«LES SOIRÉES DE LA CHAUMIÈRE» DE FRANÇOIS-GUILLAUME DUCRAY-DUMINIL : 44-49


QUARANTE-QUATRIÈME SOIRÉE.

L'AVARICE.


Suite de l'histoire du jeune Émilion.

Voilà donc le calme rétabli dans la maison du père de famille. Benoît est sûr maintenant de rester. Si la présence de M. Rolland l'a d'abord effrayé, il n'est pas fâché maintenant que M. Rolland soit venu ; cette visite a détruit toutes ses inquiétudes. Il est à présent chéri autant que ses frères, et il fera tous ses efforts pour conserver cette tendresse dont il sent intérieurement qu'il a un peu abusé. Aussi il est plus doux avec Léon et Jules, plus complaisant avec Adèle, et très galant avec Henriette. Il devient, s'il est possible, plus aimable que ses frères, et Palamène voit avec la plus vive satisfaction ce changement, qui est son ouvrage. Il ne connaît point les coups, les jeûnes, les pénitences : il sait que la privation de la vue d'un père chéri est une punition assez forte pour des enfants sensibles : en un mot son système d'éducation pratique lui réussit ; c'est ce qu'il demande, c'est ce qui comble ses vœux.

Il faisait un temps superbe ; la nature, tranquille et calme comme le cœur du père de famille, semblait, par les tableaux les plus variés, récompenser ses enfants de leurs longs travaux, et leur promettre la plus riche moisson qu'on voyait se balancer mollement, au loin, dans les plaines voisines. La verdure des arbres, la beauté des plantes légumières, l'odeur suave des fleurs, les chants variés des oiseaux des bois, tout invitait à goûter la fraîcheur du matin et les douceurs de la promenade. Armand proposa d'emporter chacun un morceau de pain, et d'aller cueillir la noisette dans le petit bois. La partie est bientôt arrangée. Un pain frais est bientôt rompu : Armand se charge de la portion d'Henriette : Jules porte celle d'Adèle, et Benoît et Léon, se donnant le bras, suivent la petite caravane, en s'entretenant doucement ensemble. On sait que les papas sont occupés à des soins domestiques, on ne les dérange pas. Voilà nos six amis dans le petit bois de noisetiers, occupés à y faire les plus grands ravages. Henriette et Adèle tendent en bas leurs tabliers, tandis qu'Armand et Jules grimpés sur les arbres, se disputent le plaisir de jeter des noisettes à leurs belles. Léon et Benoît sont auprès des jeunes personnes, et s'occupent à éplucher ces dons de la nature et de l'amour. C'est un coup-d'œil charmant ; les branches se rompent par-ci, se brisent par-là, Jules roule jusqu'en bas, et puis des éclats de rire ! oh ! il faut voir cela.

Quand la provision est complète, nos deux jeunes gens descendent à leur tour ; mais l'un d'eux a un cadeau charmant à faire à celle qu'il aime : c'est Jules qui vient de dénicher un nid, et qui l'apporte à son Adèle. Armand ne veut pas être en reste de galanterie. Il entend Henriette s'écrier : Ah ! que c'est joli : je voudrais bien en avoir un semblable. Armand monte sur un arbre élevé ; il a le bonheur de découvrir un nid tout pareil, et descend l'offrir d'un air fier à sa chère Henriette. Voilà des réflexions à perte de vue sur la tendresse maternelle, qui engage jusqu'aux oiseaux à prendre soin de leurs petits. Ces pauvres petits, s'écrie Henriette ! voyez comme ils sont faibles et souffrants ! ils ouvrent leurs becs ! ils demandent leur mère sans doute ; c'est une cruauté que de les en priver ! et cette pauvre mère, quand elle reviendra et qu'elle ne trouvera plus !... Oh ! tenez, je parie que c'est elle que je vois voltiger là-haut. Oh ! c'est elle ! la voyez-vous tourner autour de la tige où elle avait déposé son trésor ?... Ô mon Dieu ! il me semble qu'elle pousse des gémissements dans son langage. Comme les hommes sont méchants ! ils s'approprient le droit de vie et de mort sur tout ce qui respire. Là, que nous a fait cette pauvre mère, pour la priver de sa famille ? Sont-ils à nous, ces pauvres petits ? ils sont à leur mère, ils appartiennent à l'air, qui est leur empire, et personne n'a le droit de les priver de leur liberté, le premier bien que leur ait donné la nature. La voilà encore ! Ah ! cela me fait trop de peine ! Armand, soyez bon et complaisant : tenez, ayez la charité de remettre ce nid à sa place. — Oh bien, Jules, fais-en autant ; moi, je pense comme mon amie, et je souffre autant qu'elle de voir le tourment de cette bonne mère et les besoins de ces pauvres petits.

Armand et Jules sourient de l'excès de sensibilité de leurs belles ; mais elles insistent, il n'y a pas moyen de désobéir. Les voilà donc qui reprennent les nids, montent aux arbres, et les remettent à la même place où ils les ont dérobés. Ils descendent bien vite, et tous nos enfants voient avec un plaisir extrême plusieurs oiseaux, les pères et mères sans doute, fondre avec rapidité sur ces nids dans lesquels ils déposent quelques graines qu'ils portaient à leur bec. Que je suis contente ! dit Adèle, les voilà réunies ces petites bêtes ! Dame, elles avaient bien du chagrin : c'est, sans comparaison. comme nous, si, dans notre enfance, on nous avait enlevées à notre père. — Comme Émilion, par exemple, interrompt Jules, qui s'est trouvé séparé de sa mère. — À propos d'Émilion, reprend Adèle, il devait venir nous voir : notre père nous l'avait assuré. — Il viendra, réplique Benoît ; nous lui avons témoigné trop d'amitié pour qu'il ne s'empresse pas de nous apprendre les heureux événements qui lui ont fait retrouver sa famille. — Quel est cet Émilion, demande Henriette ? — Vous ne savez pas, reprend Benoît ?... En effet, vous n'étiez pas ici, lorsque Brigitte nous l'a amené l'année dernière. Eh bien ! asseyons-nous là tous ; Léon va vous raconter son histoire ! — Oh ! voyons, voyons !

Nos jeunes amis se mettent en cercle, Léon dans le milieu ; il raconte à la belle Henriette l'histoire de l'enfance d'Émilion, histoire que Jules, Benoît et Adèle assaisonnent à tout moment d'un ha, mon Dieu, oui !... c'est bien vrai ce qu'il vous dit là !... il fit l'aumône à la pauvre femme !... il avait quarante mille livres !... etc.

Henriette est émue, elle s'écrie à la fin : on voit clairement qu'Émilion est le fruit d'un mariage d'inclination. Armand lui demande finement : N'y aurait-il que ces mariages-là qui ne seraient pas heureux ? — Sans doute ; quand ils sont contractés malgré des supérieurs ! — Mais quand un père, ou un tuteur, ou un oncle enfin, consent a l'union de deux cœurs qui s'aiment, est-il un état plus heureux ! — Il n'en est pas, repart Jules, en poussant un soupir auquel repart Adèle par un autre soupir. Qu'est-ce cela veut dire ? ajoute Benoît ; tout le monde soupire ici ! — Ne vois-tu pas, lui répond Léon, que tout le monde s'aime ? Je suis plus clairvoyant que toi : mon frère Armand aime Henriette, qui, je crois, est, de son côté, sensible à son amour.

Henriette rougit ; Léon continue : et notre bon frère adoptif Jules est amoureux de notre sœur Adèle, à qui il n'est pas indifférent. — Y penses-tu, repart Adèle en rougissant aussi : que parles-tu d'amour, d'amoureux ? — Allons, allons, poursuit Léon, je sais ce que je dis : eh ! tenez, mes amis, ne nous faisons plus mystère de nos sentiments. Je suis encore bien jeune ; mon cœur n'a pu se fixer jusqu'à présent ; mais je devine vos affections mutuelles : là, convenez tous les quatre que vous vous aimez, et que vous seriez bien heureux si notre père vous unissait un jour.

Henriette regarde timidement Armand, qui répond : J'en conviens !... Jules ose à peine lever les yeux sur Adèle, qui s'écrie : Je le désirerais bien ! Tous quatre se serrent dans les bras les uns des autres, et Léon et Benoît, jouissent de cette petite scène du sentiment. — Vous voilà, vous voilà maintenant certains d'être aimés réciproquement ; je vous ai épargné l'embarras d'une déclaration, j'espère que vous m'en saurez quelque gré ! À présent, vous n'êtes pas fâchés, n'est-ce pas, d'être venus cueillir la noisette ? Je ne sais pourquoi toutes les chansons disent qu'il y a du danger à cueillir la noisette ; moi, je ne vois ici que du plaisir.

Armand secoua la tête en souriant, et comme en disant qu'il savait bien ce que toutes les chansons voulaient dire par-là ! Tous nos amis déjeunèrent gaiement, et tous revinrent ensuite, en sautant à la chaumière, où, ne trouvant pas leur père, ils se livrèrent à leurs exercices journaliers. À deux heures, quelques moments avant de se mettre à table, on vit s'arrêter une voiture à la porte cochère. Il en descendit un cavalier et une dame jeune encore, une jeune personne pleine d'attraits et de grâce, une vieille femme de campagne, et un jeune homme que nos enfants reconnurent sur-le-champ. C'est Émillion ! voilà le cri universel... Nos enfants se précipitent dans les bras d'Emilion et de Brigitte, qui les pressent contre leur sein, et Palamène bientôt est occupé à faire entrer chez lui le cavalier et sa compagne. Voilà mon père et ma mère, s'écrie Émilion en montrant ces deux derniers. — Oui, ajoute Brigitte, voilà son père et sa mère ; le Ciel a permis qu'il les retrouvât !

Tout le monde entre dans la maison. La nouvelle société est engagée à y dîner : elle n'est venue que dans cette intention. Quel repas agréable, et que de questions on se fait réciproquement ! Comment donc cela s'est-il fait ? dis-nous donc tout cela, Émilion ; où les as-tu rencontrés ? quels malheurs ont-ils éprouvés ?... Émilion se contente d'embrasser ses jeunes amis, en leur promettant, pour le même soir, le récit de ses dernières aventures.

Comme cette journée s'écoule lentement ! Elle se passe néanmoins à se promener, à visiter les propriétés du vieux père. Le soleil enfin annonce qu'il va parcourir un autre hémisphère ; tout le monde se réunit sur la terrasse, de là il est question de continuer l'histoire du jeune Émilion. C'est la mère de cet enfant intéressant qui se charge de cette explication, en racontant ainsi sa propre histoire :

«Avant de vous détailler les événements singuliers qui ont traversé le cours de ma vie, je dois vous dire deux mots des aventures de mon père, afin de vous faire connaître les motifs qui ont engagé l'oncle le plus avare et le plus méchant à me persécuter, moi, mon époux et mon Émilion. Mon père, qui s'appelait Dubourg, était dans le commerce : il n'avait qu'un frère, plus âgé que lui de cinq ou six ans, qui, dans le commerce aussi, s'était ruiné plusieurs fois par les plus fausses spéculations. Plusieurs fois mon père l'avait aidé de son crédit et de sa fortune ; mais ce frère, sans mœurs comme sans conduite, venait enfin de terminer son roman par la banqueroute la plus frauduleuse. Mon père, lassé d'altérer pour lui une fortune qu'il me réservait à moi, sa fille unique (ma mère avait perdu la vie en me donnant le jour) ; mon père, dis-je, voyant que de nouveaux sacifices de sa part deviendraient inutiles pour relever le commerce et le crédit de ce dissipateur, prit un moyen extrême pour lui refuser tout secours nouveau, et en même temps pour se mettre à l'abri, dans le monde, des reproches qu'on aurait pu lui faite de ne pas aider encore une fois son frère. Mon père donc répandit le bruit, quelque temps après, qu'une banqueroute plus forte que celle de son frère venait de le ruiner aussi. Il se désespérait, jetait les hauts cris, et jouait si bien son rôle, que tout le monde le crut, mon oncle, tout le premier, mon oncle, qui, croyait pouvoir compter encore une fois sur son frère, et qui se voyait enlever ainsi tout espoir de le pressurer de nouveau. Cependant mon père, qui n'avait point de dettes, et ne faisait, par conséquent, tort à personne, vendit en secret ses biens-fonds, tout ce qu'il possédait, réalisa le tout, en fit une somme d'argent considérable, qu'il renferma dans un coffre de fer. Mon père avait l'intention de s'expatrier, ne voulant plus vivre dans un pays que son frère avait rempli du bruit de ses friponneries. Son nom y était trop déshonoré, pour que mon père voulût encore l'y porter. Il se proposait donc de m'emmener avec lui, de passer dans un pays étranger, d'y faire valoir ses fonds, et de songer, loin d'un parent qu'il abhorrait, aux soins de ma fortune et de mon éducation.

Il avait donné congé du logement qu'il occupait, renvoyé ses domestiques, et vendu, comme je vous l'ai dit, tous ses meubles. Les malles étaient faites, éparses çà et là dans le milieu de l'appartement ; et dans l'une de ces malles il avait renfermé son lourd coffret plein de pièces d'or. Cependant, avant de partir, il avait mandé son caissier, nommé Leclerc, vieillard de soixante ans, son ami dès l'enfance, qu'il avait congédié en l'accablant de présents, et qu'il avait mis dans sa confidence. Oui, mon ami, lui avait-il dit, je possède ici plus deux cent mille livres en or ; je ne puis te le cacher à toi, mon vieux camarade, je ne puis te laisser comme tout le monde dans l'erreur de ma ruine totale ; erreur qui, je le crois, a déjà trop affecté ta sensibilité. Sois donc tranquille sur mon sort ; garde mon secret enfermé dans ton sein, et fais-moi tes adieux sans regrets. Quelque part où je sois, je t'écrirai, et j'espère entretenir ainsi longtemps avec toi la correspondance de l'estime et de l'amitié.

Le vieux Leclerc, enchanté d'apprendre que son ami n'était pas si infortuné qu'on le croyait, visita le coffret, et compta les sommes en sautant de joie ; puis embrassant mon père, il lui promit le secret, et lui souhaita le plus heureux voyage.

Mon père allait partir, sa voiture était retenue, tout était prêt pour son voyage, lorsque... ô premier malheur, qui en a amené tant d'autres !... Il était replet et sanguin... il se trouve mal, le sang lui porte à tête, en une minute il est mort !... J'avais quatre ans, et je me rappelle comme d'aujourd'hui de ce moment douloureux. Je remplissais l'air de mes cris, tandis que les voisins officieux (nous n'avions pas conservé un seul domestique) se hâtaient d'aller chercher mon oncle. M. Dubourg arrive tout empressé ; il se jette sur le corps inanimé de son frère, remplit l'air de ses gémissements, et s'écrie : Quel malheur ! quel malheur pour cette pauvre petite Caroline !... À quatre ans perdre son père ! Que va devenir celle orpheline ? je suis ruiné, son père l'était aussi. Ah ! mon Dieu ! je ne puis m'en charger, moi, je ne le puis... Avec quoi l'éleverais-je ? Encore, s'il était resté au père quelque argent comptant, quelques nippes ! mais rien : il a tout vendu pour payer le peu de créanciers qu'il avait... Ces malles, qu'est-ce que cela contient ? quelques mauvais habits, quelques vieilles hardes pour sa fille. Aussi, pourquoi a-t-il voulu s'expatrier ? c'est la douleur d'être obligé de voyager qui l'a fait mourir ! Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! Bons voisins, je vous en prie, emmenez cet enfant chez vous, pendant que je vais voir visiter s'il n'y a pas des papiers, quelque chose... Je connaissais ses affaires comme les miennes ; elles étaient dans un bel état, ses affaires !... Au surplus, je suis le seul parent qui reste à Caroline. Emmenez-là, emmenez-là, voyons ; voyons.

Les voisins m'entraînent chez eux ; et, pendant qu'ils cherchent à me consoler, mon oncle s'enferme seul dans l'appartement où le défunt était encore étendu. Je ne sais si mon oncle n'avait pas été tout à fait la dupe de la prétendue banqueroute faite à mon père, ou si ce n'était que par un simple motif de curiosité qu'il voulait visiter ses malles. Quoi qu'il en soit, il reste bien étonné en découvrant un coffret en fer, si pesant, qu'il a beaucoup de peine à le soulever. Il cherche partout la clef qui l'ouvre, et la trouve dans un petit anneau plein d'autres clefs, qui sont dans l'une des poches du défunt. Quelle est sa surprise ! quelle est sa joie ! des pièces d'or en si grande quantité ! des lettres de change ! des bordereaux ! une somme énorme !... L'hypocrite ferme le coffre, le cache soigneusement dans un lieu retiré ; puis, ouvrant la porte, il appelle les voisins : Venez voir, venez, leur dit-il ; le bel héritage ! tenez, ne l'avais-je pas dit, des hardes, et voilà tout ! il n'y pas là de quoi payer son enterrement. Non ; mais je vous en prends tous à témoins ! là, n'est-ce pas là une belle succession ? Tenez, cette malle ; tenez, cette autre. Je ne puis me charger de sa fille, moi qui n'ai rien ; il faut la déposer dans quelque maison de charité. — Ah ! mon Dieu ! s'écrient les voisins ; cette pauvre petite qui est si intéressante ! nous aimerions mieux nous cotiser tous entre nous, pour l'élever. — J'aime ce trait, il vous fait honneur et m'électrise. Il ne sera pas dit que je ne serai pas aussi généreux que vous, moi, son oncle ! moi, le frère de son pauvre père ! Allons, voilà qui est dit ; je la prends, je l'élève avec moi. Je n'ai point d'enfants, je suis garçon, je croirai que le Ciel m'a donné une fille. Bonne petite, baise-moi ; au moins tu ne seras plus abandonnée. Ô mon frère ! vous qui m'avez traité souvent avec tant de dureté, que ne pouvez-vous être témoin de ce que je fais pour votre enfant ! Mais il est mort ; ne songeons plus qu'à lui rendre les derniers devoirs et à faire transporter chez moi toutes ces vieilles nippes.

Les voisins, persuadés que mon père est mort sans même posséder un effet de prix, ainsi que le bruit en courait avant son projet de voyage, se retirent. Ils voient d'ailleurs un frère, mon oncle, qui se met à la tête de tout ; ils pensent que nos affaires ne les regardent pas, et ils ne s'en inquiètent pas davantage. M. Dubourg emporte la clef de l'appartement, et m'emmène chez lui. Il était garçon, n'avait point de domestique, et logeait dans un méchant cabinet garni, à un cinquième étage. Toute jeune que j'étais, il semblait que je prévoyais tous les malheurs qui allaient fondre sur ma tête.

Le lendemain, mon pauvre père fut enterré. Pour jouer son rôle jusqu'au bout, M. Dubourg eut soin de ne réclamer de sa paroisse qu'une sépulture de charité. Il fit ensuite apporter chez lui le peu d'effets qu'il trouva dans les malles, et se chargea lui-même du précieux coffret. Deux jours après, il me mit en pension chez deux femmes indigents, où je fus élevée, jusqu'à l'âge de dix ans, à travailler à des ouvrages d'aiguille, mise avec la plus grande simplicité, et ne mangeant pas à mon appétit tous les jours.

M. Dubourg, enrichi comme on peut le penser, par les deux cent et tant de mille livres que lui avait valu mon héritage, eut soin de ne point afficher sur-le-champ une trop grande aisance. Il obtint du temps de ses créanciers, fit un petit commerce, paya ses dettes peu à peu ; et, corrigé par le malheur et par la fortune, il devint aussi avare qu'il avait été prodigue. J'avais dix ans lorsqu'il se retira pour la première fois des affaires, âgé à peu près de soixante-deux ans. Il avait acheté alors une maison fort propre à Paris, où il vivait retiré, avec une fille gouvernante et moi. J'avais à peine connu mon père, et je le croyais mort dans la plus extrême indigence : mon oncle m'entretenait dans cette idée ; il me disait sans cesse qu'il m'avait tendu une main secourable, et que je lui avais toutes les obligations possibles : je le croyais ; et, malgré sa dureté, sa hauteur et son extrême avarice, l'habitude de la reconnaissance me le faisait respecter comme un père. Je restai ainsi chez lui pendant six années à m'occuper des détails de sa maison. Il était devenu très humoriste, depuis qu'une foule d'infirmités avaient assiégé sa vieillesse ; en sorte que je ne jouissais d'aucune espèce d'agrément. Il ne sortait presque pas, je ne sortais jamais sans lui ; et, le soir, ou je lui lisais des livres sérieux, ou je faisais sa partie. Joignez à l'ennui de cet intérieur la présence continuelle d'une vieille gouvernante, jalouse, acariâtre, revêche, et vous aurez une idée de la monotonie de la vie que je menai jusqu'à l'âge de seize ans.

C'était l'âge de la raison et de l'amour : je ne m'en aperçus que trop tôt. Ici commence le récit des événements qui me sont personnels ; prêtez-moi toute votre attention.

Mon oncle avait conservé l'amitié d'un certain comte d'Armance, à qui il avait autrefois prêté de l'argent, que l'autre ne lui avait même jamais rendu. Le comte d'Armance était un homme de quarante ans environ, veuf, mais père de famille, menant un train, ayant du faste, et surtout se piquant d'un très grand crédit à la Cour. M. Dubourg ménageait l'amitié de ce seigneur, je ne savais pourquoi ; mais il était humble, soumis devant lui ; et le comte, qui venait de temps en temps lui rendre des visites, avait un but que mon oncle était bien éloigné de soupçonner. Le comte m'avait vue, je lui plaisais, et il avait sur moi des projets coupables. Le comte avait un jeune secrétaire aussi aimable que son maître était repoussant. Leclerc, c'était son nom, avait vingt-six ans ; il était grand, bien fait, plein d'esprit et d'usage ; il avait des talents ; en un mot c'était un secrétaire précieux pour le comte, qui était singulièrement ignorant. Leclerc venait souvent chez nous apporter des lettres ou quelques légers cadeaux de la part du comte ; et toutes les fois qu'il se présentait, il me prouvait par ses regards et ses soupirs, que j'avais su toucher son cœur : moi, de mon côté, je me plaisais, par le même langage muet, à l'assurer qu'il ne m'était pas indifférent. Nous nous entendions ainsi, sans nous être jamais communiqué l'état de nos cœurs. Le comte, qui l'aimait beaucoup, se faisait toujours accompagner par lui quand il venait chez nous ; et, dans l'espoir de voir plus souvent Leclerc, je priais le comte de multiplier ses visites. Le comte interprétait en sa faveur le plaisir que me procurait sa présence ; mais Leclerc n'était pas dupe de son amour-propre ; il savait qu'il était le but de mes moindres désirs ; et de son côté, il engageait son protecteur à venir souvent chez M. Dubourg. Tout en était à ce point, lorsque le comte me trouvant seule un jour, osa me faire une déclaration d'amour qui me surprit et m'effraya singulièrement. Je savais que cet homme était libre de donner sa main ; je connaissais le caractère ambitieux de l'avare Dubourg, et je craignais d'être sacrifiée à la grandeur et à l'opulence. Monsieur, répondis-je au comte, en présence même de Leclerc, qui tremblait à ses côtés ; monsieur, vous me faites honneur sans doute en recherchant ma main ; mais je vous connais assez délicat pour me persuader que vous ne voudriez pas l'obtenir sans mon cœur. Si ce cœur n'avait consulté que la grandeur et la fortune, il vous eût préféré sans doute ; mais il n'a écouté que la voix de l'amour... Il n'est plus libre. — Il n'est plus libre ! s'écrient en même temps et le comte, et Leclerc. — Non, M. le comte, j'aime, j'aime un jeune homme plein de mérite, qui, j'ose m'en flatter, soupire aussi en secrct pour moi. Je le vois, il est... dans cette maison, et jamais nous ne nous sommes avoué notre amour mutuel ; mais, je vous le jure à tous deux, lui seul sera mon époux, ou un cloître verra finir mes tristes jours.

Il était hardi, pour une personne de mon âge, de faire une pareille déclaration à mon amant devant son rival ; mais ce rival avait tant d'orgueil, tant de confiance, d'ailleurs, en son secrétaire, qu'il ne se douta point que ce dernier fût l'objet de mon amour. Pour Leclerc, quelque contrainte que j'imposasse à mes regards, il me devina, et peu s'en fallut qu'il ne laissât éclater sa joie. Le comte, après avoir réfléchi un moment, m'adressa ces mots : Voilà un amour bien prompt, mademoiselle, vous n'en avez jamais parlé à monsieur votre oncle, ni à vos amis ? — Jamais. — Et ce jeune homme est dans cette maison ? — Il y est. — Je ne vois pas cependant... A-t-il un père ? — Non, mais un surveillant incommode qui le gêne beaucoup. — Eh bien ! mademoiselle, s'il est riche, s'il a un état dans le monde, il faut l'épouser. — C'est ce que je brûle de faire. — Je crains bien, mademoiselle, que ce ne soit là une défaite pour me rebuter. Au surplus, je le saurai ; votre oncle connaîtra par ma bouche vos sentiments, et nous verrons. — Nous verrons, monsieur.

Le comte était piqué, je l'étais aussi. Leclerc n'était pas à son aise ; aucun des acteurs de cette scène n'était satisfait. Je m'aperçus bientôt que j'avais commis une imprudence, poussée par le dépit et par l'excès de la haine que je vouais à ce grand seigneur. Il fut trouver mon oncle, lui peignit ma passion inconnue sous des traits si ridicules, que M. Dubourg, l'assurant qu'il ne connaissait point de jeune homme ni de surveillant dans sa maison, qu'il habitait seul, lui promit de me réprimander comme il faut, et de me forcer à répondre à ses vœux. Le comte et Leclerc dînèrent chez nous ce jour-là. M. Dubourg, ne me parla de rien, et sur le soir on fit de la musique. Leclerc pressé de chanter, nous fit entendre au piano la romance suivante, dont je sentis la délicatesse et les fines applications.

ROMANCE.

Taisez-vous, soupirs amoureux,
Taisez-vous, ma tendre musette ;
Je crains que quelqu'un en ces lieux
À mon jaloux ne vous répète :
Il ne sait pas que j'adore en secret
Cette pour qui son cœur soupire ;
Il faut que mon cœur soit secret ;
Il faut qu'il cache son martyre !

En proie à mes tristes regrets,
Lorsque je nomme Eléonore.
Taisez-vous, prés, vergers, bosquets ;
Vous seuls savez que je l'adore.
De mon secret je sais qu'en ce moment
Zéphire est le dépositaire ;
Je tremble, hélas ! que l'imprudent
Ne révèle à tous ce mystère.

Oui, Palémon, je suis l'amant
De celle qui fait ton délire :
Je le répète à tout moment,
Ici tout peut donc t'en instruire.
Écho je crains ton indiscrète voix,
D'un ruisseau je crains le murmure,
Je crains le silence des bois ;
Ah ! je crains toute la nature !

Le lendemain, mon oncle entra chez moi : il me fit une scène affreuse, en me menaçant de me retirer sa tendresse et ses bienfaits si je ne lui nommais sur-le-champ le séducteur qui avait, disait-il, égaré ma jeunesse. Qu'entendez-vous, ajouta-t-il, par ce jeune homme qui demeure dans ma maison ? — Je n'ai point dit, mon oncle, qu'il y demeurât ; j'ai fait seulement entendre qu'il y venait souvent. — Qui est-ce donc ? je ne vois pas... à moins que ce ne soit... mais non. — Mon oncle, ne me pressez pas davantage pour un aveu que je ne puis vous faire. Celui que j'aime est sans bien ; je n'en ai pas non plus. — Je le crois bien, que vous n'en possédez pas ! Savez-vous que votre père était ruiné, lorsque je vous ai tendu une main secourable ? Savez-vous que je n'ai point de dot à vous donner, et que M. le comte, en vous épousant, non seulement n'en exige point de moi, mais encore veut bien me rendre tout ce que vous m'avez coûté depuis votre enfance ? — M. le comte vous promet cela, comme il vous promet tous les jours de vous rendre l'argent que vous lui avez prêté. — Taisez-vous, mademoiselle : que je lui en aie prêté, qu'il me l'ait rendu ou non, cela ne vous regarde point ; ce ne sont point vos affaires, je crois, ce sont les miennes. — Et cet homme veut m'épouser ? — Sans doute, et dès demain si vous suivez mes volontés. Il est vrai qu'il vous épousera secrètement : son grand nom, l'éclat de sa famille, l'estime dont il jouit à la Cour, tout cela ne lui permet pas de se mésallier ouvertement. — De se mésallier, monsieur ! l'expression est honnête ! — Bon ! et qu'y trouvez-vous donc qui ne soit pas honnête ? Apprenez, mademoiselle, qu'un mariage secret avec un si grand seigneur est encore trop bon pour une orpheline comme vous. — J'admire, monsieur, l'élévation de votre âme et l'étendue de votre amour-propre ! Quoi ! pour vous-même vous consentiriez que votre nièce, qui porte votre nom, la fille de votre frère, fût sacrifiée, établie sans éclat, sans honneur dans le monde ? — Qu'est-ce que cela veut dire ? c'est l'argent qui fait l'éclat et l'honneur dans le monde : je n'en ai point à vous donner. Il vous faut donc prendre celui qui en a. Mais, avec tout cela, vous voulez me détourner du jeune homme dont je veux absolument savoir le nom. — Je ne le dirai jamais. — Non ? eh bien ! je le saurai, car dès aujourd'hui je vais chasser tous les jeunes courtisans qui, malgré moi, viennent depuis quelque temps dans cette maison, pour y dessiner ou faire de la musique avec vous ; votre maître à chanter le premier. Celui-là m'est suspect depuis longtemps ; il est toujours mis avec élégance ; et puis sa petite voix de fausset, ah, ah, ah, oh, oh, oh ! il n'en faut pas davantage pour tourner la tête d'une jeune fille. — Chassez, mon oncle. — Tout cela va être banni de chez moi. Excepté M. le comte et son secrétaire, vous ne verrez plus personne. Alors, si vous écrivez des billets doux, si l'on vous répond, je saurai m'éclaircir du mystère. En attendant, je vous ordonne, mademoiselle, de regarder dès ce moment M. le comte d'Armance comme votre futur époux. Entendez-vous, Caroline ? sinon vous irez chercher ailleurs un oncle, un asile, et un bienfaiteur tel que moi.

M. Dubourg me tourna le dos après cette brusque sortie, et je ne pus m'empêcher de rire, en songeant qu'il exceptait de sa proscription justement l'homme qui seul pouvait la mériter. Le soir même, M. Dubourg fit défendre sa porte à mon maître de chant, et successivement à tous ses amis ; en sorte que nous vécûmes beaucoup plus solitaires que nous ne l'avions jamais été. M. Dubourg avait mis dans sa confidence sa jalouse gouvernante, qui avait ordre d'arrêter toutes les lettres qu'on pourrait m'adresser, et de remettre à mon oncle celle que j'écrirais ou lui remettrais pour la poste. Quelques jours après, Leclerc vint me voir : il pouvait entrer, celui-là, et c'était le seul que je pusse regretter. Il m'offrit devant mon oncle, et de la part du comte, une superbe corbeille de dentelles et un gros bouquet. Je voulais d'abord refuser le tout ; mais je me décidai à n'accepter que le bouquet, voyant surtout l'affectation que Leclerc mettait à me vanter la beauté d'une tubéreuse qui etait au milieu. Leclerc loua beaucoup le comte ; il exalta son amour et le désir que ce seigneur avait toujours de toucher mon cœur, un homme qui, adore mademoiselle, ajouta-t-il, soupire en secret, se nourrit de ses feux, et tout son bonheur est d'obtenir un jour sa main.

Je sentis ce qu'il voulait dire, et je lui répondis : Cet homme doit avoir de la persévérance et du courage, peut-être un jour parviendra-t-il à surmonter les obstacles, qui s'opposent à ses vœux.

Mon oncle fut enchanté de cette réponse ; il la regarde comme un premier pas vers un hymen qu'il désirait, et il m'en traita avec plus d'égard. Quand je fus seule, je me hâtai d'examiner mon bouquet, où sans doute Leclerc avait caché une lettre. Je ne me trompais pas ; je trouvai dans une fleur un billet que je lus avec la plus vive émotion ; Leclerc me marquait qu'il m'adorait, qu'il était heureux, sachant que je le payais de retour ; mais que son état, sa fortune à venir, dépendant de son protecteur, il était obligé de flatter sa manie pour gagner sa confiance et trouver peut-être un jour les moyens de nous réunir. Leclerc terminait en m'apprenant qu'il me connaissait dès l'enfance et qu'il m'avait vue naître. Il avait un grand secret à me communiquer, et désirait que je lui procurasse l'occasion de me parler sans témoin.

Curieuse de lui en faciliter les moyens, je feignis avec mon oncle plus de complaisance et de docilité. Je parus même sensible aux attentions du comte, qui venait souvent m'obséder, et je dis à mon oncle que, s'il souscrivait à certaines conditions que je voulais lui imposer, je pourrais peut-être consentir à lui donner la main : mais ces conditions étaient un secret pour tout autre que pour le comte. Je me déciderais même avec peine à en parler à son secrétaire, qui me paraissait plus léger encore et plus inconséquent que son protectcur. Cependant, si mon oncle l'exigeait, j'en ferais l'aveu à ce secrétaire avant que j'en parlasse au comte, et afin que son confident le prévînt sur mes intentions. M. Dubourg ne voulut pas insister sur l'ordre qu'il m'avait donné d'abord de lui dévoiler mes intentions ; et, le même soir, Leclerc étant venu seul m'apporter une lettre du comte, je priai mon oncle de permettre que je lui parlasse en particulier. M. Dubourg se retira ; et pour la première fois je me trouvai tête-à-tête avec l'ami de mon cœur. Vous vous doutez bien que nous sûmes en profiter pour nous entretenir d'abord de notre amour. Ensuite je lui demandai l'explication du secret qu'il m'avait promis dans son billet. Il me la donna en ces termes :

Je vous ai dit, belle Caroline, que je vous ai vue naître, et je vais vous le prouver. Orpheline à quatre ans, il est difficile, en effet, que vous vous rappeliez mon nom ; mais n'avez vous jamais entendu parler d'un caissier de votre père, nommé Leclerc, et qui resta plus de quinze ans avec lui dans le meilleur temps de son commerce ? — Non. — Je le crois ; on aura eu soin de ne jamais vous citer ce nom. Quoi qu'il en soit, ce Leclerc, caissier de votre père, est l'auteur de mes jours. Il fut en même temps l'ami, le confident le plus intime de votre malheureux père ! — De mon pauvre père ! qui est mort, hélas ! dans la plus extrême indigence ! — Voilà ce qu'on vous a dit, et voilà ce qui est de toute fausseté. — Comment ? — Écoutez-moi et promettez-moi surtout de garder le plus profond secret sur les choses étranges que je vais vous révéler.

Je le lui promis et il continua :

Votre père vint un jour, tout en larmes, apprendre au mien la prétendue banqueroute qui le ruinait et le séparait de son vieil ami. Mon père, désolé de ce coup imprévu, n'ayant lui-même que de modiques rentes pour vivre et pour m'élever, fut forcé de prendre son parti et de faire ses adieux à l'infortuné négociant. Celui-ci fit soudain les préparatifs d'un long voyage, et prépara des malles en conséquence. Vous étiez bien jeune alors ; vous ne pouvez vous rappeler la scène que je vais vous tracer, si toutefois vous y étiez. La veille de son départ, mon père fut faire ses adieux au vôtre et ne put s'empêcher de verser des larmes en voyant le triste équipage de son ami. Ne pleure pas, lui dit votre père en secret, ma ruine n'est qu'un bruit que j'ai fait courir pour me soustraire aux spoliations d'un frère qui me ruinerait, et mon départ n'a d'autre motif que le désir que j'ai de fuir la honte que son nom fait rejaillir sur le mien. Non, mon ami, je n'ai point éprouvé de pertes ; j'ai seulement réalisé mon bien, et je l'emporte. Vois-tu ce coffret dans cette malle ? il est plein de pièces d'or ; il y a là plus de deux cent mille livres : c'est l'héritage de ma fille ; je dois le faire valoir. Sois donc tranquille sur mon sort, et ne révèle ce secret à personne.

Mon père, rassuré sur le bonheur de son ami, le quitta, m'emmena dans une campagne isolée, où il eut soin de mon éducation, et ne s'informa plus de votre père, qu'il crut parti.

Cependant ce dernier lui ayant promis de lui donner de ses nouvelles, mon père s'inquiéta de n'en point recevoir : il voulait venir à Paris prendre des informations ; mais une maladie de langueur qui le minait depuis longtemps, l'ayant forcé de se mettre au lit, il ne s'en releva pas. J'eus le malheur de le perdre, et j'avais alors quatorze à quinze ans. Avant de mourir néanmoins, mon père fit retirer tout le monde, et me raconta la conversation qu'il avait eue avec votre père au moment de son départ. Je ne sais, ajouta mon père ; mais j'ai dans l'idée que cet honnête M. Dubourg aura été volé par quelqu'un. Si cela était, si tu le rencontrais jamais dans le monde, lui, sa fille ou ses héritiers, informe-toi du coffret, tâche de l'éclaircir du sort d'un homme à qui j'ai dû le bonheur et la légère fortune que je te laisse. Mon fils, ce secret qu'il avait déposé dans mon sein, doit passer dans le tien, puisque je cesse d'exister. Surtout promets-moi, si tu vas à Paris, de t'informer de lui, de sa fille et de ce coffret, qui, je ne sais pourquoi, me tourmente singulièrement.

Il était étonnant, en effet, que ce coffret, qui, selon toute apparence était toujours entre les mains de son propriétaire, avait sans doute servi à décupler sa fortune, troublât à ce degré la tête d'un vieillard mourant, mais on a souvent des pressentiments des malheurs qui doivent arriver à nous ou à ceux qui nous sont chers : mon père éprouvait cette vérité, et je lui promis de suivre en tout ses dernières volontés. Dès que j'eus fermé ses yeux à la lumière et donné de justes regrets à sa mort, je vendis, à l'aide d'un oncle qui voulut bien me servir de tuteur, les petites propriétés qu'il me laissait ; puis, ayant fait de tout cela une petite rente de dix-huit cents livres, que je possède encore, je me rendis à Paris, où mon premier soin fut d'aller m'informer de votre père dans la maison qu'il occupait. Quelle fut ma surprise, lorsque des voisins me dirent qu'il était mort une heure avant son départ, et le lendemain même du jour où mon père, connu de ses voisins anciens dans la maison, était venu lui faire ses adieux ! Je m'informai soudain du sort de Caroline : on m'assura que son oncle l'avait prise chez lui et qu'il l'élevait. Je demandai si cet oncle avait eu recours aux formes protectrices des lois pour recueillir le faible héritage de sa nièce. On me répondit que non ; que cet oncle s'était enfermé seul, pendant quelques heures, dans la chambre du défunt ; qu'il avait visité ses malles, appelé ensuite des témoins, et qu'enfin il s'était récrié sur l'indigence de son frère, qui, en effet, au rapport de ces mêmes témoins, était digne de pitié.

Je fus bien tenté de m'écrier : Le fripon ! mais je retins cette exclamation, qui aurait trahi le secret de mon père ; et, sans chercher à approfondir davantage cette affaire, qui au fond ne me regardait pas, je me retirai, et songeai à chercher quelque place qui pût ajouter à mes moyens d'existence. M. le comte d'Armance demandait un secrétaire ; je lui fus présenté, il m'agréa, et depuis ce moment je ne l'ai pas quitté. Je dois vous dire maintenant, aimable Caroline, ce qui m'engage à vous révéler le secret de votre père et le mien, M. le comte est un sot, un libertin, un très mauvais sujet, je l'aurais cent fois quitté, si ce n'est que ma place est excellente, et peut me mener loin par les protections de mon patron. Il est très dissipateur, il emprunte partout ; mais ce qu'il reçoit d'une main, il le donne de l'autre ; en sorte que j'ai souvent plus de gratifications que d'appointements : je le ménage donc, et je suis son confident le plus intime ; bonheur inouï, puisqu'il me met à portée de connaître ses odieux projets sur vous. — Sur moi ! — Oui ! sur vous. Cet homme sans mœurs comme sans probité a promis à votre oncle de vous épouser secrètement, pour éviter les reproches de sa famille ; eh bien ! je vous préviens que c'est un faux mariage qu'il veut contracter : son valet de chambre doit faire le curé dans cette occasion ; c'est assez vous en dire. — Ô ciel ! — Quand il me l'a dévoilé, cet affreux projet, j'ai caché toute mon indignation ; et paraissant étonné, je lui ai demandé ce qui pouvait le détourner de contracter des nœuds légitimes. Que veux-tu ? Leclerc, m'a-t-il répondu : cette petite n'a rien ; son oncle, le plus avare des hommes, prétend qu'il l'a élevée par charité, que son père, en mourant, ne lui a laissé que des dettes : si le vieux Dubourg voulait se saigner, former une dot quelconque, on verrait ; mais encore je ne voudrais rien faire de sérieux ; c'est un amusement que je cherche uniquement dans cette affaire, pas autre chose !

Je me rappelai soudain l'histoire du coffret, que j'avais presque oubliée, et je vis clairement que votre honnête parent se l'était approprié sans en parler à qui que ce soit. Tout cela m'a fait naître un projet que je vais vous communiquer. Ce coffret, mon père me l'avait désigné d'une manière à ne pas me tromper sur sa forme : il est oblong, tout en fer, guilloché sur le couvercle, il porte deux serrures à cadenas ; dans l'intérieur, de petites cases où les rouleaux de louis étaient casés par mille. Au fond, est une double boîte qui contenait des lettres de change et des papiers précieux. Caroline, il faut d'abord s'emparer de ce coffret. Votre oncle n'a-t-il pas un garde-meuble, une armoire où il l'a déposé, si toutefois il le possède encore ? — Mon oncle a, dans son cabinet, une partie de boiserie dont seul il a les clefs, et que je n'ai jamais visitée. — Il faut tâcher de chercher ce coffret, belle Caroline, et me le procurer, par tous les moyens possibles. La ruse est permise à ceux qu'on a ruinés, et ce n'est point blesser la délicatesse, qu'employer tout pour confondre un fripon.

Je convins que Leclerc avait raison, et je lui promis de le seconder. Quand nous eûmes bien pris nos arrangements sur ce point important, je lui racontai le stratagème que j'avais employé pour avoir un entretien particulier avec lui. Ces conditions, ajoutai-je, que j'ai promis de ne révéler qu'à vous, sont toutes simples. Vous direz seulemeut au comte que j'exige qu'il me donne ouvertement sa main, son nom et le titre de comtesse ; que je veux loger dans le même hôtel que lui ; qu'il me faut des chevaux, des équipages, tout le train attaché au rang que je prendrai dans le monde ; que ce n'est enfin qu'à ces seules conditions, et qu'après qu'il m'aura présentée à tous ses parents avant le mariage, que je consentirai à devenir sa femme. D'après les jolis petits projets qu'il vous a confiés, il rejettera bien loin de lui toutes mes propositions ; et si nous n'en sommes pas tout à fait débarrassés, au moins j'aurai eu l'air de vous proposer, dans cette entrevue, des conventions réelles. J'allais donner d'autres raisons à Leclerc, qui goûtait déjà celles-ci, lorsque M. Dubourg, qui entra, rompit notre entretien. Leclerc me quitta, en me promettant de rendre notre conversation à son protecteur, et mon oncle exigea encore une fois que je lui confiasse mes projets. Pour avoir l'air de le satisfaire, je lui détaillai toutes les propositions que je venais de faire au secrétaire du comte. Mon oncle secoua la tête, en me disant que j'étais folle, que ces prétentions-là n'avaient pas le sens commun ; qu'une petite fille comme moi, sans biens comme sans naissance, n'avait pas le droit d'exiger le titre ni les droits d'une femme de condition. En un mot, M. Dubourg s'emporta, et je lui objectai que c'était précisément parce que je prévoyais son emportement, que j'avais préféré confier mes sentiments au secrétaire avant de le consulter. Il me quitta de mauvaise humeur, et moi je le saluai de même.

Il m'était devenu odieux depuis un moment. Bien loin de le regarder comme un bienfaiteur, je ne voyais plus en lui qu'un homme sans foi, sans honneur, sans probité, mon spoliateur en un mot. Comment ! il jouissait de ma fortune, et me traitait avec tant de dureté, tant de parcimonie ! il m'avait élevée, disait-il, par charité !... Quelle horreur ! combien il me paraissait méprisable : mais aussi combien j'en chérissais plus le jeune Leclerc, à qui je devais cet éclaircissement salutaire, et qui allait s'occuper du soin de mon bonheur ! L'amour était le seul sentiment qui pût me maîtriser. J'adorais Leclerc, et je détestais M. Dubourg, ainsi que le vil d'Armance, dont les odieux complots m'inspiraient l'horreur ensemble et l'indignation... Cependant, je rêvais toujours au moyen de découvrir si le coffret était toujours en la possession de mon oncle. Il nous était nécessaire, avait dit Leclerc, sans expliquer ce qu'il en voulait faire. Il fallait donc que je le cherchasse sans que M. Dubourg s'en doutât. Le Ciel m'en offrit bientôt l'occasion favorable.»

Ici Palamène fit remarquer à ses hôtes que la nuit s'approchait ; et qu'ils avaient du chemin à faire jusqu'à la métairie de Brigitte. En conséquence, Mme Leclerc, son époux, leur fils Émilion, Brigitte, et la jeune personne qu'ils avaient amenée avec eux, remontèrent dans leur voiture, et partirent en promettant de venir le lendemain raconter la suite d'une histoire qui plaisait beaucoup à nos enfants.


QUARANTE-CINQUIÈME SOIRÉE.

LA PERSÉVÉRANCE.


Suite de l'histoire du jeune Émilion.

Nos jeunes amis mouraient d'impatience de voir revenir les parents de leur Émilion. Ils arrivèrent, en effet, après le dîner, et Palamène, qui leur avait fait préparer un goûter champêtre, les pria de se placer sur la terrasse, au milieu de ses enfants. Cette collation fut gaie. On y chanta la romance de Léon, dont les jeunes talents furent très applaudis. Ensuite tout le monde se tut pour écouter Mme Leclerc, qui continua ainsi le récit qu'elle avait commencé la veille :

«Je vous ai dit hier que je trouvai bientôt une occasion favorable pour découvrir le précieux coffret. En effet, mon oncle avait l'habitude de dormir pendant une heure ou deux, tous les jours après son dîner. Pendant ce sommeil j'eus l'adresse de m'emparer de son trousseau de clefs ; puis m'introduisant dans son cabinet, j'ouvris toutes ses armoires, et furetai partout. J'aperçus bientôt dans un coin, derrière plusieurs effets, une espèce de cassette ; et mon cœur tressaillit. C'est bien cela, tout en fer, oblong, guilloché sur le couvercle, deux serrures à cadenas, dans l'intérieur, des rases et un double fond : c'est bien le coffret qui renfermait ma fortune. Je m'empare de cette preuve de la cupidité de M. Dubourg, remettant à la place les effets qui le couvraient, je porte le coffret chez moi, où je le cache soigneusement. Heureusement pour moi, mon oncle ne s'était pas réveillé pendant ce coup hardi. Je remis ses clefs dans sa poche, et je n'attendis que le moment favorable de revoir Leclerc. Le soir, quand je fus retirée dans mon appartement, je visitai le coffre, et je trouvai dans le fond beaucoup de lettres de la main de mon père. Je baisai ces caractères sacrés, et je lus entre autres choses, un bordereau des ventes qu'il avait faites, et des sommes qu'il avait réalisées. Il y avait au bas de ce papier : J'ai fait faire ce coffret par Dumont, serrurier, rue de la Harpe, afin d'y renfermer deux cent dix mille quatre cent huit livres, ce qui fait huit mille sept cent soixante-sept louis, tous ployés en rouleaux de mille et de cent. CHARLES DUBOURG.

Sur un autre papier était écrit de la main de mon oncle : J'ai trouvé en effet cette somme, telle qu'elle est désignée dans le bordereau de mon frère. LAURENT DUBOURG.

Ces preuves étaient convaincantes, et pouvaient, je crois, valoir en justice, mais ce moyen était violent : il aurait ruiné un homme à qui je devais néanmoins quelque reconnaissance de m'avoir élevé ; et d'ailleurs, pour l'employer, il aurait fallu que je quittasse sa maison, et je n'avais ni parents, ni amis, aucun asile décent où je pusse me retirer. Je me proposai donc de me taire, et de consulter Leclerc. M. le comte vint me voir, il eut ensuite une longue conférence en secret avec mon oncle, après laquelle ce dernier vint m'avertir de me tenir prête pour partir le lendemain avec lui. — Où faut-il aller, lui demandai-je ? — Au château d'Armance, mademoiselle, où l'on a préparé la chapelle pour votre hymen. — Eh quoi ! monsieur, vous me sacrifiez ! — Je fais votre bonheur, mademoiselle, M. le comte a trouvé comme moi vos prétentions folles, exagérées ; il ne peut consentir à vous déclarer ouvertement pour sa femme. Son état, son nom, son crédit, il perdrait tout ; mais il est très possible que, par la suite, en vous conduisant bien avec lui, vous méritiez cette faveur. Profitez toujours de celle-ci, à laquelle une fille sans bien, comme vous, devait être bien éloignée de s'attendre. Demain on vous épouse, et vous me devrez cette élévation, pour laquelle vous me témoignerez un jour de la reconnaissance.

J'allais lui dire que ce mariage projeté n'était que supposé ; que lui et moi nous étions la dupe du comte ; mais je me retins, sans la crainte qu'il ne me demandât de qui je tenais ces renseignements, et pour ne pas compromettre mon ami. Je me contentai de pleurer, de jurer que je n'irais point à d'Armance ; que je ne consentirais jamais à cet hymen. M. Dubourg protesta que, si je lui refusais cette consolation, il m'abandonnerait, et il me quitta en m'ordonnant de choisir ou de sortir pour jamais de sa maison, ou d'épouser M. le comte.

Restée seule, je ne savais plus quel parti prendre, lorsque je vis rentrer mon oncle avec Leclerc. Celui-ci me remit un superbe présent du comte consistant en dentelles, en étoffes d'habillement de femme. J'étais toute en larmes. J'allais refuser, mais un signe de mon ami me détermina à accepter. Je lui dis que j'allais choisir ce qui me conviendrait et que je le priais d'attendre un moment, afin de remporter le reste. Il me comprit, resta avec mon oncle, et pendant ce temps je rentrai chez moi où cherchant dans les étoffes qu'on venait de me remettre, j'y trouvai bientôt une lettre que j'étais bien sûre que Leclerc y avait placée. J'y lus : Consentez à tout ; laissez-vous conduire demain ; j'arrangerai les choses pour que vous soyez seule dans une voiture et vous ferez tout ce qu'on vous dira. Je ne puis vous écrire que ce mot : rendez-moi compte du coffret.

Je répondis soudain : Il est entre mes mains ; mais comment vous le faire parvenir ? Je suivrai vos avis ; comptez sur moi.

Ce billet écrit, je le cachai dans les plis d'une robe de soie que je reportai à Leclerc devant mon oncle, en lui disant que j'avais assez des autres présents du comte, qui m'étaient d'ailleurs très indifférents. M. Dubourg voyant que je rendais un effet aussi précieux, le prit de mes mains avant que Leclerc s'en emparât ; ce qui nous effraya beaucoup tous les deux. Pourquoi donc mademoiselle, s'écria cet homme avare, pourquoi donc ne pas prendre ? Croyez-vous que j'aie le moyen de vous donner un trousseau ? Il faut tout refuser ou tout prendre.

Heureusement Leclerc aperçut le billet, et eut l'adresse de s'en emparer pendant que M. Dubourg tenait la robe déployée. Leclerc alors appuya mon oncle, et m'engagea à joindre cet effet à ceux que je gardais. Comme j'avais vu le mouvement de Leclerc, je ne résistai plus et je cédai. Leclerc nous quitta ; et je feignis le plus grand désespoir ; et mon oncle, qui s'en moquait, me réitéra l'ordre de me tenir prête pour le lendemain matin à neuf heures.

Je passai une nuit cruelle, ignorant les moyens que Leclerc prendrait pour me tirer de cet embarras. J'étais sûre de lui, et néanmoins il y avait des moments où je craignais qu'il s'y prît mal, qu'il s'entendît peut-être avec mon oncle et le comte pour me jouer. Pardon, mon ami, m'écriais-je ensuite, je rougis de ces odieux soupçons ; mais le malheureux est méfiant, il craint jusqu'à l'amour quand il est trompé par la nature !

Enfin cette matinée dont je ne pouvais prévoir les événements arriva. J'étais dans un état difficile a décrire ; mes yeux étaient noyés de larmes, et mon cœur battait violemment. Ce fut ainsi que je m'occupai à faire une malle de mes effets ; ce fut ainsi que je songeai à me parer un peu ; pour qui ? pour le comte ? non, sans doute, mais apparement pour Leclerc ; car je ne me rendis pas raison de ce mouvement de coquetterie ; tant il est vrai qu'au milieu des plus grands chagrins notre sexe ne perd jamais le sentiment de l'amour ni le désir de plaire.

Mon oncle se présenta bientôt ; il avait mis son plus bel habit ; il me fit compliment sur ma soumission, sur ma docilité, et parut même, pour la première fois, content de ma toilette. Allons, allons, dit-il, tu ne hais pas le comte, puisque tu veux charmer son cœur et ses yeux. On annonça ensuite M. le comte. Il me fit un compliment assez gauche ; puis s'adressant à mon oncle : Je vous emmène, lui dit-il ; ma voiture est là-bas ; nous partirons nous deux d'avance. Une autre voiture va venir chercher mademoiselle, avec une femme de chambre que je lui donne de ma main.

Mon oncle parut étonné. J'ai prit cet arrangement, poursuivit le comte, dans la crainte que mademoiselle ne fût pas prête. La toilette des dames est toujours si longue ! et d'ailleurs nous avons des affaires à traiter là-bas, vous et moi, avant la cérémonie. M. Dubourg ne parut pas content de me laisser seule. Il craignit peut-être que je refusasse de suivre la femme de chambre qu'on attendait, ou que je m'évadasse. Quoi qu'il en soit, il n'osa communiquer les craintes au comte, à qui il avait fait accroire que j'étais enfin devenue plus sensible à sa tendresse. Leclerc, de son côté avait fortifié son protecteur dans cette idée, en sorte que le comte se croyait vraiment aimé de moi ; mais il n'en poursuivait pas moins son projet de s'unir à moi par un faux mariage ; le prêtre, les témoins, tout était supposé.

Après le départ de mon oncle et de d'Armance, je fus plus tranquille en songeant à cette phrase de mon ami : Je trouverai le moyen que vous soyez seule dans une voiture. C'était là le commencement de son ouvrage, et j'espérais qu'il se terminerait favorablement pour moi. En effet, au bout d'un heure, une voiture peu brillante s'arrêta à la porte de notre maison. J'en vis sortir une grosse et grand femme, qui me parût être celle qu'on m'avait annoncée. Mademoiselle est-elle prête ? me dit cette femme, en entrant. — Où me conduisez-vous ? — Mademoiselle le sait bien ; à d'Armance. — À d'Armance ? Ciel !

Et je soupirai. Je dis adieu à la vieille gouvernante de M. Dubourg, qui eut l'air de marmoter entre ses dents un Hom ! ! me voilà bien débarrassée ! puis je me plaçai, avec ma nouvelle compagne, dans une voiture conduite par un cocher à la livrée du comte. À peine y fus-je montée, que la femme de chambre me dit, en me fixant d'une manière singulière : il me semble que mademoiselle a oublié quelque chose ? — Eh quoi ! Cela est possible ; dans mon trouble... — C'est un objet dont M. Leclerc m'a parlé, qui... — Ah ! mon Dieu, oui !

En pensant soudain au coffret, je remontai chez moi : la gouvernante y était. Comment faire pour enlever cet objet précieux ? Pendant que je faisais semblant de chercher, la femme de chambre vint me joindre, puis, couvrant le coffret de son tablier, elle l'emporta, en disant : Mon maître m'aurait bien grondée, si j'avais oublié la corbeille de mariage ! — Une corbeille de mariage, s'écria la gouvernante de mon oncle ! ah, voyons donc ! — Nous n'avons pas le temps.

La femme de chambre après cette brusque réponse, descend promptement, se jette dans la voiture : j'y monte, transportée de joie, et le cocher fouette ses chevaux. C'est bien à présent que je reconnais les soins de mon cher Leclerc. Puis-je douter que cette femme ne soit à lui et dans sa confidence ? Ma chère amie, lui dis-je, vous savez donc mes secrets et ceux de...

Elle ne répond rien, son air a même l'air glacé. Sa froideur et son silence m'éffraient ; je ne sais si je dois lui confier la mystère de mon amour. Je tremble qu'elle ne soit la confidente du comte et de mon oncle : mais quelle apparence ? qui lui aurait parlé du coffret auquel elle m'a fait penser au moment que je l'oubliais ? c'est Leclerc qui la fait agir.... Mais pourquoi ne m'ouvre-t-elle pas son cœur ? que craint-elle ?... Toujours le même silence et une froideur excessive ! Je ne perds dans mes conjectures, et je prends le parti de l'imiter, en ne proférant pas une seule parole.

J'ignorais où était située la terre d'Armance, si elle était près ou éloignée de Paris ; je ne m'étais informée d'aucun de ces détails, en sorte que je me laissais conduire comme ces victimes humaines qu'on offrait en sacrifice aux autels des faux dieux. Je m'apercevais bien que nous traversions Paris ; et que nous étions déjà sur les nouveaux boulevards, derrière l'hôpital général. Tout à coup notre cocher s'arrête devant une maison d'une apparence très simple. Ce ne peut être là le château du comte ! où donc me conduit-on ? la porte s'ouvre, le cocher donne la main à la femme de chambre ; et, pour accroître mon étonnement, j'entends ce cocher qui dit à cette femme : C'est ici qu'il faut faire ce dont nous sommes convenus. — Vous avez raison, lui répond ma compagne.

Et soudain elle tire de sa poche un pistolet qui me fait frémir. Ciel ! peut-on m'assassiner ? Non, cette scène ne me regarde point. La femme de chambre tire, aux oreilles du cocher, un coup de pistolet qui lui enlève une partie de ses cheveux ; puis elle lui met tranquillement cette arme meurtrière. Je descends, saisie d'effroi ; le cocher remonte sur son siége, et disparaît avec sa voiture.

Je vous vois tous fort étonnés, mes amis, de cet événement singulier. Il s'est passé à la lettre, et tel que je vous le rapporte. À votre surprise vous devez juger de la mienne. Je ne sais où je suis, ni ce qu'on veut faire de moi. Tout a réussi, me dit ma femme de chambre en me tendant la main. Entrez, belle Caroline : c'est ici ma maison, vous y serez en sûreté, et mieux, à coup sûr, que chez votre méchant oncle. Vous ne me connaissez pas encore ; vous saurez bientôt qui je suis, et vous ne tarderez pas à voir celui qui vous est cher.

Rassurée par ces paroles prononcées du ton le plus affectueux, j'entrai dans la maison, qui me parut meublée modestement, mais avec goût. Ma compagne sonna ; et un domestique nous apporta des rafraîchissements. La prétendue femme de chambre demanda ensuite sa fille : on lui amena une enfant de quatre ans environ, qui lui sauta au cou, en l'appelant maman. Ma compagne l'embrassa et la renvoya ensuite avec sa bonnne. Quand nous fûmes seules, je demandai à la maîtresse du logis ce que tout cela signifiait. Il est temps, lui dis-je, que vous me donniez une explication que je brûle d'entendre, quoique je ne doute pas que tout ceci soit l'ouvrage de M. Leclerc. — Vous avez très bien deviné, me répondit-elle ; et vous voyez en moi, non votre femme de chambre, quoique je me fasse toujours un plaisir de vous être de quelque utilité, mais la tante de Leclerc qui vous adore. Oui, je suis sa tante. Mon mari, qui était bien plus âgé que moi, et que j'ai perdu depuis un an, était le frère de son père. À présent vous allez savoir comment mon neveu et moi nous avons conduit tout ceci. Ce neveu, que j'aime autant qu'un fils, vint me trouver il y a huit jours. Il me raconta vos malheurs, les siens, et me confia l'amour qui tous deux vous enflamme. Je ne puis, ajouta-t-il, quitter le comte d'Armance dans ce moment-ci, j'ai encore quelques affaires d'intérêt à régler pour lui ; mais quand j'aurai mis ses papiers en ordre, dans quelque temps d'ici, j'irai vivre alors chez vous, près de l'objet de mon affection. Ma chère tante, il faut que vous m'aidiez à l'enlever, à la soustraire à la tyrannie de son oncle et aux projets infâmes du comte... Je lui promis de faire tout pour son bonheur, pour le votre, et voici comment nous nous y prîmes. Le comte venait de renvoyer son cocher ; Leclerc fit donner cette place à un jeune homme qui m'est dévoué, et qui est le fils d'un fermier de mes amis. On cherchait partout une femme de chambre pour vous ; on la voulait capable de se prêter aux projets du comte ; Leclerc m'indiqua, je me présentai chez d'Armance, sans avoir l'air d'être parente de son secrétaire. Il me donna les plus affreuses instructions ; je promis tout, et je fus agréée. Leclerc, qui flatte les passions de son protecteur, pour ne donner aucun soupçon de son intelligence avec vous, lui conseilla hier de partir d'avance avec votre oncle pour la terre d'Armance. Joséphine, lui dit-il (c'est le nom que je me donnai), Joséphine accompagnera Caroline, et la préparera en route au genre de vie retirée que vous voulez lui imposer. On peut se fier à l'expérience et à l'adresse de cette femme de chambre... Le comte y consentit, et fut ce matin, ainsi que vous le savez, chercher votre oncle. Pendant ce temps, je pris Michel à part ; Michel, c'est le cocher que j'avais placé, et que vous venez de voir : Michel, lui dis-je, voilà le moment de me servir. Nous allons chercher la jeune personne ; mais, au lieu de la mener à d'Armance, c'est chez moi qu'il faut la conduire : quand tu seras rentré à l'hôtel, tu jetteras les hauts cris, tu diras que Caroline est descendue sous un prétexte quelconque, avec sa femme de chambre, dans le bois de Verrières, qui est sur la route de d'Armance ; que là cette jeune personne a appelé à son secours ; que plusieurs hommes à cheval se sont présentés ; que l'un d'eux t'a tiré un coup de pistolet dont tu montreras la marque, et que, tombé de ton siège, tu n'as plus vu, en te relevant, Caroline, ni sa femme de chambre, ni les cavaliers. Voilà d'abord dix louis, Michel, pour commencer la récompense que je te destine ; et si l'on te chasse pour t'être laissé enlever Caroline, je te procurerai une autre place. Michel me promit tout, et voilà le mystère du coup de pistolet que vous m'avez vue lui tirer tout à l'heure près de l'oreille, que j'ai bien eu soin d'effleurer seulement. Je lui ai laissé l'arme, marquée à un nom inconnu, afin qu'il puisse la montrer, et que cette arme, qu'il dira avoir ramassée après la retraite des ravisseurs, rende son conte plus vraisemblable. Ainsi, belle Caroline, bannissez toute crainte, il est impossible qu'il vous arrive chez moi le plus léger accident ; il est impossible aussi qu'on vous y découvre, vu certaines précautions que je prendrai pour cela, et que je vous communiquerai. Il vous reste à présent à me dire si vous êtes fâchée d'avoir quitté la maison de votre spoliateur, ou de n'avoir pas été vous livrer au comte, le plus perfide et le plus immoral de tous les hommes.

Je remerciai Mme Leclerc (c'était le nom de la tante de mon ami) de tous les soins qu'elle avait pris pour me rendre ma liberté, et je l'assurai que, bien loin de former des regrets, j'était maintenant heureuse et tranquille. Mais, lui demandai-je, pourquoi ne m'avez-vous pas fait tous ces aveux dans la voiture ? vous m'auriez épargné bien des inquiétudes. — Que me dites-vous là ? me repondit-elle. Eh ! n'avais-je pas à craindre vos eclats, votre joie, ou votre incertitude ? N'avais-je pas à craindre moi-même d'être espionnée, rencontrée par quelques emissaires du comte ? Je vous assure que j'étais trop occupée à examiner les figures, à étudier les regards curieux de tous ceux qui passaient auprès de notre voiture. Je risquais tout ; et vous, vous ne risquiez que d'être reconduite à d'Armance ou chez votre oncle.

Ses raisons étaient justes, aussi n'insistai-je pas davantage sur ce point. Quand je fus un peu revenue de mon trouble et de mon étonnement, j'examinai le nouvel asile que j'allais habiter. Il était agréable et commode ; un joli jardin m'y offrait une promenade que je ne pouvais plus espérer de chercher au-dehors. Mme Leclerc avait l'air plus franc, plus ouvert. Elle me parut respectable et remplie d'usages. Sa domestique était un excellent sujet, fidèle, attachée à sa maîtresse, et capable, pour elle, des plus grands sacrifices. En un mot, je respirais un autre air que chez mon oncle, j'allais retrouver dans cette maison hospitalière, la liberté et l'amour ; l'amour ! dont je n'avais goûté les charmes, jusqu'alors, qu'avec contrainte et en tremblant.

Deux jours se passèrent sans que nous vissions Leclerc ; ce qui nous donna un peu d'inquiétude. Enfin le troisième jour il arriva, et vous jugez combien nous fûmes curieuses d'apprendre tout ce qui s'était passé au château d'Armance le jour de mon enlèvement. Leclerc, sûr de sa tante et de l'exécution de son projet, s'y était rendu de très bonne heure le matin, pour y faire les préparatifs nécessaires, et de la fausse cérémonie, et du repas, et du bal qui devait suivre tout cela. M. Dubourg et le comte y arrivent vers onze heures, et s'enferment ensemble pour s'entretenir de quelques affaires particulières. À midi tout est prêt, et je n'arrive pas. Un heure, deux heures, trois heures sonnent, et l'on ne me voit pas venir. Toutes les figures pâlissent. Leclerc s'agite, s'inquiète, il va prendre un cheval, il va voler à Paris, il ne peut laisser son protecteur dans une si grande inquiétude... On le retient, on attend toujours. M. Dubourg est rêveur ; il soupçonne, de la part de sa nièce, quelque tour dont il n'ose point parler. Enfin, à sept heures du soir, le concierge de l'hôtel d'Armance à Paris arrive à cheval et tout essoufflé. Il raconte que le pauvre Michel est blessé, que Mlle Caroline a été enlevée par des inconnus dans le bois de Verrières. Voilà ce que j'avais prévu ! s'écrie M. Dubourg. Ce matin aussi je voulais l'amener avec moi, et M. le comte s'y opposa. Il a toujours de beaux arrangements comme cela, M. le comte ! Je savais qu'elle avait un amant, qui s'est toujours voilé à mes yeux : c'est cet amant qui nous l'a enlevée.

Tout le monde est pétrifié ; on passe la soirée, la nuit entière à raisonner, à déraisonner plutôt, sur cet événement ; et le lendemain le comte, M. Dubourg et Leclerc reviennent à Paris, où chacun, de son côté, fait des perquisitions qui n'aboutissent à rien. M. Dubourg rentre chez lui, gronde sa vieille gouvernante ; il prétend qu'elle s'entendait avec sa nièce pour favoriser ses amours, lui remettre des lettres et se charger des siennes. La vieille duègne se fâche ; on la met à la porte, et voilà le désordre partout. Cependant le comte jure qu'il me retrouvera, et saura se venger de mes ravisseurs. Leclerc le plaint, Leclerc dit comme lui, et proteste qu'il va faire toutes les recherches possibles. Enfin, Leclerc trouve un moment favorable pour venir retrouver sa tante et son amie. Il prend plusieurs carrosses de place, se fait conduire successivement dans divers endroits, pour dérouter ceux qui pourraient épier ses démarches, quoiqu'il n'en ait aucun soupçon, et arrive à pied chez sa tante, où il nous donne tous ces détails.

Comme cette entrevue fut touchante ! Nous pouvions nous aimer, nous le dire sans crainte, sans contrainte, en présence du témoin le plus respectable. Leclere parla d'une union secrète, plus sûre, plus légitime que celle projetée par le comte. Je m'y refusai d'abord : mais sa tante me décida, et nous prîmes jour pour cette auguste cérémonie. Je me croyais indépendante d'un oncle à qui je ne devais que ma haine, et j'étais en effet absolument maîtresse de ma main et de mon cœur. Nous ne nous quittâmes point ce jour-là sans parler du coffret. Je le montrai à mon ami, qui me pria de le garder jusqu'à ce qu'il vînt me dire l'usage qu'il en fallait faire. Nous nous séparâmes enfin avec regret, et Leclerc prit, pour revenir chez le comte, les mêmes précautions qu'il avait employées pour venir nous voir.

Nous vîmes Leclerc plusieurs fois encore avant notre union, et il nous apprit que mon oncle et le comte s'étaient plaints au gouvernement de ma fuite précipitée. On avait donné mon signalement, et plusieurs personnes étaient à ma recherche. Il était impossible qu'on me soupçonnât dans une maison isolée dont je ne sortais jamais. Quoi qu'il en soit, nous nous décidâmes à hâter la célébration de notre hymen, pour prendre ensuite d'autres précautions. En conséquence, un prêtre sûr et respectable nous maria un matin de très bonne heure, dans une petite chapelle voisine ; et quelques jours après je changeai de logement. Je habitais une autre petite maison à côté de celle Mme Leclerc, qui eut la bonté de me donner, pour me servir, Jeannette, sa propre domestique, qui savait mes secrets, et qui était sûre et fidèle. Notre tante en prit une autre : et moi sous le nom de Mme Leclerc, je vivais tranquillement dans mon petit ménage, qu'embellissait mon époux le plus souvent que la prudence le lui permettait. Mais c'était toujours le soir qu'il venait, dans la crainte d'être suivi pendant le jour. J'étais devenue mère d'un fils, mon mari n'avait pas encore jugé à propos de frapper les grands coups qu'il prémeditait pour accroître ma fortune. Il tenait tout du comte, et se maintenant près de lui. Le comte lui parlait très souvent de moi ; il m'aimait toujours, disait-il, et jurait que, s'il me retrouvait jamais, je ne lui échapperais plus. Il fréquentait toujours mon oncle ; et tous deux, prenant sans cesse Leclerc pour leur confident, étaient bien éloignés de se douter qu'il fût leur rival, mon ravisseur, encore moins mon époux.

Leclerc souffrait continuellement des hauteurs et du tableau des vices de son protecteur ; mais Leclerc était époux, il était père : il fallait qu'il songeât à l'aisance de sa famille, et c'était pour lui amasser une fortune honnête qu'il célait son mariage et se rendait esclave auprès du comte. Cependant le moment approchait où tout allait se découvrir. Un jour que le comte et M. Dubourg, qui se quittaient peu, étaient allés voir à quelques lieues de Paris une maison de campagne, que le premiér voulait acheter, un orage affreux le surprit en revenant à la ville. La grêle avait déjà brisé toutes les glaces de leur voiture, et la foudre menaçait de la réduire en poudre. Les deux voyageurs se décident à demander pour le moment un asile dans quelque endroit. Une maison isolée frappe leurs regards ; elle paraît habitée ; ils descendent et frappent à la porte. C'était justement ma maison qui se trouvait là sur leur route. L'orage m'avait engagée à fermer toutes mes croisées. J'entends frapper, et je vais regarder, sans aucune méfiance, à travers le joint d'un volet qui était fixé à une fenêtre près de la porte. Ciel ! qu'aperçois-je ! mon oncle et le comte ensemble ! Ont-ils découvert mon asile ? viennent-ils m'enlever, me persécuter ? Je n'ai pas le temps d'ordonner à Jeannette de ne pas ouvrir, cela est déjà fait ; et je m'enferme dans un cabinet écarté, sans pouvoir donner des ordres à ma domestique, qui a déjà introduit les deux étrangers. Ils exposent la frayeur dont ils sont saisis, et demandent l'hospitalité jusqu'à ce qu'un temps plus favorable leur permette de se remettre en route. J'entends tout cela, et je tremble que ce ne soit qu'un prétexte qu'ils emploient pour entrer. Ma domestique m'appelle : Madame ! madame ! Je n'ose lui répondre dans la crainte que ma voix soit reconnue. Eh bien ! où est donc madame ? dit cette fille. Elle cherche partout, et ouvre enfin mon cabinet, que je lui fais signe de fermer sur-le-champ derrière elle. Malheureuse ! lui dis-je, est-on plus imprudente que vous ? c'est mon oncle, c'est le comte que vous recevez là ! — Eh ! bon Dieu, madame, pouvais-je le deviner ? — Allez, et dites que je suis sortie. Si l'on vous demande mon nom, si l'on vous fait des questions, vous n'y répondrez pas.

Jeannette rentre dans le salon où sont les deux voyageurs, elle les trouve très inquiets. Pendant l'absence de cette fille, mon fils, qui jouait dans le salon, avait frappé leurs regards : ils l'avaient embrassé, questionné ; et mon Émilion, qui avait alors quatre ans environ, avait répondu naïvement à tout. Comment se nomme votre maman ? — Madame Leclerc. — Madame Leclerc ! et votre papa, l'avez-vous ? — Oh ! il ne demeure pas ici ; il n'y vient point, car je ne l'ai jamais vu ; mais, tenez, maman dit que le voilà.

L'enfant montre le portrait de mon époux, que je portais en bracelet, et que j'avais oublié de retirer de la cheminée. Le comte s'approche pour examiner cette miniature ; il reconnaît son secrétaire : il appelle M. Dubourg. Tenez, voyez donc, lui dit-il, c'est Leclerc : un ménage en ville ! Leclerc marié secrètement, et il nous l'a caché ! Quel est ce mystère ? Grand Dieu ! il me vient un soupçon bien étrange !... En effet, il serait bien singulier... Mais, non, non, ce ne peut pas être votre nièce qu'il ait épousée ! — Ma nièce ! quel trait de lumière !... — Dites donc, mon petit homme (en s'adressant à l'enfant), votre maman a-t-elle un papa, une maman ? — Non, elle n'a qu'un méchant oncle, dont elle parle souvent, et que je n'ai jamais vu. — Un oncle ! c'est elle.

Ces méchants en étaient là de leur interrogatoire, lorsque Jeannette entra, et s'apercevant qu'on questionnait l'enfant, elle se hâta de l'emmener ; mais M. Dubourg s'empressa de la questionner à son tour. Ma fille, lui dit-il, vous mettez bien de la précipitation à éloigner de nous cet enfant ; votre maîtresse est ici d'ailleurs, et n'est point sortie. — Qui vous l'a dit, monsieur ? — Vous-même tout à l'heure. — Je me trompais ; elle est allée... — Par le temps qu'il fait ! impossible. Faites-nous lui parler, ma chère enfant ; nous vous récompenserons bien. — Qu'est-ce que cela veut dire, messieurs ? Êtes-vous entrés ici pour autre chose que pour vous abriter ? Si cela est, ayez la complaisance... — Je veux voir, avant tout, la perfide Caroline. — Caroline !

Jeannette pâlit ; M. Dubourg s'écrie : Elle se trouble ; Caroline est ici, et je la trouverai.

À l'instant, il se met à courir de tous les côtés ; il force Jeannette, qui s'oppose à son passage ; il visite toute la maison, comme un furieux, et ordonne qu'on lui en ouvre tous les appartements. Jeannette est au désespoir, elle ne sait plus comment s'opposer à tant d'indiscrétion, à tant de violence. Elle appelle au secours. Le cocher du comte, qui était sous la porte, est attiré par les cris. Le comte a l'audace de lui ordonner de maintenir Jeannette ; ce que le cocher fait avec ses bras vigoureux. J'entends tour ce tapage, qui me remplit d'effroi ; et ne pouvant plus faire autrement que de me montrer pour arrêter tout ce bruit, je prends un parti violent. Me voilà, dis-je en paraissant ; me voilà, homme sans usage, comme sans délicatesse ! — Eh bien ! l'avais-je dit ? c'est Caroline elle-même !

Tandis que le comte, atterré de ce coup, tombe sur la cheminée, la tête dans ses deux mains, j'apostrophe M. Dubourg en ces termes : De quel droit violez-vous l'asile qu'on vous offre avec trop de bonté ? Êtes-vous ici chez vous ? Avez-vous le moindre droit sur ma personne ? N'ai-je pas un époux à qui seul je dois rendre compte de ma conduite ? Vous n'êtes pas mon oncle, vous n'êtes qu'un homme sans foi, qui m'a dépouillée de mon héritage. — Dépouillée ! — Oui ; et je le prouverai. J'ai entre mes mains un certain coffret de fer... Vous pâlissez à ce mot ! Allez, contentez-vous d'avoir soustrait le bien de votre frère, sans persécuter davantage sa malheureuse fille ! — Vous avez, dites-vous, le coffret... eh ! qui l'a remis dans vos mains ? — Moi-même, j'ai su m'en emparer avant de fuir votre maison. — Mais cela ne se peut ; je m'en serais aperçu. — Vous avez le temps de vous en convaincre. En attendant, monsieur, sortez de cette maison, et tremblez que je ne fasse valoir en justice les preuves écrites de votre main et de celle de mon père, que j'ai trouvées au fond de ce précieux coffret. — C'est à vous à trembler, vous qui avez l'âme assez dénaturée pour manquer de respect à votre oncle, pour le chasser ! Labri (en s'adressant au cocher), portez-moi cette femme dans la voiture. — N'approchez pas, qui que vous soyez !

Je me jette à ces mots dans mon cabinet, dont je pousse la porte sur moi, et je crie en dedans : Le premier qui osera forcer cette porte, je lui brûle la cervelle !...

Cette menace fait effet. M. Dubourg, qui a peur, prend la main du comte : Sortons, lui dit-il, sortons, mon ami ; les lois, que nous allons implorer, sauront nous venger de cette femme, de ce démon !

Ils sortent, ainsi que le cocher, et bientôt j'entends le bruit de la voiture qui s'éloigne. Je recouvre mes sens ; mais je n'en suis pas plus tranquille. Persuadée qu'ils vont sur-le-champ se plaindre à quelque magistrat, je n'ai pas un moment à perdre pour me soustraire à leurs coups. Je prends donc ce que j'ai de plus précieux ; puis, accompagnée de Jeannette, qui porte mon enfant, je ferme les volets, les portes de ma maison, et je cours me réfugier chez la tante de mon mari, qui n'est point connue de mes persécuteurs, et dont l'asile ne peut être violé. J'arrive, je me jette dans ses bras en versant un torrent de larmes qui l'effraient ; je lui raconte tout, et la prie de m'aider de ses conseils. Cet événement l'embarrasse autant que moi ; le comte a des amis puissants ; il peut exercer les plus odieuses vexations ; la justice de ma cause ne peut résister au crédit de ses protecteurs. Le plus sûr est de se cacher de nouveau dans quelque retraite impénétrable... Mais Leclerc, qui ignore tout cela, qui va sans doute être la première victime du courroux de son protecteur, où retrouvera-t-il sa femme ? Pourra-t-il la chercher ? Lui en laissera-t-on la faculté ? Et n'est-il pas à craindre qu'on le plonge au fond d'une obscure prison ?... Ce sont bien là les terreurs de deux femmes qui ne connaissent point les lois et fuient toujours les événements du côté le plus noir. Ma tante prend cependant un parti très prudent qu'elle suit sur-le-champ. Elle n'écrit que ces deux mots : Tout est découvert ! Vous êtes perdu si vous ne vous rendez à l'instant chez moi !

Ce billet cacheté, elle charge sa domestique de prendre une voiture et de le porter sur l'heure à Michel, ce cocher du comte qui est resté chez lui malgré qu'il se soit laissé enlever Caroline. Elle fait dire à Michel qu'il faut qu'il trouve Leclerc et lui remette ce billet. Le domestique exécute les ordres de sa maîtresse. Elle revient au bout d'une heure, qui nous a paru un siècle. Elle a trouvé Michel. Le comte n'était pas encore rentré ; Leclerc était sorti ; mais Michel savait que ce dernier était allé chez un homme d'affaires ; Michel s'y est rendu bien vite pour lui remettre ce billet.

Nous voilà un peu plus tranquilles. Le comte n'était pas rentré. Il n'y avait pas à douter, ainsi que je le présumais, que cet homme et M. Dubourg ne s'étaient arrêtés en route chez quelque magistrat pour me faire enlever peut-être, moi ou mon époux !... Nous comptions les minutes, nous regardions à tout moment aux croisées. La nuit commençait à tout obscurcir, et nous ne voyions point arriver le bien-aimé... Enfin le bruit d'un cheval, qui galopait au loin sur le boulevard, fixa notre attention. Le cavalier qui le montait avait tout l'extérieur de Leclerc. Est-ce lui ! Il s'approche... Ce n'est pas lui !... Il s'approche encore... C'est pourtant bien là son air... Il est plus près de nous, et nous avons le bonheur de le reconnaître. C'est Leclerc lui-même qui saute en bas de son cheval, le fait entrer dans la cour et se jette dans nos bras. Avez-vous vu le comte ? c'est la première question que nous lui faisons. Non, nous répondit-il, non, je ne l'ai pas vu ; mais votre billet m'a jeté dans la plus mortelle inquiétude : tout est découvert, grand Dieu ! que s'est-il donc passé ?

Je lui raconte à la hâte la scène horrible que j'ai due au hasard, et dont j'ai pensé devenir la victime. Il frémit... Nous y voilà, dit-il ; ils savent tout ; il n'y a plus moyen de dissimuler. Mais rassure-toi, ma Caroline ; rassurez-vous, ma bonne tante, le mal n'est pas si grand que vous croyez ; il peut se réparer, et j'en connais les moyens. — Comment ? — En nous cachant d'abord pendant quelque temps ; secondement en poursuivant M. Dubourg pour la restitution de deux cent dix mille livres qu'il doit à ma femme, et dont nous avons des preuves. Nous l'effrayerons d'abord ; et cela l'empêchera de nous nuire. Pour M. le comte, je ne le crains pas ; il sait que je connais certains secrets... Je le tiens, en un mot. — Quels secrets ? — Il est temps de vous les révéler, et vous allez frémir surtout de la noirceur du caractère de Dubourg. — De mon oncle ! achève. — Le comte... Mais n'avez-vous pas été souvent étonnées de voir la liaison intime de cet homme avec M. Dubourg ? N'avez-vous pas été surprises de l'ascendant que le comte a pris sur l'esprit de ce vieil avare, au point qu'il lui emprunte tout l'argent qu'il veut sans le lui rendre ; au point qu'ils ne se quittent jamais ? — Il est vrai. — Eh bien ! cela vient d'un crime affreux qu'ils ont commis ensemble ! — Un crime ! — Épouvantable. Un particulier, riche garçon, sans parents très proches, avait une terre qu'il voulait vendre. Il part de cette terre un jour, avec tous ses titres dans sa poche, et se rend à Paris dans l'intention de donner sa confiance à quelque homme d'affaire. Le hasard le fait descendre dans la maison où demeurait Dubourg ; il y a de cela dix ans à peu près. Dubourg s'insinue dans sa confiance. Il apprend qu'il a une terre à vendre ; et sachant que le comte d'Armance veut en acheter une, il va lui faire part des projets de son voisin. D'Armance connaissait Dubourg, parce que celui-ci lui avait prêté de l'argent à très gros intérêt ; ton or, sans doute, ma Caroline, ton héritage. Ces deux misérables convoitent la terre ; mais ils veulent l'avoir sans la payer. Ils engagent le propriétaire à souper, le grisent, lui font faire un acte de vente, le pistolet sur la gorge : et l'oserai-je dire, ils l'empoisonnent après ! — Ciel ! — J'ai entre mes mains toutes les preuves de ce crime odieux : le comte ne l'ignore pas, et me flatte souvent, sans doute pour m'engager au silence. Vous sentez bien que Dubourg et son complice sont devenus inséparables, autant parce qu'ils ont le même caractère que parce qu'ils se craignent réciproquement. Dubourg avait eu d'abord en partage, pour son crime, la moitié de cette terre : mais le comte s'est si bien arrangé, qu'il en est devenu le possesseur unique, et qu'il ruine journellement, par des emprunts, l'infâme Dubourg, qui n'ose pas le refuser. Voilà ce que sont ces deux scélérats : vous jugez bien qu'il m'a fallu toute la patience possible pour vivre avec le comte, que je méprise et j'abhorre au fond de mon cœur autant qu'il le mérite. Maintenant voici la marche que je vais suivre : loger ma femme dans un autre quartier, sortir sur-le-champ de chez le comte, lui écrire une lettre en conséquence, et attaquer, comme époux de Caroline, son oncle, en restitution d'héritage.

Nous trouvâmes ce plan bien combiné, et mon horreur pour Dubourg devint telle, que je donnai à Leclerc toute l'autorisation possible pour le poursuivre. En conséquence, le lendemain matin, je fus m'établir avec mon enfant et Jeannette, sous un nom supposé, dans un autre faubourg de Paris, et Leclerc resta logé chez sa tante, d'où il écrivit le même jour une lettre tellement forte au comte que celui-ci n'osa point le persécuter. Pour Dubourg, il s'entama contre lui un procès dans lequel on produisit, pour preuves, le coffret, le serrurier qui l'avait fait à mon père, son bordereau, celui écrit de la main de Dubourg, les voisins qui avaient vu mourir mon père, et qui attestèrent que Dubourg s'enferma seul dans la chambre du défunt, où l'on ne sut ce qu'il fit. En un mot, le secret confié par mon père à celui de Leclerc, l'aveu que celui-ci en avait reçu du sien à son lit de mort ; les bordereaux, les témoins, tout cela fut d'un si grand poids, que le procès fut jugé en ma faveur, et M. Dubourg condamné à restituer la somme de cent quatre-vingt-dix mille livres. On lui laissa vingt mille quatre cent livres pour le payer des soins qu'il avait eus de moi pendant treize ans. Dubourg n'avait plus rien, le comte avait tout pris. On fit vendre le peu de propriétés que Dubourg possédait encore, et tout cela fit une somme de quarante mille livres dont il fallut que je me contentasse. Je fus appelée moi-même chez les gens d'affaires pour toucher cette somme, qu'on avait réalisée en billets de caisse où lettres de change. Je m'y rendis on prenant les plus grandes précautions pour n'être ni aperçue ni suivie par aucun des gens du comte, qui jurait toujours qu'il m'enlèverait à son tour. La somme mise dans mon porte-feuille, je rentrai chez moi, où je trouvai une lettre de mon époux. Il m'apprenait que mon oncle, désespéré d'avoir perdu le peu qu'il possédait, venait de se laisser mourir de chagrin. Mais, ce qui ajouta à ma douleur, c'est que Leclerc me marqua que le scélérat d'Armance avait obtenu une lettre de cachet pour faire enfermer mon époux à la Bastille.

Je saurai, ajoutait Leclerc, me soustraire à cet ordre inique, et me venger de ce misérable ; mais en attendant il est prudent de fuir. Prends sur-le-champ une voiture à tout prix, et rends-toi à Chartres ; tu trouveras ci-incluse une lettre pour mon ami Béville, rue de la Visitation, qui te recevra très bien et chez qui je compte me rendre en même temps que toi. Il ne serait pas prudent que nous allassions ensemble. J'ai bien d'autres précautions que toi à prendre. Pars ma Caroline avec ton enfant, ta fidèle Jeannette, et sois sans inquiétude sur mon compte. Demain au soir nous serons réunis à Chartres. Tu peux compter sur ma prudence et sur les moyens que j'ai de me sauver.

Combien ce nouveau danger que courait mon époux me fit verser de larmes ! Le Ciel, m'écriai-je, ne se lassera donc jamais de me persécuter ! Depuis six ans que je suis mariée, toujours séparée, toujours éloignée du plus tendre ami ; je ne l'ai jamais vu que de loin en loin, et toujours à la dérobée : cet enfant, cet intéressant Émilion ne connaît presque point son père ; à peine a-t-il joui de ses embrassements ! Est-il une famille plus malheureuse ? Je crois enfin toucher au bonheur, et voilà un nouveau sujet d'inquiétude ! Affreux d'Armance ! persécuteur de l'innocence ! que ne puis-je me venger des maux que tu nous fais... Mais il faut partir ; mon époux l'ordonne. Allons, voyons si nous trouverons enfin le calme et la tranquillité. Je sors, je me procure une chaise et un postillon sûr ; et, le lendemain matin, après avoir passé la nuit agitée, je fais mes préparatifs pour ce voyage, dont un fatal pressentiment me fait appréhender l'issue. J'embrasse mon fils. Mon petit Émilion, lui dis-je, nous allons retrouver, peut-être pour jamais, ton malheureux père : tu l'embrasseras bien ; tu le caresseras, n'est-ce pas ? car il a bien souffert, et moi aussi !

Il me vint ensuite dans l'idée de charger l'enfant du porte-feuille, et le mettant dans la poche de son petit gillet avec mon portrait, je lui appris par cœur cette phrase qu'il devait répéter à son père : Papa, c'est à la nature à vous offrir les traits de l'amour et le don de la fortune, qui vous ont tant persécuté ! l'enfant savait très bien cette espèce de petit compliment. Il sautait, il était enchanté d'aller en voiture, de retrouver son père, et sa joie allégeait un peu mes inquiétudes. Nous montons enfin, Jeannette, Émilion et moi dans la chaise de poste, et nous partons. Notre voyage est très heureux jusqu'à Maintenon : la nuit approche, nous voyons déjà les hauts clochers de Chartres, et mon cœur tressaille de joie : mais, ô malheur, malheur affreux !... Entre Maintenon et Chartres, campagne aride, vaste et déserte, trois scélérats nous abordent, menacent le postillon, qui s'arrête, de lui brûler la cervelle. Deux de ces monstres arrachent mon fils de mes bras, s'éloignent, et le troisième, monté dans la chaise à côté de moi, donne de l'or au postillon en lui parlant à l'oreille. J'étais presque évanouie ; Jeannette, mourant de peur, n'osait faire un geste ni dire un mot, et le traître de postillon fouetta ses chevaux qui m'entraînèrent et me séparèrent, hélas ! pour longtemps, de mon cher Émilion !...

Je ne sais comment j'ai eu la force de vous raconter cette scène, dont le souvenir brise encore mon cœur !... Demain, mes amis, je vous ferai connaître l'auteur de cette atrocité ; et je vous détaillerai la longue chaîne de malheurs qui l'ont suivie.»

Mme Leclere s'interrompit à cet endroit de son récit : elle prit ensuite congé de Palàmène, et remonta avec sa société dans sa voiture, qui la reconduisit à la ferme de Brigitte.


QUARANTE-SIXIÈME SOIRÉE.

LE COURAGE


Fin de l'histoire du jeune Émilion.

Le lendemain, M. et Mme Leclerc, Émilion, Brigitte, et la jeune personne qui est jusqu'à présent inconnue, revinrent visiter la chaumière du père de famille, à la grande satisfaction de ses enfants, et l'on se réunit sur la terrasse pour entendre la fin des aventures extraordinaires qui depuis deux jours fixaient l'attention de nos amis.

«Je vous ai laissés hier, poursuivit Mme Leclerc, au moment du funeste enlèvement de mon fils sur la route de Chartres. J'étais, comme je vous l'ai dit, plongée dans un profond évanouissement ; et je n'en sortis qu'au bruit d'une brigade de maréchaussée qui, presser sans doute par quelque affaire importante, passa près de notre voiture en galopant à bride abattue. Ce sont ces hommes à cheval dont l'approche effraya tellement les gens qui tenaient Émilion, qu'ils le jetèrent dans un fossé. Je revis donc la lumière, mais pour la maudire, et pour demander mon fils à grands cris, à l'inconnu qui était assis près de moi dans la chaise. — Vous le reverrez, me dit-il en riant.— Mais, lui dis-je, où me conduit-on ? de quel droit dispose-t-on de ma personne ? — Vous le saurez bientôt. — Je vais implorer l'assistance du premier passant, de toute la ville de Chartres. — Nous n'y passerons pas. — Grand Dieu ! que veut-on de moi ?

Je me lève pour m'élancer hors de la voiture quoiqu'elle aille comme le vent ; mon gardien me retient, et me menace, un pistolet à la main, de me brûler la cervelle si je fais un seul geste, si je jette un seul cri. La mort ne pouvait m'épouvanter dans une position si cruelle ; mais j'étais mère, et l'on m'assurait que je reverrais mon fils : pouvais-je renoncer à cet espoir ? Je me résignai et me tus. Nous ne passâmes pas, en effet, par Chartres : le perfide postillon, que l'or venait de séduire, prit des routes détournées que nous tînmes toute la nuit ; et au point du jour je me trouvai à la porte d'un château d'assez belle apparence, où l'on me força d'entrer. Vous voilà, me dit mon guide, dans une maison où vous vous êtes bien fait attendre un certain jour ! c'était bien la peine de faire tant de façons pour arriver au point d'où vous seriez partie ce jour-là !

Je compris, par ce peu de mots, que j'étais au château d'Armance, et que mon ravisseur, ainsi que je l'avais pensé, n'était autre que le comte. On me fit entrer, avec beaucoup d'égards, dans un salon où le comte se présenta bientôt lui-même. Enfin, me dit-il en souriant, je vous tiens belle fugitive ! Vous ne m'échapperez plus, je l'espère ! — Monstre, lui dis-je, que veux-tu ? que demandes-tu ? Qu'as-tu fais de mon fils ? Pourquoi l'enlever à sa mère ? Cette innocente créature doit-elle être la victime de tes passions, de tes fureurs ? — Vous le reverrez, madame, mais à une condition. — Quelle condition, homme barbare et sans honneur ? — Ah ! vous avez cru me jouer longtemps ! Osez-vous m'appeler un homme sans honneur, après votre conduite, après celle de votre époux, qui a abusé de ma confiance de la manière la plus indigne ? moi qui lui disais mes moindres pensées, tous mes secrets ! il flattait ma passion, et il était mon rival ! et il vous enlève avec mes propres gens, ma propre voiture ! Est-ce là de l'honneur ! Couple ingrat ! vous avez lassé ma patience ; vous avez ruiné, traîné au tombeau un oncle malheureux qui voulait votre bonheur. Allez, vous méritez mon courroux ! Le perfide Leclerc est déjà plongé dans une prison perpétuelle, et vous... — Mon époux, ciel ! — Oui, cela doit être fait à présent. Quant à vous, il ne vous reste qu'un moyen pour désarmer ma colère ; employez-le, je vous le conseille, ou j'aurai soin que vous ne revoyiez jamais la lumière du jour ! — Que tu t'y prends bien pour le faire aimer ! Oui, voilà les manières franches et loyales avec lesquelles le comte d'Armance sait attaquer un cœur ! Il est impossible de résister à tant de galanterie, et tu sais en effet m'inspirer un sentiment... mais c'est celui de la haine, c'est celui de l'horreur.

Le comte, un peu déconcerté, se retourne vers ses gens : Cette femme est folle, dit-il à l'homme qui m'a amenée ; il faut avoir pitié de son état. Qu'on la conduise dans l'appartement que je lui ai destiné... On m'entraîne à ces mots. Je m'écrie : Ô Jeannette ! ma fidèle domestique, aura-t-on la cruauté de m'en séparer aussi ? — Qu'on lui donne sa Jeannette pour la servir, dit froidement le comte en s'en allant et sans me regarder.

J'étais au désespoir ; Jeannette paraît, et cherche en vain à me consoler. On nous mène toutes deux dans une chambre haute, dont la fenêtre, qui est grillée, donne sur la campagne. Un ameublement simple orne cette pièce unique qui va me servir de prison. À côté d'une alcove est un petit cabinet noir pour ma femme de chambre. Et l'on a soin de nous enfermer toutes deux dans cet asile de douleur. Je ne puis vous peindre mon état, vous vous en faites sans doute une triste idée. À deux heures, on nous apporte quelques mets auxquels Jeannette touche seule. Le soir, même attention. La nuit cruelle me retrace mon époux aussi à plaindre que moi, mon Émilion redemandant sa mère aux barbares qui le retiennent ; et tant de malheurs allument chez moi une fièvre cruelle, qui dévore mon sang. En deux jours je touche aux portes de la mort. Le comte veut se présenter ; je m'écrie que je meurs s'il faut qu'il approche de mon lit de douleur. Je ne demande que mon fils, et je promets de vivre, de me prêter aux secours que les gens de l'art veulent me prodiguer. Tout le monde est muet, on ne peut me donner des nouvelles de mon Émilion. Jeannette entend même le comte dire a demi-voix à son intendant : Ces coquins de valets ! aller me perdre cet enfant ! Je ne voulais que l'éloigner un moment de sa mère, pour obtenir d'elle plus de complaisance...

Me perdre cet enfant ! qu'est-ce que cela veut dire ? qu'il est mort sans doute ! Jeannette se persuade qu'Émilion est mort, que ces barbares l'ont tué, et elle n'ose me communiquer ses funestes soupçons. Enfin, je ne sais comment l'âge et la force de mon tempérament me firent survivre à tant de maux ; tant il est vrai que la mort vous saisit souvent au faîte du bonheur, et qu'elle est presque toujours sourde aux cris du malheureux qui l'invoque. Je me rétablis peu à peu ; et quand Jeannette me vit convalescence, elle me prépara par degrés à la triste nouvelle de la mort de mon fils, dont elle se croyait sûre. Je savais que le poison n'était pas une arme étrangère au comte quand il voulait se défaire de quelqu'un ; mais je ne voyais pas quel intérêt il avait eu à se défaire d'un innocent enfant, à moins que ce ne fût pour se venger de son père, à qui il avait voué la plus mortelle haine. Oui, cette idée était la seule admissible, et je me persuadai, comme Jeannette, que mon Émilion n'existait plus. Quelle douleur pour une mère !

Le comte voulut souvent se présenter ; je menaçai de me tuer à ses yeux s'il avait l'audace de mettre le pied dans mon appartement. Il fut un mois sans oser y entrer, et je m'apercevais de temps en temps qu'il allait et revenait de d'Armance à Paris, par le silence du château et l'absence des domestiques. Le concierge de cette prison était le seul que je visse, et qui m'apportait ce dont j'avais besoin.

C'était le même homme qui m'avait enlevée sur la route de Chartres, et il me faisait horreur, en songeant qu'il était peut-être l'assassin de mon fils. C'était en vain que je désirais m'échapper de ce cachot : l'impossibilité m'en était prouvée journellement : il me fallait y gémir jusqu'à ce que le Ciel daignât me regarder d'un œil de pitié. Je pensais aussi continuellement à mon cher Leclerc. Sans doute il était à la Bastille, car il aurait employé mille moyens, judiciaires ou autres, pour me délivrer. Mais comment avait-on pu l'arrêter ? était-il venu, le même soir de mon enlèvement, chez M. Béville de Chartres ? avait-on aposté de la garde pour le saisir dans la rue de la Visitation ? Qui avait donc pu dévoiler au comte le secret de notre fuite ? qui lui avait tracé si bien la route que j'avais à suivre ? qui pouvait m'avoir ainsi trahie ? J'avais mis Jeannette seule dans ma confidence ; et cette fille, qui d'ailleurs ne m'avait pas quittée une minute, était incapable de cette bassesse : elle me le prouvait tous les jours par son zèle, ses larmes et ses consolations : elle ne voyait qu'avec horreur, ainsi que moi, tous ceux qui nous entouraient ; elle ne parlait en secret à aucun d'eux ; et elle était ma fidèle et assidue compagne. Ce n'était point Jeannette ; mais qui donc ? cela venait-il de quelque indiscrétion de Leclerc ? Hélas ! il en était aussi la victime ! Nous étions enfin séparés, prisonniers tous les deux, sans espoir de recouvrer de longtemps notre liberté, et privés pour jamais du gage précieux de notre hymen ! La vie ne pouvait plus m'offrit rien d'attrayant ; aussi étais-je décidée à me l'arracher aux premières instantes de l'amour brutal de mon tyran, et j'avais, dans ce dessein, caché dans un matelas de mon lit un couteau qui devait seconder cet acte légitime de mon juste désespoir.

Un soir que, fixée à ma croisée, j'admirais, à travers mes barreaux, la beauté des différents sites que la lune éclairait à mes yeux, j'entendis au loin, dans la campagne, une petite flûte qui, je ne sais pourquoi, fixa mon attention et fit battre délicieusement mon cœur. Cette flûte jouait l'air de la Fée Urgèle : L'avez-vous vu, mon bien-aimé ? et elle répétait si souvent cette phrase de chant, que je crus y remarquer de l'affectation. La flûte ne se fit plus entendre ; mais, un instant après, elle reprit un autre air qu'elle répéta aussi plusieurs fois : c'était un air d'une petite pièce du théâtre italien, intitulée : On ne s'avise jamais de tout. Les paroles de cet air sont :

Sous mes fenêtres, le soir,
Lorsque le temps est bien noir,
J'entends une voix qui chante,
Venez, venez, beauté charmante :
Venez, venez, beauté charmante !

Et la flûte répéta vingt fois : Venez, venez, beauté charmante ! Jeannette, m'écriai-je, écoute donc ! entends-tu cette flûte ? — Oui, madame, c'est bien joli ce qu'elle joue ! — Ô Jeannette ! je ne sais pourquoi mon cœur bat comme cela ! Elle se tait, hélas !... mais, non, écoute ; elle reprend.

Et la flûte joua un air d'un opéra donné avec succès, depuis quelques mois, au même théàtre italien : c'était l'air de Blaise et Babet.

Babet ! Babet ! Babet ! c'est moi ;
C'est ton amant fidèle !

Elle répéta longtemps : Babet ! Babet ! Babet ! c'est moi ; C'est ton amant fidèle ! Pour le coup, dis-je à Jeannette, il y a quelque chose d'étonnant dans cette affectation. Je cherchai à distinguer dans la campagne le pâtre qui jouait ainsi ; mais l'éloignement où il était de moi ne me le permit pas, et je m'aperçus avec regret que cet homme se retirait, car je l'entendis jouer de la flûte d'un autre côté du château et sous d'autres croisées. Il me sembla même qu'il en faisait le tour, et cela m'inquiéta davantage. Je passai la nuit entière à réfléchir sur cet événement, et le lendemain je m'en entretins avec ma compagne, qui, ne connaissant pas les paroles des airs qu'on avait joués, ne pouvait en saisir l'application ; mais je la mis au fait, et elle convint avec moi qu'il pouvait y avoir de l'extraordinaire dans cette espèce de sérénade. Le soir j'ouvris ma croisée, et je restai fort étonnée d'entendre la même flûte recommencer les airs de la veille et dans le même ordre. C'était L'avez-vous vu, mon bien-aimé ? Sous mes fenêtres, le soir, etc. Babet ! c'est moi... Je crus être sûre que ces applications toujours répétées s'adressaient à moi ; mais comment y répondre ? Je n'avais là aucun instrument dont je susse jouer, et je ne pouvais parler ni crier sans m'exposer, sans exposer peut-être le musicien qui pouvait être envoyé par mon époux, ou mon époux lui-même, car Leclerc, m'avait dit souvent qu'il jouait de la flûte ; mais je n'avais jamais eu l'occasion de juger de son talent sur cet instrument. Dans mon embarras de répondre à cette espèce d'appel, je trouvai soudain un moyen excellent. Ce soir-là le flûteur était plus près de mes croisées, sous lesquelles le fixait sans doute la lumière qu'on y remarquait. Je distinguais bien un pâtre, mais sa stature même m'échappait. Je m'avisai d'engager Jeannette à siffler fortement un air que je lui chantai tout bas. Jeannette, grosse fille de campagne, avait le talent de siffler, que je ne possédais pas. Je lui donnai une leçon, et cette bonne fille siffla aussi fort que l'aurait pu faire un homme, l'air de Zémire et Azor.

Azor ! Azor ! c'est ma voix qui l'appelle.

Le flûteur, qui avait commencé un air, l'interrompt soudain, comme un homme qui écoute avec attention. Quand Jeaunette eut fini, il reprit : Babet, c'est moi, et Jeannette lui répondit : C'est ma voix qui t'appelle. Ce petit duo se prolongea un peu, et l'affectation que chacun y mit prouva qu'on s'entendait à merveille. L'inconnu s'approcha encore de la croisée, puis il joua ce refrain d'un air connu : Il reviendra ce soir, je crois ; maman, grondez-moi pour deux fois. Il appuya sur il reviendra, il reviendra ; et Jeannette lui siffla, par mon ordre, l'air du sorcier : Reviens, reviens, mon cher Julien !

Un léger bruit que nous entendîmes nous fit trembler. Le pâtre disparut, et notre concert en resta là : concert charmant, qui me prouvait qu'on pensait à moi, et que quelqu'un, mon époux peut-être, songeait à me délivrer, si toutefois il n'était point en prison, ou s'il avait brisé ses chaînes.

J'embrassai Jeannete, je fis des extravagances, et j'entrevis enfin l'aurore du bonheur. La pensée seule que j'avais perdu mon fils troublait ma joie ; mais au moins, m'écriais-je, que je retrouve son père, et je suis moins infortunée ! Le lendemain, je vis entrer chez moi l'infâme d'Armance pour la première fois depuis ma maladie. Sa vue me fit frémir, dans la crainte qu'il n'eût entendu le duo de la veille, et qu'il ne soupçonnât mon intelligence avec le flûteur. L'infortuné est méfiant, et son secret lui paraît toujours trop facile à deviner. Le comte me prouva, dès les premiers mots qu'il m'adressa, que mes soupçons étaient vains. Il me parla avec douceur, et m'engagea à ne plus être ma plus mortelle ennemie ; en cherchant moi-même à améliorer mon sort par des soins et de la complaisance. Sans l'aventure du musicien, je crois que j'aurais exécuté sur-le-champ le projet que j'avais formé de m'arracher la vie ; mais je sentais que je devais chercher à gagner du temps pour en donner à l'inconnu qui s'intéressait à moi. Je feignis d'être un peu moins irritée contre lui. Je le priai d'adoucir l'ennui de ma captivité, en me procurant des livres, de l'encre, du papier, et je lui fis entendre que plus d'égards de sa part, plus de petits soins, pourraient parvenir un jour à diminuer ma haine. Il sortit assez satisfait, et me promit de m'envoyer tout ce que je venais de lui demander. Il rentra un moment après, pour me supplier de lui permettre de me voir plus souvent. Je détournai la tête à cette prière, et je profitai de ce qu'il était rentré, pour lui demander s'il était bien sûr qu'on eût exécuté la lettre de cachet qu'il avait obtenue contre mon époux. — Sûr, très sûr, me répondit-il. Il est trop certain pour vous que vous ne le reverrez jamais. Cependant, si par la suite... certains arrangements pouvaient vous plaire... on verrait : j'ai assez de crédit pour lui rendre sa liberté ; mais il faudrait pour cela tant de preuves de votre reconnaissance !... Ne l'espérez que lorsque je serai sûr de n'être plus haï de vous.

Il sortit sans attendre ma réponse, et moi je me livrai de nouveau à mes regrets, Leclerc était en prison ; ce n'était donc pas lui que j'entendais le soir sous ma croisée ! Eh ! si c'était un piège que me tendit le comte lui-même ; il est si perfide !... capable de tout ! Grand Dieu ! ne détruis pas, par cette funeste pensée, l'espoir qui commençait à ranimer mon âme. Serait-il possible !... Mais non, non. Quelle apparence ? et dans quelle intention ? pour voir si j'aime toujours mon époux ? il n'en peut pas douter. Pour s'assurer du désir que j'aurais de le fuir si l'on m'en procurait les moyens ? en peut-il douter encore ? Non, je ne puis croire que ce soit le comte, qui me fasse abuser ainsi. C'est un ami de mon époux sans doute, et je ne risque rien de lui écrire. Il reviendra ce soir, qu'il m'éclaire, et confirme ou détruise mes espérances. J'écrivis donc soudain ce peu de mots :

«Qui que vous soyez, homme sensible et généreux, retirez-moi d'ici, et rendez-moi à un époux, qui sans doute vous fait agir. Indiquez-moi les moyens de vous aider dans cette entreprise, et comptez sur mon éternelle reconnaissance.

CAROLINE LECLERC.»

Je me nommais parce que je ne craignais rien de plus que ce que j'éprouvais. D'ailleurs, si par hasard l'inconnu était un de ces héros de romans qui cherchent partout leur belle, et si cette belle n'était pas moi, il était nécessaire de me faire connaître à lui pour qu'il ne fît pas de fausses démarches. J'attendis donc le soir avec la plus vive impatience. À l'heure accoutumée, j'ouvris ma croisée, et j'entendis de loin le flageolet qui s'approchait en jouant cette phrase de chant du Deserteur :

Je vais la voir,
La voir, lui parler et l'entendre :
De quel plaisir
Je vais jouir !

Il répétait toujours lui parler et l'entendre. Je craignis qu'à la fin ces airs de flûte ne devinssent suspects aux gardien du château, et je me hâtai d'interrompre l'inconnu en frappant dans ma main. Quand je le vis tout près du mur du château, absolument sous ma fenêtre, je lui descendis le billet au moyen d'une longue suite de bouts de fil auxquels je l'avais attaché. Il s'empara du papier, et s'éloigna sur-le-champ comme un trait. Dès ce moment il ne fut plus question de musique entre nous. Je sentis bien que, ne sachant comment me faire parvenir une lettre, il ne pouvait en avoir là une toute prête dans sa poche. Il me fallut donc, pour avoir sa réponse, attendre la soirée du lendemain, qui fut bien lente à venir. Mais il arriva enfin : je l'aperçus se glisser sous le mur, je compris ce qu'il attendait de moi ; et, lui jetant le fil que j'avais surchargé d'une petite pierre, je remontai bientôt une lettre, et mon inconnu disparut. Jeannette, m'écriai-je, la voici ; je la tiens ! — Ah ! lisez donc, madame. — Ciel ! de la main de mon époux ! c'est lui, voilà sa signature ! — Voyons, voyons donc !

«Enfin je découvre ton asile, chère et malheureuse Caroline ! et tu es dans les fers ! Les moments sont précieux ! Apprends ce qui m'est arrivé. Je me rendis le jour indiqué, chez mon ami Béville, à Chartres ; juge de ma surprise ! Je te demande ; il ne t'a point vue : j'attends, tu n'arrives pas : la journée du lendemain s'écoule sans toi ! Je ne pouvais me montrer à Paris ; ma lettre de cachet m'y aurait fait arrêter. Je prie Béville de s'y transporter à cheval, et les deux jours de son absence sont deux siècles pour ton époux ! Béville revient. Il a passé à ton logement ; on ne t'y a point vue depuis ton départ : il est allé voir ma tante ; ma tante, aussi affligée que moi, ne sait ce que tu es devenue. Quelle mortelle inquiétude ! Je n'y tiens pas ; je cours de nuit à Paris ; je vais voir Mme Leclerc ; je la prie de faire toutes les démarches possibles pour s'informer de toi. Mme Leclerc, qui se doute bien que le comte t'a enlevée, met tous ses amis en campagne. On apprend qu'un des gens du comte avait découvert ta demeure à Paris, que sans cesse rôdant auprès de la porte, il avait vu s'y arrêter un matin une chaise de poste ; qu'au moment où tu y montais avec ta domestique et ton fils, l'agent du comte a demandé sans affectation au postillon : Où va donc cette belle dame ? — À Chartres, lui a répondu le postillon, sans penser à ce qu'il dit. Apparemment, ma bonne amie, qu'occupée de tes paquets et de ton voyage, tu n'as pas fait attention à cette petite scène. Quoi qu'il en soit, ma tante et moi nous n'ignorons plus que le comte t'a enlevée. Mais où t'a-t-il conduite ? Voilà ce que nous ne pouvons savoir. Ma tante a d'abord recours aux magistrats ; elle va chez le lieutenant de police se plaindre que M. le comte d'Armance lui a ravi une nièce qu'elle chérit. Le lieutenant de police lui promet réponse, sous trois jours : elle y retourne. Il a de puissants amis, lui répond ce magistrat ; M. le comte est protégé ; il est difficile, pour ne pas dire impossible, de vous rendre la jeune personne que vous reclamez. — J'irai jusqu'au roi, lui répond ma tante, indignée. — Allez-y, réplique le magistrat, mais vous y trouverez M. le comte, et tremblez de vous en faire un ennemi ! Ma tante me rapporte cette conversation. Je suis outré, mais je ne puis agir, je suis moi-même sous les liens d'une lettre de cachet : que faire ? Je prends le parti d'avoir par la ruse ce que je ne puis obtenir de force. Je fais informer à l'hotel d'Armance à Paris. J'apprends que le comte est presque toujours à son château d'Armance. C'est là, me dis-je, qu'il a conduit sa victime ; il faut l'y trouver. Je rêve longtemps aux moyens, et malgré les vives instances de ma tante, qui veut me retenir et se mêler de cette recherche, je pars moi-même pour d'Armance ; je me déguise en pâtre d'une manière méconnaissable, et j'essaie de me faire entendre de toi au moyen de ma flûte, instrument cher et précieux, dont jamais je n'ai tant aimé les sons ; tu me comprends, tu m'écris, je te réponds, et je suis plus tranquille.

Maintenant comment faire pour te sauver ? Tu ne peux descendre par la croisée qui est trop élevée. Je vois bien une fenêtre au-dessus de ma tête ; si tu pouvais obtenir le logement qu'elle éclaire, tu serais bientôt dans mes bras ; mais un quatrième étage ! Donne-moi des détails sur le château, sur sa disposition, sur ceux qui le gardent, et je verrai à agir en conséquence. Je te préviens que ce château et la terre qui en dépend sont justement les biens que le comte et M. Dubourg ont volés au malheureux qu'ils ont empoisonné ! Ceci doit t'en rendre le séjour encore plus horrible. Demain, Caroline, à la même heure, j'attends ta réponse.
»

Je relus plusieurs fois cette lettre, et je rêvai toute la nuit aux moyens de donner à mon époux les éclaircissements qu'il me demandait. Le lendemain matin, n'en ayant trouvé aucun, je fis demander au comte la permission de me promener pour la première fois, et de visiter son château. Le comte s'empressa de venir lui-même m'accompagner dans cette visite. Il m'en montra tous les logements, tous les détails. Quand nous en fûmes au donjon, au sommet duquel était la chambre que j'habitais, je témoignai quelque curiosité d'en voir le rez-de-chaussée. Nous y entrâmes. N'approchez pas, me dit le comte. Je regardai à mes pieds, et j'aperçus une espèce de puits ; alors levant la tête, je remarquai une trappe au plancher. Je demandai au comte ce que cela signifiait : il me répondit qu'il me l'expliquerait en me montrant les chambres supérieures. De ce rez-de-chaussée, nous montâmes à l'entre-sol. C'était de la croisée de cet entre-sol très bas, que mon époux me parlait dans sa lettre. Je soupirai en regardant ce logement ; et tout noir, tout triste qu'il était, je l'aurais préféré au mien, puisqu'il m'aurait donné la faculté de me sauver ; mais je n'osai pas demander cette chambre à la place de la mienne, dans la crainte de donner des soupçons. Au second étage j'aperçus sous mes pieds et sur ma tête des trappes pareilles à celle que j'avais vue en bas. Je rappelai au comte qu'il m'avait promis de m'en expliquer l'usage ; il le fit ainsi : Vous saurez, madame, que cette aile de mon château est très antique. Ici dessus, au troisième étage, est une chambre qu'on nommait la chambre ardente, du temps que cette partie du bâtiment était occupée par des seigneurs châtelains. On y enfermait les gens dont on voulait se défaire ; et, à un signal convenu, toutes les trappes de chaque étage s'ouvrant à la fois, la victime tombait dans le précipice profond que vous avez vu là-bas, et qu'on nommait les oubliettes.

Je frémis en songeant que j'habitais moi-même au-dessus de cette chambre ardente ; et, connaissant la scélératesse du comte, je tremblai qu'il ne me fît un jour éprouver ce supplice affreux ; mais, songeant bientôt que s'il en avait l'intention, il ne m'instruirait pas de ce piège, je me rassurai. Nous visitâmes ainsi jusqu'à ses jardins, qui étaient superbes. Je feignis ensuite d'être lasse et indisposée, pour rentrer chez moi et me débarrasser de lui. Il me reconduisit lui-même jusqu'à ma chambre, qu'il ferma sur moi à double tour, en m'assurant que sous peu de jours il me confierait des projets d'où dépendait ma liberté. Quand je fus seule avec Jeannette, je songea à tirer parti des connaissances locales que je venais d'acquérir, et j'écrivis soudain à mon époux, sans avoir encore pris un parti :

«Je m'occupe d'un vaste dessein qui doit me réussir. Je ne puis que t'écrire peu de mots, afin de ne perdre aucun instant précieux. Trouve-toi demain à minuit sous la croisée de l'entre-sol de mon donjon ; elle sera ouverte, et j'y descendrai dans tes bras. Arrange-toi pour que nous puissions nous sauver tous, car j'emmènerai Jeannette.»

Mon époux ne me faisait, dans sa lettre, aucune question sur mon fils, qu'il supposait sans doute être avec moi. Je ne jugeai pas à propos de lui en parler, ni de lui percer le cœur en lui apprenant la fatale nouvelle de sa perte. Le soir, M. Leclerc vint chercher ce billet, et m'en donna un autre, où il me jurait qu'il perdrait la vie plutôt que de ne pas me rendre la liberté. Il avait eu, disait-il, souvent le projet de dénoncer le comte à la justice, comme ayant assassiné un riche propriétaire ; il avait toutes les preuves nécessaires pour le perdre ; mais, outre que l'action de dénoncer lui paraissait atroce, indigne d'un honnête homme, il avait pensé que cette affaire déshonorait le nom, la mémoire de mon oncle ; et mon époux avait renoncé à cette vengeance, dont l'idée seule répugnait à sa délicatesse. On verra bientôt que le Ciel ne devait pas laisser longtemps impunis les crimes du comte d'Armance.

Quand mon époux fut parti avec mon billet, je songeai sérieusement à tenir la promesse que je lui faisais, mais comment ? Je m'avançais beaucoup, avec imprudence même ; car je n'avais encore qu'une idée confuse de mon projet, dont les moyens d'exécution ne s'offraient pas à mon esprit. Je les trouvai enfin. La chambre que j'habitais n'avait point de trappe comme celle du dessous. Je savais que tous les planchers du bas étaient percés, et que ces chambres n'étaient point habitées. Je dérangeai, avec Jeannette, mon lit, que nous transportâmes dans le milieu de la chambre. À la place du lit, dans l'alcove, je sondai mon plancher, qui se trouva fait en lambourdes remplies avec des lattes et en plâtre. J'ôte les carreaux ; Jeannette m'aide dans ce travail, et à l'aide d'une pelle et d'une pincette dont nous nous armons, nous parvenons à faire au plancher un trou assez large pour que des femmes minces, comme nous l'étions, pussent y passer. Une petite poutre, plus courte que les autres, et que nous déplaçâmes, nous donna une ouverture assez grande ; en un mot, cet ouvrage se trouva fini au point du jour. Je tremblais que le concierge, qui couchait à deux cents pas de nous, ne nous entendit. Heureusement tout fut calme, et nous eûmes la précaution de travailler avec nos mains, avec nos ongles, pour éviter le bruit. Quand le trou fut fait, nous remîmes le lit en place, de manière qu'il était impossible de s'en apercevoir. Le concierge, le comte lui-même vinrent me voir ; j'affectai une migraine affreuse, et je priai qu'on m'apportât le souper de bonne heure, attendu que j'avais besoin de repos.

Le soir, quand tout le monde se fut retiré, et que nous nous vîmes enfermées, nous songeâmes à frapper les derniers coups. En conséquence, le lit étant reculé, nous mîmes tous nos draps au bout les uns des autres ; je me munis de ciseaux, du couteau que j'avais caché ; puis, ayant descendu, au moyen d'une ficelle, la bougie et le chandelier dans la chambre au-dessous, je mis le drap en double sur une lambourde de mon ouverture : Jeannette se glissa d'abord en bas, et je m'y coulai après elle. Je tirai ensuite un coin du drap, et l'autre bout vint à nous, en sorte qu'il ne nous aurait plus été possible de remonter dans notre chambre quand nous l'aurions voulu. Voilà déjà un pas de fait ; mais ce n'est pas le plus difficile. La maudite trappe du plancher sur lequel nous marchions semblait, depuis le temps qu'on ne l'avait levée, fixée après le cadre qui la recevait. Il y avait à craindre aussi, en la levant, qu'elle vînt trop brusquement à nous, et que nous nous jetassions dans l'autre chambre. Cette trappe avait bien un anneau au milieu ; mais comment la soulever ? nous en vînmes pourtant à bout à force de travail et de patience. Je mis la trappe, qui était carrée, en porte à faux, et passant toujours en double, dans son anneau, notre drap favorable, nous nous glissâmes ainsi au second étage, après y avoir descendu notre lumière. Nous fîmes, dans cette chambre, la même opération que dans celle supérieure, et nous nous trouvâmes enfin à l'entre-sol, où je courus vite à la fenêtre. Elle était défendue seulement par un grillage en fil de fer, tandis que les fenêtres du bas, celles de la chambre ardente, ainsi que celles de ma chambre, étaient garnies de forts barreaux de fer. Le grillage fut bientôt enlevé, au moyen d'un fort bâton dont je m'étais munie en cas de besoin. Enfin, nous attachons pour la dernière fois, à cette croisée, le drap qui nous avait déjà si bien servies, et Jeannette et moi, nous voilà dans la campagne, où notre cœur bat de joie et d'ivresse de nous voir libres. Cependant, ô surprise ! minuit sonne, et Leclerc n'arrive pas. Je tremble à tout moment d'être aperçue par les gens qui habitent l'aile gauche du château, qui se prolonge de côté sur celle que je viens de fuir. Je commence à me désespérer ; un homme paraît dans l'obscurité. Est-ce toi, me dit-il ? — Moi-même !... et nous sommes dans les bras l'un de l'autre. Sauvons-nous ! c'est le cri que nous faisons tous les trois. Nous marchons à peu près une demi-lieue à pied, et nous trouvons enfin deux chevaux que Leclerc avait eu la précaution d'attacher, à tout hasard, aux arbres d'une avenue. Leclerc, enivré du plaisir de me voir, occupé d'ailleurs à entendre les détails de mon évasion, ne m'avait pas encore parlé de son fils, pendant le court trajet où nous avions toujours couru. Tout à coup il s'écrie : Et mon Émilion ; grand Dieu ! je ne le vois pas. — Mon ami, lui dis-je en versant des larmes, tu ne le verras plus ! — Ciel ! — Les misérables me l'ont enlevé, et nous craignons qu'ils n'aient eu la barbarie de l'immoler, pour se venger de son père. — Le monstre ! Quoi ! ce d'Armance ! oh ! l'homme affreux : et je le ménageais ! Non, non, il faut que l'échafaud reçoive enfin sa proie. Je change d'avis ; je voulais fuir, m'expatrier, je retourne, je retourne à Paris ; le scélérat va me connaître enfin, et payer ses forfaits.

J'employai tous les moyens qui furent en mon pouvoir pour dissuader Leclerc de ce projet imprudent. Il y persista : il voulait, disait-il, savoir ce qu'on avait fait de son fils. J'approuvais ses transports ; mais je me proposais, moi seule, quand j'aurais mis mon époux en lieu de sûreté, d'attaquer le comte et de lui redemander mon Émilion. Je parvins à calmer un peu son malheureux père, et nous montâmes à cheval. Jeannette, plus habituée à ce genre d'exercice, monta seule sur un des coursiers, et mon époux, sur l'autre, me prit en croupe derrière lui. Nous arrivâmes ainsi, au point du jour, chez notre tante à Paris. Cette bonne madame Leclerc était très inquiète de son neveu, qu'elle n'avait pas vu depuis plus de huit jours. Elle nous serra dans ses bras en pleurant de joie, mais bientôt, partageant notre douleur sur la perte d'Émilion, elle nous promit de nous aider de tout son pouvoir dans la recherche que nous voulions faire de cet enfant. Nous le croyions, s'il existait encore, entre les mains du comte ; c'est ce qui nous empêchait de faire, sur la route de Chartres ou ailleurs, des perquisitions qui nous l'auraient sans doute fait retrouver. Nous avions aussi trop d'embarras pour lire les papiers publics, et personne de nos amis ne pouvait nous éclairer sur la recherche qu'on faisait de cet enfant, puisque d'abord nous n'avions point d'amis, et qu'en second lieu tout le monde ignorait que Leclerc eût un fils nommé Émilion. Ainsi, les plus profondes ténèbres nous dérobaient cet enfant chéri tandis que Brigitte et son ami M. Dulaurent faisaient l'impossible pour découvrir ses parents.

J'étais tellement fatiguée, que je fus, pendant six jours, très indisposée chez Mme Leclerc, et cette bonne tante, ainsi que mon époux, ne quittèrent point le chevet de mon lit. Quand je fus un peu rétablie, je me proposai d'aller moi-même implorer le secours des lois contre les persécutions d'un homme puissant qui m'avait ravi mon fils et ma liberté. Je me disposais à sortir dans cette intention, lorsque Michel, l'ancien cocher que notre tante avait placé près de M. d'Armance, entra chez nous, tout essouflé. Vous ne savez pas, nous cria-t-il ; bonne nouvelle ! le comte est perdu. — Perdu ! — Oh ! perdu ; bien perdu. — Michel, mets de l'ordre dans tes idées, et conte-nous cela. — Vous savez bien que je ne suis plus chez lui : il m'a renvoyé du moment où il a appris que M. Leclerc était l'époux de Mlle Caroline. Il m'accusa alors d'avoir aidé les amants ; enfin, il me chassa : mais je n'en restai pas moins lié avec les autres domestiques, à qui je payais bouteille de temps en temps, comme ils me la payaient ; car, de ce côté-là, je n'ai pas à me plaindre d'eux. — Après ? — Eh bien ! voici comme ils m'ont raconté la chose. Il y a huit à dix jours environ de cela ; c'était le soir vers minuit, je crois. La maréchaussée faisant sa ronde dans la campagne qui entoure les murs du château d'Armance, aperçut de loin une lumière qui brillait vivement. Celle clarté n'étant pas naturelle, ils virent que c'était le feu qui était dans l'aile gauche du château en bas. Je ne sais comment une fenêtre était ouverte ; un drap, dont un grand bout était resté dans la chambre d'un premier étage, d'un entresol, je crois, avait pris feu après une bougie qu'on y avait laissée. Le feu avait brûlé quelques matières combustibles, et, par une trappe de bois qu'il avait enflammée, il s'était communiqué dans plusieurs chambres. La maréchaussée frappe ; on s'éveille dans le château ; la justice s'y transporte : le feu est bien vite éteint ; mais il laisse à découvert comme une espèce de précipice placé sous d'autres trappes, et qui laisse exhaler des odeurs très fétides. On y descend, on y trouve, quoi ? un cadavre. Il est décoloré ; ses vêtements tombent en lambeaux ; mais l'un des assistants s'écrie : Ciel, c'est mon oncle ! Son oncle ! Chacun reste bien étonné : le comte, qui avait plus d'un sujet, dit-on, d'être furieux, pâlit. On l'interroge ; il balbutie : bref, on le mène en prison, avant qu'il ait eu le temps d'invoquer le secours de toutes ces belles protections dont il se targue tant. Il se trouve que le brigadier de la maréchaussée est justement le neveu de l'ancien propriétaire de la terre d'Armance. Ce jeune homme, assez mauvais sujet à ce qu'il paraît, a voyagé dans sa jeunesse : il n'est revenu à Paris que pour apprendre que son oncle est mort après avoir vendu sa terre au comte. L'argent du prix de cette terre, on ne sait ce que cet oncle en a fait ; en un mot, vif, étourdi, déshérité d'ailleurs depuis longtemps par son oncle, ce jeune homme ne s'en est plus informé depuis ; mais aujourd'hui il retrouve là son oncle, dans une espèce de puits, tout habillé, et les chirurgiens assurent qu'il y a des preuves de poison sur ce cadavre, qui depuis bien des années, s'est conservé assez bien dans ce précipice, plus favorable sans doute à la putréfaction. Le neveu produit des témoins. Il est prouvé que cet homme a été volé et assassiné. Le comte rejette tout cela sur M. Dubourg, parce qu'il est mort ; mais comment se sauver de cette preuve attestée par d'anciens domestiques ? c'est le comte lui-même qui a mis le cadavre dans sa voiture, après un certain souper fait à Paris ; c'est lui qui l'a conduit à d'Armance, c'est lui qui l'a jeté dans le puits, aidé de Dubourg et d'un valet affidé qu'on a arrêté et qui a été entendu. Que vous dirai-je, enfin ? C'est une affaire du diable, un procès inouï. La famille du comte, pour éviter les suites déshonorantes de ce crime, a obtenu, par protection ; par exemple, il en a fallu là, et de l'argent ! elle a obtenu, dis-je, qu'il serait envoyé dans les îles, et M. le comte est parti ce matin. — Il est parti, sûr ? — Oh, très sûr ! Allez, il n'y a plus un seul domestique chez lui ; tout le monde est sur le pavé, et ses biens, je crois, sont confisqués, au profit du véritable héritier de la terre d'Armance. Oh ! ç'a été bien loin et bien vite.

Grand Dieu ! il est parti ! m'écriai-je. Eh ! qui nous rendra donc notre Émilion ? — Il vous l'a pris ? poursuivit Michel. Ô le misérable ! il l'a peut-être jeté aussi dans ce vilain puits !

Sa réflexion me fit frémir. Je partis sur-le-champ pour aller voir les juges du comte. Le récit de Michel était vrai ; le comte était banni de France : il était impossible de trouver quelqu'un des siens de qui on pût prendre des informations. Le concierge seul fut entendu, et dit que depuis longtemps les deux domestiques à qui il avait confié le jeune Émilion sur la route de Chartres n'étaient plus au service du comte, qu'on ignorait ce qu'ils étaient devenus, ainsi que l'enfant. Ces deux domestiques n'avaient pas reparu à l'hôtel depuis le jour de mon enlèvement. On les fit chercher partout, mais en vain ; il fallut nous résoudre à pleurer pour jamais la perte d'un enfant chéri !... Nous obtînmes bientôt la révocation de la lettre de cachet que le scélérat d'Armance avait obtenue contre mon époux, et nous nous fixâmes à Paris avec Mme Leclerc notre tante. Nous étions cependant pour ainsi dire ruinés. Mon petit Émilion, au moment où on me l'avait pris, avait sur lui toute notre fortune, les quarante mille livres de la restitution de M. Dubourg ! Leclerc n'avait plus que ses faibles rentes. Il les vendit, en fit une forte somme, se remit à travailler, et parvint à faire valoir si heureusement son argent, qu'en moins de dix ans il s'acquit des biens assez considérables. Le bonheur de notre ménage n'était jamais troublé que par le souvenir de la perte d'Émilion. Nous n'avions point d'autre enfant, et cela redoublait nos regrets. Nous perdîmes aussi notre respectable tante ; mais elle laissait une fille que nous adoptâmes. Vous la voyez, c'est la charmante Roselle, jeune personne aussi intéressante par ses talents que par ses bonnes qualités ; mais elle rougit ; je me hâte de ménager sa modestie en pensant à ce qu'il me reste à vous raconter, au moment fortuné où nous retrouvâmes Émilion.

Brigitte vint à Paris, il y a quelques mois, avec son fils adoptif. Je ne sais quelles affaires, des emplettes peut-être, l'appelaient dans cette capitale. Elle prend un portefaix pour faire porter quelques paquets à la voiture où elle va remonter avec Émilion pour retourner à son village ; elle prononce par hasard le nom d'Émilion. Émilion ! dit le portefaix en fixant le jeune homme. Voilà un nom qui me rappelle bien des souvenirs. — Auriez-vous, lui dit Brigitte, connu quelqu'un qui s'appelait Émilion ? Oui, un pauvre petit enfant ! mais ne pensons pas à ça ; c'est fait, et j'en aurai toute ma vie un chagrin là, qui... — Un petit enfant ! vous m'étonnez. Si c'était celui-ci ! — Dame, il serait de son âge ; mais celui-ci est votre fils, ainsi ça ne peut-être lui, qui avait pour mère une belle dame ! oh ! — Je ne suis pas sa mère ; je l'ai trouvé. — Bah ! vous avez trouvé un Émilion, et moi j'en ai perdu un. — Perdu ! — Sur la route de Chartres. — Sur la route de Chartres, c'est là aussi où j'ai trouvé le mien. — Le vôtre ; mais c'est lui sans doute : le voilà, il avait cinq ans. — Cinq ans. — Petit gilet blanc, pantalon puce et petite veste puce. — C'est cela. — Je l'ai jeté, je crois, dans un fossé, tant j'ai en une belle peur. C'est moi justement, interrompit Émilion : vous étiez deux, avec des habits de livrée ? — Juste, la livrée de M. le comte d'Armance à qui j'appartenais alors. — Grand Dieu, d'Armance ! Oui, je me rappelle avoir souvent entendu prononcer ce nom à ma pauvre mère. Elle était dans une chaise de poste avec une bonne ; deux laquais m'arrachèrent de ses bras, et un autre monta dans sa voiture, qui s'éloigna. — Vous y voilà. C'est vous. Comment ! c'est là ce pauvre enfant que j'ai... Oh ! que j'ai eu peur quand j'ai vu venir la maréchaussée, et mon camarade aussi, dà ! Nous vous avons jeté là dans le fossé, et puis nous courons encore. Nous ne sommes pas rentrés à l'hôtel, oh que non ! Faire d'aussi méchantes actions, et n'en pas pouvoir rendre compte, on nous aurait grondés, chassés ; ma foi, nous nous sommes chassés de nous-mêmes. Nous sommes bien revenus, quand la troupe a été passée, à la place où nous vous avions laissé, vous n'y étiez déjà plus. Eh bien ! dis-je à mon camarade, tu vois bien que nous ne lui avons pas cassé les jambes. Que dire à notre maître à présent ? Rien, prenons notre parti. Lui, il a servi un Anglais qui l'a emmené dans son pays, et moi je suis passé en Amérique avec un maître qui m'a ramené ici depuis quelques mois : il vient de mourir, et moi, pour vivre, j'ai été obligé de prendre des crochets. — Sauriez-vous à présent retrouver mon père et ma mère ? — Ah, v'là le difficile ! Je sais bien qu'ils s'appelaient M. et Mme Leclerc. Vraiment Michel me dira où ils demeurent ; Michel est notre cocher ; je l'ai rencontré ce matin ; il m'a dit son adresse : pardi, c'est heureux, allons-y.

Brigitte et son Émilion suivent, transportés de joie, le portefaix, qui les conduit chez un particulier où Michel est domestique. Quiens, lui dit-il, sais-tu où demeurent M. et Mme Leclere ? — Oui, je le sais. — Eh bien ! voilà leur fils Êmilion que j'ai retrouvé : charge-toi de le leur rendre ; car, pour moi, je ne veux pas être recherché pour cette affaire. Ça ne me regardait pas, je faisais ce qu'on m'ordonnait.

Le portefaix se retire, et Michel, transporté de joie, prend sur-le-champ une voiture, y fait monter Émilion, Brigitte ; et tout cela arrive chez nous, rue de l'Université, où nous demeurons à présent. Vous jugez de notre surprise et de notre allégresse. Nous accablons Michel des preuves de notre reconnaissance, et nous l'engageons à assurer son ami le portefaix qu'il n'y a rien à craindre pour lui dans cette affaire. Nous retrouvons enfin notre fils ; Brigitte nous raconte l'histoire de son adoption, et nous admirons sa probité de cette honnête femme, qui a agi envers un enfant étranger comme le tuteur le plus délicat envers son pupille. Elle nous a promis de ne jamais nous quitter, cette bonne Brigitte, et nous allons maintenant à la ferme, dans l'intention de la vendre et de lui assurer un sort pour le reste de ses jours. Nous avons retrouvé Émilion, que la bonté d'une femme sensible et délicate nous a conservé : nous espérons passer maintenant, au milieu de la vertu, de la tendresse filiale, le resta d'une vie qui a été agitée par la scélératesse, l'avarice, la barbarie même, par toutes les passions des hommes !

Voilà, mes jeunes amis, l'histoire d'Émilion, que vous brûliez de voir terminée ; la voilà : chérissez-le toujours comme un frère, et regardez-nous comme des amis de votre père et de vous, qui nous avez témoigné tant d'intérêt.»

Mme Leclerc termina ainsi l'histoire de ses malheurs, et elle se retira ensuite avec sa famille, en faisant promettre à Palamène qu'il viendrait le lendemain, accompagné de ses enfants, de M. Delacour et d'Henriette, dîner à la ferme de Brigitte, qui allait devenir le propre patrimoine de cette dernière ; juste récompense des vertus hospitalières et de l'exacte probité.


QUARANTE-SEPTIÈME SOIRÉE.

L'UNION.


Grande Partie de plaisir.

Le lendemain, la jeune famille de Palamène se réunit pour déjeuner. Adèle avait rêvé toute la nuit des oubliettes, des trappes, du puits profond et du cadavre qu'on en avait retiré : les roses de son teint étaient un peu pâles, et chacun lui en fit la guerre. Elle s'excusa sur la faiblesse de son sexe, et la conversation tomba sur le caractère atroce du comte d'Armance et de M. Dubourg, oncle de la jeune Mme Leclerc. On en revint ensuite à Émilion ; la manière dont il fut égaré, l'enlèvement de sa mère ; sa captivité, tout cela fut amplement discuté ; et l'on convint généralement que, s'il y a de bonnes gens sur la terre, il s'y rencontre aussi malheureusement trop souvent des êtres bien vils, bien corrompus, bien scélérats ! C'est un roman que la vie de certaines personnes, s'écria Léon ! En vérité, je crois, moi, que tout ce que nous lisons dans les livres, même dans ceux de pure imagination, est arrivé ou doit arriver ; si ce n'est à la même personne, c'est à plusieurs à la fois, et cela revient au même. Il se passe tant de choses sur la terre, tant d'événements amenés par la faiblesse des uns et par la méchanceté des autres. Dans tout cela, il faut puiser un plan de conduite et des règles certaines pour ne point être victime de la scélératesse des méchants ; c'est de suivre toujours avec franchise et fermeté le sentier de l'honneur et de la probité ; la vertu triomphe tôt ou tard, et le crime est découvert. Soyons vertueux, pour ne jamais nous perdre avec les méchants. — Vraiment, dit Armand, voilà une morale digne de notre père : Léon parle comme un livre. — C'est que j'en veux faire, des livres, reprit Léon, et que pour écrire il faut avoir le cœur bon, l'esprit juste, le jugement droit, et bien pénétré des hautes vérités qu'on veut retracer aux autres. Celui qui écrit ce qu'il ne pense pas, bâtit sur le sable. Il n'est pas possible que sa morale se soutienne, que son style soit toujours le même ; il laisse percer par mille endroits son immoralité, sa véritable manière de voir, et il ne commande ni l'estime, ni la confiance. Oh ! maintenant, grâces aux sages leçons de mon père et aux exemples qu'il nous met souvent devant les yeux, je connais les hommes ; à ne jamais me tromper sur leurs vices ni sur leurs vertus. Je les étudie plus que mes freres, parce que je me propose un jour de les éclairer. Je fais comme le jeune artiste qui se destine à la peinture ; rien ne lui échappe des sites que nous remarquons à peine. Le prisme des couleurs, les effets d'optique, tous les moindres détails, il les saisit, tandis qu'un autre ne voit dans ce qu'il examine, qu'un ensemble agréable. Peut-on me blâmer de celle étude approfondie que je veux faire du cœur humain ? Elle me servira en outre à régler toutes mes démarches dans un monde où, comme au jeu, que je n'aime point, je ne veux être ni dupe ni fripon. Voilà comme je pense, mes frères, et je crois que si mon père m'entendait, j'aurais le bonheur d'obtenir son approbation.

Chacun convint que Léon avait raison. Jules objecta néanmoins qu'il voyait trop en noir ; qu'il y a sans doute trop de méchants dans la société ; mais qu'il est mille moyens de se garantir de leurs coups, et que ce qui arrive à l'un, n'arrive pas à cent mille autres. Jules craint qu'à force de se méfier des hommes, on n'en vienne à les haïr, et dans ce cas, il faut préférer l'asile des bois à celui des villes ; il faut renoncer aux hommes pour vivre avec les animaux. Tant de calcul, ajouta-t-il, conduit à la misanthropie, et c'est le comble de l'égarement de l'esprit. Et d'ailleurs, quelle raison aurait-on de se croire meilleur que les autres, parce qu'on ne vole pas, qu'on n'empoisonne pas, comme le comte d'Armance ? Mais nous avons des défauts si les autres ont des vices ; des faiblesses, s'ils ont des passions ; et, dans tout cela, je ne vois que des nuances qui différencient les espèces, qui séparent les bons d'avec les méchants : ces derniers sont heureusement en petit nombre ; oui, les grands scélérats sont des phénomènes de la nature, comme ces ouragans destructeurs qui arrivent une fois au plus dans l'année pour renverser l'espoir de l'agriculteur ; ces ouragans ne sont que l'excès des vents ; et ces vents, quand ils sont doux, sont salubres et bienfaisants. Vous voyez donc bien, mes frères, qu'il ne faut pas trop se gendarmer contre l'espèce humaine, parce qu'on y rencontre quelques individus qui la dégradent : ils ne sont pas fais comme les autres hommes, ceux-là ; je suis tenté de les croire de l'essence de la bête féroce ; et ils ne doivent point faire de loi pour la masse générale, qui est bonne, sensible, généreuse et compatissante, quand elle n'est pas égarée.

Cette conversation devenait un peu sérieuse pour Adèle et Henriette, elles l'interrompirent pour engager leurs jeunes soupirants à leur faire des bouquets. Nous dînons en ville aujourd'hui, dirent-elles ; il faut que nous soyons parées. Armand et Jules volèrent soudain au parterre ; où ils mirent à contribution tous les dons de Flore, pour en orner Hébé et les Grâces. Les bouquets furent apportés, vantés comme ils méritaient de l'être, et chacun se retira pour songer à sa toilette. Palamène, qui avait entendu la discussion de Léon et Jules, se promena avec son ami Delacour, et tous deux convinrent qu'on n'avait pas plus de raison, plus de sagesse que ces deux jeunes gens. Ô mon ami ! dit M. Delacour à Palamène, que vous êtes heureux d'être père ! — Eh ! mon ami, que ce titre sacré me coûte de peines et de soins ! Ne voyez-vous pas que tous les moments de ma vie sont consacrés à l'éducation de mes enfants ; que c'est là mon unique occupation, et qu'elle est assez pénible ? J'entends mes voisins, mes amis, me répéter que pour élever des enfants de cette manière, il faut n'avoir que cela à faire ; j'en conviens. L'art d'élever la jeunesse exige tant d'attention, tant de surveillance, qu'il faut s'y consacrer uniquement, mais en père, et non comme ces instituteurs qui prennent trente, quarante, soixante enfants, leur font répéter des leçons l'un après l'autre, s'attachent souvent uniquement à trois ou quatre sujets, négligent le reste, règlent les heures de leurs occupations comme la journée d'un maçon, et vous rendent vos fils, au bout de quelques années, bien boursoufflés de grec et de latin ; mais vains, menteurs, jaloux, méchants ; mais imbus de tous les vices qu'ils prennent dans leur petite coterie, et qui se développent ensuite dans la société pour la corrompre ou la scandaliser. Je conviens qu'un pareil plan d'instruction n'aurait jamais été le mien. Moi, je m'occupe exclusivemcnt des devoirs paternels que la nature m'a imposés. Je ne perds pas de vue mes enfants une minute dans la journée ; je les suis partout, dans leurs récréations comme dans leurs travaux ; j'entends tout ce qu'ils disent, je vois tout ce qu'ils font, le plus souvent sans qu'il s'en doutent ; et, rectifiant sans cesse leur cœur ou leur jugement par des leçons animées, par des exemples, je n'ai jamais avec eux le ton d'un pédagogue qui tient toujours sa férule à la main. Ma morale n'est point sèche, aride, ni ennuyeuse : mon visage est toujours serein, et ce n'est qu'en les amusant que je les instruis. Aussi, oh ! je dois l'avouer, nul père n'est plus heureux que moi. Aucun n'est récompensé de ses soins comme je le suis ! Mes enfants sont charmants, il faut que j'en convienne ; et, sans parler de leur cœur qui est excellent, de leur raison qui est cultivée, de leur esprit qui est vif et juste, ils ont des talents qui doivent leur être très utiles dans le monde. L'aîné est excellent mathématicien. Je compte obtenir pour lui une chaire dans quelque établissement public ; il est en état de la remplir, et voilà son état fait. Benoît parle cinq à six langues ; il est vif, entreprenant ; un de mes amis m'a promis de le placer avantageusement dans la marine, où je désire qu'il parvienne. Léon est gentil ! oh !... Il a de l'esprit comme un petit démon : cet enfant-là ira à tout. J'ai toute prête pour lui la place de secrétaire d'un homme en place, qui peut le porter aux premiers emplois de l'État. Voilà qui est arrangé pour mes trois garçons. À présent il me reste une fille et un fils adoptif ; savez-vous ce que j'en veux faire ? Le voici : Quand j'aurai établi leurs frères, ainsi que je viens de vous le dire, et cela me coûtera de l'argent, je marierai Jules à mon Adèle, et ces bons enfants resteront près de moi ; ils fermeront ma paupière, partageront mon héritage avec leurs freres quand je ne serai plus, et garderont ma ferme, ma chaumière, dans laquelle ils me succéderont. Tel est mon plan, mon ami ; je me flatte qu'il n'y a rien à y ajouter... qu'un mot cependant et je crois que votre modestie vous empêche de m'y faire songer. Armand aime votre fille Henriette, mon ami, consentirez-vous à leur union ?... Allons, oui, oui ; je vois que vous n'êtes retenu que par l'idée qu'Henriette est sans bien. Nous en trouverons, mon ami, pour commencer son petit ménage, après quoi, nos jeunes gens feront comme nous avons fait tous deux ; ils travailleront, et monsieur le professeur de mathématiques fera sa maison de manière à rendre heureux et aisés sa femme et ses enfants, s'il en a ; hen ? Eh bien ! qu'en dites-vous ? Tout cela est-il bien arrangé ?

M. Delacour remercia Palamène de la delicatesse de ses procédés, et nos deux amis se promenèrent encore jusqu'à l'heure du départ, en s'entretenant avec la plus touchante effusion. Comme il est content mon père de famille ! comne son visage est serein ! comme ses yeux brillent du feu de la joie et de la tendresse ! Il vient de régler le sort de ses enfants ; il a fait entre eux un égal partage de son affection et de sa fortune. Il est juste, il est bon père, il est heureux ! Oh ! quelles jouissances ? quelles jouissances que celles de la paternité et de la sensibilité ! Elles sont au-dessus des richesses, de l'ambition et de l'amour lui-même ; elles sont plus pures que les dangereuses émotions de cette dernière passion ; elles donnent à l'homme le caractère auguste de la Divinité.

Nos amis se promenaient encore lorsqu'ils virent arriver la bande joyeuse, qui, parée et rayonnante de plaisir, venait les avertir qu'il était temps de partir. M. et Mme Leclerc les avaient invités à dîner ; il fallait y arriver de bonne heure pour avoir le temps de causer et de se promener. Palamène prit sa canne et son chapeau, que lui apporta Benoît ; Delacour prit aussi son bâton de la main de sa fille, et tout le monde se mit en campagne. Ce n'était plus cette petite troupe indomptée et bruyante qui, l'année dernière, fit ce même trajet, en sautant, en gambadant, en jouant à la main-chaude, aux quatre coins. C'était aujourd'hui des gens raisonnables, mais très raisonnables. Chaque amoureux donne le bras à sa belle avec la permission des papas, qui en sourient. Benoît marche posément à côté de Palamène et de son ami, qui causent d'objets sérieux, et Léon va seul, méditant un poème épique peut-être ! c'est vraiment édifiant. Quant à nos amants, Armand et Jules, ils sont pleins d'attention pour Henriette et Adèle : Ne marchez point sur ces cailloux. Quittez ce sentier, il est trop raboteux. Prenez garde à ce tronc d'arbre. Voulez-vous cette fleurette ? Vous allez trop vite, cela vous fatiguera, etc., etc., et mille autres galanteries ; voilà ce qui prouve des petits soins, des attentions, et nos jeunes personnes y sont sensibles, comme on doit se l'imaginer.

On arrive à la maison de Brigitte. Il est aisé de voir qu'on y est attendu ; dès la porte, une excellente odeur de cuisine vient flatter délicieusement l'odorat, et nos jeunes gens, qui ne sont pas très éloignés de l'enfance, se regardent en souriant et en respirant avec volupté. La maison de Brigitte est d'un propre à s'y mirer. Dans sa petite salle d'en-bas, nos amis trouvent Mme Leclerc et la jeune Roselle, qui se lèvent pour les recevoir. On court avertir de l'arrivée de Palamène M. Leclerc et son fils Émilion, qui sont occupés au jardin, et ils se hâtent de venir embrasser le père de famille et ses enfants. Après les derniers moments d'une franche réception, on propose un tour de jardin. Émilion donne la main à sa mère, et Léon s'empresse d'offrir son bras à la belle Roselle, dont les grâces et la parure modeste frappent et troublent un peu la vue. On entre dans le jardin : quelle surprise agréable ! dans une salle de tilleuls, sous un berceau de jasmins et de chèvrefeuilles, on aperçoit une table surchargée de couverts. Partout les arbres sont décorés de guirlandes de fleurs ; et le son d'un violon et d'un tambourin, aidé d'une petite flûte, avertit que ce lieu est destiné à Comus et Terpsichore. On dansera après le dîner ! de petites lanternes attachées çà et là aux guirlandes annoncent une illumination. Quelle journée délicieuse on va passer nos jeunes gens sautent déjà dans l'attente du plaisir, et c'est bien en ce moment que la franche gaieté et la naïveté de l'enfance remplacent chez eux la froide raison et les épanchements de l'amour. Qu'est-ce ci, s'écrie Palamène ? Est-ce le palais des fées ou le jardin d'Armide ? Tout ce que vous voyez là, répond M. Leclerc, est l'ouvrage de mon fils ; oui, c'est de son invention et de son goût ; il a passé une partie de la nuit, ce pauvre Émilion, pour vous ménager cette petite fête ; il a voulu recevoir dignement des amis sincères, attachés comme vous, et célébrer, par des plaisirs innocents, le bonheur d'avoir retrouvé ses parents. Brigitte l'a aidé : oh !... si vous aviez vu cette bonne femme se démener, aller, monter, courir malgré son âge, mais avec un zèle !... Pour son Émilion, je crois qu'elle se jetterait dans le feu ; c'est bien la plus digne créature !... Mais vous ne voyez pas tout ; vous aurez bien d'autres surprises. Les festins de Néron, décrits par Pétronne, n'étaient rien en comparaison de ce que vous verrez ! c'est un luxe, et des machines, et des feux d'artifice, bah !... Je me tais, car j'ai une envie de babiller ; et si mon fils savait que je vous préviens de tout cela, il m'en voudrait à ne jamais me le pardonner. — Bon père, lui dit Palamène en lui serrant la main ! — Que voulez-vous, je le chéris tant, ce cher Émilion, qui m'a coûté tant de larmes, ainsi qu'à sa mère ! et il est si intéressant, si respectueux, si bon ! Ah ! mon cher monsieur, que vous et moi nous sentons bien le prix d'être pères ! Laissons-les s'amuser, ces chers enfants ; laissons-les prendre des plaisirs innocents sous les yeux de leurs pères : c'est le moyen qu'ils ne désirent jamais d'autre société que la nôtre !... Ce soir, à une heure raisonnable, je vous ferai reconduire dans ma voiture ; vos enfants s'assiéront les uns sur les autres, cela s'arrangera, et je vous donnerai mes gens pour vous accompagner, quoique ces campagnes ne soient nullement dangereuses, surtout dans cette belle saison.

Palamène fut enchanté que ses enfants goûtassent tant d'agrément, et il en remercia M. Leclerc, qui était un homme très aimable, et aussi estimable que Palamèlle, quoique plus jeune. Essayons de décrire à nos lecteurs tous les plaisirs de cette journée. Ils sont amis de l'enfance, ils ne dédaigneront pas ces détails ; et partageront ainsi la fête donnée par ce jeune Émilion, qui les a tant intéressés dans les premiers volumes de ces soirées.

D'abord une escarpolette est la première chose à laquelle courent nos enfants. Elle est solide, M. Leclerc en répond. Voilà donc Adèle qui s'y place la première ; Jules est derrière elle qui pousse le siège, tandis qu'Émilion et Armand tirent en avant une corde chacun de son côté. Adèle fait des éclats de rire inextinguibles. Pas si haut ! s'écrie-t-elle, et puis voilà le sourire qui la reprend. Cependant, peu habituée à ce genre d'exercice, que Palamène a proscrit chez lui, elle s'écrie bientôt : assez, assez... Jules pâlit, il craint qu'elle ne soit indisposée ; il se hâte d'arrêter la dangereuse machine. Adèle en descend, elle reprend ses éclats de rire, et tout le monde est tranquille. On engage ensuite Henriette à se faire balancer ; elle résiste, puis elle cède ; mais elle demande grâce sur-le-champ, la tête et le cœur lui tournent, elle ne peut se faire à cet exercice. Henriette va s'asseoir près d'Adèle ; et comme il ne se trouve plus que des garçons près de l'escarpolette il s'élève une dispute pour savoir lequel y montera le premier. À moi, dit Armand. Non, interrompt Jules ; laisse-moi essayer. Après moi, dit Léon, en eloignant Jules. Bah, bah, s'écrie Benoît, vous allez voir comme j'y vas, moi !... Benoît crie plus fort que tous les autres ; il pousse l'un, il culbute tout le monde ; et, comme il est le plus entêté, c'est lui qui emporte la victoire. Voilà donc Benoît qu'on pousse, qu'on enlève jusqu'au sommet des arbres ; le petit lutin n'en a jamais assez : plus haut, s'écrie-t-il, ça ne va pas !... Comme il jouit, Benoît ! mais il ne rit pas, lui ; il est d'un sérieux à glacer tout le monde ; sa jouissance est intérieure. Cependant de temps en temps on l'entend crier : Voyez-vous, je touche aux arbres ! Je vois la campagne là-bas ; quel plaisir ! toujours, toujours !

Toujours ne fait pas le compte des autres : ils se lassent à tirer les cordes du bas, et Benoît, faute d'aides, est obligé de descendre. C'est le tour de Léon ; puis après lui, celui de Jules ; puis Armand s'y place aussi ; puis ensuite Émilion, qui ne cède pas comme cela sa part. Benoît s'y place une seconde fois : enfin ce jeu les fatigue tous, et ils le changent pour le jeu de bague de la place du village, qu'Émilion a fait transporter la veille dans le jardin de Brigitte.

Pour ce jeu-ci, c'est un nouveau débat : il est bien convenu qu'Adèle et Henriette prendront les deux chaises de bois ; mais pour les deux petits chevaux ; qui les montera ? il y a là quatre concurrents, et Benoît fait encore ses grands cris pour avilir la préférence. Tirons au doigt mouillé, s'écrie Jules ; tirons au doigt mouillé. Le doigt mouillé désigne pour premiers cavaliers Armand et Émilion. Benoît, Jules et Léon font la moue ; mais ils se consolent, en pensant qu'ils auront bientôt leur tour. Voilà les dames assises et les jeunes gens à cheval. Tous les quatre sont d'une gravité qui fait rire Palamène. La machine tourne, tourne, et les bagues sont enfilées tour à tour par chacun des joueurs. C'est Henriette qui gagne la partie. Elle y prend goût, et reste, ainsi qu'Adèle, pour l'autre partie. Les cavaliers sont démontés, et Benoît et Jules prennent leurs chevaux. Benoît veut qu'on tourne le plus vite possible ; mais on lui objecte qu'il n'est pas seul, et que cela pourrait incommoder les jeunes personnes. Jules gagne la partie ; Benoît est d'une colère ! Il ne veut pas descendre, et il est convenu que Jules cédera sa place à Léon. Léon court la bague à son tour : et pour achever de désespérer Benoît, c'est Adèle qui gagne cette fois. Adèle, Henriette et Léon descendent. On invite Benoît à en faire autant, il s'obstine à jouer tout seul. On le fait tourner comme le vent ; il ne peut enfiler plus de deux bagues ; il se désole et se jette, de colère, en bas de son cheval de bois. Sa mauvaise humeur amuse pour un moment les assistants, et l'on vient les avertir que le dîner est servi.

Chacun court au berceau où la table est mise : Émilion en fait les honneurs. Il place Palamène entre son père et sa mère ; Brigitte à côté de M. Delacour, lui-même il se met entre Adèle et Henriette, et par l'effet du hasard Léon se trouve placé à côté de la belle Roselle. Un autre particulier, d'un certain âge et d'un extérieur respectable, est assis près de M. Leclerc ; et nos jeunes amis qui ne l'ont pas encore remarqué, ont les yeux fixés sur lui. Je vous présente, dit tout haut à la société Mme Leclerc, M. Lucas, ancien propriétaire de quelques terres dans ce village, et qu'une aventure assez singulière a ruiné : c'est un ami de Brigitte, et par conséquent l'ami du père et de la mère d'Émilion. Je vous engage tous à le regarder comme le vôtre ; il le mérite à tous égards.

Chacun salua M. Lucas, et l'appétit poussant tout le monde, on se mit à dévorer les mets simples, mais excellents, qu'on servit sur la table. La gaieté fit ensuite les frais de la conversation ; puis arriva le dessert, qui fut très bien servi. Au milieu, on avait mis une espèce de gâteau fait en forme de biscuit. Dès l'instant qu'Emilion eut enlevé le dessus de ce gâteau, qui était creux, il s'en échappa une douzaine de petits oiseaux, qui, liés par une patte, ne purent s'envoler bien haut, et présentèrent à la compagnie des devises qui étaient attachées à leur bec. Des bravo multipliés partirent de tous les côtés. M. Leclerc sourit en disant : Eh bien ! est-ce là une surprise ?... Chacun s'empara des devises, et on les lut à haute voix. L'une disait : Au respect filial ; l'autre : À la tendresse paternelle ; celle-ci : À la franche amitié ; celle-là : À la beauté et aux plaisirs innocents. En un mot, chaque devise portait une épigraphe courte et morale. Cela fit longtemps le charme de la société. Les dames demandèrent ensuite qu'on rendît la liberté à ces pauvres petits prisonniers, et chacun s'occupa de briser leurs chaînes et de les laisser envoler. Quelques instants après on vit se détacher des arbres et tomber sur la table des couronnes de fleurs devant chaque dame, et des branches de myrte à la place de chaque cavalier. Cette surprise ne fut pas moins bien accueillie que la première. On exigea que les dames se parassent de leurs couronnes, et que les messieurs missent la branche de myrte à leur boutonnière. Ces ornements donnèrent à tous les convives l'air d'un parterre odoriférant et varié. On admirait de plus en plus le goût et l'invention d'Émillon, lorsqu'une dernière surprise vint mettre le comble à l'admiration qu'il inspirait, et à la joie générale. Un oiseau très gros, une colombe, à ce qu'on crut, traversa les airs rapidement, et laissa tomber sur la table un cercle rempli d'anneaux de différentes grosseurs : on lut sur une légende attachée à ce trousseau d'anneaux : Partagez-vous ces gages de l'amitié. On défit ces anneaux, et chacun en choisit un qui pût aller à son doigt et à son caractère ; car sur chaque anneau on avait gravé un mot, tel que vieillesse, celui-ci fut donné à M. Delacour ; bonté, à Palamène ; beauté, à la jeune Roselle : tendresse, à Mme Leclerc ; probité, à Brigitte ; délicatesse, à M. Leclerc ; vivacité, à Benoît ; esprit, à Léon ; courage, à M. Lucas ; douceur, à la jeune Henriette ; talents, à Armand ; candeur, à Jules ; respect, à Émilion, etc. Il restait un anneau, qui portait pour inscription amour. À qui celui-là devait-il être remis ? On n'en savait rien, ou du moins on n'osait pas le dire. Palamène leva cette difficulté, et dit, en souriant, à sa fille : Adèle essaie donc cet anneau, je crois qu'il t'ira bien... Adèle le prit en rougissant, et en répondant à son père : On dirait qu'il a été fait pour moi. — Eh bien ! garde-le, reprit Palamène en fixant Jules, qui sentit cette heureuse application.

Ainsi s'amusèrent nos convives, jusqu'au moment où les dames furent invitées à chanter une petite chanson. Henriette, Adèle et Mme Leclerc s'excusèrent ; il n'y eut que la cousine d'Émilion, la jeune Roselle, qui ne se fit pas prier, et chanta, avec infiniment de grâce et de goût, la chanson suivante, dont le refrain fut répété à la ronde.

CHANSON.

On dit que Jupiter, un jour,
Dans l'Olympe fit une orgie.
Où les dieux vinrent tour à tour
À longs traits boire l'ambroisie.
Pour que nuls fâcheux accidents
Ne puissent suivre cette fête,
Il en bannit ces dieux méchants
Qui troublent les sens et la tête.

On n'invita donc point Bacchus.
Ganimède eut sa place à table ;
On pensa qu'à son divin jus
L'ambroisie était préférable.
L'Amour n'eut point aussi l'bonheur
D'être reçu dans l'Empirée ;
Chacun le craignait pour son cœur ;
L'Amitié lui fut préférée.

On en bannit la Volupté ;
La Gaieté vint prendre sa place ;
Plutus n'y fut point invité,
Ni la Morale avec sa glace.
Le Drame voulut être admis ;
Sa prière fut inutile :
Mais pour égayer nos amis,
On appela le Vaudeville.

Ainsi l'on vit dans ce festin
Briller la joyeuse franchise ;
Le mot pour rire, en vrai lutin,
Y causa plus d'une surprise.
On vit la douceur, la bonté,
L'enfance auprès de la vieillesse,
Et chacun but à la santé
De l'amitié, de la tendresse.

On sentit bien que cette chanson avait été faite exprès pour la fête, et Léon, qui l'avait beaucoup goûtée, se hâta d'en demander l'auteur. L'auteur, répondit Émilion, le voilà qui rougit ; c'est ma cousine, c'est Roselle elle-même. — Quoi ! mademoiselle fait des vers ? reprit Léon enchanté. — Je n'ai point cette prétention, lui dit Roselle ; je ne me targue point d'un talent que semblent proscrire la faiblesse de notre sexe et l'éducation qu'on lui donne, mais je me plais souvent à saisir quelques à-propos, et je tâche qu'on n'y trouve aucun défaut de la rime, du cœur et de la raison. — Mademoiselle fait des vers ! s'écria encore une fois Léon tout étonné, et des vers charmants !

Roselle baissa les yeux ; Léon la regarda longtemps avec des yeux pleins d'admiration et répéta de nouveau : Mademoiselle fait des vers !... Quel heureux talent ! J'en fais aussi, moi, mademoiselle.

Léon n'eut pas plutôt dit ces mots indiscrets, qu'il s'en repentit et baissa les yeux à son tour. Roselle lui dit aussi : Monsieur fait des vers !... Et cette phrase répétée avec ingénuité par les deux jeunes gens fit sourire toute la société. Oh ! dit Palamène, mon Léon est un poète comme il n'y en a pas ; mais je ne conçois pas comment il a eu le front de s'avouer pour tel, après avoir entendu la jolie chanson de mademoiselle. Au surplus, il est naturel qu'il prouve ce qu'il a avancé. En conséquence, il va prier l'aimable Henriette de chanter la romance qu'il lui a faite pour le dernier dîner que nous avons fait sur l'herbe. La compagnie connaîtra ses talents, et me complimentera sans doute d'avoir donné le jour à un aussi grand homme !...

Palamène avait prononcé ces mots sans dureté, en souriant, et sans y mettre une ironie trop amère. Léon n'en fut pas moins un peu piqué interieurement. Quoi qu'il en soit, Henriette, pressée de chanter, fit entendre la romance de Léon, qui fut universellement applaudie. Roselle surtout en fut très contente, et regarda Léon avec un intérêt que celui-ci lui témoigna de même par quelques coups-d'œil furtifs et remplis d'expression. Palamène, à qui rien n'échappait, sentit la force des rapprochements qui commençaient à unir des deux jeunes gens, et ce bon père n'en fut point du tout fâché. Il ne voulait que le bonheur de ses enfants ; il ne cherchait, dans le lieu du mariage qu'il voulait leur faire contracter un jour, que les convenances du caractère, et nullement celles de la fortune, persuadé que la fortune d'un homme dépend de ses talents et de son activité, et qu'il est souvent imprudent de l'acheter par des conventions sociales qui peuvent faire le malheur de la vie entière.

Adèle chanta un petit couplet ; et Palamène lui-même, malgré son âge, chanta à ses amis une ronde antique de Grégoire, qui aime mieux boire que d'aimer. Elle fut répétée en chœur et au milieu des éclats de rire de toute la jeunesse ; éclats de rire qui ne venaient que de la gaieté que leur inspirait le vieillard, et du plaisir que leur faisait sa complaisance.

Quand ce dîner joyeux fut fini, la table fut enlevée en un clin d'œil, et l'on prépara la salle de bal au même endroit. Le terrain était sablé, on alluma les illuminations, les guirlandes de fleurs furent multipliées, et le ménétrier du village, secondé par le tambourin, monta sur un banc, d'où il joue les contredanses les plus connues. Les danseurs et danseuses de la société n'étant pas en grand nombre, on fit entrer la jeunesse de l'endroit, et là, au milieu de l'égalité la plus parfaite, on se livra sans réserve à toute la folie qu'inspire ce genre d'amusement. Mme Leclerc y dansa elle-même avec son époux, et le bon Émilion força la vieille Brigitte, quoiqu'elle n'eût pas une chaussure élégante ni commode, à faire quelques ronds avec lui. Pour Armand et Jules, on devine quelles furent les danseuses qu'ils choisirent ; et Léon, qui commençait à perdre aussi son indifference, dansa toute la soirée avec la belle Roselle, qui ne parut pas fâchée de la préférence que lui donna cet jeune homme. Les rafraîchissements, les gâteaux, les brioches, tout fut prodigué et consommé par nos jeunes danseurs, à qui l'exercice donnait à tout moment un nouvel appétit. Vers le milieu de la soirée on proposa, pour se délasser, de danser une ronde, et Palamène ne se fit point prier pour leur chanter de nouveau sa chanson de Grégoire, qui aime mieux boire que d'aimer, preuve touchante de bonté et de gaieté, qui fut singulièrement appréciée par ses enfants.

La danse reprit ensuite son premier caractère, et Palamène s'entretint, pendant ce temps, avec M. et Mme Leclerc, et leur ami M. Lucas. Ce dernier lui parut si intéressant, que Palamène l'engagea à venir le voir le lendemain, et à raconter à ses enfants son histoire, qui ne pouvait que leur offrir d'excellentes leçons de morale. M. Lucas promit d'aider de tout son pouvoir le père de famille dans son plan d'éducation ; et leur conversation fut interrompue, ainsi que la danse, par une fusée volante qui annonça un feu d'artifice du côté du parterre. Tout le monde y courut, et nos jeunes gens, tout en sautillant, s'y trouvèrent placés des premiers. C'était Émilion lui-même qui tirait ce feu ; et quand Benoît le vit, il sauta à la place où il était, le tira par la manche en lui disant : Chose, laisse-moi donc tirer quelques pétards.

Émilion y aurait peut-être consenti ; mais Palamène, qui connaissait la vivacité et l'étourderie de son fils, le rappela en lui ordonnant de rester près de lui et de ses frères ; ce qui fit bien du chagrin à Benoît ; il aurait donné l'impossible pour être un moment à la place d'Emllion.

Le feu fut très joli ; d'abord une girande superbe fit un effet étonnant ; ensuite un grand soleil à trois changements ; puis des chandelles romaines ; puis une bombe ; puis un caprice ; puis enfin une petite décoration en feux de lance, ornée d'un transparent sur lequel on lut : Heureux ceux qui, comme moi, retrouvent un bon père et une tendre mère !

Tout le village était entré dans une partie du jardin. C'étaient des cris de joie, des ah !... oh !... comme c'est beau !... Quiens, quiens, regarde donc !... c'est superbe, beau tout à fait !

Notre aimable société s'amusait moins du feu d'artifice que de l'admiration et des éclats de joie bruyants des bons paysans qu'on en rendait spectateurs, et tout le monde jouissait. Quand le feu fut tiré, Émilion vint recevoir les justes compliments que méritaient son adresse et son courage. Il fut embrassé à la ronde, surtout par son père et sa mère, qui avalent pleure d'attendrissement à la lecture du transparent.

Cependant les plaisirs ont une fin, comme tout ce qui existe dans l'univers ; il fallut se retirer, et plus d'un cœur se serra de douleur de voir terminer une aussi belle journée ! Palamène reprit sa canne et son chapeau ; son ami Delacour en fit autant, et les adieux furent touchants. Je suis d'autant plus charmé, dit M. Leclerc à notre jeune famille, que vous ayez bien voulu partager nos innocents plaisirs, que voilà la dernière fête que nous puissions donner ici : nous avons vendu ce bien, ce matin même ; et comme Brigitte veut absolument suivre son Émilion, et vivre avec nous à Paris, nous lui constituerons le prix de cette vente en rente viagère sur sa tête, réversible ensuite sur Émilion, car, tel est son vœu ; et nous nous faisons un vrai plaisir de le suivre. Adieu, mes amis ; nous partons tous après-demain pour Paris, où nous nous flattons que vous voudrez bien venir nous voir lorsque vos affaires vous y appelleront. Soyez certains que si nous revenons ici, dans ces campagnes, nous nous ferons un vrai plaisir de vous rendre visite. Adieu, embrassez encore Émilion, et soyez maintenant sûrs de son bonheur, puisqu'il dépend de nous.

Le bon Émilion fut de nouveau embrassé, pressé, fêtoyé, et tous nos amis montèrent dans la voiture de M. Leclerc qu'accompagnèrent deux domestiques bien armés. Vous dire, ami lecteur, comment tout cela tint dans cette voiture, je serais assez embarrassé ; je présume que Palamène, M. Delacour, et Henriette, auront pris les trois places du fond, qu'Adèle se sera placée sur le devant, que Benoît aura mis Léon sur ses genoux, et qu'Armand aura placé de même son ami Jules. Quoi qu'il en soit, ils revinrent tous, sans accident, à la maison de Palamène, renvoyèrent la voiture, et se livrèrent ensuite au repos, dont ils devaient avoir besoin après avoir pris tant d'exercice.


QUARANTE-HUITIÈME SOIRÉE.

L'INCONSÉQUENCE.


Histoire de M. Lucas.

Je laisse à penser de quel sommeil dormirent nos jeunes gens, que la danse avait beaucoup fatigués ! aussi, le lendemain, il fut difficile de les réveiller : et sans Palamène, qui alla de chambre en chambre appeler ces petits paresseux, je crois qu'ils dormiraient encore. Quand on fut réuni pour le déjeuner, la journée de la veille fut, comme on le pense bien, le sujet de la conversation générale. J'ai mal dans les jambes, dit Benoît. — Moi dans les bras, ajoute Léon. — Et moi partout le corps, repart Jules. C'est à qui se plaindra, mais sans tristesse ; au contraire, on ne regrette que de ne pas pouvoir recommencer tous les jours. Ensuite tous les différents plaisirs qu'on a goûtés sont détaillés séparément. On vante le goût d'Émilion, et la grâce avec laquelle il a fait les honneurs de cette fête charmante, dont le but a été si touchant. Émilion est chéri, loué comme il le mérite, et l'on en a pour toute la matinée à parler de lui. Palamène ne voulut pas, ce jour-là, forcer de travail ses enfants, qui étaient excessivement las. Il leur donna congé, à condition qu'ils reprendraient leurs exercices le lendemain, et s'y livreraient sans relâche ; mais ce qu'il faisait pour les délasser contribua justement à les fatiguer davantage. Ils se mirent à jouer, à courir dans le petit bois ; et Benoît, qui était le plus remuant, les mit si bien en train, qu'ils firent des folies à rire jusqu'aux larmes. Le jeune Léon était le plus sérieux : quoiqu'il n'eût pas encore quinze ans, il sentait son cœur lui parler pour la belle Roselle, dont il avait vu l'image toute la nuit. C'en était fait, Léon était devenu sensible, amoureux, et un poète amoureux est plus langoureux qu'un autre. Il savait bien que ses deux frères aimaient : néanmoins, n'ayant pas encore rencontré jusqu'à ce jour l'objet qui devait le toucher, il s'était amusé à leurs dépens : aujourd'hui il était pris à son tour, et n'osait en faire l'aveu. Si l'on parlait de Roselle, il évitait d'en faire l'éloge, dans la crainte de laisser soupçonner la nature du sentiment qui l'aurait fait parler. Il fuyait ses frères ; il allait soupirer, en vrai berger, sur le bord du ruisseau qui traversait le bois, au pied de la fontaine où ce ruisseau prenait son origine : il se promettait de chanter sa belle, et cherchait déjà des sujets d'élégie. En un mot c'était un amant des bords du Lignon, c'était un soupirant timide et retenu, c'était un vrai petit fou. Ses frères s'apercevaient de ce changement, et n'osaient s'en moquer, dans la crainte de lui faire de la peine ; mais ils en riaient entre eux, et c'était ce qui leur faisait faire des éclats de rire si bruyants, que Palamène, qui passait près d'eux, vint avec doueceur leur en demander les motifs ; ils les lui apprirent ; et Palamène prit le parti d'en rire avec eux. Ainsi se passa cette matinée consacrée encore à la joie et à la dissipation. M. Lucas vint dîner, comme il l'avait promis, et les enfants furent enchantés de revoir cet homme, qui avait partagé leurs plaisirs de la veille. Léon s'approcha secrètement de lui, et lui demanda tout bas comment se portait la belle Roselle. Sur la réponse, bien, ses traits devinrent radieux ; et ses frères, qui devinèrent le sujet de son air de mystère, ne purent s'empêcher de sourire. M. Lucas parla longtemps de ses malheurs, des services que lui avaient rendus M. et Mme Leclerc, services qui, disait-il, étaient plus précieux pour lui que l'argent et les présents. On fit à la ronde l'éloge du père et de la mère d'Émilion ; cet éloge amena insensiblement celui de Roselle, sur lequel Léon appuya avec feu. M. Lucas parla ensuite de Brigitte qu'il connaissait depuis longtemps, puis d'Émilion qui était si cher à nos jeunes amis.

Enfin quand le dîner fut fini, on passa sur la terrasse, où, chacun prenant place, M. Lucas fut invité par Palamène à raconter l'histoire de sa vie ; ce qu'il fit de cette manière :

«Je fus jeune autrefois, mes amis, et je fis des folies de jeunesse comme un autre. J'avais perdu mon père et mon mère de très bonne heure. Seul, livré aux soins d'un tuteur qui me donnait autant d'argent que j'en voulais, je me livrais aveuglément à la dissipation, aux plaisirs de mon âge, lorsque l'amour vint régler mes affections et ma conduite. J'habitais Paris, et fréquentais souvent les Tuileries, la promenade la plus belle et la plus brillante de ce temps-là. J'y vis un jour une jeune personne qui me frappa singulièrement par sa beauté, sa jeunesse et ses grâces. Elle était accompagnée d'une dame âgée, que je présumai être sa mère ou sa tante. Elles se promenèrent longtemps ; je fis autant de tours qu'elles ; enfin elles se retirèrent, et je les suivis de loin jusqu'à leur demeure, qui était rue Saint-Honoré, dans une maison très honnête, près de la rue Neuve-du-Luxembourg. Le lendemain, je pris, dans le quartier, des informatious sur ces dames. On m'apprit que la jeune personne se nommait Louise, qu'elle demeurait avec sa mère et un oncle très âgé ; qu'elle était veillée de très près, attendu qu'elle était noble et riche, et que, voulant la marier avantageusement, ses parents craignaient l'amour et la séduction. Fort de ces renseignements, je mis une femme de chambre dans mes intérêts, et je sus que l'on attendait pour Louise un maître de langue italienne qui lui était recommandé par le commandeur d'Erville, l'un de ses cousins, habitant la campagne. Je sus tellement intéresser Julie, cette femme de chambre, à force d'or et de promesses, qu'au lieu de remettre à Mme de Volhange, sa maîtresse, la lettre où son neveu le commandeur lui parlait du maître d'italien, cette fille me la confia. En conséquence, muni de cette autorité, je me présentai le même jour chez Mme de Volhange, de la part de son neveu, pour apprendre l'italien à la belle Louise. La vieille maman me reçut très bien, me recommanda la plus grande décence, et surtout de la surveillance quand je serais seul avec sa fille. Elle me pria de ne point lui apprendre en italien les mots j'aime, j'adore, amant, etc., et de ne point lui faire lire Pétrarque, ni aucun autre auteur où il soit parlé d'amour. Je promis tout, et dès ce moment je donnai des leçons assidues à la belle Louise, qui fut longtemps sans se douter que je fusse un amant déguisé. Julie, sa femme de chambre, assistait, par l'ordre de sa maîtresse, à toutes nos leçons. Mais, comme cette fille était dans mes intérêts, je ne craignis pas de me déclarer devant elle. J'osai donc un jour révéler mon secret à Louise, et je fus étonné de trouver cette jeune personne sensible et touchée de mon amour. Elle m'apprit que la contrainte dans laquelle on la tenait ne faisait qu'exciter ses désirs et ses passions : Julie lui avait d'ailleurs déjà dit ce que c'était que le prétendu maître d'italien : Louise m'aimait ; elle me le disait avec franchise ; mais en même temps elle pleurait, en songeant qu'il était impossible que, sans naissance, sans une grande fortune, je pusse jamais espérer de devenir son époux. Je la rassurai ; j'étais amoureux et entreprenant... Que vous dirai-je, pour ne point filer trop longuement une intrigue coupable ? La femme de chambre eut la maladresse de nous laisser seuls... J'eus la témérité d'en abuser... Au bout de quelque temps Louise m'annonça qu'elle était enceinte... Pour aggraver ce malheur, le commandeur d'Erville, son cousin, vint à Paris : il apprit à Mme de Volhange que je n'étais pas le maître d'italien qu'il avait recommandé, Julie fut chassée et moi aussi... Je ne vous peindrai point le désespoir de Louise ni le mien. Cependant je ne perdis pas la tête. Julie eut l'art d'endoctriner si bien la nouvelle femme de chambre qu'on donna à ma jeune maîtresse, que cette fille, nommée Fanchette, promit de nous aider dans notre mutuelle intelligence ; mais elle ne s'attendait pas, ainsi que Louise, à la rigueur dont Mme de Volhange allait user envers sa fille. Mme de Volhange, sachant que j'étais un amant, se doutait bien, à la tristesse de Louise, qu'elle était sensible à ma flamme ; elle ne la quittait plus de la journée, et la renfermait le soir, avec sa femme de chambre, dans une pièce à coucher, qu'elle lui avait assignée au bout de son logement. Le lendemain matin, elle allait ouvrir à sa prisonnière, qu'elle gardait à vue, et tous les jours c'était la même chose.

Que faire dans cette extrémité ? Je devais au moins sauver l'honneur de celle que je ne pouvais épouser ; elle m'en pressait avec instance, et la délicatesse m'en faisait un devoir. Je pris mon parti en conséquence. Il y avait à côté de la maison qu'occupait Mme de Volhange, une autre maison bâtie sur le même plan, et qui avait appartenu au même propriétaire. Ce propriétaire ayant vendu cette partie de maison, on en avait condamné toutes les portes de communication : j'y louai un logement, précisément au même étage que celui de Mme de Volhange, en sorte que je n'étais séparé de la prison de Louise que par un simple mur. Je me flattais, en y faisant une ouverture, de pouvoir parler à celle que j'adorais, mais je fus plus heureux dans ma recherche : je trouvai la porte condamnée qui, servait autrefois de débouché aux deux appartements. Je l'ouvris en secret, de manière que de mon côté une tenture la masquait, comme du côté de Louise une tapisserie la voilait à tous les regards. J'eus le soin de ne sortir que très peu pendant le jour, déguisé un peu et sous un autre nom, pour laisser ignorer à Mme de Volhange que j'étais son voisin. Par ce moyen, je voyais Louise toutes les nuits, devant Fanchette, et je lui promettais secours et secret au moment fatal de sa maternité. Il arriva ce moment tant redouté. Louise en avait caché les approches, de manière que personne ne s'en doutait. Aidé de ma gouvernante, je reçus l'enfant dans mes bras, la porte secrète se referma, et Louise feignit, aux yeux de sa mère, une indisposition qui la retint au lit plusieurs jours. Fanchette, sa confidente, l'aidait à cacher son malheur ; et, sans m'expliquer là-dessus, je vous dirai seulement que toutes les précautions furent si bien prises, que la mère et l'oncle ne se doutèrent de rien. Un mois après, Mme de Volhange emmena sa fille à la campagne. De là des malheurs inattendus les forcèrent de passer dans les îles, et je n'entendis plus parler de cette jeune personne que pour apprendre qu'elle était morte dans la traversée. Je donnai des regrets à cette perte ; mais néanmoins, comme son secret et le mien étaient voilés pour jamais, je ne songeai plus qu'à élever ma fille ; c'en était une dont Louise m'avait rendu père. Il fallait, pour cela, que je prisse aussi des précautions. J'avais un oncle très riche, mais très sévère sur l'article des mœurs ; cet oncle me promettait son héritage à condition que je ne prendrais une épouse que de sa main. Il ne tarda pas à m'en offrir une. Je résistai longtemps ; mais persuadé que, par un hymen avantageux et avec plus de fortnne, je pourrais un jour améliorer le sort de ma petite Louise, je consentis à epouser Mlle la Roche, fille d'un gros fermier de ces environs. Je fus assez heureux avec ma femme, qui me rendit père d'un fils, et mourut d'un mal de poitrine. Je n'etais pas libre encore d'élever ma fille près de moi ; car mon oncle, qui existait encore quoique très âgé, chérissait tant son petit neveu, qu'il m'aurait déshérite s'il eût appris qu'il dût partager son bien et le mien avec un enfant de l'amour. Je mis donc ma fille en pension sous un nom supposé ; et, lorsqu'elle eut atteint l'âge de seize ans, je la plaçai chez une veuve de mes amis, qui en eut soin comme de sa propre fille. Craignant l'indiscrétion de Louise, je ne lui avais jamais dit que je fusse son père ; je passais à ses yeux pour un protecteur, ami de ses parents, dont elle ignorait le nom et le sort. Je la voyais même très rarement, pour éviter les soupçons, et tout allait bien de ce côté : mais, chez moi, dans mon intérieur, je n'étais pas heureux : mon fils annonçait les plus heureuses dispositions pour faire un parfait mauvais sujet : gâté par son grand-oncle, qui le trouvait charmant, il méconnaissait mon autorité, et se plaisait à me jouer des tours trop forts même pour son âge. Quand il eut dix-huit ans, les passions s'en mêlèrent ; alors, si je ne lui donnais pas assez d'argent pour satisfaire ses plaisirs, il ne se gênait pas pour m'en prendre, et pour me quereller ensuite lorsque je m'en apercevais. Un jour, ma foi, je m'emportai, et le menaçai du poids de mon courroux s'il ne changeait de conduite ; monsieur me menaça à son tour de s'engager pour me faire pièce, et fut en effet trouver un racoleur, auquel il vendit sa liberté, voulant par-là me jouer le tour le plus sanglant. Je fus charmé de cet événement, qui me débarrassait d'un vaurien dont je ne pouvais rien faire ; et lorsque, tout étonné, il vint pleurer, me supplier de lui rendre sa liberté, je résistai, et le forçai de partir. Je le croyais bien loin quelque temps après ; mais son grand-oncle l'avait dégagé et, ce qui était pis, il le gardait chez lui, en blâmant avec ce jeune homme ce qu'ils appelaient ma dureté et mon injustice. Je m'aperçus de cette extravagance de mon oncle en allant le voir ; je remarquai un jeune homme qui, à mon approche, se glissa soudain dans un petit cabinet, et je reconnus mon étourdi. Je fis des reproches sérieux à mon oncle, qui me le rendit en me répondant désormais de sa conduite et de sa docilité.

Je fus en effet étonné pendant quelque temps de sa douceur et de son changement. Il était moins vif, moins dissipé, et je soupçonnai, à sa rêverie, à ses soupirs fréquents, qu'il était occupé de quelque passion secrète. Il aimait, je n'en pouvais plus douter ; mais qui ? Souvent je lui faisais des éloges de sa conduite, et je le questionnais sur l'état de son cœur. Il me répondait que le mariage seul pouvait achever de le fixer. Eh bien ! lui disais-je, je vous chercherai quelque jeune et aimable personne qui puisse réunir aux traits de la beauté les dons de la fortune... Il tournait la tête et s'éloignait. Je lui présentai en effet plusieurs partis très avantageux, qu'il refusa. Indigné de cette indifférence pour un état qu'il semblait désirer, je lui fis de vertes réprimandes, et l'assurai, s'il était attendri pour quelque objet indigne de sa main, qu'il n'aurait jamais mon consentement. Je connaissais le goût peu délicat de mon jeune homme, et je savais qu'il était capable de donner son nom à quelqu'une de ces malheureuses filles perdues de mœurs comme de réputation, et dont il avait autrefois fait sa société. Mon fils ne me parla plus de rien, mais il s'absenta, souvent des journées entières, et une partie des nuits. Il était toujours plus doux, plus soumis, plus respectueux, mais très dérangé, et surtout très discret. Au moment où je cherchais dans ma tête les moyens de m'éclairer sur ses plus secrètes démarches, je fus invité par un billet de mon oncle de se rendre soudain chez lui pour une affaire très importante. Je fus aussitôt chez ce vieillard, où je restai très étonné de trouver un notaire qui était occupé à dresser un contrat.

Eh bien ! mon neveu, me dit le vieillard d'un ton très courroucé, que vous ai-je dit cent fois sur la rigueur avec laquelle vous traitiez votre fils ? Vous l'avez exposé à faire de belles choses ! — Qu'a-t-il donc fait de nouveau ? — Vraiment ! si je n'étais pas bon comme je le suis, j'enverrais au diable toute votre famille, qui ne me donne que de l'embarras ; mais j'ai pardonné, j'ai même promis que vous pardonneriez aussi, que vous consentiriez à tout ; il faut que je tienne ma parole. — Mais à quoi, mon oncle, faut-il que je consente ? — À un prompt mariage, pour réparer l'honneur d'une fille charmante et vertueuse. — D'une fille ? Expliquez-vous. — Il l'a enlevée. — Qui ? — Votre fils. — Comment ? — Vous n'entendez pas que votre fils a enlevé cette nuit une jeune personne charmante ? — Eh bien ? — Eh bien, eh bien, il faut les marier ; je ne vois que ce moyen pour éviter le scandale et sauver la régularité des mœurs. — Mais qui est cette jeune personne ? — Elle est... adorable : Elle a pleuré, embrassé mes genoux : elle m'a nommé son oncle, son libérateur, son père. Le fripon savait bien ce qu'il faisait en l'amenant chez moi plutôt que chez vous ! — Comment donc cela s'est-il passé ? — J'étais dans sa confidence, il est vrai. Il y a plus de deux mois que votre fils m'apprit qu'il était devenu amoureux de la plus intéressante créature ; mais, comme elle n'a ni biens, ni famille connue, je lui objectai qu'il ne pouvait songer à épouser cette enfant ; je lui défendis même de vous en parler. Point du tout ; voilà que ce matin il me l'amène ; il l'a enlevée cette nuit de la maison où elle était élevée. Je la vois ; je vois la beauté en personne : grands yeux bleus, petite bouche ; enfin... Quoique très âgé, je suis encore sensible à l'aspect des grâces. Je me suis attendri ; mon fripon jurait qu'il se tuerait si ce soir même il n'était l'époux de sa Dulcinée. J'ai tout promis, et je vous engage à signer le contrat comme je viens de le faire. — Quoi ! sans voir la personne ? — Il ne faut pas que vous la voyiez : jamais elle n'osera paraître devant vous qu'avec le titre de votre bru. — Et pourquoi ? — Vous en saurez les raisons. — Mais, son nom, son état, sa conduite, ses parents ? — Je sais tout ; cela doit vous suffire. — Cependant... — Hen ? plaît-il ? — Me croyez-vous assez peu raisonnable pour vous faire faire une sottise, pour introduire dans notre famille une personne qui n'y mériterait pas une place ? Suis-je un sot, un vieux fou ; monsieur mon neveu ? — Mon oncle, je ne dis pas... Mais si je connaissais la demoiselle dont il est question, si je la voyais, si je lui parlais... — Il n'est pas question de cela : voulez-vous faire le bonheur ou le malheur de votre fils ? Et qu'importe qu'elle soit sans fortune ? n'ai-je pas du bien pour vous et pour eux ? D'ailleurs, je la dote, moi, cette enfant qui m'a intéressé, touché jusqu'aux larmes : oui, je donne sur-le-champ mille écus de rente à nos jeunes gens, si vous consentez à leur mariage, et après moi ma succession ; hen ? Eh bien ! votre front se déride, vous souriez, je pense ? cela vaut bien la peine d'apposer au bas de ce contrat une simple signature. — Mais, on n'a jamais vu un père de famille établir ainsi son fils sans connaître sa bru. — Mais, mais !... On n'a jamais vu un homme plus difficultueux et moins confiant que vous. Voulez-vous signer le contrat, ou ne jamais me revoir ? — Mon oncle... je vois que mon étourdi a su vous gagner. — Ce n'est pas lui qui m'a gagné, c'est sa femme. Un nez ! une bouche ! et avec cela une grâce, une timidité, une modestie ! Ah !... Vous êtes trop heureux de posséder pour bru un pareil trésor.

J'aurais souri volontiers en voyant l'enthousiasme de mon oncle. Cependant il tenait le contrat, la plume, l'encre ; il me pressait de signer, et ne voulait pas seulement que je lusse le nom de la future. Il me répétait sans cesse les mots sonores de succession, et de mille écus de rente qu'il donnait soudain aux jeunes gens... Je me décidai. Si la future ne me convient pas, me dis-je intérieurement, son époux ira manger loin de moi, avec elle, les rentes de son grand-oncle ; je ne le verrai pas, mais au moins je serai sûr de son sort, et il ne pourra jamais me reprocher de lui avoir fait manquer sa fortune. Allons donc, dis-je à mon oncle, je signe aveuglément, charmé de vous donner cette preuve de soumission et de confiance.

Je signe, et le vieillard, enchanté, m'embrasse, en m'appelant son cher neveu. À présent, ajoute-t-il, qu'il n'y a plus moyen de se dédire, apprenez que vous connaissez la jeune personne. — Je la connais ? — Et vraiment oui ! c'est pour cela que je vous ai caché et son nom et sa figure. Elle-même, tremblante et confuse, n'aurait jamais osé paraître à vos yeux après s'être laissé enlever par un jeune homme. C'est qu'elle l'aime aussi !... c'est qu'ils s'aiment ! Vous allez la voir et vous me remercierez de la surprise agréable que je vous aurai ménagée. Arrivez, jeunes gens, venez embrasser votre père.

Une porte s'ouvre ; mon fils se précipite dans mes bras, accompagné d'une jeune personne qui s'écrie : Mon digne bienfaiteur, me pardonnerez-vous d'être devenue votre fille ?

La foudre qui tombe en éclats aux pieds du voyageur ne lui cause pas une révolution plus subite que n'en produisit sur moi la vue de cette jeune personne, qui n'était autre chose que Louise, ma propre fille ! Je m'écrie : Ciel ! ma fille ! — Eh ! vraiment oui, c'est votre fille à présent ! me dit mon oncle, tout joyeux. — Qu'avez-vous fait, lui répondis-je, trop imprudent vieillard ? que m'avez-vous fait faire ? Savez-vous quelle est cette bru que vous me donnez ? Savez-vous quelle est l'épouse que vous donnez à mon fils ? Sa propre sœur. — Sa sœur ! — Oui, oui, sa sœur, et ma fille, enfant de l'amour, que j'ai soustraite jusqu'à présent à vos regards.

Tout le monde est pétrifié. Je raconte sommairement l'histoire de mes amours avec Louise de Volhange, les motifs qui m'ont fait cacher le fruit de cet amour, et chacun est confondu. Ma fille pleure, mon fils est au désespoir, et mon oncle frémit d'horreur. Quel parti prendre à présent ? Il est signé, ce mariage incestueux. Nous offrons de l'or au notaire pour qu'il déchire son contrat ; il s'y refuse, en disant qu'il n'en a pas le droit, et se retire. Mon oncle ne voulant pas convenir de la légèreté de sa conduite, prend le parti de me dire des injures. C'est la mauvaise conduite des pères, dit-il, qui fait celle des enfants. Voyez quel crime on m'a fait commettre ! Je suis perdu ; jamais aucun ministre des autels ne voudra m'absoudre d'un péché aussi énorme ! Allez, malheureux damnés, je vous déshérite, et ne veux plus voir aucun de vous !...

Mon uncle, se renferme dans une autre pièce, et nous nous retirons, mes deux enfants et moi... J'appris le lendemain que le vieillard avait donné tout son bien au couvent d'un carme, qui, à ce prix, lui avait donné l'absolution ; c'était bien payé sans doute, et tout espoir nous était fermé de ce côté-là. Cependant il fallait faire casser ce contrat, que le notaire, trop scrupuleux sans doute, aurait pu déchirer de son chef. Je consultai des casuistes ; je répandis l'argent : cette affaire fit du bruit ; un procès ruineux fut engagé, et le résultat fut l'annihilation du fatal contrat. Mais, pour achever de me désespérer, mon mauvais sujet de fils m'emporta un jour tout ce que je possédais, et disparut sans que je l'aie revu depuis. Ma fille, qui nourrissait au fond de son cœur une malheureuse passion pour lui, mourut d'une maladie de langueur ; et moi, ruiné, désolé, je vendis le peu de terres que j'avais, pour me constituer une petite rente qui pût me faire végéter jusqu'à la fin de mes jours. Je ne puis vous détailler les soins, les consolations que je dus à M. et à Mme Leclerc, ni les démarches qu'ils firent pour accélérer la fin de cette malheureuse affaire, qui enflamma la bile des docteurs de Sorbonne, des Jésuites, des Jansénistes, de tous les fanatiques possibles. Les uns proposaient de nous renfermer tous, les autres de nous bannir. Tout le monde nous fuyait : on regardait comme contagieux l'air que nous respirions ; en un mot, nous étions devenus la fable des uns et l'horreur des autres : effet bizarre du jugement des hommes, qui prennent toujours tout du mauvais côté, qui aiment à se pénétrer d'horreur, de terreur, de tous les sentiments les plus violents. Voilà, mes amis, voilà l'événement douloureux qui m'a plongé pour la vie dans l'indigence et dans les regrets. Un fils corrompu et dénaturé d'une part, un oncle imbécile et dévot de l'autre ; voilà ce qui a causé tous mes tourments : suite méritée des passions de ma jeunesse, qui ont perdu Mlle de Volhange, sa fille, mon fils, mon oncle et moi. Le vice ne peut jamais être longtemps heureux ; il faut que tôt ou tard il s'embarrasse lui-même dans ses propres combinaisons, et se perdre. Suivons donc le sentier de la vertu ; aimons, mais sous les yeux de nos parents, dans un but honnête et légitime. Enfants qui m'écoutez, vous avez un bon père : qu'il soit votre premier ami, votre unique confident ; que le flambeau de la raison éclaire vos moindres démarchés, et qu'elles ne craignent jamais le grand jour de la publicité : c'est le moyen de rendre vos parents heureux, c'est le moyen d'être heureux vous-mêmes.»

M. Lucas retourna chez M. Leclerc après ce récit des erreurs de la jeunesse et des malheurs de sa vie. Nos jeunes gens, restés seuls avec leurs parents, s'entretinrent longtemps de cette histoire singulière, qui les avait fait frémir. Palamène en prit occasion de déplorer le sort des jeunes personnes légères, inconséquentes, qui, comme Louise de Volhange et sa fille, donnent leur cœur à l'insu de leurs parents, à des séducteurs qui les déshonorent : il appuya ensuite sur le tableau d'un mauvais fils, et sur la faiblesse coupable d'un père ou d'un oncle trop aveugle ; en un mot, sa morale excellente, quoique douce et sans sécheresse, fit une profonde impression sur ses jeunes auditeurs, qui se promirent bien de lui révéler désormais jusqu'à leurs plus secrètes pensées. On verra, dans la soirée suivante, l'effet que produisit sur eux l'histoire qu'on vient de lire : mais avant de terminer celle-ci, je dois ajouter un mot qui fera sans doute plaisir à mes lecteurs.

Avant que chacun se retirât de la terrasse, Marcelle apporta une lettre à Palamène : le bon père la lut à haut voix :

«Mon ami, je peux vous apprendre enfin une nouvelle qui vous satisfera sans doute, vu l'intérêt que vous m'avez cent fois témoigné. J'ai découvert l'homme invisible, le bienfaiteur, le tyran, le persécuteur, tout ce que vous voudrez, qui me causait tant d'inquiétudes, de pas et de démarches, depuis un si grand nombre d'années : je suis heureux, maintenant et tranquille ; mais rien n'est plus singulier que cette histoire, dont je ne vous ai raconté que la partie la moins intéressante. Aussitôt que j'aurai terminé quelques affaires qui m'occupent encore, je me rendrai chez vous, et là, en présence de votre charmante famille, je finirai le récit des aventures surprenantes qui me sont arrivées depuis que je ne vous ai vu. Embrassez bien pour moi vos chers enfants, et attendez-moi tous sous huit ou dix jours.

Votre ami DE LONCHAMPS.»

On doit se faire une idée de la joie qu'éprouvèrent nos jeunes gens à la lecture de cette lettre. L'histoire de l'homme invisible, qu'on a lue dans les premiers volumes de cet ouvrage, les avait beaucoup amusés ; ils regrettaient de n'en pas connaître la suite. Cette suite, on la leur promettait ; en fallait-il davantage pour piquer leur curiosité ? Nous allons donc attendre avec eux le retour de M. de Lonchamps, qui ne doit pas tarder beaucoup, et nous introduire dans le petit comité qu'ils vont tenir pour un objet qui sans doute nous intéressera autant qu'eux.


QUARANTE-NEUVIÈME SOIRÉE.

LA SOUMISSION.


L'Interrogatoire des trois amants.

Armand fit mander, un matin, chez lui, Benoît, Jules et Léon. Quand il les eut fait asseoir, du ton d'un homme qui sait faire les honneurs de son appartement, il leur tint ce discours : Mes frères, je vous ai réunis ici pour prendre vos avis sur une affaire importante. J'ai pensé toute la nuit à l'histoire de M. Lucas, ainsi qu'aux autres histoires qu'on nous a racontées depuis quelque temps : j'ai vu dans toutes des pères malheureux, ou des jeunes gens infortunés, faute de soumission, faute de confiance : j'ai vu des amants s'unir, s'adorer à l'insu de leurs parents, et se susciter ainsi des chagrins éternels : j'ai vu des pères et mères qui, sans consulter les inclinations de leurs enfants, ont voulu les sacrifier à des objets qu'ils ne pouvaient aimer, et ces pères ont éprouvé mille infortunes : j'ai vu, en un mot, que dans tous les événements de la vie, il y a malentendu, orgueil, entêtement, vanité, méfiance, et par conséquent défaut de franchise et de communication. Alors, par un retour sur moi-même, et sur vous, mes frères, je me suis dit : La pareille chose ne pourrait-elle pas nous arriver à nous ? et l'exemple des autres ne serait-il pas suffisant pour régler notre conduite ? Nous aimons ; et notre père ignore que nous aimons. Qui sait les projets qu'il a sur nous ? qui peut deviner ses intentions à notre égard ? Ne peut-il pas, par la suite, nous choisir des épouses selon son goût, selon ses liaisons, ses convenances sociales, et faire ainsi notre malheur, il ne sera plus temps, lorsque l'amour aura entièrement maîtrisé notre cœur, de chercher à réprimer l'amour ; et si nous lui objectons alors que nous avons fait des choix sans son aveu, est-il sûr qu'il légitime nos choix ? est-il certain qu'il ne nous reprochera pas notre peu de confiance en lui ? Qui nous dira que nos choix lui conviennent, et qu'il est dans l'intention de les agréer ? Est-ce parce qu'il ne dit rien en nous voyant galants, empressés auprès de celles que nous aimons ? Il peut voir ces soins, ces attentions indifféremment ; il peut n'en pas prévoir les conséquences, et les attribuer seulement à la franche et simple amitié. Quelle serait notre douleur si nous avions dérangé ses projets, s'il allait contrarier nos goûts, si nous perdions, en un mot, son estime et sa tendresse, pour ne l'avoir pas consulté ? Mes frères, n'attendons pas qu'il nous soit impossible de chasser l'amour de nos cœurs pour faire l'aveu de notre amour. Il n'est pas encore tellement puissant sur nous, qu'il nous soit difficile de nous soustraire à cet amour. Allons, là, tout bonnement chez notre père ; confions-lui nos plus secrets sentiments ; s'il les approuve, nous sommes plus libres de nous y livrer, plus certains de notre bonheur : si, au contraire, il blâme nos affections, nous tâcherons de les surmonter, et nous éviterons ainsi les malheurs qui pourraient un jour fondre sur nous. Eh ! d'ailleurs, s'il nous blâme, il nous donnera des raisons ; ces raisons seront sans doute fortes, couvaincantes, capables de nous faire chauffer ; et il approuvera notre docililé, et il verra que nous savons profiter des sages leçons qu'il nous donne, des exemples utiles qu'il met sous nos yeux, et nous lui en deviendrons plus chers... Tel est donc mon avis. J'aime Henriette, Jules adore ma sœur ; Léon, je crois, n'a pas été insensible aux charmes, aux talents de la belle Roselle. Je pense que, sans en rien dire à celles que nous aimons, nous devons tous monter chez notre père, et le consulter sur l'état de notre cœur : nous ne sommes plus des enfants à qui on défend de prononcer même le mot d'amour ; nous entrons dans la carrière des hommes, nous avons un cœur, et nous le dévoilons à notre père, à notre meilleur ami : voilà tout ; peut-il s'en fâcher ? Benoît est encore insensible, mais il nous accompagnera ; il prendra, pour sa conduite à venir, sa part des sages avis que sans doute nous donnera notre père, et je ne serais même pas fâché que ce fût Benoît, celui de nous qui ne craint point les réprimandes, qui portât la parole : qu'en pensez-vous ?

Je suis de ton avis, dit Léon : oui, j'adopte ce projet : il peut ou prévenir pour nous des malheurs, ou nous donner l'espoir d'être heureux : je suis prêt à faire l'aveu de mes sentiments pour Roselle, que je n'ai vue qu'une fois, mais que j'aimerai toute ma vie.

Je suis plus timide que vous, dit à son tour le tendre Jules : j'ai tout lieu de craindre la juste sévérité de votre père. Moi orphelin, sans nom, sans état, sans fortune, oser aimer la fille de Palamène, mon bienfaiteur ! Je vous avoue que je tremble de faire cet aveu qui peut me priver pour jamais de la tendresse et des bontés du plus généreux des hommes ! Cependant, si je lui laisse ignorer mes sentiments, j'abuse de sa confiance, du droit de l'hospitalité ; et, s'il est vrai qu'il désapprouve mes feux, je ne puis échapper à son courroux. J'adopte donc, en tremblant, le projet d'Armand ; mais je n'oserai jamais parler ni soutenir les regards du vertueux Palamène, si j'y remarque la moindre sévérité. Je crains... Je lui ai pourtant parlé une fois de ma tendresse.... mais n'importe...

Je parlerai pour toi et pour mes frères, interrompit Benoît : je suis intrépide, moi, et d'ailleurs je n'adore pas, je ne soupire pas comme vous tous ; j'accepte la charge d'orateur que vous m'avez donnée, et j'approuve votre dessein, qui vous tirera d'inquiétude et prouvera à mon père votre docilité et votre confiance en lui. Allons que cela se fasse tout de suite ; vous en serez plus tôt débarrassé. Allons, répondent ensemble Jules, Armand et Léon.

Voilà nos quatre jeunes gens qui montent chez Palamène. Le vieillard, étonné de cette députation, les regarde un moment avec un air inquiet et serieux qui glace d'effroi les trois amants. Leurs genoux ploient, leur cœur bat, et ils se repentent d'en être venus jusqu'à ce point. Cependant il n'y a pas moyen de reculer ; et d'ailleurs leur orateur, Benoît, qui ne tremble pas, va divulguer leur secret ; il n'est plus temps de l'arrêter. Palamène rompt à la fin le silence. Qu'est-ce qui me procure, dit-il à ses enfants, le plaisir de vous voir tous réunis chez moi ? — Je vais vous le dire, mon père, répond Benoît ; car c'est moi qu'ils ont chargé de leurs intérêts, et je remplirai de mon mieux la promesse que je leur ai faite d'être leur avocat auprès de vous. — Comment donc, un avocat ! qu'ont-ils à me demander ? Voyons, au surplus ; asseyez-vous, mes enfants ; et vous, monsieur l'avocat, parlez, je vous écoute.

Les jeunes gens s'asseyent, Benoît reste debout et prend la parole.

Mon père, dit-il, il est un âge où l'homme sortant de l'enfance s'élance avec ardeur vers les passions, vers les plaisirs qui sont communs à tous les hommes, à tous les temps. Telle la fleur printanière paraît en bouton, se développe d'un air radieux, s'émaille de mille couleurs, et porte dans son calice le germe qui doit bientôt la convertir en graine productive ; tel l'homme se dégage des liens du maillot pour devenir enfant, puis jeune homme, puis homme enfin, et père de famille ; mais pour que l'homme soit un être vertueux et estimable, il faut qu'il consulte les avis de ses supérieurs, il faut qu'il soit docile à leurs leçons, qu'il leur soumette ses moindres pensées, et qu'il règle sa conduite d'après leur volonté. La fleur ne peut devenir belle qu'avec le secours du jardinier ; le fils n'acquiert des talents et des vertus que d'après l'éducation qu'il doit à son père : Enfin... l'homme, la fleur... l'homme et la fleur... sont donc... Laisse là ton homme et ta fleur, interrompit Palamène en souriant ; ne fais pas de phrases, et viens au fait.

Benoît, un peu troublé, continue : Quand on possède un père aussi respectable, aussi bon que celui que nous avons devant les yeux, on ne doit rien lui cacher de ce qu'on éprouve, afin qu'il règle nos affections sur ses facultés et l'état qu'il veut nous donner un jour. C'est ce qui engage mes frères à vous faire, par mon organe, l'aveu de l'amour qui les enflamme tous trois pour des objets, charmants à la vérité, mais qu'ils cesseront d'aimer si vous vous opposez à leur passion naissante. — Ah ! voilà le mot ; c'est d'amour qu'on vient me parler. C'est de bonne heure, mes amis : vous êtes encore des enfants ; mais voyons, écoutons. Vous êtes tous amoureux, n'est-ce pas ? — Exceptez moi, mon père ; mon cœur ne bat encore que pour vous. — C'est-à-dire que Léon, Armand et Jules soupirent pour des objets !... Et peut-on connaître ces objets ? — Mon père... — Tais-toi, Benoît ; laisse-moi interroger nos amants séparément. Approche, Armand ; dis-moi franchement quel est ton objet.

Armand s'approche, et répond en tremblant : Mon père, vous avez reçu ici cette jeune Henriette, la fille de votre ami ; croyez-vous qu'elle soit capable d'enflammer un cœur ami de la vertu, de l'innocence et de la candeur ? — Je le crois, mon ami ; mais tu sais qu'Henriette n'a point de bien ; et quel est celui que tu comptes lui donner ? — J'espère, mon père, avec vos bontés, me faire bientôt un état qui mette hors du besoin Henriette et moi. — Quel état choisis-tu ? — Il me semble, mon père, que vous m'avez souvent dit qu'une chaire de mathématiques était ce qui me conviendrait le plus. — Oui, mais il faut l'avoir. Tu n'as que dix-huit ans bientôt, et tu n'as pas d'état fait. — Si j'ai le bonheur d'en avoir un, mon père, approuverez-vous alors le choix que je ferai d'Henriette pour mon épouse ? — Tu as prévenu mes vœux, mon fils. C'est en effet Henriette que je te destine, si toutefois Henriette n'a point d'aversion pour toi. — Oh ! non, bien au contraire ! — Bien au contraire ! Oh ! voilà un bien au contraire, qui signifie bien des choses. Elle t'aime, allons, et tu l'aimes aussi, je vois cela, et je le vois avec plaisir. Je te permets donc d'espérer, mon ami ; mais avant l'amour, il faut songer aux affaires. Pense à ton état, et nous verrons. À un autre maintenant. Voyons, mon cher Jules ! parle-moi sans timidité, dis-moi quelle est la personne qui a pu toucher ton jeune cœur de dix-sept ans... Eh bien ! tu hésites ! Ne connais-tu pas mon amitié pour toi, amitié que tu justifies bien par ta conduite et ton aimable caractère !

Jules est confondu, il n'ose parler. Palamène s'aperçoit de son embarras, et l'en estime davantage. Tu ne veux pas me confier ton secret, mon fils, lui dit-il ; il faut donc que je le devine, moi, et que je te dise qu'Adèle pourrait bien être celle que ton cœur a choisie ? — Mon père ! Ah ! vous allez sans doute me punir de tant de témérité. — Te punir, mon ami !... Tiens, voilà comme je veux te punir. (Il l'embrasse.) Sois toujours bon, confiant, honnête, sensible, et tu obtiendras ton Adèle ; mais ce n'est pas demain, comme tu dois bien le penser. Travaille, sois laborieux ; acquiers, avec plus d'âge, plus de talents dans l'art de l'agriculture, et je te dirai un jour les projets que j'ai sur toi et sur ma fille, qui deviendra ton épouse. — Que de bontés, et de quel poids je me sens soulagé ! — C'est le prix de ta franchise et de ta délicatesse. Va t'asseoir près de ton frère Armand, et soyez heureux tous les deux d'avoir consulté votre père, qui ne veut et ne fera jamais que votre bonheur. Ah çà ! M. Léon, c'est à votre tour ! Voyons donc, notre poète, quelle est la muse qui a pu attendrir Anacréon. Je n'en vois plus ici ; car sans doute ce n'est pas Marcelle qui est votre Iris ou votre Cloé ?

Léon sourit et s'approche. Mon père, dit-il, mon Iris ou ma Cloé, comme vous voudrez, n'habite point cette maison. Je ne l'ai vue qu'une fois, mais j'ai juré de l'aimer toute ma vie. — Ah ! vous avez juré cela ; et moi, puis-je jurer que je vous la donnerai un jour en mariage ? Je dis un jour, car vous avez bien du temps à attendre, monsîeur l'amoureux de quinze ans. — Mon père, je sais que je ne suis encore qu'un enfant ; mais vous m'avez appris à penser, et la raison comme la sensibilité ont devancé l'âge chez moi. — Oh ! Je vois bien que vous êtes précoce. Enfin vous aimez, et c'est ? — La cousine d'Émilion. — La cousine d'Émilion, la charmante Roselle ? Vraiment vous ne choisissez pas mal. Mais pour celle-là, mon cher ami, je ne puis pas vous promettre de vous la donner en mariage ; je ne puis disposer d'elle ; sa destinée dépend de son oncle et de sa tante, qui sont très riches, et qui peuvent avoir le projet d'une alliance très distinguée pour leur nièce. Je ne suis pas même bien sûr que vous la revoyiez jamais. Elle habite Paris ; ses parents n'ont plus d'occasion de revenir dans ces campagnes ; je n'aime point les voyages, et vous n'avez pas le temps d'aller sans moi à Paris, dans le seul but d'y voir votre belle... Mon pauvre Léon, je suis fâché que tu te sois attendri pour une jeune personne qu'il n'est pas en mon pouvoir de te promettre. Néanmoins, ne te désole pas ; je te promets de faire tous mes efforts pour te donner une réponse favorable sous quelques jours. J'écrirai à M. Leclerc, je lui peindrai ta passion naissante ; je l'engagerai à sonder les dispositions de sa nièce à ton égard. Si la jeune Roselle t'est favorable, je ne doute point que son oncle ne préfère mon alliance à toute autre, et alors nous verrons ; mais nous avons des années devant nous, et le temps change bien des résolutions. Espère cependant, et crois que ton père ne te blâme point d'avoir placé tes affections sur une personne qui le mérite et par ses talents et par son éducation... Voilà tout ! il n'y a plus d'amoureux à consoler !... Benoît, voyons, tu n'as pas de confidence à me faire ? Oh ! toi, je sais que tu préfères le plaisir, la dissipation, à tout autre sentiment, et je n'en suis pas fâché ; je désirerais même que tes frères eussent attendu que l'âge eût mûri leur raison, pour faire les petits héros de romans ; mais on ne commande point au cœur ; il n'a point d'âge ; il devance le jugement, la maturité, tout. Sois toujours le même, Benoît ; garde ton indifférence, elle te laissera libre de mieux choisir un jour que tes frères ; car, lorsqu'à la beauté on peut trouver réunie la fortune, cela vaut mieux encore que de rencontrer les grâces toutes seules. Et c'est une pénible tâche que s'impose un homme qui épouse une femme sans bien. Il faut qu'il laboure pour deux, et par la suite pour trois, quatre ou cinq, s'il devient père de famille. Tout roule sur lui, les charges comme les inquiétudes de la maison ; et il n'arrive que trop souvent, lorsque les premières impressions de l'amour et de l'hymen sont passées, qu'un homme se décourage, se ruine, maltraite sa femme, et lui reproche l'indigence dans laquelle il l'a prise. C'est un procédé indigne d'un honnête homme ; aussi je ne crains point qu'Armand en soit jamais capable. Henriette n'a rien ; mais Armand la veut, c'est à lui à faire son bonheur.

Mes enfants, je suis flatté que vous m'ayez pris pour votre confident : cela me prouve que je suis votre ami plus que votre père, et vous voyez que vous n'avez pas lieu de vous repentir de votre confiance. Cependant je ne puis vous dissimuler que je vois plus d'exagération dans votre tête, que de véritable amour dans votre cœur, et je crains que ce ne soit là l'effet des nombreuses histoires qu'on vous a racontées depuis quelque temps. Vous avez entendu parler d'amour, et vous vous êtes persuadés que vous l'éprouviez. Vous êtes trop jeunes pour ressentir déjà cette passion, qui ne maîtrise l'âme que lorsque la force du corps peut lui fournir de l'aliment. Il faut être homme, il faut être entièrement formé, pour se livrer à une passion qui n'est que d'enthousiasme et de sensibilité. Quoi qu'il en soit, vous faites les amants comme les grandes personnes ; je veux bien croire que vous le soyez en effet : mais dans ce cas, et quel que soit l'espoir que je vous ai donné, je vous recommande de la délicatesse, des égards et de l'honneur dans votre conduite avec les jeunes personnes que vous aimez. Songez que leur pudeur, leur décence et leur modestie sont des trésors que vous vous ménagerez pour l'avenir, et que la retenue et l'honnêteté vous conserveront des épouses vertueuses, des compagnes estimables. Je vous défends de rendre compte de notre conversation à Henriette, à Adèle. Je ne veux pas qu'elles sachent que vous m'avez confié votre mutuelle intelligence, encore moins que je l'ai approuvée. Il vous suffit de le savoir, et de nourrir un espoir que vous ne devez pas leur donner, pour mille raisons que votre âge et mon caractère de père m'empêchent de vous confier. Voilà qui est convenu, n'est-ce pas ? Vous garderez le secret sur votre démarches et vous ne changerez rien au respect, aux égards que vous devez, surtout en ma présence, à deux personnes que leur jeunesse, leur sexe et leur candeur doivent vous faire aimer en silence. J'ai votre parole, mes enfants ; venez dans les bras de votre père ; venez tous recevoir dans ses doux épanchements le prix des confidences que vous lui avez faites, et qui sont la récompense la plus flatteuse de la bonne éducation et des soins que ce père vous a prodigués !

Armand, Jules, Léon et Benoît coururent embrasser Paramène avec la plus touchante effusion ; puis ils se retirèrent enchantés de sa bonne réception et du parti qu'ils avaient pris. Ils étaient tranquilles maintenant ; ils pouvaient se livrer sans crainte à toute la force de leur amour ; ils avaient l'agrément de leur père. Voilà ce que c'est, disaient-ils, qu'un bon père ; il encourage ses enfants ; ceux-ci épanchent leurs plus secrètes pensées dans son cœur généreux, et de cet accord touchant naît le bonheur de toute une famille ! Bons jeunes gens ! puisse votre conduite franche et loyale avoir beaucoup d'imitateurs !

Fiers d'être autorisés par Palamène, Armand et Jules furent sur-le-champ cueillir des fleurs pour les offrir à Henriette et à Adèle, qu'ils brûlaient de voir sous un prétexte quelconque. Leurs yeux brillent de joie ; ils sont plus galants, plus tendres, plus passionnés ; mais fidèles à la parole qu'ils ont donnée à leur père, ils ne disent rien de leurs aveux à ces aimables personnes, qui les trouvent plus aimables qu'à l'ordinaire, et s'attachent plus fortement à eux.

Ce jour-là était consacré au repos, on fut se promener, visiter la danse du hameau, où l'on fit même quelques figures. Cela mena assez avant dans la soirée, et l'on revint goûter un repos qui ne fut interrompu que par des images riantes. Chacun se trouvait heureux : Palamène, d'avoir des enfants aussi intéressants, et les jeunes gens, de posséder un père aussi respectable.


«Les Soirées de la chaumière» :
Introduction et Index ; 50-54

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]