PLUS HEUREUX QUE SAGE :
proverbe dramatique de Louis Carrogis, dit Carmontelle.
PERSONNAGES |
LISIDOR. |
CLARICE, fille de Lisidor. |
ISABELLE. |
ÉRASTE, amant de Clarice. |
DAMIS, amant d'Isabelle. |
PICARD, laquais. |
La scène est à Paris.
Le théâtre représente l'appartement de Lisidor.
SCÈNE I.
ÉRASTE, CLARICE.
Ils entrent sur la scène en conversant.
ÉRASTE.
Que m'apprenez-vous, chère Clarice ?
CLARICE.
Rien que de véritable.
ÉRASTE.
Je suis bien malheureux ! Je comptais me présenter aujourd'hui à votre père.
CLARICE.
Hélas ! mon cher Eraste !
ÉRASTE.
Et il a été accepté sur-le-champ ?
CLARICE.
Sur-le-champ.
ÉRASTE.
Mais vous ne le connaissez pas ?
CLARICE.
Mon Dieu ! non : je ne l'ai jamais vu.
ÉRASTE.
Et M. Lisidor ne te connaît pas non plus ?
CLARICE.
Pas plus que moi : il ne l'a jamais vu, mais c'est le fils de son meilleur ami.
ÉRASTE.
Quelle bizarrerie ! S'il était sot et mal bâti !
CLARICE.
Ah ! Éraste, ne pouvant être à vous, les autres hommes me seront également indifférents.
ÉRASTE, lui baisant la main.
Adorable Clarice !... Que nous sommes à plaindre !
CLARICE.
Que voulez-vous ?
ÉRASTE.
Au moins devait-on vous consulter.
CLARICE.
Vous ne connaissez pas mon père : il est maître absolu dans sa famille.
ÉRASTE.
Mais encore pouvait-il vous en toucher quelque chose...
CLARICE.
Oh ! oui : aussi m'a-t-il prévenue de son arrivée en m'ordonnant de le bien recevoir.
ÉRASTE.
Et quand arrive-t-il ?
CLARICE.
Incessamment, peut-être aujourd'hui.
ÉRASTE.
Aujourd'hui ! mon sort serait-il assez cruel ?
CLARICE.
Hélas ! Je suis aussi à plaindre que vous.
ÉRASTE.
Si j'avais plus de temps, peut-être qu'à l'aide de quelques amis communs j'aurais pu faire
changer les choses.
CLARICE.
Vaine espérance, Éraste !
ÉRASTE.
Comment ?
CLARICE.
Mon père a donné sa parole : rien ne l'en fera départir.
ÉRASTE.
Je suis le plus malheureux des hommes !
CLARICE.
Hélas !
ÉRASTE.
Et le nom de cet heureux rival !
CLARICE.
Je ne sais trop si je m'en souviendrai... Da... Dam...
ÉRASTE.
Damis ?
CLARICE.
Damis, justement.
ÉRASTE.
Damis.
CLARICE.
Oui, Damis.
ÉRASTE.
N'est-il pas de Pontoise ?
CLARICE.
Précisément.
ÉRASTE.
Est-il possible ?
CLARICE.
C'est lui-même : vous le connaissez ?
ÉRASTE.
Beaucoup. Vous ne vous trompez point ?
CLARICE.
Non, certainement. D'où vient cette surprise ?
ÉRASTE.
Ce Damis-là est le dernier des hommes, et lorsque M. Lisidor le connaîtra je ne doute point qu'il ne retire sa parole.
CLARICE.
Il faudrait de puissants motifs.
ÉRASTE.
Aussi s'en trouverait-il.
CLARICE.
Mais encore expliquez-moi ?...
ÉRASTE.
C'est un homme sans mœurs et sans foi, qui s'est plu à mettre le désordre dans plusieurs familles honnêtes en séduisant des filles qui avaient été jusqu'alors sans reproches.
CLARICE.
Ah ! ciel ! que me dites-vous là ?
ÉRASTE.
La vérité. Il y a quelques mois il paraissait sincèrement attaché à Isabelle, une des plus aimables filles de Pontoise : on s'imaginait qu'elle saurait fixer enfin son inconstance, mais il paraît qu'elle a été trompée comme toutes les autres.
CLARICE.
L'abominable homme !
ÉRASTE.
Et vous ne pensez pas que de pareilles raisons soient assez fortes pour rompre un engagement
qui ne peut que vous être funeste ?
CLARICE.
Hélas ! je crains bien que non.
ÉRASTE.
Vous m'étonnez !
CLARICE.
Non, mon cher Éraste, tout cela ne sera que de pures bagatelles aux yeux de mon père.
ÉRASTE.
Que bagatelles !
CLARICE.
Oui, de pures bagatelles. Mon père a là-dessus des façons de penser qui me paraissent bien
étranges : il ne fait point de différence d'une débauchée qui a dépouillé toute honte d'avec une personne vertueuse, mais faible, qui a eu le malheur de tomber dans les pièges d'un séducteur adroit. D'ailleurs il ne connaît pas d'autres vertus dans les personnes de votre sexe que cette probité que l'on doit apporter dans le commerce des affaires, mais il en dispense absolument avec nous...
ÉRASTE.
Oh bien ! Damis est véritablement son homme, il devrait l'épouser : mais vous le donner, à
vous ! rien n'est plus injuste : vos principes méritent au moins d'être respectés.
CLARICE.
Hélas ! il ne fait état que des siens ; mais retirez-vous : je crains qu'il ne rentre.
ÉRASTE.
Eh ! mais, je suis venu dans le dessein de lui parler.
CLARICE.
C'est une démarche inutile et qui ne fera que l'aigrir.
ÉRASTE.
Il faut en courir l'événement : je l'attendrai.
CLARICE.
Non, je vous prie : revenez plutôt.
ÉRASTE.
Eh ! pourquoi ?
CLARICE.
Ah ! s'il me voyait avec vous, tout serait perdu.
ÉRASTE.
Quoi ! dans sa propre maison ! dans un endroit ouvert à tout le monde !
CLARICE.
N'importe : il est tellement indisposé contre notre sexe qu'il nous croit toujours coupables
lors même qu'il n'y a pas lieu à un soupçon fondé.
ÉRASTE.
Voilà une étrange tyrannie !
CLARICE.
Mon père m'aime beaucoup, mais je suis la victime de ses faux principes : le malheur qu'il a eu
de ne fréquenter dans sa jeunesse que des femmes vicieuses lui a donné pour notre sexe une sorte de mépris général duquel je ne suis point exceptée. Mais... qu'entends-je ? Ciel ! c'est lui-même... Ah ! comment faire ?...
ÉRASTE.
Laissez : ne craignez rien.
SCÈNE II.
LISIDOR, ÉRASTE, CLARICE.
LISIDOR salue Éraste d'un air mécontent et embarrassé.
Monsieur, je suis votre serviteur. (À Clarice, d'un air courroucé.)
Que faites-vous ici, Mademoiselle ?
CLARICE.
Mon père, je ne fais que d'entrer pour recevoir monsieur, qui demandait à vous parler.
LISIDOR.
Eh bien ! Monsieur, que voulez-vous de moi !
ÉRASTE.
C'est M. Lisidor sans doute ?
LISIDOR.
Oui, c'est moi-même : à quoi puis-je vous être utile ?
ÉRASTE.
Ah ! Monsieur, permettez que cet embrassement... (Il l'embrasse.)
LISIDOR, avec embarras.
Monsieur...
ÉRASTE.
Vous exprime la joie que j'ai de vous voir. Vous ne me connaissez pas ?
LISIDOR.
Non, en vérité.
ÉRASTE.
Je suis de Pontoise et je m'appelle Damis.
CLARICE, à part.
Que lui va-t-il conter ?
LISIDOR, d'un air épanoui.
Eh quoi ! c'est vous, mon ami ? Ventrebleu ! qu'il est bien planté ! On ne m'avait pas trompé en me disant que vous étiez un joli homme. (À Clarice qui veut sortir.) Ici, petite fille : un moment.
ÉRASTE.
Monsieur, vous me flattez.
LISIDOR.
Ah ! de la modestie ! Bien, bien, j'aime assez cela : mais avec votre figure on peut s'en passer, mon gendre.
ÉRASTE.
Monsieur, j'ai toujours compté pour peu les avantages de la figure et je commencerais aujourd'hui à faire cas de la mienne si elle plaisait à la charmante Clarice.
LISIDOR.
Oui, oui, oui, elle lui plaira, je vous en réponds, moi : elle serait parbleu bien difficile ; vous pouvez compter sur ma parole. Écoute, Clarice, voilà le mari que je te donne : n'en es-tu pas contente ?
CLARICE.
Je suis disposée à vous obéir en tout, mon père.
LISIDOR, avec satisfaction.
Je m'en doutais ; ce que c'est que la bonne éducation ! (Il fait un signe de satisfaction à Clarice et la congédie.)
SCÈNE III.
LISIDOR, ÉRASTE.
LISIDOR.
Eh bien ! mon gendre, qu'en dites-vous ? Elle n'est pas mal, au moins, ma Clarice, et vous ne
devez pas être fâché de l'emplette.
ÉRASTE.
Ah ! Monsieur, je serai le plus heureux des hommes !
LISIDOR.
J'ai pris tous les soins imaginables pour la bien élever : je n'en garantis pas absolument le succès, car vous savez aussi bien que moi ce que c'est que les femmes ; mais si l'on peut répondre de quelqu'une, tenez, c'est de ma Clarice.
ÉRASTE.
Monsieur, vous pouvez en répondre hardiment : la réputation de mademoiselle...
LISIDOR.
Eh ! mon Dieu ! mon gendre, ne nous faisons point d'illusions ; ma fille est bien née, je la crois sage, vous le croyez aussi : voilà tout ce qu'il faut. Tâchons de demeurer l'un et l'autre dans cette persuasion le plus longtemps que nous pourrons, et nous serons heureux.
Oh ! çà, depuis quand êtes-vous arrivé de Pontoise ?
ÉRASTE.
À l'instant ; j'ai pris à peine le temps de me débarrasser de mes habits de voyage.
LISIDOR.
Vous avez bien fait ! mais il fallait descendre chez moi et y faire conduire votre bagage : au
point où nous en sommes, vous devez regarder ma maison comme la vôtre. Et le papa Géronte, comment se porte-t-il ?
ÉRASTE.
Tout doucement : autant que le comporte son grand âge.
LISIDOR.
Hom ! hom ! mais il n'est pas si vieux.
ÉRASTE.
Non, pas absolument, si vous voulez, mais ses infirmités le vieillissent un peu.
LISIDOR.
Ses infirmités ? je ne lui en connais pas d'autres que sa goutte.
ÉRASTE.
C'est cela même ; c'est une terrible infirmité que celle-là : convenez qu'elle en vaut bien d'autres.
LISIDOR.
Je vous en réponds, je le sais par expérience. Il souffre donc beaucoup, le bonhomme ?
ÉRASTE.
Excessivement.
LISIDOR.
J'en suis vraiment fâché. Ce sont des fruits de la vieille guerre : nous étions deux égrillards. Mais, dites-moi : devient-il un peu plus raisonnable ? je le sermonne actuellement, moi. Tenez, mon gendre, il est un temps pour tout : on m'a dit de vos nouvelles ; je ne
vous en fais pas de reproche ; à votre âge rien n'est plus naturel.
ÉRASTE.
Moi, Monsieur ?
LISIDOR.
Oui, vous. Il est inutile de faire ici le mystérieux ; d'ailleurs, il suffit de vous voir, mon gendre : où est le joli homme qui n'ait eu des aventures galantes ?
ÉRASTE.
Monsieur, ce sont des bagatelles que je tâche d'oublier.
LISIDOR, riant.
Eh ! oui, oui, oui, tâchez, tâchez toujours : les nouvelles aventures font oublier les vieilles ; mais, pour notre ami, franchement, je le désapprouve. (À demi-bas.) Dites un peu : qu'est devenue la petite Manon, cette brune-là, qui déplaît tant à Mme Géronte ?
ÉRASTE.
Monsieur, je ne sais ce que vous voulez dire.
LISIDOR.
Allons donc, quel enfantillage ! vous ne me persuaderez pas que vous ignorez ces choses-là.
ÉRASTE.
Monsieur, en tout cas, je mets tout en œuvre pour les oublier bien vite, et j'y réussis.
LISIDOR.
Bien, bien, j'aime votre discrétion, mon gendre, je ne puis vous en savoir mauvais gré : mais
apprenez que je suis l'intime de votre père, et quoique je ne l'aie pas vu depuis près de vingt ans, il n'a pas d'ami plus chaud que moi : je m'intéresse vivement à tout ce qui le concerne, et j'ai soin de le tancer comme il le mérite de ses folies : ainsi vous ne risquez rien de
vous ouvrir à moi.
ÉRASTE.
J'y serais très disposé, Monsieur, mais, à vous parler franchement, je m'occupe peu de la conduite de mon père, pour jouir de mon côté d'une liberté plus entière : ce sont nos conventions.
LISIDOR, riant.
Eh ! eh ! eh ! l'habile garçon ! Oh ! çà, brisons là-dessus, Monsieur le discret, nous n'en serons pas moins bons amis. Dites un peu, il ne viendra pas, suivant toute apparence, le pauvre cher homme ? (À Éraste, qui a l'air inquiet.) Vous avez l'air inquiet, mon gendre,
qu'avez-vous ?
ÉRASTE.
Je vous demande pardon, Monsieur... j'ai donné à mon valet... quelques ordres...
LISIDOR.
Liberté entière, mon gendre, liberté. (Éraste sort.)
SCÈNE IV.
LISIDOR.
Il n'est ma foi pas mal, ce garçon-là, pas mal du tout. J'avais quelque inquiétude sur la parole que j'ai donnée à mon vieil ami sans connaître son fils : mais heureusement je n'ai point à me repentir, et la petite fille doit être fort contente.
SCÈNE V.
LISIDOR, PICARD.
PICARD, annonçant.
M. Damis.
LISIDOR.
Comment dis-tu ?
PICARD.
M. Damis, Monsieur.
LISIDOR.
Mon gendre ! Eh ! parbleu ! il sort d'ici. (Picard sort.)
SCÈNE VI.
LISIDOR, ISABELLE en homme.
(Isabelle travestie en homme entre, une lettre à la main, et salue Lisidor sans rien dire.)
LISIDOR.
Qui demandez-vous, Monsieur ?
ISABELLE.
M. Lisidor : je viens lui présenter mes très humbles respects.
LISIDOR.
De quelle part ? qui êtes-vous ? voilà bien des révérences.
ISABELLE.
Je suis Damis, de Pontoise.
LISIDOR, avec la plus grande surprise.
Qui ? vous !
ISABELLE.
Voici une lettre de mon père, qui vous expliquera le sujet de ma visite.
LISIDOR la prend avec empressement.
Voyons. C'est, parbleu ! son écriture. (Il lit bas.) Je suis confondu. Voilà une étrange effronterie !
ISABELLE, qui a entendu les derniers mots, inquiète et déconcertée.
Ah ! ciel ! tout est découvert : je suis perdue ! (Haut.) Cet accueil me surprend, Monsieur, et la lettre de mon père semblait me promettre...
LISIDOR.
Ce n'est pas pour vous que je parle, mon cher ami : mais il vient de m'arriver une singulière aventure.
ISABELLE.
Comment donc ?
LISIDOR.
Un maître fourbe sort d'ici qui s'est annoncé sous votre nom.
ISABELLE, intriguée, à part.
Damis m'aurait-il prévenue ? (Haut, riant forcément.) Le tour est vraiment original !
LISIDOR, sérieusement.
Dites que le tour est pendable, mon ami, dites que le tour est pendable. Comment, morbleu ! m'affronter ainsi, moi !... Ah ! je lui apprendrai à qui il se joue.
ISABELLE, d'un ton mal assuré.
Monsieur, je me flatte que vous ne doutez pas...
LISIDOR.
Eh ! non, vous dis-je : la chose est claire maintenant. Vous avez l'air d'un honnête homme, vous : d'ailleurs la lettre de votre père ne me laisse aucun doute... Ce drôle-là est un hardi coquin.
ISABELLE.
Je vous assure...
LISIDOR.
Mais je le tiens et il sera la dupe de sa propre ruse.
ISABELLE.
Comment ferez-vous ?
LISIDOR.
Il doit revenir, et, comme il ne sait point votre arrivée, je me propose de le confondre et de le mettre entre les mains de la justice.
ISABELLE, intriguée et alarmée.
Ah ! gardez-vous-en bien.
LISIDOR.
Eh ! pourquoi ?
ISABELLE.
Peut-être est-ce un jeune fou sans expérience.
LISIDOR.
Tant pis pour lui.
ISABELLE.
Qui ne sentait pas la conséquence d'une pareille démarche.
LISIDOR.
Il l'apprendra.
ISABELLE.
Voudriez-vous causer la perte de ce malheureux ?
LISIDOR.
C'est sa faute.
ISABELLE.
Jeter la désolation dans une famille honnête et la couvrir de honte ?
LISIDOR.
J'en suis fâché ; mais si vous fussiez arrivé plus tard de quelques jours il épousait ma fille. Hein ! l'histoire aurait-elle été gentille ? Un malheureux aventurier, que sais-je, moi ? Je m'en rapporte à vous.
ISABELLE.
Votre colère est juste, mais permettez-moi aussi quelques réflexions : si c'était quelque amant secret de votre fille ? car elle ne m'a jamais vu, et, si elle a le cœur prévenu pour quelque autre, ils ont pu concerter ensemble la supercherie qui vous chagrine. Songez-y.
LISIDOR.
Effectivement : ce que vous me dites là peut fort bien être vrai.
ISABELLE.
Faites-y attention : il serait très fâcheux de prendre un parti qui compromettrait l'honneur de
votre fille et le vôtre.
LISIDOR.
J'ai peine à croire que ma fille ait osé se prêter à une pareille action ; mais ce maudit sexe-là est si trompeur que, franchement, je ne pourrais en répondre.
ISABELLE.
C'est pour cela que je vous conseille de demeurer en repos et de vous contenter de faire défendre votre porte à l'imposteur.
LISIDOR.
Non ferai, de par Dieu ! je vais commencer par interroger Clarice, et si je la trouve coupable, un bon couvent m'en fera raison.
ISABELLE.
Comment y parviendrez-vous ? Elle ne l'avouera pas.
LISIDOR.
Je l'y forcerai bien.
ISABELLE.
Le sexe est si dissimulé ! vous le savez.
LISIDOR.
Oh ! s'il est dissimulé, je suis fin, moi, et l'on ne me trompe pas aisément.
ISABELLE.
À votre place, ce ne serait point le parti que je prendrais.
LISIDOR.
Eh ! que feriez-vous ?
ISABELLE.
Sans revenir sur ce qui s'est passé, je bannirais le faux Damis et je suivrais mon premier
dessein.
LISIDOR.
Eh quoi ! mon ami, êtes-vous toujours dans la résolution d'épouser ma fille ?
ISABELLE.
De tout mon cœur.
LISIDOR.
Que je vous embrasse ! vous pensez en brave garçon.
ISABELLE.
Bon ! ne sais-je pas que ces petites fantaisies-là passent chez les filles en aussi peu de temps qu'elles leur viennent.
LISIDOR.
Vous avez raison: touchez là, mon gendre; ma foi ! vous pensez sensément ; à votre âge c'est vraiment extraordinaire. Quel âge avez-vous ? vous me paraissez bien jeune.
ISABELLE.
Mais ! Quelque vingt-cinq ans.
LISIDOR.
Parbleu ! on ne s'en douterait pas : à peine vous donnerais-je dix-huit ans. Morbleu ! le bel âge ! et qu'il passe vite ! Mon gendre, vous vous en apercevrez.
ISABELLE.
Oh ! Monsieur, je vois mes belles années s'écouler sans peine.
LISIDOR.
Et vous ne les employez pas mal ; je sais de vos nouvelles. (Riant.) Eh ! eh ! eh ! vous connaissez à Pontoise une certaine Isabelle, n'est-ce pas ? Eh ! eh ! eh !
ISABELLE, déconcertée.
Moi, Monsieur ?
LISIDOR.
Vous, oui, vous. Allez, allez, mon garçon, rassurez-vous : ce n'est pas que je vous en fasse des reproches.
ISABELLE.
Mais encore un coup ; Monsieur, que vous a-t-on dit de cette Isabelle ?
LISIDOR.
Bon ! ce que l'on en devait dire : c'est quelque petite coquette, là, comme on en trouve tant à votre âge, qui vous a fait passer agréablement quelques mois.
ISABELLE.
Monsieur, vous vous trompez, et vous êtes mal informé : je ne connais point cette Isabelle, dont j'ai seulement entendu parler comme d'une très honnête fille.
LISIDOR.
Encore une fois, mon gendre, je ne vous en veux pas de mal. Lorsque j'étais jeune, je faisais
comme vous, et je ne suis pas assez injuste pour blâmer dans les autres ce dont je n'ai pu me garantir moi-même. Mais je vous amuse ici ; vous voudriez voir votre future, n'est-ce pas ? Entrez, je vous suis à l'instant. (Isabelle sort.)
SCÈNE VII.
LISIDOR.
Parbleu ! l'aventure est comique, et le véritable Damis a suivi de près l'imposteur. Un petit moment plus tôt ils se rencontraient, et...
SCÈNE VIII.
LISIDOR, PICARD.
PICARD.
Il y a encore là-bas un monsieur qui dit s'appeler M. Damis et qui demande à vous parler.
LISIDOR.
Encore un Damis ? je crois qu'il en pleut.
PICARD.
Ferai-je entrer, Monsieur ?
LISIDOR, à part.
Oh ! parbleu ! Je tiens celui-ci. (Haut, à Picard.) Oui, et dis à mon gendre que je l'attends ici.
SCÈNE IX.
LISIDOR, DAMIS.
LISIDOR.
Entrez, Monsieur, entrez ; vous êtes M. Damis de Pontoise, n'est-ce pas ?
DAMIS, saluant.
À vous servir, Monsieur.
LISIDOR, à part, examinant la contenance de Damis.
Voilà, sur ma parole, un des plus hardis fripons que je connaisse.
DAMIS.
Permettez que cet embrassement...
LISIDOR, lui tournant le dos.
Doucement, Monsieur, doucement, c'est pousser un peu trop loin l'effronterie.
DAMIS.
Cet accueil a lieu de me surprendre, et dans les termes où mon père m'a dit que nous en étions ! je n'avais pas lieu de m'y attendre.
LISIDOR.
Dans un instant vous aurez l'explication de tout ceci, M. le fourbe.
DAMIS.
Monsieur, voilà des épithètes qui ne me conviennent point du tout.
SCÈNE X.
LISIDOR, DAMIS, ISABELLE.
DAMIS, apercevant Isabelle, à part.
Ciel ! que vois-je ?
ISABELLE, à part.
Voila mon perfide : armons-nous de courage.
LISIDOR, examinant la confusion de Damis.
Le voilà pris. (Haut.) Eh bien ! M. l'affronteur, connaissez-vous ce cavalier-là ?
DAMIS, déconcerté, à part.
C'est Isabelle ! quel étrange événement ! (Haut, à Lisidor.) Je ne puis vous dissimuler
ma surprise ; mais...
LISIDOR, furieux.
Mais, mais : vous osez ainsi vous jouer à moi ?
DAMIS.
J'avoue ma faute, Monsieur, et...
LISIDOR.
Il est parbleu bien temps, et je trouve l'aveu plaisant. Holà ! ho ! qu'on m'aille chercher un
commissaire.
ISABELLE.
Eh ! Monsieur, laissez : sa confusion nous venge assez.
LISIDOR.
Je suis votre serviteur.
DAMIS.
L'arrivée de votre commissaire sera fort inutile, Monsieur : c'est de mademoiselle seule que j'attends ma grâce ou ma punition ; je suis depuis longtemps en proie à un remords qui me déchire.
LISIDOR.
Mademoiselle ! il extravague.
DAMIS, se jetant aux pieds d'Isabelle.
Charmante Isabelle, aurez-vous l'indulgence de pardonner à un perfide qui ne mérite que votre colère ? Me permettrez-vous de vous offrir un cœur que l'ambition vous enlevait, mais que l'amour vous ramène ?
ISABELLE, attendrie.
Ah ! Damis !
LISIDOR, à Isabelle.
Mon gendre que veut dire tout ceci ?
SCÈNE XI, et dernière.
LISIDOR, DAMIS, ISABELLE, ÉRASTE.
ÉRASTE, à Lisidor.
Je viens, Monsieur, vous demander pardon d'une supercherie qui a dû vous offenser, quoique la circonstance pût la rendre excusable : je me présente sous mon vrai nom...
LISIDOR.
À l'autre ! je crois que j'en deviendrai fou. Oh ! çà, messieurs, puisque vous voilà rassemblés, dites-moi de grâce qui de vous trois s'appelle Damis ?
DAMIS.
Il ne faut pas vous abuser plus longtemps, Monsieur : c'est moi qui m'appelle Damis, et qui devais épouser votre fille, mais j'ai donné ma foi à Isabelle et rien au monde ne pourra désormais rompre nos engagements.
LISIDOR.
Voilà un fort sot compliment, M. Damis, et vous pouviez vous épargner la peine de venir
le faire ici.
DAMIS.
Je ne vous dissimule pas que j'étais venu dans un autre dessein : honteux de ma perfidie, je n'osais me présenter devant celle qui en était l'objet. L'intérêt m'amenait aux pieds de Mlle votre fille : je rencontre l'adorable Isabelle, l'amour et la vertu remportent la victoire, et je lui rends un cœur que j'ai le bonheur de voir bien reçu, quoiqu'il soit si peu digne d'elle.
LISIDOR, avec le plus grand étonnement.
Isabelle ?
ISABELLE.
Vous la voyez devant vous, Monsieur, confuse de la tromperie qu'elle vous a faite : elle vous
croit trop généreux pour troubler le bonheur de deux amants aussi tendrement unis.
LISIDOR.
Au diable les amants ! J'avais bien besoin, d'être mêlé dans toutes ces tracasseries-là, moi !
ÉRASTE.
Vous pouvez aisément réparer tout ceci, vous m'avez accepté tantôt sous le nom de Damis :
oserais-je me flatter que vous ne me rejetterez pas lorsque vous saurez mon vrai nom ? Je m'appelle Éraste, et je suis fils de Lysimon ?
LISIDOR.
Lysimon !
ÉRASTE.
Oui, Monsieur ; connaîtrez-vous mon père ?
LISIDOR.
Oui, un peu ; j'ai fait avec lui un voyage en Italie, il y à bien longtemps : c'est un très brave homme.
ÉRASTE.
Je m'estimerai fort heureux si cette ancienne connaissance vous prévient favorablement pour
moi.
LISIDOR.
Oui-da, nous verrons : j'écrirai à M. votre père, vous pouvez espérer cependant.
ÉRASTE.
Ah ! Monsieur, vous me rendez le plus heureux de tous les hommes. Ce coup inopiné du sort
justifie le proverbe : Plus heureux que sage.
FIN.
[Notes]
1. Source : Carmontelle, Vingt-Cinq Proverbes Dramatiques, Paris, Rion, 1878 ; par erreur, l'éditeur y attribua cinq de ces proverbes à d'autres auteurs, dont Louis-François Archambault, dit Dorvigny.
2. Transcription par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Février 2008]