LE MUET :

proverbe dramatique de Louis Carrogis, dit Carmontelle.

PERSONNAGES
MERVAIN PÈRE.
Mme MERVAIN.
MERVAIN FILS.
ÉMILIE.
LE DOCTEUR L'APOSÈME.
LA ROSE, valet de chambre.

La scène est chez M. Mervain.


SCÈNE I.
MERVAIN PÈRE, Mme MERVAIN.

Mme MERVAIN.
Voilà pourtant huit jours, Monsieur.

MERVAIN.
Je le sais : oui, voilà le huitième jour.

Mme MERVAIN.
Huit grands jours sans parler.

MERVAIN.
Cela vous paraît monstrueux.

Mme MERVAIN.
Et à vous, Monsieur ?

MERVAIN.
Cela me paraît d'une bizarrerie, d'un entêtement inconcevable.

Mme MERVAIN.
Un entêtement ! Non, Monsieur, non : c'est une maladie affreuse, suite du chagrin que vous lui avez causé.

MERVAIN.
Un entêtement, vous dis-je, et d'autant plus singulier qu'il vous ressemblait un peu, qu'il avait le défaut de trop parler et qu'il passait même pour indiscret, et, en effet, c'est à son indiscrétion que j'ai dû la découverte de sa passion pour Émilie, pour une fille dont je hais le père et dont je me suis bien promis de ne jamais faire ma belle-fille.

Mme MERVAIN.
Vous voilà bien avancé ! vous aurez un fils muet. Un fils muet ! Je ne sais pas ce que je ne préférerais point à ce malheur ; mais, Monsieur, votre sang-froid sur cet article me met hors de moi-même : vous traitez ceci comme un accident ordinaire, il semble qu'on vous dise que votre fils a la migraine... Il est muet, Monsieur..., muet..., ce qu'on appelle muet...

MERVAIN.
Et vous voulez me rendre sourd ?

Mme MERVAIN.
C'est votre cœur qui l'est : oui, vous êtes insensible au plus grand, au plus affreux des malheurs. La douleur où l'a jeté votre défense de parler à Émilie, et surtout d'espérer jamais de l'épouser, a fait sans doute une révolution subite d'humeurs qui aura frappé sa langue de paralysie. Voyez donc ce qu'il y a à faire là-dessus... J'ai fait venir chaque jour ses meilleurs amis, mais il n'y en a pas un qui lui ait arraché un mot... Si ce n'était que pour vous qu'il se tût, je n'en serais pas surprise : votre dureté, votre avarice lui ont souvent fermé la bouche, mais c'est pour moi-même, c'est pour tout le monde. N'y a-t-il donc point de remède à cela et serai-je la plus infortunée des mères ?

MERVAIN.
Si vous imaginez, ma femme, que ce soit une maladie, faites-le voir à notre voisin le docteur, à M. L'Aposème : j'y consens, mais je ne sais si la Faculté a des remèdes pour cela. Le docteur vous dira bien, en voyant que votre fils ne parle point, qu'il est muet, c'est-à-dire qu'il en saura autant que le Sganarelle de Molière, mais pour le faire parler, c'est un autre affaire. Écoutez, ma femme, vous savez que les grandes querelles de votre fils et de moi tombaient toujours sur l'argent dont je n'étais jamais assez prodigue envers lui : eh bien ! envoyez-le-moi, ma femme, je vous en prie.

Mme MERVAIN.
Ne lui parlez pas d'Émilie : vous aggraveriez son mal.

MERVAIN.
Soit, je n'en parlerai pas.

Mme MERVAIN.
Ah ! mon ami! s'il dit un mot, faites-moi appeler sur-le-champ, que je jouisse du plaisir de l'entendre.

MERVAIN.
Je n'y manquerai pas.

Mme MERVAIN.
De grâce, de la douceur avec lui, et rendez-moi mon fils si vous le pouvez.

MERVAIN.
Eh! allez, vous dis-je : je l'attends. (Elle sort.)

SCÈNE II.
MERVAIN PÈRE.

MERVAIN.
Que diantre imaginer sur tout ceci ? Une révolution d'humeurs, une paralysie, cela est incroyable. Mais huit jours sans avoir proféré une seule parole, avec sa mère qui le gâte, avec ses meilleurs amis, avec son valet, avec moi..., un étourdi, un causeur éternel, comme sa mère !... Cela me passe, mais je le vois.

SCÈNE III.
MERVAIN PÈRE, MERVAIN FILS.

MERVAIN.
Eh bien ! mon ami, qu'est-ce ? Veux-tu toujours désespérer ta mère et moi par un silence opiniâtre !

MERVAIN fils.
Il salue son père, le regarde et se tait.

MERVAIN.
Mon fils ! tu m'effrayes.

MERVAIN fils.
Il prend la main de son père et la serre avec tendresse.

MERVAIN.
Quoi ! tu ne nous diras rien ?

MERVAIN fils.
Il fait signe qu'il ne le peut pas.

MERVAIN.
C'est une chose affreuse ; mais, mon fils, écoute-moi : je sais que tu m'as boudé quelquefois de l'épargne que je mettais à ta dépense, tu m'as pris pour un avare et je n'étais qu'un père attentif à ne pas donner trop d'aliments à des goûts toujours dangereux à ton âge... Tiens, veux-tu que je te donne une preuve que de ma part ce n'est point un vil attachement à l'argent ?... Vois-tu cette bourse : il y a vingt-cinq beaux louis d'or dedans. Les veux-tu ?

MERVAIN fils.
Il fait signe que oui et tend les mains.

MERVAIN.
Tu entends bien que je mets une condition à cela et que je compte sur ta reconnaissance.

MERVAIN fils.
Il peint la reconnaissance qu'il en aura.

MERVAIN.
Tu acceptes donc le marché ? Tiens, les voilà : ils sont à toi.

MERVAIN fils.
Il demande par signe s'ils sont bien à lui.

MERVAIN.
Oui, oui, je te les donne.

MERVAIN fils.
Il exige, toujours en pantomime, que son père en jure.

MERVAIN.
Oui, foi de père.

MERVAIN fils.
Il embrasse son père et se sauve avec la bourse.

SCÈNE IV.
MERVAIN PÈRE.

MERVAIN.
Mervain !... Il fuit à toutes jambes. Oh ! parbleu ! ce n'est pas là mon compte, pas un mot de remerciement et j'en suis pour vingt-cinq louis !... La Rose ! La Rose !

SCÈNE V.
MERVAIN PÈRE, LA ROSE

LA ROSE.
Que vous plaît-il, Monsieur ?

MERVAIN.
As-tu vu passer mon fils ?

LA ROSE.
Oui, Monsieur, fort vite et fort gaiement. Qu'a-t-il donc ? Il y a huit jours qu'il n'a eu l'air aussi ouvert.

MERVAIN.
J'ai voulu le faire parler en lui offrant de l'argent : il n'a pas dit un mot et s'est enfui avec ma bourse.

LA ROSE.
C'est qu'il n'est pas manchot.

MERVAIN.
Je le vois bien, mais dis-moi : penses-tu comme ma femme qu'il est véritablement, absolument muet ?

LA ROSE.
Ce qu'il y a de certain, Monsieur, c'est qu'il n'a pas prononcé une syllabe de toute la semaine ; mais c'est plaisant : vous avez fait une tentative de votre côté, et moi du mien j'en voulais faire une, mais votre peu de succès m'épouvante.

MERVAIN.
De quoi était-il question ?

LA ROSE.
Vous vouliez le prendre par l'argent et ce n'était pas mal imaginé de votre part ; mais moi je connais un autre faible et je voulais en profiter. Monsieur, monsieur, je l'aperçois : ah ! de grâce, laissez-moi avec lui.

MERVAIN.
Allons : fais ce que tu voudras, je me retire ; mais dis-lui que je ne prétends pas qu'il garde mon argent pour rien. (Il sort.)

SCÈNE VI.
MERVAIN FILS, LA ROSE.

LA ROSE.
Le voilà qui vient à moi : bon. Nous verrons si je ne lui ferai pas prononcer quelques-uns de ces jolis mots dont il m'honorait dans sa colère.

MERVAIN fils.
Il fait signe à La Rose qu'il veut changer d'habit et qu'il en veut un brodé.

LA ROSE.
Monsieur, je n'entends pas. (Autre pantomime de Mervain pour se faire comprendre.) Ah ! oui ! oui ! je comprends... j'y vais...

MERVAIN fils.
Il se promène sans mot dire, se met le doigt sur la bouche et semble se recommander le silence.

LA ROSE, apportant un habit noir.
Le voilà, Monsieur.

MERVAIN fils, les yeux enflammés.
Il le prend à la gorge et lui explique de nouveau par signes ce qu'il demande. La Rose sort : autre pantomime. La Rose revient.

LA ROSE.
Que ne le disiez-vous plus clairement ? La voilà votre robe de chambre. (Mervain frappe du pied.) Bon ! voilà la machine en mouvement ; il accouchera peut-être. (Nouvelle explication par signes de ce que Mervain demande. La Rose sort, et Mervain pendant ce temps-là cherche des yeux dans la chambre, aperçoit une baguette et la met près de lui. La Rose apportant l'habit brodé.) Ah ! pour le coup, m'y voilà, je crois.

MERVAIN fils.
Il fait signe qu'il a bien fait cette fois de ne pas se tromper. Il se fait mettre cet habit : La Rose fait mille gaucheries et dit à part.

LA ROSE.
Quel diable d'homme ! Comment ! il ne me dira pas une injure, lui qui en a le recueil le plus complet ?

MERVAIN fils.
Il fait signe qu'il veut écrire : nouvelles gaucheries affectées de La Rose, même silence de la part du maître qui écrit enfin.

LA ROSE.
À propos, Monsieur, je viens de quitter M. votre père, qui est très fâché du petit tour que vous lui avez fait. Il comptait sur vos remerciements : vingt-cinq louis valaient bien un petit mot, on ferait un discours académique à moins de cela.

MERVAIN fils.
Il fait signe à La Rose de se taire.

LA ROSE.
Oh ! Monsieur, cela ne m'est pas si aisé qu'à vous. (Autre signe de se taire.) Parbleu ! si tout le monde se tait ici comme vous, cela fera une maison fort gaie ! Je ne veux pas oublier ce que je sais, il faut que je parle.

MERVAIN fils.
Il fait signe à La Rose de cacheter sa lettre.

LA ROSE, à part.
Ah ! bon ! nous verrons s'il tiendra à celui-ci. (La Rose brûle la lettre en la cachetant. Mervain prend le bâton, le rosse et s'en va.) Peste soit du brutal ! encore s'il avait assaisonné cela de quelques paroles ! mais point.

SCÈNE VII.
MERVAIN PÈRE, LA ROSE.

MERVAIN.
Eh bien ! es-tu venu à bout de le faire parler ?

LA ROSE.
Non, de par tous les diables ! il n'y a point de mauvais tour que je ne lui aie fait, et, au lieu de me tenir de ces discours cavaliers qui lui étaient ordinaires, il a pris en silence le bâton que vous voyez et m'a roué de coups.

MERVAIN.
C'est qu'il n'est pas manchot, comme tu me disais. Et mon argent, lui en as-tu parlé ?

LA ROSE.
Point de réponse, Monsieur : oh ! il est muet comme tous les muets du sérail.

MERVAIN.
Comment ! est-ce que ma femme aurait raison y et qu'une paralysie subite tombée sur sa langue ?...

LA ROSE.
Oh ! oui, Monsieur : c'est cela, à coup sûr, mais la paralysie n'a point gagné le bras, je vous assure.

MERVAIN.
Vois qui est-ce qui frappe... Il faut que je sois bien malheureux ! Je n'ai qu'un fils, et je ne pourrai me voir revivre dans ses enfants, car personne n'en voudra en cet état-là.

LA ROSE.
Monsieur, c'est un de vos voisins : c'est M. L'Aposème qui vient, dit-il, de la part de Madame.

MERVAIN.
Faites entrer.

SCÈNE VIII.
L'APOSÈME, MERVAIN PÈRE, LA ROSE.

L'APOSÈME.
Monsieur, Mme Mervain m'a fait l'honneur de passer chez moi pour me dire de venir voir M. votre fils, qui est tout à coup devenu muet, à ce qu'elle dit.

MERVAIN.
Ne vous a-t-elle pas conté aussi ?...

L'APOSÈME.
Oui, Monsieur, que c'était l'effet d'un violent chagrin.

MERVAIN.
Eh ! croyez-vous cela possible ?

L'APOSÈME.
Comment, possible ! Et n'avez-vous pas ouï-dire cent fois que les grandes passions sont muettes ?

MERVAIN.
Oui, pour un moment, mais huit jours, Monsieur ?...

L'APOSÈME.
Il faut voir le sujet, Monsieur, il faut le voir: à la seule inspection je vais vous dire ce qui en est.

MERVAIN.
La Rose, fais venir mon fils.

LA ROSE.
Oui, Monsieur. (Il sort.)

SCÈNE IX.
L'APOSÈME, MERVAIN PÈRE.

MERVAIN.
Et supposé qu'il soit muet, la médecine a-t-elle des secrets ?...

L'APOSÈME, vivement.
Si elle en a ? Voilà un doute bien singulier ! Est-il un mal, un dérangement physique quelconque devant lequel la médecine s'arrête ?

MERVAIN.
Je sais que c'est l'opinion de vos confrères, mais...

L'APOSÈME.
Monsieur, les plaisanteries sur mon art sont un peu usées, Dieu merci, et la confiance que nous avons droit d'exiger ne se ridiculise plus en plein théâtre : prenez-y garde.

MERVAIN.
Tout comme il vous plaira pourvu que vous fassiez parler mon fils.

L'APOSÈME.
Si je le ferai parler ! oh ! je vous en réponds, quand il n'aurait parlé de sa vie...

MERVAIN.
Le voici.

SCÈNE X.
LES PRÉCÉDENTS, MERVAIN FILS.

L'APOSÈME.
Oh ! qu'il a bien les yeux d'un muet !

MERVAIN.
Comment ! est-ce que vous voyez cela dans les yeux ?

L'APOSÈME.
Une fonction interrompue altère toutes les autres : ne vous ai-je pas dit que la première inspection...

LA ROSE.
Oh ! oui, c'est vrai au moins : il ne regarde pas comme un autre ; ce que c'est que la médecine pour ouvrir l'esprit ! Je n'avais rien vu de cela.

MERVAIN.
Mon fils, voilà un habile homme qui vient examiner votre état et y apporter du remède.

MERVAIN fils.
Il fait signe que le docteur n'y fera rien.

L'APOSÈME.
Tout beau ! tout beau ! jeune homme : est-ce que vous êtes aussi un peu incrédule en médecine ?

MERVAIN fils.
Il fait signe que oui.

L'APOSÈME.
Tant pis, Monsieur, tant pis : l'on vous guérira de cette maladie-là. Voyons le bras... Eh ! donnez donc et ne faites pas l'enfant... (Il tâte le pouls.) La pulsation du mutisme... oui, le vrai pouls d'un muet.

MERVAIN.
Comment ! le pouls...

L'APOSÈME.
Tout s'y peint, tout s'y mesure, pour qui sait y voir et y entendre : vous n'avez donc pas vu ma thèse sur le pouls ?... Il n'y a pas un docteur indien qui en sache plus long que moi là-dessus... Mais il faut que je considère un peu la langue du malade. (Mervain fils refuse.) Il le faut, jeune homme, il le faut...

MERVAIN.
Ah ! mon fils, je t'en conjure.

L'APOSÈME.
Eh ! non, mon voisin, il n'y a qu'à le faire attacher. (Mervain fils veut fuir : le docteur le retient.) Doucement, s'il vous plaît. Oh ! vous me montrerez la langue ou vous direz pourquoi.

LA ROSE.
S'il est muet, comment voulez-vous qu'il vous le dise ?

L'APOSÈME, à La Rose.
Vous avez raison, mon ami : ce valet a de la justesse.

LA ROSE.
Monsieur, vous êtes bien bon.

L'APOSÈME.
Allons, beau muet, ne vous faites point tirailler et faites les choses de bonne amitié.

LA ROSE.
Pardi ! je tirerais fort bien la langue à M. le docteur.

MERVAIN fils.
Il rit et montre sa langue.

L'APOSÈME.
Belle et brillante pour des yeux ignorants, mais inflammatoire, engorgée pour les miens. Voilà qui est clair, et j'ai justement sur moi une lancette propre à faire une petite incision dans cette langue paresseuse.

MERVAIN fils.
Il s'échappe et s'enfuit.

LA ROSE.
Oh ! notre jeune maître n'aime pas la saignée : je le savais bien.

L'APOSÈME.
Monsieur, monsieur, voilà une conduite bien légère, c'est une rébellion en forme à la médecine : on n'en agit pas ainsi avec un homme tel que moi. Que diable ! je vous dis de faire attacher cet homme-là, et vous n'en faites rien et vous m'exposez à cet affront ?

MERVAIN.
Monsieur, on lui fera entendre raison.

L'APOSÈME.
La paralysie a attaqué une partie du cerveau aussi bien que la langue. Adieu, Monsieur, disposez votre malade et rendez-le plus docile, si vous voulez que je le revoie. Votre fils est muet et c'est à moi de le guérir.

SCÈNE XI.
MERVAIN PÈRE, LA ROSE.

LA ROSE.
Le docteur s'en va mécontent, car vous avez oublié la petite cérémonie de le payer.

MERVAIN.
Ah ! tu as raison, mais il reviendra. Voilà mon fils décidé muet : que je suis malheureux ! Il fallait qu'il aimât prodigieusement cette Émilie que je lui ai défendu de voir !

LA ROSE.
Voici Madame.

SCÈNE XII.
LES PRÉCÉDENTS, Mme MERVAIN.

Mme MERVAIN.
Je viens de rencontrer le docteur. Eh bien ! que vous avais-je dit ? Mervain est muet incontestablement.

MERVAIN.
Je le sais bien : je suis désespéré, car nous ne pourrons plus le marier.

Mme MERVAIN.
Ce serait le comble de l'infortune si je ne m'étais pas conduite comme je l'ai fait. J'ai été voir cette Émilie que vous refusiez à mon fils. Grâces, esprit, beauté, talents, c'est un prodige, et je serais étonnée que Mervain ne l'adorât pas dès qu'il l'a connue. J'ai fait plus, j'ai voulu voir son père : vous le croyez de vos ennemis, il n'en est rien ; vous en avez cru de mauvaises langues à ce qu'il m'a dit, et je l'ai trouvé tout disposé à faire tout pour vous.

MERVAIN.
Comment ! il désavoue...

Mme MERVAIN.
Tout. Laissez-moi achever : je suis revenue à sa fille, je lui ai conté notre infortune, elle y a été sensible, et, si vous le voulez, elle épouse votre fils.

LA ROSE.
Quoi ! tel qu'il est ? malgré toutes les paralysies possibles ? Voilà une bien honnête personne.

Mme MERVAIN.
Décidez-vous, mon mari... Eh! que savez-vous si, en lui accordant ce que vous lui aviez défendu d'espérer, vous ne lui causerez pas une révolution contraire à celle qui lui a ôté la parole ?

MERVAIN.
Oui, vous avez raison ; cela est très possible. Je confirme tout ce que vous avez fait, ma femme ; mais où avez-vous laissé Émilie ?

Mme MERVAIN.
Elle est ici, dans la chambre voisine.

MERVAIN.
Tant mieux, m'y voilà résolu : allons, je sacrifie mon petit ressentiment au bonheur de mon fils au vôtre, au mien, je consens à tout. La Rose, allez fait descendre mon fils : dites-lui qu'il n'est pas question de médecin. (La Rose sort.) Pour vous, ma femme, laissez-moi un moment essayer si la bonne nouvelle que je vais lui donner fera quelque effet.

Mme MERVAIN.
Vous ne voulez pas que j'en sois témoin ?

MERVAIN.
Je vous appellerai avec Émilie quand il sera temps. Le voici, rentrez vite.

SCÈNE XIII.
MERVAIN PÈRE, MERVAIN FILS.

MERVAIN.
Rassurez-vous, mon fils : il n'est pas question du docteur L'Aposème ni d'incision ; au contraire, je vais vous apprendre une bonne nouvelle ; ah ! cela vous émeut. Eh bien ! vous ne devinez pas !

MERVAIN fils.
Il fait signe que non.

MERVAIN.
Il est pourtant question d'Émilie. (L'agitation de Mervain fils est encore plus grande.) Oui, d'Émilie, que je ne connaissais point, mais que je trouve charmante, comme vous.

MERVAIN fils.
Il prend les mains de son père et les baise.

MERVAIN.
Demandez-la-moi en mariage et je vous donne.

MERVAIN fils.
Il ouvre dix fois la bouche, la renferme aussitôt et fait signe à son père qu'il ne peut la lui demander.

MERVAIN.
Il faut donc y renoncer ; car, assurément, une fille comme elle ne s'associera pas à un muet. (Mervain fils se jette aux pieds de son père.) Pauvre malheureux ! ah ! mon cœur se déchire : c'en est fait, je n'ai plus d'espérance. Venez, ma femme, venez : dans notre malheur, nous sommes trop heureux qu'Émilie se condamne à le partager.

SCÈNE XIV, et dernière.
LES PRÉCÉDENTS, ÉMILIE, Mme MERVAIN.

MERVAIN.
Rien ne peut réparer sa perte (à Émilie) puisque l'offre que je lui ai faite de vous accorder à sa demande n'a pu lui arracher un seul mot. (Mervain fils, étonné en voyant Émilie, tombe aux pieds de sa mère.)

Mme MERVAIN.
Triste infortuné ! tu vas du moins jouir de l'objet de tes vœux : oui, mon fils, Émilie consent à s'unir avec toi. Que ne lui devras-tu point ainsi que nous ?

ÉMILIE.
Ah ! Madame, si vous saviez ce que cet hymen a de charmes pour moi ! (À Mervain père.) Mais, Monsieur, c'est de votre main que je veux tenir celle de votre fils.

MERVAIN.
Volontiers, belle Émilie. (Il met la main de son fils dans celle d'Émilie.) Soyez heureuse et comptez sur le père le plus tendre et le plus reconnaissant.

ÉMILIE.
Mon bonheur est sûr et le vôtre aussi, Monsieur, et le vôtre, mère charmante d'un fils à qui je vais ordonner de sécher vos larmes. Oui, Mervain, oui, je suis satisfaite, oui, vous méritez mon cœur... Oui, vous savez aimer... parlez.

MERVAIN fils, avec transport.
Ah ! mon père ! Ô mère adorable ! Ô divine Émilie ! vous le savez, si je sais me soumettre et vous obéir.

LA ROSE.
Miracle !

Mme MERVAIN.
Ô mon fils ! Ô moment délicieux ! Je respire à peine.

MERVAIN.
Ma fille ! un peu trop d'art peut-être.

ÉMILIE.
Vous vous trompez, Monsieur, ce n'est point ce dénouement heureux que j'avais envisagé en exigeant de votre fils qu'il ne parlât que lorsqu'il en recevrait l'ordre de moi : je voulais éprouver son amour et surtout m'assurer qu'il savait se taire et dompter un penchant que je lui soupçonnais à l'indiscrétion. Le succès a passé mon attente.

MERVAIN fils.
Il a comblé la mienne, Émilie ; je suis à vous et j'y suis pour la vie : je n'ai point trop acheté le plus grand des bonheurs. Mais laissez-moi parler désormais pour vous dire sans cesse combien je vous adore.

FIN.

[Sganarelle est un nom récurrent dans l'œuvre de Molière, qui désigne plusieurs types de personnage : par exemple, dans Le Médecin malgré lui (1666), celui-ci est un médecin qualifié d'ivrogne et de paresseux par sa femme Martine.]


[Notes]

1. Source : Carmontelle, Vingt-Cinq Proverbes Dramatiques, Paris, Rion, 1878 ; par erreur, l'éditeur y attribua cinq de ces proverbes à d'autres auteurs, dont Louis-François Archambault, dit Dorvigny.

2. Transcription par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Février 2008]