LES AMANTS CHIENS :

proverbe dramatique de Louis Carrogis, dit Carmontelle.

PERSONNAGES
M. DE SOURDAN.
Mlle DE SOURDAN, fille de M. de Sourdan.
Mme DE SAINT-OUEN.
M. DE SAINT-OUEN, fils de Mme de Saint-Ouen.
M. DESAIRS.
AGATHE, femme de chambre de Mlle de Sourdan.

La scène est devant la maison de M. de Sourdan.


SCÈNE I.
M. DESAIRS, AGATHE.

AGATHE.
M. Desairs, où allez-vous donc ?

M. DESAIRS.
Ah ! bonjour, Agathe, je ne vous voyais pas.

AGATHE.
Lorsque je vous attends, vous passez tout de suite.

M. DESAIRS.
C'est que je cherche des dames qui m'ont dit qu'elles se promèneraient ce soir sur le boulevard.

AGATHE.
En vérité, vous ne méritez guère d'être aimé comme vous l'êtes de Mlle de Sourdan !

M. DESAIRS.
Pourquoi donc cela ?

AGATHE.
C'est que vous êtes occupé de plaire à mille autres.

M. DESAIRS.
En vérité c'est sans y penser.

AGATHE.
C'est ce que je dis : c'est par habitude. Vous avez la bonté de vous laisser aimer.

M. DESAIRS.
Mais puis-je rebuter durement les femmes qui me trouvent charmant ?

AGATHE.
Monsieur, quand on est aimé d'une personne aimable comme ma maîtresse, on ne doit pas s'occuper d'autre chose.

M. DESAIRS.
Mais je n'aime que Mlle de Sourdan : elle le sait bien.

AGATHE.
Sûrement, elle ne le croit que trop : mais, au lieu de faire tout ce qui pourrait favoriser votre amour, vous vous avisez de plaisanter son père : y a-t-il rien de si mal imaginé !

M. DESAIRS.
Pourquoi est-il vieux et ridicule ?

AGATHE.
Cela fait que vous ne pouvez avoir d'accès chez lui et que vous ne pouvez espérer d'épouser Mlle de Sourdan.

M. DESAIRS.
Pourquoi donc ? Elle m'a dit que dans peu elle l'y ferait consentir : ainsi je compte là-dessus.

AGATHE.
Sans vous en inquiéter davantage, et vous l'avez confié à tout le monde.

M. DESAIRS.
Oui, parce que personne ne se mettra sur les rangs, quand on saura notre projet.

AGATHE.
Cette conduite est fort adroite.

M. DESAIRS.
Voilà ce que je pense.

AGATHE.
Cependant, ce soir, Mademoiselle est fort triste : elle n'a pas la même confiance que vous.

M. DESAIRS.
Voilà ce que je lui reproche toutes les fois que je puis lui parler.

AGATHE.
Et vous ne me demandez pas seulement ce qui peut l'inquiéter ?

M. DESAIRS.
Elle me le dira.

AGATHE.
En vérité, vous ne méritez pas votre bonheur, et si je faisais bien je ne vous remettrais pas la lettre que j'ai à vous donner de sa part.

M. DESAIRS.
Allons donc ! cela serait joli de faire aussi mal ses commissions : voyons cette lettre.

AGATHE, donnant la lettre.
La voici.

M. DESAIRS, lisant.
Ah ! ah ! elle veut me parler ici ce soir ! Diable ! cela me dérange ; mais... Allons, il faut bien faire ce qu'elle veut. Je vais lui écrire un mot pour la tranquilliser : je reviens dans l'instant, pour vous remettre ma réponse. Je vous retrouverai ici. (Il s'en va.)

SCÈNE II.
M. DE SAINT-OUEN, AGATHE.

M. DE SAINT-OUEN.
Mlle Agathe, un moment, je vous prie.

AGATHE.
Quoi ! c'est vous, M. de Saint-Ouen ? Depuis quand êtes-vous à Paris ?

M. DE SAINT-OUEN.
D'aujourd'hui. Comment se porte Mlle de Sourdan ?

AGATHE.
Très bien, Monsieur.

M. DE SAINT-OUEN.
Et toujours aussi belle ?

AGATHE.
Beaucoup plus que lorsque vous êtes parti.

M. DE SAINT-OUEN.
Que je suis malheureux !

AGATHE.
Pourquoi donc !

M. DE SAINT-OUEN.
C'est le désespoir où j'étais de ne pouvoir me flatter de toucher son cœur qui m'avait fait éloigner de Paris ; mais l'absence, loin de diminuer mon amour, n'a fait que l'augmenter.

AGATHE.
Elle l'ignorait donc ?

M. DE SAINT-OUEN.
Je l'ai assurée plusieurs fois que je ne cesserais jamais de l'adorer, mais vainement : je l'ai toujours trouvée insensible à tant d'amour.

AGATHE.
C'est que le moment n'était pas venu, sans doute.

M. DE SAINT-OVEN.
Comment, le moment ?

AGATHE.
Eh ! oui : celui où elle aimerait.

M. DE SAINT-OUEN.
Que dites-vous ? Quelqu'un serait-il assez heureux ?...

AGATHE.
Sûrement : mais je suis bien fâchée que ce ne soit pas vous. Êtes-vous à Paris pour longtemps ?

M. DE SAINT-OUEN.
Je ne sais. Ma mère m'a fait revenir pour une affaire très importante, à ce qu'elle me mandait, et quand je suis arrive elle m'a dit qu'elle voulait me marier, qu'elle avait donné sa parole et qu'on n'attendait que moi pour conclure. Je n'ai seulement pas voulu savoir qui elle voulait me faire épouser, et sa tendresse pour moi l'a fait consentir à retirer sa parole.

AGATHE.
Puisqu'elle est si raisonnable, rien ne doit vous engager à partir. Demeurez.

M. DE SAINT-OUEN.
Pourquoi ?

AGATHE.
Je voudrais que la comparaison que pourra faire Mlle de Sourdan de vous avec votre rival pût le bannir de son cœur.

M. DE SAINT-OUEN.
Et quel est ce rival ?

AGATHE.
Je ne puis vous le nommer : mais vous le saurez facilement, car il est fort indiscret.

M. DE SAINT-OUEN.
Et vous me promettez de parler en ma faveur ?

AGATHE.
Laissez-moi faire : je désire trop de réussir pour n'y pas faire tous mes efforts.

M. DE SAINT-OUEN.
Que d'obligations je vous aurai !

AGATHE.
Cherchez, de votre côté, les occasions de voir mademoiselle et de lui parler : je la disposerai à vous entendre. On vient ; je crois que c'est elle. Eloignez-vous.

M. DE SAINT-OUEN.
Allons ! puisse l'espoir que vous me donnez n'être point trahi ! (Il s'en va.)

SCÈNE III.
Mlle DE SOURDAN, AGATHE.

Mlle DE SOURDAN.
Eh bien ! Agathe, as-tu donné ma lettre à M. Desairs ?

AGATHE.
Oui, Mademoiselle.

Mlle DE SOURDAN.
Fera-t-il ce que je lui demande ?

AGATHE.
Mais je crois que oui.

Mlle DE SOURDAN.
Comment ! tu crois ?...

AGATHE.
Que voulez-vous que je vous dise ?

Mlle DE SOURDAN.
Est-ce qu'il n'a pas été fort aise ?

AGATHE.
Il a dit que cela le contrariait beaucoup : à la fin il s'est décidé et il est allé vous écrire. Il va me rapporter sa réponse.

Mlle DE SOURDAN.
L'ingrat ! Quand je ne suis occupée que de lui, que je veux lui parler pour concerter ensemble les moyens de faire consentir mon père à notre mariage, il m'aimerait si peu !

AGATHE.
C'est qu'il a beaucoup d'affaires : il dit que toutes les femmes l'aiment. Oh ! c'est un homme d'un grand mérite ! Il a la bonté de se laisser aimer par vous : il semble que vous devez lui avoir beaucoup d'obligation de la préférence qu'il veut bien vous donner.

Mlle DE SOURDAN.
Je connais l'excès de son amour-propre : c'est son seul défaut, et j'espère que le mariage l'en corrigera.

AGATHE.
Ma foi ! Mademoiselle, je ne crois pas que le mariage corrige les hommes : ils croient n'avoir plus besoin de plaire, et les soins qu'ils avaient étant amants diminuent promptement lorsqu'ils sont maris.

Mlle DE SOURDAN.
Je me le suis dit mille fois, mais mon amour est plus fort que toutes mes réflexions.

AGATHE.
En ce cas-là vous êtes bien faible ! Mais vous ne pouvez disconvenir que l'ingratitude rend bien malheureux.

Mlle DE SOURDAN.
Hélas ! que trop !

AGATHE.
Si vous êtes malheureuse, vous faites souffrir à votre tour un homme qui vous aime beaucoup.

Mlle DE SOURDAN.
Et qui te l'a dit ?

AGATHE.
Lui-même, car il est ici. Désespéré de ne pouvoir vous toucher, il s'était éloigné de Paris, mais son amour n'en est devenu que plus fort.

Mlle DE SOURDAN.
C'est M. de Saint-Ouen ?

AGATHE.
Il est vrai.

Mlle DE SOURDAN.
Lorsqu'il est parti, peut-être allais-je l'aimer : je commençais à sentir qu'il me plaisait ; mais M. Desairs s'est emparé de mon cœur : je n'ai plus aimé que lui.

AGATHE.
Sa mère l'a fait revenir pour le marier.

Mlle DE SOURDAN, vivement.
M. Desairs ?

AGATHE.
Eh ! non, Mademoiselle, c'est M. de Saint-Ouen dont je vous parle.

Mlle DE SOURDAN.
Il va se marier ?

AGATHE.
C'est-à-dire sa mère le voulait, mais il a obtenu qu'elle retirerait sa parole.

Mlle DE SOURDAN.
À la bonne heure.

AGATHE.
Oui, mais le désespoir où il est va le faire repartir.

Mlle DE SOURDAN.
Tu le crois ?

AGATHE.
Il vient de me le dire. Ah ! si M. Desairs vous aimait aussi vivement, je vous trouverais bien heureuse ! Mais quand on aime véritablement, on est tendre, discret...

Mlle DE SOURDAN.
Je compte aussi sur sa discrétion : il m'offenserait sensiblement s'il n'était pas discret et je ne le reverrais de ma vie.

AGATHE.
Il s'est pourtant vanté partout que vous l'aimiez.

Mlle DE SOURDAN.
Lui ! Cela ne se peut pas.

AGATHE.
Il vient de me le dire, et il a ajouté que c'était pour détourner tous ceux qui voudraient vous épouser. Il compte, par ce moyen, que M. votre père sera forcé de consentir à votre mariage avec lui.

Mlle DE SOURDAN.
Eh bien ! je ne veux plus le voir : tu peux le lui dire quand il t'apportera sa réponse.

AGATHE.
Voilà ce qui s'appelle du courage.

Mlle DE SOURDAN.
Attends.

AGATHE.
Oh ! laissez-moi faire.

Mlle DE SOURDAN.
Non, je veux lui parler, mais pour la dernière fois. Ne lui dis rien.

AGATHE.
Comme vous faiblissez tout de suite.

Mlle DE SOURDAN.
Oh ! ne crains rien : son indiscrétion m'affecte trop vivement pour que je la lui pardonne jamais. J'entends quelqu'un, retirons-nous.

AGATHE.
C'est M. votre père.

Mlle DE SOURDAN.
Je suis désespérée : allons-nous-en.

SCÈNE IV.
Mlle DE SOURDAN, M. DE SOURDAN.

M. DE SOURDAN.
Ma fille, où allez-vous donc ?

Mlle DE SOURDAN.
Je rentre, papa, à cause du serein.

M. DE SOURDAN.
Voici la nuit, le serein est tombé il y a longtemps ; cela va le mieux du monde. Asseyons-nous ici.

Mlle DE SOURDAN.
C'est que j'ai affaire chez moi : je ne me porte pas bien.

M. DE SOURDAN.
Allons, voilà qui va le mieux du monde. Asseyez-vous, vous dis-je. (Ils s'asseyent.) Tel que vous me voyez, je m'occupe de vos affaires, quoique je ne les aime pas : ainsi voilà qui est bien, cela va le mieux du monde. J'ai dit : ma fille est jolie, mais cela ne suffit pas ; je ne suis pas jeune et je dois penser à la marier.

Mlle DE SOURDAN.
Je vous prie, mon papa...

M. DE SOURDAN.
Laissez-moi dire : je n'ai pas besoin que vous me priez de vous marier, puisque j'y pense, voilà qui va le mieux du monde.

Mlle DE SOURDAN.
Mais je ne veux pas me marier.

M. DE SOURDAN.
Fort bien, je vous entends : les filles disent toujours cela ; voilà qui va le mieux du monde.

Mlle DE SOURDAN.
Je veux rester toujours avec vous : ou bien, si vous me forcez à me marier, je me ferai religieuse.

M. DE SOURDAN.
Eh bien ! voilà qui va le mieux du monde. J'avais un parti excellent, un jeune homme fort riche : mais il est mort. Voilà qui va le mieux du monde.

Mlle DE SOURDAN.
En ce cas-là, j'en suis bien aise, parce que je suis persuadée que les hommes, même ceux qu'on aime le plus, sont de très mauvais maris.

M. DE SOURDAN.
Cela peut arriver quelquefois : ainsi voilà qui va le mieux du monde. Il n'est pas nécessaire d'aimer celui qu'on épouse avant te mariage, tu as raison ; aussi celui que je veux te donner, à peine le connais-tu.

Mlle DE SOURDAN.
Et je ne veux pas le connaître, jamais, jamais.

M. DE SOURDAN.
Allons, voilà qui va le mieux du monde. Quand on se connaît trop, on se trouve mille défauts : tu penses à merveille ; mais il faut au moins que tu saches son nom.

Mlle DE SOURDAN.
Cela est inutile.

M. DE SOURDAN.
Voilà qui va le mieux du monde. Je ferai tout ce que tu voudras, et ce mariage-là sera fait d'ici à huit jours.

Mlle DE SOURDAN.
Il ne sera jamais fait : je vous l'ai déjà dit, je ne veux pas me marier et le ne changerai point de sentiment. (Elle s'en va.)

M. DE SOURDAN.
Allons, voilà qui va le mieux du monde. Je suis très embarrassé. Comment ferai-je avec Mme de Saint-Ouen ? La voici justement.

SCÈNE V.
M. DE SOURDAN, Mme DE SAINT-OUEN.

Mme DE SAINT-OUEN.
Ah ! Monsieur de Sourdan, c'est vous que je cherchais : je suis au désespoir.

M. DE SOURDAN.
Eh bien ! voilà qui va le mieux du monde. Je suis aussi très fâché.

Mme DE SAINT-OUEN.
Avez-vous parlé à votre fille ?

M. DE SOURDAN.
Oui, vraiment : tout va le mieux du monde.

Mme DE SAINT-OUEN.
Elle a accepté le mariage ?

M. DE SOURDAN.
Non, elle dit qu'elle veut toujours rester fille ; cela va le mieux du monde. Je crois que j'en mourrai de chagrin.

Mme DE SAINT-OUEN.
Mon fils pense de même et je viens vous redemander ma parole.

M. DE SOURDAN.
Il faut bien vous la rendre, quelque peine que cela me fasse : voilà qui va le mieux du monde. Comment ferons-nous donc pour les marier ensemble ?

Mme DE SAINT-OUEN.
Je ne crois pas que cela se puisse. J'imagine que mon fils a une passion dans le cœur qui nous en empêche.

M. DE SOURDAN.
Eh bien ! je pense que ma fille est de même ; voilà qui va le mieux du monde. Tous nos projets sont dérangés et je ne m'en consolerai jamais.

Mme DE SAINT-OUEN.
Vous êtes bien honnête. Je crois voir mon fils : je vais le tranquilliser, à mon grand regret.

M. DE SOURDAN.
Voilà qui va le mieux du monde. Je vous donne le bonjour.

SCÈNE VI.
Mme DE SAINT-OUEN, M. DE SAINT-OUEN.

Mme DE SAINT-OUEN.
Soyez content, mon fils, je viens de vous dégager.

M. DE SAINT-OUEN.
Dans l'instant ?

Mme DE SAINT-OUEN.
Dans l'instant même.

M. DE SAINT-OUEN.
Je frissonne ! Mais vous étiez, il me semble, avec M. de Sourdan ?

Mme DE SAINT-OUEN.
Oui : il vient de me rendre sa parole.

M. DE SAINT-OUEN.
Quoi ! c'était sa fille que vous vouliez me faire épouser ?

Mme DE SAINT-OUEN.
Sûrement. Qu'avez-vous donc ?

M. DE SAINT-OUEN.
Oh ciel ! qu'ai-je fait ?

Mme DE SAINT-OUEN.
Comment ! l'aimeriez-vous ?

M. DE SAINT-OUEN.
Il y a deux ans que je ne respire que pour elle.

Mme DE SAINT-OUEN.
Pourquoi donc ne me l'avez-vous pas dit, ou plutôt pourquoi n'avez-vous pas voulu savoir le nom de celle à qui je vous destinais ?

M. DE SAINT-OUEN.
Parce que je n'osais me flatter... Mais dites-moi, je vous prie, croyez-vous qu'elle eût consenti à m'épouser !

Mme DE SAINT-OUEN.
Son père m'a assuré qu'elle ne voulait pas se marier.

M. DE SAINT-OUEN.
Cependant je sais qu'elle aime quelqu'un.

Mme DE SAINT-OUEN.
Si vous voulez, je reparlerai à son père ?

M. DE SAINT-OUEN.
Ah ! son cœur est prévenu pour un autre : elle ne consentira jamais.

Mme DE SAINT-OUEN.
Mais quel est cet amant que vous croyez qu'elle vous préfère ?

M. DE SAINT-OUEN.
Agathe n'a jamais voulu me le nommer. Elle m'a bien promis de parler en ma faveur à sa maîtresse, mais je n'ose rien espérer.

Mme DE SAINT-OUEN.
J'entends quelqu'un. Retirez-vous ; je vais savoir si je puis parler à M. de Sourdan : nous prendrons ensemble des mesures qui pourront peut-être réussir.

M. DE SAINT-OUEN.
Je serais bien sûr d'être heureux si mon bonheur pouvait ne dépendre que de vous. (Il s'en va.)

SCÈNE VII.
Mme DE SAINT-OUEN, AGATHE.

AGATHE, parlant à elle-même.
Cela vaut bien la peine de s'impatienter ! Eh bien ! il n'est pas là, M. Desairs.

Mme DE SAINT-OUEN.
Je crois que c'est Agathe ?

AGATHE.
Oui, Madame. Comme on ne voit plus guère clair, je ne vous avais pas reconnue.

Mme DE SAINT-OUEN.
Je voudrais bien parler à M. de Sourdan.

AGATHE.
Cela ne se peut pas pour aujourd'hui.

Mme DE SAINT-OUEN.
Pourquoi donc ?

AGATHE.
C'est qu'il est déshabillé et prêt à se coucher, et qu'il vous priera sûrement d'attendre jusqu'à demain.

Mme DE SAINT-OUEN.
J'en suis très fâchée : j'ai quelque chose de fort intéressant à lui dire. Mon fils avait refusé d'épouser Mlle de Sourdan...

AGATHE.
Quoi ! c'était à elle que vous vouliez le marier ?

Mme DE SAINT-OUEN.
Oui, vraiment, et M. de Sourdan m'avait donné sa parole.

AGATHE.
Cela n'aurait pas fait grande-chose, mais vous ferez bien de lui parler.

Mme DE SAINT-OUEN.
Vous le croyez ?

AGATHE.
J'ai des idées...

Mme DE SAINT-OUEN.
Mais c'est qu'on m'a dit que votre maîtresse aimait quelqu'un.

AGATHE.
Sûrement, et qui ne vaut pas M. votre fils.

Mme DE SAINT-OUEN.
Sur quoi donc espérez-vous ?

AGATHE.
Demain je serai plus certaine de mes conjectures.

Mme DE SAINT-OUEN.
Vous ne voulez pas m'en dire davantage, Agathe, pour tranquilliser mon fils ?

AGATHE.
Je ne le peux pas : il passe tant de choses par la tête d'une jeune fille qui a de l'amour, qu'on ne peut compter sur rien ; il ne faut qu'un moment pour détruire tous ses projets ou pour les fortifier.

SCÈNE VIII.
Mme DE SAINT-OUEN, AGATHE, M. DESAIRS.

M. DESAIRS, bas.
Si je ne me trompe, c'est la voix d'Agathe.

AGATHE.
J'entends, je crois, quelqu'un : laissez-moi voir.

M. DESAIRS, à Agathe.
Ah ! c'est vous que je cherchais : tenez, voilà ma lettre.

AGATHE.
Vous avez été bien longtemps à l'écrire.

M. DESAIRS.
Ah ! dame ! c'est qu'avant j'ai été voir la pantomime d'Audinot, qui a fini bien tard. J'avais donné parole à ces dames de tantôt.

AGATHE.
Mais si mademoiselle savait cela ?

M. DESAIRS.
Oh ! elle m'aime trop pour être fâchée contre moi.

AGATHE.
Vous le croyez ?

M. DESAIRS.
Sans doute. D'ailleurs où trouverait-elle un amant comme moi ? Je crois, sans vanité...

AGATHE.
Vous n'en avez pas, vous ?

M. DESAIRS.
Du tout. Ah ! ça, je vais me promener par ici, en attendant que je puisse lui parler.

AGATHE.
Allez, allez.

SCÈNE IX.
Mme SAINT-OUEN, AGATHE.

Mme DE SAINT-OUEN.
À qui donc parliez-vous là ?

AGATHE.
Vous le saurez demain.

Mme DE SAINT-OUEN.
Me promettez-vous aussi de me dire si mon fils pourra espérer ?

AGATHE.
Oui, Madame : qu'il compte sur moi, je ferai de mon mieux.

SCÈNE X.
Mme DE SAINT-OUEN, AGATHE, Mlle DE SOURDAN, dans la maison.

Mlle DE SOURDAN, appelant.
Agathe !

AGATHE.
Voilà ma maîtresse qui m'appelle.

Mme DE SAINT-OUEN.
Ne la faites pas attendre. Je vais calmer un peu mon fils en lui disant ce que vous me promettez. (Elle s'en va par la gauche.)

SCÈNE XI.
M. DE SAINT-OUEN, arrivant par la droite.

Je crois avoir entendu la voix de Mlle de Sourdan. Si c'était elle ! si je pouvais lui parler un moment !... Ah ! je serais trop heureux, après l'avoir assurée de mon amour de pouvoir expirer à ses pieds. (Il écoute.) Je n'entends rien : mais je suis près du lieu qu'elle habite, c'est tout ce que je venais chercher ici. Eloigné de Paris, mes pensées erraient sans cesse autour de cette maison ! Quel plaisir je goûtais à me rappeler tous les lieux où je l'avais vue ! Je les parcours à présent, mais sans elle, sans l'espoir de la posséder : mon amour ne s'accroît que pour augmenter mon tourment !

SCÈNE XII.
M. DE SAINT-OUEN, M. DESAIRS.

M. DESAIRS.
Il n'y a personne sur le rempart, cela est ennuyeux : mais je crois que voici bientôt l'heure.

M. DE SAINT-OUEN.
Qu'est-ce que j'entends ?

M. DESAIRS.
Je crois que c'est Saint-Ouen ?

M. DE SAINT-OUEN.
Oui, c'est moi-même : que fais-tu ici ?

M. DESAIRS.
Je me promène, et toi aussi sans doute ? Bonsoir.

M. DE SAINT-OUEN.
Tu t'en vas donc ?

M. DESAIRS.
Non, je reste là.

M. DE SAINT-OUEN.
Comment, tout seul ?

M. DESAIRS.
Tout seul à présent ; mais dans un moment avec quelqu'un.

M. DE SAINT-OUEN, à part.
Que dit-il ? serait-il possible ?

M. DESAIRS.
Allons va-t'en !

M. DE SAINT-OUEN.
Un moment.

M. DESAIRS.
Je n'en ai pas à perdre.

M. DE SAINT-OUEN.
Je voudrais te demander...

M. DESAIRS.
Quoi ?

M. DE SAINT-OUEN.
Si ce n'est pas là la maison de M. de Sourdan ?

M. DESAIRS.
Oui, c'est elle.

M. DE SAINT-OUEN.
Tu connais Mlle de Sourdan ?

M. DESAIRS.
Beaucoup.

M. DE SAINT-OUEN.
On dit qu'elle va se marier ?

M. DESAIRS.
Il est vrai.

M. DE SAINT-OUEN.
Que celui qui l'épousera sera heureux.

M. DESAIRS.
Tu la trouves donc jolie ?

M. DE SAINT-OUEN.
Je ne connais rien qui puisse l'égaler !

M. DESAIRS.
En vérité ! je pense comme toi.

M. DE SAINT-OUEN.
Elle doit avoir l'âme la plus sensible !...

M. DESAIRS.
Mais pas mal.

M. DE SAINT-OUEN.
Qui te l'a dit ?

M. DESAIRS.
Celui qu'elle doit épouser.

M. DE SAINT-OUEN.
Tu le connais donc ?

M. DESAIRS.
Allons, tu fais semblant de l'ignorer : voilà une belle finesse ! tu veux me faire faire une indiscrétion.

M. DE SAINT-OUEN.
Tu n'en es pas capable.

M. DESAIRS.
Aussi je ne te l'ai pas dit, mais à présent que tu le sais, va-t'en.

M. DE SAINT-OUEN.
Pourquoi ?

M. DESAIRS.
C'est que j'ai un rendez-vous avec elle.

M. DE SAINT-OUEN.
Cela ne se peut pas.

M. DESAIRS.
Quand je le prie de t'en aller, ce n'est pas pour le plaisir de rester seul apparemment.

M. DE SAINT-OUEN.
Et tu crois qu'elle va venir ?

M. DESAIRS.
Quand je lui aurai fait un signal.

M. DE SAINT-OUEN.
Tu lui parles donc ici souvent ?

M. DESAIRS.
Non, voilà la première fois : mais elle a quelque chose de très important à me dire, à ce qu'elle m'a mandé.

M. DE SAINT-OUEN.
De très important ?

M. DESAIRS.
Oui : et comme j'ai un talent... Tu ne me connais pas ce talent-là ?

M. DE SAINT-OUEN.
Non : quel est-il ?

M. DESAIRS.
Celui de contrefaire le petit chien qui aboie, à s'y tromper.

M. DE SAINT-OUEN.
C'est donc là ton signal ?

M. DESAIRS.
Oui : allons, va-t'en, voici l'heure.

M. DE SAINT-OUEN.
Je te laisse. (À part.) Il me vient une idée. (Il s'approche de la maison.)

M. DESAIRS.
Il est parti. Je crains que Mlle de Sourdan ne se soit impatientée. (Il contrefait le chien.) Ouac, ouac, ouac, ouac.

M. DE SAINT-OUEN, contrefaisant le gros chien.
Hou, hou, hou, hou.

M. DESAIRS.
Le diable emporte le chien !

M. DE SAINT-OUEN, le poursuivant.
Hou, hou, hou, hou.

M. DESAIRS.
Il me mordrait, sauvons-nous ! je reviendrai quand il n'y sera plus. (Il s'enfuit.)

M. DE SAINT-OUEN, le poursuivant.
Hou, hou, hou, hou.

SCÈNE XIII.
M. DE SAINT-OUEN, Mlle DE SOURDAN, AGATHE.

Mlle DE SOURDAN.
Agathe, où est-il donc ?

AGATHE.
Le voilà, Mademoiselle.

M. DE SAINT-OUEN.
Vous vous trompez : je ne suis pas assez heureux pour être celui que vous venez chercher ici.

AGATHE, à Mlle de Sourdan.
C'est M. de Saint-Ouen.

M. DE SAINT-OUEN.
Oui, Mademoiselle, c'est moi-même. Pardonnez-moi la ruse que j'ai employée pour éloigner celui à qui je porte envie. Je l'ai défié de vous aimer autant que je vous aime ; j'ai désiré le moment de vous en assurer, il s'est offert : pardonnez-moi si j'ose en profiter.

Mlle DE SOURDAN.
Je ne comprends pas comment vous avez pu être instruit... Agathe ?

M. DE SAINT-OUEN.
Non, Mademoiselle ; ce n'est point d'elle que j'ai appris l'entretien que vous deviez avoir avec Desairs. Le hasard me l'a fait rencontrer ici, le mystère qu'il m'a fait m'a donné de la curiosité : la jalousie inséparable d'un violent amour fait craindre de trouver en lui un rival...

Mlle DE SOURDAN.
Et il vous a confié que je l'aimais ?

M. DE SAINT-OUEN.
On peut bien être vain d'un pareil bonheur : c'est selon la façon de penser.

Mlle DE SOURDAN.
Poursuivez, Monsieur.

M. DE SAINT-OUEN.
Comme je me suis opiniâtré à rester ici, il m'a avoué qu'il vous y attendait : le signal m'a fait naître l'idée da l'en chasser en me servant d'un pareil moyen ; je l'ai poursuivi, et la crainte d'être mordu l'a fait fuir.

AGATHE.
Je trouve qu'il est payé comme il le doit de sa confidence.

M. DE SAINT-OUEN.
Eh ! que me sert de l'avoir éloigné pour un instant de mademoiselle, s'il règne toujours dans son cœur ?

Mlle DE SOURDAN.
Cette indiscrétion...

AGATHE.
Devrait l'en bannir pour toujours.

M. DE SAINT-OUEN.
Mademoiselle...

SCÈNE XIV.
Mlle DE SOURDAN, M. DE SAINT-OUEN, AGATHE,
Mme DE SAINT-OUEN, M. DESAIRS, venant d'un côté.

M. DESAIRS, aboyant.
Ouac, ouac, ouac, ouac.

Mlle DE SOURDAN.
Retirons-nous par ici. (Ils s'éloignent dans le fond.)

M. DESAIRS, aboyant.
Ouac, ouac, ouac, ouac.

Mme DE SAINT-OUEN, rencontrant M. Desairs.
Je vous cherchais, mon fils.

M. DE SAINT-OUEN, à Mlle de Sourdan.
C'est ma mère.

M. DESAIRS.
Mon fils, quel mot tendre ! pardonnez-moi, Mademoiselle, si vous ne m'avez pas trouvé d'abord ; mais c'est qu'un gros chien m'a poursuivi et j'ai été obligé d'attendre qu'il se fût éloigné pour venir vous retrouver.

Mme DE SAINT-OUEN.
À qui croyez-vous donc parler ?

M. DESAIRS.
À Mlle de Sourdan : vous ne m'avez pas donné rendez-vous pour que je ne vous dise rien, apparemment ?

Mme DE SAINT-OUEN.
Quoi ! Mlle de Sourdan vous aime !

M. DESAIRS.
Oui, vraiment : mais n'êtes-vous pas Mme de Saint-Ouen ?

Mme DE SAINT-OUEN.
Oui, Monsieur, et je suis étonné que vous vous vantiez ainsi d'être aimé d'une personne respectable.

M. DESAIRS.
Mais quand on doit s'épouser...

Mlle DE SOURDAN, s'avançant.
Voilà ce qui n'arrivera jamais. Vos indiscrétions m'éclairent : je ne vous connaissais pas quand vous avez pu croire que je vous aimais ; je ne serai jamais qu'à qui saura me respecter.

M. DESAIRS.
Mais est-ce manquer de respect que d'aimer ?

Mlle DE SOURDAN.
Non, mais se vanter d'être aimé ! Retirez-vous, Monsieur.

M. DESAIRS.
Eh bien ! supposons que j'aie tort : il n'y a point de tort qu'on ne doive pardonner quand on aime.

Mlle DE SOURDAN.
Je ne vous aime point et ne vous aimerai jamais.

M. DESAIRS.
Mais, Mademoiselle, songez donc que vous serez fâchée de m'avoir dit des choses aussi désagréables ?

Mlle DE SOURDAN.
Vous les méritez trop pour que je puisse m'en repentir : éloignez-vous.

M. DESAIRS.
Vous ne direz pas toujours cela. Adieu, adieu.

AGATHE, contrefaisant le chien.
Ouac, ouac, ouac, ouac.

SCÈNE XV.
Mlle DE SOURDAN, M. DE SAINT-OUEN, AGATHE, Mme DE SAINT-OUEN.

Mlle DE SOURDAN.
Madame, si, après une aventure faite pour me couvrir de confusion par le mauvais choix que j'avais fait, vous consentez à me recevoir pour votre belle-fille, M. votre fils est le seul homme qui puisse faire mon bonheur : son silence et son respect pouvaient seuls détruire un égarement que, je l'espère, il me fera oublier.

M. DE SAINT-OUEN.
Ah ! Mademoiselle... ah ! ma mère !... rien n'égale mon bonheur !

Mme DE SAINT-OUEN.
J'avais eu le consentement de M. votre père : je compte l'obtenir encore.

SCÈNE XVI, et dernière.
Mlle DE SOURDAN, M. DE SAINT-OUEN, Mme DE SAINT-OUEN, M. DE SOURDAN, AGATHE.

M. DE SOURDAN, en robe de chambre, une lanterne à la main.
Qu'est-ce que c'est donc que tout ce tintamarre-là ! Voilà qui va le mieux du monde, je n'ai jamais entendu aboyer tant de chiens.

Mme DE SAINT-OUEN.
Venez, M. de Sourdan !

M. DE SOURDAN.
Quoi ! c'est vous, Mme de Saint-Ouen ? Voilà qui va le mieux du monde. Je suis fort en colère : ma fille, qu'est-ce que vous faites donc ici la nuit ?

Mme DE SAINT-OUEN.
Nous venons de conclure un mariage.

M. DE SOURDAN.
Quoi ! de votre fils et de ma fille, sans mon aveu ? Celui-là est singulier ! voilà qui va le mieux du monde.

Mme DE SOURDAN.
Mais, mon père...

M. DE SAINT-OUEN.
Monsieur...

Mme DE SAINT-OUEN.
Songez donc, M. de Sourdan, que vous me l'aviez accordé tantôt, votre aveu.

M. DE SOURDAN.
Mais je vous avais rendu votre parole ; voilà qui va le mieux du monde, je ne comptais pas là-dessus.

Mme DE SAINT-OUEN.
Eh bien ! les mêmes raisons doivent vous déterminer.

M. DE SOURDAN.
Je sens bien cela ; mais je meurs de froid ici ; voilà qui va le mieux du monde. Entrez chez moi : nous allons arranger tout cela.

Mlle DE SOURDAN.
Mon père, que je vous embrasse.

M. DE SAINT-OUEN.
Monsieur, permettez... (Il l'embrasse.)

M. DE SOURDAN.
Eh bien ! voilà qui va le mieux du monde, pour me remercier ils vont m'étouffer. Venez, venez.

AGATHE.
Voilà comme un rival est quelquefois bon à quelque chose.

FIN.

[«... pantomime d'Audinot...» : il s'agit de Nicolas-Médard Audinot (1732-1801), acteur, auteur dramatique et fondateur-directeur de l'Ambigu-Comique au Temple.]


[Notes]

1. Source : Carmontelle, Vingt-Cinq Proverbes Dramatiques, Paris, Rion, 1878 ; par erreur, l'éditeur y attribua cinq de ces proverbes à d'autres auteurs, dont Louis-François Archambault, dit Dorvigny.

2. Transcription par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Février 2008]