, pour ça, de tout mon cœur ; mais, avant de devenir votre beau-père (ça vaut bien un ami, n'est-ce pas ?), il faut que je vous dise mes intentions : vous saurez, comme je vous le disais l'autre jour, que je n'ai rien à donner à ma fille, rien du tout, que cette masure et quelques acres de terre dont elle aura le tiers, quand ma Jacqueline et moi nous ne serons plus. Rien, ça n'est pas une bonne avance pour un ménage de jeunes gens ! voilà pourquoi j'exigeais que mon gendre eût quelque chose. — Et combien voulez-vous qu'il possède ? — Ah ! s'il avait seulement cent louis !... — Cent louis ! — Oui, ça serait fait tout de suite. J'aurais pu les lui donner, moi, autrefois, ces cent louis-là ; mais si mon gendre les avait, ça reviendrait au même. — Cent louis ! Jacques ! ô bonheur ! je les possède ; les voilà ! Or précieux, qui m'appartiens biens sans faire rougir la probité, tu vas servir à mon bonheur ! — C'est-y ben vrai qu'il y a là cent louis ? — Comptez, Jacques, comptez.

Jacques vide ma bourse sur une petite table qui est en dehors du buron, sous un berceau, et, tandis qu'il compte mon or, ses lunettes sur les nez, je presse contre mon cœur la main de Marie, qui me dit : Mon ami, tu vas être à moi ! — Ô Marie ! qui s'y serait attendu ? Mais sais-tu pourquoi ton père exige cent louis juste, ni plus ni moins ? — Je m'en doute ; mais comme c'est son secret, c'est à lui à te le confier.

Jacques ramasse l'or qu'il a compté, le remet dans ma bourse, et me dit en me la rendant : Oui, le compte y est, et c'est là tout ce que je demandais. Il ne reste plus qu'à prévenir notre femme, et faire avertir M. le curé, ainsi que le notaire. — Quoi ! lui dis-je, je vais la posséder ? — Quand tu voudras, mon fils, elle est à toi. — Ô mon père ! je vous remercie de m'avoir laissé cette faible somme qui comble tous mes vœux. — Ton père n'était donc pas riche ? — Quand nous en serons aux articles du contrat, bon Jacques, je vous conterai mes malheurs, et vous saurez que j'étais fait pour jouir un jour de la plus brillante fortune... — Qui t'aurait empêché d'épouser Marie. — Qui m'aurait en effet privé de cette épouse que j'adore.

En causant ainsi, nous entrons dans le buron, où Jacques met en deux mots sa femme au fait du nouveau traité qui vient de se conclure. Jacqueline, sa jeune fille, et Joset me sautent au cou : l'une m'appelle son fils, les autres me nomment leur cher frère ; j'embrasse tous mes nouveaux parents : et, après les premiers moments d'effusion, nous nous asseyons tous pour régler les préparatifs de notre mariage. Il est décidé qu'il se fera le lendemain. Joset va partir sur-le-champ pour la ville voisine, d'où il amènera un notaire, tandis que le bon Jacques ira prévenir le curé de Saint-Flour de nous chanter, le lendemain matin, une grand' messe nuptiale. La mère, Jacqueline et sa jeune fille se mettent avec Marie à preparer tout de suite des coiffures et des déshabillés plus propres que ceux de tous les jours ; et moi je me charge de commander un petit repas pour célébrer notre noce avec deux ou trois parents de la famille que Jacques doit ramener de Saint-Flour. Voilà donc qui est bien décidé ; cela ne peut manquer, n'est-il pas vrai ? Eh bien, mes amis, un mot, un seul mot va détruire tout mon espoir, tout mon bonheur. Écoutez-moi bien.

Vers l'après-midi, Jacques revint de Saint-Flour avec ses parents. Nous dînons à la hâte, pour laisser aux femmes le temps de préparer la parure de la mariée, et nous nous entretenons toujours tous du bonheur que nous prépare une union si bien assortie. Jacques me prendre à part : Sais-tu, mon ami, me dit-il, pourquoi j'exigeais cent louis d'un gendre ? J'ai pu te paraître singulier, intéressé ; je veux détruire cette idée en te racontant mon histoire. Ce secret, tu mérites que je le le confie ; il reste d'ailleurs dans ma famille. Assieds-toi là, à côté de moi : laissons faire nos femmes, et jasons tous deux.

Les parents vont rejoindre Jacqueline et ses filles, tandis que, seul en tête à tête avec Jacques, il me raconter le sigulier événement que je vais vous rapporter.

Je suis né ici, me dit-il, dans ce même buron qui appartenait à mon père. Mon père était âgé, veuf, et chargé de trois enfants, moi et mes deux frères que tu vois là, et qui vont devenir tes oncles. Il nous envoya tous les trois à Paris dès notre plus tendre jeunesse, ou nous nous mîmes a ramoner les cheminées, à faire des commissions, enfin tout ce que tu sais que font les petits Auvergnais dans cette grande ville. Je m'étais séparé de mes deux frères ; chacun de nous travaillait pour soi et de son côté ; mais quand nous avions amassé quelque petite somme, nous nous réunissions tous les trois pour faire une seule part, et pour l'envoyer à notre père. Il mourut, ce bon vieillard : devenus nos maîtres alors, nous nous perdîmes presque de vue, et chacun fit ce qu'il put. J'étais grand et fort ; je me mis à porter de l'eau, et je puis dire que j'avais de jolies pratiques dans le faubourg Saint-Germain. À l'âge de vingt-cinq ans, je revins au pays, muni de quelques épargnes, et j'épousai Jacqueline, que je quittai bien vite pour venir exercer mon état à Paris. Tous les ans j'allais au pays porter de l'argent à ma femme, et je devins, par la suite, père de trois enfants. Cependant toute mon ambition était d'amasser une somme assez forte pour me retirer tout à fait dans le sein de ma famille ; et Dieu sait si je travaillais pour cela ! Je parvenais petit à petit, en mettant sou sur sou, à mettre quelque chose devant moi ; mais il fallait du temps ; car, outre que je devais me soutenir à Paris, j'étais obligé de soutenir ici ma femme et mes enfants. À la fin, je parvins à me faire une somme de cent louis, entends-tu, mon ami, cent louis !... C'était beaucoup pour un pauvre porteur d'eau ! Il m'avait fallu vingt ans pour les amasser ! et suer ! et me donner du mal !... Enfin j'étais sur le point de jouir du fruit de mes travaux.

Un jour j'entre pour porter de l'eau chez une de mes pratiques ; un honnête homme, oh ! que j'aimais parce qu'il n'était pas fier, quoique riche ; il me donnait du tabac quand il me rencontrait dans l'antichambre qui communiquait à la cuisine. Il me disait : Jacques, eh bien ! comment ça va-t-il ? quand vas-tu voir ta femme et tes enfants ? — Oh ! je ne suis pas pressé, que je lui répondais. Il riait alors, et me prenait la main avec bonté, en m'appelant un bon enfant. Moi, toutes ces manières-là m'avaient touché le cœur. J'aimais cet homme, ah ! je l'aimais plus que mon frère. Un jour donc j'entre chez lui ; la cuisinière n'y était pas ; c'est lui qui vient m'ouvrir. Il est pâle, défait, égaré. Mon Dieu ! monsieur, que je lui dis, comme vous voilà ! Êtes-vous malade ? — Ne me parle pas, qu'il me dit, ne me parle pas, mon bon Jacques, je suis au désespoir !... — Au désespoir ! que je lui dis effrayé, en me débarrassant de mes seaux ; que vous est-il donc arrivé ? — Rien, Jacques, rien ; mets ton eau dans la fontaine, et laisse-moi. — Non, monsieur, je ne vous laisserai pas, vous avez trop de chagrin : vous n'auriez qu'à vous tuer ! Cela serait déjà fait, Jacques, si je n'étais père. — Quelque friponnerie, quelque banqueroute peut-être ? On en voit tant cette année ! — C'est cela, Jacques ; je suis perdu par ma confiance. Un misérable m'emporte tout, et demain j'ai des effets à payer... Je ne sais où donner de la tête ; mais va-t-en, Jacques ; laisse-moi seul à ma douleur. — Je ne m'en irai pas : je vous connais, vous êtes un honnête homme, et je dois vous secourir. — Me secourir ! — Je le puis : j'ai une somme énorme que j'avais amassée pour aller me retirer dans mon pays ; je vous l'offre. — Comment ? — Oui, je possède cent louis ; hen ! il y a là de quoi vous tirer d'affaire, n'est-ce pas ? — Pas tout à fait, Jacques ; mais cela serait, que je n'accepterais point ton offre. — Vous l'accepterez ! — Moi te dépouiller ! — Vous me le rendrez. N'avez-vous point des ressources ? — J'en ai, Jacques ; je suis bien sûr d'ici à quelques mois... Mais je ne puis consentir à le priver de la douceur de revoir ta femme et tes enfants. — Je les verrai plus tard. — Mais il est temps que tu te reposes. — Je suis encore assez fort pour travailler. — Jacques, je ne puis... — Je le veux comme cela, monsieur : voilà les cent louis que j'ai sur moi, par bonheur, prenez-les, et ne dites plus rien. — Mais... — Je ne vous entends plus ; et je mets mon eau dans la fontaine. — Jacques, tu es fou... — Elle est à sec la fontaine. — Mais, mon ami... — C'est égal, j'y vas toujours mettre cette voie-là, demain j'en rapporterai. — Reprends ton or, Jacques ; je serais honteux... — Est-ce que vous vous trouverez humilié d'accepter un service d'un pauvre porteur d'eau ? — Ce n'est pas cela, Jacques ; mais... — Eh bien ! ne m'en parlez donc plus : votre serviteur. C'est sept voies que la bonne me doit.

Mon homme me rappelle dans l'escalier ; je ne l'écoute point, et je suis déjà dans la rue à crier : À l'eau ! à l'eau !... Depuis ce temps, mon ami, j'allais tous les jours porter de l'eau dans cette maison ; mais je n'y voyais plus le maître, qui, je ne sais pour quelle raison, était sans cesse enfermé dans son cabinet. Sur ces entrefaites, je reviens ici voir ma famille : il y a de cela quelques mois. J'embrasse ma femme et mes enfants, à qui je ne parle point du service que j'ai rendu. Je retourne à Paris... je vais chez mon homme. Ô surprise !... le fripon a fait banqueroute à son tour, il m'emporte ma somme ; et l'on ne sait ce qu'il est devenu. Toute sa maison est sens dessus dessous ; on n'y voit que des gens de justice. Je réclame mon droit, comme créancier ; on me demande si j'ai un titre. Je n'en ai pas malheureusement. J'ai prêté de confiance, sans penser même à exiger un écrit d'un homme pour qui j'aurais mis ma main au feu ; et me voilà la dupe d'un escroc qui m'a emporté mon argent !... Juge de ma douleur, mon cher Vertpré ! Le fruit de mes travaux, des épargnes de vingt ans ! ... Il faut que je recommence à travailler comme si je n'avais rien fait ! Ô mon Dieu ! que les hommes sont trompeurs !

Ici, mes amis, Jacques laissa tomber quelques larmes, et moi, que son récit intéressait vivement, je le priai de continuer ; ce qu'il fit de cette manière :

Quand je vis qu'il n'y avait plus de ressources pour moi, et que mes cent louis étaient perdus (il avait un fils, ce fripon ; mais le fils s'était sauvé le jour-là même : on ne savait ce qu'ils étaient devenus tous deux), le chagrin s'empara de moi ; je me dis : Il faut que je recommence ma carrière ; mais, avant, je retournerai me consoler pendant quelques mois au milieu de ma famille, et je reviendrai après avoir marié ma fille aînée, si je le puis : mais, pour la marier avantageusement, je ne prendrai qu'un gendre qui puisse lui apporter en dot les malheureux cent louis que je viens de perdre. Si je trouve ce gendre et cette somme, je travaillerai avec plus de courage. Je suis revenu ici, et me voilà, mon ami, forcé de retourner à Paris aussitôt que votre mariage sera terminé. Je ne suis plus jeune : ma pauvre femme est plus âgée que moi : mais c'est égal, je puis encore travailler dix ans pour soutenir ma Jacqueline et établir à son tour ma fille cadette. Pour Joset, je l'emmènerai avec moi : il fera comme son père a fait ; il faudra bien qu'il se suffise à lui-même ; c'est toujours une charge que j'aurai de moins. Voilà mon secret, mon ami, et c'est la raison qui m'a fait exiger de toi une somme de deux mille quatre cents livres. Si je les avais eues, si l'on ne me les avait pas emportées, je ne te les aurais pas demandées : bien au contraire, je t'en aurais offert la moitié.

Enchanté de l'excellent cœur du bon Auvergnat, mais en même temps troublé par je ne sais quel pressentiment, je me rappelai soudain les expressions vagues de mon père à ses derniers moments ; et je ne sais pourquoi je demandai à Jacques, avec émotion, le nom de celui qui lui avait fait un tort si considérable. Son nom, mon ami ! me répondit Jacques ; je ne te le dirai point : cet homme m'a fait bien du mal, mais je ne le déshonorerai point en publiant son nom. — Jacques, je vous en conjure, ne me le cachez point. Je connais tout Paris ; il serait possible que votre homme devînt solvable, et qu'il eût de la ressource. Il s'appelle ?... — Ce n'est donc qu'à toi, mon gendre, que je le dirai, et à la condition que tu t'informeras de lui, et que tu tâcheras de me faire payer de son héritier. Il s'appelait M. Demervil, un banquier, je crois.

À ce nom de Demervil, je devins pâle et tremblant, au point que, si je n'avais pas été dans l'obscurité, tourné devant Jaques, il s'en serait aperçu. C'était mon père qui avait ruiné ce brave homme. Mon père s'appelait Vertpré-Demervil ; mais il était plus connu sous ce dernier nom, tandis que, l'on me nommait communément Vertpré. Toujours enfermé dans mon cabinet, je n'avais pu connaître le porteur d'eau de la maison, qui, de son côté, n'avait jamais eu l'occasion de me voir. Je restai un moment interdit ; et Jacques, qui prit mon silence pour un effet de l'intérêt que son malheur m'inspirait, me prit la main pour me conduire vers Marie, en me disant : Cela t'affecte, mon ami ! au surplus, le mal est fait ; n'y pensons plus, et occupons-nous uniquement du bonheur qui nous attend tous.

Ce bonheur, il était détruit pour moi ! la somme que je possédais, et qui seule me faisait obtenir la main de Marie, n'était plus à moi, elle appartenait à Jacques, et c'était là l'aveu pénible que mon père craignait de faire en mourant : quel parti devais-je prendre ? Pouvais-je tromper ces bonnes gens en épousant leur fille sans leur restituer leur bien ? Pouvais-je cacher ma honte aux dépens de la probité ? Non, me dis-je intérieurement, je ne suis point capable de tant de bassesse. J'aime, j'adore Marie, mais je dois y renoncer. En restituant la somme, je n'ai plus rien, et Jacques d'ailleurs ne voudra jamais donner sa fille au fils d'un homme déshonoré, qui l'a si cruellement trompé. Mon père avait bien raison de me dire qu'il ne me laissait rien ; car je n'ai recueilli de sa succession que cette modique somme de cent louis, et il se trouve aujourd'hui qu'elle n'est pas à moi. Rendons-la, rendons-la, et sacrifions l'intérêt et l'amour à l'honneur, à la délicatesse...

Ces réflexions, je les fis très rapidement, et sans qu'il s'élevât dans mon âme le moindre combat entre le crime et la vertu... Je regardai Marie : un soupir s'échappa de ma poitrine ; et, laissant bientôt ces honnêtes gens s'occuper toujours des préparatifs d'un hymen qui ne pouvait plus s'effectuer, je sortis sous un prétexte, mais bien dans l'intention de ne jamais rentrer dans cette fatale chaumière. Je n'osais pas me nommer moi-même ; mais je me proposais d'écrire et de renvoyer l'or par un agent quelconque, mais sûr. Je marchai au hasard, la tête embarrassée, le cœur serré, les yeux pleins des larmes ; et pour la première fois je sentis le prix de la fortune... Marie, Marie ! m'écriai-je, mon absence va te percer le cœur ; ma fuite va peut-être te faire douter de mon amour ; mais elle est nécessaire, inévitable. Un mot me perd, nous perd tous les deux ; mais il faut le dire, ce mot fatal ; je ne puis non, je ne puis tromper d'aussi bons cœurs...

En réfléchissant ainsi, je vis venir devant moi, en sautant, le petit Joset qui revenait de la ville. Mon frère, mon frère ! me cria-t-il de loin, le notaire viendra demain matin. Je viens de le voir. Mais où alliez-vous donc, mon frère ?

Ce titre de frère que me donnait ce jeune enfant me fit soupirer : il s'en aperçut. Vous avez du chagrin, mon frère, et vous voilà bien loin de chez nous ! Qu'est-ce que cela veut dire ? — Rien, mon ami, rien.

Je le pris par la main, et feignant d'aller faire quelques emplettes à la ville, je l'engageai à m'accompagner. Joset revint avec plaisir sur ses pas, et je fus charmé d'avoir trouvé l'agent sûr que je désirais rencontrer.

Arrivés à la ville, nous entrâmes dans une auberge, et là, demandant de l'encre et du papier, j'écrivis ce peu de mots :

«Votre confidence, Jacques, m'a éclairé d'une manière bien cruelle !... Vous ignoriez que vous parliez au fils du malheureux Demervil qui cause votre peine ! Oui, Demervil fut mon père ! Jugez, d'après cela, si je dois prétendre encore à la main de Marie ! Je n'ai plus rien, et je suis dégradé à vos yeux. Je vous renvoie vos cent louis, le seul bien que je croyais m'appartenir. Ils sont à vous ; je vous les rends, et vous fuis pour jamais. Adieu : consolez Marie, que je ne cesserai jamais d'adorer, et cherchez-lui un époux plus digne d'elle et de vous.

VERTPRÉ DEMERVIL.»

Ce billet fini, je le cachetai ; puis le remettant avec ma bourse au petit Joset, je le priai de porter tout cela bien vite à son père, attendu que j'avais encore une affaire à terminer, qui me retiendrait longtemps. L'enfant voulut m'engager à revenir avec lui ; mais comme il ignorait mes véritables projets, je le priai de ne plus insister, et il partit...

Me voilà donc seul encore une fois dans l'univers, sans argent, sans ressources, privé de tout au moment où j'allais épouser celle que j'adorais !... Le flambeau de l'hymen venait de s'éteindre, et l'obscurité la plus profonde régnait sur la carrière épineuse de la vie que j'allais parcourir seul ! Je perdais mon amante, je perdais tout ! Je voulus quitter soudain l'Auvergne, qui me rappelait des regrets trop douloureux. La nuit n'était pas encore répandue sur notre hémisphère : je marchai jusqu'à ce que le jour finissant m'avertit de me délasser dans une auberge, la seule que j'aperçusse sur la route. J'y entre ; je me fais servir un souper modeste, car je n'avais plus que quelques petits écus, et je monte ensuite dans une chambre qu'on me désigne, et dont la vue donne sur la route. La soirée était superbe, et la lune éclairant les sites agrestes qui se prolongeaient devant moi, je me mis à ma croisée, pour examiner ce calme imposant de la nature, et surtout la cime du Puy-de-Dôme, qui réfléchissait un éclat éblouissant. Je pensais à mes malheurs, et je ne songeais point à me reposer, tandis que tout le monde était couché depuis longtemps dans l'auberge.

Le bruit d'un cheval qui galopait au loin fixa tout à coup mon attention : il semblait que quelque chose me dît intérieurement que le cavalier qui le montait avait affaire à moi. Je regarde, j'examine, et bientôt j'aperçois un homme vêtu de brun, et portant un enfant en croupe derrière lui ; à quelque distance de l'auberge, le cavalier s'arrête, et je l'entends qui dit à l'enfant : À moins qu'il ne se soit arrêté dans cette auberge !

Ciel ! c'est la voix de Jacques. L'enfant, Joset sans doute, lui répond : Frappons-y mon père. Un mouvement involontaire me fait crier de loin : Jacques, Jacques, qui cherchez-vous à cette heure ?

Le voilà ! s'écrie Jacques ; et au même instant il est à bas de son cheval, ainsi que son enfant. Tous deux frappent à coups redoublés à la porte de l'auberge, tandis que Jacques me dit d'en bas : Te voilà donc, étourdi, qui nous causes tant de chagrins ! c'est toi que je cherche. M'as-tu cru assez intéressé pour faire le malheur de ma fille, et assez injuste pour ne pas distinguer le fils d'avec le père ?

Ils frappent toujours : en vain je leur observe que tout le monde est couché, que personne ne leur ouvrira : ils sont capables d'enfoncer la porte, et prennent des pierres pour donner de plus grands coups. À la fin, l'hôte s'éveille ; il appelle ses gens, la porte s'ouvre ; mais soudain il s'élève une querelle entre les garçons de l'auberge et les deux Auvergnats, qu'on veut maltraiter comme des importuns. Je descends pour apaiser cette rixe, qui peut aller jusqu'aux coups, et je parviens à calmer les deux partis. Jacques me prend le bras, et veut m'emmener avec lui sur-le-champ. Je lui objecte que la nuit est avancée, que je me crois d'ailleurs indigne de son alliance : il n'écoute rien, me force à monter sur son cheval place l'enfant derrière moi, et marche, à pied, à côté de nous.

As-tu pu penser, me dit-il en route, que je ne saurais pas apprécier l'excès de ta délicatesse ? Cet argent, tu pouvais le garder, tu pouvais nous laisser ignorer ton nom, épouser Marie et faire ton bonheur : tu ne l'as pas fait, tu as préféré d'être honnête homme. Ô mon cher Vertpré ! que ce trait m'a pénétré ! tu vas voir Marie, qui est touchée, comme moi, de ton désintéressement : elle pleure, la pauvre enfant ! Tout le monde passe la nuit chez moi ; on m'attend, ou plutôt on t'attend avec impatience. — Comment avez-vous pu suivre mes traces, mon cher Jacques ? — Pardi, c'était ben malin ! Joset m'a servi de conducteur jusqu'à l'auberge où il l'avait laissé. Là, nous avons demandé de tes nouvelles ; on nous a dit que tu venais de partir, et qu'on l'avait vu prendre la grande route de Clermont. Allons à Clermont, dis-je à Joset ; allons au bout du monde, s'il le faut, pour retrouver cet intéressant jeune homme !... Oh ! j'y aurais été, tant je brûlais du désir de te retrouver ! — Bon Jaques, et vous permettez encore que j'épouse ? — Qu'il est nigaud : pourquoi pas ? En supposant que je ne calcule que l'intérêt, cet argent, tu l'avais, tu pouvais donc contenter mes vœux ; tu me le rends, je l'ai, c'est à moi à te l'offrir : cela revint au même. Pour moi, je suivrai mon plan, je retournerai travailler à Paris. — Non, Jacques, non, vous ne travaillerez plus ; j'ai quelques talents, je peins assez passablement ; je ferai des portraits, des tableaux, et je trouverai le moyen de soutenir mon ménage et le vôtre, qui désormais n'en feront plus qu'un.

Tout en nous entretenant ainsi, nous arrivâmes au buron au petit jour. J'y trouvai en effet toute la famille assemblée, et livrée à la plus mortelle inquiétude. Je vous laisse à penser, mes amis, si je fus grondé d'abord, puis caressé, embrassé, fêté !... Marie surtout, Marie semblait renaître ; elle m'accusait de froideur ; puis elle sautait à mon cou, et me serrait dans ses bras avec la plus vive affection.

Le lendemain notre hymen fut célébré, ainsi qu'il avait été projeté. Je restai quelque temps avec ma femme au milieu de cette bonne famille ; puis je vins m'établir à Clermont, où je gagnai quelque argent, que je donnai à Jacques, ne voulant pas souffrir que ce brave homme recommençât des travaux qui auraient abrégé ses jours. Quelques mois après nous le perdîmes, à la suite d'une maladie grave et prompte. Jacqueline, sa tendre épouse, ne put lui survivre longtemps. Alors je remis Joset et sa jeune sœur aux soins d'un oncle qui demeurait à Saint-Flour, lui promettant de lui payer une bonne pension, et je résolus de venir, avec ma femme et l'enfant quelle nourrit, me fixer à Paris, où la carrière est plus vaste pour un artiste. C'est en faisant ce voyage que je me suis égaré hier dans la forêt prochaine, et que j'ai pris la liberté de demander l'hospitalité dans cette maison. J'ai accepté le repos d'un jour que vous m'avez offert ; mais demain matin, de très bonne heure, je partirai, et j'emporterai le souvenir de vos soins généreux : heureux, si j'ai pu vous intéresser un moment en vous racontant l'histoire de la bonne famille d'Auvergne !»

Vertpré termina son récit, et, comme il était tard, Palamène le fit passer avec ses enfants et Marie, qui venait de descendre, dans la salle où Marcelle avait préparé la collation du soir.


TRENTIÈME SOIRÉE.

LES TALENTS.


La Ferme isolée.

Vertpré et sa femme partirent le lendemain matin, et les enfants se réunirent pour déjeuner en l'absence de leur père, qui était occupé dans son cabinet. L'histoire qu'on leur avait racontée la veille était venue fort à propos pour leur faire faire mille réflexions sur la restitution des vingt mille livres que Palamène devait faire à son bienfaiteur Delacour. Ce jeune Vertpré qui ne se croit pas propriétaire de cent louis qu'il a recueillis de la succession de son père, ce vertueux jeune homme qui renonce à celle qu'il aime, à tout, pour rendre un bien dès qu'il sait qu'il ne lui appartient plus ! il y avait de quoi faire travailler nos jeunes têtes, et les ramener à de justes retours de délicatesse. Ce fut Armand qui renonça le premier à son opinion. Sais-tu, dit-il à Benoît, que depuis hier j'ai bien changé d'idée sur l'affaire de notre père ? Oui, je crois à présent qu'en effet il doit rendre la somme à M. Delacour. — Je ne suis pas encore autant persuadé que toi, lui répondit Benoît ; est-ce parce que Vertpré nous a dit hier qu'il avait rendu à Jacques l'argent que ce dernier avait prêté à son père ? le cas est bien différent. — Pas tant. — Tout à fait différent. Dans l'histoire de Vertpré, c'est de l'argent prêté à condition qu'il sera rendu. C'est de l'argent donné, ici. — Donné, si tu veux : mais quand celui qui a fait, le don a besoin à son tour ? — Il est vrai que l'excès de la délicatesse de Vertpré m'a touché, moi. — L'excès ! interrompit Léon ; mais il n'y a pas d'excès de délicatesse dans son procédé. Le père avait abusé de la confiance, de la bonté d'un honnête homme ; le fils devait tout réparer. C'est ainsi que je pense ; et c'est ici la même chose, au point que, si j'étais fils unique, et que je perdisse mon respectable père, la première chose que je ferais serait de rendre les vingt mille livres à M. Delacour ou à ses enfants. — Ah, te voilà, toi ! interrompit Benoît avec un sourire ironique, tu rendrais ; mais si tu n'avais que cela ? — Je ferais comme Vertpré, qui ne possédait uniquement que ces malheureux cent louis. — Mais, Vertpré devait réellement. — Nous devons aussi réellement. — Non. — Si. — Pour nous mettre tous d'accord, reprit Armand, n'examinons plus la légitimité de la dette ; ne voyons plus que l'honneur, les procédés, la délicatesse. — Ah ! à la bonne heure, répartit Benoît ; mais Léon fait toujours l'entendu. — En raisonnant d'après notre cœur, mes frères, poursuivit Armand, nous sentirons tous qu'une voix nous crie là : Rendez à l'indigent ce qu'il vous a donné dans sa prospérité ; n'est-ce pas ? — Oui, oui ! s'écrient tous les enfants ensemble. Armand reprend : Sans doute il est dur de se dépouiller ainsi ; de se réduire soi-même à la gêne, à la malaisance, de perdre tout le fruit de ses travaux, et l'espoir de tout établissement. Voilà ma sœur, par exemple ; il faudra marier un jour, et l'on ne peut la marier sans une dot : où la prendre ! — Oh ! interrompit Jules, ne parle pas de cela ; sa dot, ce sont ses vertus, c'est elle-même. Eh ! qui ne s'empresserait pas de lui donner la main ! — Comme il est galant, Jules ! repartit Benoît. — Il est plus, reprit Jules, il est vrai. (Jules regarde Adèle, qui rougit.) — La galanterie de Jules, répliqua Armand avec douceur, est motivée par le mérite de ma sœur Adèle ; mais, en suposant qu'elle n'ait pas besoin de dot, elle ne compose pas seule la famille de mon père ; il a encore quatre garçons à établir, je dis quatre, car Jules est notre frère, il doit partager comme nous. Moi surtout qui dois me marier le premier, n'est-il pas bien agréable d'être garçon de ferme, au lieu d'en être le maître, et d'épouser... je ne sais qui, qui n'aura pas de bien ? — Et moi, dit Benoit, j'en suis aussi réduit là, si l'on rend la somme. — Pour moi, interrompit Léon, j'ai des talents, je n'en moque. — Oh, oui, de beaux talents ! repartit Benoît en secouant la tête ; parce qu'il fait de mauvais vers, il s'imagine avoir tout l'esprit de la famille. — Benoît, tu es toujours jaloux et méchant, interrompit Armand ; tu ne cherches qu'à piquer l'amour-propre de ton frère Léon ; c'est bien vilain, et il est heureux pour toi que mon père ne t'entende pas. Tu te rappelles ton petit séminaire chez Lagrange, le charbonnier de la forêt ; tâche de ne pas te mettre dans le cas d'y retourner. Mais laissons cela, et dites-moi si vous voulez que nous allions tous chez notre père, pour lui dire que Benoît et moi nous avons changé d'avis, et que nous avons adopté celui d'Adèle, de Jules et de Léon ? — Allons-y tous, disent les quatre autres enfants. — Nous nons marierons comme nous pourrons, ajoute Benoît : mon père va vendre cette ferme, il n'aura plus de bien, et nous épouserons des paysannes ! — Oui, des paysannes, répond Armand en soupirant ; car mon père veut que je sois agriculteur comme lui : vous vous souvenez bien qu'il m'en a prescrit la loi, le jour où nous allâmes díner à Mamonville, où l'on nous raconta l'histoire touchante de Gros-Jean et de Florival son fils ? Je serai fermier !... — Et tu épouseras, comme nous, une paysanne, reprend Benoît avec un sourire malin, et comme s'apercevant de l'orgueil de son frère, qu'il est bien aise d'humilier. — Bah, bah ! interrompit Léon le désintéressé, à quoi pensez-vous là ? est-ce que notre père est ruiné pour une modique somme de vingt mille livres ? Au surplus, quand il le serait, il faudrait le plaindre plus que nous, et nous conformer à sa triste situation. Allons dans son cabinet... Allons-y, disent en sautant Adèle et Jules... — Allons-y, reprennent tristement Armand et Benoît.

Les enfants montent au cabinet de Palamène, qui n'y est pas pour le moment. Il y entre bientôt, et paraît étonné de voir une réunion qui lui annonce une ambassade dont il pénètre le but. Asseyez-vous, mes enfants, leur dit-il avec un air inquiet, comme cherchant à lire dans leurs regards.

Mon père, lui dit Armand, nous venons, Benoît et moi, vous avouer que nous avons eu tort hier matin de ne pas nous ranger à l'avis de Jules, d'Adèle et de Léon : oui, j'ai senti que les raisons que je vous ai alléguées sont plus spécieuses que vraies. — Sur quelle affaire ? leur demande avec finesse Palamène. — Relativement à la lettre que vous avez reçue, et qui vous peint l'état fâcheux de M. Delacour, votre digne bienfaiteur. Rendez, mon père, rendez les vingt mille livres, dussiez-vous vendre jusqu'à nos propres effets. — Non : une portion du prix de la vente de cette ferme suffirait. Mais qui a donc pu faire si vite changer d'avis Benoît et vous ? — L'exemple de la délicatesse de Vertpré et des réflexions plus saines. (Palamène cache sa joie.) — Il est certain que la conduite de ce jeune homme envers ce bon Auvergnat Jacques, est bien digne d'éloges, quoiqu'elle soit prescrite par le devoir et par la probité. Je suis charmé, mes fils, que votre opinion à tous sur M. Delacour soit précisément la mienne. Je ne vous cache pas que, même dès le moment où j'ai relu la lettre de Berthier, je me suis décidé à tout restituer : je vous ai cependant demandé vos divers avis ; vous me les avez donnés avec franchise, et j'ai été bien éloigné de me fâcher contre ceux d'entre vous qui ont pu contrarier mes vues ; ce serait vous tromper que de vous demander votre façon de penser pour sévir après contre celle qui m'aurait choqué ; ce serait abuser un droit d'un père, et j'en suis incapable. Il m'est cependant bien doux de voir que nous pensions tous les six de la même manière, et que la probité, la délicatesse ne trouvent aucun infracteur dans le sein de la famille. Au reste, mes bons, mes chers enfants, je puis bien vous rassurer sur les suites de cette affaire : elle se terminera sans que ma fortune en soit visiblement altérée : non, je ne vendrai rien (Armand et Benoît sourient). Des rentrées sur lesquelles je ne comptais plus, et, que j'ai cependant pressées depuis hier, me sont revenues ce matin : j'ai la somme prête ; la voilà, et je vais l'envoyer sur-le-champ chez M. Berthier, l'ami de M. Delacour, par Michel, le fermier voisin, qui va justement à Paris, et que je puis charger avec toute confiance de négocier cette restitution. Ainsi, voilà une affaire terminée : vous voyez que j'ai l'argent ?

Palamène ouvre un tiroir de son secrétaire, et au milieu d'un tas de lettres de change, il montre à ses enfants quelques rouleaux de louis qu'il a joints aux papiers pour compléter la somme. Armand et Benoît soupirent en voyant cet or qui va sortir de la maison, tandis que Jules, Adèle et Léon le regardent avec attendrissement. Palamène examine les yeux de ses enfants, et ne se trompe pas sur les divers sentiments qui s'y peignent. Il referme son tiroir. Maintenant que voilà qui est arrangé, dit-il, n'y pensons plus, mes enfants, et ne songeons qu'à nous distraire, en pensant au plaisir que le bon Delacour va éprouver d'avoir obligé jadis un galant homme. Cet or va lui racheter la vie, comme cet or a fait mon bonheur en me rendant le plus heureux des époux et des pères...

Les enfants sautent au cou de Palamène, qui les serre tous dans ses bras. Il fait beau, ajoute-t-il : allons demander à dîner à M. de Verseuil, ce riche seigneur qui a acheté le parc et le château du marquis Desforts dont je vous ai raconté la mort funeste. M. de Verseuil est un homme dont je prise les mœurs et l'amitié ; il m'en a voué beaucoup, et m'a même engagé vingt fois à aller, sans façon, lui demander la soupe avec ma petite famille. Je profiterai aujourd'hui de son offre obligeante. Allez vous préparer, mes enfants ; nous ne partirons que dans deux heures d'ici, car nous n'irons pas loin : le château de Verseuil est tout près de la ruelle des Mares ; on le voit d'ici.

Les enfants embrassent encore une fois leur tendre père, et se retirent, enchantés d'une partie de plaisir qui va faire quelque diversion à leurs études journalières, Armand en est très content aussi : il ignore cependant que cette partie de plaisir a pour but de lui donner une forte leçon ; car Palamène a tout entendu ; il sait que son fils aîné craint de n'avoir pas assez de bien pour faire une mariage avantageux. Armand veut une femme riche, et rougirait d'épouser une paysanne : il faut le ramener à des idées plus saines, et c'est toujours par les exemples. Ô père respectable ! vertueux Palamène ! homme bon et sensé, qui savez si bien élever vos enfants, que je m'enorgueillis d'être votre historien !

L'heure à laquelle on doit partir est bien lente à venir. Les enfants soupirent après ce moment fortuné, et croient que le temps s'est arrêté exprès pour eux. Enfin Palamène a pris sa canne et son chapeau ; la porte de la ruelle s'ouvre ; et l'on part... On arrive bientôt au château de Verseuil, où Palamène se fait annoncer. Le maître de ce château, M. de Verseuil lui-même, vient au-devant du père de famille : Eh quoi ! c'est vous mon voisin ? lui dit-il d'un ton le plus affectueux ; vous voilà ! vous venez sans doute dîner avec moi ? Que je vous sais gré de venir cormme cela sans façon ! Ce sont là vos enfants ? ils sont bien aimables !... Voilà une demoiselle très intéressante ! et votre aîné est déjà un homme ! Parbleu, cela tombe bien ; j'attends ce soir mon gendre, qui est allé voir son père ; il doit revenir avec sa femme et son enfant ; car je suis grand-père depuis un mois : ma fille est allée montrer son fils à son beau-père ; c'est naturel. Ils reviennent ce soir ; vous les verrez avant de vous en aller. En attendant, je suis seul de la maison à dîner, vous me tiendrez compagnie.

Nos enfants sont ravis de la bonne réception d'un aussi grand seigneur, et Palamène l'en remercie avec reconnaissance.

On cause, on rit, on joue, on se promène dans le parc ; on visite toute la maison : ensuite on se met à une table peu somptueuse, mais où règnent la bonne chère, le bon vin, et surtout la franchise et la liberté. Vers la fin du repas, Palamène adresse cette question à M. de Verseuil : Le père de votre gendre, M. le comte, est sans doute un seigneur de vos voisins, puisque vous m'avez dit, je crois, que sa terre est peu éloigné de la vôtre ? — Sa terre, mon voisin ! Je ne vous ai point parlé de sa terre, ou du moins je ne m'en souviens pas. Le père de mon gendre, a, si vous voulez, des terres : mais il n'est ni grand, ni titré. — Bon ! — Est-ce que je ne vous ai pas raconté son histoire ? — Non ; M. le comte. — Eh, pardonnez-moi. — Je vous jure, M. le comte, que vous ne m'en avez jamais parlé. J'ai su, par la voix publique, que Mlle de Verseuil était mariée ; mais ou ne m'en a pas appris davantage. — Quoi ! vous ne savez pas que j'ai donné ma fille au fils d'un fermier ? — Au fils d'un fermier ! je l'ignorais. — Ah, parbleu, il faut que je vous conte cela, vous en aurez plus de plaisir à voir nos jeunes gens quand ils reviendront tantôt. Écoutez, prenons le café, nous irons ensuite nous asseoir dans le parc, où je vous ferai part de tous les détails de ce singulier mariage.

Les enfants avaient déjà ouvert de grands yeux, ou plutôt de grandes oreilles. Armand surtout, que cette alliance de la fille d'un grand seigneur avec le fils d'un fermier intéressait vivement, témoignait déjà son impatience de voir les convives se lever de table. On desservit, et bientôt tout le monde se rendit au jardin, où, assis sur un banc de gazon dans une salle de verdure, le comte de Verseuil commença son récit en ces termes :

«Je suis l'aîné de trois garçons, issus d'une des plus anciennes familles de la Picardie : mon père était maréchal de camp, et nous avions assez de protections pour nous avancer, nous, jeunes gens, dans le service. Je fis longtemps la guerre ; ainsi que mes frères ; et dès que la paix put nous permettre de changer le laurier pour le myrte de l'amour, nous nous mariâmes. J'épousai, moi, Mlle de la Briche, qui me rendit fort heureux, et père d'une fille unique. Ayant eu le malheur de perdre mon épouse, ma fille étant encore en bas âge, je me déterminai à rester veuf toute ma vie, pour ne point nuire à la fortune ni à l'établissement de mon enfant. Eugénie grandissait sous mes yeux en vertus, en talents et en beauté. J'adorais Eugénie, et elle répondait bien à la tendresse de son père. Elle était très instruite, habile à tous les arts qu'elle cultivait ; mais elle avait un fonds de misanthropie que la lecture des plus grands philosophes lui avait donnée, et qui me chagrinait quelquefois. Je la voyais insensible aux plaisirs de son âge, quoique j'eusse le soin de les multiplier pour lui en donner le goût. Les bals, les cercles, les spectacles, elle aimait moins tout cela que la solitude, la musique et les livres. Je lui faisais souvent la guerre sur cette espèce de vie solitaire qu'elle adoptait ; elle me répondait : Tous les hommes que je vois me paraissent faux et flatteurs ; les jeunes gens sont fats et suffisants ; les femmes sont méchantes et médisantes, les pièces de théâtre sont souvent mal jouées, les bals sont presque toujours mal composés. J'aime mieux m'entretenir avec Buffon ; ses héros n'ont point les vices des hommes ; la musique, j'aime mieux la lire ou l'exécuter tant bien que mal ; et la société de mon père est plus chère à mon cœur que les cercles et les vains plaisirs du monde.

Avec cette manière de penser, je présumais qu'il me serait très difficile de l'établir. Elle ne voulait voir personne ; et, ne jugeant les hommes qu'avec des yeux prévenus, il lui était impossible de choisir. Je ne désirais point contraindre son inclination ; mais elle voulait, disait-elle, rester avec moi jusqu'à la fin de ses jours : cela me désespérait, moi qui brûlais du désir de la voir épouse et mère. Je fis un dernier effort à Paris, où nous étions alors. Je réunis dans une fête brillante tout ce qu'il y avait de jeunes gens aimables et intéressants à la Cour. J'eus soin de dire à ma fille les noms et les prétentions de chacun d'eux, jusqu'à leurs intrigues galantes, celles toutefois qu'on pouvait raconter à une jeune personne bien élevée : souvent, me disais-je, au récit d'aventures amoureuses, la jalousie, l'envie, ou l'amour-propre montent la tête d'une femme. Elle est curieuse d'une conquête que toutes les autres femmes s'arrachent ; et son triomphe, son mariage, le bonheur d'un père, ne sont souvent que l'effet de la vanité d'un enfant... Eh bien tout cela glissa sur le cœur glacé de mon Eugénie : elle sourit de pitié à mon récit d'anecdotes amoureuses, et aucun de mes brillants acteurs ne fit d'impression sur celle pour qui je donnais la comédie.

Désespéré de cette froideur, je lui en fis à la fin des reproches sévères ; elle me désarma par tant de sensibilité et surtout par tant de preuves de sa tendresse pour moi, que je résolus de ne plus la chagriner sur cet article, et de me faire à la voir rester fille toute sa vie.

Nous étions sur la fin de l'été dernier ; les beaux jours et les travaux agrestes et nourriciers de l'automne nous rappelaient dans ce château, que j'avais acheté depuis peu de la succession du marquis Desforts, qui venait de mourir après avoir perdu bien malheureusement son fils unique. Vous avez su cette histoire sans doute ? — Je l'ai sue, dit Palamène. — Et nous aussi, reprirent les enfants ; notre père nous l'a racontée.

Nous étions, dis-je, en route pour revenir ici ; et mon cocher, qui n'était jamais venu à Verseuil, puisque je l'avais depuis un mois, m'égara dans la forêt qui est à six lieues d'ici. Mon domestique s'était assis derrière et dormait ; le maladroit cocher prend une route pour une autre, quoiqu'on lui ait bien indiqué le chemin ; enfin il nous égare ; et moi, qui causais avec ma fille sur des objets intéressants, je ne m'en aperçois pas. Ce n'est que lorsque la nuit est tout à fait obscure, que, me croyant arrivé, je regarde, et m'aperçois que, par les détours qu'a pris mon cocher, je suis à plus de douze lieues de mon château. Pour comble de bonheur, je sais que la campagne où je suis est déserte, dangereuse même pendant la nuit, et qu'en quatre lieues de terres labourées on ne rencontre qu'une ferme isolée, sur la route et à moitié chemin. Je me garde bien de communiquer mes craintes à ma chère Eugénie ; et sans trop gronder mon guide maladroit, je lui dis de s'arrêter à la première ferme qu'il rencontrera à droite. Mon but était de demander au fermier, quoique je ne le connusse point, l'hospitalité pour une nuit, ne voulant point me hasarder avec ma fille dans des chemins que je ne connaissais point.

Eugénie, souffrant comme moi de ce retard, approuve mon projet, et nous arrivons à onze heures du soir à la porte de cette ferme que nous regardions comme un abri salutaire. Quoiqu'il fût tard, je crus aperçevoir de la lumière à travers le jour d'un volet de bois qui cachait une petite croisée à côté de la porte cochère. Cette vue, qui m'assura que tout le monde n'était pas couché dans cette maison, me donna de la hardiesse, et je frappai à la grande porte. Qui est là ? crie-t-on du dedans. — Deux voyageurs égarés. — Nous ne recevons point de ces gens-là. — Ouvrez, de grâce, vous verrez qui nous sommes. — Des vauriens, sans doute ; il y en a assez qui rôdent la nuit. — Une jeune demoiselle et son père peuvent-ils vous effrayer ? — Au diable ; laissez-nous dormir, ou je vas lâcher les chiens.

À cette menace j'allais me retirer, lorsqu'une autre voix cria, du dedans toujours, à la première voix : Pierre, on peut refuser sans dire des sottises aux gens.

Pierre, que l'on grondait à juste titre pour nous avoir injuriés, se tut, et je n'entendis plus rien... Persuadé que le grondeur était plus doux que Pierre, et qu'il pouvait être le maître de la ferme lui-même, je me hasardai à frapper encore. Alors le volet, que j'avais remarqué d'abord, s'ouvrit, et je vis paraître à la croisée un paysan d'un âge et d'une figure respectables, qui me demanda ce que je voulais. Je lui répétais ma demande ; il m'examina, regarda beaucoup Eugénie, ma voiture, mes gens, et, sans me répondre, il ordonna en dedans à Pierre d'aller ouvrir.

Pierre ouvre de mauvaise humeur, et le fermier lui-même se présente pour nous recevoir. J'vous d'mandons ben pardon, me dit-il, de l'impolitesse de mon garçon ; c'est qu'en effet à c't'heure-ci on se méfie toujours : il y a tant de rôdeurs dans c'te campagne ! Entrais, entrais, et sayez les ben-venus !

Nous entrons. La voiture est remisée, mes chevaux sont à l'écurie, mes deux domestiques sont remis aux soins de Pierre, et ma fille et moi, nous suivons le fermier dans une salle basse, précisément la même dont la croisée et le volet donnaient sur la route. Là, je me fais connaître à ce brave homme, qui devient tout humble au nom du comte de Verseuil, dont il a entendu parler. Il nous offre à souper ; nous l'acceptons. Pendant que lui-même s'empresse à préparer un repas frugal sur une table rustique, je me hasarde à lui demander son nom, afin, ajoutai-je, de connaître l'homme hospitalier qui me rendait un si grand service. Je m'appelle Guillaume Ledoux, me dit-il, ou plutôt Guillot Ledoux, car c'est le nom qu'on me donne dans ces campagnes. — Vous n'avez point de femme ? — Veuf, mon bon seigneur ; oui, j's'is veuf ed'pis quinze ans ; j'ons perdu ma pauvre Madelaine, qu'était ! oh, qu'était !... — Et point d'enfants ? — Si fait, si fait ; et v'là c'qui fait mon bonheur, c'est que je s'is l'plus heureux des pères ! — Combien d'enfants ? — Un ; oh, un seul. C'n'est pas l'nombre qui fait l'bonheur ; il n'en n'en faut qu'un bon. — Vous avez bien raison, continuai-je en regardant avec attendrissement ma fille, qui me serra dans ses bras ; et c'est un fils ? — Oui, un grand garçon, qui fait toute ma consolation. — Sans doute, à votre âge, vous ne comptez pas travailler longtemps ? vous le marierez bientôt ? vous lui laisserez votre ferme ? — Ah ben oui, le marier ! il ne veut pas. Y dit comm' ça qu'tant que j'vivrai, il ne m'quittera pas. Oh ! c'est c'qu'on appelle à la ville un phil... un phisol... — Un philosophe. — Oui, c'est ça. Vous riez, monsieur le comte ; ça vous est permis ; pass'que vous ne connaissez pas mon gas. C'n'est pas un paysan, da ! — Non ? — Non, ça n'est pas lourd, ignorant comme moi, qui n'sais ni lire, ni écrire. C'est savant, ça joue de la musique, ça lit de gros livres ; et, quoique ça, ça n'est pas fier envers son père. — Comment ?...

Le souper était prêt : nous nous mîmes à table, et tout en mangeant, le bon Ledoux, qui se contentait de boire un coup avec nous, car il avait soupé depuis longtemps, était si charmé que nous le missions sur le compte de son fils, qu'il nous en parla longtemps avec la plus tendre effusion. Oui, vraiment, nous dit-il, mon fils Ledoux n'est pas un garçon comme un autre. Faut que vous sachiez qu'il avait sept ans lorsque sa mère mourut, ce qui fait qu'il a à présent vingt-deux ans, et qu'il est gentil, oh !... Je me dis à moi-même, lorsque je me vis comme ça veuf : quoi que je ferai de mon enfant ? un manant, un paysan, un lourdeau comme moi, qui ne saura ni a ni b ! Non, j'sommes riche, j'voulons l'y donner d'l'éducation ; car j'crais qu'c'est le d'voir des pères ed' faire pour leurs enfants mieux qu'on n'a fait pour eux-mêmes. Qu'est-ce que j'fis donc ? j'l'envoyai à Paris cheux le maître ed'cette ferme, qui ne m'appartenait pas encore. C't'homme, qui aimait mon petit Benjamin, le mit au collège : on li donna tout plein de talents, et ça n'en s'rait pas resté là, si l'maître ed'la ferme avait vécu ; mais i' mourut, c'brave homme. J'achetai la ferme, et j'fis revenir mon fils : il y a quatre ans d'ça. Depuis ce temps il est avec moi, ce cher enfant ! mais ça ne travaille pas à la charrue, non ! Ça lit, ça écrit, ça peint, dame ça fait tout plein de belles choses. Quoique ça, il m'aime tant, que lorsqu'il me voit travailler dans les champs, il vient m'arracher la bêche ou le hoyau, et m'aide mieux qu'un paysan qui n'aurait fait que cela toute sa vie. Tenez, v'là le temps des semences : eh ben, il vieindra tous les jours travailler à la terre avec son père, quoique ça me fâche, et que je le renvoie souvent, parce qu'il est trop délicat pour ça. Oh ! c'est qu'il m'aime ! allez ! j'nons pas lieu de me repentir d'en avoir fait un monsieur, c'est un tendre ami que je m'sis donné, et qui répond ben à tout ce que j'ai fait pour lui ! — Mais, père Guillot, avec la brillante éducation que vous avez donntée à votre fils, vous n'avez donc pas prétendu qu'il vous succédât un jour, qu'il devint fermier comme vous ? — Il fera ce qu'il voudra là-dessus : je ne le contrains pas ; mais j'crais qu'il a trop de bon cœur pour abandonner l'héritage de son père. Il sera fermier, et prendra des garçons pour l'aider. Oh, ça vous a des mœurs si douces ! ça n'aime aucun plaisir que des livres ; et quoique fermier, on peut s'amuser à lire, à faire de belles choses ; l'un n'empêche pas l'autre. — Je voudrais bien voir ce jeune homme, dit assez vivement Eugénie, et par un mouvement d'intérêt dont elle ne fut pas maîtresse. — Pardi, mam'selle, répondit Guillot, c'est ben aisé ; j'vais vous mener chez lui ; allez, ça ne se couche que vers le milieu de la nuit ; ça étudie trop.

Ma fille rougit à la proposition familière de Guillot : elle me regarda ; je lus dans ses yeux qu'elle me priait d'excuser son inconséquence. J'étais curieux moi-même de connaître un jeune homme auquel les éloges de son père m'attachaient déjà singulièrement. J'appuyai le désir de ma fille. Eh bien, dis-je au père Guillot, si nous ne le dérangeons pas, veuillez nous présenter à lui ; nous lui dirons combien nous sommes pénétrés de votre bonne réception. — Ah ! vous voulez le voir ? tenez : ça n'est pas difficile ; il n'y a qu'à monter ce petit escalier.

Le bon vieillard, enchanté, prend sa lampe, marche devant, et moi je suis ma fille, qui monte un petit escalier fait en échelle de meunier, et qui conduit à un étage supérieur. Le vieillard s'arrête avec nous à une porte de chambre assez propre ; là, il crie en dehors : Benjamin, es-tu couché ? — Non, mon père. — Eh ben, ouvre ; je t'amenons de la compagnie, va, de ben honnêtes gens.

Benjamin ouvre, et nous restons bien étonnés d'entrer dans une pièce décorée absolument comme nos boudoirs. L'acajou, les glaces, les meubles les plus précieux ressortent de tous les côtés ; et ce contraste si frappant avec l'air rustique de la ferme, éblouit un moment mes yeux et surtout Eugénie, qui fixe avec plus de curiosité l'hôte de ce brillant séjour. Il se présente : c'est un jeune homme plein de grâces, et dont les traits sont charmants ; il est un plus grand que M. Armand, votre fils aîné ; mais, comme M. Armand, son air est doux et modeste. Il est vêtu d'une redingote blanche de piqué de Marseille, et tout en lui annonce l'éducation, l'aisance et le meilleur ton. Il nous salue ; puis prenant la main de son père : Eh quoi ! mon père, lui dit-il vous ne vous êtes pas encore livré au repos ? — Non ; mon fils, tu sais que je ne dors pas ; j'aime mieux rester là-bas un moment de plus tous les soirs. J'pense à toi, j'sis content.

Benjamin conjure ma fille de s'asseoir sur un canapé. Nous nous y plaçons tous les trois, tandis que Benjamin serre à la hâte quelques manuscrits auxquels il paraissait travailler. Guillot lui raconte notre arrrivée imprévue, et lui dit mon nom, Benjamin embrasse son père, en le louant de son bon cœur. Puis s'adressant à nous : Il est heureux pour nous, M. le comte, me dit-il, que le hasard nous ait procuré l'avantage de vous recevoir. Vous ne trouverez pas ici l'aisance à laquelle vous êtes accoutumé ; mais vous êtes sûr d'y trouver le respect et les égards qui vous sont dus. — Eh ben ! interrompt Guillot, est-il gentil, mon gas ? Est-ce ben troussé, ce petit compliment-là ? Benjamin, fais donc voir ta bibliothèque. — Je la vois, interrompis-je, pour éviter à Benjamin l'embarras de rougir de la naïveté de son père : monsieur a bien là quinze cents volumes ? — Deux mille, me répond avec douceur l'intéressant Benjamin. — Voilà des dessins, des tableaux qui me paraissent... — C'est lui qui les a faits, me dit avec joie le bon Guillot. — Ah ! monsieur peint ? repart mon Eugénie. — Un peu, mademoiselle. Mes ouvrages auraient plus de mérite si j'avais à retracer les grâces qui embellissent vos traits si charmants.

Eugénie rougit, et je me lève pour examiner les tableaux, qui me paraissent très bien. Un morceau de musique est sur un piano ; Eugénie y jette les yeux, et Guillot dit soudain à son fils : Dis donc, garçon, joue-nous donc un peu de ta musique. — Volontiers, mon père, répond Benjamin, mais je crains de priver nos hôtes du sommeil dont ils peuvent avoir besoin.

Nous l'invitons tous de nous faire entendre quelque chose ; il ne se fait pas prier, se met à son piano, et nous chante, avec le son de voix le plus touchant, la romance suivant, dont il a fait l'air et les paroles.

ROMANCE.

Venez, venez entendre mes accents,
Vous qui sentez l'amour et sa souffrance ;
J'ignore encore le trouble de vos sens ;
Je ne chéris que mon indifférence.

Venez vantez vos regrets, vos soupirs,
Tous vos serments, votre longue constance.
Retracez-moi vos langoureux plaisirs :
Moi, je n'en vois que dans l'indifférence.

Que la beauté sache vous en flammer ;
Tout comme vous je chéris sa présence ;
Mais, comme vous, je ne veux point aimer :
Tout mon bonheur est dans l'indifférence.

Non, je ne veux ni des biens ni des maux
Qui tour à tour marquent votre existence ;
Et je le sens, je perdrai le repos,
S'il faut un jour perdre l'indifférence.

Eugénie est priée à son tour de faire entendre sa voix. Elle chante ; mais je m'aperçois qu'elle tremble, et craint la supériorité de l'amateur qui vient de la précéder. Que vous dirai-je ? tous les talents, tous les grâces, ce charmant jeune homme les possédait. Nous restâmes longtemps chez lui ; mais l'heure qui s'avançait nous prescrivant de nous retirer, nous redescendîmes notre échelle de meunier, et le temple des arts se ferma derrière nous pour nous laisser dans la chaumière du laboureur. Guillot nous demanda avec enthousiasme ce que nous pensions de son fils. Nous lui en fîmes les plus grands éloges, et ce bon père jouit. Retirés, ma fille et moi, dans deux chambres qui se communiquaient, je dormis, mais pas assez profondément pour ne pas m'apercevoir qu'Eugénie, qui toussait fréquemment, ne pouvait goûter les douceurs du sommeil. J'attribuai son insomnie à la fatigue, et surtout à l'inquiétude où nous avait jetés la fin de notre voyage. Le lendemain matin, quand nous fûmes descendus, nous trouvâmes le jeune Benjamin près de son père : tous deux nous demandèrent les nouvelles de notre nuit, et l'on servit ensuite le déjeuner champêtre, que Benjamin partargea avec nous. Ce fut alors que nous eûmes lieu d'apprécier tout l'esprit de ce jeune homme. Sa conversation était vive, animée et pleine de saillies, de traits heureux : il paraissait chérir, respecter son père ; et les façons rustiques de ce bon vieillard ne lui causaient aucune espèce d'humiliation. Si ce rare et heureux caractère me charmait, il faisait plus d'impression encore sur le cœur de mon Eugénie, qui, jusqu'à ce momcnt, était restée insensible à l'amour. Je ne m'aperçus point alors du changement qui s'opérait en elle ; et lorsque je remontai dans ma voiture, je priai, sans prévoir les suites de mon invitation, Guillot et Benjamin de venir me voir ici dans mon château de Verseuil. Ils me le promirent, et nous les quittâmes enchantés d'eux.

Arrivé ici, je remarquai que ma fille était devenue sombre, triste et mélancolique. Lorsque je lui parlais du mérite du jeune Ledoux, elle affectait de detourner la conversation, et je voyais des larmes s'échapper de ses yeux. Je fus longtemps sans deviner les motifs de sa tristesse : et je ne m'en serais jamais doute si l'on n'eût annonce un jour Guillaume Ledoux et son fils. À ces mots, elle changea de couleur, et l'on fut obligé de la transporter chez elle, où, elle se trouva mal. Je n'en reçus pas moins le bon fermier, qui me dit que ce n'etait que pour céder aux vives instances de son fils qu'il profitait de mon invitation à venir me voir. Il a la tête tournée, me dit naïvement ce bon père, de la beauté de mademoiselle Eugénie...

Benjamin rougit, et parut, pour la première fois, embarrassé de réparer l'inconséquence de son père. Je les fis asseoir ; et bientôt ils demandèrent Eugénie. Elle se présenta ; mais elle était pâle et faible. Benjamin parut prendre le plus grand intérêt à sa santé. Eugénie le regarda avec tendresse, et je m'aperçus soudain des sentiments qui agitaient ces deux jeunes gens ; je dissimulai néanmoins, et les deux fermiers passèrent chez moi trois jours, qui furent consacrés aux arts et aux plus douces conversations.

Quand ils furent partis, mon Eugénîe retomba dans son effrayante mélancolie. Une fièvre lente vint même la consumer et la menacer d'une plus forte maladie. La crainte de perdre ma fille l'emporta chez moi sur l'orgueil et la vanité. Mon enfant, lui dis-je un jour, par où ai-je mérité de perdre ta confiance ? — Que dites-vous, mon père ? — Oui, tu renfermes un secret qu'il m'eût été bien plus doux d'apprendre de ta bouche que de deviner. — Un... secret ! — Tu aimes !... — Ciel ! qui croyez-vous, mon père ?... — Tu aimes... le jeune Benjamin Ledoux. — Ah, mon père ! l'oserais-je, puisqu'il ne peut être mon époux ?... — Quand on aime, mon enfant, pense-t-on si l'un doit oser ou non ? On calcule moins encore les convenances sociales. — Mon père !... — Avoue-moi franchement qu'après avoir résisté à l'éclat, au brillant de la jeunesse distinguée dont j'avais su t'environner, le fils d'un simple fermier a touché ton cœur. — Mon père, il est bien intéressant !.. — J'en conviens, ma fille ; mais il n'a point de nom, point d'état. — Punissez donc votre fille, mon père ; elle a sacrifié à l'amour la promesse qu'elle vous avait faite de ne pas aimer ; elle est indigne de vous ! — Ma fille, j'aurais bien des choses à te dire ; mais je les réserve pour un autre moment. Dans deux jours tu sauras ma réponse. — Dans... deux jours ! — Oui, ma fille : en attendant, compte toujours sur la tendresse et les consolations d'un père.

Eugénie est très inquiète. Je la quitte, et, prenant sur-le-champ un cheval, je me rends chez Guillaume Ledoux, qui est très étonné de me voir. Bon père, lui dis-je, qu'avez-vous à donner à votre fils ? — Monseigneur, pourquoi cette question ? — Répondez, je vous prie que lui donnez-vous ? — Mais... c'te farme, et queuques centaines de louis qu'jons là. — Eh bien ! je le marie. — Qui ? — Votre fils : entendez-vous que je le marie ? — Allons donc, monseigneur veut rire. Marier mon fils ! À queuque femme de chambre peut-être de mademoiselle, ou à queuque farmière ed'vot'terre ? Mon pauv'fieu n'écoutera rien. Il a le malheur d'aimer à présent : il est comme un fou c't'enfant, et j'dois c'hagrin-là au malheur que j'ons eu d'vous recevoir cheux nous.

Le bon Guillot verse quelques larmes qui m'attendrissent. — Qui aime-t-il, votre fils ? lui demandai-je avec intérêt. — Ah, pardi ! j'irai vous le dire, monseigneur, pour que vous m'humiliez en me disant que je ne sommes que des paysans ! — En vérité, Guillot, je suis désolé que votre fils aime... Cela change tous mes projets, car je venais lui offrir en mariage ma fille elle-même. — Co... que dites-vous ? Parlais-vous sincèrement, monseigneur ? — Oui, Guillot, c'était pour Eugénie que je vous le demandais ; mais s'il aime ailleurs... — Et morgué, c'est elle ! c'est elle qu'il adore. Ah, mon Dieu ! queu changement ! queu joie ! Benjamin ! Benjamin ! (Il appelle.) Benjamin !... Ce pauvre enfant ! c'est qu'il était si triste, si changé ! Benjamin ! Comme il va être surpris ! Benjamin, descends. Il m'a confié ça à moi ; car il dit tout à son père, oh, tout d'abord ! Voyez comme ça a dû m'affliger ! Oh ! j'en serais mort de chagrin, et lui aussi. Benjamin, descends donc vite. Bonne nouvelle, mon fieu, bonne nouvelle !...

Benjamin, que les cris de son père effraient, descend précipitamment : il me paraît en effet très changé. Aussitôt que ce bon jeune homme m'aperçoit, il pâlit ; et, croyant que j'ai appris son amour pour mon Eugénie, que je viens pour lui en faire des reproches, pour l'humilier, il cache soudain sa figure de ses deux mains. Guillot lui saute au cou : Réjouis-toi, lui dit-il, réjouis-toi, mon garçon ! tiens, voilà monseigneur qui vient te proposer sa fille en mariage.

Ce mot proposer me fait sourire ; tandis que Benjamin, immobile comme un homme qui sort d'un rêve effrayant, regarde son père, me regarde, sans oser, sans pouvoir proférer une parole. Je me hâte de le tirer de cet état douloureux. Oui, mon ami, lui dis-je, oui, je viens faire ton bonheur ; ma fille t'aime, tu aimes ma fille, je t'emmène avec moi pour vous unir. — Est-il possible ? ah, monsieur...

Le jeune homme tombe sur mon sein, qu'il inonde des larmes de la reconnaissance, tandis que son père me frappe familièrement sur l'épaule, en s'écriant : V'là un brave homme ça, qui n'est pas vaniteux, qui sait estimer la probité autant que la noblesse ! Ah, v'là ben la parle des seigneurs !

Le jeune homme s'écrie à son tour : Eugénie ! je la posséderai, je l'aurai, elle est à moi ! Ô jour heureux ! ô mon père ! c'est bien aujourd'hui que je vous remercie, que je sens le prix de l'éducation que vous m'avez donnée !...

Je laisse mon jeune amoureux se livrer à ses transports ; et je règle en deux mots avec Guillot les articles du contrat. Il est tellement étourdi d'un bonheur si inattendu, qu'il ne peut répondre à chacune de mes propositions, qu'un oui, monseigneur. Guillot, j'emmène votre fils. — Oui, monseigneur. — Vous nous accompagnerez ? — Oui, monseigneur. — Je n'ai pas besoin de votre or. — Non, monseigneur. — Je prends votre fils sans dot. — Oui, monseigneur. — Vous garderez votre ferme. — Oui, monseigneur. — Et vous y finirez paisiblement vos jours. — Oh ! oui, monseigneur.

Le lendemain matin, nous montons à cheval tous les trois, et nous arrivons à Verseuil à l'heure du dîner. Je fais rester mes nouveaux amis en arrière, et je monte chez ma fille, que mon absence avait beaucoup inquiétée, sans qu'elle osât en approfondir le sujet. Elle était toujours indisposée. Ma fille, lui dis-je, une affaire pressante m'a éloigné d'ici ; mais me voilà de retour, et j'amène deux amis à dîner. Ne me feras-tu pas le plaisir de descendre pour faire les honneurs de ma table ? — Daignez me dispenser, mon père... — Ma fille, je le désire. — Il suffit, mon père.

Eugénie descend, se met à table. Les deux amis dont je lui ai parlé ne se présentent pas : elle les cherche des yeux. Ils arrivent enfin. Ciel ! s'écrie Eugénie.

Je prends Benjamin par le bras ; et le plaçant près de son amante : Ma fille, lui dis-je, c'est un dîner de famille, car voilà ton époux ; et tu dois regarder maintenant ce vieillard comme un second père.

Je ne vous exprimerai point les transports de joie des deux amants ; je vous dirai seulement qu'ils furent unis quelques jours après, et que, depuis ce temps, je suis le plus heureux des pères, comme ma fille est la plus heureuse des épouses.»

À peine M. de Verseuil avait-il terminé son récit, que M. et Mme Ledoux arrivèrent, et se précipitèrent dans ses bras. Eh bien ! demanda M. de Verseuil, comment va ton père, ce bon vieillard ? — Très bien, mon père, répondit Ledoux ; il vous présente son respectueux hommage. — Il a bien caressé mon fils, interrompit Eugénie. — Je le crois, répartit M. de Verseuil : il est si doux de se voir reproduire dans ses petits-fils !...

M. et Mme Ledoux s'aperçurent alors qu'il y avait là des étrangers : ils saluèrent Palamène, qui eut tout lieu d'admirer les grâces de la jeune épouse, et l'air honnête et doux de l'intéressant Benjamin. Nos enfants surtout ne se lassaient pas de les examiner. On passa quelques moments encore à causer affectueusement, et Palamène prit congé de ses hôtes avec sa petite famille. Nos jeunes amis revinrent avec leur père à la chaumière, par la ruelle des Mares, et tout eu s'entretenant de l'histoire touchante qu'ils venaient d'entendre.


«Les Soirées de la chaumière» :
Introduction et Index ; 31-37

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]