JACQUES HÉRISSAY

LES AUMÔNIERS DE LA GUILLOTINE

PARIS, LIBRAIRE ARTHÈME FAYARD, 1935.


Ch. 1 : M. Edgeworth de Firmont, confesseur de Louis XVI.
Ch. 2 : M. Lothringer, aumônier constitutionnel du tribunal révolutionnaire.
Ch. 3 : M. Magnin, confesseur de Marie-Antionette.
Ch. 4 : M. Emery, aumônier secret des prisons.
Ch. 5 : Les aumôniers de la guillotine.


Bien décidée à faire table rase du passé, la Révolution s'est, dès le début, attaquée à la Religion. Sournoisement, pour commencer, la Constitution civile du Clergé, dès 1790, crée le schisme, mais d'innombrables prêtres refusent le serment, et, contre eux, à partir de 1791, les lois d'exception se succèdent : ceux qui ne se résignent pas à l'exil ou n'arrivent pas à se soustraire aux recherches sont emprisonnés, condamnés à la déportation, embarqués sur les pontons, massacrés ou guillotinés, — douloureux martyrologe qui ne finira même pas avec le 9 thermidor et se continuera jusqu'au Consulat. Les assermentés eux-mêmes n'ont pas tardé à être en butte à la haine des meneurs, résolus à réaliser la déchristianisation complète du pays, — et, aux jours rouges de l'an II, ils ne seront guère plus épargnés que les réfractaires. La Raison triomphe sous les voûtes de Notre-Dame, en attendant de céder la place à l'Être suprême ; toutes les églises sont fermées, profanées, démolies, tandis que la guillotine, sans arrêt, fait tomber les têtes.

Tant que le culte a été toléré, les derniers secours religieux n'ont pas été refusés à ces victimes de ce qu'on appelle la «justice populaire». Louis XVI sera le dernier auquel il sera permis officiellement d'être assisté par un prêtre insermenté ; ensuite, jusqu'en octobre 1793, des ecclésiastiques, appartenant au clergé constitutionnel, resteront attachés à la Conciergerie et pourront donner les suprêmes consolations à ceux qui ne les repousseront pas ; à côté d'eux toutefois, secrètement, des réfractaires trouveront toujours le moyen d'être à la disposition des condamnés, qu'ils soient eux-mêmes prisonniers ou, qu'usant de complicités mystérieuses, ils parviennent à pénétrer dans la sinistre prison du quai de l'Horloge.

Quand, enfin, se déchaînera la grande Tourmente, il n'y aura plus que ces insermentés à assurer ce ministère au péril de leur vie, et les «aumôniers de la guillotine» seront ces hommes qui, dans Paris où règne la Peur, continuent de dire la messe dans des taudis ignorés, d'administrer les sacrements en exerçant les plus étranges métiers et en prenant les déguisements les plus inattendus, perpétuant, quoi qu'on fasse, le culte catholique en communion avec Rome, — ce culte qu'on retrouvera, plus vivant que jamais, avec une joie délirante, quand recommenceront à sonner les cloches de France.

C'est cette histoire de l'assistance aux condamnés à mort de 1793 et 1794 que nous allons tenter d'écrire, — histoire bien imparfaite, difficile à préciser, pleine d'obscurité, où nous nous contenterons d'évoquer la physionomie de ceux qu'on sait s'être particulièrement consacrés à cet apostolat
(*).


* Aucun des dialogues et propos rapportés au cours de cet ouvrage n'a été inventé ni arrangé. Tous ont été pris textuellement dans les dossiers des Archives ou les mémoires du temps.


CHAPITRE 1 :

M. EDGEWORTH DE FIRMONT, CONFESSEUR DE LOUIS XVI

I

Au début de 1793, le séminaire des Missions Étrangères était comme un grand corps sans âme : tous ses habitants s'étaient dispersés à la suite des massacres de Septembre et, dans cette maison, qui subsiste aujourd'hui telle qu'elle était jadis, au coin de la rue du Bac et de la rue de Babylone, il n'y avait plus guère à vivre, avec quelques serviteurs dévoués, que le vieux M. Bramany, un des directeurs, que ses quatre-vingts ans et ses infirmités avaient empêché de s'éloigner. Les autorités de la Section, le sachant voué à une mort prochaine, — il devait s'éteindre le 23 février, — le laissaient en paix et attendaient, pour confisquer les bâtiments, qu'il ne fût plus là.

Vers la mi-décembre 1792, cependant, un ancien pensionnaire de la Maison était revenu, à l'improviste, occuper l'appartement où il habitait depuis de longues années, et d'où il avait dû s'enfuir après le 10 août, pour échapper aux assassins.

Irlandais d'origine, issu d'une famille protestante du comté de Middlesex, M. Henri-Essex Edgeworth de Firmont était devenu français par son éducation et sa carrière sacerdotale : il avait quatre ans quand son père, nouvellement converti au catholicisme, l'avait amené dans notre pays ; après de fortes études à Toulouse, au collège des jésuites, il avait reçu la prêtrise et, depuis lors, avait exercé son ministère à Paris ; confesseur de Madame Élisabeth, il avait été introduit par elle à la Cour ; c'était lui qui, depuis la Constitution civile du Clergé, avait assuré à la famille royale les secours spirituels qu'elle répugnait à recevoir d'un jureur.

Un suprême devoir l'avait fait sortir de sa retraite de Choisy-le-Roi, où il s'était réfugié chez ses amis Lézardière, famille ardemment royaliste dont les membres seront mêlés à toutes les conspirations contre-révolutionnaires.

Un jour, alors que le procès du Roi se déroulait devant la Convention, M. de Malesherbes lui avait fait demander une entrevue ; ils ne se connaissaient pas, et la rencontre avait eu lieu chez une amie commune, Mme de Senosan.

Là, le défenseur avait remis au prêtre, de la part de Louis XVI, un billet autographe où celui-ci, sans illusion sur son sort, lui demandait de l'assister à l'heure de sa mort : avec une délicatesse infinie, le prince sollicitait ce service comme une «grâce» :

«... Je la réclame de vous, disait-il, comme un dernier gage de votre attachement pour moi ; j'espère que vous ne me la refuserez pas... et ce n'est que dans le cas où vous ne vous en sentiriez pas le courage que je vous permets de substituer à votre place un autre ecclésiastique dont je vous abandonne le choix.»

Une telle demande avait été un ordre pour M. de Firmont ; sans hésiter, il était rentré à Paris pour y être à la disposition du monarque menacé...

II

La journée dominicale du 20 janvier 1793 s'est, depuis l'aube, passée, pour le prêtre, dans une anxieuse attente, car il sait les terribles votes émis au cours de la nuit précédente. Quatre heures viennent de sonner à l'horloge de la cour ; le jour déjà baisse, et une brume glacée enveloppe le parc, dont les boulingrins, les quinconces, les parterres encadrés de buis se dessinent en noir sur la neige.

Et, regardant de sa fenêtre ce paysage familier, M. de Firmont songe au drame qui se déroule en ces mêmes instants... Ces hommes, qui ont condamné à mort le Roi, accéderont-ils à sa suprême volonté ?... laisseront-ils pénétrer auprès de lui le prêtre insermenté de son choix ?... ne lui imposeront-ils pas un de ces «jureurs» pour lesquels, seuls, on tolère maintenant l'exercice du culte ?... ne poussera-t-on pas la cruauté jusqu'à envoyer le condamné à l'échafaud sans lui accorder les secours de la religion ?

Puis, par instants, redressant sa tête fine, où le front haut s'encadre de cheveux poudrés rejetés en arrière, et où l'angoisse émacie les traits de la cinquantaine prochaine, l'ecclésiastique se laisse aller à un absurde espoir : qui sait ? malgré le jugement prononcé, malgré le vote, l'Assemblée est peut-être revenue sur sa décision, et on se contentera d'infliger à Louis XVI la déportation ou l'incarcération à vie.

Tout à coup, dans le grand silence du soir, un roulement de voiture s'entend, ralentit, s'arrête ; un coup de sonnette retentit bruyamment au portail de la rue du Bac. Tendant l'oreille, M. de Firmont écoute ; loin d'abord, puis se rapprochant, il y a des pourparlers, des pas qui résonnent dans l'escalier et les couloirs déserts... Cela vient vers la chambre, on frappe et, sur le seuil, un inconnu se présente, amené par le portier.

Soulevant son feutre orné d'une large cocarde tricolore, l'homme, d'un mot, dit sa mission :

— Citoyen de Firmont !... Voici une lettre du Conseil exécutif provisoire.

D'une main tremblante, l'abbé saisit le pli, sur lequel le cachet rouge à l'empreinte de la liberté jette comme une tache de sang... Il l'ouvre et a vite fait de lire ces lignes :

«Le Conseil exécutif, ayant une affaire de la plus haute importance à communiquer au citoyen Edgeworth de Firmont, l'invite à passer, sans perdre un instant, au lieu de ses séances.»

— J'ai ordre de vous accompagner, ajouté aussitôt le messager... Une voiture vous attend dans la rue.

Le temps de prendre son chapeau, de jeter un manteau sur son habit, — il est vêtu en laic, comme tous les prêtres à cette époque, — M. de Firmont suit l'homme dans le grand escalier de pierre qui mène au vestibule ; la cour traversée, le parvis de la chapelle franchi, tous deux montent dans le fiacre qui, en effet, est devant le porche.

Très vite, la rue du Bac est descendue ; au-delà du Pont-Royal, voici les Tuileries ; la Convention n'y siège pas encore, — elle est toujours au Manège, — mais ses services, ses comités y sont déjà en partie installés, et les ministres y tiennent leurs séances.

M. de Firmont est attendu ; devant lui, les portes s'ouvrent : il est immédiatement reçu dans la salle du Conseil.

À sa vue plusieurs hommes se lèvent ; autour du tapis vert, le prêtre reconnaît ceux qui détiennent le pouvoir en ces heures tragiques : Roland, pédant et solennel ; Pache, sordide et dépenaillé ; Clavière, glacial; Le Brun, insignifiant ; Monge, distrait ; Garat, qui semble un plat valet... Tous ont l'air consterné ; leur maintien embarrassé trahit la gêne qu'ils éprouvent.

S'avançant vers l'arrivant, Garat, le ministre de la Justice, prend aussitôt la parole.

— Êtes-vous le citoyen Edgeworth de Firmont ?

Et, sur la réponse affirmative de l'abbé, il poursuit :

— Louis Capet nous ayant témoigné le désir de vous avoir auprès de lui dans ses derniers moments, nous vous avons mandé pour savoir si vous consentez à lui rendre le service qu'il attend de vous.

— Puisque le Roi a témoigné ce désir et m'a désigné par mon nom, riposte M. de Firmont, me rendre auprès de lui est un devoir.

— En ce cas, reprend le Ministre, vous allez venir avec moi au Temple... Je m'y rends de ce pas.

Garat alors prend sur le bureau une liasse de papiers, confère à voix basse avec ses collègues, puis, sortant brusquement, donne au prêtre ordre de le suivre.

À cet instant, celui-ci a un scrupule... Ne conviendrait-il pas, en une telle circonstance, de reprendre l'habit ecclésiastique ?... Sans hésiter, il pose la question au Ministre, mais la réponse est un «non» si sec qu'il n'y a pas à insister. Au bas du perron, l'équipage ministériel attend : Garat y fait monter son compagnon, s'installe à son côté, et, encadré de gardes à cheval, le véhicule s'ébranle.

...Ainsi appelé à assister Louis XVI, M. de Firmont ne saura peut-être jamais qu'un autre réfractaire a sollicité, le matin même, l'honneur qui lui échoit.

M. Legris-Duval était un jeune prêtre breton qui avait reçu les ordres en 1790 et professé quelque temps au collège Louis-le-Grand et à Saint-Sulpice. Dès qu'il a appris la condamnation du Roi, il a quitté Versailles, où il habite, est venu à Paris, s'est présenté au Temple, a obtenu d'être introduit auprès des Commissaires de la Commune et leur a demandé d'être admis à assister le condamné. Interrogé, il a avoué n'avoir point prêté le serment, «parce que sa conscience ne le lui permettait pas».

Bien entendu, sa demande a été repoussée, mais a manqué lui être fatale. Renvoyé devant le Comité de Police «pour être visité et interrogé et être prononcé ensuite tel jugement qu'il appartiendrait», il a été incarcéré et mis au secret. Demain seulement, après l'exécution de Louis XVI, on le relâchera, sur l'intervention de deux amis qui se porteront garants, pour lui, de son civisme, — le député de l'Oise, Mathieu, et un étudiant en médecine, Pierre Mignan.

Disons que M. Legris-Duval passera la Terreur sans être autrement inquiété ; il ne quittera pas les environs de la capitale et ne cessera d'y exercer son ministère.

III

La distance est longue des Tuileries au Temple, par le dédale des étroites rues du Paris d'alors. En cette soirée tragique, la vie de la cité est comme suspendue : il n'y a presque personne à circuler sur la chaussée, où la neige commence à fondre ; de loin en loin seulement, des patrouilles se rencontrent, vite disparues dans l'obscurité ouatée d'humidité, et, entre les quinquets fumeux espacés, les hautes façades des maisons projettent des ombres sinistres.

À l'intérieur de la calèche, c'est le silence ; à deux ou trois reprises cependant, Garat cherche à le rompre :

— Grand Dieu ! s'est-il d'abord écrié, avec une intonation de profonde tristesse, de quelle commission je me vois chargé !

Puis, un peu plus loin, il reprend, en relevant la glace, comme s'il craignait que ses paroles fussent entendues :

— Quel homme ! quelle résignation ! quel courage ! Non, la nature toute seule ne saurait donner tant de force... Il y a quelque chose de surhumain !

En s'apitoyant ainsi sur le Roi, il espère arracher M. de Firmont à son mutisme, mais le prêtre semble plongé dans une profonde méditation et ne dit mot... À vrai dire, il hésite à parler, à exprimer ce qu'il a sur le cœur, mais il estime plus sage de se taire, et le Ministre, lassé, renonce à insister davantage ; il n'ouvrira plus la bouche durant le reste du trajet.

Des rues mieux éclairées signalent l'approche du Temple ; la Commune a donné, par prudence, pour rendre toute surprise impossible : l'ordre que, dans le quartier, les maisons fussent, cette nuit-là, «illuminées» ; la plupart des propriétaires ont obéi et posé des lampions sur les appuis des fenêtres... Par ici, les rondes se succèdent presque sans arrêt, et on entend de toutes parts un cliquetis d'armes ; la voiture passe cependant sans difficulté et voit s'ouvrir devant elle la porte de l'ancien palais du comte d'Artois ; contournant la vaste cour en fer à cheval, pleine de soldats et où des canons dressent leur gueule menaçante, elle vient s'arrêter devant le perron qui donne accès aux appartements.

Ces appartements, où tant de fêtes élégantes furent jadis données, ont été transformés en corps de garde : un état-major y est installé, commandant à quelque trois cents miliciens... On ne peut aller plus loin sans être reconnu par les commissaires de la Commune ; le Ministre lui-même doit se plier à la consigne.

Plus d'un quart d'heure se passe avant que ces messieurs daignent se déranger... Plusieurs arrivent enfin, — l'un d'eux est un gamin de dix-sept à dix-huit ans, — et, sur un mot de Garat, que tous connaissent, l'autorisation est accordée de pénétrer dans l'enclos interdit.

On traverse la salle de billard, le grand salon, on descend par quelques marches dans l'ancien jardin au milieu duquel, derrière la muraille récemment élevée par le patriote Palloy, le donjon dresse, dans la nuit, sa silhouette lugubre, la petite et la grosse tour accolées ne formant qu'une masse haute d'une cinquantaine de mètres, flanquée de quatre tourelles aux toitures pointues.

Un poste encore est passé, et l'huis de la geôle s'entrebâille dans un fracas de verrous et de barres de fer : après une première salle, remplie de gardes nationaux, on pénètre dans une seconde pièce, beaucoup plus vaste, dont la voûte s'arrondit en forme de chapelle : là, siègent les commissaires, une douzaine au moins, vêtus de carmagnoles, bonnet rouge en tête, plusieurs, la pipe au bec.

Dans un coin, un long conciliabule a lieu entre le Ministre et les représentants de la Municipalité : le dossier apporté des Tuileries est commenté ; finalement, il est décidé que Garat seul montera d'abord auprès du Roi avec la moitié des commissaires : les autres resteront en bas avec M. de Firmont.

Celui-ci doit alors se laisser fouiller : un des municipaux, le plus vieux de ceux qui sont là, s'en excuse du reste fort poliment, arguant de la terrible responsabilité qui pèse sur la tête de l'aumônier autorisé à approcher le condamné : sa tabatière est ouverte, son tabac éprouvé, dans la crainte qu'il ne contienne du poison, son portemine examiné avec soin, de peur qu'il ne renferme un stylet... Sur les papiers, on ne jette, en revanche, qu'un coup d'œil distrait : tout est en règle et il n'y a plus qu'à attendre : un fauteuil est même avancé au prêtre, pour qu'il puisse se reposer.

À ce moment, des commissaires viennent le chercher, et il doit les suivre dans l'étroit escalier tournant qui monte dans une des tourelles, — escalier si exigu que deux personnes ont peine à s'y croiser ; par surcroît de précaution, on y a dressé des barrières successives, que gardent des sans-culottes éprouvés, presque tous ivres, ce soir, et hurlant à qui mieux mieux.

IV

Séparé de sa famille depuis le 29 septembre précédent, Louis XVI occupe le second étage, — en dessous de la Reine, enfermée au troisième avec ses enfants et Madame Élisabeth.

Du seuil, avant même de pénétrer dans l'appartement, le prêtre aperçoit un spectacle qui le bouleverse : les portes donnant sur le vestibule sont ouvertes ; dans l'une des pièces, — la chambre à coucher, qu'avoisinent celle de Cléry et la salle à manger, — le Roi est debout, entouré de Garat et des municipaux, qui viennent de lui annoncer son exécution prochaine ; alors que ceux-ci semblent fortement émus, lui, comme s'il s'agissait d'un autre, apparaît «calme, tranquille, gracieux même».

Il a tout de suite reconnu son confesseur ; d'un signe de main, il commande aux autres de se retirer, et ils obéissent sans mot dire.

Il ferme alors sa porte sur eux, et M. de Firmont, resté seul avec lui, ne pouvant maîtriser son trouble, se jette à ses pieds en sanglotant. Cette explosion d'attachement vainc l'impassibilité du prince qui ne peut, lui-même, retenir ses larmes ; après quelques instants seulement, il reprend son courage et s'excuse :

— Pardonnez, Monsieur, pardonnez à ce mouvement de faiblesse, si toutefois on peut le nommer ainsi. Depuis longtemps, je vis au milieu de mes ennemis et l'habitude m'a en quelque sorte familiarisé avec eux ; mais la vue d'un sujet fidèle parle tout autrement à mon cœur ; c'est un spectacle auquel mes yeux ne sont plus accoutumés, et il m'attendrit malgré moi...

Puis, relevant l'ecclésiastique, il l'entraîne dans son oratoire, qui occupe la tourelle contiguë à la chambre, une petite pièce ronde, sans tapisserie ni ornement, que chauffe un mauvais poêle de faïence, et où il n'y a pour tout mobilier qu'une table et trois chaises de cuir... Là, du moins, les deux hommes pourront s'entretenir à leur aise, sans risquer d'être entendus.

— C'est donc à présent, Monsieur, continue Louis XVI, en faisant asseoir près de lui M. de Firmont, la grande affaire qui doit m'occuper tout entier. Hélas ! la seule affaire importante, car que sont toutes les affaires auprès de celle-là ?... Cependant, je vous demande quelques moments de répit, car ma famille va descendre. Mais, en attendant, voilà un écrit que je suis bien aise de vous communiquer...

Et, disant ces mots, il tire de sa poche un papier cacheté, dont il brise le sceau... C'est le testament qu'il a écrit quelques semaines plus tôt, et dont il tient à donner lui-même lecture à son confesseur, d'une voix ferme, où un peu d'émotion paraît seulement quand il prononce le nom de ceux qui lui sont chers.

Cette lecture finie, comme la famille royale n'est pas encore là, le Roi pose à M. de Firmont quelques questions sur la situation du clergé ; bien qu'au secret, il connaît la triste existence des prêtres, sait que beaucoup ont dû s'expatrier, sont emprisonnés, pourchassés... Il s'intéresse particulièrement à certains, au cardinal de La Rochefoucauld, à l'évêque de Clermont, à M. de Floirac, à l'archevêque de Paris... Pour celui-ci, qui est émigré à Constance, il charge son confesseur d'une commission spéciale :

— Marquez-lui que je meurs dans sa communion et que je n'ai jamais reconnu d'autre pasteur que lui. Hélas ! je crains qu'il ne m'en veuille un peu de ce que je n'ai pas fait réponse à sa dernière lettre. J'étais encore aux Tuileries, mais, en vérité, les événements se pressaient tellement autour de moi, à cette époque, que je n'en trouvai pas le temps. Au surplus, il me pardonnera, j'en suis sûr, car il est bon...

Puis, se poursuivant, la conversation tombe sur le duc d'Orléans, et Louis XVI parle de Philippe-Égalité, sans amertume et avec plus de pitié que de courroux :

— Qu'ai-je donc fait à mon cousin pour qu'il me poursuive ainsi ?... Mais pourquoi lui en vouloir ?... Ah ! il est plus à plaindre que moi !... ma position est triste, sans doute, mais le fût-elle davantage, non, je ne voudrais pas changer avec lui !

À cet instant, un commissaire pénètre dans l'oratoire et annonce au Roi que sa famille est descendue pour lui faire ses adieux.

D'un trait, le malheureux s'élance dans sa chambre, laissant là M. de Firmont, qui va rester seul, dans l'oratoire, sans voir la scène affreuse qu'ont vulgarisée les gravures ; il en suivra, malgré lui, au bruit, toutes les péripéties : pendant près d'un quart d'heure, pas une parole n'est articulée ; ce ne sont pas des larmes ni des sanglots, mais des cris perçants qu'on doit entendre même du dehors, le Roi, la Reine, le Dauphin, Madame Élisabeth, Madame Royale, tous à la fois confondent leurs voix. Ces transports un peu apaisés, l'entretien se poursuit avec plus de calme, à voix basse, et ce n'est qu'au bout d'une heure que Louis XVI a le courage de congédier les siens, en leur donnant l'espérance de les revoir le lendemain.

Encore bouleversé, il vient alors retrouver son confesseur et s'effondre sur une chaise en gémissant :

— Ah ! Monsieur,... quelle rencontre que celle que je viens d'avoir !... Faut-il donc que j'aime si tendrement, et que je sois si tendrement aimé !... Mais c'en est fait, oublions tout le reste pour ne penser qu'à l'unique affaire. Elle seule doit concentrer dans ce moment toutes mes affections et toutes mes pensées.

Les deux hommes commencent à peine leur entretien spirituel que Cléry se présente et propose au Roi de souper... Celui-ci hésite un moment, mais, réfléchissant aux heures qui lui restent à vivre et où il lui faudra ne pas faiblir, il accepte, passe dans la salle à manger voisine, avale en hâte, mais avec appétit, deux ailes de poulet, un peu de légumes, un biscuit trempé dans du Malaga.

Cinq minutes après, il revient, exige qu'à son tour M. de Firmont prenne quelque nourriture. Celui-ci, cependant, songe au moyen de donner à Louis XVI, qui en est privé depuis si longtemps, la suprême consolation de la sainte Communion... Craignant une profanation, il n'a pas osé apporter d'hostie consacrée ; il n'y a qu'un moyen d'en ôbtenir une : dire la messe ici même.

À cette proposition, le Roi ne peut cacher son effroi, et son confesseur doit insister pour qu'il lui soit permis au moins de tenter des démarches, avec autant de prudence et de discrétion que possible... L'autorisation est, à la fin, donnée :

— Allez, Monsieur !... mais je crains bien que vous ne réussissiez pas, car je connais les hommes auxquels vous allez avoir affaire : ils n'accordent que ce qu'ils ne peuvent refuser.

Sortant de l'appartement, M. de Firmont demande à être conduit auprès du Conseil, et on le fait descendre dans la salle du bas, où sont réunis les commissaires de la Commune.

Nul d'entre eux ne s'attendait à une pareille requête, et on peut imaginer leur surprise, leur désarroi, en l'entendant formuler. Leurs exclamations en témoignent assez :

— Où trouver un prêtre à l'heure qu'il est ? s'écrie l'un d'eux.

— Et quand nous en trouverions un, ajoute un autre, comment se procurer des ornements ?

Sans se laisser troubler, M. de Firmont a réponse à tout.

— Le prêtre est tout trouvé, puisque me voici ; quant aux ornements, l'église voisine en fournira : il ne s'agit que de les envoyer chercher. Du reste, ma demande est juste, et ce serait aller contre vos propres principes que de la refuser.

— L'histoire, objecte un municipal, nous fournit assez d'exemples pour nous engager à être circonspects...

C'est toujours la même crainte qui se manifeste de voir le condamné échapper au châtiment... D'un mot, l'abbé désarme son contradicteur :

— La fouille exacte à laquelle je me suis soumis en entrant ici a dû vous prouver que je ne porte pas de poison sur moi ; si donc il s'en trouvait demain, c'est de vous que je l'aurais reçu, puisque tout ce que je demande pour dire la messe doit passer par vos mains...

Le jacobin veut répliquer, mais ses collègues lui imposent silence : finalement, on décide d'appeler les commissaires absents et de leur soumettre la requête ; on fait sortir M. de Firmont, on le rappelle au bout d'un quart d'heure, et c'est avec un joie profonde qu'il entend ce discours que lui adresse le président :

— Citoyen ministre du culte, le Conseil a pris en considération la demande que vous lui avez faite au nom de Louis Capet, et il a été résolu que sa demande, étant conforme aux lois qui déclarent que tous les cultes sont libres, lui serait accordée. Nous y mettons cependant deux conditions : la première, que vous dresserez à l'instant même une requête constatant votre demande et signée de vous ; la seconde, que l'exercice de votre culte sera achevé demain, à sept heures au plus tard, parce qu'à huit heures précises Louis Capet doit partir pour le lieu de son exécution.

Sans attendre, sur un bout de table, M. de Firmont formule sa demande, note ce qu'il lui faut pour le Saint Sacrifice et, laissant cela sur le bureau, il remonte auprès du Roi.

Celui-ci l'attend avec anxiété : son bonheur est immense en apprenant que satisfaction va être donnée à son pieux désir... L'esprit désormais en repos, il va pouvoir s'épancher avec le prêtre, en une intime causerie dont aucun détail ne sera connu. La confession durera plus de deux heures ; à minuit seulement, M. de Firmont, voyant le prince épuisé de douleur et de fatigue, obtiendra de lui qu'il prenne un peu de repos... Lui-même s'étendra sur le lit de Cléry, tandis que le Roi se couchera, après avoir donné tranquillement ses ordres à son valet de chambre :

— Cléry, vous m'éveillerez à cinq heures...

V

Assis sur une chaise, le fidèle serviteur a passé la nuit au chevet de son maître, paisiblement endormi dans son lit à colonnes aux rideaux de damas vert.

À l'heure dite, Cléry vient allumer le feu, et ce léger bruit suffit à réveiller le Roi ; de la chambre voisine, le prêtre l'entend faire sa toilette comme à l'ordinaire.

Le prince n'a pas oublié son confesseur et un de ses premiers mots a été :

— Où est M. de Firmont ?

Aussitôt prêt, il l'appelle, l'emmène, comme la veille, dans son oratoire, et l'intime entretien reprend entre les deux hommes.

Pendant ce temps, Cléry prépare, dans la chambre, tout ce qui est nécessaire pour la messe. Vers deux heures du matin, les «ustensiles» — l'expression est d'un journaliste contemporain, — ont été apportés. Comme les sanctuaires les plus proches, l'église du Temple et Sainte-Élisabeth, sont fermés depuis 1791, il a fallu tout aller chercher à la nouvelle paroisse Saint-François-d'Assise, — l'ancienne chapelle des Capucins du Marais qui deviendra Saint-Jean-Saint-François, rue Charlot. Bien qu'ardemment constitutionnel, — il restera après le Concordat un des derniers attachés au schisme, — le curé, M. Sibire, a veillé à ce que rien ne manquât, prêté même, pour cette cérémonie insigne, ses plus riches ornements.

La pièce, où Louis XVI vient de passer ses dernières semaines, se transforme ainsi en chapelle : la commode en acajou, à dessus de marbre, servira d'autel ; elle reçoit la pierre consacrée, que recouvrent deux nappes de toile blanche, et, au-dessus d'elle, le crucifix s'encadre de flambeaux argentés, dont les cires allumées vont éclairer la scène funèbre, tout en projetant de grandes ombres sur le papier jaune à fleurs blanches qui tend les murailles.

Quand tout est disposé, Cléry vient l'annoncer ; pendant que M. de Firmont va s'habiller, le Roi demande à son valet de chambre :

— Pouvez-vous servir la messe ?

Comme le serviteur avoue ne pas savoir par cœur les répons, Louis XVI lui prête son livre, après y avoir cherché et marqué les prières rituelles ; lui-même se servira d'un autre missel, qu'on est allé demander à la Tison, — la femme du geôlier de la Reine, — puis, refusant le fauteuil préparé pour lui, il réclame le petit coussin de cuir dont il use généralement pour prier, et il s'agenouille devant l'autel improvisé... Il n'en bougera plus jusqu'à la fin de la cérémonie.

Il est six heures quand M. de Firmont commence le Saint Sacrifice, revêtu de la chasuble qu'on lui a envoyée, — une merveilleuse chasuble de drap d'or, brodée de bouquets multicolores, qu'on conserve toujours précieusement dans le trésor de Saint-Jean-Saint-François.

Les municipaux se sont retirés dans l'antichambre, dont un battant de porte restera ouvert : ils assisteront ainsi à la messe et certains, peut-être, sans en avoir l'air, s'uniront aux prières du prêtre : tous, au moins, garderont respectueusement le silence... Louis XVI, lui, suit dévotement l'office dans son livre, et, quand vient le moment de la communion, il reçoit son Dieu pour la dernière fois.

À six heures et demie, tout est fini, et le prêtre va déposer ses habits sacerdotaux dans la chambre de Cléry.

L'aube commence à poindre ; le froid est vif ; quand, rappelé, M. de Firmont revient auprès du Roi, il le trouve grelottant auprès du poêle, ne pouvant se réchauffer... Malgré tout, le prince n'a pas un mot de plainte, et il exprime seulement sa joie :

— Mon Dieu ! que je suis heureux d'avoir mes principes. Sans eux, où en serais-je maintenant ? mais, avec eux, que la mort doit me paraître douce ! Oui, il existe en haut un Juge incorruptible, qui saura bien me rendre la justice que les hommes me refusent ici-bas.

Déjà, on entend, autour du Temple, le mouvement des troupes qui se réunissent au son de la générale... M. de Firmont, à ce bruit, frémit, mais le Roi, toujours calme, y prête un moment l'oreille et dit, sans s'émouvoir :

— C'est probablement la Garde nationale qu'on commence à rassembler.

Puis, au bout d'un instant, comme la voix des officiers et le piaffement des chevaux se font plus distincts, Louis XVI écoute encore et reprend, avec le même sang-froid :

— Il y a apparence qu'ils approchent...

Le moment serait venu de revoir la Reine, comme, la veille, cela a été convenu, mais M. de Firmont croit devoir insister pour épargner aux deux époux cette suprême épreuve... Après réflexion, malgré sa douleur, le prince accepte ce sacrifice, dur entre tous.

— Vous avez raison, dit-il, Monsieur ; ce serait lui donner le coup de la mort ; il vaut mieux me priver de cette triste consolation et la laisser vivre d'espérance quelques moments de plus.

Sans cesse, cependant, des commissaires viennent frapper à la porte de l'oratoire, sous un prétexte ou sous un autre, désireux, en réalité, de s'assurer que leur victime est toujours là et ne disparaîtra pas avant l'instant fatal. Certains de ces jacobins sont même brutaux, malhonnêtes, moqueurs. Pas un instant le Roi ne se départ de sa sérénité. À peine exprime-t-il, d'un mot, le chagrin qu'il ressent :

— Voyez comme ces gens-là me traitent !... mais il faut savoir tout souffrir.

Et, un peu plus tard, il ajoute, en souriant :

— Ils voient partout des poignards et du poison ; ils craignent que je me tue. Hélas ! ils me connaissent bien mal : me tuer serait une faiblesse. Non, puisqu'il le faut, je saurai bien mourir...

La demie de huit heures sonne enfin à la petite pendule dorée qui orne la cheminée de la chambre à coucher. À nouveau, quelqu'un frappe et, cette fois, c'est le général Santerre qui vient chercher le condamné.

— Je suis en affaire, reprend le Roi avec autorité... Attendez-moi là ; dans quelques minutes je serai à vous.

Ce disant, il referme la porte et se jette aux genoux de M. de Firmont :

— Tout est consommé, Monsieur. Donnez-moi votre dernière bénédiction, et priez Dieu qu'Il me soutienne jusqu'au bout !

Dès que le prêtre a tracé sur lui le signe de la Croix, il se relève, sort du cabinet, s'avance vers la troupe qui emplit l'appartement ; sans rien perdre de sa présence d'esprit, il remet encore son testament à un membre de la Commune, fait quelques recommandations en faveur de Cléry, qui sanglote à côté, en lui tendant le chapeau qu'il a demandé.

— Marchons ! commande alors le Roi d'un ton ferme, et, encadré des miliciens, des commissaires, suivi par M. de Firmont, il s'engage dans l'escalier à vis...

Le guichet franchi, la traversée du jardin, plein d'un brouillard glacé, est vite faite ; Louis XVI peut cependant, en se retournant, jeter un ultime regard sur la Tour, qui garde derrière ses murailles ceux qui lui sont chers.

Dans un fracas d'armes, la petite troupe passe par l'ancien hôtel du comte d'Artois ; dans la cour d'honneur, un carrosse attend, au bas du perron : un officier de gendarmerie y monte le premier ; le Roi le suit, prend place dans le fond, fait mettre M.de Firmont à côté de lui ; un maréchal des logis saute le dernier.

La portière se referme et, entre une double haie de gardes nationaux, le véhicule sort dans la rue du Temple, où l'escorte l'encercle aussitôt, — une escorte formidable, faite pour décourager toute tentative d'attaque, cent gendarmes en éclaireurs, douze tambours, douze cents gardes nationaux serrés autour de l'équipage, et, fermant la marche, cent cavaliers de l'École militaire.

VI

Lentement, le triste cortège a remonté la rue du Temple et gagné les boulevards, qu'il suivra jusqu'à la rue de la Révolution, — la rue Royale actuelle, — qui le mènera, tout droit, à la place ci-devant Louis XV, — notre Concorde d'aujourd'hui, — où l'échafaud attend sa victime, dressé entre les Champs-Élysées et le piédestal, dont a été déboulonnée la statue du «Bien Aimé».

Enfermé dans la voiture, ne pouvant plus rien dire à son confesseur qui ne fût entendu, le Roi a pris le parti de se taire, et tous respectent son silence. Pas une parole ne sera échangée pendant la grande heure et demie que durera le trajet. À un moment donné seulement, M. de Firmont a l'heureuse pensée de prêter son bréviaire au condamné, et celui-ci l'accepte avec plaisir ; il indique même, d'un geste, son désir que le prêtre lui montre les psaumes convenant le mieux à sa situation : jusqu'à la fin, l'un et l'autre en réciteront alternativement les versets.

Ainsi absorbé dans ses prières, Louis XVI, semble-t-il, ne s'occupe nullement de ce qui se passe au dehors ; les vitres relevées, couvertes de buée, doivent du reste aussi bien l'empêcher de voir que d'être vu.

Conformément aux ordres de la Commune, les boutiques, sur le parcours, sont closes, les fenêtres et portes fermées, les voies transversales barrées ; tout le long de la chaussée, plus de quatre-vingt mille hommes armés font la haie, empêchant quiconque de traverser.

Il y aura pourtant, çà et là, quelques incidents : des cris de grâce seront poussés au sortir de la rue du Temple ; plus loin, à l'angle de la rue de Cléry et du faubourg Saint-Denis, le baron de Batz et trois de ses amis feront une tentative désespérée, forceront les barrages et, ne se voyant pas suivis, pourront par miracle s'échapper ; plus loin encore, un autre royaliste, Nicole-Joseph Beaugeard, ancien secrétaire des commandements de la Reine, sera massacré pour avoir voulu approcher du carrosse royal.

Le Roi ne s'est aperçu de rien, pas plus que M. de Firmont, au courant cependant, par ses amis Lézardière, des projets du baron de Batz, et qui n'a cessé d'attendre, avec un secret espoir, la tentative annoncée... Tous deux, jusqu'au bout, garderont l'impression de s'avancer dans un absolu silence, que troublent seules les batteries des tambours.

À 10 h 10, la place de la Révolution est atteinte : vingt mille hommes au moins sont encore rangés là, et toutes les issues sont garnies de canons chargés à mitraille... À l'instant où le carrosse décrit un cercle pour s'approcher de la guillotine, le Roi, pour la première fois, rompt le silence et, se penchant à l'oreille de M. de Firmont, lui murmure :

— Nous voilà arrivés, si je ne me trompe.

Le prêtre ne trouve rien à répondre... Les chevaux du reste viennent de s'arrêter, la portière s'ouvre, les gendarmes s'apprêtent à descendre. Louis XVI les arrête d'un geste et, appuyant sa main sur le genou de l'abbé, il dit à ses gardiens, «d'un ton de maître» :

— Messieurs, je vous recommande Monsieur que voilà : ayez soin qu'après ma mort il ne lui soit fait aucune insulte. Je vous charge d'y veiller.

Et, comme les deux hommes semblent faire la sourde oreille, le Roi veut insister, élève la voix, mais l'un d'eux lui coupe la parole, ripostant d'un ton goguenard, bien peu rassurant :

— Oui, oui, nous en aurons soin ; laissez-nous faire !...

L'instant fatal est venu : dès que Louis XVI a mis pied à terre, les trois bourreaux, Sanson, son fils et un aide, l'entourent, veulent lui ôter ses vêtements, mais il ne se laisse pas faire, se déshabille lui-même, défait son col, ouvre sa chemise, l'arrange avec soin. Un incident surgit quand on veut lui prendre les mains :

— Que prétendez-vous ?... s'écrie-t-il.

— Vous lier, répond Sanson.

— Me lier !... riposte le prince avec indignation. Je n'y consentirai jamais !... Faites ce qui vous est commandé, mais vous ne me lierez pas ; renoncez à ce projet !

Les voix s'élèvent, le bourreau est sur le point d'appeler à l'aide ; M. de Firmont estime qu'il faut, à tout prix, éviter une scène de violence ; du regard, le Roi semble l'interroger ; maîtrisant son émotion, le prêtre trouve les mots qui, seuls, sont susceptibles d'apaiser celui qui va mourir :

— Sire, dans ce nouvel outrage, je ne vois qu'un dernier trait de ressemblance entre Votre Majesté et le Dieu qui va être sa récompense.

À ces mots, Louis XVI lève les yeux au Ciel avec une intense expression de douleur.

— Assurément, soupire-t-il, il ne me faudra rien moins que Son exemple pour que je me soumette à un pareil affront.

Et, se tournant vers Sanson, il ajoute :

— Faites ce que vous voudrez, je boirai le calice jusqu'à la lie.

Dès que ses mains sont attachées, il gravit l'échafaud ; les marches en sont raides, et il doit s'appuyer sur le bras de M. de Firmont, qui le soutient... Celui-ci se demande une minute si le courage du Prince ne va pas fléchir, et c'est alors, peut-être, qu'il lui dit le mot qu'il ne niera pas avoir prononcé, mais dont il affirmera ne pas se souvenir :

— Fils de saint Louis, montez au Ciel !

Bien loin de faiblir, Louis XVI, au contraire, arrivé sur la plate-forme qui supporte la guillotine, se redresse, s'avance, impose du regard silence aux quinze ou vingt tambours qui l'entourent et n'ont pas cessé de battre, puis, «d'une voix si forte qu'elle dut être entendue du Pont-Tournant», il prononce distinctement les paroles à jamais célèbres :

— Je meurs innocent de tous les crimes qu'on m'impute ! Je pardonne aux auteurs de ma mort, et je prie Dieu que le sang que vous allez répandre ne retombe jamais sur la France...

Il s'apprête à continuer, mais des officiers, fonçant l'épée à la main, ordonnent en hurlant aux tambours de rouler, aux bourreaux d'en finir. Ceux-ci appréhendent le Roi, l'entraînent, le font basculer, appuient sur le déclic, — et le couteau tombe dans un ruissellement de sang.

Tout cela n'a duré qu'une minute ; M. de Firmont, agenouillé près de la guillotine, se rejette en arrière pour n'être pas éclaboussé... En un éblouissement, il voit le fils de Sanson, un jeune homme d'une vingtaine d'années, ramasser dans le panier la tête décapitée, la saisir par les cheveux et la présenter au peuple, en gambadant et hurlant :

— Vive la Nation !

Quelques cris de «Vive la République !» lui répondent, et ces cris, peu à peu, s'amplifient, mille fois répétés par la multitude qui se presse autour de la place et force les barrages.

Profitant du désordre qui s'en suit, le prêtre descend de l'échafaud et se perd dans la foule.

VII

Suivant les ordres donnés, le corps de Louis XVI devait être, aussitôt après l'exécution, inhumé au cimetière de la Madeleine, situé dans le bas de la rue d'Anjou. Le curé constitutionnel de la paroisse, M. Picavez, avait été chargé de régler cette cérémonie, mais, se refusant à officier lui-même, il s'était remis de ce soin à deux de ses prêtres, MM. Renard et Damoreau.

Dès que le calme s'est un peu rétabli, le cadavre a été chargé dans la charrette du bourreau, et celle-ci s'est ébranlée sous la garde d'un détachement de gendarmerie. L'indifférence a succédé aux manifestations de tout à l'heure : quelques fidèles seulement s'inclinent sur le passage du corps, des curieux surtout suivent, ne manifestant aucune haine. Le convoi, bientôt, passe devant l'église, non encore désaffectée, qui s'élevait là où la rue de la Ville-l'Évêque rejoint aujourd'hui le boulevard Malesherbes.

Sous le porche, les deux vicaires désignés attendent avec la croix, pensant que le mort sera, au moins le temps des prières, déposé dans le chœur, — mais l'escorte s'y oppose, et les prêtres doivent suivre le convoi jusqu'au cimetière.

Là, après la reconnaissance par deux administrateurs du Département, les restes mutilés sont déposés dans une bière sans couvercle, et, avant qu'on ne la descende dans la fosse creusée près de là, MM. Renard et Damoreau psalmodient en hâte les vêpres des morts, — écoutés en silence, presque avec piété, par la populace qui, peu à peu, a envahi l'enclos.

Les dernières antiennes récitées, l'eau bénite jetée, le cercueil est mis dans le trou béant, recouvert de chaux vive, puis de terre, qu'on bat fortement pour l'aplanir.

Le 19 janvier 1815 seulement, sur les indications de deux royalistes fervents qui avaient assisté à l'inhumation, MM. Desclozeaux et Danjou, les ossements corrodés seront retrouvés là. On les transférera, le surlendemain, à Saint-Denis, où ils reposent depuis lors dans la basilique.

La chapelle expiatoire a été construite sur l'emplacement du cimetière de la Madeleine.

M. de Firmont n'avait pas eu la force d'assister à l'inhumation du Roi. Brisé d'émotion et de chagrin, fuyant en hâte le cauchemar affreux qu'il venait de vivre, désireux aussi de transmettre à M. de Malesherbes certaines recommandations dont Louis XVI l'avait chargé, il s'était dirigé vers la demeure de Mme de Senosan, chez qui il savait retrouver le vieux défenseur. Quelques minutes plus tard, ces fidèles, réunis rue Saint-Honoré, près de la rue Saint-Florentin, pouvaient pleurer ensemble le maître disparu et évoquer ses derniers moments.

De là, M. de Firmont gagna, rue de Vaugirard, les bureaux des Petites voitures pour Choisy-le-Roi, et, dans la soirée, rentra chez ses amis. Mme Lézardière, raconte-t-on, en le voyant arriver avec son fils, comprit à leur mine terrifiée, que le drame effroyable était consommé.

Son saisissement fut tel qu'elle tomba morte, sans prononcer une parole.

VIII

Dans une lettre qu'il avait écrite à un de ses amis, en Angleterre, le 21 décembre 1792, M. Edgeworth de Firmont disait :

«Mon malheureux maître a jeté les yeux sur moi pour le disposer à la mort, si l'iniquité de son peuple va jusqu'à commettre ce parricide. Je me prépare moi-même à mourir, car je suis convaincu que la jureur populaire ne me laissera pas survivre une heure à cette scène horrible, mais je suis résigné, ma vie n'est rien...»

Louis XVI était mort sur l'échafaud, et celui qui l'y avait assisté n'avait pas, malgré son pressentiment, été inquiété... Il ne le sera pas davantage dans les semaines qui suivront.

Retiré à Choisy-le-Roi, il reçoit alors de M. de Juigné, avec le titre secret de vicaire général, la mission d'organiser le culte à Paris et de transmettre aux prêtres fidèles les directives de leur pasteur légitime.

La chose, au début, est facilitée par le fait qu'on pense M. de Firmont parti pour l'Angleterre. Mais, au fur et à mesure que les jours s'écoulent, les complications s'accroissent, la surveillance devient plus tracassière, la poursuite des insermentés plus active, les communications avec l'étranger presque impossibles.

Le confesseur de Louis XVI trouve pourtant le moyen de continuer à correspondre avec l'archevêque, qu'il tient au courant des difficultés rencontrées et des subterfuges qu'il emploie pour remplir sa mission ; prévoyant la Terreur prochaine, il le supplie de prendre des mesures en conséquence, notamment de partager ses pouvoirs entre plusieurs ecclésiastiques «éprouvés», qui pourront, plus aisément qu'un seul, transmettre les instructions de l'autorité au clergé dispersé.

«Ce clergé, du reste, ajoute M. de Firmont dans un rapport envoyé vers le 20 mars 1793, loin de perdre à la persécution, semble y avoir gagné ; il travaille d'une manière vraiment édifiante ; les scandales sont infiniment rares, quoiqu'il n'y ait plus de lois pour les réprimer. Le centre du diocèse ne manque pas d'ouvriers, mais les extrémités sont bien abandonnées...»

Ce rapport a été, comme les lettres précédentes, acheminé vers la Suisse par l'intermédiaire de M. Emery, le supérieur très vénéré de Saint-Sulpice. Celui-ci, que nous montrerons bientôt un des plus zélés «aumôniers de la guillotine», avait un frère, habitant non loin de la frontière, à Thoiry, près de Gex, — et ce frère, M. Emery de Saint-Martin, réputé bon patriote, commandant de la Garde nationale de son canton, se chargeait de faire passer les paquets qui lui étaient adressés.

Y a-t-il alors une dénonciation ? est-ce le résultat d'une imprudence ou du hasard ? toujours est-il que le rapport de M. de Firmont, signé de son simple prénom «d'Essex», est intercepté, ouvert, transmis au District de Gex. Des perquisitions vont s'ensuivre, aussi bien à Thoiry qu'à Paris, et l'abbé Emery sera arrêté.

M. de Firmont, lui, ne sera pas découvert, mais, dénoncé, brûlé, dans l'impossibilité d'agir, il jugera prudent de s'éloigner à son tour ; d'abord réfugié à Pithiviers, chez le comte de Rochechouart, il y passera quatre mois, puis, de là, après un court séjour à Fontainebleau, gagnera la Normandie, où il retrouvera, aux environs de Bayeux, ses amis Lézardière.

Il apprendra là le supplice de Madame Élisabeth, avec laquelle il a pu longtemps, malgré l'étroite surveillance du Temple, entretenir une correspondance secrète ; vers le même temps, il aura la douleur de perdre sa vieille mère, qui était restée à Paris, où elle habitait, rue du Bac, l'ancien couvent des Récolettes. N'ayant plus rien qui le retienne, il cherchera à gagner l'Angleterre ; il n'y arrivera, après bien des péripéties, que le 25 avril 1796.

Il ne reverra jamais la France et ne quittera plus les Princes ; après un séjour près du comte d'Artois, à Edimbourg, il rejoindra Louis XVIII à Blanckenberg, et c'est là qu'il rédigera cette «Relation des derniers moments de Louis XVI», si émouvante, si précise, qui permet d'évoquer, dans ses moindres détails, la nuit suprême du Roi. Il aura la joie de voir rendue aux siens Madame Royale, et il bénira lui-même, à Mittau, le mariage de la princesse avec le duc d'Angoulême. Il y mourra, le 22 mai 1807, et Louis XVIII tiendra à composer l'épitaphe de ce grand serviteur de la Royauté.

CHAPITRE 2 :

M. LOTHRINGER, AUMÔNIER CONSTITUTIONNEL DU TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE

I

Le 18 mars 1793, un décret terrible a été porté contre les prêtres réfractaires, assimilés aux émigrés : tout citoyen était désormais tenu de dénoncer ceux qu'il saurait être sur le territoire de la République ; arrêtés, les malheureux seraient jugés par un jury militaire et punis de mort dans les vingt-quatre heures. Dès cet instant, il ne saurait être question pour ces proscrits d'exercer un ministère officiel auprès des condamnés.

Ceux-ci, pourtant, vont se multiplier : le décret du 10 mars a créé le Tribunal révolutionnaire ; la première audience est tenue le 28, et, dès lors, s'ouvre une ère sanglante qui ira, croissante, jusqu'aux hécatombes de 1794.

Gardant encore les traditions du passé, cette justice d'exception consent à assurer à ses victimes les secours spirituels qu'elles peuvent désirer, mais, bien entendu, des prêtres constitutionnels seuls sont autorisés à les approcher. Gobel, l'intrus qui a succédé à M. de Juigné sur le siège archiépiscopal de Paris, tient la main à ce que ce service soit régulièrement assuré ; par l'intermédiaire de l'accusateur public Fouquier-Tinville, il reçoit, après chaque audience, la liste des condamnés, et lui-même avertit ses prêtres, pour qu'ils se rendent, en temps voulu, à la Conciergerie.

Trois de ses vicaires généraux rempliront particulièrement ce rôle, MM. Lambert, Girard et Lothringer : on les verra sans cesse, l'un ou l'autre, parfois ensemble, aux abords du Palais de Justice, causant avec les geôliers, les bourreaux, les gendarmes, attendant patiemment d'être appelés auprès de ceux qui vont partir pour l'échafaud et, bien que prêtres infidèles, ils joueront, à maintes reprises, un rôle de miséricorde qui ne saurait être passé sous silence dans cette histoire des «aumôniers de la guillotine». Tous trois, du reste, finiront réconciliés avec l'autorité légitime.

À M. Amable Lambert restera seulement lié le souvenir des Girondins. Il était, en 1790, premier vicaire de Saint-Germain-le-Vieil, une petite paroisse de la Cité, tapie à l'ombre des hautes murailles de l'Hôtel-Dieu ; aumônier de la Garde nationale, ce qui allait bien à son allure martiale, plus militaire qui ecclésiastique, il avait prêté le serment un des premiers, et il suivra Gobel dans son abjuration, le 7 novembre 1793. Après la Terreur, il se fera oublier, obtiendra son pardon et mourra seulement en 1849, âgé de 86 ans, curé de Bessancourt, en Seine-et-Oise.

Il n'y aurait guère plus à dire de M. François Girard, s'il n'avait eu, comme nous le verrons, l'honneur de conduire à l'échafaud Marie-Antoinette, bien que celle-ci eut, auparavant, refusé son assistance.

Ancien curé de Saint-Landry, — une autre paroisse de la Cité, presque au pied des tours de Notre-Dame, — il avait aussi prêté le serment, mais, meilleur prêtre que M. Lambert, il refusera de s'associer à l'apostasie de Gobel, se rétractera dès 1795 et mourra, en 1811, chanoine et pénitencier de Notre-Dame, y ayant fondé, pour l'Empereur, une messe hebdomadaire qui a continué d'être célébrée jusqu'à ces dernières années.

Beaucoup plus importants, plus connus au moins, — peut-être parce qu'il a tenu lui-même à n'en rien laisser ignorer, — furent les services de M. François-Joseph Lothringer... Son nom, en tout cas, reste inséparable de celui de nombre de victimes célèbres, et c'est lui, plus que ses confrères, qui semble avoir été réellement l'aumônier constitutionnel du Tribunal révolutionnaire.

Il était attaché à l'Hôtel-Dieu et à Saint-Louis, en qualité de confesseur des étrangers, quand il fut choisi comme vicaire épiscopal par Gobel, son compatriote et ami : l'assistance aux prisonniers allait devenir sa principale attribution, et on ne peut évoquer la Conciergerie de 1793 sans y revoir, allant et venant dans les couloirs, les cours, les cachots de la geôle, scrutant les prisonniers de ses yeux bruns barrés de sourcils épais, cet Alsacien de cinquante-trois ans, à la haute taille, au front chauve encadré de cheveux noirs, au grand nez aquilin, au menton rond creusé d'une fossette où la barbe laissait toujours une ombre.

Malgré la tare que lui laissera son serment schismatique, malgré quelques lâchetés que la peur lui fera commettre, cet homme était un apôtre : grâce à lui, grâce à ses instances, si vives qu'elles en étaient parfois importunes, il ramènera à Dieu, à l'heure dernière, bien des âmes qui s'étaient détournées de la foi de leur jeunesse... Miaczinski, Custine, certains Girondins, Philippe-Égalité seront parmi ses plus illustres pénitents.

II

La trahison de Dumouriez a rendu suspects ses lieutenants, accusés d'avoir contribué à ses derniers échecs ou pris part à sa défection. Sur ses six subordonnés qui seront déférés au Tribunal révolutionnaire, trois, — Stengel, Lanove et Miranda, — auront la chance d'être acquittés, les trois autres, Miaczinski, Devaux et Lescuyer, seront guillotinés.

Joseph Miaczinski n'avait que quarante-deux ans, et ce Polonais, entré au service de la France, s'était toujours dévoué à sa patrie d'adoption avec une fidélité et un courage qui lui avaient valu le grade de général de brigade ; quoique semblant rallié à la Révolution, il avait certainement cherché à exécuter, à Lille, les ordres coupables de son chef, à se rendre maître de la ville, à s'y saisir du Trésor, à y arrêter les commissaires de la Convention, Carnot et Lesage-Senault. Ses confidences imprudentes à ses officiers l'avaient empêché de réaliser le plan conçu : dénoncé par eux, il s'était fait prendre comme dans une souricière ; les papiers trouvés sur lui n'avaient que trop prouvé qu'il était au courant des projets de Dumouriez et qu'il y coopérait secrètement.

Ramené à Paris, il a été aussitôt mis en jugement ; appelée d'abord le 6 mai, son affaire a été remise au 17, pour que les témoins pussent comparaître.

Une audience suffira pour en finir : le soir même, Miaczinski est condamné à mort ; il entend le verdict sans sourciller, mais, se levant brusquement, il s'écrie :

— Citoyens jurés, citoyens juges, vous venez de condamner un innocent ; vous faites assassiner celui qui a répandu son sang pour la République ! Je marcherai à l'échafaud avec le même sang-froid que vous me voyez à présent : puisse mon sang consolider, — et il se tourne à ce moment vers l'auditoire, — le bonheur du peuple souverain !

L'exécution ne doit avoir lieu que le lendemain, et le général, l'audience finie, est ramené à la Conciergerie... Averti, M. Lothringer ne tarde pas à se présenter dans sa cellule.

Nullement résigné à son sort, Miaczinski le reçoit poliment, mais repousse l'offre du sacrement de Pénitence. Il a du reste demandé un sursis, prétendant qu'il a de graves révélations à faire, et il espère encore. Malgré les exhortations du prêtre, il ne fait que se plaindre, proteste qu'il est bon patriote, qu'on veut l'envoyer injustement à l'échafaud... M. Lothringer poursuivra vainement cette conversation, sans pouvoir l'amener sur le terrain spirituel.

Trois jours passent : les deux commissaires nommés par la Convention ont entendu le général et estimé insignifiantes ses déclarations ; le 21, le sursis est levé ; dans la soirée, Gobel en est avisé par un billet qu'il transmet aussitôt à son vicaire.

Pour la seconde fois, le 22, M. Lothringer se présente pour tenter de ramener à Dieu le général... y réussira-t-il ? Il ne le semble pas, d'après le récit qu'il fera, dans quelques mois, quand lui-même sera traduit devant le Tribunal révolutionnaire.

— J'ai été fort mécontent de Miaczinski, dira-t-il, parce qu'il s'est refusé à se confesser... Resté avec lui seulement pour l'exciter à remplir les devoirs de son culte, il n'a fait que se plaindre ou converser.

Malgré tout, l'aumônier n'abandonnera pas le malheureux et, monté près de lui dans la charrette, il l'accompagnera jusqu'à la place de la Révolution... Chemin faisant, l'entretien se poursuivra :

— J'ai quitté la Pologne à cause des troubles de la République, gémit le condamné... Maintenant, je meurs pour mon Roi, et pourtant je suis patriote...

Puis, au bout d'un instant, il ajoute, suivant son idée :

— Il est glorieux pour moi de mourir pour mon Roi, à la même place où il est mort !

Saisissant le propos, M. Lothringer tente un nouvel effort :

— Si vous mourez pour votre Roi, mourez comme lui : il s'est confessé et a rempli ses devoirs de religion ; faites plus : au lieu de mourir pour votre Roi, mourez pour Dieu, qui est le Roi des rois et qui est mort pour vous.

Mais, railleur, Miaczinski lui riposte :

— N'allez-vous pas me dire que je vais, en Paradis, dîner avec les Anges ?

Et, détournant la conversation, il se met à parler de ses camarades poursuivis comme lui, et prédit que Devaux, lui aussi, «y passera» ; quant aux autres généraux, il ne montre pour eux que profond mépris, traitant son successeur de «joueur de biribi, d'escroc, de voleur...»

Le prêtre, semble-t-il, ne pourra rien obtenir d'autre de ce soldat impénitent... Jusqu'au bout, celui-ci montrera le plus étonnant courage, souriant à la foule qui le regarde passer, criant à plusieurs reprises :

— Vive la Nation ! Vive la République !...

M. Lothringer devra se contenter de donner une dernière bénédiction, au moment où le couteau tombera... Aussitôt après, l'exécuteur montrera la tête au peuple : «Elle est aussi vermeille qu'avant sa mort ; ses yeux ouverts semblent encore promener leurs regards sur la multitude innombrable qui remplit la place...»

III

Dans cette hécatombe de généraux que fera la Terreur, Miaczinski a été le premier à succomber ; Devaux subit, le 23 mai, pareil sort ; Lescuyer aura quelques semaines de répit et ne sera exécuté que le 14 août. Le lendemain, un autre grand procès commencera, — celui de Custine.

Entre temps, le Tribunal révolutionnaire ne chôme pas, et la liste de ses victimes s'allonge, victimes obscures, comme ce Béguinet, petit tapissier parisien, accusé d'avoir engagé les soldats de la République à passer du côté des révoltés de Vendée ; comme le gendarme Jonas, coupable d'avoir tenu des propos séditieux dans un café ; ou victimes illustres, tels les conspirateurs de Bretagne, les «assassins» de Léonard Bourdon, Charlotte de Corday.

Sur l'assistance spirituelle à tous ces condamnés, bien peu de détails précis sont venus jusqu'à nous. Si rares soient-ils, on ne saurait les oublier.

Vingt-huit prévenus ont été impliqués dans le procès intenté aux royalistes bretons, qui voulaient soulever leur province sur l'instigation du marquis de la Rouërie : sur ces vingt-huit, douze sont, le 18 juin, condamnés à mort.

C'est la première fois qu'une pareille fournée est envoyée à la guillotine, et des mesures spéciales sont prises : une force armée «importante» est réquisitionnée, «le plus de cavaliers possible» sont commandés, enfin, sur la demande de Fouquier-Tinville, douze prêtres sont envoyés par Gobel à la Conciergerie, pour confesser ceux qui vont mourir.

Il s'agit cette fois de catholiques fervents qui abhorrent le clergé constitutionnel : d'un accord unanime, ils repoussent ces prêtres qu'ils considèrent comme indignes.

— Nous ne voulons point avoir affaire à des intrus !... déclarent-ils.

Comme on ne leur permettra pas de voir des réfractaires, M. de Laguyomarais et ses compagnons, — il y a, dans le nombre, la sœur de Désilles, le héros de Nancy, une jeune femme de vingt-quatre ans dont la grâce n'a pas apitoyé les jurés, — tous s'en iront à l'échafaud sans secours religieux : on les verra passer, paisibles, s'encourageant mutuellement, presque joyeux, certains même riant, d'autres, sans doute, priant à voix basse, et, quand arrivera l'exécution, ils s'embrasseront, au pied de l'échafaud, avant la grande séparation.

Trois semaines plus tard, le 13 juillet, un cortège non moins navrant se dirige vers la place de la Révolution : à la suite d'interminables débats, qui durent depuis le 28 juin, neuf habitants d'Orléans ont été mis à mort pour avoir, soi-disant, attenté à la vie du représentant du peuple Léonard Bourdon.

L'inculpation était si vague, les faits si peu prouvés, qu'on a espéré jusqu'à la fin un verdict d'acquittement ; vainement, à la dernière audience, les malheureux se sont agenouillés, ont élevé les mains au ciel, ont pris Dieu à témoin de leur innocence, affirmé qu'ils ne connaissaient, qu'ils n'avaient jamais vu le conventionnel, le jury s'est montré implacable et n'a pas même épargné un père de dix-neuf enfants dont quatre étaient aux armées... Rien ne dit si, dans les charrettes qui les emportent, vêtus de la chemise rouge des parricides, il y a près d'eux des prêtres.

Le soir de ce même jour, Marat périt, poignardé par Charlotte de Corday... Elle aussi ira, le 17 juillet, au supplice, sa robe blanche recouverte d'une tunique rouge, mais, comme les Bretons, aucun ecclésiastique ne l'assistera.

M. Lothringer s'est cependant offert ; poliment, elle a refusé, disant :

— Remerciez ceux qui ont eu l'attention de vous envoyer... Je leur en sais gré, mais je n'ai pas besoin de votre ministère.

Avait-elle, dans la prison, comme on l'a raconté, reçu l'absolution de M. Emery, incarcéré, depuis la veille, à la Conciergerie ?... La chose est possible, car nous verrons le supérieur de Saint-Sulpice remplir effectivement, pendant de longs mois, ce rôle d'aumônier secret. Charlotte de Corday, par ailleurs, avait, au Tribunal, fait une étonnante réponse, alors qu'on lui demandait si c'était à un prêtre assermenté ou insermenté qu'elle allait à confesse, à Caen :

— Je n'allais ni aux uns ni aux autres, a-t-elle dit, car je n'avais point de confesseur.

Faut-il en conclure qu'elle ne pratiquait pas et qu'elle mourut incroyante ?... Faut-il plutôt penser qu'elle ne voulut pas contribuer, par une réponse imprudente, à la proscription d'hommes déjà trop menacés ?... Les deux thèses ont été soutenues ; vraisemblablement, on ne saura jamais le secret que l'héroïne normande emporta avec elle dans la tombe.

Un mois plus tard, en compensation, M. Lothringer devait avoir avec Adam-Philippe de Custine les plus touchantes consolations.

IV

Le général en chef des armées du Nord et des Ardennes a été décrété d'accusation le 28 juillet, au lendemain de la capitulation de Mayence, — cette même ville que, victorieux, il avait occupée, après Spire et Worms, l'automne précédent.

Peut-être lui eût-on pardonné ce revers, s'il n'avait été coupable de deux crimes inexpiables, d'abord d'avoir joui de la confiance des Girondins, maintenant proscrits, ensuite et surtout d'avoir, sans arrêt, sans pitié, dénoncé l'incurie et l'incapacité de Bouchotte, successeur de Bournonville au ministère de la Guerre, lamentable sire dont se jouaient Hébert et sa séquelle. La chute de Valenciennes, survenue ce même 28 juillet, a parachevé sa perte. Le lendemain, le décret d'accusation a été rapporté et Custine purement et simplement déféré au Tribunal révolutionnaire.

L'affaire était d'importance, et le procès s'est prolongé pendant treize audiences, à partir du 15 août : le 27 seulement, à huit heures du soir, quand est terminé le long défilé des témoins, quand Fouquier-Tinville a prononcé son réquisitoire, quand Tronson-Ducoudray a vainement tenté la défense du général, quand celui-ci a lui-même exposé sa conduite et clairement montré son innocence, le verdict de culpabilité, dicté par la haine des Jacobins, est rendu. Voyant l'inutilité de leurs efforts, les avocats ont quitté la barre, et Custine, resté seul, peut s'écrier :

— Je n'ai pas de défenseurs ; ils se sont évanouis... Ma conscience ne me reproche rien : je meurs calme et innocent.

C'est avec indifférence qu'il entend le jugement ; l'auditoire, lui-même, reste paisible, mais, au dehors, des clameurs de joie saluent l'annonce de la condamnation...

Avant d'être ramené à la Conciergerie, où il lui reste quelques heures à vivre, — l'exécution n'aura lieu que le lendemain matin, — Custine peut cependant apercevoir, au premier rang des spectateurs, une jeune femme que l'émotion bouleverse et qu'un sans-culotte s'efforce de calmer.

Ce sans-culotte, à l'allure farouche, n'est autre que Guy de Chaumont-Quitry, un fidèle, qui, vêtu d'une carmagnole, bonnet rouge en tête, débraillé comme il sied, accompagne, au risque de sa vie, Delphine de Custine, la belle-fille du condamné.

Elle passait pourtant pour bien frivole, cette jolie Delphine de Sabran, qui sera plus tard l'amie de Chateaubriand. Elle s'était mariée, en 1787, à dix-sept ans, à Armand de Custine, un garçon de dix-neuf ans. Toutes les joies paraissaient promises à ces enfants qui avaient nom, fortune, beauté, et qui s'aimaient ardemment, mais, avec la Révolution et ses bouleversements, un peu de mésintelligence était née entre eux.

Armand était parti à l'état-major de Lückner, puis avait été chargé de mission à Berlin, enfin était revenu près de son père, et, pendant ce temps, livrée à elle-même, Delphine oubliait l'absent, menait joyeuse vie, nouait des intrigues successives.

Brusquement, l'annonce de l'arrestation du général l'a cruellement rappelée à la réalité : son mari, en même temps, était aussi incarcéré ; n'écoutant que son cœur elle a laissé son fils Astolphe aux Andelys, chez sa belle-sœur de Dreux-Brézé, Adélaïde de Custine, et elle est accourue à Paris.

Depuis le commencement du procès, elle n'a pas manqué une audience, trouvant toujours le moyen de se glisser dans la foule, apportant, avec une crânerie admirable, la consolation de sa présence à ce beau-père qui, jusque-là, lui était assez indifférent ; plusieurs fois, elle a été reconnue, huée, menacée, mais rien ne l'a empêchée de remplir jusqu'à la fin le rôle de consolatrice qu'elle s'était assigné.

Elle va, ce soir du 27 août 1793, arriver à soudoyer les geôliers et à pénétrer dans la cellule du greffe, où le condamné a été enfermé pour sa dernière nuit... Elle le trouvera déjà détaché de ce monde, ne songeant plus qu'à l'au-delà, soucieux de mourir en chrétien.

Comme beaucoup d'hommes, Custine, emporté par le rythme passionné de l'existence, avait délaissé les pratiques d'une religion à laquelle, au fond du cœur, il restait étroitement attaché.

Sa fille, Adélaïde de Dreux-Brézé, très pieuse, avait, malgré tout, l'appréhension la plus vive de le voir s'en aller sans être revenu entièrement à Dieu ; empêchée de venir auprès de lui avec Delphine de Custine, — elle était alors enceinte et pouvait difficilement voyager, — elle lui a écrit cette lettre suppliante, de la plus haute spiritualité, émouvante au suprême degré :

«Quand vous recevrez cette lettre, ô mon Père, le moment fatal qui doit terminer une vie si chère à vos enfants sera prêt d'arriver. Mon cœur se déchire du devoir impérieux que mon état m'a fait de ne pas voler à vous. Il y a longtemps que j'y serais, sans une impossibilité absolue, mais c'est surtout dans ces derniers instants qu'il m'en coûte de ne pas vous donner des preuves de ma douleur et de ma tendresse. Je ne suis pas inquiète de votre courage ni de la grandeur d'âme que vous saurez montrer, mais, mon père, au nom de tout ce qu'il y a de plus sacré, je vous le demande à genoux et comme la seule preuve de votre tendresse, songez que votre âme est immortelle, qu'il y a un Dieu, une éternité... Si les hommes ont des faiblesses et des passions qui les égarent, il y a dans les mérites de Jésus-Christ la source d'une infinie miséricorde.

«Je sais que vous n'avez jamais eu de mépris pour la religion, ne négligez donc pas les secours qu'elle vous offre et le bonheur qu'elle vous promet. Tout va être fini dans le temps... même la tendresse de votre fille. Vous ne pourrez plus en fouir. Ah ! qu'elle n'ait pas la douleur de vous dire en ce moment un dernier adieu. Profitez des bienfaits de la religion, qu'on ne
refuse à personne. N'y mettez pas une force d'esprit qui vous fasse croire qu'il suffit d'honorer Dieu dans son cœur. Faites, en un mot, ce que je ferais moi-même à l'article de la mort, persuadé que la seule idée qui pourra adoucir la douleur de votre enfant, c'est l'espérance de vous revoir un jour au ciel. Je me jette à vos pieds. Je vous demande votre bénédiction pour moi, pour mes enfants. Mon mari veut que je vous parle de sa douleur et de ses tendres sentiments.

«O mon Père, je ne vous dis pas adieu, je vous reverrai dans le séjour du bonheur éternel.
»

Custine ne connaîtra pas cette lettre qui lui sera apportée quelques instants avant sa mort ; dans la crainte de se laisser émouvoir, il refusera de l'ouvrir.

De lui-même, en effet, à peine sorti du Tribunal, il a demandé un prêtre,— constitutionnel ou non, peu lui importait, pourvu que ce prêtre eût le pouvoir de l'absoudre. Sa requête a été aussitôt écoutée et, avisé par Gobel, M. Lothringer s'est hâté de répondre à cet appel.

À neuf heures, il est introduit auprès du général. Celui-ci est déjà déshabillé et couché ; dès qu'il aperçoit le prêtre, il s'écrie :

— Je suis un grand pécheur et je viens vous demander consolation.

S'approchant de lui, M. Lothringer l'embrasse et, sans autre préambule, aborde, suivant le mot de Louis XVI, «la grande affaire».

— Vous êtes jugé et condamné, il n'est plus possible de servir votre corps : il faut penser à votre âme.

Et sachant que Custine, lorrain de naissance, parle l'allemand, il lui dit quelques mots dans cette langue, pour n'être point compris des deux gendarmes qui sont là... Ceux-ci, du reste, s'écartent et se retirent près de la fenêtre.

Le prisonnier, cependant, veut se lever pour se confesser, mais l'abbé l'en empêche et exige qu'il reste au lit...

— Je vais, dit-il, vous faciliter les choses, en vous retraçant les commandements de Dieu et les commandements de l'Église. Après cela, il sera facile de vous confesser.

À voix basse, l'entretien va se poursuivre... De temps à autre les voix s'élèveront, et les gendarmes pourront ainsi entendre quelques mots...

À onze heures seulement, Custine se sentira fatigué et demandera à prendre un peu de sommeil ; il insistera toutefois pour que son confesseur revienne à six heures du matin.

Quand, fidèlement, à l'aube, M. Lothringer est de retour à la Conciergerie, il trouve son pénitent déjà levé, arpentant sa chambre où les gendarmes continuent leur garde.

— Avez-vous reposé ? lui demande-t-il.

— Oui, répond Custine, — et il entraîne le prêtre dans le greffe voisin, où il espère pouvoir lui parler en tête à tête... Il recommande en même temps à ses gardiens de s'éloigner et de ne laisser approcher personne...

La confession reprend, l'absolution est donnée, et les deux hommes prient longuement ensemble. Au bout d'un moment, Custine invite M. Lothringer à aller dire, pour lui, la messe des agonisants.

— Ne serait-il pas possible, ajoute-t-il, de recevoir le Bon Dieu et les Saintes Huiles ?

— C'est, en effet, répond le prêtre, l'usage de les donner, en Allemagne, aux condamnés, mais cela ne se fait pas en France... L'envie et l'intention de les recevoir suffisent, parce que Dieu prend l'intention pour le fait...

Là-dessus, M. Lothringer se rend à Notre-Dame, dit sa messe et revient en hâte auprès du général... Le bourreau n'est pas encore là ; en l'attendant, agenouillés l'un près de l'autre, le prêtre et le soldat liront les sept psaumes de la pénitence et les litanies des Saints ; après un instant de repos, ils réciteront encore les actes des trois vertus théologales et les prières des moribonds.

Celles-ci sont à peine finies que Sanson se présente pour faire la toilette du condamné... M. Lothringer cause pendant ce temps avec le concierge et les aides, évoque des souvenirs d'autrefois, parle de l'époque où il a connu Custine député à l'Assemblée constituante... C'est à cet instant que le concierge apporte la lettre de Mme de Dreux-Brézé.

— Je ne veux pas la lire, déclare le général... Cela augmenterait ma douleur.

Et il la remet à l'aumônier en même temps que ses lunettes et une boucle de ses cheveux.

— Vous enverrez cette boucle à ma fille, ajoute-t-il, et lui écrirez... Vous consolerez aussi ma bru, qui est à Paris.

Pour son fils, détenu à la Force, il a, pendant la nuit, écrit une lettre où il lui faisait ses adieux et «l'exhortait à se rappeler sa mémoire dans les beaux jours de la République et à faire tout ce qui dépendrait de lui pour le réhabiliter dans l'esprit de la Nation, pour laquelle il mourait innocent...».

Il faut maintenant partir. À dix heures et quart, les formalités de la levée d'écrou accomplies, Custine, vêtu d'une redingote nationale, le col de la chemise largement échancré, les mains liées, sort du greffe, franchit les deux guichets successifs, traverse la petite cour que surplombe, à droite, le grand degré du Palais de Justice, gravit les quelques marches qui donnent accès à la cour d'honneur : là, près de l'aile du Nord, la charrette attend, attelée de deux forts chevaux ; encadré par les bourreaux et ses gardes, le condamné y monte, et M. Lothringer s'installe près de lui.

La grille dorée, dont a disparu l'écusson fleurdelisé, est bientôt passée, et, escorté de gendarmes, de miliciens, le véhicule s'ébranle, salué des clameurs de la foule qui se presse, rue de la Barillerie, pour voir ce fameux général qui passe pour avoir trahi son pays.

Insensible aux huées, Custine n'a de regards que pour le crucifix que lui présente l'aumônier ; de loin en loin, il le baise avec amour, tout en répondant aux prières que le prêtre ne cesse de réciter.

Il semble ne rien voir de ce décor que, pour la dernière fois, il peut contempler : le pont au Change, le quai de la Mégisserie, la rue de la Monnaie, la rue Saint-Honoré avec l'Oratoire, la colonnade du Palais-Égalité, Saint-Roch, la place des Piques, l'Assomption, les vieux hôtels aux nobles façades égayées de mascarons et de balcons en fer forgé.

La marche est lente ; tout le long du parcours, des curieux garnissent les fenêtres, sont sur le pas des portes, encombrent les trottoirs, se bousculent, hurlent, applaudissent, — et, impassible, perdu dans sa méditation, Custine contemple le ciel de ses yeux «attendris et quelquefois mouillés» ; quand les clameurs seulement se font plus violentes, il «regarde avec sensibilité le peuple qui applaudit à son supplice».

Quand, enfin, au sortir de l'ex-rue Royale, la place de la Révolution apparaît, avec l'échafaud dressé au même endroit où Louis XVI est mort, six mois auparavant, le général se redresse ; dès que la charrette est arrêtée, il descend d'un pas ferme, se jette à genoux, récite à haute voix la strophe : O Crux ave, spes unica.

La foule, qui ne comprend pas ce geste d'ardente piété, s'en moque, au lieu d'en être touchée ; des cris s'élèvent :

— Ah ! le lâche !...

Mais, comme s'il n'entendait rien, le condamné se relève, embrasse encore son confesseur, fixe le Christ que celui-ci lui présente, puis, reposant les yeux sur le couperet qui se profile sur le ciel, il monte les degrés et se livre aux bourreaux... En deux secondes tout est fini, et Sanson montre à la populace la tête décapitée.

Une image, dédiée «aux mânes de nos fils sacrifiés par le traître», reproduira la scène tragique, avec cette inscription en exergue :

Son sang impur abreuve nos sillons !

V

On charge maintenant dans la charrette le panier où ont été jetés les restes sanglants du décapité ; l'inhumation va se faire, comme celle de Louis XVI, au cimetière de la Madeleine, et M. Lothringer s'apprête à y aller dire les dernières prières, quand, à sa grande surprise, il se voit accoster par un officier de paix qui lui signifie d'avoir à le suivre.

Dans le brouhaha l'incident passe inaperçu, et le prêtre est entraîné sans que la foule le remarque : une demi-heure plus tard, il est enfermé dans une cellule de la prison de l'Abbaye ; sur lui a été saisie la lettre de Mme de Dreux-Brézé à son père.

Pendant ce temps, une troupe de policiers, le commissaire de la section de la Cité, deux aides de camp du général Henriot, les citoyens Tyron et Lassus, ont envahi le petit logement que le vicaire épiscopal occupe dans la première cour de l'Archevêché, — le palais, aujourd'hui disparu, qui s'élevait alors, au sud de Notre-Dame, entre la basilique et le bras de la Seine.

Une perquisition minutieuse a été effectuée, les meubles ont été fouillés, les affaires bouleversées, les papiers examinés : on n'a d'ailleurs découvert rien de suspect ; on s'est contenté d'emporter la convocation concernant l'assistance à Miaczinski et Custine.

Une double dénonciation a motivé cette opération, ordonnée par les citoyens Michonis et Piquet, administrateurs du département de police.

M. Lothringer, on s'en souvient, avait, un moment, employé la langue allemande pour converser avec ses pénitents, puis, au cours de la confession, certaines bribes avaient été saisies par les gendarmes, restés dans la pièce.

L'un de ceux-ci, le citoyen Martin Henry, est venu, dès le matin, apporter à la Commune une dénonciation «dictée par son patriotisme» : son camarade Dellaître et lui-même ont entendu le citoyen Lothringer dire au condamné, quand il a été introduit près de lui :

— J'ai lu vos neuf interrogatoires ; vous mourrez bien innocent...

À quoi Custine a répondu :

— Je meurs pur.

Le bourreau, de son côté, a donné d'autres précisions troublantes à Fiquet et à un de ses collègues, le nommé Froidure, qui ont eu l'occasion de causer avec lui, à la Conciergerie, avant l'exécution.

— Le citoyen Lothringer, a déclaré Sanson, a affecté de vouloir rester seul avec Custine... Quand je suis rentré, malgré la recommandation que celui-ci avait faite à la gendarmerie, j'ai remarqué que le confesseur et lui se parlaient mystérieusement, et en langue allemande... Cette conversation m'a paru d'autant plus suspecte que les deux hommes étaient séparés de nous par une cloison vitrée... Custine tenait une plume et paraissait vouloir s'en servir sur une feuille de papier qui était devant lui... Du reste, lors de l'exécution de Miaczinski, mon fils, mon frère et mon cousin ont entendu le même prêtre lui dire : «Il est bien glorieux pour vous de mourir à la même place que celle où votre Roi est mort...»

Ce dernier propos a été confirmé par le cousin de Sanson, Pierre Desmorels... Il a été tenu, précise le témoin, dans la voiture, alors que celle-ci passait, rue Saint-Honoré, vers le dôme de l'Assomption.

Tout cela est grave et constitue contre l'ecclésiastique de sérieuses préventions... Bien que la perquisition n'ait, en fait, rien donné, M. Lothringer n'en reste pas moins à l'Abbaye ; déféré au Tribunal révolutionnaire, il ne sera interrogé que le 3 septembre, à midi, par le président P. A. Coffinhal, qu'assiste le commis-greffier Anne Ducray.

On sent, en relisant sur les feuillets jaunis, le procès-verbal de cet interrogatoire, l'ardent désir du magistrat de faire parler le prêtre : Custine et Miaczinski ont dû le mettre au courant de bien des choses, nommer leurs complices, dévoiler leurs intentions, et, insidieusement, les questions se succèdent, s'embrouillent, mêlent le serment prêté par l'ecclésiastique aux propos tenus par les deux généraux.

Sans perdre son sang-froid, M. Lothringer répond à tout, se gardant bien de violer le secret de la confession, ne dévoilant de ses entretiens avec les condamnés que quelques passages ayant caractère politique... Et, comme on lui reproche d'avoir dit à Miaczinski qu'il était glorieux de mourir pour son Roi, il hausse les épaules et répond :

— Il n'est pas possible que j'aie tenu pareil langage, car, dans les principes de la religion, on ne peut point dire à un homme qu'il meurt pour un autre... Quand un condamné se prétend innocent, on lui dit, pour le consoler, qu'il meurt pour le salut de son âme, pour la gloire de Dieu et pour la religion, mais on ne lui dit jamais qu'il est glorieux de mourir pour un autre homme... Il faut que les témoins aient mal entendu.

Puis, comme, à propos de Custine, le juge insiste, lui reproche certains mots retenus par les gendarmes, le prêtre s'indigne :

— Il se peut, que dans le courant de la confession, il ait été question des interrogatoires et même du procès mais tout ce qui a été dit à cet égard ne regardait que la confession... Il ne peut en résulter aucun effet, puisque le patient, en mourant, emporte tout avec lui... Au surplus, il est très mal qu'on ait dit ce qu'on a pu entendre...

En fin de compte, malgré ses efforts, Coffinhal ne saura rien, — rien que les détails émouvants de la fin de Custine et de Miaczinski, qui ne peuvent en rien engager la culpabilité de M. Lothringer.

En cet été de 1793, la justice n'est pas encore entièrement aveugle et veut au moins un semblant de vraisemblance pour étayer une accusation. Les charges relevées contre le vicaire épiscopal de Gobel apparaissent, à la réflexion, si frêles que les poursuites en resteront là : le citoyen Monny, le défenseur choisi, n'aura pas à intervenir ; le soir même, le Tribunal, réuni en chambre du Conseil sous la présidence de Dobsent, prononcera un non-lieu, et M. Lothringer sera remis en liberté.

VI

Acquitté, M. Lothringer a dû reprendre aussitôt son service à la Conciergerie : son activité, cependant, paraît réduite, au cours des semaines qui suivent, et il n'est plus question de lui jusqu'au procès des Girondins, qui se déroulera du 24 au 30 octobre 1793.

Maintes fois cette cause célèbre a été racontée, et bien des récits ont évoqué les longues séances du Tribunal révolutionnaire, leur angoissante atmosphère, la salle et ses abords envahis par la foule fiévreuse, les gradins étroits où, autour de Brissot, se tassent les vingt députés inculpés avec lui, le défilé des témoins Pache, Chaumette, Hébert, Chabot, Fabre d'Églantine, Léonard Bourdon, acharnés contre leurs collègues tombés, la défense vibrante des grands orateurs qu'on veut réduire au silence, le décret du 29 octobre qui va permettre de brusquer la fin des débats, le verdict implacable qui ne fait grâce à aucun, le suicide, en pleine audience, de Dufriche-Valazé, le retour enfin des condamnés à la Conciergerie, où ils passent leur dernière nuit, en attendant l'aube de ce 31 octobre qui doit les voir mourir.

L'ancienne chapelle où ils furent enfermés est restée telle à peu près qu'en 1793, avec ses lourds piliers carrés, ses recoins d'ombre, sa voûte en coupole d'où tombe une pâle lumière ; si cette chapelle ne vit certainement pas le légendaire banquet des Girondins, tout entier sorti de l'imagination de Lamartine, elle n'en abrita pas moins des scènes poignantes, dont quelques témoins nous ont laissé le souvenir.

La plupart de ces hommes, pétris de philosophie, figés dans une attitude de Romains qu'ils entendent garder à jamais devant l'Histoire, sont détachés des vieilles croyances ; beaucoup iront à la mort sans paraître se souvenir de l'éducation religieuse qu'ils ont reçue ; certains, au contraire, voudront se réconcilier avec Dieu avant de paraître devant Lui, et M. Lothringer, qu'assistera son confrère, M. Lambert, sera l'artisan de ce retour.

Les deux aumôniers ont-ils été appelés par les condamnés ou ont-ils d'eux-mêmes trouvé le moyen de pénétrer dans la prison ?... Rien ne le dit. Le fait, en tout cas, est certain : ils sont, au cours de la nuit, introduits dans la pièce où les vingt et un attendent l'heure suprême.

Brissot, celui qui a eu l'honneur du «fauteuil», celui dont les écrits ont le plus contribué à faire la fortune de la Gironde et qui, peut-être, porte le plus lourd poids de ses fautes, — Brissot, calme, «grave et réfléchi», garde «le maintien du sage luttant avec l'infortune» ; Vergniaud, le tribun dont la voix, si souvent, a soulevé l'enthousiasme de l'Assemblée, passe, suivant les minutes, du plus grand sérieux à la vive gaieté, se plaisant alors à réciter des vers drôles qui lui reviennent à la mémoire ; Boyer-Fonfrède et Ducos, deux beaux-frères étroitement unis, évoquent le cher foyer qu'ils ne reverront pas, les jeunes femmes, les enfants, les biens qu'ils ont laissés sur les bords de la Garonne et, parfois, à cette pensée, des larmes, vite séchées, brillent dans leurs yeux.

Tous ceux-là refusent les secours du prêtre... Brissot, pourtant, est lié avec les deux ecclésiastiques ; à un moment donné, il répondra, à une question posée par un de ses compagnons, «qu'il croit à une vie éternelle dans l'autre monde et à une récompense», mais il refusera de s'agenouiller, malgré l'appel de son ami, Lasource, un pasteur protestant, qui lui dira :

— Puisque tu crois en Dieu et à l'immortalité de l'âme, pourquoi ne te confesses-tu pas ? Près de paraître devant Dieu, n'as-tu aucune faute à te reprocher ? Ne dois-tu pas être heureux de pouvoir purifier ton âme à l'approche du moment suprême... Quant à moi, je trouve le prêtre catholique d'une grandeur incomparable, quand il veut fortifier et consoler les mourants...

Gensonné, en revanche, reçoit de M. Lambert l'absolution ; en paix maintenant avec sa conscience, le jeune avocat bordelais coupe une mèche des cheveux qu'il porte très longs et la remet au prêtre :

— Mon père, vous venez de me rendre un immense service ; je vous demande encore une grâce, c'est de porter de ma part cette mèche de cheveux à ma femme; vous aurez son adresse par Mme Brissot, qui est à Versailles, et vous lui direz tout ce qu'on peut dire dans une aussi terrible situation.

Sept autres se confesseront à M. Lothringer : Lauze-Duperret, Gardien, Lesterp-Beauvais, Lehardy, Viger, Fauchet et un dont le nom reste inconnu... De tous, Fauchet se montrera le plus édifiant, sentant peut-être qu'il a davantage à se faire pardonner.

Ce prêtre nivernais, membre de la communauté de Saint-Roch, orateur de talent, avait été gâté par l'Ancien Régime qui l'avait abondamment doté de dignités et de bénéfices ; mécontent de ne point arriver à l'épiscopat, dont sa roture lui rendait l'accès malaisé, il s'était, à la fin du règne de Louis XVI, rangé parmi les mécontents ; la Révolution était venue à point ouvrir carrière à ses idées de réformes, dont son livre : De la religion nationale, avait, au grand scandale de ses pairs, jeté les bases.

Avec enthousiasme, il s'était lancé dans le mouvement populaire, et se grisant des mots de Patrie, de Liberté, d'Humanité, de Régénération sociale, il était vite devenu le prédicateur attitré des cérémonies civiques, si nombreuses après la prise de la Bastille. La Constitution civile du Clergé avait naturellement reçu sa pleine adhésion ; son serment prêté, l'évêché du Calvados avait été la récompense de son zèle rénovateur.

Envoyé par ce département à l'Assemblée législative, il s'y était montré l'ardent adversaire des insermentés, et était allé jusqu'à les accuser de «vouloir nager dans le sang des patriotes», — jusqu'à dire «qu'auprès d'eux les athées étaient des anges», — puis, devant les excès commis, un revirement s'était produit dans son esprit ; élu à la Convention, il s'était vite rangé parmi les plus modérés du parti Girondin, était devenu le défenseur de ces réfractaires qu'il avait combattus, s'était élevé contre le mariage des prêtres, avait hautement protesté contre la condamnation de Louis XVI, — autant de crimes qui méritaient l'échafaud.

Malgré ses fautes, Fauchet, cependant, n'avait jamais trahi ses vœux sacerdotaux, et il avait gardé la foi. Il lui suffisait de peu de chose pour se réconcilier avec l'Église...

M. Emery a préparé les voies... Le soir de son incarcération à la Conciergerie, l'ex-évêque du Calvados a été enfermé dans la même salle que le supérieur de Saint-Sulpice ; gêné de cette rencontre, redoutant peut-être des reproches trop mérités, il a d'abord feint de ne pas le reconnaître, mais, au cours de la nuit, il n'a pas osé refuser certain «petit meuble nécessaire» que son confrère lui offrait aimablement en ces termes :

— En toute autre circonstance je ne vous ferais pas la proposition de vous communiquer ce meuble, mais c'est tout ce que je puis faire pour vous dans ce moment.

La confiance est née de ce simple service ; le lendemain, les deux hommes ont causé cœur à cœur, et Fauchet a fini par reconnaître son aberration.

— Monsieur le Supérieur, j'ai été trompé. Je croyais d'abord qu'il ne s'agissait que de quelques réformes utiles à l'Église, mais je vois maintenant qu'on veut détruire la Religion. Je me repens très sincèrement d'avoir donné dans un pareil parti...

Peu après, Fauchet a été séparé de M. Emery et n'a pu signer la rétractation formelle que celui-ci espérait obtenir de lui... Dès cet instant du moins il s'est préparé à la mort, disant chaque jour pieusement son bréviaire, lisant l'Écriture Sainte et l'Imitation de Jésus-Christ... Mêlant à ses aspirations religieuses ses souvenirs politiques, il se plaisait surtout à étudier l'Apocalypse, prétendait que c'était la Révolution française que saint Jean avait vue de l'île de Pathmos, et, devant ses amis incrédules et stupéfaits, il faisait des rapprochements, les développait avec fougue, montrait dans les versets du livre sacré l'étonnante prédiction des événements qu'on voyait maintenant se dérouler.

Un tel homme devait être facile à ramener entièrement à Dieu : M. Lothringer va achever cette réconciliation.

Au cours de cette ultime confession, qu'il tient à rendre aussi publique que l'a été sa faute, le malheureux proclame hautement ses regrets :

— J'abjure, dit-il, non seulement mon erreur sur la Constitution civile, mais aussi ce que j'ai prêché, dans le temps, à l'église Notre-Dame, ce que j'ai débité au Club de la Bouche de fer... Je révoque mon serment impie, mon intronisation, et je fais profession de foi catholique, apostolique et romaine...

La déclaration est faite à voix haute, avec une telle force que les gendarmes, inquiets du scandale, murmurent contre le confesseur et le menacent de le faire, lui aussi, bientôt guillotiner.

L'absolution reçue, en paix avec sa conscience, l'ex-évêque s'efforce d'aider ses confrères jureurs dans leur ministère ; il réussira ainsi à ramener Brulart de Sillery, le mari de Mme de Genlis, député de la Somme, et il le confessera lui-même... Après quoi, reprenant son bréviaire, il ne cessera plus de prier jusqu'à l'arrivée du bourreau.

C'est à midi seulement, le 31 octobre 1793, que le funèbre convoi s'ébranle, — trois charrettes où sont entassées les vingt victimes et, derrière, une voiture plus petite sur laquelle on a déposé le cadavre de Dufriche-Valazé... Jamais affluence pareille ne s'est dressée sur le parcours : tout Paris est là et hurle: «À bas les traîtres !... » Impassibles, les Girondins subissent ces huées et y répondent, par instants, en reprenant la Marseillaise.

Les prêtres, sans doute, n'ont pas été autorisés à les accompagner, car nulle part on ne fait mention de leur présence : il est permis au moins de penser que M. Lothringer, perdu dans la foule, les suivit jusqu'à la place de la Révolution et joignit ses prières à celles de ceux qu'il avait absous.

Sillery fut guillotiné le premier, Viger le dernier, et un immense cri de «Vive la République !...» salua la fin de cette boucherie qui avait duré trente-huit minutes.

Six jours plus tard, c'est au tour de Philippe-Égalité de monter sur l'échafaud, et il est encore donné à M. Lothringer de réconcilier cette âme avec Dieu.

Il était pourtant bien éloigné de toute préoccupation religieuse, ce triste duc d'Orléans, Grand Maître de la Franc-maçonnerie, dont l'action avait tant contribué à déchaîner le mouvement révolutionnaire. Après avoir abandonné son nom, ses titres, ses prérogatives, après avoir, par son vote, envoyé à la mort son cousin Louis XVI, après avoir donné tant de gages aux Jacobins, il pouvait se croire à l'abri des haines ; on ne lui pardonnait pas cependant sa naissance, sa fortune, et on n'attendait qu'une occasion pour le perdre.

Cette occasion, la trahison de Dumouriez l'a fournie : le 6 avril 1793, la Convention à décidé l'arrestation de tous les membres de la famille des Bourbons, «pour servir d'otages à la République» ; le lendemain, le prince, malgré ses protestations, a été incarcéré.

Le dimanche 3 novembre, il subit son interrogatoire d'identité devant le juge Denizot ; le surlendemain, il reçoit son assignation, et, le 6 novembre, il comparaît devant le Tribunal révolutionnaire avec un obscur député de la Loire-Inférieure, Coustard, prévenu d'avoir conspiré avec les Girondins.

D'avance, le sort du prince est réglé, et Fouquier-Tinville a, quatre jours avant le procès, annoncé sa condamnation. Celle-ci n'est qu'une simple formalité, car, suivant le mot de Payan le jeune, un des jurés, «il fallait que Philippe pérît, c'était un scélérat ; quand il aurait été innocent, si la mort pouvait être utile, il fallait qu'il fût condamné... »

On ne lui accordera même pas une nuit pour se préparer à la mort ; le jugement est prononcé à deux heures de l'après-midi ; dans la cour, la charrette attend déjà.

Philippe-Égalité, à cet instant suprême, se souvient qu'il est prince français et que, comme tel, il doit mourir en chrétien. La femme du geôlier de la Conciergerie, la citoyenne Richard, lui a parlé d'un prêtre allemand qu'on laisse entrer dans la prison... Il demande à le voir, et l'accusateur public fait appeler M. Lothringer.

Celui-ci accourt aussitôt et trouve le prince dans la petite salle du greffe, où se fait la toilette funèbre des condamnés ; quatre autres victimes sont avec lui et doivent être aussi exécutées : le député Coustard, un compagnon serrurier nommé Brousse, coupable d'avoir tenu des propos contre-révolutionnaires, un ci-devant noble, M. de la Roque, suspect de correspondance avec l'étranger, et un courtier de change, Gondier, convaincu d'avoir accaparé du pain «pour faire naître la disette au milieu de l'abondance».

Ce Gondier est un triste sire, ivrogne et athée : la vue du prêtre le jette en état d'exaspération, et il se met aussitôt à vomir les plus effroyables blasphèmes ; vainement le prince, les autres condamnés, les gendarmes eux-mêmes s'efforcent de le faire taire... Au bout d'un moment, heureusement, le misérable, à bout de forces, s'endort, et cette accalmie permet à M. Lothringer de s'entretenir avec le duc.

— Vous êtes bien, lui demande celui-ci, le prêtre allemand dont m'a parlé la femme Richard... Êtes-vous dans les bons principes de la religion ?

Ainsi interrogé, l'aumônier ne nie pas sa faute.

— Oui, séduit par l'évêque de Lydda, j'ai prêté le serment... Il y a longtemps que je m'en repens... Je n'ai jamais varié de principes dans ma religion : je n'attends que le moment favorable de m'en défaire.

Philippe-Égalité n'insiste pas, se met à genoux et demande au prêtre s'il lui reste assez de temps pour faire une confession générale.

— Oui, répond M. Lothringer... Personne n'est en droit de l'interrompre...

De l'entretien qui suit, la conclusion seule sera dévoilée. L'aveu de ses fautes achevé, l'absolution reçue, le prince, qui témoigne de la plus parfaite contrition, demande à l'aumônier :

— Croyez-vous que Dieu me recevra dans le nombre de Ses élus ?

À cette question, M. Lothringer riposte de manière à rassurer de son mieux l'inquiétude de son pénitent : par des passages et des exemples de la Sainte Écriture il lui prouve que son repentir, ses résolutions, sa foi en la miséricorde infinie de Dieu, sa résignation à la mort le sauveront infailliblement.

Et Philippe, alors, s'écrie :

— Oui je meurs innocent de ce dont on m'accuse ; que Dieu leur pardonne comme je leur pardonne moi-même !... j'ai mérité la mort pour l'expiation de mes péchés ; j'ai contribué à la mort d'un innocent, et voilà ma mort,... mais il est trop bon pour ne pas me pardonner. Dieu nous joindra tous deux avec saint Louis.

Un peu avant quatre heures, Sanson met fin à ce colloque, et, semblable à celui qui, presque chaque jour, s'achemine vers la place de la Révolution, le triste convoi s'ébranle... Méchamment, en passant, on arrête un instant la charrette devant le Palais-Royal, mais le prince ne jette qu'un sec regard sur sa demeure et, très vite, détourne les yeux.

Jusqu'à la fin il restera ferme, sans un tressaillement, digne de sa race, et quand, descendu de la charrette, il montera les degrés de la guillotine, il pourra apercevoir, au premier rang des spectateurs. M. Lothringer qui lui donne une seconde et dernière absolution.

VIII

Tous ces détails sur la fin de Philippe-Égalité nous sont révélés par le confesseur, qui devait, trois ans plus tard, sur la demande de M. Emery, en écrire le récit pour la duchesse d'Orléans... Faut-il entièrement donner foi au narrateur quand, se mettant en scène, il proteste de son détachement, dès cet instant, de l'église constitutionnelle, et de son ardent désir de rétracter son serment ?... Il serait permis d'en douter si, effectivement, à cette date, les événements ne devaient l'amener à prouver que, malgré ses fautes, il est resté bon prêtre.

On est arrivé aux plus tristes instants de la Terreur : la fête de la Raison sera célébrée le 10 novembre, et la déprêtrisation est à l'ordre du jour.

Le 7 novembre, Gobel a donné, le premier, l'exemple : la veille au soir, un conseil s'est tenu à l'Archevêché ; la discussion a été vive entre l'archevêque et ses dix-sept vicaires ; parmi ceux-ci, M. Lothringer a été des plus énergiques à refuser l'apostasie, mais, vers onze heures, trois délégués de la Commune se sont présentés, ont signifié un ultimatum plein de menaces, et la faiblesse l'a emporté. La Convention sera le solennel théâtre de cette déchéance.

Les débats sont, ce jour-là, présidés par le borgne Laloy, un député de la Haute-Marne, dont la tête évoque la hure d'un sanglier... Une lettre des autorités parisiennes est apportée, qui annonce l'arrivée prochaine «du ci-devant évêque de Paris et de son ci-devant clergé, qui viennent, de leur propre mouvement, rendre à la Raison et à la Justice éternelle un hommage éclatant et sincère».

Bientôt, en effet, précédé d'une foule hurlante, qui brandit des calices, des ostensoirs, des ornements arrachés aux églises de la capitale, Gobel se présente, suivi de onze de ses vicaires épiscopaux, — trois autres enverront, par lettre, leur adhésion, — et, d'une voix forte, où nulle émotion ne perce, le malheureux lit une longue déclaration par laquelle il renonce, ainsi que ses vicaires, à exercer les fonctions du culte catholique et proclame son désir de toujours obéir à la volonté souveraine du peuple.

Des acclamations saluent l'apostat qui, coiffé du bonnet rouge, remet sa croix ; son anneau, ses parchemins et reçoit, en échange, l'accolade du président ; Denoux, son premier vicaire, dépose des médailles aux effigies royales ; d'autres ecclésiastiques livrent leurs lettres de prêtrise ; les abjurations se succèdent ; il semble qu'un vent de folie souffle sur l'Assemblée, — et ce n'est rien encore, pourtant, auprès des mascarades sacrilèges qui se dérouleront bientôt.

M. Lothringer, imité seulement par deux de ses confrères, MM. Girard et Mille, a persisté dans son attitude de la nuit précédente et, courageusement, refuse de suivre son chef ; on ne le verra pas, ce jour-là ni les suivants, à la Convention. Il sait pourtant à quels dangers il s'expose : désormais, considéré comme suspect, il devra vivre caché et ne pourra plus exercer ouvertement aucun ministère ; la Conciergerie elle-même, semble-t-il, ne le reverra plus.

Il doit, naturellement, quitter son logement de l'Archevêché et se retirer, de l'autre côté de la Seine, dans un petit appartement, au n° 12 de la rue du Fouare, — une étroite venelle, dont quelques maisons lépreuses subsistent encore près de Saint-Julien-le-Pauvre... Il y vivra pendant quelques mois, ignoré, oublié, réduit à la misère, et c'est là qu'il recevra, un soir tragique de germinal, la confession de Gobel.

Sa lâcheté n'a pas longtemps protégé l'ex-archevêque de Paris : elle a indigné ses meilleurs amis, et Robespierre, en assistant à une telle scène, a senti le discrédit qui pouvait en résulter pour la République : songeant déjà à établir le culte de l'Être suprême il a, dès ce jour-là, décidé la perte du parti hébertiste qui érigeait en dogme l'athéisme.

Il lui faudra plusieurs mois pour l'abattre : Hébert sera le premier frappé et entraînera dans la mort ses plus chauds partisans, le 24 mars 1794 ; Chaumette, Ronsin, Lacroix et quelques autres, — la «queue du père Duchêne», — suivront le 13 avril : Gobel sera de cette seconde hécatombe, et, sinistre ironie, la principale inculpation relevée contre lui sera d'avoir voulu «fonder le gouvernement français sur l'athéisme et donner ainsi consistance aux calomnies des despotes coalisés contre notre Nation».

Malgré sa chute, le triste hère n'avait pas abandonné toute croyance. Se sentant perdu, il est revenu à Dieu, — et, là encore, on retrouve l'action de M. Emery qui put avoir avec lui, en prison, de longs et intimes entretiens.

Le supérieur de Saint-Sulpice n'est plus, malheureusement, à la Conciergerie quand Gobel est appelé au Tribunal ; il n'y a plus personne pour recevoir l'aveu du pécheur repentant : celui-ci ne tient pas moins à ce que sa réparation soit connue, et nul, estime-t-il, n'est mieux désigné pour en recevoir le témoignage que son ancien vicaire, qui a refusé de le suivre dans son apostasie... Ainsi, M. Lothringer recevra-t-il, par l'intermédiaire d'un inconnu, cette lettré qu'on sent avoir été écrite dans l'angoisse de la fin prochaine :

«Mon cher abbé, je suis à la veille de ma mort ; je vous envoie ma confession par écrit. Dans peu de jours, je vais expier, par la miséricorde de Dieu, tous mes crimes et mes scandales contre Sa sainte religion. J'ai toujours applaudi, dans mon cœur, à vos principes. Pardon, cher abbé, si je vous ai induit en erreur. Je vous prie de ne pas me refuser les derniers secours de votre ministère, en vous transportant à la porte de la Conciergerie, sans vous compromettre, et, à ma sortie, de me donner l'absolution de mes péchés, sans oublier le préambule, «ab omni vinculo excommunicationis». Adieu, mon cher abbé, priez Dieu pour mon âme à ce qu'elle trouve miséricorde devant Lui.

J. B. J., évêque de Lidda.
»

«Évêque de Lidda»... Gobel, à jamais, a renoncé à son titre usurpé d'archevêque de Paris, et il entend ne rester, devant l'Histoire, que le coadjuteur du siège épiscopal de Bâle, seule fonction dont il ait été régulièrement investi par le Saint-Siège.

Le 13 avril 1794, le condanmé sera conduit au supplice. Sans doute, suivant son désir, M. Lothringer trouvera-t-il le moyen de se poster sur le passage du convoi et de donner l'absolution demandée au prélat repentant.

Un autre prêtre, M. de Sambucy, que nous retrouverons ailleurs, assistera à sa fin : «Sa tenue, dira-t-il, annonçait la résignation et le repentir» ; un autre témoin décrira le contraste entre son maintien et celui de Chaumette, son compagnon de charrette : alors que le procureur de la Commune écumait de rage, invectivait le peuple, hurlait sans arrêt, Gobel, au contraire, restait les yeux baissés, «l'air contrit et humilié» ; ses lèvres seules remuaient, car il récitait à voix basse les prières des agonisants...

Il reçut la mort dans l'attitude d'un pénitent.

VIII

En ces jours rouges de la Terreur où, sans arrêt, la guillotine fait son œuvre sanglante, la vie devient impossible pour les prêtres ; jureurs aussi bien que réfractaires sont pourchassés ; aucun répit n'existe ni pour les uns, ni pour les autres.

M. Lothringer, jusque-là, a pu échapper aux recherches, mais il sent les mailles du filet se resserrer autour de lui, — et il a peur... Cette peur va l'inciter à commettre des fautes dont, jusqu'à la fin de sa vie, il gardera le poids, quelque amer regret qu'il en éprouve.

Le 28 avril 1794, quinze jours après l'exécution de Gobel, il tâche d'obtenir un passeport, pour rentrer en Alsace, et, dans ce but, il adresse au Comité révolutionnaire de la section du Panthéon une lettre lamentable, où, déplorant «sa malheureuse tache d'avoir été prêtre», il demande «à se rendre utile à la République, dans une place que la Nation le jugera capable de remplir...».

Pour appuyer cette requête, son logeur, un cordonnier, Mathias Meunier, et un grainetier de la rue du Grand-Degré, Guillaume-François, lui servent de témoins, mais l'aide de ces patriotes est inutile : le passeport est refusé à cause de la proximité de la frontière, et la triste vie du reclus doit se poursuivre.

Tout un drame se déroule alors dans cette âme faible, envahie par le désespoir : jusqu'ici, il n'a commis que la faute de son serment, mais il l'a en partie rachetée par son refus de s'associer à l'apostasie de Gobel ; maintenant, la misère l'accable, il n'a plus qu'une maigre pension, il a faim.

Une lâcheté lui obtiendra peut-être une rémission, et, cette première lâcheté, il est sur le point de la commettre, le 21 mai 1794 : resté en relations avec son compatriote Louis du Bas-Rhin, le député de Strasbourg, un Jacobin de bon aloi qui, jusqu'ici, a su se maintenir sans trop se compromettre, il lui dénoncera un confrère réfractaire, alsacien lui aussi, M. Behmensriether, un de ces aumôniers mystérieux de la Conciergerie, dont nous reparlerons.

La lettre est écrite, le sacerdoce secret du prêtre y est dévoilé, mais, au moment de cacheter, M. Lothringer hésite, a un remords, et il garde le papier dans un tiroir.

Cette mauvaise action, même non exécutée, ne lui porte pas bonheur. M. Behmensriether ne sera pas inquiété ; lui-même en revanche est, le surlendemain, l'objet d'un ordre d'arrestation, lancé par le Comité de Sûreté générale. A-t-il eu d'avance quelque pressentiment ? Depuis plusieurs jours, avec l'aide de ses hôtes, le ménage Meunier, il a brûlé quantité de papiers. Le 24 mai au matin, il est encore en train, dans sa petite chambre du troisième étage, de jeter au feu ses dernières correspondances, quand un tumulte soudain le fait tressaillir ; il y a un cliquetis d'armes, des pas lourds, des pourparlers, et, d'en haut, l'abbé peut entendre ce dialogue :

— Lothringer est-il chez lui ?

— Non ! il est à Passy...

— Chez qui ?

— Je l'ignore...

Courageusement, Meunier défend de son mieux son locataire, mais les patriotes ne se paient pas de mots et entendent voir par eux-mêmes. Inspecteurs de police et membres du Comité révolutionnaire de la section du Panthéon, ils sont là tout un état-major, qu'accompagne un fort détachement de la garde nationale, — et, repoussant l'homme, les citoyens Le Sueur, Lucas, Arrault, Pigarry, Koenig escaladent en hâte l'escalier.

L'ancien vicaire épiscopal n'a eu que le temps de refermer sa porte ; déjà celle-ci est ébranlée, et des voix impérieuses l'appellent :

— Lothringer ! Lothringer ! À ce moment, des volontaires, restés en bas, s'aperçoivent que, dans une pièce, il y a un véritable brasier : le foyer lui-même est rempli de cendres qui montrent qu'on a consumé là quantité de paperasses ; dans un autre cabinet, on surprend la femme Meunier qui s'efforce de boucher l'ouverture du foyer avec un devant de carton peint, et, là aussi, dans l'âtre, on trouve des lettres à demi brûlées.

Pendant ce temps, M. Lothringer a été appréhendé et subit un interrogatoire.

— Y a-t-il longtemps que tu es à Paris ?

— Cinq ans.

— As-tu voyagé ?

— Je ne suis pas sorti de Paris et de ses environs. J'ai été à Passy deux ou trois fois et à Champigny une fois.

— Tu as été l'aumônier de Custine ?

— Oui, comme de beaucoup d'autres patriotes, étant requis par le Tribunal.

— Connaissais-tu Custine particulièrement ?

— Non !

— Quelles sont tes connaissances à Paris ?

— Ruhl, Louis du Bas-Rhin, Rewbell, Dupont, Albert, Jourdan, représentants, et des fournisseurs tels que mon boulanger.

Les noms de tous ces conventionnels, dont se recommande le prêtre, n'empêchent pas l'inévitable ; vainement, il allègue son patriotisme, affirme que tout ce qui a été brûlé était sans intérêt, — «des cahiers de logique, de philosophie, des papiers publics qu'il a pris à l'Archevêché lors de son déménagement» ; une perquisition en règle fait découvrir encore quelques lettres, celle notamment où il dénonçait M. Behmensriether.

Quand on a bien fini de bouleverser la maison entière, on emmène au Comité révolutionnaire l'ancien vicaire épiscopal et le ménage Meunier.

Une heure après, M. Lothringer est incarcéré aux Écossais, rue Loustalot.

Ces Écossais, — un des nombreux établissements religieux de Paris que la Terreur a transformés en prison, — c'est l'ancien séminaire fondé en 1325 en vue de former des missionnaires pour le royaume d'Écosse. Telle qu'on la retrouve aujourd'hui, à peine changée, — la rue Loustalot, ancienne rue des Fossés-Saint-Victor, est seulement devenue la rue du Cardinal-Lemoine — la maison n'était guère rébarbative, avec ses vastes bâtiments donnant sur le jardin surélevé, son escalier monumental orné d'une rampe massive à balustres de bois, et sa chapelle où reposait le cœur de Jacques II... La règle n'y était pas exceptionnellement sévère, et rien de marquant n'en est resté dans l'histoire des geôles révolutionnaires... M. Lothringer passera là un peu plus de cinq mois.

D'abord, et c'était le plus sage, il cherche à se faire oublier, ne dit rien, ne bouge pas, mais, au bout de quelques semaines, le silence lui pèse, il croit habile de se rappeler au souvenir des puissants du jour... N'est-il pas prêtre constitutionnel, républicain de la première heure ? Complaisamment, il énumère ses titres glorieux dans une pétition qu'il adresse, le 17 juillet, au Comité de Sûreté générale, en réclamant une liberté «que sa morale, sa conduite et ses principes ne l'ont jamais exposé à perdre».

Cette adresse reste sans réponse, et c'est l'instant des grandes «messes rouges», l'instant où, sans arrêt, la guillotine fauche les têtes ; pour l'approvisionner, Fouquier-Tinville fait la rafle dans les divers cachots où sont enfermés les milliers de suspects.

M. Lothringer est, plus que jamais, repris par la peur : une seconde lâcheté, la pire, va en résulter ; pour se sauver, il se décidera à remettre ses lettres de prêtrise et à accepter cette abjuration que, jusque-là, il a eu la force de repousser.

Un simple brouillon, tracé de sa main et qu'on retrouve dans son dossier, nous dévoile cette défaillance ; aucune date n 'y est portée, mais il fut certainement écrit dans les derniers jours de la Terreur. La lettre elle-même ne fut peut-être pas envoyée, et on peut espérer qu'au dernier moment un sursaut de conscience empêcha le prêtre de commettre sa faute.

Le 9 thermidor du reste est proche : un immense soulagement salue la chute de Robespierre, les prisons commencent bientôt à s'ouvrir... Dès le 9 août, M. Lothringer réclame son élargissement.

Chose extraordinaire !... il est déjà oublié... Sur une demande de renseignements, la section du Panthéon répond qu'il est inconnu et qu'on ignore les motifs de son arrestation.

Il ne sera libéré que le 1er novembre 1794, — et pourra, peu après, quitter Paris pour rentrer en Alsace... Il y subira encore quelques avatars, sera, entre 1795 et 1797, incarcéré à plusieurs reprises, et c'est de Thann qu'il adressera, le 11 mars 1797, une solennelle rétractation, qui paraîtra dans les Annales catholiques, — le journal des abbés Sicard et de Boulogne.

On ne condamne plus que rarement à mort, mais on emprisonne encore les prêtres fidèles ou ceux qui, trop ouvertement, répudient leur serment ; bientôt même le coup d'État du 4 septembre 1797 ramènera au pouvoir les jacobins, et une véritable persécution recommencera. Signalé, par sa lettre, à l'attention des autorités, M. Lothringer va subir encore quelques mois de détention à Épinal.

Relâché, on le reverra à Thann, puis il reviendra plus tard à Paris : en 1800, pleinement rentré dans la règle, il exercera son ministère dans la paroisse Saint-Paul... La date de sa mort nous est inconnue.

CHAPITRE 3 :

M. MAGNIN, CONFESSEUR DE MARIE-ANTOINETTE

I

Au temps où M. Lothringer exerçait son ministère à la Conciergerie et y ramenait à Dieu bien des condamnés, un drame, appelé à rester célèbre entre tous, s'y est déroulé et, chose étrange, celui qui était, en fait, l'aumônier officiel du Tribunal révolutionnaire n'y a pas été mêlé. D'autres que lui ont eu l'honneur d'apporter les consolations suprêmes à Marie-Antoinette.

L'histoire des secours religieux donnés à la Reine est si extraordinaire que, bien des fois, on l'a traitée de roman ; ceux, cependant, qui l'ont racontée paraissent dignes de foi, et le prêtre, qui aurait été, en la circonstance, l'envoyé de Dieu, mourut entouré d'une telle vénération qu'on hésite à mettre en doute le récit qu'il a couvert de son autorité. En suivant ce récit nous évoquerons l'étonnante aventure...

Marie-Antoinette, déférée au Tribunal révolutionnaire, a été ramenée à la Conciergerie, le 2 août 1793, à deux heures du matin ; elle laissait au Temple ses enfants et Madame Élisabeth, qu'elle ne devait plus revoir. Dès cet instant son sort était fixé et il n'y avait plus d'illusion à se faire : à plus ou moins bref délai, elle subirait le même sort que Louis XVI.

Dans les milieux royalistes on savait l'immense joie qu'avait été pour le Roi l'assistance à ses derniers moments d'un prêtre insermenté... Maintenant, on n'osait songer à pareil bonheur pour la Reine : seuls, les jureurs pouvaient encore se montrer, — et combien timidement ! — les réfractaires, pourchassés, étaient contraints à une retraite absolue, risquant la mort à chaque instant... Malgré tout, certains attendaient un miracle de la Providence, faisaient même des neuvaines dans ce but... Nul ne se doutait que le miracle allait se réaliser.

La Reine a été enfermée dans l'ancienne chambre du Conseil qui, avant elle, était occupée par Custine, — une pièce du rez-de-chaussée, assez vaste, ne recevant le jour que d'une fenêtre basse, presque au niveau de la cour des femmes.

Le lendemain de cette incarcération, le 3 août, M. Emery est, à son tour, transféré à la Conciergerie, venant des Carmes ; tout de suite, il apprend la présence de Marie-Antoinette et ne tarde pas à pouvoir correspondre avec elle : s'il ne trouve pas le moyen de l'approcher, il parvient du moins à lui faire remettre un billet laconique, ainsi conçu :

«Préparez-vous à recevoir l'absolution ; aujourd'hui, à minuit, je serai devant votre porte et je prononcerai sur vous les paroles sacramentelles...»

À l'heure dite, en effet, le prêtre peut descendre de sa chambre, située à l'étage supérieur, s'approcher du cachot de la Reine et, à travers la porte, l'entendre soupirer, s'entretenir quelques instants avec elle, lui donner enfin l'absolution, — après quoi il s'éloigne, sans être inquiété.

La chose, sans doute, semble étrange, mais le supérieur de Saint-Sulpice, à la parole duquel on doit ajouter foi, racontera lui-même, plus tard, ce ministère, et nous verrons du reste de quelles libertés très grandes il jouissait dans les geôles où il devait passer.

Nul cependant, au dehors, ne soupçonnait que le sacrement de la Pénitence eût été, si opportunément, apporté à la détenue, de l'intérieur même de la prison. De pieux fidèles songeaient, de leur côté, à lui obtenir ce réconfort, peut-être aussi celui, plus précieux encore, de la Sainte Eucharistie.

Ici entrent en scène Mlle Fouché et l'abbé Magnin, — deux figures comme on en trouve seulement dans les périodes de profond bouleversement social.

II

Ancien directeur au petit séminaire d'Autun, M. Magnin, alors âgé d'une trentaine d'années, s'était réfugié à Paris, après avoir refusé le serment, et avait trouvé asile chez Mlle Fouché, une orléanaise d'excellente famille, qui habitait avec sa sœur, rue des Arcis, presque en face l'église Saint-Merri, — dans ce vieux quartier où survit tant de passé et qui disparaît peu à peu, maintenant, sous la pioche des démolisseurs.

Aussi pieuses que royalistes, ces saintes filles ne cessaient de se dévouer pour les deux causes qui leur étaient chères et, au péril de leur vie, elles secouraient prêtres réfractaires et aristocrates traqués, les cachant, les hébergeant, les aidant à fuir.

Pour exercer son ministère, M. Magnin avait entièrement transformé sa personnalité : on ne le connaissait plus que sous le nom de citoyen Charles, — un bon patriote, fripier de son état, qui parcourait, sans souci de la police, les rues de la capitale, en achetant et vendant de vieux habits : ainsi pénétrait-il aisément dans les demeures chrétiennes où, impatiemment attendu, il apportait les sacrements ; la Conciergerie elle-même lui avait ouvert ses portes : sans méfiance, à moins que ce ne fût grâce à une certaine complicité, on l'y laissait circuler, sous prétexte de pratiquer son commerce auprès des détenus. Cette circonstance allait donner à Mlle Fouché l'idée d'introduire le prêtre auprès de Marie-Antoinette.

La sainte fille était, comme tant d'autres autorisée à visiter parfois des prisonniers, parents ou amis, et elle s'était liée avec les concierge Richard, — braves gens au demeurant, malgré les fonctions qu'ils occupaient, compatissants à leurs pensionnaires, disposés à leur rendre service et à alléger leur peine.

À cette date, le régime des maisons de détention n'était pas encore bien sévère et, pour la Reine seulement, on s'était avisé d'un surcroit de précautions, inusité jusqu'alors : jour et nuit des gendarmes veillaient sur elle, deux ne quittaient jamais sa cellule, strictement verrouillée, où, seuls, avaient le droit de pénétrer les commissaires de la Commune, le concierge, son épouse, leur servante, Rosalie Lamorlière, et une autre femme chargée spécialement des soins à donner à la prisonnière.

Un jour, — vraisemblablement dans la seconde quinzaine d'août, — Mlle Fouché, sa visite terminée, reste à bavarder avec Richard. Brusquement, elle demande au geôlier :

— Ne me serait-il pas permis de voir la Reine ?

Un «non» absolu est la première réponse, mais la demoiselle insiste :

— Impossible ! absolument impossible ! répète Richard.

Au son de la voix, cependant, la requérante «croit entendre que cet arrêt n'est pas définitif», que, par quelque moyen, ce «non» pourrait bien devenir un «oui», — et, tentatrice, elle présente à l'homme quelques pièces d'or apportées à cet effet.

À cette vue, le courage du concierge faiblit : très bas, après s'être assuré que nul n'écoute, il murmure :

— Écoutez-moi bien !... Quatre gendarmes sont préposés à la garde de la prisonnière... Il y en a deux qui sont des diables, deux autres sont de bons enfants. Ils se relèvent à minuit... Venez à minuit et demi, et nous verrons...

Mlle Fouché n'en demande pas davantage. Radieuse, elle rentre rue Saint-Merri et annonce la grande nouvelle à M. Magnin :

— Je parviendrai auprès de la Reine !

À l'heure dite, l'intrépide femme court au rendez-vous ; le prêtre a tenu à l'accompagner, car les nuits du Paris révolutionnaire ne sont pas sûres et fréquentes sont les patrouilles qui, impitoyablement, arrêtent les promeneurs.

Sans encombre pourtant, tous deux arrivent au pont au Change, au bout duquel, à droite, les tours de l'Horloge, de César, d'Argent et Bonbec dressent leurs silhouettes sinistres. Par la rue de la Barillerie, ils pénètrent dans le Palais : Richard a tenu parole ; il ouvre la porte de la geôle et, silencieusement, Mlle Fouché, seule, y entre.

À pas de loup, — car tout semble dormir dans l'immense bâtisse, — elle suit le concierge : les guichets successifs sont franchis, un couloir humide est parcouru, à l'extrémité duquel un huis bas apparait, chargé de serrures et de verrous.

C'est là qu'est enfermée la Reine.

Celle-ci a certainement été avertie, car elle ne paraît pas surprise en apercevant cette inconnue qui vient près d'elle, à pareille heure... Mlle Fouché, au premier instant, est muette d'émotion : Marie-Antoinette a gardé toute sa majesté, malgré ses cheveux blanchis, ses joues creuses, son teint flétri, et elle paraît aussi à son aise qu'à Versailles, dans le cadre de ce réduit où les murs de pierre grise suintent, où il n'y a comme mobilier qu'un lit de sangle, un vieux fauteuil de paille, deux chaises, une petite table, une cuvette de propreté et où, pour toute tenture, on ne voit que le rideau qui sépare la malheureuse de ses deux gendarmes.

Au bout d'un moment, la visiteuse reprend ses esprits. Aussi simplement que possible, elle dit les motifs qui amènent là une Française, une chrétienne ; elle offre quelques provisions qu'elle a apportées ; elle va, pour donner confiance, jusqu'à proposer de manger la première... La Reine, cependant, reste impassible, ne répond rien, refuse d'accepter quoi que ce soit.

À la fin seulement, comme la bonne fille, avant de se retirer, demande la permission de revenir, une réponse glaciale tombe des lèvres décharnées :

— Comme vous voudrez !...

Dehors, sortie de la Conciergerie, Mlle Fouché retrouve M. Magnin qui l'attend dans un coin obscur de la cour de Mai. Ensemble, dans la nuit, ils rentrent vite rue Saint-Merri.

Bientôt la tentative est renouvelée... Cette fois encore, Mlle Fouché seule est introduite auprès de Marie-Antoinette... Dans l'intervalle, celle-ci a réfléchi, a été touchée des accents de la visiteuse, a repoussé les soupçons qui l'avaient d'abord effleurée. Son accueil est moins froid, presque aimable. Mlle Fouché se hasarde alors à brusquer les choses :

— Madame, dit-elle, la disposition des esprits est telle qu'il ne vous est plus permis de concevoir la moindre espérance. La religion seule peut vous offrir ses dernières consolations, et c'est pour vous les procurer que j'ai osé me présenter devant vous. Si vous acceptez ce que je vous propose, j'ai la confiance de vous mettre en rapport avec un prêtre catholique non assermenté. Que Votre Majesté daigne me répondre, je ne négligerai rien pour la servir.

L'effet de ces paroles est immédiat : la Reine se jette dans les bras de Mlle Fouché, l'embrasse, lui dit sa gratitude... Une appréhension, toutefois, lui vient :

— Vous connaissez donc un prêtre qui ne soit pas jureur ?

Rassurée sur ce point, Marie-Antoinette n'exprime plus que sa joie : il est entendu que, la prochaine fois, M. Magnin viendra. Il est même convenu que, si l'ecclésiastique déplaisait, un simple signe suffirait, et il se retirerait.

La difficulté maintenant est de faire passer le prêtre... Il est connu de Richard, puisqu'il vient journellement à la prison pour son soi-disant commerce de vieux habits, mais c'est une bien autre chose de l'introduire auprès de celle qui ne doit voir nul étranger...

À force d'insister, à l'aide aussi certainement d'argent sonnant et trébuchant, Mlle Fouché finit pas persuader le digne concierge... Que M. Magnin se présente, il sera admis.

Quelques jours plus tard, c'est chose faite : la Reine causera avec le prêtre pendant une heure et demie... L'entretien s'achèvera sur des larmes «de bonheur et de reconnaissance».

III

Cette première rencontre s'est si bien passée que Richard n'élève plus aucune objection à ce qu'elle se renouvelle : à plusieurs reprises, M. Magnin peut donc revoir la Reine, la confesser, lui donner même la Sainte Communion ; Mlle Fouché, de son côté, continue ses visites, apportant à la détenue des fruits, du pain de seigle, des friandises, du linge fin qui remplacera la toile grossière fournie par la Nation.

Quelques royalistes sûrs, Mme de Quélen, mère du futur archevêque de Paris, notamment, ont été mis dans la confidence et chargent la messagère d'offrir des robes à Marie-Antoinette : on y renonce seulement dans la crainte d'attirer l'attention des commissaires qui, chaque jour, pénètrent dans le cachot. Les sœurs de la Charité de Saint-Roch, la supérieure, sœur Julie, et son assistante, sœur Jeanne, feront seulement accepter à l'ex-souveraine des jarretières en élastique et des bas très chauds en filoselle de soie grise fourrés, — car, dans l'affreux cachot, le froid, malgré la saison, est glacial...

La Reine serait heureuse de profiter de ces intermédiaires pour envoyer de ses nouvelles à ceux qui lui sont chers, mais elle n'ose pas écrire, car, si sa lettre était découverte, ce serait sûrement la mort pour son détenteur...

Elle retrouve cependant un petit coffret d'ébène qui, par inadvertance, a échappé aux perquisitions successives ; ce coffret renferme une tasse de porcelaine avec des bords en argent ; une nuit, elle le confie à Mlle Fouché, en lui disant :

— Remettez, s'il vous est possible, ce dernier souvenir à Madame Royale ; et si ces temps malheureux ne vous permettent pas de le faire parvenir à ma fille, je vous donne cette tasse, gardez-la, en mémoire de moi.

C'est alors, au début de septembre, que se produit un événement qui semble devoir mettre fin à ces visites si consolantes.

Le 3 septembre, un gentilhomme, M. de Rougeville, a été introduit auprès de la Reine, par l'officier municipal Michonis ; au cours de l'entrevue, il a négligemment laissé tomber un œillet, au cœur duquel était dissimulé un billet, où il donnait de vagues indications pour une évasion éventuelle ; Marie-Antoinette y a répondu par quelques mots tracés avec la pointe d'une aiguille sur un bout de papier.

Le gendarme Gilbert, à qui la pauvre femme a cru pouvoir se fier, l'a trahie ; l'affaire prend vite d'énormes proportions, le Comité de Sûreté générale y voit un grave complot ; à défaut de Rougeville insaisissable, Michonis et le ménage Richard sont arrêtés, un nouveau geôlier est mis à la Conciergerie, la surveillance se resserre, et la Reine, le 11 septembre, est transférée dans un autre cachot, plus profondément caché au cœur de la geôle, — une pièce minuscule, dont on a bardé la porte d'un système perfectionné de serrures et de verrous, et dont on a bouché presque hermétiquement les ouvertures, ne laissant subsister qu'un soupirail grillagé.

Quand Mlle Fouché et M. Magnin reviennent, espérant, comme à l'ordinaire, pénétrer auprès de la prisonnière, ils apprennent avec désespoir les changements survenus... Comment, désormais, continuer les chères visites ?

Dieu merci, le nouveau concierge, un nommé Brault, qui occupait précédemment le même emploi à la Force, n'est guère plus terrible que Richard : lui aussi est connu de Mlle Fouché ; elle n'a pas de peine à le mettre dans le secret et à le persuader de fermer les yeux, à l'exemple de son prédécesseur... Les entretiens peuvent donc reprendre sans tarder.

Grâce à Mlle Fouché, le geôlier se laisse attendrir en faveur de Marie-Antoinette ; comme elle lui montre combien la nouvelle cellule est plus humide que la dernière, il court chercher, dans un coin de grenier, une vieille tenture défraîchie, et il la cloue sur les parois ; quand les commissaires s'en aperçoivent, prêts à se fâcher, il leur répond :

— Citoyens, je réponds sur ma tête de la prisonnière... On pourrait, en parlant d'une voix haute, faire parvenir quelques phrases jusqu'à elle et recevoir ses réponses ; ce grossier tapis s'y opposera...

C'est alors que Mlle Fouché conçoit le projet de procurer à la Reine le bonheur d'assister à une messe célébrée dans son cachot... Après quelques velléités de résistance, Brault y consent :

— Tranquillisez-vous, lui dit-elle, il ne faut vous mettre en peine que de me faire avoir deux petits chandeliers ; nous aurons soin de tout le reste...

Les prêtres, à cette époque, obligés d'officier n'importe où et forcés de réduire au strict nécessaire les objets du culte, possédaient de minuscules calices d'argent ou d'étain se démontant, de minces missels in-18, des pierres d'autel portatives, juste assez larges pour recevoir le pied du vase sacré : tout cela se renfermait dans un sac à ouvrage et pouvait aisément être dissimulé dans une poche... M. Magnin s'en chargera et Mlle Fouché apportera une chasuble de simple taffetas, quelques linges d'autel, l'eau, le vin et deux bougies.

La Reine est prévenue ainsi que les deux gendarmes qui la gardent ; ceux-ci, les nommés Lamarche et Prud'homme, sont connus comme très sûrs, — de braves gens que la discipline et les nécessités de l'heure obligent à remplir un service pour lequel ils ne sont pas faits, et qui restent attachés à une religion désormais proscrite : non seulement ils fermeront les yeux, mais ils prendront part, avec joie, à une cérémonie dont, depuis trop longtemps, ils sont privés.

La Conciergerie voit donc, cette nuit-là, se dérouler le plus inattendu des spectacles, un spectacle qui, s'ils pouvaient le soupçonner, ferait écumer de rage les Hébert, les Chaumette, les Chabot, les Clootz, les Momoro, ces fous qui croient abolies à jamais les croyances du passé.

La petite table de bois blanc à été transformée en autel, deux lumières tremblotantes éclairent la face pâle du prêtre, dont la voix va faire descendre Notre-Seigneur dans l'hostie ; derrière, perdus dans l'ombre, Marie-Antoinette, Mlle Fouché, les deux soldats sont agenouillés suivant, sans en rien perdre, les gestes et les paroles liturgiques, puis, quand arrive l'instant de la communion, la Reine, la première, s'approche de la Sainte Table, puis, c'est le tour de Mlle Fouché et, les derniers, très humblement, les gendarmes reçoivent leur Dieu.

Nul ne s'en est douté, les voûtes du cachot garderont leur secret, et, la cérémonie finie, tandis que M. Magnin et sa compagne regagnent leur logis, Marie-Antoinette, restée seule avec ses gardiens, aura de longues heures pour prier Celui qui lui donnera la force de gravir, jusqu'au bout, son calvaire.

IV

Octobre est venu... M. Magnin, tombé gravement malade, a dû interrompre ses visites à la geôle. Mlle Fouché a pu cependant obtenir de Brault qu'un prêtre vendéen, M. Cholet, fût autorisé à le remplacer ; à deux reprises, celui-ci a apporté la communion à la Reine ; le 12, il l'a vue pour la dernière fois... À cette date, la sainte fille, qui a tant fait pout consoler la détenue, est partie pour Orléans où l'appelaient des affaires de famille.

Brusquement, presque sans qu'on s'y attende, le surlendemain 14, à huit heures du matin, le procès commence, — ce procès parfois ridicule, souvent odieux, toujours tragique, dont tant de récits ont retracé la physionomie.

Sur la sellette du Tribunal révolutionnaire, l'accusée est redevenue souveraine : dans sa simple robe noire, sous le bonnet de linon, que recouvre en partie le voile de deuil et d'où s'échappent les mèches de ses cheveux blanchis, elle se montrera la vraie fille de Marie-Thérèse, la veuve pleine de majesté de Louis XVI ; malgré son épuisement elle a repris toute son énergie, jamais sa présence d'esprit n'a été plus grande : elle a riposte à tout, et ne peut être prise en défaut par le président Hermann, piètre robin sans envergure.

Son seul souci est de ne rien dire qui puisse charger ceux qui lui ont été fidèles, et quand Hébert lance contre elle d'ignobles accusations, elle ne leur oppose qu'un silence suprêmement dédaigneux, puis, comme un juré insiste, elle répond sur un tel ton que l'assistance entière en est ébranlée ; elle n'écoute même pas le réquisitoire emphatique de Fouquier-Tinville ; elle ne sortira de cette attitude indifférente que pour remercier, avec une effusion émue, Chauveau-Lagarde de l'effort qu'il a fait pour la sauver.

Après quarante-quatre heures de débats presque ininterrompus, au terme de la seconde nuit, le mercredi 16 octobre, le verdict inexorable est rendu, après quoi la Reine est ramenée à la Conciergerie... Triomphant, le juré Trinchard peut écrire à son frère ce joyeux billet qu'ont conservé les Archives et dont nous rectifions seulement l'orthographe fantaisiste :

«Je t'apprends, mon frere, que j'ai été un des jurés qui ont jugé la bête féroce qui a dévoré une grande partie de la République, celle que l'on qualifiait ci-devant de reine.»

La «bête féroce», pendant ce temps, se prépare à la mort... Mlle Fouché, qui doit précisément rentrer aujourd'hui d'Orléans et ignore tout du drame, n'a plus, depuis quelques jours, donné signe de vie ; M. Magnin, encore malade, n'a pas reparu ; M. Cholet lui-même s'est heurté sans doute aux consignes plus sévères.

Marie-Antoinette est donc, à juste titre, en droit de se croire abandonnée, et cela expliquerait le passage de son «testament», sur lequel on se base pour affirmer qu'elle n'a communiqué avec aucun prêtre réfractaire ; on peut penser aussi qu'elle l'écrivit, sachant qu'il serait lu, et voulant qu'aucun soupçon n'effleurât ceux qui s'étaient dévoués pour elle.

Malgré l'interdiction donnée, Brault, une fois de plus, s'est laissé fléchir et a consenti à donner à la condamnée du papier, une plume, de l'encre et un peu de lumière.

À l'instant de quitter ce monde, la pensée de l'infortunée s'en va vers ceux qu'elle laisse derrière elle : son fils, sa fille, Madame Élisabeth ; c'est à celle-ci qu'elle adresse ses suprêmes recommandations, lettre sublime, pleine de sérénité, où elle formule, en ces termes, sa foi, sa contrition, son espérance :

«...Je meurs dans la religion catholique, apostolique et romaine, dans celle de mes pères, dans celle où j'ai été élevée et que j'ai toujours professée, n'ayant aucune consolation spirituelle à attendre, ne sachant pas s'il existe encore ici des prêtres de cette religion, et même le lieu où je suis les exposerait trop, s'ils y entraient une fois.

«Je demande sincèrement pardon à Dieu de toutes les fautes que j'ai pu commettre depuis que j'existe. J'espère que, dans Sa bonté, Il voudra bien recevoir mes derniers vœux, ainsi que ceux que je fais depuis longtemps pour qu'Il veuille bien recevoir mon âme dans Sa miséricorde et Sa bonté.
»

Et, après des adieux déchirants, elle terminait sur cette protestation de catholique fidèle :

«Comme je ne suis pas libre dans mes actions, on m'amènera peut-être un prêtre, mais je proteste ici que je ne lui dirai pas un mot et que je le traiterai comme un être absolument étranger...»

De fait, elle a à peine achevé sa lettre que M. Girard, le vicaire épiscopal de Gobel, se fait annoncer.

— Voilà, dit le geôlier, un curé de Paris qui demande si vous voulez vous confesser.

— On entend la Reine murmurer tout bas :

— Un curé de Paris !... il n'y en a guère...

Le prêtre s'est avancé ; il la salue et, respectueusement, lui offre ses services :

— Voulez-vous, Madame, que je vous accompagne ?

Elle n'ose le repousser brutalement et répond :

— Comme vous voudrez, Monsieur.

Mais, malgré l'insistance de l'aumônier, elle refuse absolument le sacrement de Pénitence qu'il lui offre.

L'ancien curé de Saint-Landry ne peut se résigner à cet échec ; espérant encore la convaincre, il imagine cet argument :

— Mais, Madame, que dira-t-on, lorsqu'on saura que vous avez refusé les secours de la Religion dans ces suprêmes moments ?

La riposte est immédiate :

— Vous direz aux personnes qui vous en parleront que la miséricorde de Dieu y a pourvu !

Et elle lui tourne le dos... Voyant qu'il est inutile d'insister, M. Girard se retire.

Quelques heures vont encore s'écouler avant le grand départ. Marie-Antoinette prendra un peu de repos, acceptera un bol de bouillon que lui apportera Rosalie Lamorlière, puis, aidée de celle-ci, elle changera de linge et revêtira un déshabillé blanc, en se dissimulant de son mieux derrière son lit, pour n'être pas vue de l'officier de gendarmerie qui, depuis la condamnation, ne l'a pas quittée et refuse de se détourner pendant cette toiletté.

Elle jette encore sur ses épaules un fichu de mousseline, noue une faveur à son poignet, ôte les barbes noires qui recouvrent son bonnet de linon et, dans un dernier geste de coquetterie, lisse ses pauvres boucles décolorées.

Depuis cinq heures, le rappel est battu dans Paris, mais, au fin fond de cette geôle, aucun bruit ne pénètre ; dehors, pourtant, autour du Palais, sur le parcours que doit suivre le cortège, sur la place de la Révolution, la force armée est sur pied, comme neuf mois auparavant, pour Louis XVI.

À onze heures seulement, la Reine sortira du greffe, où le bourreau a coupé ses cheveux et lié ses mains ; à la place habituelle, dans la cour de Mai, la charrette attend ; la victime y monte avec Sanson et ses aides, et M. Girard s'installe à ses côtés.

Fidèle à sa promesse, elle ne lui adressera pas la parole pendant tout le trajet, et c'est vainement qu'il lui fera ses exhortations. Assise très droite sur la, banquette, — telle que David la représentera dans son saisissant croquis, pris d'une fenêtre de la rue Saint-Honoré, — elle ira vers l'échafaud, impassible, très pâle, les pommettes seulement un peu rouges, les yeux secs, — ses pauvres yeux qui ont tant pleuré, injectés de sang, aux cils immobiles et roides.

Elle semble ne rien voir, — même pas le Christ d'ivoire que le prêtre élève devant elle... À peine un tressaillement anime-t-il ses traits, quand elle aperçoit la guillotine et, sur la gauche, les Tuileries, qui évoquent pour elle tant de souvenirs.

À midi un quart précis sa tête tombera, et, suivant le rite journalier, l'exécuteur la montrera au peuple, aux acclamations répétées de «Vive la République ! vive la Liberté !»

Son corps sera déposé, comme celui de Louis XVI, au cimetière de la Madeleine, et quand, le 18 janvier 1815, on en fera l'exhumation, on le reconnaîtra à quelques débris de vêtements, aux bas et aux jarretières élastiques qui avaient, suivant le récit de M. Magnin, été donnés par les sœurs de la Charité de Saint-Roch.

V

M. Magnin passera le reste de la Terreur sans être inquiété. Nous le retrouverons bientôt, toujours marchand d'habits, continuant son dangereux apostolat dans Paris, assistant les prisonniers, accompagnant secrètement les condamnés à la guillotine : il poussera même l'habileté, afin de mieux faciliter ses démarches, jusqu'à se faire passer pour le fiancé de la fille d'un geôlier. Il ne cessera pas un jour de dire la messe ; il la célébrera ici ou là, dans l'appartement de pieux fidèles heureux d'obtenir cet honneur, dans la chapelle des Dames Anglaises de la rue des Fossés-Saint-Victor, où le culte sera maintenu pendant toute la Terreur, souvent enfin, rue Neuve-des-Capucines, dans une maison où logeait le fameux jacobin Gracchus Babeuf.

Il lui arrivera là, certain jour, — s'il faut en croire une tradition de sa famille — une étrange aventure. Tous les assistants étaient déjà réunis, habitants du logis ou voisins accourus, et M. Magnin, revêtu de ses ornements, n'attendait plus que le servant de messe pour monter à l'autel...

Comme cet homme tardait à arriver, on chargea un enfant de l'aller chercher à l'étage inférieur... Le petit se trompa de porte et frappa chez Babeuf.

— Tout le monde est là-haut, lui dit-il, on vous attend... Venez servir la messe !

Babeuf, sans un mot, se leva, suivit le messager, pénétra dans la chapelle improvisée et alla s'agenouiller auprès du prêtre.

On imagine aisément la frayeur des assistants en reconnaissant le farouche sans-culotte et leur stupeur en le voyant répondre, comme s'il n'avait jamais fait que cela de toute sa vie, aux prières dont M. Magnin, sans paraître ému, commençait la récitation.

La messe terminée, les fidèles n'osaient sortir, s'attendant à un esclandre de la part de Babeuf ; ils ne s'y décidèrent, tout tremblants, qu'en voyant l'homme aider le prêtre à retirer ses ornements.

«Quand ils furent seuls, racontait encore, ces dernières années, une petite nièce de M. Magnin, Babeuf dit à mon grand-oncle de n'avoir aucune inquiétude. Il garderait toujours le silence sur la scène dont il venait d'être le témoin. Comme l'ecclésiastique lui disait sa surprise d'avoir constaté qu'il avait parfaitement servi la messe, celui-ci lui apprit qu'il avait été enfant de chœur dans son enfance... La conversation se poursuivit encore un long moment, mais, de la suite, mon grand-oncle n'a jamais rien répété...»

M. Magnin, à la fin de la Terreur, se réfugia à Versailles. Il avait, jusque-là, continué à habiter chez Mlle Fouché, et il lui arrivait de se promener avec elle ; une fois qu'ils passaient ensemble sur les quais, elle aperçut de loin, venant à leur rencontre, un homme mince, élégamment vêtu, et la vieille demoiselle, repoussant son compagnon, lui murmura :

— Éloignez-vous !... voici Robespierre auprès du pont...

Puis elle s'avança négligemment, en faisant mine d'examiner les livres étalés en plein air sur le parapet.

Le dictateur, qui la connaissait, l'aborda et lui demanda si elle cherchait quelque chose.

— Non, dit-elle, je regarde si rien ne me tenterait... Alors Robespierre se mit aussi à examiner les volumes; ayant trouvé un ouvrage en trois tomes, intitulé : Le Printemps d'une jolie femme, il l'acheta et en fit cadeau à Mlle Fouché, en ajoutant :

- Tenez ! cela vous conviendra tout à fait.

La plaisanterie était d'un goût douteux, car la personne était rien moins que jolie, mais Robespierre ne dédaignait pas parfois de railler... Ils se dirent au revoir et reprirent chacun leur promenade. M. Magnin ne rejoignit qu'un peu plus loin Mlle Fouché.

Attaché à la paroisse de Saint-Roch, après la Révolution, le prêtre devra, en 1816, à la protection de la duchesse d'Angoulême, de devenir curé de Saint-Germain-l'Auxerrois, qui était la paroisse de la Cour. La princesse avait su, dès 1804, le rôle joué par lui auprès de sa mère, et elle avait reçu alors, par l'intermédiaire de la princesse de Tarente, la tasse qu'avait pieusement conservée Mlle Fouché.

Ce ne sera qu'en 1824 qu'une brochure du comte de Robiano divulguera, d'après les souvenirs de Mlle Fouché, encore existante à cette date, l'histoire qu'on vient de lire ; pris à parti par un ancien confrère dévoyé, Lafont d'Aussonne, traité de menteur, accusé d'avoir tout imaginé, M. Magnin se vit contraint de sortir de la réserve qu'il s'était imposée jusqu'alors.

Une longue déclaration, très circonstanciée, fut écrite par lui en 1825 et présentée à Charles X, à la Dauphine et à l'archevêque de Paris ; en même temps, du haut de la chaire, à l'issue des vêpres, il protesta contre les imputations dont il était l'objet, rapporta les faits, puis, «se tournant vers l'autel, éleva les mains et affirma devant Dieu que tout ce qu'il venait de dire était la pure vérité».

Vénéré dans sa paroisse, M. Magnin devait conserver sa cure jusqu'en 1837 : en opposition avec le gouvernement de Juillet, il donna, à ce moment, sa démission, pour permettre la réouverture de son église, fermée depuis février 1831, à la suite de troubles suscités par un service célébré à la mémoire du duc de Berry. Il mourra, très vert encore, presque sans infirmités, le 12 janvier 1843, à l'âge de quatre-vingt-trois ans, instituant comme légataire universelle la société des Missions Étrangères. Ses obsèques seront célébrées à Saint-Germain-l'Auxerrois et suivies par une foule de fidèles attachés à leur ancien pasteur.

Son portrait est encore conservé dans la sacristie de la vieille église parisienne, et, en voyant cette belle tête ascétique, encadrée de cheveux blancs, tout éclairée de grands yeux profonds qui regardent très droit, on ne peut croire qu'un tel prêtre ait été un imposteur.

Le souvenir de la messe, dite en octobre 1793 à la Conciergerie, est perpétué par un tableau, datant de la Restauration et conservé, à la prison même, dans la salle des Girondins...

Ajoutons enfin que, suivant Lenôtre, les deux gendarmes, Lamarche et Prud'homme, ayant communié avec Marie-Antoinette, auraient été condamnés à mort par la Commission militaire, après l'insurrection de prairial an II (mai 1795).

Nous ignorons à quelle date disparut Mlle Fouché.

CHAPITRE 4 :

M. EMERY, AUMÔNIER SECRET DES PRISONS

I

À plusieurs reprises déjà le nom de M. Emery est revenu dans ces pages. Son rôle fut tel qu'il est impossible d'étudier l'histoire religieuse de Paris, au cours de ces années douloureuses, sans rencontrer, à chaque pas, cette personnalité forte, débordante d'activité, qui devait, plus que toute autre, en l'absence de l'autorité légitime, maintenir, dans le premier diocèse de France, le culte catholique si ardemment combattu.

Issu d'une bonne famille bourgeoise de Gex, où son père était lieutenant criminel au bailliage, il est entré, tout jeune, dans la Compagnie de Saint-Sulpice et en est devenu le supérieur général ; grâce aux sages réformes qu'il y a apportées, à la ferme direction qu'il a imposée, il a redonné à la maison de M. Olier tout son éclat. Il a cinquante-sept ans quand débute la Révolution. Tout de suite, malgré l'allégresse générale, il prévoit les maux qui doivent en sortir.

Loyalement, cependant, il s'y rallie, estimant que le devoir des hommes d'ordre est de ne pas s'abandonner à de vains regrets, mais de travailler en vue d'éviter le mal dans la mesure du possible et de sauvegarder les intérêts existants : il fait ainsi participer ses élèves aux préparatifs de la Fédération de 1790 et les laisse prêter le serment civique demandé à cette occasion ; il accepte, peu après, de céder une des grandes salles du séminaire pour en faire le siège de la Section du Luxembourg, nouvellement créée, de donner même à celle-ci d'autres appartements, pour ses divers services ; à plusieurs reprises il offre des dons pour l'habillement des volontaires ou pour l'organisation des fêtes : grâce à ces concessions, il s'assure la bienveillance des autorités révolutionnaires du quartier, et Saint-Sulpice en profite.

La Constitution civile du Clergé dresse, à la fin de 1790, une barrière qu'il estime ne point devoir franchir : obéissant à ses directions, aucun membre de la Compagnie ne prête le serment ; à la paroisse même, tout le clergé le refuse, le curé, M. de Pancemont, en tête.

Malgré les menaces grandissantes, le séminaire continue ses exercices ; les élèves, seulement, sont de moins en moins nombreux, la règle subit des adoucissements, les rapports sont rompus avec la paroisse tombée entre les mains du jureur Poiré ; bientôt, au printemps de 1791, comme M. Emery refuse de reconnaître l'autorité de Gobel, la chapelle de la communauté est fermée, mais elle sera rouverte en octobre.

Inquiet de l'avenir, M. Emery songe alors à mettre en sûreté ce que la Compagnie possède de plus précieux. Une heureuse circonstance lui facilite les choses : il est un peu parent de la marquise de Villette, cette «Belle et bonne» qui fut la grande amie de Voltaire et, comme telle, jouit de la protection des patriotes ; volontiers celle-ci consent à mettre à la disposition de son cousin une maison contiguë au séminaire, — maison qui existe encore, au 56 de la rue de Vaugirard.

Une porte est même percée sur le cul-de-sac Férou, et, là, le déménagement s'opère ; en cas de découverte, on dira que cette cachette renferme des objets précieux parce qu'ils ont appartenu autrefois à l'auteur de Candide.

Plus tard, tout cela sera transporté dans un autre hôtel des Villette, au no 1 de la rue de Beaune, à l'angle du quai : c'est là, dans le décor des merveilleuses boiseries qu'on peut toujours admirer, qu'est mort Voltaire, et, comme on prétend que celui-ci a recommandé de tenir son appartement fermé après son décès, pendant quarante ans, nul, au cours de la Révolution, n'osera pénétrer dans cet asile inviolable ; grâce à cela, Saint-Sulpice gardera ses archives, ses reliques, ses vases sacrés.

Au fur et à mesure que les mois s'écoulent, la situation empire : la journée du 10 août précipite les événements, et on arrête en masse les prêtres fidèles. Un certain nombre de Sulpiciens d'Issy et de Vaugirard sont conduits aux Carmes, où ils sont massacrés le 2 septembre.

Le supérieur, les directeurs et quelques élèves restés au séminaire n'ont pas été inquiétés ; ils passent cependant des heures tragiques : on leur annonce que, s'ils persistent à refuser le serment, rien ne pourra arrêter la colère populaire ; comme ils sont décidés à ne point fléchir, ils présument leur dernière heure arrivée ; enfermés dans une tribune de la chapelle, ils se confessent, récitent les psaumes de la pénitence, les prières des agonisants.

Ils sont miraculeusement sauvés, parce qu'au Comité révolutionnaire des jacobins se sont portés garants du civisme de M. Emery et ont dit tout ce qu'il avait fait pour la Section.

Fort de cette attestation, il ne s'éloignera pas de sa chère maison et se contente de prendre des vêtements civils, arborant même une perruque qui le rend méconnaissable ; prudemment toutefois, comme le danger persiste, il se résigne à l'inévitable dispersion de ses fils.

Les derniers séminaristes sont renvoyés dans leur famille ou vont loger dans des hôtels du quartier, passant désormais pour étudiants inscrits aux cours de droit et de médecine ; seuls restent avec leur supérieur : un directeur, M. Jean Montagne, le procureur, M. C. Grenier, le bibliothécaire, M. Béchet... En réalité, celui-ci et M. Emery sont, comme M. de Firmont, devenus secrètement vicaires généraux de M. de Juigné et chargés d'administrer le diocèse en l'absence de son pasteur.

D'autres Sulpiciens sont encore disséminés dans le voisinage : M. Le Gallic, l'ancien supérieur ; M. Monteuvis, un vieux directeur ; M. Douville, l'ex-supérieur du petit Séminaire. Ces messieurs se réunissent le plus souvent possible pour prendre leurs repas en commun, et Saint-Sulpice reste ainsi un centre de spiritualité où viennent se retremper anciens élèves, ecclésiastiques, religieux, pieuses âmes cherchant du réconfort.

Une grave question divisait, en ces jours, les esprits : pouvait-on ou non prêter le serment de Liberté-Égalité, décrété le 15 août 1792 ? Estimant qu'il n'y avait, dans sa formule, rien de contraire à la religion, M. Emery s'est décidé pour l'affirmative ; donnant l'exemple, il le prête lui-même et est imité par la majeure partie du clergé de Paris.

Le Pape ne condamnera jamais ce serment, mais, à la suite de l'abbé Maury, des esprits intransigeants ne pardonneront pas au chef de Saint-Sulpice ce qu'ils estimaient une faiblesse insigne.

Sur ces entrefaites, la lettre de M. de Firmont, dont nous avons parlé dans notre premier chapitre, est saisie. M. de Saint-Martin est arrêté à Gex ; le procureur général syndic du département de l'Ain transmet, à la fin d'avril, son dossier au Comité de Salut public et «pense qu'il serait à propos de chercher le nommé Emery, son frère, que l'on croit résider à Paris».

Il ne sera pas difficile de retrouver ce «nommé Emery», car il ne s'est jamais caché : le 19 mai 1793, sur ordre du Comité de Sûreté générale, à 7 heures du matin, il est arrêté par les inspecteurs de police Desbordes, Simon et Bias, et une perquisition minutieuse est effectuée dans son appartement du séminaire : rien de suspect n'est découvert, à part quelques billets où M. de Saint-Martin faisait part à l'abbé de ses appréhensions.

Dans la maison familiale de Thoiry, malheureusement, d'autres lettres ont été prises, et on les croit écrites par le supérieur de Saint-Sulpice : les Marseillais y étaient traités de brigands, les prêtres constitutionnels d'intrus, les patriotes de canailles, les clubs considérés comme fauteurs de désordre ; le discrédit des assignats y était même annoncé.

Tout cela est imputé à M. Emery quand, le 23, il comparaît devant le bureau de police, à la Maison commune ; il ne peut que protester «qu'il n'en a aucun souvenir, ni aucune connaissance» et qu'il y a là-dedans «beaucoup de faux et beaucoup de calomnie... » Il n'en est pas moins prévenu de correspondance contre-révolutionnaire et d'avoir facilité les relations avec des ennemis : jusqu'à plus ample informé il sera gardé à vue à Sainte-Pélagie.

Ce sera son premier contact avec les prisons où il est appelé à faire tant de bien.

II

Derrière le Jardin des Plantes, la vieille institution, bordée par les rues Copeau, de la Clef et du Puits-de-l'Ermite, étendait ses tristes bâtiments, dont il ne subsiste rien aujourd'hui ; sous l'ancien régime, demi-prison, demi-hospice, une partie servait de refuge aux filles enfermées par ordre du Roi, l'autre, payante, de maison de retraite ; la Révolution avait transformé le tout en geôle.

Humide et malsaine, Sainte-Pélagie, où trois cent cinquante détenus seront bientôt enfermés, jouissait de la plus triste réputation : les cellules, étroites, aux murs suintants, aux fenêtres garnies de barreaux de fer, n'offraient à ceux qui y entraient que de mauvaises paillasses infectées d'ordures ; le concierge Bochant ne s'adoucissait que pour celui qui avait des «sonnettes», — ainsi appelait-il l'argent qu'il tentait de soutirer pour offrir, à très haut prix, de bien faibles adoucissements.

M. Emery ne fera là qu'un court séjour, sur lequel nous n'avons aucun détail. Son affaire pourtant se présentait mal : dès le premier jour, quand il comparaît au Comité de Sûreté générale, devant Ingrand, il peut mesurer la gravité des charges relevées contre lui.

Crânement, d'ailleurs, il ne cherche aucun faux-fuyant, déclare qu'il a refusé le serment constitutionnel, prêté seulement celui de Liberté-Égalité ; il explique de son mieux les appréciations imprudentes relevées dans sa correspondance ; en ce qui concerne la lettre signée Essex, il reconnaît avoir accepté de la transmettre à M. de Juigné, qui «reste son seul supérieur ecclésiastique» ; le prêtre irlandais qui l'avait écrite, et dont il ne donnera ni le nom ni l'adresse, était «un très honnête homme, incapable de toute espèce d'intrigue» ; il l'avait cru quand celui-ci lui avait assuré qu'il n'y avait rien dans sa missive qui eût trait aux affaires politiques.

Le lendemain, 26 mai, l'arrestation de l'inculpé est maintenue ; le 27, son interrogatoire est transmis au Tribunal révolutionnaire pour poursuites ; une note, lourde de menaces, est même inscrite sut le dossier : «prêtre suspect, bien prendre garde de ne pas mettre en liberté Emery...»

Brusquement, le 31, à dix heures du soir, — alors que l'insurrection gronde et le tocsin sonne, annonciateur de la chute du parti Girondin, — Mme de Villette apporte à Sainte-Pélagie un ordre de libération immédiate, sous réserve, toutefois, de «donner caution et certificat de caution».

En voyant, au bas de l'acte, les signatures redoutées d'Alquier, de Basire et de Rovère, membres du Comité de Sûreté générale, le citoyen Bochant se hâte d'ouvrir à son pensionnaire la porte du cachot ; il y met tant d'empressement qu'il en oublie de réclamer la caution, ce qui risquera de lui attirer quelques ennuis quand Fouquier-Tinville, non prévenu, fera, quinze jours plus tard, rechercher l'accusé.

En fait, Mme de Villette a multiplié les démarches en faveur de son cousin, et c'est elle qui a obtenu cette mesure de clémence ; elle a eu aussi l'habileté de faire agir la Section du Luxembourg, et celle-ci a donné des «témoignages avantageux» sur la conduite du prêtre depuis la Révolution, déclarant qu'il avait été un des premiers à prêter le serment de Liberté-Égalité.

Cet incident n'a pas diminué, dans son quartier, la popularité du supérieur de Saint-Sulpice ; par prudence, il reste un peu caché chez Mm. de Villette, puis revient au séminaire où, sous son couvert, continuent d'habiter MM. Grenier, Béchet et Montagne.

Le 6 juillet, l'assemblée générale de la Section lui conservera encore, gratuitement, son logement et proclamera qu'«il a bien mérité, jusqu'à ce jour, de la Patrie... ».

Malgré tout, l'abbé ne se fait pas d'illusions : «Je suis revenu dans ma maison, confie-t-il à son élève, M. de Villèle... Tandis que je peux servir Dieu dans la chapelle et demeurer uni aux cendres de mes pères, je crois devoir ne pas déserter et attendre les événements... »

Il n'attendra pas longtemps ; certains éléments avancés s'indignent de la tolérance dont jouissent ces insermentés : bien que le séminaire soit maintenant une vraie ruche nationale, où règnent sans-culottes, miliciens, membres des comités, fonctionnaires, on y voit sans cesse passer des silhouettes suspectes, qui se faufilent dans les couloirs et pénètrent chez les ecclésiastiques, s'y éternisent en colloques sans fin ; il y a là un nid de conspirateurs dont il devient urgent de se défaire ; patiemment, des espions notent ces allées et venues, s'assurent des identités, accumulent dénonciation sur dénonciation.

À la fin, le 12 juillet, le Comité de Sûreté générale autorise le Comité de surveillance de la Section du Luxembourg, «à s'assurer de la personne de M. Emery, à surveiller son entourage et à prendre toutes mesures utiles» ; le lendemain, 13, ordre est donné de conduire à l'Abbaye ceux qui seront appréhendés.

L'opération s'effectue le 15 juillet.

Dès 5 heures du matin, des factionnaires sont postés aux principales portes du bâtiment ou dissimulés à proximité des appartements occupés par les Sulpiciens ; M. Emery et ses compagnons reçoivent défense de bouger ; on laissera librement entrer chez eux tous ceux qui se présenteront, mais on ne permettra à personne de sortir. Seul, M. Montagne trouvera le moyen de jeter au feu quelques papiers compromettants et de se rendre à la chapelle, où il consommera les Saintes Espèces, les soustrayant ainsi à la profanation.

À sept heures, il y a déjà onze visiteurs d'arrêtés ; cinquante et un seront successivement appréhendés, fouillés, interrogés, la plupart prêtres ou religieuses qui, sans défiance, se sont présentés pour voir ces messieurs de Saint-Sulpice et sont tombés dans le traquenard ; quelques-uns avoueront leur véritable état, spécifiant seulement qu'ils sont «non fonctionnaires», ce qui, d'après la loi, les dispensait du serment ; plusieurs se diront professeurs, étudiants, tourneurs, musiciens ; dans le nombre, des domestiques seront pris, venus pour faire des commissions de la part de leurs maîtres, les valets, notamment, de Mme de Firmont.

Tous, un à un, sont retenus.

La rafle a réussi au-delà de toute espérance ; en fin de compte, quarante et une arrestations sont maintenues, et ce troupeau est conduit, au petit jour, par une escorte de trois cents fusiliers, à la prison la plus voisine, celle des Carmes de la rue de Vaugirard, le couvent sinistre qu'endeuille l'ombre des victimes de Septembre.

L'instruction de l'affaire va se poursuivre les jours suivants ; on y apportera un soin minutieux car, d'après une note du Comité révolutionnaire du Luxembourg, «il s'agit de démasquer des prêtres et de découvrir leurs trames cachées sous le voile d'une fausse religion, qui cache ses mystères d'iniquité dans le secret impénétrable des cœurs».

En réalité, c'est avant tout le procès de M. Emery que l'on fait : lui seul est visé dans l'enquête, et les questions, au cours des interrogatoires, tendent à établir un complot dont il serait le chef.

Malgré les efforts déployés, on n'aboutira à aucun résultat : si tous ces prêtres sont insermentés, la plupart, en revanche, font preuve de loyalisme envers la République ; entre eux on ne pourra découvrir que des liens d'études, d'amitié, d'affection, et rien de répréhensible.

La justice, à cette date, a encore des ménagements et veut avoir au moins un commencement de preuve ; le 18 juillet, le Comité de Sûreté générale, en possession des procès-verbaux, donne l'ordre à Fouquier-Tinville de hâter l'instruction, «afin de rendre la liberté à ceux de ces citoyens contre lesquels il serait injuste de sévir et auxquels on n'aurait rien à reprocher».

Les interrogatoires sur le fond se succèdent du 20 au 25 et, successivement, les mises en liberté sont décidées par le Tribunal révolutionnaire, siégeant en chambre du conseil :

«Il ne résultait des procès, dira le jugement, aucune charge contre eux, et ils n'avaient été arrêtés que parce qu'ils se trouvaient dans un lieu habité par d'autres individus prévenus de délits.»

Ces individus, ce sont MM. Emery, Le Gallic, Monteuvis, C. Grenier, Béchet et Montagne, les têtes de Saint-Sulpice, et on espère bien que le Tribunal en finira promptement avec eux. Le 3 août, ils sont transférés à la Conciergerie.

III

Enfermé dans la lugubre prison, M. Emery ne se fait plus aucune illusion sur le sort qui l'attend : il sait les charges qui pèsent sur lui et n'ignore pas qu'on a encore, ces jours derniers, intercepté une lettre qui lui était adressée par un négociant du Havre et parlait d'une somme de 3.000 livres transmise à M. Nagot, le supérieur du séminaire américain de Baltimore, — un établissement créé en 1790 pour permettre l'évangélisation des États-Unis et assurer, peut-être, en cas de besoin, un refuge aux Sulpiciens de France... De là à accuser le prisonnier de faire passer du numéraire à l'étranger, sans doute même aux ennemis de la Patrie, il n'y avait qu'un pas, trop facile à franchir.

En dépit du danger, l'abbé ne se résigne pas. D'une plume infatigable, il adresse mémoire sur mémoire au Comité de Sûreté générale et, longuement, avec preuves à l'appui, démontre son innocence. Surtout, il déploie une énergie inlassable pour sauver ses amis ; en leur faveur il intervient auprès de la Section du Luxembourg : on ne peut, répète-t-il, impliquer dans son procès de malheureux vieillards comme MM. Le Gallic et Monteuvis, des hommes «hors de combat», qui ne s'occupent plus de rien et dont le seul crime était de venir prendre leurs repas au séminaire...

De ce côté, il réussira : le 16 août, une décision relaxera ses collaborateurs ; lui seul reste inculpé et sa comparution semble prochaine ; le 14, en effet, il a subi l'interrogatoire qui, d'ordinaire, précède de peu la mise en jugement ; les griefs habituels ont été ressassés : la non-prestation de serment, la lettre d'Essex, l'argent envoyé à l'étranger, le maintien d'une communauté illicite. Il s'est défendu avec habileté et a fait choix d'un défenseur... Maintenant, il attend la mort avec sérénité : il a fait à Dieu le sacrifice de sa vie et est prêt à paraître devant Lui.

Les jours cependant s'écoulent, et l'affaire du supérieur de Saint-Sulpice n'est pas appelée... Elle ne le sera jamais : un concours de circonstances quasi miraculeux permettra, de remise en remise, d'atteindre le 9 thermidor sans qu'une solution ait été apportée au procès.

À quoi ou à qui faut-il attribuer cette extraordinaire sauvegarde dont sera l'objet, une année entière, ce prêtre, plus désigné que quiconque pour le châtiment suprême, alors surtout que ses pareils, même de beaucoup moins notables, d'infiniment plus ignorés, seront, sans merci, abattus, — innombrables martyrs de la Terreur, dont on ne redira jamais assez l'héroïsme et la sainteté ?

L'influence de Mme de Villette fut-elle suffisante comme protection ? Étant données les relations de l'amie de Voltaire avec certains des chefs révolutionnaires, elle put être prépondérante. D'autres explications ont été aussi cherchées, et il est bien difficile, faute d'éléments précis, de savoir exactement ce qui put se passer.

On a dit qu'une tante de Fouquier-Tinville s'intéressa à M. Emery et intercéda auprès de son terrible neveu, pour faire, à maintes reprises, retarder le procès. On a raconté que l'accusateur public ne put se dérober aux sollicitations de quelques députés montagnards influents, qui étaient en relations avec l'ecclésiastique. On a parlé surtout de l'action secrète autant qu'active d'un employé du Tribunal révolutionnaire, un certain Blandin qui, sous l'influence de son ancien condisciple et ami, l'avocat Barbier, aurait sauvé le supérieur de Saint-Sulpice, en employant des moyens analogues à ceux dont Labussière usa en faveur des comédiens du Théâtre-Français.

Ce Blandin était chargé spécialement de dresser la liste de ceux qui, quotidiennement, devaient être jugés. Déjà, à plusieurs reprises, Barbièr avait obtenu de lui la radiation de certains inculpés. Un matin, il aperçoit sur la feuille le nom de M. Emery.

— Eh quoi ! s'écrie-t-il... M. Emery sur la liste !... mais y penses-tu ?... C'est un excellent homme ; je le connais particulièrement ; on t'a certainement trompé sur son compte ; il faut absolument effacer son nom.

En même temps, d'un geste détaché, il jette sur la table un rouleau de cinquante louis, que Blandiu fait mine de ne pas voir.

— Je ne puis, répond celui-ci, sauver le citoyen Emery ; c'est un chef de parti !

Un second rouleau d'or fait taire les scrupules de l'employé, et le nom est biffé.

Quelques jours plus tard, Blandin doit appeler au Tribunal les prévenus des prochaines audiences ; n'osant supprimer M. Emery, il le nomme le premier, mais ajoute aussitôt, simulant la fureur :

— Pour celui-ci, je m'en charge ; c'est un chef de parti ; sa cause doit venir avec celles de plusieurs autres prévenus qui sont dans le même cas.

Grâce à cette ruse, du temps est gagné, et la Terreur passe ; une fois, cependant, Fouquier-Tinville s'inquiète de ces délais vraiment insolites et demande des explications.

Sans se troubler, Blandin s'excuse, il a égaré quelques pièces importantes de l'instruction, mais il ne perd pas de vue l'affaire ; en attendant, il ne laissera pas «chômer le Tribunal».

Le plus étonnant est que cela réussit : M. Emery sera sauvé de la sorte... Faut-il en conclure que l'accusateur public, voire Robespierre, ne désiraient nullement sa perte, le protégeaient même, parce qu'il prêchait la résignation aux prisonniers et évitait une révolte, dont la seule idée faisait trembler ces maîtres momentanés ?... On leur prête ce mot significatif :

— Ce petit prêtre empêche les autres de crier !

Qu'ils aient ou non prononcé ces paroles, elles sont fort vraisemblables. Dans cet enfer des geôles de l'an II, M. Emery apparaît comme le consolateur, — celui qui fait oublier aux malheureux détenus les tristesses de leurs cachots, en leur laissant entrevoir les merveilleux lendemains de l'au-delà, celui dont la vigilance ne s'applique pas seulement à ses compagnons de misère, mais s'étend, en dehors des murs où il est enfermé, à tous ceux que menace la guillotine... Partageant leurs angoisses, il se rend compte qu'un apostolat immense peut être tenté auprès d'eux, et il va désormais s'y consacrer entièrement.

IV

Il possédait une âme étonnamment trempée, ce prêtre d'apparence frêle, légèrement contrefait, de mince stature, dont la figure seule décelait l'énergie indomptable ; des yeux très vifs enfoncés dans de profondes orbites, un front proéminent, un menton en galoche, les lèvres minces et serrées disaient la volonté qui régnait en lui, — une volonté qui n'avait d'égale que sa bonté sans limite.

Tel il apparaît dans les portraits qui nous restent de lui, tel, moins le vêtement ecclésiastique qu'il avait dû abandonner, il passait dans les couloirs de la Conciergerie, toujours affairé à la poursuite des âmes... Si grande était la place qu'il tenait que tous ceux qui l'ont alors approché en ont longuement parlé dans leurs lettres, leurs souvenirs, leurs écrits ; grâce à ces notes éparses, sa physionomie survit et peut être aisément évoquée.

Sans cesse, la pensée de Dieu l'absorbe et il ne s'en laisse jamais distraire : il se trouve aussi à son aise pour prier dans la prison que dans sa chambre de la rue du Vieux-Colombier et, ici comme là, il s'impose une pareille règle de vie.

Heures d'oraison et heures d'étude se déroulent suivant un rythme organisé, et rien ne les peut troubler ; seulement, comme le tumulte est grand dans la geôle révolutionnaire, il est obligé d'employer des subterfuges pour s'isoler : il mettra d'abord du coton dans ses oreilles, puis, pour ne plus rien entendre, des boulettes de mie de pain ou de cire. Que lui importe, après cela, qu'on plaisante, qu'on raille, qu'on chante autour de lui ?

Il a pu se procurer, grâce à des complicités secrètes, quelques livres, et il se félicitera, plus tard, d'avoir dû à sa détention la lecture complète de la Somme de saint Thomas d'Aquin : «Jamais, sans cela, dira-t-il, je n'aurais eu le loisir, ni peut-être le courage de lire cet ouvrage fondamental...» L'Écriture Sainte sera avec la Somme sa principale ressource ; il notera soigneusement dans le Nouveau Testament tout ce qui pouvait avoir rapport aux épreuves traversées, et il en fera des résumés dont l'écriture est aussi soignée que s'ils avaient été tracés au séminaire.

Cela ne l'empêche nullement de se mêler aux conversations des autres ; sa causerie est pleine d'esprit, d'abandon, de naturel, et il sait s'acquérir les sympathies unanimes, si bien qu'il est toujours choisi comme chef par ceux qui occupent la même salle que lui. Il profite de cette autorité qui lui est concédée pour ramener habilement aux pratiques religieuses des hommes qui les ont depuis longtemps abandonnées.

Une fois, entre autres, lors du carnaval de 1794, il s'arrange pour procurer à ses co-détenus un peu de réjouissance : pour le dîner du Mardi gras, il a commandé à un restaurateur voisin quelques mets plus raffinés qu'à l'ordinaire ; il aurait désiré une belle volaille, mais son mandataire n'a pu se la procurer et a dû se contenter de poulets étiques, insuffisants pour le nombre des convives. Le repas n'en est pas moins gai, chacun sait gré à M. Emery de cet extra inattendu, aussi quand, le lendemain, il rappelle que ce sont les Cendres, qu'il faut jeûner et faire maigre, tous acceptent la pénitence et se plient, sans murmurer, à la règle de l'Église.

Que des livres fussent fournis, que des repas fins fussent servis, il n'y avait à cela rien de très surprenant ; bien d'autres que le supérieur de Saint-Sulpice purent se procurer de semblables faveurs : il suffisait d'y mettre le prix, et rares étaient les geôliers qui dédaignaient ces faciles profits. Plus étonnants sont les secours religieux dont M. Emery ne cessa de jouir et dont on profita largement autour de lui.

M. Montagne, nous ne savons comment, avait obtenu l'autorisation de voir son ami à la Conciergerie ; c'est par lui spécialement que la Sainte Eucharistie y était régulièrement apportée. Il enveloppait dans un mouchoir blanc une pyxide d'argent, pleine d'hosties consacrées ; au cours de la visite, il affectait de s'essuyer le visage, et, profitant d'un moment d'inattention des gardiens, il glissait la précieuse boîte dans les mains du prisonnier, qui usait du même procédé pour lui rendre celle qui était vide.

Une pieuse femme, Mme de Candé, faisait aussi parfois l'office de diacre : tolérée à la prison, elle se chargeait d'entretenir le linge de M. Émery et de quelques autres : elle l'emportait quand il était sale, le rapportait blanchi, raccommodait les vêtements, fournissait des adoucissements, tels que matelas, draps, couvertures. Il lui était aisé de passer, dans les paquets, les petites pyxides si ardemment désirées.

Dès qu'il était seul, le prêtre partageait les hosties en nombreuses parcelles, qu'il étendait sur de la mie de pain, après les avoir humectées. Il pouvait ainsi communier lui-même chaque matin et faire profiter de la même grâce ceux qui le désiraient.

C'était particulièrement auprès des condamnés qu'un tel ministère avait tout son prix. Le plus souvent, au début, l'exécution n'était pas immédiate, et une nuit s'écoulait après le jugement.

Cette dernière nuit, les victimes la passaient dans une cellule isolée, à proximité du greffe ; l'abbé avait fini par obtenir de rester avec elles pendant ces heures suprêmes ; il les exhortait, les confessait, leur donnait le viatique, et elles s'en allaient ensuite à la mort, l'âme en paix.

Plus tard, quand les procès furent simplifiés, sans audition de témoins ni plaidoiries, les charrettes attendaient la fin de l'audience pour mener leur chargement à l'échafaud : être envoyé au Tribunal révolutionnaire signifiait la condamnation inexorable. M. Emery s'arrangeait toujours pour connaître la liste quotidienne : il approchait alors ceux qui étaient désignés et leur donnait l'absolution et la communion, avant la comparution devant les juges.

En même temps que lui, d'autres prêtres, également incarcérés, pouvaient l'aider dans cette œuvre de rédemption. Deux au moins sont à citer ; M. Saunier, ex-aumônier de l'Hôtel-Dieu de Blois et M. Ploquin, un sulpicien, ancien économe du petit séminaire de Paris.

Poursuivis comme réfractaires, ils devaient, après avoir travaillé avec M. Emery, être exécutés, le premier, le 29 octobre 1793, le second, le 25 février 1794 ; l'un et l'autre s'en iront à la guillotine, presque joyeux, et un journal, le Glaive vengeur, racontera en ces termes la fin de M. Saunier : «Il est monté à l'échafaud avec le même calme qu'il eût montré en montant à l'autel. À la sérénité dé son visage, on eût dit qu'il pensait que, prévenu de sa mort, averti de son supplice, l'Ètre suprême l'attendait dans le Ciel.»

Il n'y avait pas que des ecclésiastiques à évangéliser la Conciergerie. Certains laïcs, convertis ou fortifiés par M. Emery, devenaient ses meilleurs auxiliaires. Il citera entre autres un chevalier de Saint-Louis, si plein de piété qu'il faisait chaque jour deux heures d'oraison. Plus surprenant encore est M. Bimbenet de la Roche, qui sera condamné en même temps que M. Ploquin.

Barthélemy Bimbenet de la Roche, âgé seulement de vingt-deux ans, avait émigré et servi comme officier à l'armée des Princes ; rentré en France, il avait été arrêté à Orléans, dans la nuit du 11 au 12 septembre 1793, et ramené à Paris. Incarcéré à la Conciergerie, il se dévouera jusqu'à la fin au salut de ses co-détenus, «chassant les âmes» avec MM. Emery et Ploquin, leur servant de «chien courant», heureux s'il a «le bonheur de faire sortir le lièvre du gîte», bien payé de ses peines «quand il a la consolation de pouvoir aider quelques âmes à se débarbouiller».

Par prosélytisme, il se refusera à occuper une cellule particulière, tenant à rester avec ceux qu'il espère convertir ; tant qu'il sera là, bien peu mourront sans être, suivant son expression, «comblés de consolations». M. Emery dira de lui :

«Aucun homme n'a fait plus de sensation et n'a montré plus de foi dans les lieux de sa détention... Tout le temps qu'il n'entretenait pas de Dieu quelqu'un des compagnons de sa captivité, il le passait en prières et en oraisons...»

Appelé à comparaître devant le Tribunal révolutionnaire, le 25 février 1794, il n'a pas la moindre illusion. La veille, il se met en règle avec Dieu et écrit à un de ses frères cette lettre pleine d'esprit surnaturel :

«Nous montons demain à notre jugement à neuf heures. Veuillez donc prier pour moi tous les jours de votre vie... Adieu, mon cher frère et ami ; nous nous verrons dans l'éternité et cela ne sera pas long... Adieu ! je suis dans les entrailles de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de sa Sainte-Mère, votre frère et ami... Vive Jésus et Marie !... Amen... pour l'éternité !...»

Ramené à la Conciergerie après sa condamnation, le jeune Bimbenet de la Roche ne peut cacher sa joie : «son visage portait un calme, une sérénité, une majesté qui ne s'effaceront jamais de ma mémoire», dira l'un de ceux qui le virent à cet instant. Il monta sur la charrette avec M. Ploquin, le sourire aux lèvres. À la vue de la guillotine, il parut transporté de joie et, en gravissant les degrés de l'échafaud, il entonna à pleine voix le psaume : Laudate Dominum omnes gentes... Le couperet, en tombant, arrêta le chant.

Tous ceux qui entouraient M. Emery n'avaient pas cette résignation, ni surtout cette sérénité d'une conscience pure... D'autres, dont l'existence avait été plus ou moins coupable, lui durent leur retour à la Foi et leur fin chrétienne.

V

Nous avons dit ailleurs la part prise par le supérieur de Saint-Sulpice dans la conversion de Fauchet et de Gobel. Un autre évêque jureur, condamné entre temps, fut aussi, par lui, réconcilié avec l'Église.

Adrien Lamourette, ancien lazariste, grand ami de Mirabeau, avait été un des plus ardents propagateurs de l'église constitutionnelle. Bien placé pourtant pour connaître les dangers de la démagogie, lui qui avait assisté, en 1789, au sac de la Maison de Saint-Vincent-de-Paul et en avait narré les navrants détails, il s'était laissé griser par la flatterie populaire : il avait réussi à obtenir l'évêché de Lyon et été sacré, par Gobel.

Député du département de Rhône-et-Loire, il avait poursuivi, sur les bancs de l'Assemblée législative, son rêve de réconciliation générale des partis : un succès éphémère lui était venu quand, le 7 juillet 1792, à la suite d'un de ses discours, une émotion générale avait étreint ses collègues : des bancs les plus opposés, on s'était précipité, embrassé, juré une amitié éternelle ; le soir même, la réconciliation était oubliée, la lutte des factions reprenait, plus âpre que jamais, chacun riait de cet instant de folie, baptisé, du nom de son promoteur, le «baiser Lamourette» ; un mois plus tard, la journée du 10 août brisait à jamais l'armature du passé.

Non réélu à la Convention, Lamourette était rentré à Lyon, où il devait, l'année suivante, être impliqué dans la terrible répression qui avait suivi le soulèvement de la ville ; le 4 octobre 1793, Couthon et Châteauneuf-Randon l'avaient envoyé à Paris, pour y être jugé par le Tribunal révolutionnaire.

À la Conciergerie, il a retrouvé M. Emery ; très vite, celui-ci a conquis la confiance de cet homme, un instant dévoyé, mais qui a su, mieux que tant de ses pareils, s'arrêter dans sa chute ; conscient de la grandeur de son sacerdoce, il ne l'a jamais renié, comme l'ont fait Talleyrand. Gobel, Pontard, Gay de Vernon, Thomas Lindet... Maintenant, au seuil de l'éternité, il n'a qu'un ardent désir : rentrer dans la règle dont il n'aurait jamais dû s'écarter et obtenir le pardon de sa faute.

Dans la geôle, il n'est plus l'évêque de Lyon, mais un simple prêtre qui remplit régulièrement, sans affectation, ses devoirs, exhorte ses compagnons d'infortune, calme leurs appréhensions. Le hasard l'a mis dans la même chambre que Beugnot, l'ancien député à la Législative, futur ministre de Napoléon et de Louis XVIII, M. de Saumesnil, le ci-devant prieur de Solesme, Clavière, l'ex-ministre des Finances du cabinet Roland. Avec le premier, il parle philosophie, religion et s'étonne des crises de désespoir où il le voit, par moments, plongé :

— Sachez, lui dit-il, une bonne fois être chrétien, et vous n'éprouverez pas ces transports désordonnés.

Donnant l'exemple du calme, il prie avec M. de Saumesnil, et les deux ecclésiastiques récitent ensemble leur bréviaire, malgré les moqueries dont les assaille Clavière, calviniste incroyant.

Le 8 décembre 1793, celui-ci reçoit son acte d'accusation et apprend qu'il sera jugé le lendemain. Sa résolution est prise depuis longtemps : à aucun prix il ne comparaîtra devant les juges, ne voulant pas donner à ses ennemis la joie de le condamner ; il sait l'endroit de la poitrine où il faut se frapper pour atteindre sûrement le cœur, et, plus d'une fois, il en a disserté avec son co-détenu, Honoré Riouffe, — un de ceux qui décriront le mieux, plus tard, le tragique tableau des cachots de la Terreur... Au repas du soir, il parvient à dérober un couteau, sans que nul ne s'en aperçoive.

Quelques heures après, dans la «chambre des Douze», — c'est ainsi qu'on appelle la salle où va se dérouler le drame, — tous les occupants semblent reposer ; subitement, un gémissement rompt le silence, un gargouillement sinistre se fait entendre. Lamourette, qui est le voisin de lit de Clavière, est le premier réveillé il se rend compte aussitôt que l'incorrigible railleur s'est suicidé.

— Ah ! malheureux, lui crie-t-il, qu'avez-vous fait ?

L'autre, déjà, est agonisant : son râle monte, puis décroît, en même temps qu'un ruisseau de sang tombe du grabat sur les dalles.

Que faire ?... aucun secours n'est possible, nul ne répond aux appels, il n'y a même pas moyen de se procurer de la lumière : seul, le reflet d'un réverbère, placé dans un passage du Palais de Justice, pénètre dans la pièce par la croisée grillagée.

L'ex-évêque et l'ex-bénédictin, ne pouvant rien tenter pour sauver ce moribond, songent au moins à son âme immortelle : tous deux tombent à genoux, de chaque côté de la couche où se débat Clavière ; les autres prisonniers les imitent, et tous demandent à Dieu la grâce de l'infortuné dont la vie s'en va avec chaque goutte de son sang.

Au bout d'une demi-heure, celui-ci est épuisé, le grand silence retombe, l'aube éclairera le spectacle du cadavre déjà rigide, autour duquel continuent de prier les détenus.

Des témoins de cette scène atroce, Beugnot et M. de Saumesnil seront sauvés ; Lamourette, lui, n'échappera pas à la guillotine : il sera condamné le 11 janvier 1794. Il écoutera la lecture de son jugement sans proférer une parole et, pour toute réponse, fera un grand signe de croix. Rentré à la Conciergerie, il soupera gaiement, avant d'aller au supplice, et discourra avec enthousiasme sur Dieu et l'immortalité de l'âme. À certains qui s'apitoieront sur son sort, il ripostera en badinant :

— Eh quoi ! qu'est-ce donc que la mort ? Un accident auquel il faut se préparer. Qu'est-ce que la guillotine ? une chiquenaude sur le cou !...

Quatre jours auparavant, il a remis à M. Emery sa rétractation solennelle de prêtre constitutionnel, en le priant de la transmettre à Rome, dès que les circonstances le permettraient ; il a chargé aussi Beugnot de la faire connaître, spécialement dans son ancien diocèse ; les Annales religieuses la publieront en 1796.

De la même manière, M. Emery agira auprès d'un autre évêque assermenté, M. Montault des Isles, qui avait occupé le siège constitutionnel de Poitiers. Pour celui-ci le retour à l'unité romaine se fera tout naturellement car, arrêté dans sa ville épiscopale, il y a, avant d'être conduit à Paris, solennellement publié sa rétractation. Le supérieur de Saint-Sulpice sera pour lui un soutien : il le confirmera dans son repentir, le fera participer à ses exercices de piété ; dans les longs entretiens qu'il aura avec lui, à la Conciergerie et au Plessis, il lui donnera cette formation qui lui permettra de devenir un pasteur vénéré. M. Montault des Isles survivra, en effet, à la Terreur : nommé en 1802 à l'évêché d'Angers, il administrera ce diocèse pendant trente-sept ans et mourra en 1839, laissant le souvenir d'un très saint prélat.

Ces insermentés sont les plus célèbres de ceux sur lesquels M. Emery exerça son influence ; bien d'autres, dont le nom n'est pas venu jusqu'à nous, lui durent leur pardon. Lui-même en témoignera quand, le 13 octobre 1795, il adressera à Pie VI une longue lettre où il tracera le tableau de l'Église de France pendant la Terreur ; après avoir raconté la fin de Gobel, de Lamourette, de Fauchet, il ajoutera :

«...Ce qui consolera beaucoup Votre Sainteté, et ce que je peux avouer avec confiance, c'est que les prêtres constitutionnels, qui ont péri en grand nombre, ont tous, avant d'être conduits au Tribunal, condamné le serment qui les avait liés à la Constitution civile, et demandé instamment d'être réconciliés à l'Église ; tous ont protesté qu'ils n'avaient jamais cessé de croire et de reconnaître la primauté du Saint-Siège.»

M. Emery, dans ce compte rendu, se garde bien de s'attribuer le mérite des conversions ; son humilité est trop grande pour y jamais faire allusion... Dieu seul sait toutes celles qu'il put réussir dans cette population des prisons qui changeait sans arrêt ; il n'y a à être connues que les plus marquantes, dont les contemporains nous ont laissé le souvenir. De ce nombre est celle d'une fille que Beugnot appelle Églé.

Généralement, tout ce qu'a raconté le mémorialiste est exact et aisé à vérifier. Ce nom d'Églé, cependant, qui pouvait n'être qu'un sobriquet, ne se retrouve pas sur les listes du Tribunal révolutionnaire : il est difficile, par suite, d'identifier celle-ci, une de ces malheureuses, certainement, ramassées par la police au cours de rafles dans les rues de Paris, et qui, faisant oublier leur triste existence, se montrèrent, devant la mort, les héroïques émules des plus grandes dames de France.

Une seule affaire concorde, à l'exception de quelques détails de peu d'importance, avec le récit de Beugnot, — celle de Claire Sevin, veuve Loriot, et de Catherine Halbourg, qui furent jugées le 12 décembre 1793 : cette dernière pourrait être Églé.

Ces deux femmes avaient été arrêtées, le 24 octobre, rue Saint-Nicaise, par une patrouille de gardes nationaux qui exerçaient la surveillance dans ce dédale d'étroites rues, plus ou moins mal famées, qui s'entrecroisaient entre la place du Carrousel et le vieux Louvre.

Menées au poste, sur le point d'être conduites à la Salpêtrière, où étaient enfermées les créatures de leur espèce, elles s'étaient laissé entraîner par la plus violente des colères et avaient hurlé à qui mieux mieux : «Vive le Roi ! vive la Reine ! vive Louis XVII !»

Interrogées, Claire Sevin, renonçant à persister dans sa manifestation, avait mis ses propos sur le compte de la colère ; Catherine Halbourg, au contraire, s'entêtant dans son mauvais cas, avait répété à nouveau ses cris séditieux et expliqué au commissaire Charbonnier :

— Je dis ce que je pense !... avec Louis XVII les choses iraient mieux... La République n'est pas libre et j'aime le Roi !...

Bien entendu, les deux femmes avaient été envoyées à la Conciergerie et déférées au Tribunal révolutionnaire.

Elles comparurent, le 25 novembre, devant le juge Dobsent. Claire Sevin, faible et tremblante, ne pouvant nier ses propos, plaida l'ivresse :

— Au corps de garde, dit-elle, où nous avons été amenées avec d'autres femmes, nous avons bu beaucoup d'eau-de-vie, que l'on est allé chercher à trois fois différentes... J'ai même été conduite dans un café... Cette quantité de boisson m'avait tellement étourdie, qu'au moment d'être conduite à la Salpêtrière, j'ai crié de colère : Vive le Roi ! Vive la Reine !

Plus courageuse, Catherine Halbourg ne nia rien et dit seulement qu'elle était un peu étourdie quand elle avait crié : Vive Louis XVII !

Il n'en fallait pas plus pour qu'elles fussent considérées comme de dangereuses conspiratrices, dont «les propos et les cris tendaient à la dissolution de la République et au rétablissement de la Royauté».

S'il faut en croire Beugnot, Églé était très fière de voir dresser contre elle de pareilles charges, et elle raillait violemment la sottise de ceux qui la poursuivaient. L'ancien constituant la taquinait à ce propos :

— Malgré tout cela, ma chère Églé, si on t'avait conduite à l'échafaud avec la Reine, il n'y aurait pas eu de différence entre elle et toi, et tu aurais paru son égale.

— Oui, répondait-elle, mais j'aurais bien attrapé mes coquins !...

— Et comment cela ?

— Comment ?... au beau milieu de la route, je me serais jetée à ses pieds, et ni bourreau ni diable ne m'en aurait fait relever...

Claire Sevin et Catherine Halbourg passèrent en jugement le 12 décembre 1793. Toujours au dire de Beugnot, Églé s'y montra pleine de courage, avoua ses propos royalistes, mais, quand on l'interrogea sur sa complicité avec Marie-Antoinette :

— Pour cela, dit-elle, en levant les épaules, voilà qui est beau, et vous avez, ma foi, de l'esprit !... Moi, complice de celle que vous appelez la veuve Capet, et qui était bien la Reine, malgré vos dents ! moi, pauvre fille qui gagnais ma vie au coin des rues, et qui n'aurais pu approcher un marmiton de sa cuisine ! voilà qui est digne d'un tas de vauriens et d'imbéciles tels que vous !...

En dépit de cette sortie, il s'en fallut de peu qu'elle n'eût la vie sauve ; les jurés auraient volontiers accepté de mettre ses paroles sur le compte de l'ivresse, mais «elle soutint que s'il y avait quelqu'un d'ivre dans l'honorable assistance, ce n'était point elle», et elle se mit, en pleine audience, à tenir les propos les plus subversifs.

Elle fut condamnée à mort ainsi que sa compagne. Elle entendit la sentence sans sourciller, mais, quand fut prononcée la confiscation de ses biens :

— Ah ! voleur, cria-t-elle au président, c'est là que je t'attendais !... Je t'en souhaite de mes biens !... Je te réponds que ce que tu en mangeras ne te donnera pas d'indigestion !

Au moment de quitter la Conciergerie pour être menée à l'échafaud, la crainte seule de l'au-delà la faisait trembler.

— Je ne veux pas aller coucher avec le diable !... répétait-elle.

M. Emery, qui l'avait ramenée à Dieu, la rassura en la bénissant. Dès lors, elle n'éprouva plus la moindre angoisse, fut toute à la joie, et, suivant l'expression du mémorialiste, «sauta dans la charrette avec la légèreté d'un oiseau».

Plus belle, sans conteste, fut la fin du duc et de la duchesse de Mouchy, qui puisèrent également, auprès du supérieur de Saint-Sulpice, la force nécessaire pour affronter héroïquement la mort.

Philippe de Noailles, duc de Mouchy, maréchal de France et ancien gouverneur de Versailles, avait soixante-dix-neuf ans, et sa femme, Anne-Claude-Louise d'Arpajon, soixante-six. Vieux ménage étroitement uni, ils avaient été incarcérés d'abord à la Force, puis au Luxembourg, et là, ils s'étaient confinés dans une existence toute cloîtrée, à l'écart des autres prisonniers ; un «suspect» qui les y rencontra a laissé d'eux un portrait un peu caricatural, mais bien savoureux :

«Le maréchal a l'habit marron carré, la veste descendant sur les genoux, les cheveux blancs, et ressemble méthodiquement à un ministre protestant. Quant à la maréchale, elle a pris le costume aimable de nos sans-culottes femelles, en conservant, cependant, la forme du caraco de 1777, les deux falbalas qui ombragent le derrière. Il n'est point rare de rencontrer la ci-devant maréchale en pet-en-l'air, un bougeoir dans la main gauche, une canne dans la droite, grimpant l'escalier avec la précipitation d'une bergère de Suresnes qui gravit le Mont-Valérien...»

Accusés de «relations avec les ennemis du peuple», coupables surtout d'avoir secouru des prêtres réfractaires, ils furent tous deux déférés au Tribunal révolutionnaire. Quand on vint les chercher pour les mener à la Conciergerie, le maréchal crut d'abord être seul appelé, et il supplia le guichetier de ne pas faire de bruit ; sa femme malade reposait, et il espérait partir sans qu'elle s'en aperçût... Il ne voulut pas qu'un autre lui annonçât la triste nouvelle ; il alla lui-même la chercher et la réveilla avec ces mots :

— Madame, il faut descendre ; Dieu le veut, adorons ses desseins ; vous êtes chrétienne, je vais avec vous, et ne vous quitterai point...

Leur départ remplit d'émotion la prison entière ; tous ceux qui les connaissaient tinrent à se presser sur leur passage pour leur faire des adieux... Quelqu'un s'écria :

— Courage, Monsieur le Maréchal !

Et M. de Mouchy répondit, très calme :

— À quinze ans, j'ai monté à l'assaut pour mon Roi ; à près de quatre-vingts, je monterai à l'échafaud pour mon Dieu...

Peu après, de la Conciergerie, Mme de Mouchy écrivait à sa fille :

«Ne craignez rien, nous ne succomberons point à la tentation : nous avons ici un ange qui nous garde.»

Cet ange était M. Emery, qui put leur dispenser les secours religieux... Quelques semaines plus tard, le 27 juin 1794, les deux vieillards furent condamnés, sans même que la maréchale eût été interrogée :

— Le crime de cette femme, se contenta de déclarer Fouquier-Tinville, est le même que celui de son mari ; il n'est pas nécessaire de l'entendre.

Avec eux, vingt-neuf accusés furent menés à la guillotine, — mais, avant de monter dans une des charrettes de Sanson, ils n'eurent pas la joie d'avoir un suprême entretien avec le prêtre qu'ils aimaient : celui-ci, à cette date, avait quitté la Conciergerie pour le Plessis.

VI

Fondé en 1316 par Geoffroy du Plessis, abbé de Montmartre, cet ancien collège, dont les bâtiments ont été englobés dans le lycée Louis-le-Grand, rue Saint-Jacques, était devenu, sous le nom de maison d'arrêt de l'Êgalité, une des plus sinistres geôles de la Terreur. On n'y était enfermé que sur la désignation spéciale de Fouquier-Tinville, qui y puisait journellement les victimes nécessaires pour compléter les fournées prises au hasard dans les autres prisons de Paris.

Un de ceux qui y furent détenus en a laissé un lugubre tableau : les sombres bâtiments ressemblaient à une ménagerie, avec leurs ouvertures grillées derrière lesquelles paraissaient les figures «livides et velues» des détenus.

Ceux-ci, à leur arrivée, passaient par la «souricière», — un cachot si étroit qu'on ne pouvait s'y tenir que debout et dont on ne s'échappait que pour subir le «rapiotage», fouille minutieuse qui laissait «nu et dépouillé» privé de tout ce qu'on possédait d'un peu précieux.

Les chambres, où on était ensuite entassé, étaient sans air, sans lumière, et on n'en sortait que pour la courte promenade dans la cour, où se prenaient les repas, — une nourriture «détestable» servie dans des assiettes et des plats malpropres, sans couteaux pour couper la viande coriace, avec, comme boisson, un mauvais vin vendu fort cher par les gardiens.

Chaque soir on venait chercher ceux qui devaient être jugés le lendemain, — et un récit évoque ces heures terribles :

«Deux charrettes, précédées d'un messager de mort, annonçaient que quarante de nous n'avaient plus que peu de moments à vivre. L'oiseau de proie criait quarante fois ; autant de victimes se présentaient, nous disaient adieu, confiaient à notre mémoire leurs dernières paroles, à nos cœurs leurs derniers gages, pour être remis à leurs parents, à leurs amis...»

On imagine facilement le bien que put faire M. Emery en un tel lieu et les consolations qu'il lui fut donné de prodiguer à ces malheureux qui succombèrent au cours des dernières semaines de la Terreur. De ce nombre furent les parlementaires de Paris et de Toulouse, envoyés à l'échafaud pour avoir protesté contre certains décrets de l'Assemblée constituante, — soixante-dix-sept magistrats, qui furent condamnés en trois audiences successives en 1794.

«Je ne mets pas en doute, écrira M. de Sambucy, qui fut témoin de leur mort, que M. Emery n'ait pu voir en particulier tous les membres du Parlement de Paris qui furent guillotinés sur la place de la Révolution. Il m'était aisé de le juger au recueillement touchant et à la résignation profonde qui se faisaient remarquer dans chacun de ces hommes respectables... Il en fut de même, peu de temps après, des membres du Parlement de Toulouse, qui furent exécutés à la Barrière du Trône.» M. Emery lui-même évoquera plus tard ces mêmes personnages :

«Voyez, dira-t-il, l'admirable Providence ; sans la Révolution, ces magistrats seraient morts comme ils avaient vécu, en incrédules ou en jansénistes, et je les ai vus mourir en vrais pénitents, avec les meilleures dispositions de foi et de piété.»

C'est le 4 avril 1794 que le supérieur de Saint-Sulpice a été transféré au Plessis : cette fois, il pensait bien que sa dernière heure était proche et qu'aucune intervention ne serait assez puissante pour l'en sauver.

La mort ne lui fait pas peur ; depuis longtemps il s'y est préparé... N'a-t-il pas tenu, un jour, avant son arrestation, à s'approcher aussi près que possible de l'échafaud, dressé sur place de la Révolution, et à l'examiner longuement, pour se familiariser à sa vue et ne point trembler quand il lui faudrait y monter ?... Depuis, il est même allé plus loin et s'est distrait, au cours des heures de sa détention, à se construire une petite guillotine en miniature qu'il garde sans cesse devant les yeux, — toujours pour fortifier son courage en vue de la fin.

Il s'attend à être jugé d'un instant à l'autre, et il l'écrit à M. Montagne. «Ne doutant pas qu'il sera condamné à mort», il lui envoie ses derniers «sentiments», le remercie de sa fidèle collaboration, le charge de faire ses adieux aux amis, aux élèves, aux serviteurs de Saint-Sulpice, qu'il assure de sa reconnaissance, — et il termine par ces quelques lignes, où on le retrouve tout entier :

«... Adieu, mon cher monsieur Montagne. Si cette lettre vous parvient avant ma mort, vous me secourrez pour ce moment par vos prières et par celles des personnes que vous voudrez bien avertir de ma situation. Je meurs plein de confiance dans la miséricorde de Dieu, qui n'a jamais éclaté sur moi plus sensiblement que dans les derniers temps de ma vie... Que la bénédiction de M. Olier et de tous les saints prêtres de la Compagnie tombe et repose sur vous !»

Cette lettre pouvait être interceptée et compromettre son destinataire : M. Emery, par précaution, ne la signe pas, n'indique que par des initiales les noms propres, coupe même verticalement les feuillets en deux morceaux, de manière à en rendre le contenu inintelligible, et il fait parvenir ces fragments à M. Montagne par des voies différentes... Réunis, ils sont aujourd'hui pieusement conservés au séminaire Saint-Sulpice ainsi qu'un billet, envoyé au même moment, dans lequel le supérieur adressait à son frère ses adieux.

Les jours passent cependant, le Tribunal révolutionnaire poursuit son œuvre de mort, de plus en plus impitoyable, et M. Emery n'y est pas appelé... Un soir, la charrette coutumière entre dans la cour du Plessis ; le bruit court qu'il est sur la liste des victimes ; averti, il griffonne en hâte quelques lignes à un de ses anciens élèves, M. de Forcade : il lui donne quelques instructions et le prie de se rendre à l'audience où il sera jugé, afin d'être témoin du procès et de pouvoir en rapporter les circonstances aux membres dispersés de la Compagnie.

Répondant à cet appel, M. de Forcade se rend en effet au Palais avec plusieurs de ses confrères, — mais ce n'était qu'une fausse alerte : M. Emery ne comparaît pas... Cette fois encore, une mystérieuse intervention a protégé le prêtre.

À cette date, pourtant, une nouvelle charge vient d'être relevée contre lui.

Le 7 juillet 1794, le citoyen Demonceaux, secrétaire du Comité révolutionnaire de la Section Mucius Scœvola, — ainsi appelle-t-on maintenant la Section du Luxembourg, — a adressé au Comité de Sûreté générale une dénonciation contre l'ancien supérieur de Saint-Sulpice.

Celui-ci, déclare-t-il, aurait, avant son emprisonnement, confié à un perruquier de la rue des Cannettes, le citoyen Bertin, un dépôt important et bien suspect ; 14.000 livres en billets à ordre, 1.200 livres en assignats, trente et quelques médailles d'or «fort grosses et fort pesantes»... Le détenteur avouait lui-même ce dépôt, mais ne voulait le livrer que sur l'ordre du Comité.

Celui-ci décide aussitôt la saisie, qui est effectuée le 10 juillet par les soins du commissaire Chandellier ; dans la boutique du perruquier, — une de ces sombres boutiques qui n'ont guère changé depuis le XVIIIe siècle, dans l'étroite ruelle qui va de la place Saint-Sulpice à la rue du Four, — une perquisition est pratiquée, à grand renfort de main armée, et on trouve effectivement les valeurs annoncées. Le plus grave est que les fameuses médailles sont toutes terriblement contre-révolutionnaires, aux effigies de Charles VII, Louis XIV, Louis XV, Louis XVI, du cardinal de Fleury ; plusieurs pièces d'or étrangères y sont mêlées.

Cette découverte, si redoutable, — bien des têtes tomberont pour moins que cela, — ne sera pas fatale à M. Emery... Quinze jours plus tard, c'est le 27 juillet (9 Thermidor), et la chute de Robespierre le sauve définitivement.

Il ne sera pas, cependant, libéré immédiatement et verra seulement s'ouvrir devant lui la porte de son cachot, le 25 octobre 1794 ; après quelques jours passés chez M. Montagne, il pourra réintégrer son logement du séminaire, dont la jouissance ne lui a jamais été retirée ; les scellés apposés sur ses affaires y seront levés le 30 octobre, l'or et les billets saisis en messidor lui seront rendus le 11 février 1795. M. Emery devait survivre près de dix-sept années à la Terreur, — dix-sept années qui ne seront pas exemptes pour lui ni de soucis, ni de vexations, mais au cours desquelles il ne cessera de travailler à la sanctification des âmes...

Il s'éteindra presque octogénaire, le 2 avril 1811, dans le petit appartement qu'il avait loué, au coin de la rue du Pot-de-Fer et de la rue de Vaugirard, quand, sur l'ordre de l'Empereur, il avait dû, l'année précédente, abandonner la direction de son cher séminaire, enlevé aux Sulpiciens et transformé en séminaire diocésain.

Plus d'une fois il s'était heurté à l'autorité du Maître, mais celui-ci ne put s'empêcher de rendre hommage au grand supérieur, quand le cardinal Fesch vint annoncer sa mort :

— J'en suis fâché, déclara Napoléon, j'en suis très fâché ; c'était un homme sage ; c'était un ecclésiastique d'un mérite distingué. Il faut lui faire des obsèques extraordinaires et qu'il soit enterré au Panthéon.

Plus modestement, conformément à son désir, il fut inhumé à Issy, dans la maison de campagne qu'il avait pu racheter pour sa chère Compagnie reconstituée.

Il y repose toujours, mais, dans la longue inscription apposée sur sa tombe et qui redit ses mérites, aucune phrase ne rappelle le rôle qu'il remplit avec tant de zèle et de charité dans les prisons pendant les mois rouges de l'an II. C'était bien à lui pourtant que des centaines de condamnés avaient dû de recevoir, avant de monter à l'échafaud, les consolations divines : mieux que quiconque, lui qui en avait tant assisté, il avait pu certifier au Pape, dans sa lettre du 13 octobre 1795, que «presque toutes les personnes qualifiées qu'il avait vu condamner s'étaient confessées avant leur exêcution et avaient montré la résignation la plus héroïque ; qu'en général, ceux-là mêmes, qui n'avaient pas mis ordre à leur conscience avant leur jugement, avaient pu néanmoins recevoir les secours religieux, la Providence ayant permis qu'il n'y eût presque pas d'exécution où n'ait assisté quelque prêtre».

C'est l'histoire de ces prêtres qu'il nous reste à raconter, — l'histoire de ces «aumôniers de la guillotine», comme ils se désignaient eux-mêmes en souriant, dont le dévouement et la hardiesse restent une des plus étonnantes choses de cette extraordinaire époque.

CHAPITRE 5 :

LES AUMÔNIERS DE LA GUILLOTINE

I

Du jour où toute manifestation du culte, même constitutionnel, avait été interdite, l'assistance aux condamnés à mort, jusque-là autorisée, longtemps officiellement favorisée, s'était nécessairement trouvée supprimée.

La miséricorde de Dieu y pourvoyait en une certaine mesure : au fond des cachots, les secours religieux, dont avaient tant besoin les pauvres âmes douloureuses, étaient néanmoins prodigués.

Trop souvent, les prisons de la Terreur ont été dépeintes comme des lieux de débauche dont les occupants, cherchant à s'étourdir, ne songeaient qu'à jouir des dernières heures qui leur restaient à vivre. Il y eut sans doute bien des scandales, et les survivants se sont complus à les raconter.

Il faut être indulgent à ces faiblesses, en songeant aux angoisses atroces traversées, à l'ébranlement physique qui en résultait, surtout en considérant que la société, appelée à subir ces bouleversements, était cette même société imprégnée de scepticisme, de philosophisme, d'amour du plaisir, dont les Voltaire, les d'Alembert, les Rousseau, les Diderot avaient été les mauvais bergers.

À côté de ces aventures dont elles furent le théâtre, les geôles virent se dérouler des scènes bien différentes, dont la confession d'un Custine, l'apostolat d'un Bimbenet de la Roche, la fin d'un Mouchy, le repentir d'un Philippe-Égalité, d'un Gobel, d'un Fauchet, nous ont déjà donné de dramatiques exemples.

Dès 1792, les massacres de Septembre avaient montré que le sentiment religieux n'était pas mort en France et que le Clergé savait, quand les circonstances l'exigeaient, maintenir les traditions de courage et de foi des premiers chrétiens : qu'on se rappelle seulement la matinée du lundi 3, à l'Abbaye, où étaient enfermés les centaines de prêtres et de suspects arrêtés les jours précédents. Depuis la veille, la foule furieuse assiégeait la prison, tandis qu'aux alentours la générale battait, le canon tonnait, le tocsin sonnait. Par instants, les cris des victimes qu'on abattait s'élevaient, et, dans l'ancienne chapelle pleine de détenus, un silence angoissé régnait, car tous savaient que, d'un moment à l'autre, ce serait leur tour. Tout à coup, dans la tribune, deux ecclésiastiques paraissent, deux vieillards, MM. Lenfant et de Chapt-Rastignac.

— Votre dernière heure approche, annoncent-ils à haute voix. Recueillez-vous, nous allons vous donner notre bénédiction...

«Un mouvement électrique qu'on ne peut définir» précipite à genoux tous ces hommes, clercs et laics, indifférents et croyants confondus : les mains jointes, les larmes aux yeux, ils reçoivent l'absolution... «Tout raisonnement était suspendu, ajoute Jourgniac de Saint-Méard, qui décrit cette scène ; le plus froid, le plus incrédule en éprouva autant d'impression que le plus ardent et le plus sensible... Une demi-heure après, ces deux prêtres furent massacrés, et nous entendîmes leurs cris...»

Aux Carmes, à Saint-Firmin, à Saint-Lazare, à la Conciergerie, des scènes analogues se sont reproduites. Au cours des mois effroyables de 1793 et 1794, il en sera de même sur les pontons de Rochefort, aux guillotinades d'Arras, d'Orange, de Bordeaux, aux fusillades de Lyon, aux noyades de Nantes : partout, à l'approche de la fin, il y aura d'étonnants actes de foi et de confiance en Dieu, même quand un prêtre ne sera pas là, pour apporter le pardon des fautes passées.

De ces prêtres, les geôles parisiennes de l'an II ne manqueront guère... Toutes n'étaient certes pas favorisées comme la Conciergerie et, ensuite, le Plessis, par la présence d'un M. Emery. Il n'y a que là que nous voyons les prisonniers pouvant recevoir régulièrement la Sainte Eucharistie. Ailleurs, au moins, il y avait toujours quelques ecclésiastiques prêchant à leurs compagnons la résignation, donnant la certitude d'un monde meilleur, fortifiant les volontés vacillantes, accueillants à ceux qui se confiaient à eux.

Le plus souvent, leurs exhortations étaient écoutées avec joie, au moins avec respect ; dans des circonstances aussi tragiques, rares étaient les railleurs... Il fallait avoir l'esprit de persiflage d'un Riouffe, cet ex-comédien qui deviendra baron et préfet de l'Empire, pour se gausser d'un pauvre bénédictin, un peu candide, qui cherchait vainement à l'évangéliser, lui et une bande d'étourdis tels que l'homme de loi bordelais, Pierre Ducourneau, jeune fou spirituel et sceptique, poète à ses heures, qui sera guillotiné, le 15 janvier 1794, comme ayant pris part au mouvement insurrectionnel de Bordeaux, en août 1793.

Il était pourtant bien touchant, ce bon religieux qu'on voyait toujours, les mains jointes sur sa poitrine, à l'image de saint Benoît. Sans pitié, ces enragés ne savaient quoi imaginer pour le taquiner, volant son livre de messe, éteignant sa bougie quand il lisait, mêlant à sa récitation de psaumes des chansons égrillardes :

«Le saint homme, raconte Riouffe, dans ses Mémoires d'un détenu, ne perdait pas courage ; toujours aux aguets et toujours priant, il avait les yeux sur son bréviaire et sur Ducourneau qui, borgne, petit, basané, la figure pétrie de malice, remplissait parfaitement l'idée qu'on se fait d'un diablotin, tandis que l'autre, en arrêt, avait l'air d'un béat aux prises avec lui. Le moine offrait ses souffrances à Dieu et se montrait d'autant plus endurant qu'il espérait bien qu'à la fin il en convertirait au moins un ou deux.»

En réalité, nombreux furent les retours à Dieu que virent les cachots de la Terreur. Un des plus célèbres fut celui de La Harpe.

Le littérateur, disciple chéri de Voltaire, faisait, avant 1789, profession d'athéisme, et il s'était jeté à corps perdu dans le mouvement révolutionnaire : on l'avait vu, bonnet phrygien sur la tête, parader dans les salles de spectacles et déclamer au Lycée des hymnes à la liberté, où sa piètre muse s'évertuait à chanter les beautés de l'ère nouvelle.

Il eut le tort de parler avec mépris des talents oratoires de Robespierre, et cette imprudence réduisit à rien les gages qu'il avait donnés au parti jacobin : il fut arrêté et enfermé au Luxembourg. Il est permis de penser qu'il connut là l'abbé de Fénelon, l'ancien prieur de Saint-Semin-des-Bois, qui avait consacré sa vieillesse à l'évangélisation des Savoyards.

Arrêté au Mont-Valérien, le 31 décembre 1793, ce saint prêtre était devenu l'apôtre de la vaste geôle où, pêle-mêle, étaient enfermés révolutionnaires notoires, devenus suspects, et représentants des plus grandes familles de France. Indulgent aux défaillances, il savait trouver le mot qu'il fallait pour remonter les courages, consoler les afflictions, réveiller les consciences ; quand on venait choisir des victimes dans ce troupeau humain, il était là pour apaiser les sursauts de révolte, redonner la paix aux âmes dévoyées, promettre la miséricorde divine.

Qu'il ait subi cette influence ou une autre, un fait est certain : La Harpe, entré au Luxembourg sceptique, parfois même blasphémateur, en sortit dévot et pénitent ; après le 9 thermidor qui l'avait sauvé, le premier ouvrage qu'il fera paraître sera une traduction des Psaumes ; quand les églises seront rouvertes, on le verra y faire quotidiennement de longues stations de prières, passant quelquefois six heures de suite prosterné devant l'autel.

Moins heureux que lui, M. de Fénelon n'avait pas échappé à la guillotine : le 7 juillet 1794, il a été appelé à comparaître devant le Tribunal révolutionnaire, et il a quitté le Luxembourg avec joie, s'écriant :

— Quel bonheur de mourir pour avoir fait son devoir !... c'est mourir pour Jésus-Christ.

Englobé dans la «conspiration des prisons», il a été condamné et n'a cessé, dès cet instant, d'exhorter ceux qui étaient envoyés avec lui au supplice... Ils sont soixante que les charrettes emportent vers la place du Trône renversé, où les exécutions se font maintenant ; M. de Fénelon, debout dans un des véhicules, les mains liées derrière le dos, ne cesse de prier que pour songer à son ministère.

Dans la foule hurlante qui suit le convoi, il reconnaît quelques-uns de ses Savoyards, qui ont tenu à suivre leur Père jusqu'au bout, et il leur donne un regard de tendresse, leur murmure quelques mots d'adieux ; mais c'est surtout de ceux qui vont mourir qu'il s'occupe, les conviant à prier, réclamant d'eux des actes de foi, d'espérance, de contrition.

La tradition affirme qu'il obtint du bourreau de leur donner l'absolution... On lui enleva ses liens, et il put en même temps bénir ses enfants, pressés au pied de l'échafaud, et les malheureux qui allaient y monter, disant à ceux-ci :

— Mes chers camarades, Dieu exige de nous un grand sacrifice, celui de notre vie. Offrons-le-Lui de bon cœur, c'est un sûr moyen d'en obtenir miséricorde. Ayons confiance en Lui : Il nous accordera le pardon de nos péchés !...

Sanson et ses aides, affirme-t-on, s'inclinèrent eux-mêmes quand le prêtre traça le signe de la Croix. Quelques instants plus tard, devant les Savoyards tremblants, les soixante têtes commencèrent à tomber dans le panier sanglant : celle de leur aumônier y roula la dernière, comme il l'avait demandé.

II

Des scènes analogues, il dut s'en reproduire bien des fois, alors que tant de prêtres montèrent à l'échafaud, confesseurs d'une Foi à laquelle les maîtres de l'heure avaient déclaré une guerre sans merci... Rares pourtant sont les relations qui en font mention : ces victimes étaient trop humbles pour intéresser le grand public ; alors que les moindres gestes, les moindres mots des grands premiers rôles de la Révolution, d'un Hébert, d'un Danton, d'une Mme Roland, d'un Camille Desmoulins, nous ont été conservés, on a gardé le silence sur la fin de ces prêtres, de ces moines, de ces religieuses qui s'en allaient au supplice l'âme en joie, sachant qu'ils quittaient cette terre pour un séjour infiniment meilleur, vers lequel ils espéraient entrainer ceux qui partaient avec eux... De cette ombre, quelques figures seulement surgissent.

Voici, par exemple, M. Julien Dervillé, un ancien jésuite : il avait été arrêté à Orléans, le 26 novembre 1793, portant des vêtements de femme ; ainsi travesti, il espérait passer inaperçu et pouvoir mieux exercer son sacerdoce auprès des fidèles qui le réclamaient. On avait trouvé sur lui un chapelet, des médailles, une custode, des hosties consacrées, des reliquaires, — autant de pièces à conviction d'un crime impardonnable. En même temps que lui on avait appréhendé une sainte fille, Marie-Anne Poullin, qui l'hébergeait, sa domestique et cinq religieuses auxquelles il assurait les secours spirituels.

Déféré au Tribunal révolutionnaire, après une enquête minutieuse, au cours de laquelle M. Dervillé ne montra aucune défaillance, tous furent jugés le 21 décembre : le prêtre, Mlle Poullin et sa servante furent condamnés «pour intelligence avec les ennemis de la République et les brigands de la Vendée».

Leur fin fut héroïque, et un assistant devait en laisser ce témoignage : «Vous ne pouvez vous faire une idée du courage qu'ont montré ces généreux athlètes... Une joie chrétienne et une sainte jubilation étaient peintes sur leurs visages ; le peuple, en criant «Vive la République!» a laissé échapper ces mots : «Ils sont morts en saints.»

La semaine suivante, le 1er janvier 1794, c'est le tour d'un prêtre habitué de Saint-Nicolas-des-Champs, M. Pierre-Joachim Vancleemputte, qui va montrer un égal courage. Réfractaire, il est resté longtemps caché rue des Postes, se prodiguant dans le quartier de la butte Sainte-Geneviève.

Une perquisition, pratiquée à son domicile, a fait découvrir dans ses affaires un petit sachet portant l'inscription : «Sang de Louis XVI». Cette trouvaille, jointe au délit de non-prestation de serment, devait perdre l'ecclésiastique :

«Dès qu'il fut descendu du Tribunal pour attendre l'heure du supplice, raconte Bimbenet de la Roche dans une lettre à son frère, il demanda son bréviaire au guichet où il passa la nuit. Il nous le fit remettre, le lendemain, par le concierge, et il nous écrivit deux mots, où il nous marquait, entre autres choses, qu'il avait passé la nuit fort tranquillement et qu'il était comblé de consolation. Je n'ai pas de peine à le croire : lorsqu'on a vécu comme lui, le moment de la mort parait fort doux. Il est maintenant où nous espérons aller sous peu...»

De toutes ces admirables fins, la plus célèbre est celle des Carmélites de Compiègne, qui ont été béatifiées le 27 mai 1906. Leur histoire est trop connue pour qu'il y ait à y revenir longuement.

Chassées de leur couvent, — un couvent que leur congrégation occupait depuis plus d'un siècle, — elles n'avaient pu se résoudre à se disperser et étaient restées quasi cloîtrées dans trois maisons particulières voisines les unes des autres ; elles se réunissaient fréquemment et pratiquaient ensemble, de leur mieux, leurs exercices religieux.

Espérant assurer leur sécurité, elles avaient prêté le serment de Liberté-Égalité, mais avaient eu l'imprudence d'écrire des lettres, où elles ne cachaient point leurs sentiments sur les événements politiques. Dénoncées, elles avaient été l'objet d'une enquête, et on avait trouvé à leur domicile non seulement cette correspondance, mais aussi une image de Louis XVI et quelques poésies royalistes.

Ramenées à Paris avec un bourgeois de Compiègne, auteur d'un des poèmes, Mulot de la Ménardière, que Fouquier-Tinville fit passer pour prêtre réfractaire, les seize Carmélites furent jugées le 17 juillet ; aucune d'elles ne trouva grâce devant les jurés ; le soir même elles furent conduites à l'échafaud.

Ceux qui furent témoins du drame devaient en garder un inoubliable souvenir... Les seize religieuses, dont certaines étaient toute jeunes, parurent entassées sur les charrettes, joyeuses comme si on les menait à une fête : tour à tour elles chantaient le Miserere et le Salve Regina, et, en entendant ces strophes dont elle était déshabituée, la foule, d'ordinaire gouailleuse, écoutait, impressionnée, n'osant proférer aucun cri hostile.

Quand on fut arrivé place du Trône, les Carmélites descendirent, sans rien perdre de leur sérénité, et elles entonnèrent à ce moment le Veni Creator... La sœur Constance fut livrée la première au bourreau ; elle eut le temps, auparavant, de s'agenouiller devant la Mère Prieure et de lui demander sa bénédiction, puis elle monta les degrés en chantant le psaume : Laudate Dominum omnes gentes...

Ses quinze compagnes lui succédèrent ; la Prieure fut exécutée la dernière ; Mulot de la Ménardière et treize autres condamnés furent guillotinés ensuite : on porta, au crépuscule, les trente cadavres dans l'enclos voisin des chanoinesses de Saint-Augustin, — cet enclos du 35 de la rue de Picpus, où treize cent six victimes de la Terreur furent jetées au charnier tour à tour et qui, pieusement entretenu, reste un des lieux spirituels où il est le plus émouvant d'évoquer le passé.

Paris ne revit jamais cet étonnant spectacle, qui se reproduisit presque pareil, à Orange, quand trente-deux religieuses y furent exécutées en juillet 1794. Plus d'une fois, en revanche, on put apercevoir un tableau analogue à celui qu'une relation nous a décrit : un vieux prêtre, — dont le nom reste inconnu, — passant dans la charrette funèbre et y confessant un autre condamné, avec autant de calme que s'il eût été dans une église, jouissant de la paix la plus complète... Qu'importait à celui-là les clameurs de la populace, les quolibets des sans-culottes ?... prêt à paraître devant Dieu, il entendait remplir jusqu'au bout la mission qu'il avait assumée, rien ne l'en pouvait détourner, — et c'était avec bonheur que son pénitent recevait ce secours inespéré.

Une circonstance pareille favorisa la fin de Madame Élisabeth. Brusquement séparée de sa nièce qu'elle laissait seule au Temple, elle avait été amenée à la Conciergerie le 9 mai 1794 au soir ; après avoir, dans la nuit, subi un interrogatoire du juge Deliège, elle comparut à l'audience du lendemain avec vingt-quatre coaccusés.

Qu'y avait-il de commun entre la princesse et ces gens que la fantaisie de Fouquier-Tinville avait amalgamés, — une marquise de Crussol d'Amboise, cinq Loménie, une marquise de Senosan, deux Montmorin, un négociant, un officier, des domestiques, un ancien chanoine de la cathédrale de Sens, M. Lhermitte de Chambertrand...?

L'acte d'accusation ne chercha même pas à établir un complot inexistant et se contenta de reprendre, contre la sœur de Louis XVI, les griefs déjà formulés contre le Roi et la Reine : les forfaits de la famille Capet, sa conspiration avec l'étranger, le vol des diamants de la couronne, l'entente avec les émigrés, les tentatives pour le rétablissement de la «tyrannie»...

Depuis longtemps Madame Élisabeth avait fait le sacrifice de sa vie, et son âme très pieuse était préparée à la mort : elle accueillit avec calme le verdict, ne proféra pas une plainte et s'en alla au supplice, souriante, s'entretenant à voix basse avec Mme de Senosan et Mme de Crussol, liées à ses côtés sur la même banquette... Elle fut exécutée la dernière ; M. Lhermitte de Chambertrand, guillotiné immédiatement avant elle, put, à l'instant de monter sur l'échafaud, lui donner l'absolution.

Quand ce fut son tour, raconte-t-on, elle se livra à l'exécuteur en levant les yeux au ciel : son fichu alors tomba et laissa voir sa poitrine, sur laquelle brillait une médàille d'argent à l'image de l'Immaculée Conception ; l'aide du bourreau voulut la lui enlever, mais elle protesta suppliante :

— Au nom de votre mère, Monsieur, couvrez-moi !...

Elle ne put achever... Au même moment elle bascula, et sa tête retrouva dans le panier celle du prêtre qui venait, quelques instants auparavant, de lui donner sa dernière joie en ce monde.

III

De telles rencontres, malgré tout, n'étaient que fortuites ; si nombreux que fussent les ecclésiastiques emprisonnés, si fréquentes qu'aient été leurs condamnations, l'assistance qu'ils offraient restait aléatoire : ceux qui avaient la charge du diocèse de Paris ne pouvaient, sans chagrin, songer à la détresse immense des pauvres êtres qui n'étaient jamais sûrs de pouvoir être réconfortés au pied de l'échafaud. Ils s'efforcèrent donc d'y remédier par des moyens de fortune : ce fut le mérite de M. Béchet d'organiser ce service.

Depuis que M. de Firmont avait émigré et que M. Emery était emprisonné, l'ancien bibliothécaire de Saint-Sulpice restait un des principaux dépositaires de l'autorité de M. de Juigné, — délégation qu'il partageait avec un ex-jésuite, M. Syncholle d'Espinasse, et deux ci-devant vicaires généraux de l'archevêque, MM. de Dampierre et Bruno de Malaret.

Par M. Béchet, une pléiade de prêtres réfractaires, jeunes, actifs, courageux, fut recrutée et chargée d'accompagner les convois de suppliciés.

On imagine aisément les difficultés d'un pareil ministère : à l'heure où les insermentés étaient pourchassés, proscrits, d'avance punis de mort, il fallait un sang-froid peu commun, un cœur étonnamment trempé pour affronter les colères de la foule, se faufiler au premier rang des spectateurs et, sans attirer l'attention, se faire reconnaître, au passage des condamnés.

Combien furent-ils à accepter cette mission ? On ne le saura jamais. Celle-ci devait rester si secrète qu'on s'efforça de n'en laisser nulle trace. Sans doute même n'en aurait-on rien soupçonné si, en 1848, un de ceux qui l'avaient remplie ne s'était, sur les instances de son entourage, décidé à en dire quelques mots, mais l'«aumônier de la guillotine» de jadis était devenu un vénérable prélat octogénaire, dont la mémoire vacillait, et Mgr de Bruillart, évêque de Grenoble, n'avait plus que de vagues souvenirs du «Philibert» qu'il avait été en ces temps héroïques. Non sans peine, son secrétaire, le chanoine Révolt, obtint seulement de lui quelques notes qui, si sommaires soient-elles, restent précieuses, jetant un peu de clarté sur cette histoire mystérieuse.

M. de Bruillart, alors jeune prêtre, avait donc pris le nom d'emprunt de Philibert, et il accompagnait, le vendredi, les charrettes de la Conciergerie à l'échafaud. Il se plaçait derrière les gardes nationaux qui encadraient le convoi et, là, par signes, tâchait de se faire reconnaître des victimes qui, toutes assises à rebours, pouvaient aisément le voir ; elles étaient du reste généralement prévenues qu'un ecclésiastique assisterait à leur exécution et les bénirait à un moment donné.

Arrivé au lieu du supplice, l'aumônier s'efforçait de se rapprocher des voitures : les condamnés qui le voyaient baissaient ordinairement la tête et murmuraient une prière ; le peuple ne s'y trompait pas et beaucoup disaient :

— En voilà un qui fait son acte de contrition !

Lorsque, par le journal du soir, M. de Bruillart voyait que les victimes étaient «honorables», il donnait une absolution individuelle au moment où chacune d'elles gravissait les degrés de l'échafaud : les spectateurs étaient obligés de se découvrir pour que ceux qui se trouvaient derrière pussent voir le supplice ; tous, en outre, avaient les yeux fixés sur la guillotine ; sans être remarqué, il était alors facile au prêtre de faire le signe de la croix en avant de son chapeau, en prononçant les paroles sacramentelles.

Entre tous ceux qu'il avait ainsi assistés, le bon évêque aimait à en rappeler deux.

Une fois, un homme de vingt-cinq à trente ans riait, bavardait, semblait assez peu soucieux de son entrée dans l'éternité : la joie de Philibert fut grande quand il entendit l'infortuné déclarer, au moment où il se livrait au bourreau :

— Je meurs pour mon Dieu, pour mon Roi, je pardonne ma mort...

Comment douter que l'absolution donnée ne lui ait pas ouvert le Ciel ?

Une autre fois, peu de jours après le 9 thermidor, un employé des magasins de fourrages de la République fut condamné à mort comme terroriste, quoique peut-être innocent... Son convoi fut suivi comme d'habitude, mais il ne fut pas possible d'attirer l'attention du condamné.

En désespoir de cause, M. de Bruillart invoqua, pour sauver cette âme, «tous les saints de la Compagnie de Saint-Ignace, jusqu'aux trois martyrs du Japon». Aussitôt l'homme regarda, reconnut son libérateur, et il reçut l'absolution «avec un air de piété et une prononciation dé prières, qui annonçaient que le Ciel allait pardonner à celui que la Terre rejetait peut-être injustement de son sein».

De ceux qui exerçaient avec lui ce ministère et qui, suivant les instructions de M. Béchet, étaient de service à tour de rôle, chacun ayant son jour, Mgr de Bruillart ne se rappelait que quelques noms : Charles, Renaud, Malmaison, Kérabnant, de Sambray... Des autres, il ne se souvenait plus.

Charles, c'était M. Magnin, dont nous avons conté les étonnantes aventures ; Kérabnant et de Sambray, c'étaient MM. de Keravenant et de Sambucy, sur lesquels nous reviendrons dans un instant... Des abbés Renaud et Malmaison, en revanche, nous ignorons la véritable identité...

Comme M. de Bruillart lui-même, tous les insermentés qui voulaient continuer leur apostolat portaient plus ou moins des noms d'emprunt ou des sobriquets, sous lesquels seuls ils étaient connus, et la plupart pratiquaient, pour mieux se dissimuler, quelque métier, sous le couvert duquel ils passaient inaperçus.

M. Malbeste, ancien vicaire de Saint-Paul, réfugié au Mont-Valérien, se faisait ainsi passer pour un nommé Martin, colporteur en bonneterie. On en pourrait citer cent autres : M. Cirriez, par exemple, prêtre attaché à Saint-Germain-l'Auxerrois, mué en citoyen Duché, était homme de loi, rue des Fossés-Saint-Victor ; M. Lachy, troisième vicaire à Saint-Nicolas-des-Champs, enseignait la grammaire ; de deux ex-capucins, M. Janville et M. Gauché, le premier tenait, rue de Cléry, une échoppe où il vendait tableaux et estampes, et le second s'était fait nommer garde-magasin des hôpitaux ; M. Guillon, l'aumônier et bibliothécaire de la princesse de Lamballe, s'était établi à Sceaux comme médecin, sous le pseudonyme de Pastel, dont il avait les papiers ; M. Borderies, professeur de Sainte-Barbe, le futur évêque de Versailles, était un garde national actif, qui ne laissait à personne le soin de monter ses factions.

Nous avons, dans un long volume [Jacques Herissay, La vie religieuse à Paris sous la Terreur], raconté la vie mouvementée de ces véritables apôtres, qui risquaient à tout moment leur tête et dont beaucoup subirent au moins de longs emprisonnements. On en voyait, mêlés aux débardeurs, sur les quais de la Seine, vêtus de haillons comme leurs compagnons de travail, entrant avec eux dans l'eau, recevant leur charge de bois flotté, le portant joyeusement au chantier, peinant à journée entière, et, le soir, regagnant leur retraite ignorée ou allant célébrer la messe dans quelque chapelle clandestine.

Certains étaient jardiniers, certains employés dans les comités, d'autres musiciens, d'autres encore représentants de commerce, beaucoup professeurs de français ou de latin ; un chanoine de Saint-Denis, M. de Kérieuffe, s'était même fait marchand épicier, et son négoce lui permettait d'élever deux neveux dont il était le père adoptif.

Parmi tous ces prêtres, dont on retrouve la trace dans les dossiers du Comité de Sûreté générale, il est difficile de connaître ceux qui se consacrèrent plus particulièrement au ministère des prisonniers et des condamnés à mort... Aux noms cités par Mgr de Bruillart, nous pouvons cependant ajouter ceux de MM. Bemensriether, de Voisins, Carrichon et Brun, — les seuls sur lesquels nous ayons quelques notions précises.

IV

M. Bemensriether ne nous est connu que par la dénonciation que tenta contre lui son compatriote, M. Lothringer.

Originaire de Haguenau, prêtre habitué de la paroisse Saint-Barthélemy, il était, en 1789, comme le futur vicaire épiscopal de Gobel, confesseur des malades étrangers à l'Hôtel-Dieu. Ayant obstinément refusé le serment, il n'en avait pas moins continué à fréquenter l'hôpital, puis il était parvenu à s'introduire à la Conciergerie ; longtemps, il y dit la messe, y confessa les prisonniers, sans être inquiété ; on le vit même, monté sur les charrettes, prodiguant ses consolations aux condamnés... Un beau jour il disparut, et nulle trace ne subsiste de lui.

Plus aisés à suivre sont MM. de Voisins, de Kéravenant et de Sambucy. Tous trois avaient reçu les enseignements de M. Emery. Jeunes alors, pleins d'un zèle qu'aucune prudence ne tempérait, ils devaient avoir la chance de traverser indemnes la Terreur.

M. François-Amable Dauzy de Voisins ne semble pas, au cours de la Révolution, avoir eu d'extraordinaires aventures ; aucun souvenir du moins n'en est resté ; peut-être même, après avoir refusé le serment, comme vicaire nouvellement ordonné de Saint-Sulpice, émigra-t-il un moment ; il était, en tout cas, certainement rentré en 1794 et avait son «jour de service» pour l'assistance aux condamnés. Sous le Directoire, il desservira la chapelle des Missions Étrangères, puis, le 8 mai 1802, sera nommé curé de Saint-Étienne-du-Mont ; en 1808, il deviendra aumônier de l'Empereur et vicaire général de la Grande Aumônerie ; désigné peu après pour l'évêché de Saint-Flour, il mourra le 14 février 1809, avant d'avoir été sacré.

Autrement mouvementée fut l'existence de M. Pierre-Marie-Joseph Grayo de Kéravenant qui, miraculeusement, avait échappé aux massacres de Septembre. Vicaire, lui aussi, de Saint-Sulpice, il se trouvait à Issy, le 15 août 1792, quand une troupe de fédérés et de gardes nationaux envahit la Solitude, la maison de campagne de la Compagnie, sous prétexte qu'on y avait signalé une réunion de prêtres insermentés.

Arrêté avec une vingtaine de confrères, ramené à Paris, ayant risqué à plusieurs reprises d'être écharpé par la populace, il avait été enfermé aux Carmes : il fut un des rares à échapper aux assassins, le 2 septembre, en se cachant dans les combles des commodités.

Contraint à disparaître, il mena dès lors l'existence traquée des réfractaires. Où gîta-t-il, au cours des deux années qui suivirent ? Quel métier exerça-t-il ? sous quels déguisements trouva-t-il le moyen de passer inaperçu ? Un fait est certain : jamais il ne quitta Paris, ni n'interrompit son apostolat ; deux ou trois notes le concernant jettent seulement sur son activité d'intermittentes clartés.

On le retrouve, rue Cassette, mêlé à l'existence des Carmélites qui, chassées de leur couvent de la rue de Grenelle, avaient reconstitué là une petite communauté, sur laquelle veillait le P. de Clorivière, — un jésuite dont la vie est un véritable roman... M. de Kéravenant fréquentait la maison, sous prétexte de donner à ses habitantes des leçons de dessin, et nul ne s'étonnait d'y voir pénétrer cet artiste portant sous le bras son carton et ses crayons.

En réalité, il venait confesser les religieuses et leur donner les sacrements... Cela se saura plus tard, quand une des saintes filles, la sœur Vitasse, écrira le récit des épreuves qu'elle et ses compagnes auront traversées jusqu'à ce que le 9 thermidor les délivre.

Un autre pénitent, — le plus étonnant de tous, — était réservé à M. de Kéravenant, — croyons-en du moins Lenôtre qui, le premier, a raconté cet extraordinaire épisode.

Quand Danton, veuf de Gabrielle Charpentier, avait voulu épouser Louise Gély, l'enfant de quinze ans dont il était follement amoureux, celle-ci élevée dans les principes de la vieille piété d'autrefois, avait mis pour condition au mariage que son fiancé se confesserait à un prêtre non-jureur, — et le terrible tribun, celui dont la voix faisait trembler les foules, épouvantait la Convention elle-même, n'avait pu faire autrement que de se conformer à ce désir.

L'ancien vicaire de Saint-Sulpice habitait alors, — on était en juin 1793, — une mansarde dans une ruelle peu fréquentée des environs de Saint-Germain-des-Prés. Seuls connaissaient cette retraite les quelques amis sûrs, les rares fidèles auxquels le prêtre desservait son ministère. Si mystérieuse que fût la demeure, Danton la découvrit et s'y présenta un soir.

Son premier appel resta sans réponse ; il insista, frappa de nouveau ; un pas timide se fit alors entendre et l'huis s'entrebâilla : une vieille femme apeurée défendait l'entrée...

Il fallut de longs pourparlers pour qu'elle se décidât à livrer passage à ce géant inquiétant, au geste autoritaire, aux lèvres épaisses, aux yeux étincelants : à la face piquetée de petite vérole... L'insistance de l'homme était telle qu'il était impossible de résister davantage.

Derrière la servante, Danton monta les quatre étages... Tout en haut de la maison, M. de Kéravenant, arpentant de long en large son taudis, disait son bréviaire. Au premier coup d'œil il reconnut le conventionnel. Celui-ci ne lui laissa pas le temps de revenir de sa stupeur.

— Monsieur l'abbé, dit-il, je viens me confesser ; seriez-vous assez bon pour m'entendre et pour m'absoudre ?

— Mettez-vous à genoux, mon fils...

Et, docilement, Danton s'agenouilla, joignit les mains, inclina son front lourd devant le crucifix pendu à la muraille... L'aveu des fautes fini, le prêtre prononça les paroles du pardon et le visiteur s'en alla.

M. de Kéravenant donna sans doute, quelques jours après, la bénédiction nuptiale au nouveau ménage. La tradition veut au moins qu'il n'ait point abandonné son pénitent d'un jour quand vint, pour celui-ci, l'heure de l'expiation.

C'est le 5 avril 1794 que Danton est envoyé au supplice, au terme de quatre interminables audiences, au cours desquelles il s'est défendu avec une énergie farouche, menaçant ses accusateurs au point que ceux-ci, terrorisés, ont, pour en finir, exigé la brusque clôture des débats. Avec lui sont condamnés les grands révolutionnaires qui ont suivi sa fortune : Camille Desmoulins, Lacroix, Philippeaux, Hérault de Séchelles, Fabre d'Églantine, Chabot, Delaunay, Basire, — et quelques moindres sires, Westermann, d'Espagnac, les Frey, Guzmann, Diedrichstein, Lhuillier.

Dans les charrettes qui les emportent vers la place de la Révolution, Danton est, de tous, celui qui garde la plus courageuse attitude : la tête haute, le regard méprisant, il semble ne pas entendre les huées qui s'élèvent tout le long du chemin.

Perdu dans la foule, cependant, vêtu d'une carmagnole comme tous ses pareils, un sans-culotte s'obstine à suivre, du plus près qu'il peut, le véhicule où est attaché le mari de Louise Gély... Celui-ci le voit-il ? songe-t-il encore à l'instant où, l'année d'avant, il s'est agenouillé devant un prêtre qui ressemblait étrangement à ce jacobin ?

À un détour de rue, leurs regards se croisent, et Danton reconnaît M. de Kéravenant ; un signe d'intelligence s'échange entre eux, et celui qui va mourir sait qu'il reçoit à nouveau l'absolution.

Plus tard, la vieille mère Gély, restée fort dévote, dira à un de ses parents, en évoquant ce soir tragique :

— Ah ! mon cousin, je suis au moins bien tranquille sur le sort de notre pauvre Danton...

Et, de sa voix tremblante, elle racontera comment son gendre avait «mentalement» reçu le pardon divin, grâce à M. de Kéravenant.

La Terreur finie, le «confesseur de Danton» reprit son apostolat dans l'ancienne paroisse Saint-Sulpice, qu'il refusa de quitter quand, en 1802, M. de Pancemont voulut obtenir sa nomination à la cure de Saint-Germain-des-Prés. Deux ans après il encourut la disgrâce de Napoléon pour avoir assisté à l'échafaud son parent, Georges Cadoudal : exilé de Paris, il se retira en Loir-et-Cher, où Mgr Bernier lui confia une petite cure ; malgré des requêtes successives, il ne put obtenir de rentrer dans la capitale ; à peine fut-il autorisé à s'en rapprocher et à résider en Seine-et-Oise.

À la chute de l'Empire, il reprit sa place dans le clergé de Saint-Sulpice et se décida alors, en 1816, à accepter la cure de Saint-Germain-des-Prés, qu'il devait conserver jusqu'à sa mort, survenue le 26 mai 1831.

V

M. de Sambucy était appelé à survivre de longues années encore... Celui-ci n'avait pas mené, au cours de la Révolution, une existence moins aventureuse.

Presque en face du Palais de Justice, là où se trouve aujourd'hui la caserne des sapeurs-pompiers, un immeuble, qui portait alors le numéro 27 de la rue de la Barillerie, appartenait, en 1793, à un citoyen Bergeron, notable marchand quincaillier ; sa devanture s'ornait d'une superbe enseigne évoquant une escadre sous voiles, avec l'inscription : «A la flotte anglaise.»

Vers 1780, le chef de cette entreprise avait été frappé de paralysie, mais sa femme, — une personne énergique, courageuse, entendue aux affaires, — en avait pris en mains la direction et lui avait donné une impulsion telle qu'elle avait fait de sa maison une des premières de la place.

La guerre, déclarée en avril 1792, accrut encore cette prospérité : nos armées, obligées de lutter contre l'invasion menaçante, manquaient de tout ; Mme Bergeron s'empressa de mettre son atelier à la disposition de la défense nationale, pour la fabrication des armes, jusqu'au jour où, en 1793, son outillage fut mis en réquisition sur l'ordre du Comité de Salut public... L'Angleterre étant, à cette date, entrée dans la coalition qui combattait la France, l'enseigne de l'établissement fut modifiée et porta dès lors: «A la flotte ci-devant anglaise.»

Comme le personnel était, devant tant de travail, devenu insuffisant, malgré l'activité du citoyen Laplanche, chef des ateliers, deux ouvriers supplémentaires avaient été embauchés, au début de 1793 : un forgeron, originaire du Tarn-et-Garonne, et un jeune tourneur en métaux, natif de l'Aveyron.

Tranquilles, laborieux, robustes, ils accomplissaient avec soin la besogne qui leur était demandée et faisaient ce qu'ils pouvaient : leur habileté, sans doute, n'était pas très grande, et on voyait bien qu'ils sortaient de leur province, mais chacun les aimait à cause de leur bonne volonté, de leur complaisance, de leur politesse.

Dans le quartier, Mme Bergeron, importante concessionnaire de travaux nationaux, passait pour une excellente patriote ; on la savait méritante, ayant la charge d'une lourde entreprise, d'enfants encore jeunes, d'un mari impotent, et nul, dans la section de la Cité, n'aurait songé à l'inquiéter... On n'avait même pas remarqué le va-et-vient, à certains jours, de quelques personnes qui entraient chez elle et en ressortaient ; on n'avait pas davantage trouvé étrange que, pendant toute une semaine, au mois de mai 1794, une fenêtre du logis, qui donnait sur la rue de la Barillerie, restât garnie de fleurs comme pour une fête.

L'étonnement n'en fut que plus grand quand, le 13 juillet 1794, on vit la maison envahie par une troupe de gardes nationaux escortant quelques membres du Comité de Surveillance révolutionnaire de la Section.

L'opération de police, décidée à la suite d'une dénonciation anonyme, dura un bon moment, et la surprise atteignit son comble quand on vit les magistrats ressortir emmenant, menottes aux mains, la citoyenne Bergeron et son ouvrier forgeron ; tout un chargement d'objets, saisis au cours de la perquisition, était emporté en même temps.

On sut alors que ce paisible ouvrier était un ex-prêtre en Sorbonne, réfractaire, et qu'il s'appelait Charles-André-Toussaint-Bruno de Ramond-Lalande. Le soir même, son camarade, le tourneur, qui était absent lors de la visite domiciliaire, fut appréhendé à son tour, comme suspect : rien ne prouvait toutefois son caractère sacerdotal, et le chef des ateliers, Laplanche, «en répondait sur sa tête».

En fait, il était bien, lui aussi, ecclésiastique insermenté et se nommait Antoine-Gaston de Sambucy-Saint-Estève, un des derniers élèves ordonnés du séminaire Saint-Sulpice, ce Sambucy dont le nom a déjà été cité dans ce livre.

Depuis plus de dix-huit mois les deux prêtres exerçaient leur ministère, à l'insu de tous. Une véritable chapelle avait été installée sous les combles de la maison de Mme Bergeron ; la messe y était dite chaque jour, pieusement écoutée par les habitants du logis et par des fidèles très secrètement avertis ; il y avait là un autel portatif, des vases sacrés, des linges garnis de dentelles, des ornements brodés, même des reliquaires, — l'un en forme de tombeau, décoré de figures armoriées et d'émaux, les deux autres en cuivre doré, montés sur des pieds ciselés.

Avant la messe, les confessions étaient entendues, ensuite des instructions étaient prêchées aux assistants, on donnait la bénédiction du Saint Sacrement... Celui-ci était même resté exposé pendant tout l'octave de la Fête-Dieu et c'était en son honneur que la fenêtre de la pièce avait été fleurie.

Non contents de ce sacerdoce fermé, MM. de Ramond-Lalande et de Sambucy sortaient chaque jour baptiser des nouveau-nés, bénir des mariages, extrémiser des mourants ; M. de Sambucy était surtout un de ceux que M. Béchet avait chargés d'assister les condamnés, et il était de service le dimanche ; il évangélisait, en outre, les environs de Paris et était précisément à faire une tournée du côté de Saint-Germain quand les commissaires étaient arrivés pour leur visite domiciliaire.

Celle-ci, au contraire, avait surpris M. de Ramond-Lalande au moment où il achevait de célébrer le Saint Sacrifice ; sans même avoir le temps de retirer ses habits liturgiques, perdant la tête, il s'était jeté à plat ventre sous un lit : c'est là qu'il avait été découvert.

Mme Bergeron, très crânement, n'avait pas cherché à nier :

— J'avoue, avait-elle dit, qu'en vertu de la loi sur la liberté des cultes, — elle faisait allusion à l'hypocrite décret du 15 décembre 1793, — je me suis permis d'engager le citoyen Lalande, simple prêtre, non fonctionnaire public, à venir dire la messe chez moi... Il est réfractaire, c'est exact : s'il ne l'avait été, je ne l'aurais pas reçu... Je me suis procuré facilement le nécessaire : la vente s'en fait journellement... Cette pratique purement intérieure n'a jamais pu heurter l'opinion particulière, vu la prudence que j'y mettais...

Et elle avait ajouté, non sans fierté :

— Est-ce que je mérite des reproches sur mon patriotisme, mon devoir social, ma soumission aux lois de police, même à celles qui sont opposées à mes opinions religieuses ?

Les commissaires avaient dû reconnaître que la propriétaire de la «Flotte ci-devant anglaise» était, à cet égard, exempte de toute critique : ses ateliers servaient la chose publique avec zèle, avec désintéressement, et on savait qu'elle n'avait même pas usé de ses facilités de correspondre à l'étranger pour y faire passer de l'argent... Malgré tout, l'ordre était formel, l'arrestation nécessaire : le Comité de Sûreté générale déciderait des suites à y donner.

Cinq jours plus tard, le 18 juillet, celui-ci, saisi de l'affaire, fit conduire Mme Bergeron à la Force, avec maintien des scellés apposés à son domicile ; le même jour, par un autre arrêté, M. de Ramond-Lalande fut envoyé à la Conciergerie, pour être traduit au Tribunal révolutionnaire... M. de Sambucy, pendant ce temps, restait détenu au Luxembourg.

Débordé, en ces jours de grandes tueries, où les victimes se succédaient sans interruption sur l'échafaud, Fouquier-Tinville n'eut pas le loisir d'examiner le dossier de ces suspects : le 27 juillet 1794 (9 Thermidor) arriva sans qu'on eût songé à eux.

Mme Bergeron sera définitivement rendue aux siens le 30 septembre 1794 ; M. de Sambucy, toujours considéré comme «ouvrier tourneur» sera lui-même remis en liberté le 5 novembre, et il finira, après d'interminables démarches, par se faire restituer les reliquaires, calices et ornements de l'oratoire de la rue de la Barillerie.

Après avoir longtemps desservi, avec son frère cadet Jean-Baptiste, le quartier Saint-Sulpice, il sera désigné pour devenir curé des Carmes quand, en 1802, on songera à ériger cette église en paroisse ; il deviendra finalement chanoine titulaire de Notre-Dame de Paris ; sous la Restauration, il refusera l'épiscopat et acceptera seulement d'être aumônier du comte d'Artois.

À la fin de sa vie, il se retirera dans son département natal, à Milhaud, et s'y adonnera aux œuvres de piété ; il y mourra, âgé de quatre-vingt-six ans, le 18 mai 1850.

M. de Ramond-Lalande avait été également libéré, mais nous ne savons à quelle date... Après avoir dirigé un oratoire privé, au numéro 26 de l'enclos de la Cité, — l'ex-cloître Notre-Dame, — il en ouvrit un second, sous le Directoire, dans la Sainte-Chapelle-Basse ; le culte y était encore exercé, en 1800, sous l'œil indulgent de la police.

Il fut, au Concordat, nommé curé de Saint-Thomas-d'Aquin et deviendra, en 1817, évêque de Rodez ; il y mourra, le 10 avril 1830, peu après sa nomination à l'archevêché de Sens.

De Mme Bergeron, en revanche, on ne sait plus rien.

VI

À côté de ces collaborateurs de M. Béchet, il y eut des dévouements personnels dont la plupart sont certainement ignorés. L'un d'eux seulement nous a été dévoilé par celui qui l'accomplit, et c'est un des épisodes les plus tragiques de la Révolution, — la fin des dames de Noailles, que décrit, dans ses moindres détails, la relation d'un prêtre de l'Oratoire, M. Carrichon.

La mort du maréchal Louis, duc de Noailles, survenue en 1793, n'avait pas mis à l'abri des soupçons sa veuve, Catherine-Françoise-Charlotte de Cossé-Brissac : on ne pardonnait pas à celle-ci, malgré ses soixante-dix ans et ses infirmités, d'avoir son fils, le duc d'Ayen, émigré et surtout de porter un des noms les plus en vue de l'Ancien Régime.

En septembre 1793, elle avait été mise en arrestation dans son hôtel de la rue Saint-Honoré ; avec elle on avait retenu prisonnières sa belle-fille Henriette-Anna-Louise d'Aguesseau, duchesse d'Ayen et sa petite-fille, Anne-Dominique de Noailles... M. Carrichon était le directeur spirituel de ces deux dernières et venait les visiter une fois au moins chaque semaine.

Les pauvres femmes ne se faisaient guère d'illusions sur le sort qui les attendait : au fur et à mesure que les jours passaient, elles voyaient leurs amis, leurs proches incarcérés, jugés, exécutés... Un jour qu'elles en parlaient avec l'ecclésiastique et s'exhortaient à se préparer à la mort, M. Carrichon, comme par une sorte de pressentiment, s'exclama :

— Si vous allez à la guillotine et que Dieu m'en donne la force, je vous accompagnerai...

Elles le prirent au mot et insistèrent :

— Nous le promettez-vous ?

Il hésita un instant :

— Oui... reprit-il. Et, pour que vous me reconnaissiez bien, j'aurai un habit bleu foncé et une veste rouge.

Des mois passèrent, au cours desquels, plus d'une fois, la promesse fut rappelée. En avril 1794, les trois femmes furent menées au Luxembourg ; M. Carrichon n'eut plus la possibilité de les visiter, mais il continua d'avoir fréquemment de leurs nouvelles par M. Grelet, le précepteur des deux fils de la vicomtesse de Noailles, homme dévoué entre tous, qui s'efforçait d'adoucir de son mieux le sort des détenues.

Par lui, l'oratorien sut la condamnation du duc et de la duchesse de Mouchy, — beau-frère et belle-sœur de la maréchale, beaux-parents d'Anne de Noailles, — mais il ne put les approcher : M. Emery, heureusement, les avait assistés.

Un mois plus tard, le 22 juillet, vers neuf heures du matin, l'abbé s'apprêtait à sortir quand il entendit frapper.

Il ouvrit et vit entrer M. Grelet, accompagné de ses deux élèves. Alexis et Alfred de Noailles. Ceux-ci étaient gais comme à l'ordinaire ; le précepteur, au contraire, paraissait bouleversé, était très pâle, presque défiguré.

— Passons dans votre chambre, dit-il à M. Carrichon, et laissons les enfants dans votre cabinet...

À peine sont-ils seuls que le visiteur, s'effondrant dans un fauteuil, annonce l'effroyable nouvelle :

— C'en est fait ! mon ami, ces dames sont au Tribunal révolutionnaire ; je viens vous sommer de tenir votre parole... Je vais conduire les enfants à Vincennes et y voir la petite Euphémie, — c'était la fille de la vicomtesse de Noailles, la future marquise de Vérac, alors âgée de quatre ans ; — dans le bois, je préparerai ces malheureux à cette terrible perte.

Affolé, l'ecclésiastique pose des questions, demande des explications, puis, courageusement, décidé à faire l'impossible pour remplir sa promesse, il déclare :

— Je vais changer d'habits... Quelle commission ! Priez Dieu pour qu'il me donne la force de l'exécuter...

Et il reconduit M. Grelet jusqu'à sa porte : les deux garçonnets, insouciants, heureux de la promenade annoncée, montrent une joie qui serre le cœur... Maintenant, livré à lui-même, M. Carrichon se sent épouvanté devant la tâche qu'il doit accomplir.

— Mon Dieu ! s'écrie-t-il, ayez pitié d'elles et de moi !

Il revêt alors l'habit bleu et la veste rouge qu'il a jadis annoncés, sort faire quelques courses, passe au Palais, au début de l'après-midi, ne peut pénétrer dans l'enceinte du Tribunal, reprend ses pérégrinations, va se confier à un ami, — sans doute un prêtre, — qui l'encourage au nom de Dieu. Sa tête l'élance violemment, il ressent un malaise général ; une tasse de café lui redonne un peu de vigueur.

À pas lents, il revient, pensif, irrésolu... Son âme est douloureusement partagée entre le désir ardent d'arriver en retard, de ne point trouver celles qui l'appellent et la volonté de leur rendre, à tout prix, le service qu'elles attendent.

À cinq heures, il est devant la cour de Mai, dont les grilles sont fermées ; les charrettes ne sont pas là, rien n'indique le départ... Le prêtre monte alors tristement les degrés de la Sainte-Chapelle, se mêle à la foule qui encombre la salle des pas perdus, s'assied, se lève, ne parle à personne, tâche de passer inaperçu, jetant de temps à autre un coup d'œil au dehors pour s'assurer que les condamnés ne paraissent pas encore... Jamais heure ne devait lui sembler si longue que celle qu'il vécut de la sorte, dans cette anxieuse attente.

À des clameurs qui s'élèvent, M. Carrichon devine qu'enfin la prison vient de s'ouvrir. Il redescend, va se placer devant la sortie, rue de la Barillerie.

Cette fois, les voitures sont bien là, devant le greffe de la Conciergerie ; Sanson et ses aides s'affairent ; gardes nationaux et gendarmes organisent le cortège qui bientôt s'ébranle.

L'exécution, ce soir, est d'importance : quarante-six accusés, sur les cinquante-trois mis en jugement dans les deux sections du Tribunal, ont été condamnés dans la journée.

Un premier tombereau s'avance : des femmes y sont entassées, liées côté à côté sur les banquettes, et M. Carrichon n'y voit pas celles qu'il cherche ; de fait, ce sont des inconnues pour lui : Mmes de la Châtre, de Saint-Juirre, Duvaugarnier, de Laroche-Lupy, Amiral, de Remigny ; au milieu d'elles cependant, au moment où le véhicule s'éloigne, il reconnaît, habillée d'une robe de taffetas noir, la vieille maréchale de Noailles, mais celle-ci ne l'a pas vu.

D'autres charrettes défilent, portant le général de Flers, M. de la Roche-Lambert, le marquis de Talaru, le trésorier de la marine Boutin, le fermier général de Laborde, l'ex-constituant Gossin, toute une troupe d'habitants de la Nièvre qu'a envoyés le représentant du peuple Noël Pointe, d'autres encore parmi lesquels un enfant de dix-sept ans, Joseph Meynard-Mallet, immolé par erreur, parce qu'on l'a pris pour le jeune de Maillé.

N'apercevant toujours pas ses pénitentes, M. Carrichon commence à espérer qu'elles sont acquittées ; déjà il s'en réjouit.

Hélas ! il y a encore une charrette : sortant les dernières de la Conciergerie, ces dames y prennent place : Mme de Noailles est en blanc, — elle ne porte plus de couleur depuis la mort de ses beaux-parents ; jamais elle n'a paru plus séduisante ; malgré ses trente-cinq ans, on dirait qu'elle n'en a que vingt-quatre ; sa mère, Mme d'Ayen, vêtue d'un déshabillé bleu et blanc, ne porte guère, elle aussi, plus que la quarantaine, et elle a cinquante-sept ans bien sonnés... Six hommes montent à leur suite et, ostensiblement respectueux, s'écartent d'elles pour les laisser plus libres.

La mère et la fille se mettent, en effet, à converser à voix basse, tendrement, regardant de côté et d'autre, comme si elles cherchaient quelqu'un. M. Carrichon saisit cette remarque, que fait un de ses voisins :

— Voyez, cette jeune, comme elle s'agite, comme elle parle à l'autre !

Lui croit les entendre dire :

— Maman! il n'y est pas !

— Regardez encore.

— Rien ne m'échappe, je vous assure, maman, il n'y est pas !...

L'abbé voudrait se montrer, mais il ne peut approcher ; le convoi subit pourtant un temps d'arrêt : le véhicule qui porte Mme de Noailles est immobilisé plus d'un quart d'heure ; enfin il part, frôle M. Carrichon, sans que les condamnées le remarquent.

En hâte, le prêtre rentre dans le Palais, fait un grand détour, court se placer à l'entrée du Pont au Change, dans un endroit bien apparent.

Il voit Mme de Noailles jeter les yeux de tous côtés : elle ne le reconnaît pas. Il suit alors le long du parapet, s'écartant le plus possible de la cohue, tâchant de se signaler, toujours en vain.

Le pauvre homme ne sait plus que faire ; il est fatigué : désespéré, mais ose d'autant moins renoncer à sa mission que l'inquiétude se peint sur la physionomie de Mme d'Ayen... À cet instant, le ciel se couvre, le tonnerre gronde, faisant se disperser un peu la populace... Il sera peut-être plus facile maintenant de réussir.

Par des chemins détournés, M. Carrichon devance les condamnés, gagne la rue Saint-Antoine, se poste près de la rue de Fourcy, presque en face de la petite rue des Balets, qui mène à la Force, — la geôle de sinistre renommée. Un vent violent souffle, l'orage éclate, les éclairs, les coups de tonnerre se succèdent, la pluie se met à tomber à torrents, chassant les derniers curieux, mettant le désarroi dans le convoi, qui accélère son allure, espaçant cavaliers et fantassins de l'escorte.

L'oratorien s'est mis à l'abri sous l'auvent d'une boutique : les premières charrettes défilent, celle qui porte ces dames s'approche. Instinctivement M. Carrichon s'élance, touche les roues, et Mme de Noailles, enfin, l'aperçoit. Elle lui sourit, semblant dire :

— Vous voilà donc...! Ah ! que nous en sommes aises ! nous vous avons bien cherché !...

Elle se penche vers sa mère et lui murmure :

— Maman, le voilà !

Mme d'Ayen, à son tour, regarde, s'épanouit, semble revivre.

Du coup, toutes les irrésolutions du religieux cessent, son courage renaît, il ne pense même plus qu'il est trempé de sueur et de pluie ; il continue à marcher ; tout à coup, sur le perron de la chapelle Saint-Louis-la-Culture, — l'église Saint-Paul-Saint-Louis, alors transformée en dépôt de livres, — il voit un de ses confrères de l'Oratoire, le P. Brun, qui, en relations, lui aussi, avec Mme de Noailles, est venu pour leur rendre le même service. Les deux religieux se retrouvent avec saisissement et échangent un bonjour.

L'orage ne cesse pas et la tempête est déchaînée, transissant les victimes ; les femmes, les mains attachées, ne peuvent se retenir, chancellent sous la violence du vent ; la maréchale de Noailles a son grand bonnet renversé, ses cheveux gris défaits ; des jacobins, qui sont restés malgré l'averse, lui crient méchamment :

— La voilà donc, cette maréchale, qui menait si grand train, allant dans un si beau carrosse !... Elle est dans la charrette tout comme les autres !...

On est arrivé place de la Bastille, et on contourne l'enceinte démolie de l'ancienne forteresse : un petit carrefour précède le faubourg Saint-Antoine ; il y a là peu de monde, et M. Carrichon, qui a pris un peu d'avance, s'y arrête, estimant qu'il ne saurait trouver meilleur endroit pour bénir ses pénitentes. Il se retourne, fait un signe à Mme de Noailles, et celle-ci comprend :

— Maman, murmure-t-elle, M. Carrichon va nous donner l'absolution !

Aussitôt les deux femmes se redressent «avec un air de repentance, de contrition, d'attendrissement, d'espérance et de piété», tandis que le prêtre lève la main et, sans se découvrir, prononce la formule de pardon, «très distinctement et avec une attention surnaturelle».

À cet instant, l'orage s'apaise, la pluie diminue, comme si Dieu avait permis cette tourmente pour faciliter le ministère du religieux. Le convoi a repris son allure normale, étroitement encadré par les troupes ; à nouveau, la foule se presse, formant une haie compacte au long de la chaussée, insultant les victimes, surtout la maréchale de Noailles.

M. Carrichon suit toujours, sans hâte désormais, sachant le principal de sa mission rempli ; un instant, il a un sursaut de peur ; près de l'ancienne abbaye Saint-Antoine, devenue l'hospice de l'Est, il rencontre un jeune homme qu'il a connu jadis ecclésiastique et qui est dévoyé ; heureusement, celui-ci ne fait pas attention à lui et s'éloigne.

Voici enfin la place du Trône renversé : au centre, la guillotine dresse ses deux bras noirs, au haut desquels le couteau triangulaire brille sinistrement.

Les charrettes s'arrêtent, les gardes font le cercle et la populace, derrière eux, s'amuse, riant, plaisantant, injuriant ceux qui vont mourir...

M. Carrichon, le chapeau rabattu sur le front, a pu se faufiler au premier rang ; Mme de Noailles, le cherchant des yeux, a vite fait de le découvrir ; leurs regards se parlent et le prêtre croit l'entendre dire :

— Notre sacrifice est fait... Jésus-Christ, qui est mort pour nous, est notre frère... Adieu ! puissions-nous tous nous revoir dans le Ciel ! Adieu !

L'attitude de la condamnée n'échappe pas aux assistants. Certains, près de M. Carrichon, s'écrient :

— Ah ! cette jeune, comme elle est contente ! comme elle lève les yeux au ciel ! comme elle prie ! Mais à quoi cela lui sert-il ?... Ah ! les scélérats de calotins !...

Les victimes, pendant ce temps, se font leurs adieux. L'oratorien en profite pour changer de place et se glisser en face de l'escalier de bois par lequel on monte à l'échafaud.

Les quarante-six victimes sont parquées là, sur deux lignes, attendant leur tour : M. de Laborde, — vieillard à cheveux blancs, grand, gros, l'air bonhomme, — s'appuie sur la balustrade ; la maréchale s'est assise sur un bloc de pierre qu'elle a trouvé, et ses grands yeux fixes sont perdus dans le vague ; Mme d'Ayen, l'attitude simple et résignée, est plongée dans ses prières, le regard baissé comme quand elle revenait de la Sainte Table...

La duchesse de Noailles fut exécutée la troisième : il fallut échancrer le haut de son corsage pour lui découvrir le cou... Mme d'Ayen partit la dixième, avant sa fille ; le bourreau lui arracha son bonnet ; comme il tenait par une épingle, les cheveux, tirés violemment, lui causèrent une douleur qui se peignit sur ses traits.

Mme de Noailles suivit peu après, et sa robe blanche lui donnait l'apparence des martyrs de jadis : un sang abondant, vermeil, s'échappa de son col décapité.

— Que la voilà bienheureuse ! songea M. Carrichon, quand on jeta, sur les autres, le corps de la jeune femme dans le tombereau qui allait les porter au cimetière de Picpus... Et, remerciant Dieu de lui avoir permis de remplir ainsi sa promesse, il s'éloigna à grands pas...

Cette scène, entre toutes émouvante, devait terminer l'histoire des «aumôniers de la guillotine».


SOURCES

Archives nationales : F7 4588, 4595, 4700, 4753, 4759, 477426, W 121, 285, 301, 321.

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[Notes]

1. Jacques Hérissay, Les Aumôniers de la guillotine, Paris, Libraire Arthème Fayard, 1935.

2. Transcription, à l'exclusion des dessins, par Dr Roger Peters [
Home Page (en anglais)].
[Novembre 2011]