«DÉPORTATION ET NAUFRAGE DE J. J. AYMÉ, EX-LÉGISLATEUR ;...»; CHAPITRE 2
CHAPITRE 2 : LE VOYAGE ALLER.
Le 30 ventôse [20 mars 1798], notre frégate et la frégate la Décade, qui était à côté de nous, tirèrent plusieurs salves d'artillerie, et parurent magnifiquement pavoisées. Je demandai quel en était le sujet. On me dit que tout cela se faisait pour célébrer une fête nouvellement décrétée en l'honneur de la souveraineté du peuple. Je crus d'abord que c'était une mauvaise plaisanterie, me rappelant la manière outrageante avec laquelle on avait traité ce souverain six mois auparavant, en proscrivant une partie de ses représentants, et en renvoyant les autres avec moins de cérémonie que n'en met un maître à renvoyer son laquais ; mais ayant bientôt appris qu'on m'avait dit la vérité, je ne pus m'empêcher de faire cette observation : Le corps législatif traite le peuple français, comme les Juifs traitaient Jésus-Christ. Ils lui disaient : Je te salue, roi des Juifs, et ils lui crachaient au visage.
Les Anglais ayant disparu, et les vents étant favorables, notre frégate appareilla et mit à la voile le lendemain premier germinal [21 mars 1798] au matin. Nous avions tous le cœur brisé de douleur, en songeant aux plus chers objets de nos affections, que plusieurs de nous ne devaient jamais revoir. Ceux qui, comme moi, laissaient une femme et des enfants avec une très modique fortune séquestrée, étaient le plus péniblement affectés. Oh ! qu'il est cruel de voir la terre natale, la terre qui porte ce qui attache à la vie, fuir loin de soi, quand on la quitte par l'effet d'une proscription dont on ne connaît pas le terme ! Combien de souvenirs attendrissants et de pensées déchirantes viennent alors vous accabler !...
Le soir, nous la perdîmes de vue ; et le lendemain, à la pointe du jour, nous entendîmes un mouvement extraordinaire sur le bâtiment. Bientôt nous sûmes qu'il était occasionné par la vue des trois navires anglais qui étaient venus nous observer en rade, et qui nous donnaient chasse. Le capitaine avait fait virer de bord, et s'occupait des moyens d'alléger son bâtiment, tant pour accélérer la marche, que pour prendre moins d'eau, et s'approcher tellement de la côte, s'il était forcé d'échouer, comme il le craignait, que les Anglais n'osassent pas le suivre. On défonça les barriques, et par le moyen des pompes, on fit couler dans la mer l'eau et le vin dont elles avaient été remplies ; on y jeta aussi tout ce qui surchargeait le bâtiment. Des officiers vinrent dire à quelques-uns de nous, qu'ils regardaient comme assuré que la frégate serait forcée de se jeter à la côte. Il nous engagèrent à profiter de la confusion qui résulterait de cet événement, pour nous sauver. L'un d'eux m'offrit de se charger de ma malle, et de me la faire parvenir ensuite au lieu que je lui indiquerais. Cependant les Anglais gagnaient beaucoup sur nous, et le capitaine fit tout préparer pour le combat. Sur le soir, nous découvrîmes la côte d'Arcasson (1). À minuit, nous fûmes atteints et canonnés. Le feu fut très vif de part et d'autre, et dura jusqu'à quatre heures du matin. Notre frégate, qui se battait en retraite, tira trois cent cinquante-quatre coups. Nous touchâmes plusieurs fois, craignant à chaque instant qu'elle ne s'entrouvrît : enfin, nous échouâmes. Les Anglais, qui prenaient plus d'eau que nous, n'osèrent nous poursuivre.
Lorsqu'on se vit échoué, chaque matelot s'occupa du soin de voler les malheureux déportés. Les portemanteaux furent éventrés, les malles furent défoncées, et le pillage se fit comme si c'eût été sur un vaisseau ennemi. Les officiers, occupés des soins du bâtiment, ne purent s'y opposer. Nous ne le pûmes pas mieux nous-mêmes, qui ne nous trouvions pas dans le lieu où nos effets étaient placés, et qui ignorions ce brigandage. Il fut tel que plusieurs de nous furent dépouillés, et que très peu en furent exempts. Je fus de ce petit nombre, et n'en fis pas moins les plus vives réclamations pour la restitution des effets volés ; mais elle se réduisit à très peu de choses, malgré les soins que les officiers se donnèrent. On concevra difficilement comment on peut cacher des vols un peu considérables sur un bâtiment ; il n'en est pas moins vrai que les matelots y réussissent : ils ont dans les hunes, ou dans les cales, ou dans d'autres endroits, des réceptacles inaccessibles aux plus minutieuses recherches.
La grande chaloupe fut mis à l'eau ; les matelots et les soldats s'y précipitèrent, regardant le bâtiment comme très exposé. Lorsqu'elle fut suffisamment pleine, le capitaine menaça de faire tirer sur le premier qui tenterait d'y entrer ; qui tenterait d'y entrer ; elle arriva à terre, non sans quelque danger, en abordant la côte où elle était fortement poussé par les vagues, car elle était presque remplie. Déjà l'on s'occupait d'une seconde embarcation, lorsque la marée montante mit la frégate à flot. Le capitaine fit tirer du canon pour appeler un pilote côtier ; il fit en même temps manœuvrer pour gagner la rivière de Bordeaux, où il jeta l'ancre en face de Royan. Les premiers débarqués vinrent nous y joindre ; mais les Anglais n'osèrent pas nous suivre. Ils furent retenus par la crainte, soit des forts, soit des bas-fonds qui garantissent cette embouchure.
Je dois rendre justice à la bravoure des officiers et de l'équipage, qui, pendant un combat aussi inégal, firent le feu le plus nourri, et s'encourageaient mutuellement à se bien défendre. Le capitaine avait annoncé, lorsqu'on échoua, qu'il ne sortirait que le dernier de son bâtiment, et je ne doute pas qu'il n'eût tenu parole. Je me plais aussi à la rendre à son humanité. Au moment de la cessation du feu , il envoya un officier offrir de l'eau-de-vie aux déportés en général, et des secours à ceux qui en auraient un besoin plus particulier. Il était plein d'attention pour Gibert-Desmolières, qui lui avait été recommandé, et se conduisait d'ailleurs envers nous aussi bien qu'il le pouvait. Il en était de même des autres officiers, qui traitaient quelques-uns de nous plutôt en camarades qu'en prisonniers. J'en ai vu qui étaient bien indignés du rôle qu'on leur faisait jouer. «Qu'on nous envoie, disaient-ils, contre les ennemis de notre patrie, c'est notre métier, c'est notre devoir, nous le remplirons avec plaisir ; mais qu'on nous fasse servir de geoliers à d'honnêtes gens qu'on persécute, et que nous nous honorons d'estimer, voilà ce qui est abominable. Cependant il faut obéir, ou être tout au moins destitué ; et comment faire quand on a besoin de son état ? Adoucir leur sort autant que nous le pourrons, est la seule consolation qui nous reste ; nous y ferons tout ce qui dépendra de nous.» Hélas ! ces bonnes dispositions ont été en pure perte. Notre destinée était d'être transférés sur un autre bâtiment, où nous en trouvâmes de bien différentes !
On demandera peut-être que fut le nombre des victimes de la longue et vive canonnade dont j'ai parlé, et l'on sera fort étonné d'apprendre que personne ne fut tué, ni même blessé, sur notre frégate. Un seul officier, nommé Michel, eut son chapeau percé d'une grosse balle. Et qu'on ne croie pas que nous étions hors de portée. J'ai vu, dans la voilure, les trous d'une soixantaine de boulets. J'en ai via un très gros dans la mât de misaine. J'ai vu les bastingages du gaillard d'arrière percés d'outre en outre, près de la place du capitaine. J'ai vu le gouvernail démonté, un canon de douze égueulé, en enfin plusieurs boulets dans le corps du bâtiment. Il m'a paru très extraordinaire que ce combat se fût terminé dans des suites plus fâcheuses pour l'état-major et les équipages. Quant à nous, nous étions placés à l'entrepont, dans un endroit où nous avions un peu moins à redouter les effets de l'artillerie. Des sentinelles étaient aux écoutilles, pour nous empêcher de sortir, si nous en avions été tentés.
Je n'ai jamais douté que, dans cette occurrence, il n'ait été fait beaucoup de vœux qui n'ont pas été exaucés ; mais je puis attester que quelques déportés, ne consultant que leur courage, demandèrent, de bonne foi, à être employés pendant le combat. Leur demande ne fut pas accueillie, et naturellement elle ne devait pas l'être. Le capitaine eut, dans de bonnes intentions, la maladresse d'en faire mention dans la relation qu'il adresse au ministre, et il en fut fortement tancé. Si la frégate avait été, par les moyen des déportés, conservée à la République, et qu'on l'eût su, le Directoire en aurait été au désespoir.
Peu de jours après le combat, des commissaires de la marine de Bordeaux vinrent la visiter. Ils la trouvèrent hors d'état de faire le voyage de Cayenne, ni même de servir sans de grandes réparations ; et comme elles étaient à la charge de l'État, ils insistèrent fortement pour qu'elle fût renvoyée aux chantiers de Rochefort, quoiqu'elle fût beaucoup plus à portée de ceux de Bordeaux, et qu'il y eût le plus grand danger pour le retour.
On nous avait d'abord fait espérer que la frégate, après avoir déchargé son artillerie, remonterait la Gironde tout au moins jusqu'à Blaye, et que nous serions déposés, ou dans ce fort, ou conduits à Bordeaux, jusqu'à ce qu'on eût pris de nouvelles mesures pour nous remettre en mer ; mais le capitaine n'osa jamais s'y décider. Il prit là-dessus les ordres du commandant de la marine à Rochefort, qui, n'osant pas plus que lui, prit ceux du ministre, lequel, retenu par la même crainte, prix ceux du Directoire, qui décida que nous resterions en rade ; voilà ce qu'on nous a rapporté. Nous y demeurâmes plus d'un mois. Ce fut là que j'eus, pour la dernière fois, le plaisir de recevoir des nouvelles de ma femme et de mes enfants. Depuis lors, jusqu'à mon retour en France, j'ai ignore jusqu'à leur existence ; le dernier agent de Cayenne mettant au nombre de ses plus douces jouissances, le plaisir de priver les déportés de la correspondance de leurs familles.
Le 4 floréal [23 avril 1798], nous vîmes arriver la frégate la Décade, qui venait nous prendre, nous y fûmes sur-le-champ transportés, à notre très grand regret. Pendant que nous étions dans la prison de Rochefort, quelques personnes honnêtes, qui venaient nous voir, nous avaient dit : «Il y a deux frégates en rade, mais heureusement vous serez sur la Charente, commandée par de brave gens, et non pas sur la Décade, où vous seriez livrés aux plus exaltés Jacobins. Le capitaine, nommé Villeneau, est de ce pays. Il est bien connu pour être de cette secte. Il a déjà témoigné ses regrets de ne pas être chargé de votre conduite, en faisant assez entendre qu'il ne nous épargnerait pas.» Et en effet, il ne nous a pas épargnés, et a été parfaitement secondé par son état-major. C'étaient presque tous officiers distingués dans les comités révolutionnaires. L'un d'eux avait l'horrible réputation d'avoir compris ses plus proches parents au nombre de ses victimes. Je ne dois excepter que le lieutenant Jagot, qui a toujours paru sensible au malheurs des déportés, et qui ne leur a jamais parlé qu'en homme humain et bien élevé. Je suis sûr que s'il eut dépendu de lui d'adoucir leur destinée, il l'eût fair avec plaisir. Quoique je n'aie reçu de lui aucun service personnel, puisse-t-il lire, dans le témoignage que je lui rends, l'expression de la reconnaissance de tous les déportés !
À peine fûmes-nous rendus sur la Décade, que le capitaine ayant fait faire le signal du silence, proclama à haute voix que les déportés eussent à se conformer à ses ordres, et notamment à ceux énoncés dans une consigne affichée sur le bâtiment, sans quoi ils seraient mis aux fers et traités avec la dernière sévérité. Voici cette consigne :
«Les déportés seront détenus dans le lieu qui leur est destiné, depuis six heures du soir jusqu'à sept heures et demie du matin, et plus tard si le nettoyage du pont, ou tout autre motif l'exigent. Entre les repas et aux heures indiquées, lorsque le temps et les circonstances le permettront, les déportés pourront se tenir sur les passe-avant ou dans la batterie, mais jamais, sous aucun prétexte que ce puisse être, ils ne passeront l'arrière du grand mât, ni ne passeront sous les cuisines, sous peine d'être punis comme réfractaires à l'ordre du service. Il leur est expressément défendu de lier aucune conversation avec les gens de l'équipage, ni d'insulter personne, sous de pareilles peines. Il est pareillement défendu aux déportés, d'adresser au capitaine aucun écrit, à moins que ce ne soit des lettres pour terre, qui seront toujours sous cachet volant. Ils porteront toutes leurs réclamations, verbalement aux officiers ou sous-officiers du service.
Toutes les fois que la générale battra, les déportés se retirent, avec précipitation, dans le lieu de leur détention, à moins qu'il en fût ordonné autrement.
S'il s'élevait quelque rixe entre les déportés, ils laisseront leur dispute au premier ordre qui leur en sera donné, sous peine, aux déliquans, d'être arrêtés et mis aux fers au lieu de leur détention, jusqu'à ce qu'il en soit ordonné autrement par le capitaine.
Il est enjoint à tous les déportés de se conformer à tout ce qui est prescrit par la présente consigne, sous d'être punis conformément à la loi.
A bord de la frégate la Décade, 6e année républicaine,
Le commandant de la Décade, VILLENEAU.»
On peut juger par cet échantillon, du ton et des procédés du capitaine Villeneau, et apprécier d'avance le traitement que nous avons éprouvé. Les détails que je vais donner, le feront mieux connaître. Je sais bien que ce traitement était commandé par des ordres supérieurs, et qu'il serait injuste de l'attribuer exclusivement aux capitaines ; mais autant celui de la Charente était attentif à l'adoucir, autant celui de la Décade s'appliquait à l'aggraver. Je commencerai par une petite circonstance qui est peu de chose en elle-même, mais qui marque bien la nuance des différents hommes auxquels nous avons eu à faire. Tant que nous fûmes sur la Charente, les ordres généraux pour les repas, ou pour rentrer, nous furent donnés sous une dénomination adoucie. Après le coup de sifflet, le maître d'équipage s'écriait : Les passagers à dîner, les passagers à souper, les passagers à coucher, etc. Lorsque nous fûmes sur la Décade, ce ne fut plus cela ; il n'y eut plus de ménagement ; c'était tout crûment, les déportés à dîner, etc.
Nous fûmes placés dans l'endroit appelé l'entrepont, situé entre le cale et la batterie. Ce local occupait l'espace du mât de misaine au grand mât, à peu près le quart de la superficie du bâtiment, et avait environ quatre pieds et demi de hauteur ; il ne recevait de jour que par les écoutilles, c'est-à-dire par deux ouvertures de trois pieds en quarré, qui nous servaient d'entrée et de sortie, par le moyen d'une échelle presque droite, dont les échelons avaient à peine trois pouces de saillie. Il n'y avait pas de jour où plusieurs déportés ne tombassent en descendant ; et quoique ce ne fût pas de fort haut, les chutes ne laissaient pas que d'être douloureuses. J'en ai fait deux, dont je me suis senti très longtemps ; et quand il fallait entrer avec précipitation, comme le portait la consigne, dans les cas qu'elle avait prévus, les accidents étaient bien plus fréquents. Ils se répétaient très souvent dans la descente des passe-avant à la batterie ; elle offrait la même difficulté.
On avait dressé dans cet entrepont des séparations avec des pièces de bois appelées rambardes, qui figuraient un parc dans lequel on enferme le bétail. On y entrait par une porte que l'on fermait à clé. C'était là qu'étaient entassés, pressés, foulés, cent quatre-vingt-treize individus, la plupart vieux et infirmes. Nous étions couchés sur deux plans, formant deux étages, dans des hamacs de grosse toile extrêmement étroits. Le plan supérieur était, autant que possible, rapproché du pont ; mais le poids du corps le faisait tellement baisser, qu'il touchait presque le plan inférieur, ce qui était d'une insupportable incommodité pour les malheureux placés dans celui-ci. Les premiers ne pouvaient soulever leurs têtes sans se heurter rudement au pont ; les seconds, sans heurter les premiers. Aucun de nous ne faisait le moindre mouvement sans ébranler tous ses voisins, car nous nous touchions tous, et ne formions qu'une seule masse. Nous n'avions point d'espace pour nous déshabiller. Aussi couchions-nous habillés, nous bornant quand nous étions parvenus à nous placer dans nos hamacs, ce qui n'était pas très aisé, à ôter, comme nous pouvions, une partie de nos vêtements. Et pour que rien ne manquât à l'horreur d'une telle situation, comme il ne nous était pas permis de sortir de quatorze heures et quelquefois davantage, on avait placé des baquets au milieu de nous, pour satisfaire à des besoins indispensables. On n'y arrivait qu'en se glissant sous les hamacs, et en se traînant sur le ventre. Mais quelle insupportable infection ne répandaient-ils pas dans un lieu si resserré, si peu élevé, si mal aéré, déjà empoisonné par nos seules exhalaisons ? Aussi la colonne d'air qui sortait de ce gouffre, était si fétide et si brûlante, que les sentinelles placées extérieurement aux écoutilles, pour nous garder, demandèrent la diminution de leur temps de faction à un poste aussi dangereux.
Le matin, après que l'équipage avait lavé le bâtiment, l'ordre était donné de nous faire sortir. C'était un spectacle digne de pitié de nous vous paraître, le corps trempé de sueur, les cheveux mouillés, le visage en feu, cherchant à respirer, et à tempérer par un air pur, l'air pestilentiel dont nous étions gonflés. Nous courions avidement à l'eau de la mer pour nous laver les mains et le visage. Plusieurs de nous ne dédaignaient pas de s'en rincer la bouche, malgré son amertume. L'eau douce était exclusivement réservée pour la boisson. Mais comment présenter le tableau du plus dégoûtant fléau que des hommes accoutumés à la propreté puissent éprouver, et dont ni les soins, ni le changement de linge ne peuvent préserver sur un navire, lorsqu'on y est entassé comme nous l'étions ; comment montrer des hommes accoutumés à l'aisance, continuellement occupés à se garantir... ... Ceux qui ont vu quelquefois, à la porte de nos temples, des malheureux dévorés par des insectes, livrés à la même occupation, m'entendront suffisamment, et pourront se former une idée de cette partie de nos misères (2).
On nous avait classé de sept en sept pour la distribution des vivres. À huit heures, on nous donnait à déjeuner. C'était une petite portion de biscuit à demi-pourri, et le plus souvent plein de vers, qui nous était délivrée dans un seau de bois, appelé gamelle, avec un petit verre d'eau-de-vie pour chacun, dans une vase de bois, appelé bidon. À onze heures, on nous donnait à dîner ; c'était encore du même biscuit, avec du lard ou du bœuf salé, ou de la morue (car nous avions tour-à-tour l'un de ces trois articles), et un quart de vin, c'est-à-dire, à peu près la quatrième partie d'une bouteille. À quatre ou cinq heures, on nous donnait à souper. C'était toujours du même biscuit, encore un quart de vin, et une soupe de grosse fèves, vulgairement appelées gourganes, que l'on donne communément aux chevaux. Outre la mauvaise qualité de ces aliments grossiers, il y avait encore malpropreté et insuffisance. Le cuisinier de l'équipage, qu'on appelle le Coq, était bien l'homme le plus sale que j'aie jamais connu. Il n'était pas rare de trouver jusqu'à des cheveux dans nos distributions. Les portions étaient très exiguës, et si, sur le grand nombre, il ne s'était trouvé plusieurs personnes qui, par dégoût, mangeaient fort peu, et dont la portion profitait à d'autres, il y en aurait eu beaucoup de ceux-ci qui n'auraient pas eu de quoi se nourrir. J'ai entendu souvent faire des plaintes, et même des réclamations à ce sujet ; je n'ai jamais su qu'on y ait eu égard. Quant à l'eau, nous en avions à discrétion pour boire ; mais quelle eau, grand Dieu ! surtout après le tropique ; son infection était telle, qu'il fallait se boucher le nez pour en avaler.
Nous n'avions pour tout ustensile que la gamelle et le bidon dont j'ai parlé, dans lesquels se faisaient les distributions de nos trois repas. On ne nous donna ni couteaux, ni cuillers, ni fourchettes, ni gobelets, chacun y pourvut comme il put. La batterie nous fut affectée pour réfectoire, depuis le grand mât jusqu'au mât de misaine ; c'est-à-dire, que nous avions à peu près autant d'espace pour manger que pour coucher, avec cette observation, néanmoins, que la batterie était sur les extrémités latérales, occupée par les canons, et dans le centre, par les chaloupes. Nous étions donc obligés de manger debout, dans l'intervalle qui était entre les chaloupes et les canons, n'ayant ni moyens, ni local suffisant pour nous asseoir. Quelques-uns se plaçaient sur les canons. À peine les individus de chaque table, se serrant les uns contre les autres, et se tournant de biais, avaient-ils au milieu d'eux assez d'espace pour mettre la gamelle et le bidon, en les plaçant l'un sur l'autre, et pour peu qu'il y eût de roulis, nous tombions les uns sur les autres. Nous répandions le vin, nous laissions aller sous les pieds et dans les ordures, les aliments que nous tenions aux mains, et que plusieurs de nous ne relevaient pas moins ; car enfin fallait-il manger quelque chose. Nous ressemblions à des troupeaux d'animaux, qui puisent dans un baquet commun la nourriture qu'on leur donne, avec cette différence, qu'ils sont ou peuvent être tranquilles, et que nous ne l'étions pas. L'officier de distribution venait ordinairement s'égayer de notre situation, et pour la rendre plus pénible, nous voyions, chaque jour, passer devant nous les mets, aussi abondant que délicats, destinés à l'état-major.
Telle est, à quelque différence près, due à l'humanité du capitaine Breuillac, la dernière dont nous avons existé depuis le 21 ventôse [11 mars 1798], époque de notre embarquement, jusqu'au 4 floréal [23 avril 1798], époque de notre translation sur la Décade. Mais tel est très rigoureusement le traitement que nous avons ensuite éprouvé jusqu'après le passage du tropique. On y fit alors un changement à peu près inutile, comme je le dirai bientôt. Ô vous, qui condamnez si légèrement à la déportation des hommes que le peuple français avait honorés de ses choix pour la première magistrature, des hommes dont la conduite a toujours été irréprochable, des hommes en qui vous n'avez trouvé d'autres crimes que de ne pas partager les vôtres ! vous attendiez-vous qu'ils seraient traités avec cette indignité et cette barbarie ? Pensiez-vous, lorsque vous déclariez que l'humanité avouait cette mesure, que vos collègues seraient traînés de cachot en cachot, associés à des galériens, précipités dans des gouffres pestilentiels, condamnés à ne respirer qu'un air empoisonné, à ne recevoir qu'une nourriture malsaine, dégoûtante et insuffisante, à éprouver toutes les horreurs de la malpropreté, du besoin et de la misère ? Sans doute, notre sang ne coulait point ; mais quel est celui de nous qui n'eût pas mille fois préféré une mort prompte, à l'état horrible dans lequel nous existions ? quel est celui de nous qui ne s'est pas très souvent écrié, pourquoi ne nous ont-ils pas fait fusiller ! ils nous auraient bien moins fait souffrir ! Et vous, chargés de faire exécuter la déportation, vous qui avez froidement commandé toutes les atrocités que je viens de décrire, quel cœur de fer avez vous donc reçu de la nature !
Il était probable que la moitié de nous succomberait à un traitement aussi inhumain ; cependant ce fut encore ici, comme dans l'histoire de notre combat, personne ne périt. Assurément rien n'est plus étonnant. Qu'on choisisse en Europe cent quatre-vingt treize individus de la plus forte constitution, dans l'âge de la plus grande vigueur, pris dans les classes les plus accoutumées aux privations, qu'on les traite pendant quatre-vingt-seize jours, comme nous l'avons été, et il y aura beaucoup à parier qu'on n'obtiendra pas le même résultat. Je n'ai jamais douté que ce qui avait le plus contribué à nous préserver de mortalité, était la rigoureuse observation de la méthode utilement pratiquée, et fortement recommandée par le capitaine Cook. Tous les matins, le point était lavé avec le plus grand soin ; tous les deux jours notre cachot était nettoyé et parfumé ; on nous faisait monter nos hamacs sur le pont ; on balayait et raclait l'entrepont, et on y faisait une abondante fumigation avec le vinaigre et la poudre à canon. Je crois bien que s'il n'eut été question de nous, on n'aurait pris toutes ces précautions, mais il fallait garantir l'équipage qui n'aurait pas pu se préserver de la contagion, si l'épidémie nous avait gagnés, et c'est à cette considération qu'il convient de les attribuer. Mais si les déportés ne périrent pas sur la frégate, ils y contractèrent beaucoup de maladies, ils y prirent le germe pestilentiel qui se développa à leur arrivée à la Guyane, d'une manière si cruelle, qu'en peu de temps il en mourut près de la moitié.
Le 7 floréal [26 avril 1798] notre frégate mit à la voile pour Cayenne. Elle partit avec un fort corsaire de Bordeaux, que Villeneau engagea à le suivre jusqu'aux Canaries. Il était bien aise de se donner un appui en cas de fâcheuse rencontre ; car il est à remarquer, et nous l'avons souvent éprouvé, qu'il n'avait pas même le mérite si commun chez les Français, celui de la bravoure. Nous perdîmes bientôt de vue les côtes de France, mais ce ne fut pas ici, comme lors du premier départ, pour les voir le lendemain. La majeure partie d'entre nous les avait vues pour la dernière fois. Trois jours après nous fûmes pris par le calme dans le golfe de Gascogne, où nous errâmes pendant huit jours. Nous voyions très distinctement le sommet des montagnes des Asturies, qui était tout couvert de neige, les villes de Bilbao et Saint-Ander, et toute cette partie de la côte d'Espagne, dont nous étions très rapprochés. Le vent s'étant renforcé, nous doublâmes le cap Ortegal, et nous ne vîmes plus la terre. Le corsaire nous quitta pour s'approcher du Portugal, où il se flattait de faire quelques prises, et donna néanmoins rendez-vous à notre capitaine, à trois jours de là, pour une hauteur convenue, ce qui se fit par le moyen des porte-voix, et n'était par conséquent ignoré de personne. Au term fixé, la vigie signale un bâtiment. Sur-le-champ Villeneau, croyant sans doute qu'on avait oublié le rendez-vous du corsaire, ordonne branle-bas général, fait allumer les mèches, et dispose tout non seulement pour un combat ordinaire, mais même pour l'abordage. Le pont était couvert de piques, de haches, de sabres, les hunes garnies d'espingoles, tout annonçait l'affaire la plus sérieuse. L'équipage, tout en obéissant, riait sous cape, de tant de préparatifs qu'il savait bien être inutiles, et plus on avançait, plus il était aisé de s'apercevoir que ce n'était là qu'une vaine forfanterie. Enfin l'on reconnut très distinctement le corsaire. Il raconta qu'il avait rencontré trois gros bâtiments marchands portugais, avec lesquels il s'était inutilement canonné, et proposa à Villeneau de le suivre, en l'assurant qu'ils ne pourraient leur échapper. Mais notre capitaine répondit que les ordres les plus précis ne lui permettaient pas de s'écarter de sa route. L'équipage enrageait de cette réponse, qui le privait d'une capture qu'il convoitait avidement ; il aurait préféré de suivre le corsaire. Celui-ci nous fit ses derniers adieux, et ne reparut plus.
Peu de jours après, un brick anglais, qui ne se doutait pas de la présence d'une frégate français dans ces parages, s'approcha de nous avec confiance, Villeneau avait arboré pavillon anglais, pour le tromper, comme cela se fait ordinairement. Quand il le vit à sa portée et sans canon, il assura son véritable pavillon, et le fit amener. La capture était peu importante, le brick ne portait que du sel. Villeneau ne voulut pas le couler pour ne pas se charger de l'équipage. Il ne voulut pas non plus l'emmener pour ne pas retarder sa marche. Il se contenta de lui enlever une partie de ses instruments de marine, de ses voiles et de ses provisions, lui laissant à peine ce qui lui était nécessaire pour gagner la terre. Parmi les provisions enlevées, se trouvèrent quelques citrons et quelques figues sèches qui furent distribuées aux matelots qui nous les vendirent fort chèrement. À l'empressement des acheteurs, on eût cru qu'on les leur donnait ; mais quand on meurt de faim, on ne regarde pas au prix de ce que l'on trouve.
La crainte d'un ennemi mieux en état de se défendre, tenait Villeneau si éloigné de la route ordinaire, et il avait si mal calculé sa longitude, qu'un jour qu'il s'en doutait le moins, on signala du haut des hunes des brisants dont nous n'étions pas à deux milles. Ils étaient occasionnés par le voisinage des îles du Cap-Vert, qu'une brume extrêmement épaisse nous avait cachées. L'épouvante fut grande, mais heureusement il ventait peu. Nous passâmes au milieu des îles sans accident. Quoique nous en fussions très près, nous ne découvrîmes ni hommes, ni animaux, ni rien qui annonçât un pays habité. Un autre jour la vigie s'écrie : navire ! autre alarme. Ce n'était qu'un souffleur. On avait pris pour un mât la colonne d'eau qu'il avait soufflée à une grande distance. Dans les autres occasions où l'on à crié navire ! la pâleur était tout de suite peinte sur le visage du capitaine, nous l'entendions demander avec effroi : Est-il bien gros ? a-t-il le vent à nous ? y en a-t-il plusieurs ? Quoique ces questions soient d'usage en pareil cas, le ton avec lequel elles étaient faites était si extraordinaire que les matelots ne cessaient d'en plaisanter. C'était à qui s'égayerait le plus à ses dépens. J'ai su par la suite qu'il avait été pris à son retour de Cayenne, je n'en ai point été surpris. C'était un homme plus redoutable pour des Français malheureux, que pour les ennemis de l'État.
Lorsque nous atteignîmes le tropique, la maladie avait déjà plusieurs d'entre nous ; quelques-uns avaient la fièvre, d'autres le scorbut ; ils obtinrent d'être mis au poste des malades, et d'en revoir le traitement. On se doute bien de la profonde ignorance avec laquelle ce traitement était administré ; car l'on sait quelle est, depuis la Révolution, la majeure partie des officiers de santé employés au service de l'État ; c'était toujours la même tisane, la même médecine, appliquées indistinctement à tous les genres de maladie ; mais on ne se doute pas avec quelle insouciance, avec quelle négligence, et souvent avec quelle dureté tout cela se faisait. Perlet était du nombre des malades. Il était, un jour, à attendre sa distribution au bas de l'échelle qui conduisait à l'entrepont : le pied glisse au matelot, porteur de la chaudière dans laquelle était le bouillon ; elle fut renversé sur la jambe de Perlet, qui en fut toute brûlée. Cet accident a eu pour lui des suites bien fâcheuses. Il y avait aussi un autre malade, nommé Bremon, qui avait une loup monstrueuse au genou ; il avait le projet de la faire extirper ; projet qu'il exécuta ensuite à Cayenne, où il est mort. «Mais pourquoi, lui dis-je, ne vous faisiez-vous pas faire cette opération en France, où vous auriez trouvé plus de ressource chez les gens de l'art ? — Je n'avais garde d'y songer ! Elle m'avait sauvé du temps de Robespierre ; on eut alors pitié de moi : persuadé que les prêtres seraient encore persécutés, je la conservai comme un préservatif ; mais on est aujourd'hui plus cruel envers nous qu'on ne l'était à cette époque, car vous voyez qu'elle ne m'a pas garanti de la déportation.»
Le nombre des malades grossissant chaque jour, le capitaine eut peur pour son équipage, peut-être pour lui-même ; et comme le principe du mal était essentiellement le mauvais air que nous respirions dans notre tombeau, il décida, après le passage du tropique, que, de deux heures en deux heures, il sortirait, pendant la nuit, vingt-cinq d'entre nous pour aller sur le pont. Cet adoucissement était fort peu de chose, et avait ses inconvénients ; car, depuis huit heures jusqu'à six, on venait faire des appels très bruyants. La sortie et la rentrée des vingt-cinq ajoutait encore à ce bruit ; en sorte que nous étions éveillés toutes les deux heures, ou, pour mieux dire, toute la nuit ; car à peine commencions-nous à nous endormir, que la même cérémonie recommençait, et produisait le même effet. D'un autre côté, lorsque nous entrions tous à la fois, à six heures, dans l'entrepont, dont l'air avait été renouvelé dans la journée, nous nous accoutumions insensiblement à sa fétidité ; mais lorsqu'au milieu de la nuit nous rentrions dans cette fournaise pestilentielle, c'était une chaleur, c'était une odeur insupportables. À peine avait-on la moitié du corps en dedans, qu'on sentait une chaleur aussi pénétrante que si l'on eut été plongé dans un bain très chaud ; à peine y était-on en entier, qu'on se sentait empoisonné. Je n'ai profité que deux fois de la permission, et beaucoup d'autres déportés l'ont refusée. Quelques-uns cherchaient à se cacher lorsqu'il fallait rentrer ; mais ils étaient poursuivis avec le plus grand acharnement par le capitaine d'armes. Il était spécialement chargé de nous faire entrer au moment du coucher, et ne s'acquittait jamais de cette fonction sans fredonner à nos oreilles : «Tyrans, descendez au cercueil.» C'était bien un véritable cercueil que l'endroit où il nous faisait descendre ; mais l'on ne serait pas douté que c'était nous qui étions les tyrans.
Notre traversée n'a rien eu de remarquable. L'équipage ne perdit qu'un seul homme, par accident : c'était un matelot qui, pendant la nuit, et dans un moment orageux, exécutant une manœuvre périlleuse, tomba dans la mer et ne reparut plus ; nous n'eûmes pas d'autre rencontre que celle dont j'ai parlé. Quelques troupes de marsouins, deux jeunes requins, qui furent pris et mangés par les matelots, des poissons volants, dont quelques-uns entrèrent par les sabords, et enfin un poisson d'environ vint poids, qui suivit à peu près une heure notre bâtiment, et dont personne n'a su le nom, voilà ce que nous avons vu en ce genre.
Le changement de couleur dans les eaux qui avaient perdu de leur verdeur, nous apprit que nous étions dans le courant des Amazones, et que nous ne tarderions pas à voir la terre. Le 20 prairial [8 juin 1798] on reconnut le cap d'Orange ; bientôt on vit et on doubla le Connétable : enfin, le 22 [10 juin 1798], nous nous trouvâmes en face de Cayenne, et nous mouillâmes près de l'Enfant-Perdu, environ à quatre lieues de cette capitale de la Guyane française, n'y ayant pas assez d'eau pour s'en approcher davantage sans danger. Le lendemain, le capitaine fut à Cayenne avec sa chaloupe, pour faire part de l'objet de sa mission à l'agent du gouvernement. Nous fûmes alors sous le commandement du lieutenant Jagot, qui nous donna tous les adoucissements qui dépendaient de lui. Le mot de passagers fut substitué à celui de déportés, et nous nous crûmes de nouveau sur la Charente. La chaloupe revint sans le capitaine ; elle apportait des fruits que les matelots voulaient nous vendre très cher, mais que le lieutenant fixa à un prix modéré. C'est à son retour que j'appris l'évasion de Pichegru, Willot, Delarue, Aubry, Barthélemy, Letellier son respectable ami, Ramel et Dossonville, qui, depuis trois jours, était partis de Sinnamary. J'avoue que la première impression de cette nouvelle me fut extrêmement pénible. Je me voyais privé de quelques hommes estimables, sur la société desquels j'avais beaucoup compté pour alléger le poids de ma captivité ; car je croyais qu'on nous aurait tous mis ensemble ; mais bientôt la réflexion se portant sur eux, je changeai de pensée. Ce sont, me dis-je, autant de victimes échappés à leurs tyrans, et je fus tout consolé de leur départ.
Le 24 prairial [12 juin 1798], la goélette l'Aigle vint prendre les déportés malades. Ils étaient au nombre de cinquante-cinq, et furent conduits à l'hospice civil et militaire, vulgairement appelé l'Hôpital. Cet établissement est confié à des sœurs hospitalières, sorties de la maison de Chartres. Elles étaient au nombre de sept, échappées comme par miracle aux ravages de la Révolution. Dans plus d'une occasion, on avait voulu les inquiéter ; mais les soldats qui, dans leurs maladies, avaient éprouvé tous les effets de leur bienfaisance, parvinrent à l'empêcher. J'ai eu le bonheur de n'avoir jamais eu besoin de leur secourable ministère ; mais j'ai ouï-dire à tous les déportés qui avaient été à l'hôpital, qu'on ne saurait porter aussi loin ces attentions touchantes, qui prouvent à l'être malheureux que d'autres êtres s'intéressent à lui, et qui, portant un baume salutaire dans le cœur, opèrent souvent beaucoup plus que les remèdes. Rien ne lassait, rien ne dégoûtait ces respectables filles. Soulager les déportés malades, était leur constante occupation ; les consoler, était leur plus douce récréation. Que de soins ne prodiguèrent-elles pas à l'infortuné Murinais, tant qu'il fut à Cayenne ! Tous ses désirs, lorsqu'il vit approcher la mort, étaient d'y retourner et d'expirer dans leurs bras. Il le demanda comme une grâce, il ne put jamais l'obtenir.
Le lendemain, la goélette la Victoire, et le surlendemain [14 juin], la goélette l'Aigle, emmenèrent les autres déportés. Je fus de ce dernier convoi, et je touchai à terre après quatre-vingt-seize jours consécutifs de mer, dont quarante-six jours de traversée.
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[Notes de bas de page.]
1. [Note de l'éditeur. À proprement parler, le bassin d'Arcasson (ajourd'hui, Arcachon). À cette époque, cet endroit était le seul, sur toute l'étendue de la côte de Gascogne, où les batiments pouvaient se réfugier en cas d'extrême péril.]
2. Il est des détails tellement dégoûtants, que la délicatesse répugne à les retracer. Cependant, dans un ouvrage de cette nature, on manquerait une partie de son objet, en laissant ignorer que tous les matins, après un peu respiré, nous étions forcés de quitter nos chemises pleines de vermines, et que nus, sur le pont et sur les porte-haubans, nous nous occupions une heure entière à nous en délivrer. Le moindre nombre, chaque jour, était au moins de cent. Et si on se rappelle que nous étions obligés de coucher habillés. si l'on fait attention que plusieurs de nous n'ont pas quitté leur culotte pendant toute la traversée, on concevra facilement que ce n'était pas dans les chemises seules que cet horrible fléau s'était introduit.
«Déportation et naufrage de J. J. Aymé» :
Index et Carte ; Chapitre 3
[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]