LA TRICHERIE RETOURNE À SON MAÎTRE :

proverbe dramatique de Louis Carrogis, dit Carmontelle.

PERSONNAGES
LE BARON DE VARSANGE.
LA BARONNE.
LE PRÉSIDENT.
RUINEAU, procureur.
DES BAUDIÈRES, avocat, fils de Ruineau.

La scène est dans une ville de parlement, chez le baron.
Le théâtre représente une chambre basse de la maison de ce dernier.


SCÈNE I.
LE BARON, RUINEAU.

RUINEAU.
M. le baron, je suis votre humble serviteur.

LE BARON.
Ah ! bonjour, M. Ruineau : eh bien ! quelles nouvelles ?

RUINEAU.
J'en ai une désagréable à vous apprendre.

LE BARON.
Et quoi ?

RUINEAU.
Je ne puis continuer de me charger de votre affaire.

LE BARON.
Comment donc ?

RUINEAU.
Non, monsieur, j'en suis au désespoir. (Mettant le sac sur la table.) Voilà vos papiers que je vous remets : vous allez me payer ce qui m'est dû.

LE BARON, vivement.
Mais je ne vous comprends pas, M. Ruineau.

RUINEAU, froidement.
Monsieur, je suis fâché de ce contretemps, mais je ne puis pas faire autrement.

LE BARON.
Ah ! bon Dieu ! voici de belles affaires : à la veille d'être jugé ! Mais quelles raisons avez-vous ?

RUINEAU, d'un air froid et mécontent.
J'en ai mille, Monsieur : premièrement, plus votre affaire s'avance, plus je m'aperçois de certaines choses, là... qui...

LE BARON.
Est-ce que je n'ai pas bon droit ?

RUINEAU.
Je ne dis pas cela : mais vous avez pour adversaire un homme... que... pour bien des raisons... je dois ménager... ; enfin je ne puis décemment faire plaider contre lui.

LE BARON.
C'est un badinage, Monsieur : vous connaissiez ma partie dès le commencement de mon affaire, vous ne m'avez jamais parlé de ces considérations-là.

RUINEAU.
Il est vrai, M. le baron, mon attachement pour vos intérêts m'a fait passer sur bien des choses ; mais, tout considéré, j'ai vu qu'il ne me convenait point, qu'il était même dangereux... Et tenez, une autre raison à laquelle je ne pensais pas : je suis vieux, incapable d'application, votre affaire est délicate, et, ma foi, je crois que vous ne pouvez mieux faire que de voir là-dessus un de mes jeunes confrères.

LE BARON, impatienté.
Eh ! Monsieur, ce sont de purs prétextes. Quoi ! vous m'abandonnez sérieusement ?

RUINEAU.
Oui, Monsieur, très sérieusement.

LE BARON.
Ah ! mon Dieu ! je suis un homme ruiné.

RUINEAU.
Vous avez tort, Monsieur, prenez vos pièces. Payez-moi mes frais qui montent à six mille sept cent dix-huit livres quatre sous neuf deniers, ainsi que vous le verrez par le mémoire que j'ai joint. Vous trouverez facilement quelqu'un qui achèvera ce que j'ai commencé.

LE BARON, d'un air suppliant.
Mon cher M. Ruineau, je n'ai de confiance qu'en vous : je suis perdu si vous m'abandonnez.

RUINEAU, froid et d'un air avantageux.
Point du tout M. le baron : vous trouverez partout le même zèle, la même diligence, car je puis me flatter de n'avoir rien à me reprocher là-dessus.

LE BARON, toujours plus suppliant.
Eh ! non, Monsieur, eh ! non. Au contraire, ma désolation vous prouve combien je compte sur votre zèle : vous voyez en moi un père de famille, un malheureux gentilhomme dont vous tenez entre vos mains la fortune et la vie ; laissez-vous toucher de mon état. Je vois que l'on m'a noirci dans votre esprit : mon adversaire, qui n'oublie rien pour me perdre, a craint les effets de votre attachement pour moi et a voulu les prévenir en me desservant auprès de vous. Ah ! ciel ! que je suis malheureux !

RUINEAU.
Eh ! M. le baron, que faites-vous ? Allons donc, vous n'y pensez pas. Laissez ; il ne s'agit que de certains arrangements... Attendez, je ne veux pas qu'on nous interrompe. (Il va fermer soigneusement la porte.)

LE BARON, à part.
Que va-t-il me dire ? Je suis à sa discrétion. (Haut.) Monsieur, faites de moi ce que vous voudrez.

RUINEAU, d'un ton plus familier, qu'il continue ainsi jusqu'à la fin de la scène.
Ah ! çà, puisque vous voulez que je vous explique naturellement le sujet de notre petite brouillerie, je m'en vais vous le dire, car au fond je vous suis attaché plus qu'on ne saurait croire (riant), et si vous le vouliez même vos intérêts seraient bientôt les miens.

LE BARON.
Et comment cela ?

RUINEAU.
C'est ce que je vous dirai quand je vous aurai parlé du sujet de mon mécontentement. Vous êtes droit, bon, franc, vous, M. le baron, mais il n'est pas de même de Mme la baronne.

LE BARON.
Auriez-vous sujet de vous plaindre d'elle, Monsieur ?

RUINEAU.
Non pas moi directement, M. le baron ; cependant c'est comme si c'était moi dans un certain sens, car c'est ma femme.

LE BARON.
Vous me surprenez.

RUINEAU.
Comment ! Monsieur : rien n'égale l'air haut et dédaigneux avec lequel elle l'a reçue, elle l'a traitée avec un mépris...

LE BARON.
Je vais de surprises en surprises, M. Ruineau. Je connais ma femme : elle a un peu l'orgueil de son rang, mais elle a toujours eu pour Mme Ruineau l'estime, la distinction qu'elle mérite.

RUINEAU.
Oh ! Monsieur, vous nous faites trop d'honneur. (Souriant d'un air aisé.) Il est vrai qu'elle lui fit certaines propositions qui ne doivent être agitées qu'entre nous, mais ce n'est pas ma faute : je le lui avais défendu, et ces femmes sont si indiscrètes.

LE BARON.
Et quelles sont ces propositions ?

RUINEAU.
Je vais vous le dire : vous connaissez mon fils, Ruineau des Baudières.

LE BARON.
Parfaitement.

RUINEAU.
Qu'en pensez-vous ?

LE BARON.
Je le trouve fort bien.

RUINEAU.
Il n'est pas mal bâti ce grand garçon-là, n'est-ce pas ?

LE BARON.
Mais non.

RUINEAU.
Et de son esprit, qu'en dites-vous ?

LE BARON.
Je lui ai peu parlé ; cependant, pour le peu de temps que j'ai conversé avec lui, je n'en ai point été mécontent.

RUINEAU.
Comment ! savez-vous que cela fait un sujet ?

LE BARON.
Je le crois bien.

RUINEAU.
Cela ne vous a pas de ces bluettes d'esprit qui ne plaisent qu'aux sots, de ces talents superficiels qui n'amusent que les gens désœuvrés : il est tout solide ce garçon-là ; je l'ai formé à ma main.

LE BARON.
Je m'en rapporte bien à vous.

RUINEAU.
Il entend les affaires aussi bien que moi, et tenez, c'est lui qui jusqu'à présent a suivi la vôtre.

LE BARON.
C'est un homme essentiel.

RUINEAU.
Peste ! je vous en réponds. Je n'ai rien négligé pour l'éducation de cet enfant-là, M. le baron : je l'ai fait recevoir avocat à Bourges.

LE BARON.
C'est bien fait : il va exercer sans doute.

RUINEAU.
Fi donc ! vous vous moquez, j'ai bien d'autres vues sur lui. J'ai jeté les yeux sur certaine charge d'auditeur... J'ai cinquante mille écus pour venir à bout de ce projet-là, M. le baron.

LE BARON.
Vous agissez en bon père.

RUINEAU.
Ce n'est pas le tout : je songe à le bien établir.

LE BARON.
Oh ! sans doute.

RUINEAU.
Un auditeur riche de cinquante mille écus ne sera pas un parti à rejeter.

LE BARON.
Non sûrement.

RUINEAU.
Ne l'aura pas qui voudrait bien l'avoir.

LE BARON.
Je le crois bien.

RUINEAU.
Je veux qu'il ait une femme qui lui donne aussi du bien.

LE BARON.
Vous avez raison.

RUINEAU.
Je veux, en outre, qu'elle soit d'une naissance, là... capable de lui donner du lustre.

LE BARON.
C'est bien pensé.

RUINEAU.
Non pas qu'un fils de procureur ait besoin plus qu'un autre d'un certain lustre, et tenez, pour ce qui est de familles bourgeoises, il est fait lui-même pour en donner à d'autres, mais je veux dire que je ne veux point d'une bourgeoise pour ma bru.

LE BARON, ici, devient pensif.
Diantre !

RUINEAU.
Qu'en pensez-vous ?

LE BARON, négligemment.
Mais je dis que vous pensez en bon père de famille, qui ne cherche que l'avancement de ses enfants.

RUINEAU, l'examinant attentivement.
Mais encore : croyez-vous que ces vues-là soient trop élevées... Ne pensez-vous pas que la fortune et le mérite du jeune homme le mettent au pair de la personne que je lui destine ?

LE BARON.
Je n'en disconviens pas.

RUINEAU, lui frappant familièrement sur la main.
Parbleu ! vous me ravissez : je suis charmé que vous approuviez mes projets.

LE BARON, inquiet.
Pourquoi cela ?

RUINEAU.
C'est qu'à ce moyen leur réussite est sûre.

LE BARON.
Je ne comprends pas.

RUINEAU.
Je vais vous l'expliquer en deux mots : j'ai jeté les yeux sur Mlle votre fille pour mon fils.

LE BARON, avec la dernière surprise.
Sur...

RUINEAU, d'un ton haut et sec.
Sur Mlle votre fille : est-ce que vous ne m'entendez pas ?

LE BARON.
Si, parfaitement : sur ma fille Angélique ?

RUINEAU.
Belle demande ! vous n'avez que celle-là.

LE BARON.
Vous avez raison, je vous demande pardon.

RUINEAU.
Vous comprenez bien présentement. Eh bien ! j'en fais la demande et je me flatte que vous ne me refuserez pas.

LE BARON.
Vous me demandez ma fille pour votre fils ?

RUINEAU.
Justement, et après ce que vous venez de me dire, je ne crois pas que vous balanciez...

LE BARON.
En mariage ?

RUINEAU, riant.
Sans doute ! mais qu'avez-vous donc ? Est-ce que la tête vous tourne ? Vous n'êtes pas à ce que vous me dites.

LE BARON.
Oh ! pardonnez-moi.

RUINEAU.
Vous avez peut-être quelque répugnance ?

LE BARON.
Je ne dis pas cela.

RUINEAU.
Pour peu que cela vous contrarie...

LE BARON.
Eh ! Non, monsieur. Ce n'est que votre propre intérêt que j'ai en vue : ne m'avez-vous pas dit que vous vouliez une bru riche ?

RUINEAU.
Oui.

LE BARON.
Eh bien ! la mienne n'a qu'un fonds d'espérance très incertain.

RUINEAU.
Laissez-moi faire, M. le baron, laissez-moi faire. Je me charge après le procès de régler moi-même sa dot : elle ne sera pas moindre que celle de mon fils, et outre cela je veux que vous ayez une pension fort honnête, vous et Mme la baronne.

LE BARON.
Mais si je perds mon procès.

RUINEAU.
N'ayez point d'inquiétude.

LE BARON.
Mais encore.

RUINEAU.
Quel homme ! Eh bien ! dans ce cas-là, mon fils la prend sans dot : êtes-vous content ?

LE BARON.
Mon cher M. Ruineau, je suis en vérité confus de toutes vos bontés.

RUINEAU.
Oh ! je suis comme cela, moi.

LE BARON.
Tenez, s'il ne s'agissait que de moi, je vous estime, vous le savez. J'ai pour votre fils une véritable affection : je conçois combien sa fortune et son mérite doivent faire oublier quelques prérogatives de naissance ; mais...

RUINEAU.
Eh bien ! mais.

LE BARON.
Je crains que ma femme qui, comme vous le savez, est singulièrement entêtée de sa noblesse, qui compte parmi ses parents et ses alliés des personnes de la première distinction, et qui, entre nous, n'a pas voulu m'épouser que je ne lui aie prouvé seize quartiers... ; je crains bien que pour toutes choses elle ne veuille pas consentir.

RUINEAU.
Est-ce là votre dernier mot ?

LE BARON.
Ce n'est pas moi, comme vous le voyez, mais...

RUINEAU.
J'entends : voilà vos papiers ; payez-moi.

LE BARON.
Mais...

RUINEAU.
Mais, mais, vous m'avez dit votre dernier mot et voilà le mien.

LE BARON.
Eh quoi !

RUINEAU.
Point de contrainte avec moi : vous ne voulez pas donner votre fille à mon fils, n'en parlons plus, mais je ne veux plus plaider pour vous. Mes volontés sont libres aussi bien que les vôtres.

LE BARON.
Vous ne considérez pas que ce n'est pas moi.

RUINEAU.
Vaine défaite, M. le baron : je vous avertis qu'il me faut de l'argent, car j'ai tout avancé dans votre affaire.

LE BARON.
Mais vous savez bien vous-même que je ne puis vous en donner actuellement.

RUINEAU.
J'en suis fâché, mais je marie mon fils, j'en ai besoin. (Feignant de s'en aller.) Allons, finissons.

LE BARON.
M. Ruineau, je me rends.

RUINEAU.
Ma foi, je suis ravi de vous voir prendre le bon parti. (Tirant un papier.) Voici un petit papier que vous ne refuserez pas de me signer.

LE BARON.
Eh ! mais...

RUINEAU.
Eh bien ! que dîtes-vous ?

LE BARON, après avoir lu.
Un dédit ! Eh ! mais la somme est considérable, M. Ruineau.

RUINEAU.
Qu'importe ? ne comptez-vous pas me tenir parole ?

LE BARON.
Si vous me donniez quelque temps de réflexion.

RUINEAU.
Cela ne se peut pas, M. le baron. Point de contrainte : voulez-vous ou ne voulez-vous pas, mais il me faut mes sûretés.

LE BARON.
Allons donc. (Il signe.)

RUINEAU, prend le dédit.
Bon ! je prends vos intérêts à cœur, comme vous le savez ; il est bien juste...

LE BARON.
C'est assez, M. Ruineau. Vous allez donc vous occuper uniquement de mon affaire.

RUINEAU, se levant.
Allez, reposez-vous sur moi.

LE BARON.
Mais qu'augurez-vous de la réussite ?

RUINEAU.
Allez, soyez tranquille : c'est une affaire gagnée, ou autant vaut ; je vous quitte et reviens dans un instant. J'espère qu'avant la fin du jour nous serons contents tous les deux. (Il sort.)

SCÈNE II.
LE BARON.

Je fais aujourd'hui de belles affaires. Que je suis malheureux ! il faut que je sacrifie mon état, mon rang, ma noblesse à la fortune... Que dira-t-on de moi lorsqu'on apprendra cette belle alliance ?

SCÈNE III.
LE BARON, LA BARONNE, LE PRÉSIDENT.

(Le baron est assis plongé dans la rêverie la plus profonde ; la baronne entre avec le président qui lui donne la main. Le baron ne les voit point entrer. La baronne parle à son mari d'un ton aigre et dédaigneux et en prend un doucereux lorsqu'elle adresse la parole au président.)

LA BARONNE.
Que vous êtes aimable, président! De ma vie je n'oublierai ce que vous avez fait pour nous.

LE PRÉSIDENT.
Vous vous moquez, Madame.

LA BARONNE.
Ah ! vous voici, M. le baron : je vous cherchais.

LE BARON, brusquement et d'un air distrait.
Oui, me voilà.

LA BARONNE.
Pour cela, Monsieur, vous êtes bien peu honnête : il me semble que vous pourriez vous lever.

LE BARON, toujours distrait sans voir le président.
Madame.

LA BARONNE.
Et M. le président qui est devant vous depuis une heure, vous ne le regardez seulement pas.

LE BARON, apercevant le président se lève.
Ah ! M. le président, je vous demande pardon.

LA BARONNE.
En vérité, M. le baron, ces distractions-là ne se pardonnent point ; mais peut-être que les agréables nouvelles que j'ai à vous apprendre vous tireront de votre rêverie.

LE BARON, qui a repris sa première attitude.
Madame, je prends peu d'intérêt aux nouvelles.

LA BARONNE.
Oh ! celles-ci vous intéresseront sûrement : votre procès est gagné.

LE BARON, vivement.
Comment que dites-vous, mon procès ?

LA BARONNE.
Il est gagné, vous dis-je ; nous avons eu un succès complet.

LE BARON, brusquement.
Mon procès est gagné ! cela ne se peut pas.

LA BARONNE.
Eh ! mais, il fallait me faire la galanterie de dire que j'en impose, je vous aurais reconnu là M. le baron.

LE BARON, impatiemment.
Eh ! morbleu ! trêve de plaisanteries, Mme la baronne.

LA BARONNE, au président.
Eh ! mon Dieu ! qu'il est charmant ! qu'en dites-vous ? (Au baron qui est toujours rêveur et distrait.) Allons, réveillez-vous donc, M. le baron, et saluez M. le président.

LE BARON, sortant de sa rêverie, va au président et l'embrasse.
Président, pardonnez-moi, vous n'ignorez pas mes inquiétudes.

LE PRÉSIDENT.
Elles doivent être finies, M. le baron ; vous voilà tranquille propriétaire de la baronnie de Varsange : votre procès est gagné, je vous en fais mon sincère compliment.

LE BARON.
Cela n'est pas possible.

LA BARONNE.
Il n'en croira rien, en vérité : cela est réjouissant.

LE BARON.
Je quitte mon procureur qui m'a dit le contraire.

LE PRÉSIDENT.
Croyez-moi, mon cher baron, j'ai vu vos juges, et sans me flatter je n'ai pas peu contribué à votre succès.

LE BARON, s'agitant comme un homme tourmenté.
Est-il possible ? je n'en reviens pas.

LA BARONNE.
Eh bien ! cela vous déridera-t-il un peu ?.. Mais regardez donc comme le voilà... Je ne le reconnais plus ; il ne vous remercie pas seulement, M. le président.

LE BARON.
Mon procès est gagné... le scélérat !

LA BARONNE.
Non, cela me passe. (Au baron.) C'est à M. le président que vous devez le gain de votre procès.

LE BARON.
Ah ! mon cher président, comment pourrai-je reconnaître ?... (Entre ses dents.) Qu'ai-je fait ? malheureux !

LA BARONNE.
Président, il y a quelque chose là-dessous que je ne comprends pas. (Au baron.) Est-ce ainsi que l'on reçoit un gendre ?

LE BARON, la regarde d'un air courroucé.
Que voulez-vous dire ?

LA BARONNE, d'un ton absolu.
Oui, M. le baron, je crois que nous devons assez à M. le président, et je n'ai pas mieux su reconnaître ses bontés qu'en lui promettant ma fille : vous ne vous aviserez sûrement pas de me contredire.

LE PRÉSIDENT.
Je me tiendrai fort heureux, M. le baron, si vous confirmez le choix de Mme la baronne.

LE BARON.
Ah ! mon cher ami, que m'apprenez-vous là ? J'ai donné ma parole à un autre.

LA BARONNE, avec emportement.
Qu'est-ce à dire ? sans me consulter' ? Je ne m'attendais pas à celui-là.

LE BARON.
Mais, Mme la baronne...

LA BARONNE.
Allez, cela est indigne, M. le baron : faire un pareil affront à une femme comme moi !

LE BARON.
Mme la baronne...

LA BARONNE, plus vivement.
Non, je ne sais où j'en suis. Venez, mon cher président. (Au baron.) Ne comptez pas sur mon consentement.

LE BARON.
Mais encore...

LA BARONNE, d'un ton plus vif et plus absolu.
Cela ne sera pas, M. le président, cela ne sera pas... Venez, une bonne séparation.

LE BARON.
Eh ! Madame, au nom de Dieu, ne m'assassinez pas de vos criailleries : je suis assez à plaindre. (Au président affectueusement.) Un instant, président, que je vous apprenne mes chagrins, je me flatte que vous ne me condamnerez pas. Vous connaissez mon procureur Ruineau.

LE PRÉSIDENT.
À merveille : c'est un maître fripon.

LE BARON.
Ah ! Président, je n'ose achever. Qu'allez-vous penser de moi ?

LE PRÉSIDENT.
Vous aurait-il volé ? je saurai lui faire rendre gorge.

LE BARON.
Je lui ai promis ma fille pour son fils.

LA BARONNE.
Juste ciel !

LE PRÉSIDENT, avec la dernière surprise.
Oh ! oh ! voilà qui est très flatteur pour moi.

LA BARONNE, éperdue avec de grands cris.
Est-il possible ? Mon Dieu ! Président, je n'ai recours qu'en vous. Mon pauvre mari a perdu l'esprit : Ah ! l'horreur !

LE BARON, avec l'impatience la plus vive.
Non, Madame la baronne, je n'ai pas perdu l'esprit ; mais vos clameurs me feront tourner la tête infailliblement. (Au président d'un ton douloureux et pénétré.) Mon cher Président, croyez-moi, je suis plus à plaindre qu'à blâmer.

LE PRESIDENT.
Ma foi, M. le baron, vous faites là une méchante affaire, et si vous perdra d'honneur.

LE BARON.
Mais, mon ami, écoutez-moi.

LE PRESIDENT.
Vous ne trouverez pas mauvais si je romps tout commerce avec vous.

LE BARON.
Un instant, Président : le bourreau m'a tenu le pistolet sous la gorge.

LE PRESIDENT.
Vous vous moquez, M. le baron.

LE BARON.
En honneur, Président, il sort de chez moi, m'a rapporté mes papiers et a exigé pour continuer de suivre mon procès que je lui promisse ma fille : j'ai eu la faiblesse de donner ma parole et de signer un dédit considérable.

LE PRESIDENT.
Le scélérat !

LA BARONNE.
Il faut le faire pendre, M. le président.

LE BARON.
Tirez-moi de ce mauvais pas, mon cher Président, je vous devrai plus que la vie. Comment faire pour retirer de ses mains ce malheureux dédit ?

LE PRESIDENT, souriant.
Ne vous inquiétez pas : il fera quelque chose en ma considération.

LE BARON.
Ah ! Président ! Est-il possible que l'intérêt ait pu me gouverner jusqu'à ce point-là ? Mais il s'agissait de la ruine de ma maison. Quel rôle je vais jouer dans tout ceci ? Je lui ai donné ma parole. Un gentilhomme ! Cela va me perdre d'honneur.

LE PRÉSIDENT.
Allez : il y en aurait encore moins à la tenir, mais je veux ménager votre délicatesse. Feignez de n'avoir point changé de sentiment. Je sais de certaines affaires... Il suffit ! Je me charge de vous faire rendre votre dédit sans que vous le demandiez.

LA BARONNE.
Eh bien ! est-il aimable, mon petit président ? Convenez que j'entends mieux que vous à me choisir des gendres.

LE BARON.
Ah ! mon cher ami, vous ne doutez pas que je n'accepte avec empressement l'honneur que vous me faites.

LE PRÉSIDENT.
Monsieur, je sens vivement le prix...

SCÈNE IV.
LE BARON, LA BARONNE, LE PRÉSIDENT, UN LAQUAIS.

LE LAQUAIS, annonçant.
MM. Ruineau père et fils.

LE PRÉSIDENT.
Ah ! cela est heureux.

LA BARONNE.
Je sors : je ne pourrais me contenir.

SCÈNE V.
LE BARON, LE PRÉSIDENT, RUINE, DES BAUDIÈRES.

RUINEAU, entrant.
Entrez, mon fils, et saluez. (Au baron.) Monsieur, mon fils des Baudières vient vous assurer de son respect. (À son fils.) Saluez donc.

DES BAUDIÈRES.
J'ai salué, mon ch'père.

RUINEAU, à part, apercevant le président.
Que veut cet homme-là ? (Au baron, haut.) M. le baron, je vous apprends avec plaisir le gain de votre procès.

LE PRÉSIDENT.
Je vous ai prévenu, M. Ruineau : il est bien extraordinaire que vous vous y soyez pris si tard, le procès est jugé d'hier.

RUINEAU, à part.
Que diable ! Serait-il ici pour me nuire ? Sortons. (Au baron.) Monsieur, vous êtes en affaire : je venais en traiter avec vous de particulières, comme vous savez, je prendrai mieux mon temps.

LE BARON.
Point du tout, M. Ruineau, vous pouvez parler librement. M. le président me fait l'honneur d'être de mes amis, je lui confie toutes mes affaires.

DES BAUDIÈRES.
Je ne vois point là mon amoureuse, mon ch'père, je m'en vais l'aller chercher.

RUINEAU.
Taisez-vous. (À part.) Morbleu ! ceci ne me sent rien de bon. (Haut au baron.) J'en suis charmé, Monsieur, votre confiance ne peut être en de meilleures mains. (D'un ton d'emphase.) M. le président est la lumière de notre siège : on vante en lui la candeur, la probité...

LE PRÉSIDENT.
Trêve de compliments, M. Ruineau. Est-ce là votre fils ?

RUINEAU, faisant de profondes révérences.
Il est bien votre serviteur, M. le président. (Il fait signe plusieurs fois à son fils de saluer le président.)

LE PRÉSIDENT.
Il paraît fort bien élevé, mais je ne le crois pas aussi rusé que vous, M. Ruineau.

RUINEAU.
Ah ! ah ! M. le président, cela viendra quelque jour : il a fait d'assez bonnes études, mais l'expérience, voyez-vous, l'expérience, il n'est rien de tel, M. le président.

LE PRÉSIDENT.
Vous avez raison : vous n'en manquez pas, vous, d'expérience, M. Ruineau.

RUINEAU.
Ah ! Monsieur, comme cela. Vous avez bien de la bonté, chacun va son petit train comme il peut.

LE PRÉSIDENT.
Vous n'allez pas mal : pas mal. Tenez, nous nous connaissons tous ici : vous savez que je n'ignore pas bien des choses. Vous êtes un peu fripon, M. Ruineau.

RUINEAU, riant d'un ris forcé.
Aïe, aïe, aïe ! M. le président, le voilà, le voilà ! Toujours le petit mot pour rire.

LE PRÉSIDENT.
Revenons à votre fils, M. Ruineau : vous avez de grandes vues sur lui, à ce que j'apprends.

RUINEAU.
M. le président, c'est une petite affaire secrète entre M. le baron et moi : il m'est dû considérablement, et pour me remplir plus facilement.

LE PRÉSIDENT, d'un ton sec et impérieux.
Tenez, M. Ruineau, parlons nettement : je suis amoureux de Mlle Angélique, moi, et je me flatte que vous ne me ferez pas obstacle.

RUINEAU, d'une voix tremblante.
Ah ! M. le président, je vous suis tout dévoué, mais ceci regarde M. le baron, et comme vous le savez sans doute il peut seul disposer de sa fille.

LE BARON.
Je vous ai donné ma parole, M. Ruineau.

LE PRÉSIDENT, d'un ton dur.
En bonne foi, M. Ruineau, n'est-ce pas se moquer ? Là, entre nous, votre fils est-il fait pour une personne comme Mlle Angélique ?

DES BAUDIÈRES.
Oh ! oh ! mon ch'père, ce monsieur-là nous traite bien mal.

RUINEAU, lui fait signe de se taire.
(Au président, d'un air déconcerté.) M. le président, je sens tout l'honneur que me fait M. le baron, mais ma foi je l'ai bien acheté.

LE PRÉSIDENT.
Finissons, M. Ruineau : je veux, quoi que vous en disiez, tenir de vous Mlle Angélique : vous me ferez le plaisir de rendre la parole de M. le baron. (S'approchant de Ruineau, à demi-voix.) J'ai de quoi vous perdre, vous le savez.

RUINEAU, troublé.
Ah ! de tout mon cœur, puisque M. le baron veut se dédire.

LE PRÉSIDENT.
Il ne s'agit point de M. le baron : c'est à vous seul que je veux en avoir toute l'obligation.

RUINEAU.
Très volontiers, M. le président. Je vous rends votre parole, M. le baron. Sortons, mon fils.

LE PRÉSIDENT.
Tout doucement. Et le dédit ?...

RUINEAU.
Mais, M. le président, vous savez les choses... Vous êtes trop juste...

LE PRÉSIDENT, sévèrement.
Je ne fais rien que de très équitable. Rendez ce dédit... ou,... vous m'entendez...

RUINEAU, dans le plus grand désordre.
Le voilà, M. le président. (À part.) Je suis plus mort que vif. (Haut, d'un ton bas et rampant.) M. le président, je compte sur vos bontés. Allons, des Baudières. Voilà une malheureuse journée.

SCÈNE VI, et dernière.
LE BARON, LE PRÉSIDENT.

LE PRÉSIDENT.
Voilà votre dédit, M. le baron.

LE BARON.
Que ne vous dois-je pas ? J'avais affaire à un maître fripon.

LE PRÉSIDENT.
Je vous en réponds ; mais le malheureux ne le portera pas loin. Toute la cour est instruite de ses friponneries et l'on travaille fort à le faire punir.

LE BARON.
Hélas ! qu'allais-je faire ?

LE PRESIDENT.
Le scélérat sait que l'on chercha à éclaircir sa conduite : il voulait sauver sa fortune et son honneur à l'abri d'un nom qui pût en imposer, mais il n'aurait fait que vous entraîner dans sa perte. Il est heureux que j'aie pu l'intimider de manière à terminer cette affaire-ci sans éclat. Quant à vous, M. le baron, que cela vous apprenne à moins prodiguer votre confiance.

FIN.


[Notes]

1. Source : Carmontelle, Vingt-Cinq Proverbes Dramatiques, Paris, Rion, 1878 ; par erreur, l'éditeur y attribua cinq de ces proverbes à d'autres auteurs, dont Louis-François Archambault, dit Dorvigny.

2. Transcription par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Février 2008]