L'INNOCENCE SAUVÉE :
proverbe dramatique de Louis Carrogis, dit Carmontelle.
PERSONNAGES |
DORVAL PÈRE. |
DORVAL FILS. |
PRÉMESNIL, ami de Dorval fils. |
ROSE, jeune ouvrière en modes. |
DUBOIS, vale de Dorval fils |
La scène se passe dans un petit appartement que
Dorval fils occupe en ville, à l'insu de son père.
SCÈNE I.
DUBOIS, seul.
Six heures vont sonner, et mon maître ne tardera pas... Ma foi, tout ceci est bien propre, il sera content... Cette chaise longue est trop avancée. (Il la recule.) À merveille... Je suis unique pour l'arrangement des meubles d'une maison, et le dérangement d'un enfant de famille... Il est temps d'allumer les bougies... (Il les allume.) Cette glace-là fait un bel effet... Quand Mam'selle Rose va se voir dedans !... Peste ! le joli bijou ! mais ça fait la sucrée, la bégueule... Oh ! parbleu ! nous allons rire, lorsqu'au lieu de la prétendue dame qui l'a fait demander pour monter ses bonnets, elle va trouver un égrillard comme mon maître, sans compter M. de Prémesnil, son ami, et moi qui les vaux tous deux, pour le moins... On frappe... C'est l'un ou l'autre. (Il va ouvrir et recule de frayeur et de surprise jusqu'à l'autre bout de l'appartement.)
SCÈNE II.
DORVAL PÈRE, DUBOIS.
DUBOIS.
Le père de mon maître !... Vous, Monsieur ! (À part.) Que devenir ?
DORVAL.
Moi-même. Tu ne m'attendais pas ici ?...
DUBOIS.
Non, Monsieur, et si vous vouliez me donner le temps de me recueillir... (Il veut s'en aller, Dorval l'arrête.)
DORVAL.
Reste ou je te fais expirer sous le bâton.
DUBOIS.
Je reste, Monsieur.
DORVAL.
Voilà donc cet appartement où mon fils vient, depuis trois mois, passer ses jours et ses nuits !
DUBOIS.
Oui, Monsieur ; il a, comme vous savez, beaucoup de goût pour l'histoire naturelle, et, afin de
s'y livrer plus tranquillement, il a pris le parti d'avoir un petit logement en ville.
DORVAL, levant sa canne.
Sais-tu que les fourbes et les railleurs passent fort mal leur temps avec moi ?
DUBOIS.
Monsieur, je commence à m'en douter.
DORVAL.
Je sais tout : je suis instruit de la conduite scandaleuse dans laquelle tu entretiens mon fils.
DUBOIS.
Ah ! Monsieur ! scandaleuse, fi donc !...
DORVAL.
C'est toi, scélérat, c'est toi qui as perdu ce fils dont je faisais mon unique félicité, ce fils dans lequel je me plaisais à contempler les traits d'une mère que j'adorais, ce fils dont la vertu devait être la consolation de ma vieillesse ! c'est toi qui l'as corrompu, séduit, entraîné dans l'abîme, et tu n'as plus qu'un choix à faire.
DUBOIS.
C'est, Monsieur ?
DORVAL.
Ou d'obéir ponctuellement à tout ce que je vais t'ordonner, ou de passer le reste de tes jours à Bicêtre.
DUBOIS.
Monsieur, je n'ai jamais eu de goût pour Bicêtre et j'obéirai.
DORVAL.
Mon fils va se rendre ici ; j'en suis informé : je veux y rester en secret, y entendre sa conversation, être témoin de tout ce qui s'y passera.
DUBOIS.
Mais, Monsieur !... (À part.) Ah ! pauvre Dubois !
DORVAL.
Point de réplique. Voici un cabinet vitré dans lequel je vais me renfermer... Je t'examinerai... S'il t'échappe un mot, un geste, un coup d'œil, tu sais le sort qui t'attend, et tu le subiras : je veux bien encore t'avertir que ton signalement est donné, que des espions me suivent et que, s'il te prend envie de te sauver, tu seras arrêté sur-le-champ.
DUBOIS.
Il n'y a donc pas moyen de s'en tirer ?
DORVAL.
Tu peux en juger... J'entends du bruit : c'est mon fils sans doute ; va ouvrir et songe à la parole que je t'ai donnée. (Dorval fils frappe plusieurs coups : son père se cache dans le cabinet ; Dubois va ouvrir la porte.)
SCÈNE III.
DORVAL FILS, PRÉMESNIL, DUBOIS.
DORVAL fils.
Si tu voulais bien ne pas nous laisser à la porte si longtemps !
DUBOIS.
Monsieur... c'est que j'étais en affaire...
DORVAL fils.
Avec qui ?
DUBOIS.
Avec moi-même.
PRÉMESNIL.
Cela doit être intéressant... et Rose viendra-t-elle ?
DUBOIS.
Elle devrait être ici. (Prémesnil arrange ses cheveux devant la glace en fredonnant un air.)
DORVAL fils, à Dubois.
Tu m'as dit qu'elle est charmante et je meurs d'envie de la voir.
DUBOIS.
Et moi, Monsieur, je voudrais qu'elle ne vînt pas, car ma conscience me reproche d'avoir fait ce que j'ai fait.
PRÉMESNIL, à Dorval fils.
La conscience de mons Dubois ! Comment le trouves-tu ?
DORVAL fils, à Dubois.
Et qu'as-tu fait que ta conscience te reproche ?
DUBOIS.
J'ai fait, Monsieur, que cette petite fille refusait de venir, et qu'il a fallu engager ma parole d'honneur que c'était pour une dame qui voulait lui donner sa pratique.
DORVAL fils.
Ta parole d'honneur ! ta conscience ! cette maladie-là te prend bien subitement... Allons, allons, tu me fais pitié, mon pauvre garçon... Mais, dis-moi, as-tu été chez cet usurier de ta connaissance pour les cinquante louis dont j'ai besoin ?
DUBOIS.
Je vous parlerai de ça une autre fois.
DORVAL fils.
Tu me moques de moi. Prémesnil n'est pas de trop.
DUBOIS.
Monsieur...
DORVAL fils.
Monsieur, monsieur... Eh bien ! que veux-tu dire avec tes coups d'œil ?...
DUBOIS.
Des coups d'œil, Monsieur ! je n'ai point donné de coups d'œil...
PRÉMESNIL.
Mais je crois que mons Dubois devient fou.
DUBOIS, fort haut.
Encore une fois, Monsieur, ne parlez pas de coups d'œil, parce que je ne vous en donne
point.
DORVAL fils, le secouant par le bras.
Dors-tu, maraud ? As-tu bu ? Parle, réponds.
DUBOIS.
Monsieur, je ne dors point : je n'ai point bu, mais je ne vous donne pas de coups d'œil et c'est fort mal à vous de dire que je vous en donne. (Prémesnil rit beaucoup pendant cette dispute.)
DORVAL fils.
Je ne le reconnais plus.
PRÉMESNIL.
On frappe... C'est Rose...
DORVAL fils, à Dubois.
Vite, vite, va ouvrir. (À Prémesnil.) Si elle veut jouer la vertu ?
PRÉMESNIL.
Beau ! beau ! tu me fais rire avec ta vertu.
DORVAL fils, à Dubois.
Eh bien ! ouvriras-tu ?
DUBOIS, allant ouvrir, mais lentement.
Tout à l'heure, Monsieur... Des coups d'œil ! Ça n'est pas vrai.
DORVAL fils, à Dubois.
Eh ! bourreau, va donc...
SCÈNE IV.
DORVAL FILS, PRÉMESNIL, DUBOIS, ROSE.
ROSE, à la porte.
Je suis venue justement à l'heure, M. Dubois... Où est cette dame ?
DUBOIS.
Entrez, Mam'selle.
ROSE.
Je ne la vois pas.
DORVAL fils, allant au-devant d'elle.
Elle sera ici dans un moment... Venez-vous asseoir.
ROSE.
Je vous remercie, Monsieur, et puisque cette dame est sortie, je reviendrai une autre fois.
PRÉMESNIL.
Non, mon enfant, vous resterez... Elle est jolie...
DORVAL fils.
Très jolie.
(Dubois reste dans le fond et ne perd pas de vue la porte du cabinet.)
ROSE, à Dorval fils, qui veut lui prendre la main.
Finissez, Monsieur, et laissez-moi sortir.
PRÉMESNIL, la retenant par l'autre main.
Non pas, s'il vous plaît.
ROSE, effrayée, à Dubois.
Ah ! M. Dubois, vous l'avez trompée, et cela est indigne à vous.
PRÉMESNIL.
Il ne vous a point trompée, ma petite : nous sommes jeunes, généreux, et vous serez enchantée
avoir fait notre connaissance.
DORVAL fils.
Vous vous mettre à votre aise, vous souperez ici, nous vous ramènerons ensuite chez vous, et
vous serez contente du présent qui vous est destiné.
ROSE.
Un souper, un présent, Monsieur ! apprenez que je n'en accepterai ni de vous ni de personne : je suis pauvre, mais honnête, et je mourrai plutôt que de changer. Ma vertu est le seul héritage que ma mère m'a laissé, je le conserverai jusqu'au tombeau.
PRÉMESNIL.
Comment diable ! de l'héroïsme !
DORVAL fils.
Tout pur, en vérité...
ROSE.
Je n'entends rien à vos grands mots, mais sachez que je tenterai tout pour m'arracher de vos
mains... Oui, je veux sortir.
PRÉMESNIL.
Oh ! parbleu ! vous ne sortirez pas.
ROSE, pleurant.
Ah ! Messieurs, ayez pitié d'une malheureuse fille qui ne vous a rien fait... Respectez ma
faiblesse...
DORVAL fils, la pressant plus vivement.
Si vous étiez moins jolie, vos larmes m'attendriraient.
ROSE, se jetant aux genoux de Dorval fils.
De grâce, ne me perdez pas... Eh ! Monsieur, je vous en conjure...
PRÉMESNIL, à Dorval fils.
Ne fais pas l'enfant.
DORVAL fils.
Non, non... Allons, il faut que je vous embrasse.
ROSE.
Oh ! ciel !... au secours ! au secours !
DORVAL fils.
Vous criez en vain... (Dorval père sort du cabinet dans le moment.)
SCÈNE V, et dernière.
LES PRÉCÉDENTS, DORVAL PÈRE.
DORVAL, à son fils.
Arrête, malheureux...
DORVAL fils.
Mon père !...
PRÉMESNIL.
Son père !... (Il s'enfuit.)
ROSE, se jetant dans les bras de Dorval père.
Ah ! Monsieur, rendez-moi la vie et l'honneur.
DORVAL.
Soyez tranquille, mon enfant... Et vous ! (à son fils) considérez la victime que vous vouliez immoler. Fils indigne ! jetez, si vous l'osez, jetez les yeux sur cette vertueuse fille que vous prétendiez rendre complice de votre libertinage !
ROSE, à Dorval père.
Ah ! Monsieur, ne lui en dites pas davantage : il se repent sans doute de ce qu'il a fait,
et je suis contente.
DORVAL.
Je ne le suis pas, mon enfant, l'offense qu'il a commise est affreuse et je veux qu'il la répare. (À son fils.) Tombe à ses pieds.
DORVAL fils.
Moi, mon père !...
DORVAL.
Toi-même.
ROSE, à Dorval père.
Non, Monsieur, je vous en conjure.
DORVAL.
Il n'a pas rougi de vous voir aux siens : il a bravé les prières de l'innocence en larmes, et son crime ne peut s'expier qu'à vos genoux. (À son fils.) Tombes-y, te dis-je, ou crains ma malédiction.
DORVAL fils.
Eh bien ! m'y voilà... Suis-je assez humilié ?
DORVAL.
Crois-tu l'être en rendant hommage à la vertu que tu voulais déshonorer, et penses-tu que mademoiselle puisse être flattée de la réparation que le crime est obligé de lui faire ?
ROSE, à Dorval fils.
Relevez-vous, Monsieur, et soyez persuadé que j'ai tout oublié.
DORVAL fils.
Ah ! Mademoiselle, vous me confondez... Mon père, je suis coupable, je l'avoue, mais pardonnez à ma jeunesse et rendez-moi votre amitié, que je mériterai désormais par la conduite la plus sage.
DORVAL.
Je veux en avoir des preuves ; mais attendez-vous à passer six mois, un an peut-être, dans la retraite que je vous ai fait préparer.
DORVAL fils.
Oh ! ciel !
ROSE.
Ah ! Monsieur, si j'ai quelque pouvoir sur vous, pardonnez tout à fait à M. votre fils... Vous l'aimez...
DORVAL.
Oui, je l'aime, et trop sans doute je n'ai que lui, je ne me suis occupé que de son bonheur, vous voyez comme il m'en récompense... Je souffrirai d'en être privé, mais dût-il m'en coûter les larmes les plus amères, je ne changerai rien à la résolution que j'ai prise.
DORVAL fils.
Quoi ! vous pourriez...
DORVAL.
Oui, sans doute : ma tendresse n'est point aveugle, et je ne sacrifierai pas à une lâche complaisance le repos de mes jours et la leçon utile qui t'est nécessaire. Je ferai ce que dit le proverbe... Pour vous, Mademoiselle, chérissez toujours la vertu : elle sera votre bonheur ; je ne négligerai rien pour vous prouver mon estime et pour vous rendre service.
DORVAL fils.
Mais, mon père...
DORVAL.
Mais, mon fils, il faut que jeunesse se passe et se corrige.
FIN.
[Notes]
1. Source : Carmontelle, Vingt-Cinq Proverbes Dramatiques, Paris, Rion, 1878 ; par erreur, l'éditeur y attribua cinq de ces proverbes à d'autres auteurs, dont Louis-François Archambault, dit Dorvigny.
2. Transcription par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Février 2008]