LA TRISTE JOURNÉE OU LE LENDEMAIN DE NOCES :

comédie en un acte d'Alexandre-Louis-Bertrand Robineau, dit De Beaunoir ;

première le 14 juillet 1784.

PERSONNAGES.
Mme ARGANTE.
ISABELLE, sa nièce.
LÉANDRE, son neveu.
M. DUMONT, son caissier.
BERTHE, sa femme de charge.
LA FLEUR, valet de Mme Argante.
L'ABBÉ DES FLEURETTES.
M. BRILLANT, joaillier.
M. FAUSSET, huissier.
DEUX RECORS (rôles mineurs et muets).

La scène se passe à Paris, dans la maison de Mme Argante.

Le Théâtre représente un salon, auquel communiquent plusieurs appartements, et dans lequel on a dressé une toilette.


SCÈNE I.
LÉANDRE, BERTHE.

LÉANDRE.
Berthe ?

BERTHE.
Eh quoi ! C'est vous, Monsieur ?

LÉANDRE.
Oui, Berthe. Ma sœur est-elle levée ?

BERTHE.
Certainement, Monsieur.

LÉANDRE.
Prie-la de venir ici sur-le-champ.

BERTHE.
Sur-le-champ ?

LÉANDRE.
Oui, Berthe...

BERTHE.
Vous avez l'air bien agité ?...

LÉANDRE.
Fais venir ma sœur.

BERTHE.
Ce mariage lui donne de l'humeur... Mademoiselle Isabelle, Mademoiselle.

LÉANDRE.
Je vais donc être enfin vengé, et démasquer le plus fourbe des hommes.


SCÈNE II.
ISABELLE, LÉANDRE, BERTHE.

BERTHE.
Venez, Mademoiselle, venez ; c'est M. Léandre qui vous demande.

ISABELLE.
Ah ! Mon frère.

LÉANDRE.
Ma sœur, indigné d'être tous les jours témoins de la faiblesse de ma tante, qui, rougissant de son ancien état de marchande, état auquel elle dut sa fortune et sa considération, s'est laissé éblouir par la jolie figure, les propos impertinents, l'air de conséquence et d'insolence de son prétendu Marquis, et surtout par sa livrée et ses titres imaginaires ; j'avais juré de ne jamais remettre les pieds dans cette maison, mais je n'ai pu me refuser au plaisir de vous annoncer que je puis enfin déchirer le bandeau qui couvre ses yeux, et qu'aujourd'hui même, son beau Pâris, son prétendu Marquis est démasqué.

ISABELLE.
Que voulez-vous dire ?

LÉANDRE.
Que si le Fourbe est adroit, s'il est difficile à saisir, il n'a pu cependant se soustraire à l'œil clairvoyant de la vengeance. Je connais tout le roman de sa vie, depuis le jour de sa naissance jusqu'à ce jour ; j'en ai suivi le fil ; j'ai fait sur lui, sur sa famille, les recherches les plus exactes. Imaginez-vous, ma sœur, qu'il est le fils d'un malheureux paysan de Gascogne ; que, jeune encore, la misère le chassa de son pays, que déjà son front est marqué d'infamie ; et que ma tante est peut-être la dixième folle qu'il a trompée et ruinée.

ISABELLE.
Ah, ciel !

LÉANDRE.
J'en ai les preuves ; et j'espère bien rompre ses projets dangereux, et sauver, à la fois, la fortune et l'honneur de ma tante, et l'arracher malgré elle de l'abyme dans lequel il se prépare à l'entraîner.

BERTHE.
Vous ne savez donc pas ?...

LÉANDRE.
Quoi ?

BERTHE.
C'est fait.

LÉANDRE.
Que veux-tu dire ?

BERTHE.
Madame votre tante...

LÉANDRE.
Eh bien ! Ma tante ?

ISABELLE.
Elle est mariée.

LÉANDRE.
Elle est mariée ?

BERTHE.
D'hier de grand matin.

LÉANDRE.
Avec ?...

ISABELLE.
Avec lui.

LÉANDRE.
Avec ce Craquenville ?...

BERTHE.
Vous deviez vous y attendre.

LÉANDRE.
Non, Berthe ; j'espérais que le temps... la réflexion...

BERTHE.
Ah ! Mon cher Monsieur, si l'amour fait faire des folies aux jeunes gens, c'est cent fois pis encore quand il se loge dans la tête d'une veuve ; ce n'est plus une passion, c'est une fureur, c'est une rage...

LÉANDRE.
Ma sœur...

ISABELLE.
Je sens combien il est désagréable...

LÉANDRE.
Désagréable ! Dites cruel. Ce n'est pas à nous à nous plaindre ; c'est Mme Argante qui doit verser des larmes de sang : elle est donc déshonorée.

ISABELLE.
Elle n'est pas la première qui, maîtraisée par un penchant victorieux, a fait un mariage disproportionné ; les railleurs commenceront par en rire, petit à petit le public s'y accoutumera, et les honnêtes gens finiront par la plaindre.

LÉANDRE.
Elle est déshonorée, ma sœur... Mais comment M. Dumont, son conseil, son ami, son caissier, a-t-il pu lui laisser commettre une pareille bassesse ? C'est un homme sage, honnête, sensé !...

BERTHE.
Lui ! Il est cent fois plus fou qu'elle.

LÉANDRE.
Comment ?...

BERTHE.
Tant qu'il n'a écouté que la raison, il s'est toujours courageusement opposé à ce mariage. Le Marquis, après avoir écarté tous les amis de Madame, vous surtout, qu'il lui peignait sans cesse comme un avide héritier qui calculait impatiemment le nombre de ses jours, s'aperçut que Dumont était le seul point de résistance ; et pour le vaincre, il eut recours au plus puissant de tous les agents : à l'amour.

LÉANDRE.
Comment cela ?

BERTHE.
Sous le titre intéressant d'une jeune orpheline, née de parents pauvres mais honnêtes, il plaça près de Madame une certaine Suzanne, à l'œil simple, au front candide, au cœur faux, qui, à force de douceur, de complaisance, de prévenance, la subjugua bientôt ; elle subjugua encore plus promptement le vieux Dumont ; quelques œillades malines, quelques demie-agaceries, enflammèrent ce cœur glacé ; en dépit des promesses et des serments qu'il m'avait faits, et auxquels, Dieu merci, je tenais peu, il offrit à l'adroite friponne sa fortune et sa main ; la friponne accepta tout, mais à condition que son jeune protecteur épouserait Mme Argante ; et dès ce moment tous les scruples du vieux coquin disparurent, et autant il s'était opposé au mariage du Marquis, autant, dès qu'il fut la condition de son bonheur, fit-il tous ses efforts pour en accélérer l'instant ; et Madame, pour le récompenser de sa complaisance, feignant de ne se rendre qu'à ses sages conseils, a comblé sa Suzanne de bienfaits, lui a fait présent d'une dot de deux mille écus, et a voulu que leur mariage se célébrât la même jour et au même instant que le sien ; et c'est aujourd'hui l'heureux lendemain de ce double hyménée.

LÉANDRE.
Je le troublerai peut-être : qu'il redoute tout ma vengeance. Je sais les armes qu'il faut employer contre de pareils adversaires.

ISABELLE.
Modérez-vous, j'entends ma tante.

LÉANDRE.
Me modérer... Qu'ai-je donc à ménager ?


SCÈNE III.
Mme ARGANTE, ISABELLE, LÉANDRE, BERTHE.

Mme ARGANTE en peignoir, et les cheveux pendants.
Ah ! C'est vous, Monsieur ?

LÉANDRE.
Oui, Madame, c'est moi.

Mme ARGANTE.
Eh ! Qui vous amène ici ? Qu'y venez-vous faire ?

LÉANDRE.
Je viens vous féliciter de votre heureux mariage, sur le beau choix...

Mme ARGANTE.
Je sais, Monsieur, qu'il n'est pas de votre goût ; il dérange un peu vos projets de fortune.

LÉANDRE.
Eh ! Madame, gardez votre fortune ; gardez-là, donnez-là, peu m'importe : mais vous devez compte de votre réputation à votre famille ; et quand j'aurai arraché le masque qui couvre le front de votre indigne époux...

Mme ARGANTE.
Songez-vous, Monsieur, que vous êtes chez lui ?

LÉANDRE.
Chez lui !

Mme ARGANTE.
Oui, Monsieur, chez lui : qu'indépendamment de son nom, de son rang, de sa naissance, il est mon époux, et vous devez le respecter.

LÉANDRE.
Le respecter !... Vous le connaîtrez un jour ; et ce jour n'est pas loin. C'est alors que vous regretterez la vie simple, les moments heureux et tranquilles que vous passiez dans le sein d'une famille dont vous faisiez le bonheur, et dont vous étiez adorée : votre cœur se brisera, en voyant qui vous estimaient dans votre état honnête, vous sourire amèrement, en se disant, la voilà cette Marchande qui, pour devenir Marquise, a sacrifié son bonheur, sa fortune et sa réputation. Vos valets même, couverts de votre orgueilleuse livrée, vous mépriseront, vous railleront insolemment : tel est le sort de toutes celles qui, comme vous, oublient leur premier état, abandonnent leur comptoir pour un hôtel étranger. Insensée ! L'ennui te suit dans ton hôtel, l'ennui s'assied auprès de toi dans son salon doré, il monte avec toi dans ton équipage superbe. Étrangère au milieu d'une famille qui te méprise, à charge à ton époux qui rougit de te voir porter ses couleurs et ses armes, méconnu de ton fils, honteux de te devoir le jour, tous les cœurs te sont fermés ; tu ne connaîtras plus, ni les douceurs de l'amitié, ni le charme de la nature : ton âme se serre, se desséche ; et bientôt la honte, le repentir et désespoir abrégent des jours que ta famille, ton époux, tes enfants mêmes, comptaient impatiemment. Le sort qui vous attend, Madame, est mille fois plus cruel encore.

Mme ARGANTE.
En attendant ce moment, faites-moi la grâce de me laisser tranquille chez moi, et surtout de ne jamais vous y représenter.

LÉANDRE.
Aussi ferai-je, Madame, et je compte bien que ma sœur se respectera assez pour m'imiter.

Mme ARGANTE.
Votre sœur n'est plus une ingratte, elle m'aime ; et tant que ma maison lui sera agréable, je l'y verrai toujours avec plaisir, avec reconnaissance ; je lui prouverai même elle m'est chère ; je lui prouverai que mon sang ne m'est pas étranger.

LÉANDRE.
Il ne fallait donc pas le déshonorer.

Mme ARGANTE.
Je ne dois compte de mes actions à personne, et moins encore à vous qu'à tout autre.

LÉANDRE.
C'est ce que nous verrons, Madame, c'est ce que nous verrons.


SCÈNE IV.
Mme ARGANTE, ISABELLE, BERTHE.

Mme ARGANTE.
Que prétend-t-il donc faire ?... Tu vois, ma nièce, avec quel ton, quelle insolence, me parle ton frère.

ISABELLE.
Excusez sa sensibilité ; il vous aimé...

Mme ARGANTE.
Il m'aime, et il me déchire le cœur : si je suis heureuse, pourquoi donc mon bonheur chagrine-t-il tout ce qui m'environne ?

ISABELLE.
Rendez-moi plus de justice

Mme ARGANTE, l'embrassant.
Ma nièce... si tu lisais dans mon âme... Laisse-moi, laisse-moi seule un instant... je vais achever ma toilette.


SCÈNE V.
Mme ARGANTE, BERTHE.
(Mme Argante se met à sa toilette ; Berthe la coiffe.)

BERTHE.
Ma chère maîtresse... Mme la Marquise.

Mme ARGANTE.
Ce n'est pas pour toi, Berthe, que j'ai changé de titres.

BERTHE.
Plus je vous examine, plus vous m'inquiétez. Mais vous avez l'air abattu ; qu'avez vous, ma belle maîtresse ?

Mme ARGANTE.
Ta belle maîtresse ! Ah ! Berthe, mes charmes sont éclipsés.

BERTHE.
Consultez cette glace... hem ?...

Mme ARGANTE.
Elle est plus vraie que toi.

BERTHE.
Est-elle plus vraie que les yeux de M. le Marquis ? Avec quelle joie, avec quelle ivresse, il reçut hier votre main ; avec quel magnificence il a célébré le jour de son bonheur : fut-il jamais journée plus brillante et plus belle ?

Mme ARGANTE.
Ah ! Berthe, hier fut le plus beau jour de ma vie ; j'ai bien peur que le lendeman n'en soit le plus triste.

BERTHE.
Ma maîtresse... vos yeux se couvrent de larmes malgré vous. Monsieur le Marquis...

Mme ARGANTE.
C'est un ingrat, Berthe, c'est un ingrat.

BERTHE.
Est-il possible ?

Mme ARGANTE.
Il ne m'aime plus.

BERTHE.
Déjà, c'est prendre de bien bonne heure le ton d'un époux : au bout d'un an passé ; mais le lendemain...

Mme ARGANTE.
Il ne m'a jamais aimé.

BERTHE.
N'êtes-vous pas trop exigeante ? Nos jeunes gens d'aujourd'hui ne ressemblent guères à ceux d'autrefois. Feu Monsieur Argante, votre époux, était un bon bourgeois qui vivait tout rondement ; au lieu qu'un Marquis...

Mme ARGANTE.
Si tu savais...

BERTHE.
Allons, ma chère maîtresse, soulagez votre cœur : ce secret-là m'appartient de droit. Monsieur le Marquis...

Mme ARGANTE.
Tu me connais, Berthe ; tu sais si l'ambition, si l'amour, si la vivacité, ont ébloui mes yeux, s'ils ont terminé mon second mariage : l'amitié seule avait décidé mon choix.

BERTHE.
Je vous rends justice : vous avez épousé M. le Marquis par estime, par amitié ; mais cependant on n'est pas fâché que l'amour fasse un peu les honneurs de la fête.

Mme ARGANTE.
À peine étais-je rentrée dans mon appartement, que le Marquis s'est plaint d'une indisposition subite ; m'a quittée brusquement, et a été s'enfermer seul toute la nuit.

BERTHE.
Et vous n'avez eu aucune inquiétide de sa santé ?

Mme ARGANTE.
Oh ! Beaucoup.

BERTHE.
Et vous n'avez pas été...

Mme ARGANTE.
Le devais-je, Berthe ? Le pouvais-je, décemment ?

BERTHE.
Une femme a des droits.

Mme ARGANTE.
Qu'elle perd en les faisant valoir : tu ne connais pas les hommes...

BERTHE.
Si fait, un peu ; mais cette indisposition pouvait être réelle. La peine qu'il s'est donnée pour rassembler autour de vous tous les plaisirs, l'ivresse du bonheur, l'ennui des témoins, tout peut, un jour de noce, altérer une santé délicate.

Mme ARGANTE.
Ne cherche pas à l'excuser, Berthe ; s'il m'aimait, c'est à mes genoux qu'il devrait être dans ce moment : déjà la matinée est à moitié passée, et il n'a pas encore paru, il n'a pas envoyé demander de mes nouvelles : quelle froideur ! quelle indifférence !

BERTHE.
Peut-être s'occupe-t-il à vous préparer de nouveaux plaisirs.

Mme ARGANTE.
Paix, voici M. Dumont ; le bonheur est peint dans ses yeux.

BERTHE.
Quel air triomphant !


SCÈNE VI.
Mme ARGANTE, M. DUMONT, BERTHE.

M. DUMONT, bien paré, poudré à blanc, gros bouquet au côté, gants blancs.
Puis-je, sans indiscrétion, venir demander à Mme la Marquise, comment elle a passé la nuit ?

BERTHE.
Très tranquillement, M. Dumont ; il paraît que la vôtre...

M. DUMONT.
A mis le comble à mon bonheur. Ah ! Madame la Marquise, quel cadeau vous m'avez fait ! C'est une véritable Suzanne que j'ai reçu de votre main.

Mme ARGANTE.
Je suis charmée de vous savoir heureux.

M. DUMONT.
Heureux, Madame ! C'est la rose de l'innocence que vous m'avez donnée.

Mme ARGANTE.
Je le crois.

BERTHE.
Et cette rose s'est épanouie sous le souffle amoureux de ce jeune zéphir.

M. DUMONT.
Vous ne devinez pas la moitié de mon bonheur.

BERTHE.
Le plus doux prix de la victoire est de pouvoir la raconter.

M. DUMONT.
Les jeux avaient fait place à la nuit et au silence, tout était calme ; déjà je me croyais le plus heureux des amants, le plus fortuné des époux ; à l'instant ma Suzanne s'échappe, ferme la porte à double tour sur moi et me laisse seul, incertain si je dois regretter le bonheur qui me fuit, ou bénir le Ciel qui me donne une épouse si innocente et si simple.

BERTHE.
Et, sans doute, attendrie par vos prières, la jeune Aurore est revenue enfin dans les bras de l'amoureux Titon ?

M. DUMONT.
Non. Agenouillé devant la porte, je lui disais en vain, ma poule, ma reine, reviens ; si mon amour alarme ta pudeur, je te jure de la respecter ; rien n'a pu la rassurer ; et voyant qu'à la fin je l'appelais vainement, j'ai cherché dans les bras de Morphée un soulagement à ses rigueurs ; et ce Dieu consolateur a changé en pavots bienfaisants les myrtes qui devaient couronner mon front.

BERTHE.
Et Suzanne ?

M. DUMONT.
Enfermée dans son boudoir, elle y a passé toute la nuit.

Mme ARGANTE.
Dans son boudoir !

M. DUMONT.
Oui, Madame.

Mme ARGANTE, tombant à la renverse dans son fauteuil, à demie-évanouie.
Ah, Berthe, je me meurs...

BERTHE.
Ma chère maîtresse !

M. DUMONT.
Madame la Marquise !

Mme ARGANTE.
Quel jour affreux vient m'éclairer ! Je suis trompée de la manière la plus cruelle ; je suis unie au plus lâche, au dernier des hommes.

M. DUMONT.
Que voulez-vous dire, Madame ?

Mme ARGANTE.
Que c'est dans mon boudoir, qu'hier au soir mon infidèle époux a été s'enfermer ; que c'est dans mon boudoir qu'il a passé toute la nuit.

M. DUMONT.
Qu'entends-je ?

BERTHE.
Recevez mon compliment sur cette rose d'innoncence. Vous méritez bien ce qui vous arrive ; au lieu de vous attacher à une femme honnête, raisonnable, qui vous eût été fidèle, il vous faut une jeune poulette de seize ans ; allez donc, bel Adonis, vous agenouiller devant sa porte ; allez donc lui dire : reviens ma poule, ma reine... Ah ! ah, ah, ah !...

Mme ARGANTE.
Savez-vous, Berthe, que vous insultez à ma douleur.

BERTHE.
Pardon, ma chère maîtresse.

Mme ARGANTE.
Ah ! Monsieur Dumont, comme on nous a trompés.

M. DUMONT.
Ce ne sera impunément, Madame ; M. le Marquis est votre époux, je dois le respecter ; mais ma femme m'appartient, il y a de bonnes lois ; et avant une heure tout Paris saura...

Mme ARGANTE.
Gardez-vous-en bien, mon ami ; il est des maux qu'il faut dévorer en silence. À quoi vous servirait d'ébruiter votre affront ? À apprêter à rire à vos dépens et aux miens.

M. DUMONT.
Mais être aussi cruellement trompé, le jour même de mes noces.

Mme ARGANTE.
Mon sort est aussi cruel que le vôtre ; et vous, Berthe, je vous recommande, je vous ordonne le plus profond silence sur tout ce que vous venez d'entendre.

BERTHE.
Oui, Madame.

Mme ARGANTE.
Songez-y bien.

BERTHE, à part.
Oh ! Comme la langue me démange ! Et je garderais ce secret ? J'aimerais mieux mourir.


SCÈNE VII.
Mme ARGANTE, L'ABBÉ DES FLEURETTES, M. DUMONT, BERTHE, LA FLEUR.

LA FLEUR.
Monsieur l'Abbé des Fleurettes.

Mme ARGANTE.
Dites que je n'y suis pas ; je ne veux voir personne, absolument personne.

L'ABBÉ, entrant.
Excepté moi, belle Marquise ; je suis trop intéressé à savoir des nouvelles de la santé de ma chère cousine, à juger par moi-même de son état, pour ne pas forcer ses ordres.

M. DUMONT, en sortant.
Allons vite chercher ma carogne de femme.

BERTHE, à part, en sortant.
Allons vite alléger le secret qui m'étouffe.


SCÈNE VIII.
Mme ARGANTE, L'ABBÉ DES FLEURETTES.

Mme ARGANTE.
Pardon, M. l'Abbé, mais je suis dans un accablement...

L'ABBÉ.
Je m'y attendais bien... restez donc... Savez-vous que vos yeux ont justement l'air de langueur, d'abattement, qui convient délicieusement à un lendemain de noce ; cette pâleur, cet embarras, tout cela vous sied à ravir.

Mme ARGANTE.
Cessez vos plaisanteries, M. l'Abbé ; je suis réellement malade.

L'ABBÉ.
En ce cas, je gronderai le Marquis, mais bien sérieusement. (Il chantonne :)
"Il faut cueillir
La rose sans la flétrir."
Je prétends qu'il nous ménage cette chère santé.

Mme ARGANTE.
Je n'ai pas, je vous jure, à me plaindre de lui.

L'ABBÉ.
Serais-ce donc vous qui ne seriez pas raisonnable ; voilà des yeux...

Mme ARGANTE.
De grâce, M. l'Abbé, laissons-là ces propos ; je sais qu'un usage indécent les autorise un jour comme aujourd'hui ; mais ils me fatiguent, pour ne rien dire de plus, et ne conviennent, ni à vous, ni à moi.

L'ABBÉ.
Ne vous fâchez pas, belle cousine, je respecterai votre pudeur enfantine ; mais permettez-moi, du moins, de présenter le petit tribut que ma muse paie à l'hymen.

Mme ARGANTE.
Je vous en tiens quitte.

L'ABBÉ.
Pardonnez-moi, vous l'entendrez ; je parie que vous en serez contente... Écoutez bien... c'est un peu gai... mais c'est le genre... (Il lit :)

"LENDEMAIN DE NOCES.

Bonjour aux nouveaux Mariés.

Combien de fois l'avez-vous répété
Le mutuel serment de vous aimer sans cesse ?
D'être toujours unis, d'augmenter en tendresse,
Et de vivre à jamais l'un de l'autre enchanté.

Certainement, vous vous êtes promis
D'écarter loin de vous la triste indifférence ?
L'estime, l'amitié produisent la constance ;
On n'est qu'un jour amants, on est un siècle amis."

Charmant, n'est pas ? Délicieux.

Mme ARGANTE.
Voulez-vous m'obliger, M. l'Abbé ?

L'ABBÉ.
Il faut vous laisser mes petits Vers.

Mme ARGANTE.
Non.

L'ABBÉ.
Non ?

Mme ARGANTE.
Vous pouvez les garder.

L'ABBÉ, les serrant avec dépit.
Aussi ferai-je. (À part.) Que cette femme est routurière ! C'est toujours marchande.

Mme ARGANTE.
Je me sens la tête et le cœur également malades ; je suis absolument hors d'état de voir personne, et vous me ferez grand plaisir...

L'ABBÉ.
De me retirer ?

Mme ARGANTE.
Oui, M. l'Abbé.

L'ABBÉ.
J'entends à demi-mot ; et j'ai vœu de ne jamais rien refuser aux Belles. (À part.) C'est une espèce que cette femme-là. (Haut.) Adieu, charmante Marquise ; demain, sans doute, tous ces nuages seront dissipés, et nous verrons ces beaux yeux reprendre leurs feux et leur premier éclat.


SCÈNE IX.
Mme ARGANTE, BERTHE.

Mme ARGANTE.
Berthe, Berthe...

BERTHE.
Me voilà, Madame.

Mme ARGANTE.
Où étais-tu donc ?

BERTHE.
J'étais passé dans ce cabinet. (À part.) La bonne fortune de M. Dumont court.

Mme ARGANTE.
Pourquoi me laisser seule ?

BERTHE.
Vous étiez avec M. l'Abbé.

Mme ARGANTE.
Qui vient, par ses mauvais propose, de me déchirer le cœur... Quel ton ! Quel jargon ! Ah ! Berthe, quelle cruelle journée ! Mais que me veut cet homme ?


SCÈNE X.
Mme ARGANTE, M. BRILLANT, BERTHE.

BERTHE.
Qui demandez-vous donc, Monsieur ?

M. BRILLANT.
Madame la Marquise ; et c'est elle, sans doute, que j'ai l'honneur de saluer.

Mme ARGANTE.
Oui, Monsieur ; mais si vous vous étiez fait annoncer, on vous eût dit que je n'étais pas visible.

M. BRILLANT.
Je suis sans conséquence, Madame, et je viens de la part de M. le Marquis.

Mme ARGANTE, vivement.
Asseyez-vous donc, Monsieur ; de quoi s'agit-il ?

M. BRILLANT.
D'une misère, Madame, d'un petit effet de mille louis, qu'il m'a assuré que vous voudriez bien acquitter.

Mme ARGANTE.
Moi, Monsieur ?

M. BRILLANT.
Vous même, Madame.

Mme ARGANTE.
Mais je ne vous connais, Monsieur.

M. BRILLANT.
Je n'ai pas encore cet honneur, Madame ; mais j'espère que par la suite vous voudrez bien m'accorder votre confiance.

Mme ARGANTE.
Qui donc êtes-vous, Monsieur ?

M. BRILLANT.
Samuel Brillant, Marchand Bijoutier, rue St. Honoré ; c'est moi, Madame, qui ai eu l'honneur de fournir à M. le Marquis les girandoles et les bracelets dont il vous fit présent en signant le contrat de mariage qui lui assure tous vos biens et votre personne ; il m'a assuré que le lendemain de ce beau jour, vous ne feriez aucune difficulté d'acquitter ce billet d'honneur.

Mme ARGANTE.
Mais, Monsieur...

M. BRILLANT.
Je crois que Madame doit être contente des pierres ; elles sont de la plus belle eau, pas une tache : vous en avez certainement reçu bien des compliments ; et j'espère que Madame voudra bien...

Mme ARGANTE.
Mais, Monsieur, j'ignorais absolument...

M. BRILLANT.
Je n'en doute pas, Madame ; M. le Marquis est trop galant pour être déjà dans ces petits détails de ménage... D'ailleurs, Madame, c'est la marche ordinaire ; tous les bijoux que nous fournissons pour un mariage, ne nous sont payés que le lendemain avec la dot de mariée ; nous n'avons là-dessus aucunes inquiétudes, et quand nous avons fait nos informations, que nous sommes bien assurés s'il y a de la fortune, nous nous faisons un plaisir d'obliger les gens de qualité qui veulent bien nous faire l'honneur d'accepter nos services.

Mme ARGANTE.
Et ce billet est ?

M. BRILLANT.
De vingt-quatre mille francs, Madame, c'est en conscience, je n'y gagne pas dix pistoles ; et c'est par amitié pour M. le Marquis, que je lui au donné la préférence sur Milord Sterlin, qui me les prenait comptant, pour cette jeune et jolie cantatrice qui débute ce soir à l'Opéra ; mais pour avoir la pratique de Mme la Marquise, je n'ai point hésité...

Mme ARGANTE.
Je vous en suis fort obligée, Monsieur, mais j'avais mes diamants à moi.

M. BRILLANT.
Montés peut-être à l'antique ; n'importe, Madame, je vous les reprendrai en déduction, vous voyez combien je suis raisonnable.

Mme ARGANTE.
Je suis attachée à mes diamants, Monsieur, et les vôtres me sont absolument inutiles.

M. BRILLANT.
Eh bien, Madame, avec un petit arrangement je les reprendrai. C'est ce qui nous arrive encore tous les jours. Telle demoiselle se marie couverte de diamants, qui, le lendemain de ses noces, vient les troquer contre de modeste mirza ; je ne suis point ridicule, tout dépendra du petit dédommagement.

Mme ARGANTE.
À combien le portez-vous ?

M. BRILLANT.
Mais à dix pour cent, Madame ; vous voyez qu'on ne peut être plus raisonnable.

Mme ARGANTE.
Comment, Monsieur, à dix pour cent pour deux jours.

M. BRILLANT.
Vous savez ce que c'est que le commerce, M. la Marquise.

Mme ARGANTE.
Je sacrifierai vingt-cinq louis ; voyez si cela vous convient.

M. BRILLANT.
Je prendrai tout ce que vous voudrez ; mais, en vérité, je traite avec vous comme de marchand à marchand ; M. le Marquis n'y regarde pas de si près.

Mme ARGANTE.
Je le crois bien. Berthe...

BERTHE.
Madame ?

Mme ARGANTE.
Remettez à Monsieur mon écrin... Tenez, voilà les vingt-cinq louis.

M. BRILLANT.
En vérité, Madame, je ne puis me lasser d'admirer votre courage ; j'ai bien vu des dames faire des sacrifices, mais aucune n'avait cette fermeté, cette tranquillité ; l'écrin ne sortait d'entre leurs mains, qu'arrosé de leurs larmes.

Mme ARGANTE.
Leur bonheur tenait donc à bien peu de choses.

BERTHE, donnant l'écrin à M. Brillant.
Tenez, Monsieur.

M. BRILLANT.
Mille remerciements, ma belle demoiselle. (Il ouvre l'écrin, et le trouve dégarni.) Un petit mot, Madame.

Mme ARGANTE.
Que voulez-vous, Monsieur ?

M. BRILLANT.
Pardon, Madame, mais ce n'est pas l'écrin que vous voulez me rendre, mais les diamants.

Mme ARGANTE.
Sans doute.

M. BRILLANT, lui montrant l'écrin dégarni.
Voyez.

Mme ARGANTE.
Ah, ciel ! Berthe...

BERTHE.
Madame ?

Mme ARGANTE.
Les diamants n'y sont plus.

BERTHE.
Est-ce possible ? Vous même les avez serré hier au soir. Personne n'est entré que Monsieur...

Mme ARGANTE.
Paix... La Fleur !


SCÈNE XI.
LES PRÉCÉDENTS, LA FLEUR.

LA FLEUR, entrant.
Madame ?

Mme ARGANTE.
Sachez où est M. le Marquis, et priez-le de me venir trouver sur-le-champ.

LA FLEUR.
Il n'est pas encore rentré, Madame.

Mme ARGANTE.
Il est donc sorti ?

LA FLEUR.
À la pointe du jour.

Mme ARGANTE.
Où est-il allé ?

LA FLEUR.
On l'ignore, Madame ; il n'a pas voulu se faire suivre de personne.

Mme ARGANTE, à part.
Quel affreux soupçon !

BERTHE, à demi-voix.
Serait-il possible ?

Mme ARGANTE, à demi-voix.
Tais-toi, c'est mon époux... (Haut.) Monsieur, je garde vos diamants ; repassez demain à pareille heure, mon caissier vous comptera le montant de votre billet ; les vingt-cinq louis sont pour le silence que vous garderez sur ce que vous venez de voir et d'entendre.

M. BRILLANT.
Oui, Madame, demain matin à pareille heure ; je demanderai...

Mme ARGANTE.
Monsieur Dumont ; c'est mon caissier, et je lui donnerai des ordres en conséquence.

M. BRILLANT.
Il suffit, Madame

Mme ARGANTE.
Sortez, la Fleur.


SCÈNE XII.
Mme ARGANTE, BERTHE.

Mme ARGANTE.
Eh bien ! Berthe, suis-je assez malheureuse ? Et c'est à cet homme que j'ai sacrifié parents, amis, fortune, honneur. La leçon est-elle assez cruelle ?

BERTHE.
Madame.

Mme ARGANTE.
Et il ne revient pas ; où est-il allé, Berthe ? Mes diamants sont disparus... si... je n'ose même me livrer à mes craintes.


SCÈNE XIII.
Mme ARGANTE, M. DUMONT, BERTHE.

M. DUMONT.
Ah ! Madame.

Mme ARGANTE.
Qu'avez-vous donc ? Vous m'effrayez.

M. DUMONT.
Ma femme...

Mme ARGANTE.
Eh bien ! Votre femme ?...

M. DUMONT.
Elle est disparue.

Mme ARGANTE.
Elle est disparue ?

BERTHE.
Rose d'innocence.

M. DUMONT.
Je viens de la chercher vainement dans toute la maison, je ne puis la trouver ; je la demande à toute le monde, tout le monde me rit au nez, et personne ne peut m'en donner aucune nouvelle. Où est-elle, Madame ? Qu'est-elle devenue ?

Mme ARGANTE.
Serait-ce donc elle ?

BERTHE.
Oui, oui, sans doute.

M. DUMONT.
Quoi ?

Mme ARGANTE.
On m'a volée.

M. DUMONT.
On vous a volée ?

Mme ARGANTE.
Tous mes diamants sont enlevés.

M. DUMONT, se fouillant, et cherchant une clef.
Vos diamants... et ma caisse... je tremble ! (Il va pour sortir ; Fausset l'arrête.)


SCÈNE XIV.
LES PRÉCÉDENTS, M. FAUSSET.

M. FAUSSET.
Mon doux Monsieur.

M. DUMONT.
Que me veut cet original ?

M. FAUSSET.
Pourriez-vous me dire si Madame est Mme la Marquise de Craquenville ?

M. DUMONT.
Oui.

M. FAUSSET.
Je vous suis bien sensiblement obligé, mon bon Monsieur.

M. DUMONT.
Il n'y a pas de quoi.


SCÈNE XV.
Mme ARGANTE, BERTHE, M. FAUSSET.

M. FAUSSET.
Je vous demande bien humblement pardon, Mme la Marquise, si je vous importune ; pourrai-je vous dire deux mots en particulier ?

Mme ARGANTE.
Mademoiselle n'est pas de trop ; c'est ma femme de chambre, et vous pouvez librement vous expliquer devant elle.

M. FAUSSET.
Vous le permettrez... En ce cas, voulez-vous bien que j'aie l'honneur de vous signifier ce petit commandement.

Mme ARGANTE.
Qu'est-ce que c'est, Monsieur ?

M. FAUSSET.
Je vous en demande mille pardons ; mais c'est une petite saisie que je suis autorisé à faire en vertu d'une Sentence rendue contradictoirement contre Très-Haut & Très-Puissant Seigneur Messire de Garognac, Marquis de Craquenville, au profit d'Abraham-Samuel-Aaron Millepoint, Maître Fripier, Tailleur d'habit, demeurant à Paris, rue de la Juiverie, par laquelle Sentence, moi Baltazar Fausset, Huissier à Verge au Châtelet de Paris, suis commis le Roi & Justice, à faire la saisie & enlèvement des meubles dudit Messire Marquis de Craquenville.

Mme ARGANTE, dans le plus grand effroi.
Une saisie, Monsieur ! Un elèvement de meubles ! Ah ! Berthe, je n'ai pas une goutte de sang dans les veines.

BERTHE.
Rassurez-vous, Madame, rassurez-vous. Monsieur, vous pouvez avoir une Sentence contre M. le Marquis de Craquenville ; mais apprenez que vous êtes ici chez Madame, que ces meubles lui appartiennent, qu'elle ne doit rien, et qu'elle n'a rien à démêler, ni avec Abraham-Samuel-Aaron Millepoint, ni avec Baltazar Fausset, ni avec la Justice.

M. FAUSSET.
Pardonnez-moi, ma douce Demoiselle ; au titre du contrat de mariage de Madame, dont M. le Marquis a eu la complaisance et l'honnêteré de nous donner communication, elle a accepté la communauté ; et par une clause particulière dérogeant à tous ses droits, elle s'est même engagée personnellememt par toutes les actions de Messire de Craquenville, soit actives, soit passives. (À Mme Argante.) Et c'est en conséquence de ce contrat que je viens mettre à exécution l'Arrêt obtenu contre ledit sieur votre époux ; exécution que, pour l'obliger, j'ai bien voulu remettre au lendemain de son mariage avec vous. J'ai cru cependant, avant de procéder à la saisie en régle, devoir vous en prévenir, pour savoir quels sont vos intentions à ce sujet.

Mme ARGANTE.
Vous êtes bien honnête, Monsieur ; j'ignore la marche des procédures, et ce que je dois faire.

M. FAUSSET.
Rien n'est plus aisé, Madame, c'est une bagatelle, une misère ; je suis porteur des titres et des pièces, et en me comptant vingt mille écus, je vous remets le tout.

Mme ARGANTE.
Vingt mille écus !

M. FAUSSET.
À quelque chose près... Le principal est de douze mille livres, et les petits frais que ma Partie a été obligée de faire depuis cinq ans pour la poursuite de la conservation de ses droits se montent à quarante-sept mille neuf cents quatre-vingt-dix-huit livres six sols neuf deniers.

Mme ARGANTE.
C'est bien cher, Monsieur.

M. FAUSSET.
Voulez-vous que je procède à l'exécution ? J'attends vos ordres.

Mme ARGANTE.
Non, Monsieur, non. Berthe, va chercher M. Dumont ; mon Dieu, je ne sais où j'en suis.... Vous allez être satisfait, Monsieur, asseyez-vous : va donc vite, Berthe.

BERTHE.
Il n'en est pas besoin, Madame : le voici.


SCÈNE XVI.
LES PRÉCÉDENTS, M. DUMONT.

Mme ARGANTE.
Ah ! Monsieur Dumont, arrivez donc... Je suis perdue.

M. DUMONT.
Vous le savez déjà ?

Mme ARGANTE.
Voilà Monsieur qui vient...

M. DUMONT.
Vous connaissez le voleur ?...

M. FAUSSET.
Que voulez-vous dire ?...

M. DUMONT.
J'ai cru que Madame...

Mme ARGANTE.
Je vous disais que Monsieur vient saisir et enlever mes meubles.

M. DUMONT.
Saisir !

Mme ARGANTE.
Pour une somme de soixante mille francs que doit mon mari, et qu'il faut que vous donniez sur-le-champ.

M. DUMONT.
Ah ! Madame... impossible...

Mme ARGANTE.
Comment, impossible... Vous avez des fonds.

M. DUMONT.
Vous ne savez pas ?...

Mme ARGANTE.
Quoi ?

M. DUMONT.
Ils ont forcé ma caisse ; ils m'emportent cinq cents mille francs.

Mme ARGANTE.
Comment se peut-il ?

M. DUMONT.
Par ordre de M. le Marquis, j'avais tout converti en billets de banque...

Mme ARGANTE.
Ah ! Mon Dieu !

M. FAUSSET.
Il paraît que Madame ne peut, dans ce moment, me compter les vingt mille écus.

Mme ARGANTE.
Il ne vous reste rien ?

M. DUMONT.
Rien absolument.

M. FAUSSET.
Monsieur est votre caissier ?

Mme ARGANTE.
Oui, Monsieur.

M. FAUSSET.
Par conséquent, votre comptable, répondant de vos fonds ; si vous voulez, je puis l'actionner, le poursuivre.

Mme ARGANTE.
Que proposez-vous ? Le pauvre homme est assez malheureux de me voir dans l'embarras, je le tiens quitte de tout.

M. DUMONT, tombant à ses genoux.
Ma digne maîtresse.

Mme ARGANTE.
Relevez-vous, M. Dumont... Puisse ce jour n'être cruel que pour moi... Allons, Monsieur, faites votre devoir.

M. FAUSSET.
C'est avec bien du déplaisir, Madame ; entrez, Messieurs, et verbalisons. (Deux Recors entrent, et se mettent à écrire.)

M. FAUSSET, bas aux Recors.
Doucement... détaillez bien, entendez-vous... Il y a de quoi payer les frais.


SCÈNE XVII.
LES PRÉCÉDENTS, ISABELLE.

ISABELLE.
Ah ! Ma tante, que viens-je d'apprendre ?

Mme ARGANTE.
Regarde, ma nièce.

ISABELLE.
Ma pauvre tante.

Mme ARGANTE.
On me trahit ; tout le monde m'abandonne.

ISABELLE.
Vous ne me comptez plus pour rien. Ô ma tante, grâces à votre bontés, grâces à vos premiers bienfaits, j'ai de quoi vivre honnêtement. Permettez que je partage avec vous ma fortune ; si elle n'est pas suffisante, je suis adroite, je suis laborieuse, mon travail suppléera à tout ; refuserez-vous votre bien, refuserez-vous votre enfant...

Mme ARGANTE, la serrant contre son sein.
Ma fille... Et voilà que j'ai déshérité ; et pour qui, mon Dieu ?

ISABELLE.
Rappelez votre courage, ma tante, rappelez-le, je vous en conjure.

Mme ARGANTE.
Je suis ruinée.

SCÈNE XVIII, et dernière.
LES PRÉCÉDENTS, LÉANDRE.

LÉANDRE.
Non, ma tante, tout est réparé ; votre honneur, votre fortune, sont également en sûreté. Je n'ai pas perdu un instant ; le Marquis et sa digne compagne sont arrêtés ; on les a heureusement trouvés nantis de tous vos effets, et tous vous seront fidèlement rendus. Tous deux ont été consuits en prison.

Mme ARGANTE.
Et le malheureux est mon époux.

LÉANDRE.
Non, ma tante, le Ciel vous a sauvé malgré vous. C'est un fripon reconnu à qui pareille aventure est déjà arrivée dix fois, sous dix noms différents ; votre contrat de mariage est absolument faux, puisqu'il y a pris un nom et des titres imaginaires. La Loi vous déclare libre.

BERTHE.
Et d'autant plus libre, que le mariage n'a point été consommé.

M. DUMONT.
Savez-vous, Monsieur, si les fonds que j'avais à Madame...

LÉANDRE.
Rassurez-vous, M. Dumont, ils vous seront remis, ainsi que votre fidèle épouse... Mais que font donc ici ces gens ?

BERTHE.
Ils saisissent les meubles.

LÉANDRE.
De quel droit ?

M. FAUSSET.
Excusez, Monsieur ; mais c'est en conséquence du contrat de mariage de Madame, par lequel elle s'était déclarée commune en bien avec le Marquis de Craquenville...

LÉANDRE.
L'acte est faux : peut-être même le saviez-vous mieux que moi, ainsi vous agissez sans titres valables... Retirez-vous, et promptement... sinon...

M. FAUSSET et les Recors sortent précipitamment.
Monsieur, sous la réserve des droits de qu'il appartiendra.

Mme ARGANTE.
Léandre, c'est donc à toi que je dois mon honneur et ma fortune ; et j'avais oublié que vous étiez mes enfants...

LÉANDRE.
Notre attention vous prouvera que nous étions dignes d'un titre si doux.

ISABELLE, lui baisant la main.
Oui, vous serez heureuse.

Mme ARGANTE.
Puisse mon exemple éloigner du précipice celles qui, comme moi, aveuglées par l'amour ou par l'ambition, peuvent oublier les droits de la nature, de l'honneur et de l'amitié. Ne m'abandonnez plus, mes enfants, et pardonnez un moment de faiblesse dont le Ciel m'a si cruellement punie. (Ils sortent, excepté Berthe qui arrête M. Dumont.)

BERTHE.
Eh bien ! Monsieur Dumont, vous êtes plus heureux que ma maîtresse ; vos fonds vous rentrent, et Rose d'innocence va vous être rendue.

M. DUMONT.
Ah ! Berthe, ne suis-je donc pas assez puni ?

BERTHE.
Voilà ce que c'est que de faire un bon choix ; un choix dicté par l'honneur et la raison, d'épouser à soixante ans une jeune poulette de seize, le Ciel répand toujours sur de pareilles unions le bonheur et la fécondité ; et si le jour du mariage est réellement la folle journée, le lendemain...

M. DUMONT.
Est la triste.

FIN.


[Notes]

1. Alexandre-Louis-Bertrand Robineau (1746-1823), dit De Beaunoir, La Triste journée ou Le Lendemain de noces, première le 14 septembre 1784 au Théâtre des Variétes Amusantes à Paris [voir le site CESAR (Calendrier électronique des spectacles sous l'Ancien Régime et sous la Révolution), où vous trouverez des informations relatives aux pièces, aux personnes et aux lieux de représentation qui ont constitué le théâtre français aux 17ème et 18ème siècles].

2. Source : exemple imprimé, chez Cailleau, rue Galande, Paris, 1785. [Recors - nom qu'on donne à des officiers subalternes de la justice, qui accompagnent les huissiers pour leur servir de témoins ou pour leur prêter main-forte dans l'exercice de leur fonction. Mirza - titre d'honneur chez les Persans.]

3. Transcription par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Octobre 2013]