LES SŒURS :

comédie en un acte d'Anne-Hyacinthe de Colleville, dite Mlle de Saint-Léger ;

première le 14 juin 1783.

PERSONNAGES.
Mme De MELCOUR, veuve.
ROSETTE, sa fille aînée, âgée de quartorze ans.
EUGÉNIE, cadette d'un an.
M. DE FLORVAL, ami de la maison.
LISETTE, suivante.
UN LAQUAIS.

La scène est dans le salon de Mme de Melcour.


SCÈNE I.
LISETTE, seule, tenant une lettre.

Dans nos mains une Lettre d'amour doit se changer en billet au porteur ; et ce M. de Versac ne me donne que deux louis pour remettre celle-ci à ma jeune maîtresse, dont il lui a plu de devenir amoureux au bal, pour l'y avoir vue une seule fois. Qui dit amoureux dit généreux... Voici Mlle Rosette. Dusse-je me brouiller avec elle, je garde le poulet. (Elle met la Lettre dans la poche de son tablier.)


SCÈNE II.
ROSETTE, LISETTE.

ROSETTE.
Ah ! Te voilà, ma chère Lisette ! Si tu savais combien je t'aime !... Mais qu'est-ce que tu caches donc là avec tant de soin ? Quelque chose qui me regarde, j'en suis sûre ?

LISETTE, d'un air indifférent.
Bon ! Ce n'est rien.

ROSETTE.
Laisse-moi voir un peu... Je suis certaine... Tiens, ce sera sûrement de... Tu sais bien... Regarde plutôt toi-même... Est-ce que tu me boudes, ma chère Lisette ?

LISETTE.
À Dieu ne plaise, Mademoiselle, vous me dites des douceurs à la journée, depuis quelque temps.

ROSETTE.
Il est sûr que tu as toute ma confiance et mon amitié ; oh ! c'est bien vrai ! Mais, quitte donc cet air emprunté... Tu l'as vu, n'est-ce pas ? M'aime-t-il toujours ? Je parierais que c'est lui qui t'a donné ce billet pour moi... Tu ris ?... Nous allons le lire, n'est-ce pas, ma bonne amie ?

LISETTE.
C'est ce qui vous trompe. Qu'il soit de lui, ou qu'il n'en soit pas, nous ne le lirons point.

ROSETTE.
Pourquoi donc ?

LISETTE.
Ah ! Pourquoi !... Et que dirait Madame votre mère, dont vous êtes le bijou, si elle venait à découvrir ce mystère !

ROSETTE.
Elle ne le saura pas, puisque tu as la complaisance d'être dans nos intérêts.

LISETTE.
Je dois être dans les intérêts d'un mari, mais non dans ceux d'un amant.

ROSETTE.
Il m'épousera, sois en bien sûre. D'ailleurs, à mon âge, tu me parles déjà mariage ?

LISETTE.
À quatorze ans, déjà vous parlez autrement ?

ROSETTE.
Tu es ennuyeuse aujourd'hui, comme l'ami de maman.

LISETTE.
Monsieur de Florval ? Peste ! Vous trouvez ennuyeux un homme de vingt-cinq ans, grand et bien fait ? N'est-ce pas aussi parce qu'il rend justice à votre sœur ?

ROSETTE, avec humeur.
Qu'est-ce que cela me fait qu'on regarde ma sœur ? Avec ses yeux toujours baissés, et tous les charmes qu'il lui prête, maman trouve ma physionomie cent fois plus animée que la sienne.

LISETTE.
Oh ! Vous êtes plus éveillée, sans contredit ! D'ailleurs, votre maman vous gâte un peu, et vous en abusez pour l'éloigner de votre sœur ; mais, patience ! Elle triomphera par son mérite ! C'est moi qui vous le prédis.

ROSETTE.
Tu voudrais m'impatienter ; mais je ne prends jamais qu'en bonne part les choses que tu me dis.

LISETTE.
Mon Dieu, quelle douceur !

ROSETTE, d'un air caressant.
Si tu voulais... combien je t'aurais d'obligation !... Je ne t'oublierais de ma vie.

LISETTE.
Tout cela est inutile.

ROSETTE.
Ah ! C'en est trop ! Je me faisais un plaisir, une véritable joie de vous donner ma jolie boîte à bonbons, garnie en or ; j'avais déjà dit à maman qu'elle était perdue, pour pouvoir en disposer : gardez, votre Lettre, je garderai tous mes bijoux, moi.

LISETTE.
Vous n'aurez pas le meilleur, assurément. Qu'est-ce qu'une petite boîte comme celle-là dit au cœur? Rien du tout : au lieu qu'une Lettre bien agréable, bien vive, bien passionnée trouble, émeut ; on la lit cent fois !

ROSETTE, lui donnant sa boîte , en détournant la vue.
Prends donc des bonbons dans cette jolie boîte.

LISETTE, prenant la boîte, tout doucement, et lui donnant la Lettre, de la même manière.
Allons, prenez, donc de l'amour dans ce charmant billet.

ROSETTE.
Que tu es bonne ! (Elle lit.) «Ah ! quand pourrai-je vous revoir, ma charmante Rosette ! Mon bonheur a fui comme une ombre légère, quand vous quittâtes cette assemblée où vous brilliez seule, où je n'apercevais que vous.» ... Lisette ! Il n'apercevait que moi ! (Elle continue de lire.) «Et je ne vis plus qu'un lieu de ténèbres où j'avais vu le Temple de la beauté. Dites, souveraine impérieuse qui me tyrannisez avec violence, qui m'ôtez le repos, le sommeil, la raison.» ... Tu vois bien qu'il est amoureux fou ! (Elle achève de lire.) «Dites quand il me sera possible d'admirer encore tant de charmes ? Inventez un stratagème : l'Amour en a mille...» Ah ! la jolie Lettre !


SCÈNE III.
Mme DE MELCOUR, ROSETTE, LISETTE.

Mme DE MELCOUR.
Que faites-vous-là, ma fille ?

ROSETTE, troublée.
Rien... maman... (Elle cache sa Lettre derrière elle, et la donne à Lisette.)

LISETTE, mettant la Lettre dans sa poche.
Oh ! Rien du tout, Madame.

Mme DE MELCOUR, à Rosette.
Tant pis. Vous aimez votre maman, et vous ne vous attachez point à remplir les devoirs qu'elle vous prescrit ?

ROSETTE, embrassant sa mère.
Ma chère petite maman, j'allais...

Mme DE MELCOUR.
Je conçois qu'il est possible avec un cœur ingrat de désobéir à la mère qui nous ordonne impérieusement de suivre ses volontés : mais comment peut-on tien refuser à celle qui ne nous conseille que pour notre bien, qui n'a en vue que notre avantage et notre bonheur ?

ROSETTE.
Ma chère maman, j'ai pris ce matin ma leçon de musique, et mon maître a été content... oh ! bien content !

LISETTE, à part.
Je le crois, il est bien payé.

Mme DE MELCOUR.
C'est votre émulation, Rosette, qui doit vous répondre de vos progrès ! Vous avez un si bon moyen pour vous rendre l'étude agréable ! Dites : plus j'aurai de talents, plus j'aurai de consolations dans mes peines ; plus je serai utile un jour à mes enfants. Tenez, je vois, avec regret, que votre sœur met plus d'application que vous à tout ce qu'elle fait.

ROSETTE, bâillant.
Maman, ma sœur est d'un caractère si sombre, si différent du mien !...

LISETTE, à part.
Oh ! Très différent.

Mme DE MELCOUR.
J'aîme votre gaieté, ma fille ; mais que j'aimerais à ne vous voir rire que quand vous seriez, satisfaite de vous-même, à pouvoir regarder votre enjouement comme le signe certain de l'approbation que vous donneriez à votre conduite. Concevez-vous ce contentement intérieur dont je veux vous parler ?

ROSETTE, bâillant encore.
Oui, maman ; et pour vous plaire je mettrai à profit toutes les minutes de ma journée.

Mme DE MELCOUR, à Lisette.
Puisque c'est ainsi, Lisette, donnez-lui son métier ; nous allons travailler ensemble. (Elles se mettent à l'ouvrage, et Lisette sort.)


SCÈNE IV.
Mme DE MELCOUR, ROSETTE.

Mme DE MELCOUR.
Quittons un entretien trop sérieux. Vous irez bientôt à ce bal, où vous vous êtes tant amusée, à ce que vous m'avez dit ; et, cette fois, je vous y accompagnerai toutes les deux.

ROSETTE.
Vous... y viendrez, maman ?

Mme DE MELCOUR.
Assurément, mon cœur ; croyez qu'il a fallu l'obstacle de ma mauvaise santé, ce jour-là, la connaissance intime des personnes chez lesquelles vous étiez, et ma condescendance pour vos plaisirs, pour vous avoir confiées à Lisette. L'œil d'une mère ne doit jamais quitter ses enfants.

ROSETTE, à part.
Je le verrai donc encore une fois !

Mme DE MELCOUR.
Que fait votre sœur ?

ROSETTE.
Elle lit, dans sa chambre.

Mme DE MELCOUR.
Que le caractère de cet enfant est sérieux pour son âge !

ROSETTE.
Ah, maman ! Elle m'ennuie !... On n'y saurait tenir. Quand nous sommes ensemble elle ne dirait pas quatre paroles, si je ne la questionnais.

Mme DE MELCOUR.
Il est des personnes plus réservées les unes que les autres. (À part.) Une âme honnête, pourtant, se répand au dehors, et la sienne renfermée, n'agissant que sur elle-même... (Rosette embrasse sa mère.) Oui, tu me dédommages. Ouvre-moi ton cœur ; ne connais jamais la contrainte et la dissimulation, avec celle qui voudrait rapprocher son âge du tien, pour mieux attirer ta confiance.


SCÈNE V.
Mme DE MELCOUR, ROSETTE, EUGÉNIE.

EUGÉNIE, avec timidité.
Maman, voudrait-elle me permettre aussi de travailler auprès d'elle ?

Mme DE MELCOUR, avec bonté.
Pourquoi me demander cette permission ? N'avez-vous pas toujours le droit de m'approcher ? Où pouvez-vous mieux être qu'auprès de moi ? (Regardant set enfants.) Où suis-je mieux qu'auprès de vous ? (Mme le Melcour fait signe de se contenir, à Rosette, qui affecte de l'embrasser.)

EUGÉNIE.
Maman, je m'aperçois que je vous gêne ; je m'en vais.

Mme DE MELCOUR, à part.
Voyez sa défiance ! Est-elle assez dure à supporter ? (Haut.) Vous ne croyez point à la sincérité de mes discours ? Vous jugez donc votre mère, Mademoiselle ? Et vous la condamnez, sans doute ?

EUGÉNIE, à part.
Je me sens prête à pleurer !

Mme DE MELCOUR, avec un dépit qui éclate.
Oui, parlez à part ; renfermez tout au dedans de vous-même, ne laissez rien pénétrer de vos pensées, craignez quelles ne vous échappent !... Ah ! Si vous méditiez sur les moyens de faite mon bonheur, vous changeriez de caractère, sans doute !... Qu'attendez-vous pour vous asseoir ? À peine entrée, vous voudriez déjà me quitter.

EUGÉNIE.
Je suis la seule personne avec qui maman se fâche.

Mme DE MELCOUR.
Un reproche ! Et l'ai-je mérité, quand je souffre par elle ? (Eugénie veut sortir.) Restez, Mademoiselle. (Tendrement.) Mettez-vous auprès de moi, ma fille. (Eugénie festonne.) Vous irez au bal jeudi ; vous aimez la danse, ainsi vous vous amuserez, du moins, je l'espère.

ROSETTE.
Oh ! Je m'amuserai, moi ! Je n'attends jamais qu'on me recommande de me divertir.

Mme DE MELCOUR, à Eugénie.
Eh ! Bien ?

EUGÉNIE.
Est-ce à moi, que maman parle ?

Mme DE MELCOUR.
À qui donc ? Eh ! Sans doute. (À part.) Loin de me deviner, elle ne m'entend seulement pas... L'habit que j'ai commandé pour vous sera-t-il prêt ?

EUGÉNIE.
Maman, je n'en sais rien.

Mme DE MELCOUR, avec humeur.
Tant pis ; à votre âge on n'est pas de cette indifférence pour la parure.

ROSETTE.
Ah ! Ma petite maman ! On voyait que toutes les Demoiselles me regardaient avec jalousie l'autre jour... (À sa sœur.) Vous rappelez-vous, Eugénie, cette ennuyeuse femme, mal coiffée, qui avait l'air si sot, et qui ne voulait danser que des contredanses anciennes ?

EUGÉNIE.
Je l'ai perdue d'idée.

Mme DE MELCOUR, à Rosette.
Votre sœur vous fait la morale.

EUGÉNIE, vivement.
Maman, ce n'est pas mon intention... Ah ! Ne le croyez pas !

Mme DE MELCOUR.
Pourquoi donc vous effrayer de tout ? Je vois avec plaisir que vous n'avez point saisi les ridicules qui n'ont pu échapper à la critique de votre sœur.... Cette même critique serait bien sévère à votre égard, Rosette, si l'on vous entendait tenir d'aussi frivoles discours à votre âge.


SCÈNE VI.
Mme DE MELCOUR, ROSETTE, EUGÉNIE, LISETTE.

LISETTE.
Mesdemoiselles, votre Maître de Géographie vous attend.

Mme DE MELCOUR.
Allez, mes enfants, allez. De la patience et de l'application surtout. (Rosette embrasse sa mère ; Eugénie la regarde, fait une profonde révérence ; et elles sortent, avec Lisette.)


SCÈNE VII.
Mme DE MELCOUR, seule.

Pourquoi, ne m'a-t-elle pas embrassée comme sa sœur ? Sont-ce là de ces devoirs que l'on prescrit ? Et faut il dire à sa fille : embrassez-moi ?... Ah ! Que cette indifférence m'est sensible !... Mais, songeons au bonheur de Rosette. Florval, le père, est enchanté de l'hymen de son fils avec ma fille, projeté depuis si longtemps. Et moi, quel choix plus heureux pouvais-je faire ? Qui jamais eut des mœurs plus douces, des qualités plus attachantes que cet aimable jeune homme ?


SCÈNE VIII.
M. DE FLORVAL, UN LAQUAIS, Mme DE MELCOUR.

LE LAQUAIS.
Monsieur de Florval. (Il sort.)

Mme DE MELCOUR.
Pourquoi ne vous ai-je point vu pour le dîner, Florval ? Vous le savez, l'amitié que j'ai pour votre père s'étend tous les jours davantage sur vous, et je vous ai déjà prié de regarder ma maison comme la vôtre.

FLORVAL.
Mon cœur vous respecte autant qu'il vous chérît, Madame, et ma reconnaissance...

Mme DE MELCOUR.
Brisons-là. (Ils s'asseyent.) J'avais besoin de vous voir. Ah !...

FLORVAL.
Vous soupirez ?

Mme DE MELCOUR.
Qui n'a pas des peines, mon cher Florval !

FLORVAL.
Quelles que puissent être les vôtres, je les partagerai.

Mme DE MELCOUR.
Je n'abuserai pas de ce soin généreux ; les plaisirs sont le seul sujet que l'on veut traiter à votre âge.

FLORVAL, vivement.
À mon âge on est sensible. Daigner vous confier...

Mme DE MELCOUR.
On me croît une heureuse mère... et cependant la douceur que ce titre si cher devrait répandre sur ma vie, est bien souvent troublée !

FLORVAL, à part.
Serait-elle donc instruite de la témérité de Versac ? (Haut.) Vous m'étonnez. La charmante Rosette ; cet enfant chéri, préféré, aurait-il ?...

Mme DE MELCOUR.
Je ne la préfère point à sa sœur : elle m'entraîne davantage, et voilà tout. Vous ne connaissez pas la faiblesse d'une mère, mon jeune ami, et le pouvoir des carresses sur son cœur. Rosette, franche, ingénue, n'oppose aucun obstacle à ma pénétration ; je suis tous les mouvements de ce cœur simple et pur, et reçois d'elle-même les moyens de la garantir et de veiller sur lui. Voilà le pouvoir qui flatte, qui honore une mère tendre, celui qu'elle tient de la confiance de sa fille, et non de la contrainte.

FLORVAL.
Combien de tels sentiments sont dignes de vous ! Mais Eugénie est plus timide et non moins tendre, soyez-en certaine.

Mme DE MELCOUR.
C'est cette crainte qui me blesse. Jamais je ne pris un front sévère en parlant à mes enfants. Tout le secret de d'éducation est dans l'art de persuader ; je le sens, et je me suis toujours rendue plus insinuante, plus indulgente avec eux que ne l'eût été toute autre personne dénuée de mes droits : aussi Rosette n'a-t-elle point cette timidité qui m'alarme dans sa sœur. Rien n'est prévu dans ses caresses : elle se jette, quand il lui plaît, dans mes bras, parce qu'elle ne sait point résister à la douce impulsion qui l'y porte. Pour prolonger le temps de la sécurité, j'ai prolongé celui de son enfance ; elle en conserve tous les privilèges heureux. Eugénie, sa cadette, au contraire, en annonçant une raison trop précoce, montre une âme tardive, ténébreuse, pour ainsi dire ; elle échappe à mes regards, à l'intérêt qu'elle doit m'inspirer, à mon cœur qui l'appelle... Je ne le dis qu'à vous, mon cher Florval : souvent j'en verse des larmes !

FLORVAL.
Craignez aussi de vous livrer à une erreur dangereuse. Dans son regard seul se peint la sensibilité de son âme. Elle vous craint beaucoup ; c'est qu'elle vous craint en proportion de ce qu'elle vous aime. Pourquoi ne pouvez-vous pas les apercevoir, quand tous les jours je découvre en elle mille vertus ; et jusqu'à sa timidité, n'en est-elle pas une ? N'est-elle pas la plus précieuse pour son sexe, la plus chère au nôtre !... Quelle est la jeune personne bien née qui n'est pas timide à treize ans ? Oserai-je vous le dire ? Le cœur ne peut embrasser avec une parfaite égalité deux sentiments semblables ; et, sans vous accuser d'injustice, il se pourrait aisément que Rosette l'eût toujours emporté sut sa sœur dans votre âme.

Mme DE MELCOUR.
Ce reproche me touche. Celle qui la première nous fit connaître un sentiment délicieux, doit nécessairement nous être bien chère ! Il est facile de céder au pouvoir qu'elle a pris sur nous, dès en naissant ; mais je suis coupable, oui, je le suis, si j'ai fait apercevoir à Eugénie qu'elle était la cadette.

FLORVAL.
Non, vous ne fûtes jamais coupable envers elle.

Mme DE MELCOUR.
Je ne suis point rassurée, mon ami, sur ma conduite et sur son attachement. Aidez-moi à lire dans son cœur. J'ai déjà remarqué la confiance que vous lui inspirez. Je vais assister un moment à la leçon de Géographie ; je l'enverrai ici tenir ma place auprès de vous. Dites-lui, mon cher Florval, que je suis dans le dessein de la mettre incessamment au Couvent ; observez bien tous ses mouvemens, sachez pénétrer jusqu'au fond de son âme ; et si vous m'y trouvez, si le regret de me quitter l'afflige, si vous voyez ses larmes... pardonnez-moi de les avoir fait couler ; je leur devrai le bonheur de ma vie.

FLORVAL.
Comptez que cette épreuve va vous assurer pour jamais de son cœur.

Mme DE MELCOUR.
Hélas ! Je n'ose encore l'espérer... Voici des livres sur cette table, si vous voulez vous occuper en attendant ma fille. (Elle sort.)


SCÈNE IX.
M. DE FLORVAL, seul.

Sensible mère, vous doutez du cœur qui vous est acquis, et la prévention vous ferme les yeux sur celui qui vous reste à acquérir. Vous croyez, dans votre erreur, que le cœur de Rosette vous est ouvert ; et dans ce même instant, il est une barrière entre vos deux âmes : votre fille a un secret pour sa mère... Ce fat de Versac m'a tout appris lui-même... Oser m'avouer qu'il ressent de la passion pour une fille que ses mœurs lui ôtent le droit d'épouser !... Que je suis ému à la seule pensée de voir et d'affliger Eugénie ! Non, ma tendresse pour elle n'est point une illusion. Eugénie est l'objet vertueux que desirait mon cœur, quand il méditait en secret sur le bonheur d'aimer... La voilà... Cachons-lui mon trouble.


SCÈNE X.
M. DE FLORVAL, EUGÉNIE.

EUGÉNIE, à part.
Je n'oserai jamais lui parler la première... Je me sens toute tremblante.

FLORVAL.
Chère Eugénie ! Eh ! Quoi, me craignez-vous donc ? Aussi ? Une mère si tendre et si bonne, un ami... qui ne songe qu'à vous, qui voudrait n'être occupé quel du soin de votre bonheur ! Sont-ils donc des objets de contrainte et d'effroi ?

EUGÉNIE.
J'ai bien des défauts, sans doute ; mais je ne suis point ingrate.

FLORVAL, avec transport.
Vous ! Ingrate ? Oh non ! Non, vous ne l'êtes point !... Votre âme trop généreuse... Mais aussi... chère Eugénie, pourquoi vous refuser une consolation si douce ? Je ne vous vis jamais embrasser votre mère ! Ces caresses de l'innocence...

EUGÉNIE, vivement.
Ah ! Quand Rosette est dans les bras de maman, que ne puis-je être seulement à ses pieds, je me trouverais trop heureuse !

FLORVAL.
Et vous la laissez dans l'erreur. Affligée de votre mélancholie, ne sachant comment y remédier, que sais-je ? Par excès de délicatesse, vous soupçonnant de froideur, peut-être... Elle se trouve réduite à prendre un parti qui lui coûte beaucoup. Jugez-en vous-même : malgré l'amertume qu'elle trouve dans l'exécution d'un tel projet, elle se propose de vous mettre incessantment au Couvent.

EUGÉNIE.
Je ne la verrai donc plus tous les jours !... Hélas ! Tant mieux ! Maman sera plus tranquille. Je m'aperçois souvent que je l'embarrassé, que ma présence lui est importune : elle en sera délivrée. Quand je reviendrai, je me serai peut-être rendue plus digne de lui plaire.

FLORVAL.
Croyez, croyez qu'elle sentira bien vivement la privation où elle sera de son Eugénie !

EUGÉNIE.
Son Eugénie !... Vous venez de prononcer ce mot-là d'une manière !... Ah ! Maman ne m'a jamais appelée son Eugénie.

FLORVAL.
Plus je lis dans votre âme, plus je vois combien il vous serait facile de faire le bonheur d'une mère qui vous aime.

EUGÉNIE.
Je fais ce que je peux. Elle désire beaucoup que ma sœur s'occupe, et tous les jours j'avance en secret son ouvrage. De même, quand maman a été bien malade, Rosette était un peu plus rassurée que moi sur l'état de sa santé ; et comme j'allais plus souvent qu'elle dans la chambre de maman, sitôt qu'elle me disait avec bonté : «Est-ce donc vous ma fille ?» Je déguisais ma voix, et lui répondais, tout doucement : «Oui, ma chère maman, c'est moi, c'est Rosette.», et elle était contente. Cela faisait du bien à sa santé, et je m'en allais quand je pleurais.

FLORVAL, à part.
Je suis pénétré !... Je ne puis plus contenir les transports de mon cœur !

EUGÉNIE.
Qu'avez-vous donc ?

FLORVAL, voulant se mettre à ses genoux, et se détournant avec précipitation.
Eugénie !... Chère Eugénie !... (À part.) Son âge... le respect qu'il m'inspire... son innocence... la confiance d'une mère... non, je ne troublerai point la paix de son cœur... C'est à l'amour !...


SCÈNE XI.
M. DE FLORVAL, EUGÉNIE, Mme DE MELCOUR.

Mme DE MELCOUR, à part, fixant Eugénie.
Sa contenance est la même. Son air est serein... (À Eugénie.) Ne cherchant que votre repos... votre satisfaction... j'ai dû prendre un parti assez rigoureux pour une mère sensible ; maïs la nécessité !... Vous êtes instruite apparemment de mes desseins sur vous ?

EUGÉNIE.
Maman, je vous obéirai.

Mme DE MELCOUR.
Allez. Remontez dans votre chambre. (Eugénie sort.)


SCÈNE XII.
M. DE FLORVAL, Mme DE MELCOUR.

FLORVAL.
Vous paraissez agitée, Madame : quel motif ?

Mme DE MELCOUR.
Ah ! Ne me le demandez pas ! Je dus toujours m'attendre à trouver de la soumission dans mes enfants ; mais était-ce donc là tout ce que ma tendresse avait lieu d'en espérer ?

FLORVAL.
Douteriez-vous encore ? Ah ! Si vous aviez entendu votre chère Eugénie ! Quel cœur plus tendre se développa jamais d'une manière plus touchante ! Elle n'a nommé que vous pendant notre entretien, n'a consulté que vos intérêts : elle croit votre repos attaché à son absence ; elle se soumet avec joie : aucun murmure. Sa mère ordonne de son sort ; le Ciel a parlé... Mais quelle indifférence ?... Je m'en aperçois trop, un voile épais couvre vos yeux. Laissez-moi les dessiller, laissez-moi faire une seconde épreuve, que vos deux filles subiront également, Ne m'interrogez pas. Mon bonheur tient au vôtre d'assez près pour que vous puissiez vous en rapporter entièrement à mes soins.

Mme DE MELCOUR.
Ils me touchent, mon cher Florval ! Mais parlons de vous seul. Toute consolation n'est pas interdite à mon cœur. Mon amitié, aussi active que la vôtre, s'occupait de vous, en secret : elle veille à votre félicité... En pourrez vous douter, quand je vous dirai que, d'intelligence avec votre père, je vous fais le sacrifice de tout ce que j'ai de plus précieux au monde ?

FLORVAL.
Quoi ! Madame,... elle serait à moi ? Dieu ! Eugénie...

Mme DE MELCOUR.
Oui, mon ami, Rosette est à vous... Mais quoi ! Vous semblez interdit, vous pâlissez !


SCÈNE XIII.
M. DE FLORVAL, Mme DE MELCOUR, LISETTE.

LISETTE.
Ah, Madame ! Mlle Eugénie pleure ! Elle fond en larmes !

Mme DE MELCOUR, s'appuyant sur Florval.
Elle pleure ! Mon cher Florval, Eugénie ! Elle pleure !

LISETTE, à part.
Comme Madame dit cela avec joie ! On voit bien qu'elle ne l'aime pas autant que Mlle Rosette.

Mme DE MELCOUR, à Lisette.
Il suffit, laissez-nous. (Lisette sort.)


SCÈNE XIV.
M. DE FLORVAL, Mme DE MELCOUR.

FLORVAL.
Madame, au nom de l'amitié, de tout ce qui vous est cher, accordez-moi la grâce que je vous demande ! Eugénie émue, en larmes, parle déjà vivement à votre cœur ; connaissez-la mieux. Daignez passer dans ce cabinet, d'où vous pourrez entendre ; et n'en sortez qu'à un signal de ma part, Elle voudra compter auprès de vous les derniers instants qui vont l'en séparer, à ce qu'elle croit ; ne vous trouvant pas ici, je profiterai de cela pour l'entretien que je desire et que je vous supplie de m'accorder.

Mme DE MELCOUR.
Qu'exigez-vous !

FLORVAL.
Votre bonheur et celui d'Eugénie.

Mme DE MELCOUR.
Vous le voulez... Paix. J'entends ma fille. (Elle se cache dans le cabinet.)


SCÈNE XV.
M. DE FLORVAL, ROSETTE.

ROSETTE.
Où donc est maman ? Je ne la vois point ici. Ma sœur pleure... Ah ! Je voudrais bien que vous me disiez pourquoi. Vous le savez, sans doute ; mais vous ne me direz rien, parce que vous me cachez tout.

FLORVAL.
Si j'avais des secrets pour vous, ce serait par la seule crainte de vous faire de ta peine en vous les découvrant : la beauté ne devrait jamais répandre de larmes.

ROSETTE, à part.
Il faut le connaître, M. de Florval ; il est plus aimable que je ne le croyais... (Haut.) Vous m'apprendrez donc tout ce que vous savez, si je vous en prie bien fort ?

FLORVAL.
Assurément. Je ne pourrai résister à vos prières... (D'un air indifférent.) La première nouvelle, et la moins affligeante, c'est qu'on va mettre Eugénie au Couvent.

ROSETTE.
Au Couvent ! Est-ce bien vrai ?... Et cela vous fait-il de la peine, Monsieur ?

FLORVAL.
Nullement, je vous le jure ! Vous devez le voir dans mes yeux.

ROSETTE, à part.
M'aimerait-il donc aussi ?

FLORVAL.
Je crois qu'elle partira demain.

ROSETTE.
Ce séjour la dissipera. Elle est si peu faite pour le monde, ma pauvre petite sœur !... (A part.) Oh ! C'est bon ! J'étais à-peu-près l'enfant gâté, je serai la fille unique.

FLORVAL, à part, d'une manière à être entendu.
Non, je ne saurai jamais me résoudre à l'affliger : qu'un autre lui apprenne ses malheurs, qu'il en ait le courage, pour moi...

ROSETTE.
Vous parlez de malheurs. Vous me cachez quelque chose ?... Voilà donc comme vous tenez votre promesse ?

FLORVAL.
Que vous êtes cruelle ! D'abuser de votre ascendant sur moi pour en apprendre ce que je voudrais vous cacher, au prix de tout !

ROSETTE.
Mon Dieu ! Vous m'effrayez ! Dites-moi ce secret ; dites-le moi tout-à-l'heure. Je le veux.

FLORVAL.
Hélas !

ROSETTE.
Peut-on faire languir à ce point !

FLORVAL.
Vous me contraignez à vous obéir ; vous voulez recevoir de moi le coup qui va vous frapper. Eh ! Bien...

ROSETTE.
Mais quoi donc ?

FLORVAL.
Votre mère...

ROSETTE, avec impatience.
Maman ?

FLORVAL.
Votre mère est ruinée !

ROSETTE, pleurant presque.
Elle est ruinée !... Comment ! Ruinée ?... Ah ! Monsieur, nous n'aurons plus de carosse, ni de domestiques pour nous servir ?

FLORVAL.
La plus affreuse misère...

ROSETTE.
Que je suis donc malheureuse ! Je ne m'accoutumerai jamais à la misère... Non, cela n'est pas possible... Priez maman, priez-là, Monsieur, de me mettre au Couvent comme ma sœur... (À Eugénie, qui paraît.) Ah ! Pleurez à présent ; vous en avez assez de sujet : maman est ruinée. (Elle sort.)


SCÈNE XVI.
M. DE FLORVAL, EUGÉNIE.

EUGÉNIE, alarmée.
Quoi ! Maman ?... Elle a des malheurs ?...

FLORVAL.
Je ne puis vous les cacher, ma chere Eugénie. Un homme dont la physionomie annonçait la probité, qui depuis le veuvage de Mme de Melcour avait toute sa fortune entre les mains, vient de faire banqueroute, et de l'envelopper dans sa ruine...

EUGÉNIE, désespérée.
Maman ! Maman !... Est-elle donc bien affligée ?... Et vous la laissez seule, vous Monsieur, vous son ami !... (Elle défait ses boucles d'oreilles et son collier.) Monsieur de Florval, vous m'avez toujours obligée : vendez mes bijoux, vendez-les tous ; donnez-en l'argent à maman... Mais quelle faible ressource !... Allons je broderai si bien, je travaillerai avec tant d'assiduité... Obtenez une grâce : c'est à vous que je la demande ; obtenez de ma mère que je n'aille plus au Couvent. Je lui serai utile aux travaux de la maison ; je suis forte, quoique je paraisse délicate. Ma sœur la consolera, s'occupera du soin de lui plaire, et moi, je les servirai.


SCÈNE XVII.
M. DE FLORVAL, EUGÉNIE, Mme DE MELCOUR.

Mme DE MELCOUR, se jetant dans les bras d'Eugénie.
Pardonne à ta mère, daigne lui pardonner, ô ma chère Eugénie !

EUGÉNIE.
Vous m'embrassez, maman !... Que ne puis-je adoucir vos chagrins, comme vous savez me consoler !

Mme DE MELCOUR.
Des chagrins ! J'en aurais quand tu m'aimes, quand je connais ton cœur et tes vertus ?... (À Florval.) Je fus cruellement abusée !... Je perds une erreur délicieuse ; mais la vérité m'est cent fois plus chère. Mon ami, je vous dois tout... Ne contraignez point ces douces larmes, qui vous échappent !... Elles m'éclairent : vous serez heureux... (À Eugénie.) Tu seras heureuse : oui...


SCÈNE XVIII.
M. DE FLORVAL, EUGÉNIE, Mme DE MELCOUR, LISETTE.

LISETTE, à Mme de Melcour.
Ah ! Madame, il est donc vrai que nous allons perdre Mlle Eugénie ? C'est une désolation ici, depuis que nous savons tous son départ !...

Mme DE MELCOUR.
Elle ne quittera jamais le cœur qu'elle a rempli. Si l'on savait punir les ingrats, si j'en croyais l'indifférence qu'une fille insensible m'inspire, ce serait elle que j'éloignerais à l'instant... Allez ; qu'elle ne paraisse pas devant mes yeux.

LISETTE.
Je ne puis savoir de qui Madame veut parler ?

Mme DE MELCOUR, vivement.
Eh ! Quelle autre abusera de ma tendresse, si ce n'est Rosette ?

LISETTE, à part.
Elle sait tout ; je suis perdue !... (Haut.) Ah ! Madame, ne me chassez pas !... Voici le billet de M. de Versac, à Mlle Rosette. (Elle lui donne le billet.) Ce n'est que le second qu'il lui a écrit, depuis qu'il en est devenu amoureux au bal. J'attendais un moment favorable pour vous le donner et vous prouver mon zèle ; et croyez que j'ai fait bien des remontrances à Mademoiselle votre fille... Oh ! Rien n'est plus vrai, rien n'est plus vrai !

Mme DE MELCOUR, à part.
Versac !... Un billet à ma fille !... une intrigue... Quel mystère se laisse entrevoir ? N'avilissons pas l'une aux yeux de l'autre... (À Eugénie et à Florval.) Retirez-vous pour un moment, Eugénie... Florval, laissez-moi. (Eugénie et Florval sortent ; Mme de Melcour lit le billet tout bas.) Un homme sans mœurs ! (À Lisette.) Que Rosette descende à l'instant... et, vous, sortez, pour jamais, de ma présence.

LISETTE.
Madame !...

Mme DE MELCOUR.
Je ne puis vous pardonner ; vous ne pouvez vous justifier. (Lisette sort.)


SCÈNE XIX.
Mme DE MELCOUR, seule.

J'ai donc exposé ma fille par ma négligence ? Et quand je m'arrogerai le droit de condamner sa conduite, elle aura celui de me reprocher la mienne ! Sans Eugénie mon cœur serait-il assez déchiré ?... Voici Rosette... Quelle est ma faiblesse !... Ah ! Je l'aimais avec îdolâtrie !


SCÈNE XX.
Mme DE MELCOUR, ROSETTE.

Mme DE MELCOUR.
Avancez : levez ce front humilié par l'idée de la misère, et voyez sur le mien la rougeur que votre bassesse y porte. Vous n'êtes point pauvre ; vous êtes dégradée : vous avez encore tous vos biens ; mais vous avez perdu ma tendresse. Infortunée ! Presque dès en naissant, quoi ! Déjà vous renoncez au bonheur ; vous vous rendez méprisable !

ROSETTE.
Maman ! Qu'ai-je donc fait pour mériter votre colère ?

Mme DE MELCOUR, lui donnant la Lettre.
Lisez ma honte, et la vôtre... Au reste, je ne m'en étonne plus. À quelles vertus peut-on prétendre en n'aimant pas sa mère ?

ROSETTE, à part.
Lisette m'a trahie... Ciel !

Mme DE MELCOUR.
Le crime se trahit lui-même. L'homme capable de séduire mes domestiques, de chercher à vous corrompre, l'est de vous nuire, de vous perdre dans l'esprit d'autrui. Dans vingt maisons actuellement on lit vos Lettres.

ROSETTE.
Je n'en ai pas écrit.

Mme DE MELCOUR.
On publie votre intrigue. On mesure, en frémissant, jusques où peut aller un jour l'audace d'une femme qui commence si jeune à manquer de délicatesse et de pudeur! Jeune insensée ! Il n'appartenait qu'à moi de douter de votre tendresse... Mais pouvais-tu douter de la mienne, et des soins que j'aurais pris de ta félicité ?

ROSETTE, se jetant aux pieds de sa mère.
Ah ! Maman ! Rendez-la moi cette tendresse si précieuse, que j'ai mérité de perdre, et sans laquelle je ne puis vivre !

Mme DE MELCOUR.
Relevez-vous ; je ne laisse point les ingrats à mes pieds.

ROSETTE.
Maman !

Mme DE MELCOUR.
Vous irez demain au Couvent, Mademoiselle.

ROSETTE.
Ordonnez de ma vie, et vous me verrez soumise ; mais ne m'éloignez pas accablée de votre indignation !

Mme DE MELCOUR, à part.
J'appelle en vain ma sévérité !

SCÈNE XXI, et dernière.
Mme DE MELCOUR, EUGÉNIE, M. FLORVAL, ROSETTE.

Mme De MELCOUR, à Eugénie.
Viens, toi, ma cherè Eugénie, viens tout espérer, tout attendre de ton pouvoir sur mon cœur ! Quels dédommagements pourront jamais réparer mes torts envers toi ! J'ai pu te méconnaître ! Épuise, à ton tour, mes bienfaits ; ordonne, parle : qu'exiges-tu de ma tendresse ?

EUGÉNIE, dans les bras de sa mère.
Oh ! Maman ! La grâce de ma sœur !

ROSETTE.
Eugénie, combien je vous respecte et me propose de vous prendre pour modèle ! Oui, ma sœur, unissez-vous à moi pour fléchir maman, que j'ai trop offensée, dont je n'ai pas assez senti les bontés... Mais j'en reconnais tout le prix ; et c'est par mon amour, mes soins et des vertus que je veux désormais les mériter.

Mme DE MELCOUR.
Embrassez-moi, mes enfants !... Ce jour où j'ai versé des pleurs est le plus heureux de ma vie... (À Florval.) Et vous, mon cher Florval, à qui je dois ces doux instants ! J'ai lu dans votre cœur : nourrissez y l'espoir qui vous flatte ; je vous promets Eugénie : vous serez l'un à l'autre.

FLORVAL.
Ah ! Madame ! Je l'adorais ! Recevez, pour Eugénie, ce premier aveu de mon amour !

Mme DE MELCOUR, à Eugénie.
Ne cache point ta rougeur, ma fille : elle me promet ta félicité... (À Rosette.) Vous le voyez, elle a mérité la main d'un homme vertueux : il ne tiendra qu'à vous qu'on cherche à mériter la vôtre. Les fautes servent à nous éclairer : c'est pour cela , mes enfants, que je ne rougis point à vos yeux de mes faiblesses, parce qu'elles pourront vous guider dans la conduite de votre vie, et vous apprendre que le premier devoir d'une mère est de veiller sur ses enfants, et de leur assignera tous la même place dans son cœur.

FIN.


[Notes]

1. Anne-Hyacinthe de Colleville (1761-1824), dite Mlle de Saint-Léger, Les Sœurs, première le 14 juin 1783 au Théâtre des Variétes Amusantes à Paris.

2. Source : exemple imprimé (sous le pseudonyme de Mlle de Saint-Léger), au bureau de la Petite Bibliothèque des Théâtres, rue des Mouilins, Paris, 1785.

3. Transcription par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Octobre 2013]