LE SOURD :

proverbe dramatique de Louis Carrogis, dit Carmontelle.

PERSONNAGES
M. DE L'ORME, sourd.
Mlle DE L'ORME, fille de M. de L'Orme.
M. DE MIRVILLE.
M. DUMONT.
HENRIETTE, femme de chambre de Mlle de L'Orme.
M. RONSIN, notaire.
UN LAQUAIS.

La scène est chez M. de L'Orme.


SCÈNE I.
M. DE L'ORME, Mlle DE L'ORME.

M. DE L'ORME.
Ah ! ça, ma fille, je n'ai point voulu vous parler de mariage jusqu'à présent, mais vous verrez arriver aujourd'hui le fils de M. Dumont, qui est un garçon sage, aimable que je vous destine : il vient ici par le carrosse de Tours, préparez-vous à le bien recevoir.

Mlle DE L'ORME.
Mais, mon père, je ne veux point me séparer de vous et je n'ai point envie de me marier.

M. DE L'ORME.
Vous serez ravie de vous marier ! Je le crois bien. Je voudrais voir le contraire, quand c'est moi qui ai arrangé cette affaire depuis dix ans.

Mlle DE L'ORME.
Je ne dis pas cela, mon père : je dis que rien ne presse et que je veux rester avec vous.

M. DE L'ORME.
Vous marier paraît doux, parce que c'est ma volonté apparemment ?

Mlle DE L'ORME.
Mais, mon père...

M. DE L'ORME.
Hein ?

Mlle DE L'ORME.
Je ne dis pas cela.

M. DE L'ORME.
Vous aimez cela ? Voilà ce qu'une fille ne doit pas dire, mais aujourd'hui je vous le passe : il ne faut pourtant pas que M. Dumont le sache, mais il faut le bien recevoir.

Mlle DE L'ORME.
Vous ne m'entendez pas.

M. DE L'ORME.
Que je ne m'y attende pas ?

Mlle DE L'ORME.
Je vous dis, mon père, que je ne veux pas me marier sitôt.

M. DE L'ORME.
Il faut vous marier au plus tôt ? Eh bien ! puisque vous êtes si pressée, je ne veux pas perdre de temps, je suis de votre avis ; je m'en vais chez mon notaire faire dresser les articles, je ne veux pas que cela traîne. Peste ! avec cet empressement-là, on ne sait pas ce qu'il peut arriver.

Mlle DE L'ORME.
Mais, mon père, écoutez donc mes raisons...

M. DE L'ORME.
Oh ! je le crois bien, que vous trouerez que j'ai raison. À la bonne heure ; c'est toujours bien fait de s'expliquer, on ne se querelle jamais que faute de s'entendre. Je n'ai plus que faire de vous recommander de bien recevoir M. Dumont. Adieu, adieu ; je reviendrai bientôt.

SCÈNE II.
Mlle DE L'ORME, HENRIETTE.

HENRIETTE.
Eh bien ! Mademoiselle, avez-vous parlé à M. votre père ? Est-il vrai que M. Dumont arrive aujourd'hui?

Mlle DE L'ORME.
Il n'est que trop vrai.

HENRIETTE.
De quoi êtes-vous convenue avec lui ?

Mlle DE L'ORME.
De rien : je n'ai jamais pu m'en faire entendre.

HENRIETTE.
Cela est quelquefois commode d'avoir un père ou un mari sourd, mais non pas dans ce moment-ci, où il n'y a pas de temps à perdre : cependant il faut que vous sachiez une chose, c'est que votre amant du couvent est ici.

Mlle DE L'ORME.
Le chevalier de Mirville ? Et comment cela ?

HENRIETTE.
Il a appris à Tours que M. Dumont mariait son fils à Paris à la fille de M. de L'Orme, il est parti sur-le-champ : il veut vous parler, il croit que vous le trahissez et que vous consentez à ce mariage ; je l'ai vu, il va venir ici dans le moment.

Mlle DE L'ORME.
Ah ! qu'il s'en garde bien ! Mon père va rentrer : Henriette, va plutôt le trouver, dis-lui bien...

HENRIETTE.
Ma foi, Mademoiselle, dites-lui vous-même, car le voilà.

SCÈNE III.
Mlle DE L'ORME, M. DE MIRVILLE, HENRIETTE.

M. DE MIRVILLE.
Oui, Mademoiselle, c'est moi qui veux savoir de vous-même si vous m'abandonnez, si vous m'avez assez peu aimé pour consentir aujourd'hui à en épouser un autre ?

Mlle DE L'ORME.
Ah ! Chevalier, pouvez-vous avoir cette pensée ? Mais si vous m'aimez encore, à quoi m'exposez-vous par cette imprudence ! Mon père peut nous surprendre : fuyez promptement.

M. DE MIRVILLE.
Ne craignez rien, il ne me connaît pas, et il me sera facile de le tromper : mais dites-moi donc quel est votre dessein et comment parer ce mariage odieux ? Il n'y a rien que je ne fasse pour le rompre, si vous y consentez et si vous m'aimez encore.

Mlle DE L'ORME.
Ah ! Chevalier, si je vous aime !... Mais comment parvenir seulement à éloigner ce mariage ?

M. DE MIRVILLE.
En ayant la fermeté de refuser celui qu'on vous propose.

Mlle DE L'ORME.
Mais si mon père veut absolument me forcer ?

M. DE MIRVILLE.
Vous forcer ! le peut-il ? Est-il maître de vous faire signer malgré vous ? Il vous mettra dans un couvent, mais peut-il vous faire religieuse sans votre consentement ? Il est question du bonheur de votre vie, du mien : vous dites que vous m'aimez, et vous croyez que je souffrirai...

Mlle DE L'ORME.
Comment ?...

M. DE MIRVILLE.
Non, ne croyez pas que Dumont vous épouse tant que je vivrai.

HENRIETTE.
Mais, Mademoiselle, M. le Chevalier a raison ; qui peut engager M. votre père à faire ce mariage ? Connaît-il seulement celui qu'on vous destine ? C'est le fils d'un de ses anciens amis, mais il ne l'a jamais vu. On marie ses enfants comme on vend son cheval : on dit toujours que c'est la meilleure acquisition qu'on puisse proposer et l'on ne cherche qu'à s'en défaire et à se tromper l'un l'autre.

M. DE MIRVILLE.
Et l'on désunit deux cœurs que le ciel semblait avoir formés pour faire leur bonheur.

HENRIETTE.
J'entends quelqu'un. Ah! c'est M. votre père, Mademoiselle !

M. DE MIRVILLE.
Soyez tranquille et laissez-moi faire.

SCÈNE IV.
M. DE L'ORME, Mlle DE L'ORME, M. DE MIRVILLE, HENRIETTE.

M. DE L'ORME, embrassant M. de Mirville.
Eh ! le voilà, ce cher enfant ! embrasse-moi.

M. DE MIRVILLE.
Monsieur...

HENRIETTE.
D'où connaît-il donc le chevalier, Mademoiselle?

Mlle DE L'ORME.
Je n'en sais rien.

M. DE MIRVILLE.
Monsieur, j'arrive dans l'instant de Versailles...

M. DE L'ORME.
De Marseille ! mais tu rêves. Ton père m'a écrit que tu n'étais jamais sorti de Tours.

M. DE MIRVILLE.
Mon père ?

M. DE L'ORME.
Par terre ! ah ! c'est que tu as voyagé par la Loire apparemment ; c'est une belle rivière. Eh bien ! dis-moi donc, pourquoi ne vient-il pas aussi le bonhomme Dumont ? Est-ce qu'il est toujours aussi déterminé que de mon temps ! C'est insupportable !

HENRIETTE, à M. de Mirville.
Il vous prend pour son gendre futur : profitez de la circonstance.

M. DE MIRVILLE.
Il engage fort à le tromper, toujours.

M. DE L'ORME.
Tu ne dis rien. Est-ce que tu n'es pas content de ma fille ? Quant à moi, je la trouverais bien dégoûtée si elle ne t'aimait pas déjà.

M. DE MIRVILLE.
Monsieur, elle a trop d'appas...

M. DE L'ORME.
Quand nous ferons le contrat ? Ah ! voilà un empressement qui me plaît ; mais ce sera tout à l'heure ; je viens de chez mon notaire qui doit se rendre ici : tout est arrangé.

SCÈNE V.
LES PRÉCÉDENTS, M. RONSIN, UN LAQUAIS.

LE LAQUAIS.
M. Ronsin.

M. DE L'ORME.
Qu'est-ce que tu dis ? Approche ici.

LE LAQUAIS.
M. Ronsin, Monsieur.

M. DE L'ORME.
Ah ! le voilà ! Monsieur Ronsin, vous ne pouviez pas venir plus à propos. Asseyons-nous. Tenez, voilà mon gendre.

M. RONSIN.
Monsieur, Mlle votre fille doit en être contente.

M. DE L'ORME.
Combien il a de rentes ? voilà bien comme sont les gens d'affaires : ils n'estiment un homme que selon le revenu qu'il a ; pour moi, celui-ci me plaît fort.

HENRIETTE, à M. de Mirville.
Cet homme-ci est incorruptible, je vous en avertis et je ne sais pas comment vous sortirez de ceci.

M. DE MIRVILLE.
Ma foi, ni moi non plus : nous verrons.

M. RONSIN.
Monsieur, je n'ai pas mis vos qualités, parce que je ne les savais pas. Il ne manque que cela au contrat.

M. DE MIRVILLE.
Je vous les dicterai.

M. DE L'ORME.
Qu'est-ce qu'il dit ?

M. RONSIN.
Qu'il va me dicter ses qualités.

M. DE L'ORME.
Que vous êtes entêté ? Il vous connaît bien.

M. RONSIN.
Allons, monsieur, quand il vous plaira.

M. DE MIRVILLE.
Mettez, Germain de Monfort, chevalier de Mirville.

M. RONSIN.
Mais ce n'est pas ce nom-là que M. de L'Orme m'avait dit.

M. DE MIRVILLE.
C'est qu'il ne le savait pas.

Mlle DE L'ORME.
Henriette, je tremble.

M. DE L'ORME.
Qu'est-ce qu'il dit ?

M. RONSIN.
Qu'il s'appelle Monfort de Mirville.

M. DE L'ORME.
Myrtile, c'est un nom de berger ; tant mieux, ce sera un mari constant, ma fille : mais pourquoi Myrtile ?

M. DE MIRVILLE.
C'est un nom de terre.

M. DE L'ORME.
C'est le nom de ton père : je ne savais pas cela, moi ; pourquoi diable a-t-il deux noms ?

M. RONSIN.
Vos qualités ?

M. DE MIRVILLE.
Capitaine des grenadiers au régiment de Forêt.

M. RONSIN.
Fort bien.

M. DE L'ORME.
Après ?

M. RONSIN.
Capitaine des grenadiers au régiment de Forêt.

M. DE L'ORME.
Maître particulier des eaux et forêts, c'est une belle charge ; mais ton père ne m'avait pas mandé un mot de cette charge. À la bonne heure.

M. RONSIN.
M. de L'Orme, je ne comprends rien à cela.

M. DE L'ORME.
Vous entendez bien cela ? Et moi aussi.

M. RONSIN.
Mais il n'y a pas un mot de tout ce que vous m'avez dit chez moi.

M. DE L'ORME.
Je suis servi sur les deux toits ? eh ! mais, je le crois bien : je ne fais que de bonnes affaires, moi ; signons, signons.

M. RONSIN.
Mais auparavant, songez à ce que vous allez faire ; je ne vous conseille pas de signer.

M. DE L'ORME.
Si mon gendre voudra signer ?

M. DE MIRVILLE.
Ah ! Monsieur, je ne demande pas mieux : rien ne peut m'arrêter.

M. DE L'ORME.
Oui, oui, vous avez raison, il est vieux et ne fait que radoter : signons, signons.

(Ils signent tous.)

M. RONSIN.
Ma foi, comme vous voudrez, cela ne me fait rien du tout.

M. DE MIRVILLE.
M. Ronsin, il n'y a pas de votre faute : laissez les choses comme elles sont.

M. RONSIN.
Moi, monsieur, quand un acte est passé et signé, je ne peux rien y changer ; si tout cela vous rend heureux, mademoiselle et vous, j'en serai charmé. Serviteur. (Il sort.)

SCÈNE VI.
M. DE L'ORME, Mlle DE L'ORME, M. DE MIRVILLE, HENRIETTE.

M. DE L'ORME.
Qu'est-ce qu'il vous a dit là ? Vous l'avez connu d'abord ; il est vrai qu'il est d'un entêtement à impatienter. Ah ! il faut que je lui dise un mot. (Il va pour sortir et il revient.)

M. DE MIRVILLE.
Croyez-vous à présent que notre bonheur ne soit pas entièrement assuré ?

Mlle DE L'ORME.
Je n'ose encore m'en flatter. Mon père revient.

M. DE L'ORME.
Oh ! je lui parlerai demain. Oui, mes enfants, je ne veux pas vous quitter.

SCÈNE VII.
LES PRÉCÉDENTS, M. DUMONT, UN LAQUAIS.

LE LAQUAIS.
Monsieur Dumont, Monsieur.

M. DE L'ORME.
Eh bien ! le voilà. Pourquoi crier si fort ? Il semble qu'il parle à un sourd. (À M. Dumont.) Ah ! Monsieur, qu'est-ce que vous voulez ?

Mlle DE L'ORME.
Ah ! Chevalier !

HENRIETTE, à M. Dumont.
Vous voyez que M. de L'Orme n'aime pas qu'on crie en lui parlant.

M. DE L'ORME.
Eh bien ! parlez donc.

M. DUMONT.
Monsieur, je n'ai pas l'honneur d'être connu de vous, mais vous saurez qui je suis quand vous aurez lu la lettre de mon père.

M. DE L'ORME.
Une lettre d'affaire, nous verrons cela demain. (Il met la lettre dans sa poche.)

M. DUMONT.
Mais, Monsieur...

M. DE L'ORME.
Vous voulez peut-être une réponse. Allons, allons. Mon gendre, vous voulez bien ?

M. DUMONT.
Son gendre !

M. DE L'ORME, il lit.
Hum, hum, hum... Ah ! le pauvre bonhomme ! hum, hum... Fort bien, fort bien. C'est une lettre de votre père : mais pourquoi ne me l'avez-vous pas remise ? Ah ! c'est que vous l'aviez oubliée, et vous l'avez envoyé chercher. (À M. Dumont.) Allons, c'est bon, laissez-nous.

M. DUMONT.
Comment, Monsieur, auriez-vous pris mon nom pour ?...

M. DE MIRVILLE.
Non, Monsieur, et vous pouvez voir le contrat qui vient d'être signé : j'aimais Mademoiselle, et son père vient de me l'accorder.

M. DUMONT.
J'entends, Monsieur, je serais fâché de troubler votre bonheur ; mais M. de L'Orme a tort de venir me faire essuyer un affront ; oui, M. de L'Orme.

M. DE L'ORME.
Qu'est-il qu'il a donc ?

M. DUMONT, criant.
Monsieur, je me nomme Dumont.

M. DE L'ORME.
Vous ?

M. DUMONT, criant.
Oui, Monsieur, et il n'est pas honnête à vous de me faire venir ici pour me manquer de parole.

M. DE L'ORME.
Comment ?

M. DUMONT, criant.
Vous venez d'accorder Mlle votre fille à monsieur.

M. DE L'ORME.
Sans doute : est-ce que vous êtes son frère ?

M. DUMONT, criant.
Non, Monsieur, mais il ne se nomme pas Dumont.

M. DE L'ORME.
Je le sais bien.

M. DUMONT, criant.
Et c'est moi qui venais pour l'épouser.

M. DE L'ORME.
Et pour me quereller. Allons, allons, laissez-nous. Va, j'écrirai à ton père. Ah ! parbleu ! j'aurais eu là un joli gendre, moi qui aime la paix.

Mlle DE L'ORME.
Monsieur, je ne savais pas que mon père vous choisirait quand j'ai aimé M. le chevalier, et lui-même n'a rien fait dont vous puissiez vous plaindre.

M. DUMONT.
Je le crois, Mademoiselle, j'ai l'honneur de le connaître, et, en vous voyant, je sens tout ce que je perds ; mais rien ne me fera troubler une si belle union : je suis seulement fâché que vous ayez pu le craindre un instant, et je me retire.

SCÈNE VIII, et dernière.
M. DE L'ORME, Mlle DE L'ORME, M. DE MIRVILLE, HENRIETTE.

M. DE L'ORME.
Mais voyez un peu ce petit monsieur-là, qui arrive de Tours pour me quereller. Est-ce ma faute, à moi ? Que n'arrivait-il plus tôt ?

Mlle DE L'ORME.
Ah ! mon père !

M. MIRVILLE.
Ah ! Monsieur !

M. DE L'ORME.
Demain nous éclaircirons tout cela.

M. DE MIRVILLE.
J'espère que vous serez content.

M. DE L'ORME.
C'est attendre longtemps ? Vous êtes impatient ? mais je vous le pardonne, parce que vous m'avez débarrassé de ce petit Dumont qui ne me convenait point du tout ; mais laissons tout cela et allons-nous en souper.

FIN.


[Notes]

1. Source : Carmontelle, Vingt-Cinq Proverbes Dramatiques, Paris, Rion, 1878 ; par erreur, l'éditeur y attribua cinq de ces proverbes à d'autres auteurs, dont Louis-François Archambault, dit Dorvigny.

2. Transcription par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Février 2008]