L'AMANT POUSSIF :

farce en un acte de Thomas-Simon Gueullette ;

écrite en 1714.

PERSONNAGES
M. CASSANDRE.
ISABELLE, fille de Cassandre.
LÉANDRE, amant d'Isabelle.
GILLES, valet de Cassandre et parrain d'Isabelle.
M. GRIFFARD, notaire.


SCÈNE I.
CASSANDRE, GILLES.

CASSANDRE.
Tiens, Gilles, va-t'en à la boucherie, j'ai parlé au boucher, il te donnera pour notre soupe deux aloyaux, et deux bons foies de veau : tu mettras au milieu un dindon de garenne, un cochon de lait, un agneau, un...

GILLES.
Monsieur, faudra-t-il que je prenne du mou ?

CASSANDRE.
Non, Gilles, mon ami, nous en avons de reste, et ma femme en a encore serré hier, avec le derrière et les cuisses... du chapon de mercredi.

GILLES.
Parguenne, M. notre maître, vous qui êtes un vilain et un ladre, quelle raison avez-vous de nous faire faire tant la tamponne ?

CASSANDRE.
Comment, Gilles, est-ce que tu ne sais pas que le gendre dont je dois être le beau-père, arrive aujourd'hui ? Je ne puis trop le régaler dans cette concurrence, à celle fin de le presser de finir, car je me suis aperçu qu'il rode tous les soirs autour de notre maison un grand escogriffe, et je soupçonne ma fille Isabelle de faire peut-être quelques vilenies avec lui ; ainsi M. Cupoil, mon compère et mon ami, doit m'envoyer aujourd'hui Jacques Cupoil, son fils, et je prétends et consens que le contrat soit signé ce soir.

GILLES.
Monsieur, un moment, s'il vous plaît, Jacques Cupoil porte-t-il des moustaches ?

CASSANDRE.
Apparemment : mais il ne s'agit pas de ça ; son père me mande qu'il a de l'esprit comme un Crésus, et qu'il écrit comme un Oracle. Ainsi va vite et reviens.

GILLES.
Mais morgue, Monsieur, si Jacques Cupoil a le corps aussi velu que son nom, croyez-vous que Mam'selle Isabelle, quoique frileuse, consente à se conjoindre avec lui ?

CASSANDRE.
Je lui ferai bien faire devant moi, ce n'est pas là ce qui m'embarrasse ; mais voici ma fille. Va où je t'ai dit.


SCÈNE II.
CASSANDRE, ISABELLE.

CASSANDRE.
Ma fille, prenez l'éponge avec laquelle je me fais la barbe, et allez vous mettre à votre toilette ; outre un peu de gratelle qui vous reste encore, et vos démangeaisons vous aurez peine de guérir, M. Cupoil qui va d'être mon gendre, qu'on dit d'être extrêmement propre, pourrait se dégoûter de vous dès la première nuit de vos noces.

ISABELLE.
Quoi ! mon père, vous voulez me marier en face d'Église, sans m'en avoir t'avertie, avec un homme que je n'ai vu ni manié ? Je prendrais plutôt le voile d'un monastère.

CASSANDRE.
Taisez-vous, impudique, vous mériteriez que je vous donnasse un soufflet au visage pour vos impertinentes impertinences ; songez tant seulement à m'obéir, ou à faire mes volontés, je vais passer chez M. Griffard, mon notaire, rue du Pet-au-diable ; je reviens à l'instant.


SCÈNE II.
ISABELLE, seule.

Ô Ciel ! prend pitié de mon amour et de ma tendresse.... beau Léandre, dont les regards et les soupirs ont passé jusque dans mes veines, écoute ma langueur et mes désirs ; mon sang, ma nature, mes pensées, tout coule en ta faveur ; viens, cher amant, me tirer de l'étoile malheureuse où l'on veut me plonger. Quoi hélas me marier dans la canicule avec M. Cupoil ! À quel inceste, mon père m'expose ! mais que vois-je, c'est lui-même.


SCÈNE IV.
ISABELLE, LÉANDRE.

LÉANDRE.
Ah ! charmante Isabelle, qu'ai-je appris, qu'ai-je surpris, qu'ai-je compris! qu'ai-je oui ! ou plutôt malheureux infortuné, qu'ai-je vu, qu'ai-je su ! qu'ai-je en-tendu !

ISABELLE.
Il n'est que trop vrai, cher Léandre.

LÉANDRE.
Quoi l'on va sacrifier vos charmes, et votre embonpoint à un inconnu ! je ne le souffrirai point. Que je sois plutôt écartelé sous la foudre. Vous serez ma Persée, et je serai l'Andromaque qui vous délivrera des bras de ce monstre, fut-il plus fort qu'un Caton ; je lui plongerai mil et mil fois mon épée au travers du corps, eût-il autant de bras que Brioché... (Il se mouche.) Je m'en vengerai où il me sera l'impossible. À quelle extrémité me réduis-tu vieux Cassandre ! Sera-t-il dit non, il ne sera point dit qu'un gentilhomme comme moi, et qui doit entrer dans le service des troupes du Roi, en ait le démenti. Non morbleu, non ventreb...

ISABELLE.
Ne vous échauffez pas tant Léandre, je crains vos vivacités.

LÉANDRE.
Ne craignez rien, Mam'selle ma maîtresse, ce serait, comme dit l'autre, retomber de Clarice en Cinna. J'irai trouver M. votre père, et lui dirai tout doucement que cela ne nous convient point, et je l'engagerai par menaces à penser différemment, car il ne peut sans injustice vous forcer d'adopter un homme qui peut dans la suite vous induire, et vous insinuer dans l'adultère, ce qui serait le non pus utra.

ISABELLE.
Ah ! cher Léandre, nonce pul ulra ; cela ne signifie-t-il pas, respect de la compagnie, être grosse d'enfant.

LÉANDRE.
Vous l'avez dit, Mam'selle, et vous expliquez le latin tout de même comme celui qu'il l'a fait, et certes c'est pour à l'égard de votre secte avoir eu une belle éducation ; mais j'aperçois Gilles, comme il est votre parain, il est juste qu'il nous aide dans nos besoins.


SCÈNE V.
ISABELLE, LÉANDRE, GILLES.

GILLES.
Ah ! Mam'selle ! ne sentez-vous rien qui vous chatouille le robinet de l'âme ? M. Tirepoil, je veux dire, M. Cupoil vient d'arriver présentement tout à l'heure.

ISABELLE.
Ah ! mon parrain de quelle forme est-il ? Grand ou petit, gros ou menu, maigre ou gras, noir ou roux.

LÉANDRE.
L'as-tu vu ? Porte-t-il l'épée ? A-t-il l'air brave ? Est-il sur la hanche ? je veux d'être emmuselé comme un forçat, si je ne lui coupe le jarret, en cas que j'aie le malheur de le rencontrer ; eut-il été en salle aussi longtemps, et battu l'antiffe autant que Bartole, je lui collerai la lame au ventre, ou je lui ôterai la vie pour le reste de ses jours, tant qu'il vivra.

ISABELLE.
Ne vous passionnez pas tant, les ânes, mon cher Léandre, sont journaliers.

GILLES.
Ah ! parguenne, Mam'selle, j'ai pensé à vous plus que vous ne le croyez ; j'ai inventé avec mon invention un stratagème, par lequel je retiens votre Jacques Cupoil en lieu de sûreté ; mais parole ne pue point, dites-moi si M. Léandre est connu de M. Cassandre ?

LÉANDRE.
Il ne m'a jamais vu qu'au visage, je crois qu'il aurait peine à me reconnaître.

GILLES.
Quel visage, Monsieur ? Est-ce le gros ? Est-ce le petit ? C'est que ça fait une différence.

ISABELLE.
Si c'est le gros, mon cher amant, il est plus heureux que moi.

GILLES.
Ah ! ça, Monsieur, puisque vous m'assurez que M. Cassandre ne vous connaît point, il tombera sûrement dans le godan, dans lequel je m'en vais le faire donner.

LÉANDRE.
Tu me frottes le cul de miel ; je suis pourtant plus malheureux qu'un braque. Je devais, disiez-vous, adorable Isabelle, posséder ou jouir de votre virginité, et couler avec vous des jours parsemés de lys et de roses ; la poison, si j'en avais, pourrait m'affranchir des duretés de M. votre père, mais je n'en ai jamais pris ; ce qui me cause un funeste embarras.

GILLES.
Eh ! palsangué, à vous entendre vous autres, vous nous donnez là de plaisants caleçons d'été ; il semble que tout soit perdu, n'avons-nous pas encore des ressources ? Ne nous reste-t-il pas l'enlèvement, la fuite, la fornication, le viol.

LÉANDRE.
Le viol, gueux de faquin ! c'est une niche que je serais au désespoir de faire à Mam'selle.

ISABELLE.
Je ne vous ai jamais rien refusé, mon cher Léandre, et ce n'est pas à présent que je voudrais vous contrebalancer.

LÉANDRE.
Certes, Mam'selle ma maîtresse, vous me grattez par où ça me démange.

GILLES.
J'entends votre père, ce vieux raquillonneur : et vite, et vite fichez-moi le camp, je vais vous rejoindre.


SCÈNE V.
GILLES, CASSANDRE.

GILLES, aparté, feignant de ne pas voir Cassandre.
Il vaudrait mieux pour mon pauvre maître, qu'il eut la fièvre, la teigne, les médecins et la grosse rougeole, que de donner sa fille Isabelle à un homme qui ne respire que par ricochet.

CASSANDRE, aparté.
Que veut dire cet animal-là ?

GILLES, aparté.
Hélas ! il ne sait pas, M. Cassandre, que son gendre futur, son Jacques Cupoil est poussif comme Caïphe.

CASSANDRE, aparté.
Oh ! oh ! en voici bien d'un autre.

GILLES, aparté.
Il ne sait pas que sa tante Magdelaine Pelé, ravaudeuse suivant la Cour, a fait une course le dos tout nu en grande compagnie.

CASSANDRE, aparté.
Ah ! ah ! ce n'est donc pas sans sujet que mon compère presse si fort le mariage de son fils !

GILLES, apercevant Cassandre.
Allons, Monsieur, de la joie : M. Cupoil est arrivé.

CASSANDRE.
Va, je le sais bien. Fais descendre Isabelle, je veux un peu la sonder.

GILLES.
Ne vous mêlez point de cela, Monsieur ; M. Cupoil la sondera mieux que vous.

CASSANDRE.
Va vite, Gilles, mon ami, mais la voici fort à propos.


SCÈNE VII.
GILLES, CASSANDRE, ISABELLE.

CASSANDRE.
Ah ! ça, ma fille, votre mari sera ici dans un moment, il est allé sans doute, avant de paraître, se faire décrotter ses souliers, et donner un coup de peigne.

ISABELLE.
Je suis prête, mon cher père, à vous obéir en tout ; on m'a toujours dit que je tenais de vous le germe de ma naissance, mon cœur a toujours rampé devant vos bontés ; mais si M. Cupoil est poussif, je veux, mon cher père, que cinq cents diables nous tortillent le cou, si je l'épouse en mariage, ou si votre volonté est opiniâtre à me faire accepter cet hyménée, je vous jure comme il n'y a qu'une Vierge au Ciel, que je le ferai cocu en présence de qui voudra l'entendre.

GILLES.
C'est fort bien, Mam'selle, Mme Casssandre votre mère en usait ainsi, et y trouvait son compte.

CASSANDRE.
Ah ! ah ! ce sont de petites fredaines, à quoi l'on ne doit point prendre garde, quand le cas est pressant.

GILLES.
Allons, Monsieur, voilà M. Cupoil votre gendre. Allons, Mam'selle, recevez bien votre prétendu.


SCÈNE VIII.
LÉANDRE, GILLES, CASSANDRE, ISABELLE.

LÉANDRE, aparté.
Je vais passer aux yeux du bon homme Cassandre pour mon rival, à celle fin de le dégoûter de ce mariage. (Haut à Gilles.) M. Cassandre, il est vrai de dire que je serais mouillé et crotté jusqu'au croupion, pour avoir l'avantage de profiter de paraître plutôt en votre présence, et saluer les appas de Mam'selle.

GILLES.
Vous prenez votre cul pour vos chausses ; et quoique je sois le parrain de Mam'selle Isabelle, je ne pense pas que je sois son père, car le voilà.

CASSANDRE.
Oui, Monsieur, c'est moi qui suis Blaise Cassandre, bourgeois de Paris et sergent du Guet à pied.

GILLES.
Oui, Monsieur, et dont le tripe aïeul a fait bien du bruit dans le monde.

LÉANDRE.
Il était sans doute dans l'artillerie ?

GILLES.
Non, Monsieur, il était tambour, et descend en ligne droite de Michel-Nicolas Huot, maître à danser des enfants rouges.

LÉANDRE.
Je suis charmé, Mam'selle, de tomber dans de si honnêtes gens ; je ne me sens pas de transports, que je baise par avance ces agréables mamelles, qui me gonflent de plaisir.

ISABELLE.
Ne gesticulez point tant, Monsieur, je ne suis point encore la nièce de Mme Pelé ; et pour un pisse-froid, et un homme sérieux, tel qu'on m'a dit que vous étiez, je...

CASSANDRE.
Tu te trompes, ma fille, son père me mande qu'il est fort jovial, et quand il est avec les filles, il est fou comme un autre.

ISABELLE.
Si cela est ainsi, mon cher père, cela doit rendre une femme parfaitement heureuse.

GILLES.
Il faut que vous soyez né coiffé d'épouser Mam'selle Isabelle. Dame ! c'est que c'est une fille qui a tout plein de talent, voyez-vous, c'est que ça sait lire et écrire, elle a de la voix, et quand elle chante, y semble qu'elle ait avalé des rossignols.

LÉANDRE.
Si ça ne fichait point malheur aux oreilles de M. votre père, rien ne serait plus gracieux pour moi, que l'enchantement de vous entendre.

CASSANDRE.
Allons, ma fille, la viande prie les gens, chantez.

ISABELLE.
Mon cher père, vous savez bien que j'en sais que des chansons que j'ai apprises au couvent.

GILLES.
Allons, Mam'selle, chantez-nous celle-là que votre tourière chantait toujours.
Mon père a fait bâtir maison,
Tape tes coudes contre mon front.

CASSANDRE.
Excusez, Monsieur, z'elle est si neuve et si simple ; allons chantez donc.

ISABELLE.
Celle-là est de la supérieure, j'aime mieux celle de sœur Cunégonde. (Elle chante.)
C'est la fille d'un prince, et la sœur d'un duc,
Le soir elle est pucelle, le matin ne l'est plus,
Sol, la, sol, sol, la, dé, ré, mi, ré, ut.

LÉANDRE.
En vérité, Mam'selle, vous me confondez de ravissements.

GILLES.
Ce n'est morguienne encore rien que sa voix, elle a l'esprit orné ; elle a lu Becace, la Loyola, l'Aretin, le Pédagogue Chrétien, et la Religieuse en chemise.

LÉANDRE.
J'en suis charmé, ce sont des livres pieux qu'une fille de condition ne saurait trop lire.

CASSANDRE.
Que diable ! je ne sais si je me trompe, mais il me semble que je sens un goût détestable.

GILLES.
Morguenne, ça est vrai, il sent ici un goût de chien, un goût de bouquin, qui infecterait tout un hôpital minéral.

ISABELLE.
Monsieur aura peut-être lâché quelques vents.

LÉANDRE.
Ce n'est point ça, Mam'selle, je sais à peu près d'où part cette odeur-là. C'est que j'ai un tic dès ma tendre jeunesse, qu'on n'a jamais pu m'ôter ; je mange beaucoup, et n'ai pas la digéstion facile. Ce que vous sentez, et ce que M. votre père a la bonté de sentir, ne vient point de mon agnus, ce sont les soupapes de mon estomac qui s'entrouvent et se bouchent par trop d'aliments, suivant ce que m'ont dit Messieurs Faget et Sousmain.

GILLES.
En ce cas là, Monsieur, si les papes de votre estomac produisent une si vilaine odeur, ne respirez plus, ne sauriez-vous vivre sans ça ?

CASSANDRE.
Ma foi, Monsieur, voilà une furieuse incommodité, je vous aimerais autant punais.

ISABELLE.
Mais, Monsieur, mon cher père me permettra de vous dire, qu'au lieu de songer à vous marier, vous devriez vous faire guérir. Outre que votre tante...

LÉANDRE.
Mam'selle, vous m'insultez et vous avez peut-être plus besoin de passer les remèdes que moi.

GILLES.
Ma foi, Monsieur, vous direz tout ce qu'il vous plaira, mais je ne crois pas que vous mourriez jamais en odeur de sainteté.

LÉANDRE, donnant un soufflet à Cassandre.
Taisez-vous, maître sot.

CASSANDRE.
Monsieur, vous perdez le respect.

LÉANDRE.
Ma foi, Monsieur, vous le perdez vous-même, on méprise ici ma famille, et vous oubliez que votre tripe aieul était tambour ; si je faisais bien je vous donnerais de ses baguettes par-dessus les oreilles.

CASSANDRE.
Comment, pendard, scélérat !

LÉANDRE.
Sarpedié, pour qui me prend-t-on ?

CASSANDRE.
Gilles, va chercher mes fusils, mon pistolet, mes hallebardes, que j'étrangle ce coquin qui m'insulte en ma présence.

ISABELLE.
Au guet, au guet.

GILLES.
Au feu, au feu.

ISABELLE.
À moi, mousquetaires.

GILLES.
À la garde, à la garde, sauve qui peut.

CASSANDRE.
Au secours, au voleur, au voleur.

LÉANDRE.
Parlasembleu, je veux tirer le boyau de ce maudit vieillard, tordre le cou à ce faquin de parrain, et fendre en deux cette insolente Isabelle. (Cassandre et Gilles s'enfuient.)


SCÈNE IX.
LÉANDRE, ISABELLE.

LÉANDRE, continuant et se jetant aux genoux d'Isabelle en ôtant son nez postiche.
Que j'aime, et que j'aimerai toute ma vie.

ISABELLE.
Quoi c'est vous-même, mon cher Léandre, dressez-vous au plutôt, je ne saurais vous souffrir à mes pieds.

LÉANDRE.
En attendant une posture plus commode et indécente, souffrez que je vous embrasse les genoux.

ISABELLE.
Sauvez-vous, tendre et fidèle amant, mon père est vicieux et colérique ; il est allé sans doute prendre son arme à feu, et peut d'un seul trait vous précipiter dans l'infidèle nuit du tombeau.

LÉANDRE.
Je ne crains que vos adorables charmes, belle Isabelle, dès mon adolescence de ma jeunesse, je suis accoutumé à souffrir patiemment coups de pieds dans le cul, soufflets, et quelque chose de mieux, sans changer de visage.

ISABELLE.
En vérité vous êtes d'un charmant caractère ; on reconnaît à toutes vos manières que vous êtes un gentilhomme et un fils de famille. Mais j'entends du bruit, sauvez-vous encore un coup.


SCÈNE X.
GILLES, ISABELLE, CASSANDRE armé.

GILLES.
Courage, notre maître : lâchez-lui tant seulement quatre balles dans le ventre pour l'affaiblir.

ISABELLE.
Ô Ciel !

CASSANDRE.
Il s'est sauvé, il a morbleu bien-fait, je l'aurais écalventré, dans la tremblante colère où je me suis engagé.

GILLES.
Tenez-vous sur vos gardes, Monsieur, il peut revenir et nous envoyer ad patres. Je vais faire le guet.


SCÈNE XI.
ISABELLE, CASSANDRE.

CASSANDRE.
Pourquoi, Mam'selle l'impudente,, ne vous êtes-vous point sauvée comme nous ? Que vous disait cet insolent ?

ISABELLE, riant et éclatant.
Mon père... mon cher père... mon père.

CASSANDRE.
De quoi ris-tu, fille dénaturée ?

ISABELLE.
Je ne puis me dispenser de rire en éclat de la peur que vous a fait Cupoil.

CASSANDRE.
Je vous trouve bien impertinente de n'avoir pas eu peur aussi, monstre dénaturé, serpent que j'ai élevé dans mes entrailles, est-ce là la récompense de t'avoir donné la lumière du jour ?

ISABELLE.
Pardi mon père, c'est à ma mère que je le dois d'autant et encore plus qu'à vous.

CASSANDRE.
Ah ! c'est parler cela, je suis content, et vous vous mettez à la raison.


SCÈNE XII.
GILLES, ISABELLE, CASSANDRE.

GILLES.
Ah ! notre maître, j'ai bien eu la venette : ce diable de Jacques Cupoil venait pour vous manger le cœur au ventre, suivi de quatre ou cinq grands escrocs de ses amis, un inconnu qu'on ne connaît pas, a pris seul contre eux tous votre défense, il leur a morguenne bouché le passage, il a éborgné Cupoil, et ses amis se sont tous sauvés en prenant la fuite.

CASSANDRE.
Ciel ! que je serais heureusement fortuné, si je pouvais embrasser mon libérateur.

GILLES.
Tenez, tenez, Monsieur, le voilà lui-même couvert de crotte, de poussière et de laurier.


SCÈNE XIII.
LÉANDRE, GILLES, ISABELLE, CASSANDRE.

LÉANDRE.
Ne craignez rien, Monsieur, votre ennemi est déféré d'un œil ; il a pris la fuite et mon bras vengeur vous a vengé d'une vengeance qui lui ôte la moitié de sa lumière.

CASSANDRE.
Ah ! Monsieur, nommez-moi promptement à qui je suis redevable d'un si grand service ; comment est-ce que c'est que vous vous appelez.

LÉANDRE.
Je n'ai pas l'avantage d'être assez heureux pour avoir le bonheur d'être connu de vous, M. Cassandre. Je m'appelle Christophe Joachim de Léandre, fils naturel d'Eustache Policarpe le Roux, qui tenait la geôle au Fort-Lévêque, du vivant du fameux Nivet. Par quoi j'ai l'honneur d'être neveu du côté de ma mère de Messire Claude Miton, caporal des carabiniers de Marseille en Poitou.

CASSANDRE.
Comment, Monsieur, vous vous appelez Léandre, fils du bonhomme le Roux, qui vous a t'eu en fornication secrète d'une fille anglaise qu'on nommait dans ce temps-là... dans ce temps-là... Attendez que je m'en souvienne... Mon Dieu, je l'ai sur le bord de ma langue, eh ! mais aidez-moi donc, la... la... la...

GILLES.
Catherine Zurich.

CASSANDRE.
Non.

GILLES.
Elisabeth Berne.

CASSANDRE.
Aih ! non.

GILLES.
Susanne Solure ?

CASSANDRE.
Morbleu non.

GILLES.
Jeanne Tiremon ?

CASSANDRE.
Tais-toi.

GILLES.
Brigitte Chaudasse.

CASSANDRE.
Eh non, non, de par tous les diables ; non, c'est... c'est Magdeleine.

LÉANDRE.
Magdeleine.

CASSANDRE, LÉANDRE, ensemble.
Magdeleine Ficheconcos !

CASSANDRE.
Eh ! Monsieur, je l'ai beaucoup connue, ainsi que toute la terre. Oh ! diable c'était une fille inimitable, charitable, accostable, mettable, traitable, respectable et convoitable.

GILLES.
Ah ! Monsieur, cela est morguenne véritable et indubitable.

LÉANDRE, se panadant.
Ah ! Monsieur... Ah ! Mam'selle....

CASSANDRE.
Mais, Monsieur, que puis-je faire pour reconnaître la reconnaissance que je vous dois de m'avoir sauvé la vie, mon bien...

LÉANDRE.
Arrêtez, Monsieur.

ISABELLE.
Ah ! Léandre, je vous sens venir.

LÉANDRE.
Monsieur mon beau-pere, je vous y dirai premièrement que je vous demande pour toute grâce de récompense, Mam'selle Isabelle votre fille pour l'épouser en mariage.

GILLES.
Ou autrement si Mam'selle l'aime mieux.

CASSANDRE.
Ah ! Monsieur, vous me causez trop d'honneur, et après le service que vous m'avez rendu, j'aurais six filles, que vous pourriez en disposer comme il vous plairait. Voici M. Griffard, mon notaire, qui vient à propos pour dresser le contrat.


SCÈNE XII.
M. GRIFFARD, GILLES, ISABELLE, CASSANDRE, LÉANDRE.

LE NOTAIRE.
Où sont les futurs conjoints.

ISABELLE.
C'est moi, Monsieur, je suis toute prête.

GILLES, contrefaisant Isabelle.
Me voilà aussi, Monsieur.

LÉANDRE.
Retirez-vous, insolent. C'est moi, Monsieur, qui suis le futur, et qui respire la consommation.

CASSANDRE.
Allons, Monsieur, vous n'avez tant seulement que les noms à remplir ; lisez-nous le contrat.

LE NOTAIRE, lisant.
«Pardevant les conseillers, notaires garde-mottes et garde-selles et garde-robes du Châtelet de Paris ; furent absents en leurs personnes Christophe Joachim de Léandre, soit disant mineur, demeurant rue des Foureurs, paroisse S. Germain-l'Auxerrois, d'autre part : et Blaise Cassandre, bourgeois de Paris, et sergent du Guet à pied, stipulant pour Cunégonde Isabelle, sa vraie fille, de son consentement demeurante avec lui rue Trousse-vache, à la Corne de cerf, paroisse S. Jean-le-rond, d'une part.

Lesquels en la présence de leurs parents et amis ci-devant nommés ; savoir, du côté du futur et de la future d'Alexandre César, Thomas de Gilles, parrain de ladite future. Sonneur du quartier S. Roch, et lanternier en exercice de la rue Traversine et rues circonvoisines, sont convenus de ce qui s'ensuit.

C'est à savoir que ledit Joachim de Léandre et ladite Cunégonde Isabelle, pourront s'épouser devant ou derrière l'Église, le plutôt qu'ils pourront.

Ledit sieur Blaise Cassandre donne en conservation dudit mariage, seize livres de rente viagère à prendre sur une maison, sise rue Fromenteau.

Plus soixante livres onze sols en nippes, joyaux, bijoux, diamants, ustensiles, meu-bles et immeubles ci-après mentionnés.

Savoir :

Un bahut avec un gond et sa serrure,
Un bandage à descente,
Huit suspensoirs,
Trois seringues à fistule,
Un bourlet presque neuf,
Six béguins, trois gourmettes,
Un hochet de métal de prince,
Un diamant de Cédras estimé eight livres,
Deux étuis à chapeau,
Une trappe à prendre des rats,
Un urinal de fer blanc,

Six manches de couteau.»

(Léandre et Isabelle font des remerciments à Cassandre pendant qu'on lit les articles.)

CASSANDRE.
Monsieur est gentilhomme, mettez encore une pelle, trois pincettes, et deux soufflets.

LÉANDRE.
Ah ! Monsieur.

ISABELLE.
Ah mon cher père.... que de remerciments.

CASSANDRE.
Mettez pour ma fille par surcroît, M. le Notaire, les quatre dada de feu sa mère que j'ai fait mettre au blanchissage.

LE NOTAIRE.
Quatre dada. Le survivant des futurs époux aura pour prépuce dix-sept livres onze sols treize deniers, une fois payé à prendre sur le plus clair et le plus net du bien.

LÉANDRE.
Ah ! Monsieur, c'en est trop, je suis piqué de la générosité de M. mon beau père. Mettez en cas que j'ai du bien, que je le laisse à ma femme ou à ses enfants mâles ou femelles présents ou futurs en rentes viagères à perpétuité.

ISABELLE.
Ah ! cher Léandre, je ne souffrirai point que...

LÉANDRE.
Cela sera comme ça, Mam'selle. (Le notaire signe.)

FIN.


[Notes]

1. Thomas-Simon Gueullette (1683-1766), avocat au Parlement de Paris, substitut du procureur du roi au Châtelet de Paris, auteur amateur de contes, de nouvelles et de parades : L'Amant poussif, représentation chez Gueullette, Charenton, près de Paris, en 1714.

2. Source : Théâtre des boulevards, réimprimé pour la première fois et précédé d'une par Georges d'Heylli, Paris, Rouveyre, 1881 ; tome I.

3. Voir aussi peut-être le site CESAR (Calendrier électronique des spectacles sous l'Ancien Régime et sous la Révolution), où vous trouverez des informations relatives aux pièces, aux personnes et aux lieux de représentation qui ont constitué le théâtre français aux 17ème et 18ème siècles.

4. Transcription par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Août 2009]