LES

FUNESTES EFFETS

DE LA VERTU DE CHASTETÉ

DANS LES PRÊTRES

OU

MÉMOIRE DE M. BLANCHET,

Curé de Cours, près la Réole, en Guyenne,

avec des Observations Médicales ;

SUIVI d'une Adresse envoyée à l'Assemblée

Nationale, le 12 juin 1790.

Dédié aux amis des moeurs, & distribué gratis au
Clergé séculier & régulier des deux sexes.


Noli alium sapere.


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A PARIS,

De l'Imprimerie de l'Abbé de S. Pierre, l'an deuxième de
la revolution Française.

Et se trouve chez tous les Marchands de Nouveautés.


1791.

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AVERTISSEMENT.

Le grand œuvre de la Constitution civile du clergé étant heureusement consommé, il me semble qu'il n'est point déplacé de faire revenir sur la fameuse question du Marriage des Prêtres, agitée déjà dans l'Assemblée Nationale. Les excellents ouvrages que cette discussion à faits éclore de la plume de nos savants, ont jeté une lumière si vive sur cette matière, qu'il reste peu maintenant à faire pour savoir à quoi s'en tenir, et décider d'une manière ou d'autre.

Je crois donc rendre service au public en lui faisant part d'un mémoire d'un trop vertueux curé qui m'est tombé dans les mains, ainsi que d'une adresse latine d'un ecclésiastique, ami des bonnes mœurs, envoyée à l'Assemblée Nationale l'année dernière ; il verra à combien de maux est exposé le célibataire vertueux, enchaîne par devoir à la pratique d'une vertu au-dessus des forces humaines. Heureux si cet ouvrage, médité profondément, pouvait opérer le bien que l'on en attend !

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RELATION

D'une MALADIE singulière arrivée à M. BLANCHET, Curé de Cours, près la
Réole en Guyenne, pour avoir gardé une continence trop parfaite ;

Écrite par lui-même.

Je ne puis donner au lecteur une idée juste, un détail plus exact de l'étonnante crise, du singulier phénomène que j'offre à son attention, qu'en remontant plus haut, pour lui apprendre quelque chose de mon tempérament, de mon régime et de mon éducation, tant familière que religieuse, qui furent les principales causes les amenèrent.

Je naquis de parents jeunes et robustes ; un germe bien conditionné, versé dans le sein d'une mère saine et amoureuse, s'y échauffa et s'y développa dans toute la force et dans toute l'énergie de la nature. Au bout de neuf mois, je passai de son sein entre ses bras pour y être nourri de son lait : cette nourriture donna à mes membres, à mes organes, un prompt accroîssement, et à mon tempérament une constitution vigoureuse ; j'acquis une sainté parfaite. Les ris, les jeux, les plaisirs furent le cortège inséparable de mon berceau : je ne sentis rien des langueurs, des infirmités qui ont coutume de retarder le premier âge, et je semblai échappé aux malédictions portées en commun contre tous les enfants d'Adam. Ces heureuses dispositions hâtèrent mon tempérament, et sa précocité ne tarda guère à me faire ressentir vivement l'inclination pour le sexe, qui dans la plupart des sujets est plus longtemps retardée. Je n'avais pas encore onze ans, lorsque quelque objets de ce genre s'étant offerts à moi, par hasard, firent sur mes yeux et mon imagination, une impression si vive, qu'entraîné par leurs charmes, mon âme sensible m'abandonna, et s'envola vers eux : ut vidi, ut perii, ut me malus abstulit error !

J'aurais sans doute infailliblement suivi l'attrait secret du plaisir qui m'entraînait, puisqu'il n'est point d'âge moins fait que celui-là, pour résister à une loi qui nous captive tous, ou pour mettre des mesures à une passion qui n'en connaît point ; mais prévenu, par les leçons de mes parents qui me destinaient à l'état ecclésiastique, et m'avaient fait entrevoir cette inclination comme criminelle, j'hésitai ; ce combat est l'époque de tous mes maux, la cause de tous mes malheurs : ce n'est pas que je veuille dire qu'il m'eût été avantageux de suivre l'impulsion de l'amour, à un âge aussi tendre ; mais mes parents auraient dû m'en éloigner autrement que par une erreur. Ils auraient dû intéresser ma curiosité, occuper l'activité de mon esprit, qui était extrême, par des études utiles ; dompter la fougue, et la force de mon tempérament, par des travaux pénibles ; m'amener, s'il eût été possible, à cette maturité et perfection d'âge, avant lesquelles il n'était point permis aux Germains d'approcher des femmes ; à ce point auquel le père de Montaigne parvint intègre, quoiqu'élévé parmi la licence des armes. Mais faute de cette éducation, l'inclination naturelle me ramena bientôt vers les objets qui avaient fait sur moi cette première et si vive impression : alors mon âme partagée entr'eux, et les remords d'une conscience alarmée par l'idée du crime devint flottante, incertaine, et ne pouvant plus tenir à un état si violent, je pris le parti de m'ouvrir à mon père. Celui-ci, plus occupé de son état que de mien, de sa fortune que de mon bonheur ou plutôt, je lui dois cette justice, le cherchant, où je ne devais pas le trouver, m'exposa la modicité de sa fortune, le nombre de ses enfants, m'étala les richesses et les avantages de l'état ecclésiastique, où m'attendaient deux oncles pour me faire part de leurs biens. Me voyant insensible à tous ces motifs, il me prit entre ses bras, et m'embrassa tendrement, me conjura de ne pas refuser à un état qui devait donner du pain à moi, à lui, et à mes frères. Savait-il cependant, ce père infortuné, les maux qu'il se préparait, à moi, et à toute sa famille ? avait-il prévu que la force de l'inclination qui, dans ce moment, cédait à l'amour paternel, ou que la fougue presqu'invincible de mon tempérament, qui dans la suite céda à l'amour de la vertu et de l'estime publique, dussent m'amener à une maladie, la plus affreuse qu'ait peut-être jamais éprouvée la nature humaine, à une aliénation d'esprit qui balança longtemps ma perte irrévocable ? je l'ai vu, ce tendre et trop sensible père, hélas ! pourrais-je soutenir son image !... Mais elle s'offre à moi avec trop d'importunité, pour ne pas trouver ici sa place ; je l'ai vu étonné, surpris, immobile at triste spectacle que lui offrait un de ses enfants, qu'une rigoureuse continence avait conduit à l'aliénation d'esprit, exprimer les sentiments de la douleur la plus vive, le reproche trop amer qu'il ne faisait d'une faute qui était bien plus à mettre sur le compte de la société et de la religion que sur le sien, mais qui flétrissait sa vie, et abrégait ses jours ; je l'ai vu descendre dans le tombeau, avant d'avoir fourni la moitié de la carrière. Cependant dans le temps dont je parle, mon cœur attendri, et gagné par ses caresses, s'offrit à lui comme une cire molle, pour recevoir la forme qu'il voulait lui donner : ma vocation à l'état ecclésiastique fût décidée, et, dès ce moment, je formai la résolution ferme, constante et invincible, de combattre l'inclination naturelle. Ciel ! quelle entreprise ! Celle de ces fiers mortels qui, entassant les montagnes les unes sur les autres, conçurent le dessein d'escalader le ciel, ne lui est pas comparable. Quelle carrière s'ouvrit sous mes pas ! Ma conscience m'est témoin que si j'étais à recommencer, après avoir épuisé les travaux d'Hercule, y joignant l'entreprise de Bellerophon, j'aimeras mieux entret tout, vivant dans la gueule de la chimère, que de fournir de nouveau une tâche qui, pendant si lontemps, m'offrit successivement les travaux des Euménides, le supplice de Sisyphe, et les tourments de Tythie. Le foie de celui-ci, toujours renaissant, mais toujours rongé, fut l'image vivante et trop sensible d'une inclination toujours active, et toujours [... ...]

... difficulté et cette répugnance, au lieu de l'arrêter, ne firent qu'exciter son zèle ; l'opposition de l'inclination naturelle avec la continence de la chair, disait-il, avec la grâce, formait à ses yeux le plus beau contraste. J'allais, selon lui, soutenir un combat qui intéresserait le Ciel ; j'allais fixer l'attention de Dieu et de toute la cour céleste ; remporter des victoires auxquelles il s'associait sans doute, comme Patrocle à celles d'Achille ; j'allais enfin gagner une couronne de gloire et d'immortalité. Guide aveugle ! Il ne voyait pas qu'il ne peut y avoir de contradiction entre la nature et la grâce ; que celle-ci suppose toujours celle là, la soutient, la ménage, l'épure et la perfectionne, mais ne la détruit jamais ! cependant, victime de l'ignorance de mon directeur, de ma crédulité, j'entrai dans ses vues ; la grandeur des difficultés ne fit qu'échauffer mon imagination et mon courage, dans un âge auquel on ne mesure guere le mérite d'une action que la difficulté qu'il y a de l'exécuter.

Le zélé directeur ne manqua pas de me parler de la chute du premier homme, du poison qui, s'étant glissé dans le germe de la génération, avait passé à la postérité, et avait corrompu tous les individus de l'espece humaine, qui depuis n'avait pu exercer l'acte de la génération, sans se sentir échauffé de l'ardeur d'une concupiscence criminelle à laquelle je ne devais jamais me laisser aller : il eût soin d'y joindre le portrait d'un Dieu terrible, d'un jaloux qui, sondant le fond de mon cœur, en pénétrait tous les mouvements. Saisi, épouvanté par l'idée d'un Dieu si présent, je me décidai à ne rien me permettre qui put lui déplaire, et ne me permis d'exprimer aucun désir, nul mouvement qui eût trait à l'inclination naturelle. Je captivai mes regardes, et ne les fixai jamais sur aucune personne du sexe : j'imposai la même retenue à tous mes autres sens ; cependant le besoin, prévalent contre tous mes efforts, offrait continuellement à mon imagination des objets destinés à la satisfaire. Or, de ces deux chocs, d'inclination naturelle d'un côté, de l'autre des efforts continuels que je faisais pour y résister, se formait un combat intérieur, une espece d'agonie d'où résultait une stupeur qui, tenant en suspens toutes les facultés de mon âme, me rendait bien plus semblable à une automate qu'a un homme. Alors la nature qui, dans les premiers développements de mes organes m'avait paru un si beau spectacle, qui, en offrant à chacun de mes sens les objets qui leur convenaient, m'avait rempli de joie et de plaisir, et qui, en échauffant mon âme de ces doux sentiments, allait faire éclore tous les germes des talents ; cette aimable nature se couvrit à mes yeux, elle et tous ses charmes, d'une voile affreux, au travers duquel je ne vis désormais plus que des objets tristes et lugubres. Dès ce moment mon cœur se glaçant, se refusa à tous les plaisirs, et mon âme devint inaccessible à la joie. Si quelquefois elle voulut me sourire, je la rejetais en l'apostrophant, je lui disais avec l'ecclésiaste : risam reputativi stultitiam, & cum gaudo dixi quid fruserit deceperis. Je cherchais au contraire à abreuver mon âme d'ennui, de dégoût et d'amertume, persuadé que c'était la perfection de la vie chrétienne : des livres ascétiques, certains endroits de l'écriture, procurés et amenés par les soins de mon directeur atrabilaire, ne servaient que trop à cela. Cependant la bonté de Dieu ne saurait exiger de sa créature un pareil sacrifice, ni approuver une semblable approuver une semblable conduite ; non, sans doute, puisqu'il ne peut démentir, opposer ; comme je l'ai dit, l'ordre de la grâce à celui de la nature, dont presque toutes les opérations, les voies et les démarches sont marquées au coin du plaisir ; et c'est par les charmes, et les attraits de celui-ci qu'il déclare vouloir appeler les enfants d'Adam à lui, et à leurs devoirs dont le plus essentiel est celui de propager leur espèce. Trahem eos, dit-il, in funiculis Adam, in viniculus Adam, in viniculus Caritatus. Et ailleurs, l'Écriture, peignant son caractère, dit de lui : attingham à fine usque in finem fortiter, & disponens omnia suaviter.

J'étais donc dans l'erreur, et l'erreur la plus pernicieuse : car la tristesse dans laquelle je vivais, outre qu'elle éteignait en moi le désir de m'instruire, moyen si propre, ou peut-être le seul pour faire diversion à l'inclination que je combattais ; cette tristesse, dis-je, me conduisit souvent au bord du précipice, et m'amena à deux doigts de ma perte. Venant à penser quelquefois à l'acte de géneration, je sentais contre les auteurs de ma vie un certain dépit, une horreur secrète qui troublait mon imagination, me causait les transports d'une fureur presque semblable à celle des Manichéens et des Circoncelliens. Je balançais quelquefois, et voulais pratiquer sur moi l'atrocité des Origénistes : j'étais à mes yeux un monstre affreux que je regardais comme toujours opposé à la loi de Dieu que j'avais calquée sur l'erreur et la superstition : ce triste régime m'amena à l'âge auquel il fut question de me décider à la prêtrise, et par un vœu qu'il a plu aux hommes y attacher, à une continence perpétuelle ; cet état n'exigeant point de moi une pratique de la continence plus parfaite que celle que j'avais déjà observée, je ne prévis point de difficultés plus grandes que celle que j'avais déjà surmontées, je m'y décidai.

Le jour de mes destinées arrivé, je me rendis au pied des autels, mais avec une pesanteur qui accompagnait presque toutes mes actions, suite naturelle de la tristesse dans laquelle je vivais. Rendu là, je fléchis le genou, inclinai la tête, et tombai comme une lourde victime sous vœu mille fois plus cruel que le couteau sacré qui immola la fille de Jephté ou Iphigénie, puisque celui-ci frappa sa victime d'un seul coup, et pour toujours, pendant que celui-là attachant sa victime à une loi aussi dure que le rocher sur lequel gémit Promethée, devait déchirer éternellement la sienne sans jamais l'achever. En effet, après mon vœu me voyant plus étroitement obligé à la loi de la continence, je redoublai de soins et d'attention pour éviter tout ce qui pouvait la violer, et poursuivis l'inclination naturelle jusque dans ses derniers retranchements. Or, il y avait une chose que m'avait toujours fait de la peine : l'attention avec pouvoir pour empêcher les objets obscenes de faire sur mon imagination une impression assez vive et assez longue pour émouvoir les organes de la génération et procurer le soulagement de la nature ; mais pendant la nuit et durant le sommeil, mon imagination cessant d'être sous l'empire de la raison ou de la religion, recevait de ses efforts assez de chaleur pour obtenir le soulagement de la nature. Cet effort si simple et si naturel me paraissait cependant un désordre, une espece de souillure qui m'alarmait et m'affligeait vivement ; car je craignais toujours qu'il n'y eût de ma faute, et l'attribuais le plus souvent à la qualité ou à la quantité des aliments que je prenais : d'autres fois, je soupçonnais n'avoir pas veillé sur mes sens avec assez d'attention ; en conséquence, je me privai de toutes les nourritures que je soupçonnais augmenter ou échauffer l'humeur séminale, et diminuai la qualité des autres. Ce régime me conduisit à une extrême maigreur ; je redoublai surtout d'attention et d'horreur contre les illusions de la nuit, au point que la moindre disposition qui, pendant le sommeil, tendait à évacuer l'humeur séminale, me réveillait ; alors, changeant de situation, ou même quelquefois me levant, je l'évitais.

Il y avait déjà près d'un mois que je vivais dans ce redoublement d'attention, et j'étais dans la trente-deuxième année de mon âge, lorsqu'une nuit, au matin, mon âme échauffé par les images des objets, communiquait son action aux organes de la génération, je me sentis prêt à tomber dans le désordre que je redoutais. Éveillé, tant par la vive impression qu'avait [...] en moi ma forte résolution, que par le sentiment du plaisir, je me levai et trompai la nature. Cependant l'humeur séminale dont je venais d'empêcher l'evacuation, se porta fortement à mon imagination, lui donna un feu et une vivacité que je n'avais jamais ressentie : mes sens acquirent une sensibilité rapide, une pénétration étonnante ; l'après, j'allai dans une maison où m'appelaient les devoirs de la société ; à l'entrée de la salle, je portai mes regards sur deux personnes du sexe qui firent dur mes yeux, et de là dans mon cœur, une si forte impression, qu'elles me parurent vivement enluminées, et telles que celles qu'on électrise. Ignorant alors la cause physique d'un effet aussi singulier, je l'attribuai aux préfiges du demon, et me retirai ; la maîtresie de la maison, surprise d'un aussi brusque départ me suivit et m'en demanda la cause : je lui dis franchement qu'elle avait chez elle des objets trop séduisants, mais que j'aurais l'honneur de la voir une autre fois. Ce qu'il y eut de singulier, c'est que celle-ci aussi jeune que les deux autres, et qui n'avait pas moins de charmes et de beauté, ne fit sur moi aucune impression ; mais il y avait une cause et une raison physique de cette différence que je dirai dans la suite. Sorti de la maison, éloigné des objets qui m'avaient si vivement affecté, je devins plus tranquille, à cela près, que je sentais mon âme en feu, et dans tous mes sens une vivacité extraordinaire qui semblait m'entraîner et me précipiter. Dans le reste de la journée, mes regards ayant rencontré quelques autres personnes du sexe, j'eus les mêmes illusions et le même trouble ; le lendemain, m'étant mis en chemin pour revenir chez moi, il me sembla plusieurs fois que la voiture où j'étais tombait et je renversait ; ce qui fit que je criai aux gens qui la conduisaient de la soutenir. Mais mes fausses alarmes leur prêtant à rire, je ne savais trop ce que cela signifiait. Il y avait cependant un dérangement réel en moi ; mais mon erreur était de l'attribuer aux objets extérieurs, pendant qu'il provenait de mes organes, et du trouble de mes sens, ce que je n'avais garde de soupçonner. Aux approches d'une petite ville qui se trouva sur mon chemin, ayant vu des femmes, elles me causèrent le même frémissement et les mêmes illusions que celles que j'avais aperçues la veille. Entré dans la ville, arrivé à l'auberge, on me servit à manger ; mais le pain, le vin, et généralement tous les objets qu'on me présenta me parurent en désordre et renversés ; alors persuadé que l'esprit de prestige et d'illusion me suivait par-tout, j'apostrophai durement l'aubergiste, que je soupçonnais y avoir part, et rentrai précipitamment dans ma voiture. Là, faisant attention, autant que pouvait me le permettre le trouble de mes sens et l'agitation de mes esprits, à mes aventures de la veille, à celles du jour, et à mes dispositions actuelles, je me confirmai dans ma première opinion par les fables de Riba de Neyra, qui offrent les pères du désert comme nourris et éduqués parmi les illusions du démon. Il vint aussi s'offrir à ma mémoire une foule de passages de l'Écriture sainte ; comme c'était le seul livre que je lasse, ils étaient si présents à ma mémoire, qu'il n'y avait point de situation ni de circonstances dans la vie auxquelles je ne fusse à même d'en appliquer quelqu'un. Celui de St. Paul, «où il dit que ce n'est pas contre la chair et le sang que nous avons à combattre, mais contre la malice et la méchanceté des puissances célestes et spirituelles», n'avait donc garde de m'échapper ; et dès ce moment je ne connus plus d'autre cause de mon trouble et de mes illusions, que l'obsession du démon, à qui je résolus, arrivé chez moi, de faire bonne guerre, en employant contre lui la priere, le jeûne et les exorcismes ; je continuai mon chemin, mais comme un autre Paul, respirant colère et vengeance contre l'esprit tentateur : Spirans cœdis & minarum. Cependant, rentré chez moi, le même jour je me sentis plus tranquille, soit par l'éloignement des objets qui m'avaient troublé, soit par le plaisir que j'eus de me retrouver dans le sein de ma famille : mais le lendemain, environ une demi-heure après le repas, je sentis tout-à-coup mes membres s'étendre et se raidir, puis tout mon corps frémir et s'agiter par un mouvement violent et convulsif, semblable aux attaques d'épilepsie les plus violentes ; il me parut dans ce moment que la machine allait se dissoudre ; que le ciel et terre croulaient ; que tous les éléments mêlés et confondus ensemble étaient dans la plus affreuse agitation. Mes gens étant accourus me prirent, et m'ayant mis au lit, me réchauffaient, présumant que j'avais froid ; car c'était au mois de novembre. Alors mes humeurs se fondirent, et surtout la séminale, qui, par sa trop grande abondance, était auparavant dans une espèce de balancement, et par l'extrême réplétion de tous les vaisseaux où elle était contenue dans une vrai stagnation, reprit sa chaleur et son activité, mais ne pouvant gagner les organes de la génération où elle devait naturellement se précipiter par les raisons qu'on a vues, elle se porta rapidement au cerveau, et m'y causa la douleur la plus vive. Il me semblait que toute cette partie se roulait, et faisait une volute ; le mouvement fut si violent, que se communiquant à toute la machine, il l'entraîna, et me fit faire plusieurs évolutions puériles et ridicules, mais analogues et relatives avec ce qui se passait dans ma tête ; l'excès de la douleur fut accompagné d'aliénation d'esprit et de délire. Je fus saigné, mais la saignée ne m'apporta aucun soulagement : je n'en fus au contraire que plus dérangé ; on me baigna, mais avec si peu de précaution, que si chez moi les solides n'eussent eu le jeu le plus flexible, le ton le plus harmonique, c'en était fait de moi, j'étais livré à une aliénation d'esprit irrévocable. Cependant la fraicheur du bain ayant calmé un moment l'ardeur de mes esprits et de mon imagination, je restai plus tranquille : mais peu de temps après la chaleur revenue, mon imagination fut assaillie par une foule d'images obscènes. Toutes les beautés de la cour de Louis XV lui furent successivement offertes ; car je m'imaginai, par une idée assez singulière, que le gouverneur de la province, feu M. le maréchal duc de Richlieu, qui passait pour un homme très galant, par le dépit qu'il avait de me voir si opiniâtrement attaché à la pratique de la continence, me les offrait avec importunité ; mais mon imagination, encore plus vivement frappée par le souvenir de mon état, et la ferme résolution de garder la continence, y résistait ; puis étant venu à croire que ces objets étaient amenés jusque dans mon lit, et qu'on me faisait violence, je poussai des cris affreux, et entral dans des mouvements convulsifs. Rien n'égalait le supplice horrible que je souffrais par la cruelle scission de mon imagination, partagée entre les charmes et les attraits de la présence des objets destinés à soulager les besoins de la nature, et l'horreur d'enfreindre le vœu de la religion. Cependant cet état était trop violent pour durer plus longtemps. Le fanatisme prévalent contre la nature, ou celle-ci changeant sa marche, les images disparurent, et l'agitation cessa. Le calme ne dura pas longtemps : bientôt après succéda une nouvelle tempête, bien violente encore, mais beaucoup moins que la première, d'ailleurs accompagnée de quelques sentiments de plaisir.

L'activité de l'humeur qui me dominait se tournant en fureur guerrière, vint offfir à ma mémoire l'idée et le souvenir des guerriers dont le caractère m'avait le plus vivement frappé, lors de mon enfance. Alors mon imagination se transportant dans tous les combats, et les assauts dont j'avais lu l'histoire, je crus être successivement Alexandre, Achille, Pyrrhus et Henri IV, avec le premier auquel je m'identifiai, au point que je m'imaginais avoir sa taille, sa figure, son nom, être sa personne ; je combattis au Granique, je vainquis à Arbelies, j'assiégeai Tyr, et montai à l'assaut sur les remparts ; ces mouvements violents et rapides, ces images vives et frappantes rendirent à mes esprits le cours et l'activité qui leur étaient naturels, et ceux-ci à leur tour aux parties solides, le ton et la vibration convenables, mais suspendus trop longtemps par une vie oisive et méditative, si contraire à mon tempérament. Je sentais cependant le plaisir le plus vif et le plus délicieux. Mon âme semblait, pour la première fois, depuis mon enfance, vivre et respirer, en exprimant le caractère d'Alexandre, dont mon imagination suivait tous les traits, et mon action rendait les mouvements : vinrent s'offrir à celle-là sept cents Tyriens, suspendus en croix le long du rivage de la mer. À ce triste spectacle, saisi d'horreur et d'indignation, j'abhorrai le caractère du héros Macédonian, et ne voulus plus être ce monstre ; mais fixant mes yeux, ou plutôt mon imagination sur les victimes gémissantes de sa cruauté, j'entrai dans les sentiments de la plus vive et de la plus tendre compassion, et m'attendris sur le sort de ces infortunés : à la suite de cette douce passion qui calma mes sens, m'étant endormi, il me sembla voir les Tyriens, réchauffés par mes soins, reprendre vie, et déscendre de leurs croix. Mon imagination était si vivement frappée, qu'il me semblait noter leurs traits, remarquer leur teint, observer leur physionomie, les appeler chacun par leurs noms ; il me semblait qu'ils venaient me remercier, et rendre hommage à la vertu qui les avait sauvés. À ce spectacle, le cœur attendri, les yeux mouillés de larmes, je sentis la joie et le plaisir les plus parfaits.

Cet état délicieux ne dura guère, mais bientôt après la force du tempérament, et l'activité de l'humeur reprenant, je fus attaqué par un second accès de fureur guerrière, et dans ce nouvel accès, il plût à mon imagination de me transformer en Achille. Il me sembla ceindre ses armes : j'avais sa voix ; j'adressai aux Troyens des défis et des insultes ; puis poussant, culbutant et renversant les bataillons, je me vis tout-à-coup aux portes du palais de Priam. Dans mon erreur, je me figurais des images, dont tous les traits epars étaient sans suite : Cui nec pes, nec caput uni redditur formæ. Passant rapidement du caractère d'Achille à celui de Pyrrhus, ou plutôt mêlant et confondant celui du fils avec celui du père, vivement frappé par l'image et la peinture que fait Virgile de Pyrrhus, croyant être moi-même ce héros, je saisis les quatre guenilles de mon lit, dont je ne fis qu'un paquet, et les lançai impétueusement contre la porte de ma chambre, que j'arrachai de ses gonds, et portai à quatre pas delà. Transporté de joie, animé par la secousse et le fracas, je m'écriai : Cecidit Ilion Priami que Domus ! j'avais, pendant ces fortes d'accès, tant de raideur et de force dans mes membres, que tout croulait sous mes mains, et rien ne résistait à mes efforts. Je rendais ces fortes de combats avec tant de force et d'énergie, que personne ne pouvait soutenir le feu de mes regards, ni la vivacité de mon action. Mes parents, qui ne savaient rien de ce qui se passait dans mon imagination, qui encore connaissaient moins la marche de la nature qui, par cette crise violente, cherchait à me faire sortir de l'état où une sotte éducation et un malheureux régime m'avaient réduit, et tendait à me guérir, prirent le parti de me lier le corps, et de m'enchaîner les mains. Dieu ! quel supplice je souffris ! quel changement se fit tout-à-coup dans ma tête ! déchu du haut degré auquel je m'étais vu porté un moment avant, abattu, consterné, je regardais mes chaînes, ma prison, ma nudité, avec horreur et frémissement. L'humeur elle-même, qui m'avait élevé l'âme et le courage, abattue ou refroidie, ne me soutenant plus, je sentais tout le poids du plus morne désespoir. M'étant endormi dans ce trouble et cet état, ma tête fut remplie des images les plus terribles. Il me sembla voir l'ancienne Rome s'élever de dessous ses ruines, ouvrir ses tombeaux, et offrir à mes yeux les squelettes de ses plus fameux guerriers, environnés d'armes, dont la figure, la variété, la rouille et la vétusté présentaient un spectacle affreux. Cette image s'imprima si fort en moi, que je restai longtemps dans pouvoir fixer mes regards sur aucune arme ou pièce de fer, sans une extrême horreur, qui, passant jusqu'à mes sens, affecta mon odorat d'une espèce d'odeur de fer et d'airain, qui m'importuna pendant bien des jours. Delà, mon délire me promenant au travers des monceaux énormes de ruines qui semblaient crouler de toutes parts sous mes pieds, et menacer ma tête, me fit arriver aux portes du temple du dieu de la guerre ; il me sembla les voir s'ouvrir, les entendre sur leurs gonds avec un bruit horrible : j'envisageai ce dieu, au milieu de son temple, et par un jeu cruel de mon imagination, je me crus moi-même ce monstre dégoûtant de sang et de carnage, et charge de fers : l'état où je me trouvai lié et garrotté, les mains enchaînées ; favorisait cette illusion, ou peut être l'avait fait naître. Or j'imputai le traitement affreux qu'on me faisait souffrir, à l'inhumanité que je m'imaginai avoir commise contre la personne d'Hector : cependant après, sondant mes sentiments par un retour et une réflexion dont je semblais si peu capable, et les trouvant totalement opposés à ce trait de cruauté, je désavouai et détestai le caractère d'Achille, et passant tout-à-coup aux sentiments de la pitié et de la plus vive compassion, je m'écriai avec transport : ah : cher Hector, que ne puis-je ramasser tes membres épars, les réchauffer, et les rendre à la vie ! Ah ! que volontiers je verserais des larmes sur ton tombeau ! et, en le disant, j'en versais effectivement. Les sentiments de cette douce passion me ramenèrent à une douceur et à une tranquillité qui engagèrent mes parents à me mettre en liberté. Je ne ressentis jamais rien de plus délicieux que ces premiers moments.

La nuit ensuite, je dormis d'un sommeil plus doux et plus tranquille que je n'avais encore fait depuis ma maladie : aux approches du jour et de mon réveil, j'eus un songe qui donna occasion à un troisième et dernier accès, je ne dirai pas de fureur, mais simplement de courage guerrier, cet accès ayant été beaucoup moins fougueux, et plus modéré que les deux autres. Je songeai qu'un roi venait à la tête d'une puissante armée, pour égorger les protestants, et renouveler le carnage de la Saint-Barthélemy : Dieu ! me disais-je, qu'ont fait ces gens. N'est-il pas assez malheureux pour eux d'être dans l'erreur ? Verrons-nous encore plonger le poignard dans le sein de nos frères ? Ne se trouvera-t-il personne pour les secourir ? En disant ou rêvant cela, il me semblait voir, dans un certain endroit que désignait mon imagination, une pique, qui s'élevait de terre et s'offrait à moi. Éveillé par l'ardeur du courage, et l'empressement d'aller au secours de mes concitoyens, je me levai, et pris mes habits, dont la couleur noire était peu conforme à mes sentiments et à la profession que j'affectais : mais ne m'arrêtant pas, je passai, sans me déconcerter, dans une autre chambre, où ayant trouvé une gazette, je l'a pris, j'en lus la date et le millésime, puis, avec la postare et la confiance que donne l'enthousiasme d'une grande entreprise, j'ose le dire, digne du pinceau d'Appelles, ou du ciseau du Phideas, je dis d'un ton ferme, d'un air assuré : «Je vais ouvrir une nouvelle carrière, une autre époque, dont vous daterez». Puis sortant de la maison, je m'acheminai vers l'endroit où mon imagination fixait la pique, que je brûlais d'ardeur d'aller prendre, comme la marque de ma mission et de mon commandement ; j'étais déjà dans le jardin, et j'allais en franchir la haie, lorsque des parents accourus vinrent m'arrêter, et me ramenèrent à la maison. Je ne fis point de résistance, mais l'imagination pleine de l'idée de secourir les protestants, et de les défendre, je m'occupai, assez longtemps, du projet de lever des troupes, de les discipliner, de fortifier les places frontières, de les fournir de vivres et de munitions, etc. Il est étonnant le détail dans lequel j'entrai, moi qui n'avais jamais servi ni manié les armes ; or pendant tout ce temps, j'affectai le caractère de Henri IV : je voulais avoir sa taille, sa figure et sa personne ; et jamais Pythagore ne fut aussi intimement persuadé d'être celui dont l'âme, 500 ans après le siège de Troie, avait avait transmigré dans son corps, et que le philosophe offrait aux yeux de ses disciples, que je l'étais d'être ce héros français. Si, d'après cette persuasion, je pouvais obtenir de ceux qui étaient auprès de moi, d'être appelé Henri IV, j'étais au comble de la joie.

Cependant à la fuite des différents caractères que j'avais rendus, de tant de combats et d'agitations que j'avais soufferts, devenu plus doux et plus tranquille, mon esprit se porta à des objets aussi plus agréables, et analogues à la température où se trouvaient mes humeurs, en effet, devenues calmes. Je m'imaginai avoir vaincu et pacifié une foule de nations. Charmé de cette idée, je me levai ; car mon corps était toujours en action, et suivait aisément et exactement les ordres et les impressions de l'imagination, tout autant qu'il était libre, et ne se trouvait pas arrêté par les liens, ou par quelques autres obstacles ; je me levai donc, aux ordres de mon génie, pour dresser des trophées d'armes et de victoires, et prenant différents objets, tels qu'ils me tombaient sous les mains, je les plaçai aux quatre coins de ma chambre, n'importait quels, des pailles, ou d'autres bagatelles de cette espèce, mon imagination était assez pour les grossir, assez féconde et assez industrieuse pour leur donner des formes, des figures, une variété qui exprimaient le caractère, le génie et les mœurs des différents nations que je me persuadais avoir vaincues ; puis me plaçant au milieu de ma chambre, je considérais ces prétendus trophées avec un plaisir et une satisfaction infinis : partant delà, j'empruntai les sentiments d'un roi pacifique : je crus faire fleurir dans mes prétendus états, exercer moi-même tous les arts, toutes les sciences, la peinture, la sculpture, l'architecture, la géométrie, etc. J'dessinais, faisais des places, des compartiments, etc., qui m'amusaient infiniment. J'avais le coup d'œil si précis, la main si assurée, que sans autre instrument que ce qui me tombait sous la main, je les traçais sur le sol ou les parois de ma chambre, avec une justesse et des proportions étonnantes. Mes parents, et d'autres gens simples, surpris de me voir exprimer aussi heureusement quelques traits, et développer des talents qu'ils savaient que je n'avais jamais cultivés, s'imaginèrent qu'il y avait quelque chose de surnaturel, du sortilège ; en conséquence, ils firent venir quelques charlatans qui promirent me guérir ; mais ils trouvèrent peu de docilité dans le malade, et n'eurent pas lieu d'être contents de moi : car, quoique j'eusse pas toujours de l'aliénation, mon esprit et mon caractère ayant cependant pris une tournure toute différente de celle que m'avait donnée ma triste éducation, je ne me trouvai plus d'humeur à croire les fadaises dont j'avais été infatué ; après donc quelques apostrophes assez dures à cette canaille, voyant qu'ils s'obstinaient encore, je leur tombai impétueusement dessus, et frappant d'estoc et de taille, je les dissipai. La nature, allant cependant son train, travaillait constamment seule et sans relâche à ma guérison ; car après avoir, me semblait-il, embelli ma triste demeure, à laquelle mon imagination, comme une autre Circé, avait donné la forme et la figure d'un palais orné de tout ce qu'il y avait de plus beau dans la peinture et la sculpture, de plus précieux dans les métaux, de plus recherché dans les meubles, je voulus me marier. Alors vinrent s'offrir à moi une foule d'objets presqu'infinis. Je vis des femmes de toutes les nations, de toutes les couleurs : mon imagination étonnée, surprise, était confondue et accablée par cette multitude et cette variété : ce qu'il y a de singulier, qui paraîtra incroyable, c'est que j'avais ignoré qu'il y eût des femmes d'autre couleur que des blanches et des noires ; mais j'ai reconnu à ce trait, et à plusieurs autres ; que, par le genre de maladie que j'avais, mes esprits exaltés au suprême degré, il se faisait une secrète transmutation d'eux aux corps qui étaient dans la nature, et de ceux-ci à moi, qui me faisait deviner ce qu'elle avait de caché, ou, peut être, et mieux, je croirais que mon imagination, dans son extrême activité, ne me laissant aucune image, nulle idée précise à parcourir, dût rencontrer dans la nature ce qui m'était d'ailleurs inconnu. Quoi qu'il en fût, le besoin pressant, et n'étant plus comme au commencement combattu par l'opinion, je fus obligé d'opter entre ces objets ; or j'eu choisis un nombre, celui qui me parut répondre avec celui des nations que crus avoir vaincues, lors de mes combats. Il me semblait devoir épouser chacune de ces femmes, selon les lois et les coutumes de sa nation. Mon imagination adoptait ce projet, et y applaudissait sans aucune répugnance ; la seule difficulté qui me fit balancer un moment, fut lorsque je pensai que j'allais tomber dans l'oisiveté et la mollesse, que je trouvai si contraires à mes premiers sentiments et à mon extrême activité : «Quoi donc : ferai-je un lâche, un paresseux, un autre Sardanapale ?» Mais ma fertile imagination, source de mes maux et de mes plaisirs, vint aussitôt m'offrir un expédient : elle décida que je laisserais chacune de ces femmes dans son pays, et que je ne les verrais qu'en passant et allant d'une province à l'autre. Dans ce nombre, il y en avait une pour laquelle j'avais une prédilection particulière, et que je regardais comme la reine de mon cœur et de toutes les autres. C'était une jeune demoiselle que j'avais vue quatre jours avant ma maladie : je fis bien éloigné pour lors de former sur elle aucune pensée, de me permettre aucun desir. Mais ses charmes et sa beauté m'étant revenus, j'en étais éperdument amoureux. C'était à elle que s'adressaient mes vœux, mes desirs les plus ardents. Je les exprimais de la manière la plus vive et la plus tendre ; je n'avais fait aucune caresse, pas même donné en ma vie aucun baiser à une femme : mais le livre des cantiques de Salomon, que je n'avais lu, que parce qu'il s'était trouvé au nombre des livres sacrées, surtout mes dispositions particulières, qui étaient telles que celles d'Horace, vis-à-vis de Glycère, lorsqu'après avoir parcouru les charmes de sa beauté, il s'écrie : in me tota Venus Cyprum deseruit, y suppléèrent. Je doute que ce roi voluptueux ait jamais été animé de plus feux que moi, malgré les expression qui font dans son épithalame ; qu'il leur ait donné plus de force et de vie que je n'en donnais à mes déclarations énergiques. Je les tournai de mille différentes façons, et les appliquai à ma situation actuelle, avec une justesse et une précision qu'il me serait maintenant impossible de retrouver, parce que je ne saurais procurer à mon âme l'essor et l'élan qu'elle recevait alors de la chaleur et de la fermentation de l'humeur. Au reste, je parlais de mon amour à tout le monde ; j'en faisais confidence à mes père et mère, et pendant ce temps, il ne me vint pas une idée de ce que j'avais été, pas un mot de l'éducation que j'avais reçue : j'avais toute la candeur et l'ingénuité d'un enfant ; j'étais en effet un autre Émile, le vrai élève de la nature, qui venais de corriger mon éducation, de la refaire avec un travail immense, et je doute que la nature de l'homme, supposée malléable, mise dans le fourneau, puis appliquée sur l'enclume, et frappée au marteau, put être tournée et retournée entre les mains d'ouvrier, en plus de sens que je le fus. Cependant mes parents critiquant mon choix, j'en étais surpris, et admirais comment on pouvait blâmer une inclination si douce, si aimable, et qui me paraissait si innocente ; je leur dis à ce propos des choses si fortes, et leur alléguai des raisons si justes, que je les laissai le plus souvent sans réplique : il me souvient qu'un jour quelque prêtre, ayant voulu entrer dans la dispute, et m'en imposer avec un air pédantesque, fut rendu muet, et ne remporta que de la confusion. En effet, l'humeur qui me dominait, donnait à tous mes sens une vivacité, à mon esprit une pénétration, à mon âme une grandeur et une élevation, qui faisaient de moi un homme extraordinaire. Je semblais lire dans le cœur des gens qui m'approchaient ; je développais leur caractère avec une sagacité étonnante, et n'étant retenu par aucune considération, je le rendais avec justesse et précision, ce qui donna occasion à un ancien prêtre qui me vit quelquefois dans ma maladie, de dire fore sérieusement à mes parents que j'étais possédé par l'esprit de Python, le même que St. Paul avait chassé du corps d'une fille, dont il est parlé aux actes des Apôtres. Quoiqu'il en fût de cet esprit, il me procura l'avantage d'écarter bien des curieux et des oisifs qui, par leur importunité et leur indiscrétion, retardaient ma guérison.

Dans cette violente maladie, les organes de mes sens furent portés à un excès de délicatesse et de sensibilité, qui me fit alternativement éprouver les tourments les plus affreux et les plaisirs les plus délicieux. La lumière me semblait certaines fois dardée contre mes yeux avec tant d'éclat et de vivacité, que je ne pouvais en soutenir la présence : elle me sembler cribler mon organe et le broyer ; toutes les couleurs, successivement les unes après les autres me déplurent, à l'exception du verd que je vis toujours avec un nouveau plaisir : le noir surtout était pour moi un supplice pendant l'obscurité de la nuit, qui me semblait aller par des gradations dont je ne peux point donner l'idée, mille spectres affreux s'offraient à mes yeux, ou plutôt à mon imagination : elle fut frappée de ce qu'il y a de plus hideux et de plus terrible dans la nature, et ne pouvant fournir au trouble et à l'agitation de mes sens intérieurs assez de fantômes, elle alla évoquer toutes les ombres de la mort, tous les monstres du Ténare : mais parmi ces objets d'horreur, rien ne me parut plus affreux que l'image du vieux Marius : elle se présenta telle et plus terrible que le visage qu'il montra au Cimbre, à qui les armes tombèrent des mains. Que n'avais-je un pinceau pour la peindre ? Si j'eusse su ramasser tous ses traits et les rendre avec la vivacité dont j'étais ému à son aspect, on eût vu pâlir la tête de Méduse, et Cerbère, échappé des mains d'Hercule, retourner en Enfer. Ciel ! détournez cette image de devant mes yeux, et l'offrez à ceux du monstre qui me cause tant de maux : cependant, d'autres fois mes yeux, ou mon imagination, car je suppose que cette faculté enchanteresse leur faisait illusion, de même que tous mes sens, lors même que je veillais, mieux disposés, m'offraient des points de vue, des perspectives, des objets dont la beauté, les charmes et la variété m'enchantaient. Dans un de ces moments heureux, transporté dans le jardin d'Eden, je vis les quatre fleuves qui l'arrosent, le couper et le compartir en mille différentes manières. Là c'étaient des bosquets ; ailleurs des prairies émaillées de fleurs ; ici des parterres distribués avec un ordre et une symétrie, dont l'art ni la nature ne donnent point d'exemple ; et partout des eaux limpides et jaillissantes. Du milieu de ce paradis de délices qui enivrolent mon âme, il me semblait voir s'élever un arbre d'une hauteur prodigieuse, et semblable à celui de la vision de Nabuchodonosor. Je considérais avec admiration son trône, sa tige, l'étendue de ses branches, qui me paraissaient distribuées dans un ordre et avec une proportion admirables. Ensuite portant ma vue sur la fraîcheur de ses feuilles, sur l'éclat de ses fleurs, sur la beauté de son fruit, je restai dans un état immobile et extatique.

L'ouïe eût également ses accès et ses excès ; elle était certaines fois disposée de façon que le moindre son l'ébranlait ; si délicate et si sensible, que les moindres ondulations de l'air, venant à frapper le tympan de mon oreille, il me semblait que cet organe m'était arraché et porté au loin : le bruit de l'airain surtout m'était insupportable ; il me faisait souffrir un supplice que je ne saurais exprimer. Lorsque j'entendais sonner la cloche, dont j'étais malheureusement trop près, je croyais que se détachant du clocher, elle allait frapper à la voûte du ciel, avec laquelle, ne formant plus qu'un même corps et un même instrument, l'un et l'autre pôles retentissaient d'un bruit épouvantable : la secousse en était si terrible, que je me figurais que toutes les planètes qui sont suspendues dans l'immensité de l'univers en étant ébranlées, étaient tombées, et ne formaient plus avec la nôtre qu'une même masse. Aflis sur les débris de l'univers, je pleurais la chute des astres, l'extinction du soleil, la ruine et le bouleversement entier de la nature, que je regardais comme à la veille de rentret dans son premier chaos : la décomposition de mes humeurs et le trouble de mes esprits faisaient naître ces idées ; et le sentiment de l'amour propre, qui fait que chaque individu se plaçant au centre de l'univers, se regarde comme le point principal où aboutissant toutes ses parties, comme autant de rayons, les favorisait : c'est à ce sentiment que je rapporterai ces idées extravagentes. Une autre fois, cet organe, plus heureusement disposé, me fit sentir le plaisir le plus délicieux qui, je pense, puisse entrer dans l'âme d'un mortel ; il me sembla, dans un certain moment, qu'attaché à toutes les parties de la nature par les fibres et les tendons de mon corps, je ne formais plus avec elle qu'un même corps instrumental, mais animé du musique. En effet, les parties nerveuses de mon corps me parurent se monter, s'étendre avec elle, et prendre son unisson. Puis j'entendis s'élever de toutes les parties de l'univers, comme d'un orchestre immense, des voix et des instruments de musique, dont l'accord me mit en mouvement, moi et toute la nature. Je doute que la lyre d'Orphée ait jamais formé un son aussi doux et aussi mélodieux, non pas même lorsqu'il adoucissait les lions, les tigres, agitait les arbres, et entraînait les forêts. Je ne sais combien dura cette vision délicieuse et extatique, mais elle se passa sous les yeux de quelques personnes, et entr'autres d'un médecin, qui m'en a depuis parlé comme d'une chose singulière, et m'a dit qu'il m'avait vu, avec étonnement, observer dans cet état une mesure et une cadence exactes, qui se répétaient dans toutes les parties de mon corps, et qu'il avait présumé que j'étais dans l'état que je viens de dire.

Les autres sens, le goût, l'odorat &c. eurent leurs vicissitudes de plaisirs et de tourments : il me semblait, certaines fois, sentir des odeurs, des parfums délicieux, dont la nature, l'art ni la chimie ne pourraient égaler les faveurs exquises. D'autres fois c'étaient des odeurs insupportables, des dégoûts, des amertumes et des nausées qui m'affligeaient et me désolaient. Le tact fut lui-même affecté de ces deux extrêmités de peine et de plaisir. Mais il parut le dernier sur la scène ; le rideau déjà tiré, le flambeau de la raison totalement éteint, il vint faire le dénouement de la pièce par une catastrophe qui alarme la pudeur, étonne la nature, et déconcerte la religion, nécessaire, cependant, et inevitable ; car, comme le remarque S. Paul à l'occasion des Gentils, à qu'il reproche d'avoir abandonné l'usage de la femme, il faut que la nature, opiniâtrement combattue dans son inclination, et refusée à son devoir, s'échauffe dans ses desirs, et tombe dans le désordre : Nam, dit cet Apôtre, relictâ naturali fæminâ, exercuerunt in suis concupiscentiis & operati sunt turpidtudinem. À la suite de cette crise, dont toute la honte retombe sur la loi du célibat, ou sur son législateur, car s'il y avait un homme assez injuste pour me l'imputer, j'interrogerais contre lui ma conscience, dont le témoignage me répond : Neque peccatum, neque iniquitas mea, etenim sine iniquitate Direxi : j'invoquerais contre lui le Ciel, témoin de ma simplicité et de mon innocence ; à la suite, dis-je, de cette crise, je ne pus plus ignorer, ni me dissimuler le principe de ma maladie ; mais je vis et compris clairement qu'elle avait été causée par ma résistance et mon opiniâtre à refuser à la nature ses besoins et ses fonctions. Exemple frappant, monument éternel de l'inaliénabilité des droits de la nature, qui peut bien être contredite pendant un certain temps, combattue dans ses inclinations, suspendue dans ses fonctions, mais qui, dans un sujet bien constitué, revient si souvent à la charge, qu'à la fin elle renversa les préjugés ! c'est ce qu'on vient de voir par ma cruelle expérience.

Revenu de mon état léthargique, je ne me trouvai plus qu'un infortuné mortel, rendu honteux et confus par le singulier dénouement de la pièce qui venait de se jouer dans mon imagination, je me vis en opposition entre le devoir de la religion et celui de la nature : menacé de maladie, si je me refusais à celui-ci ; de honte et d'ignominie, même de l'animadversion de l'une et de l'autre puissances, si j'abandonnais celui-là : triste et affligeante alternative qui me rendit importune et presqu'odieuse la lumière qui brillait à mes yeux ! plus d'une fois je fus tenté de la maudire, et m'écriai souvent avec Job : Lux cur data misero ? Ce n'est pas que je ne visse des expédients, tels que les pratiquait l'abbé de S. Pierre (1) : et tant d'autres, mais que désavouait un cœur honnête et généreux. Car comment se résoudre à mettre des enfants au monde, dont le premier apanage serait d'être couverts d'une double ignominie, de la leur, et de celle de leur père ; à qu'il ne serait jamais permis de prononcer, ni d'invoquer ce doux nom, non plus qu'à moi celui de fils ?

«Aimables rapports, d'où naissent les plus doux charmes de la vie, les devoirs les plus saints de la société, les plus sacrés de la religion ! doux tissus, qui couvrant les horreurs du tombeau, étendez notre existence jusqu'à la postérité la plus reculée ! précieux gages, et peut être le plus solide de l'immortalité, vous n'êtes points faits pour l'ecclésiastique : la loi cruelle du célibat le mutile et le retranche de la société, qui doit étendre et propager l'espèce : d'ailleurs il n'est pas donné à tous les hommes de s'élever au-dessus des lois, des mœurs et de la décence qu'établit l'opinion publique, d'où résulte le droit à son estime, qui est si précieuse à une âme honnête. Je m'écriai donc, d'après ces sentiments, et avec transport» :

«Sed mihi vel tellus optem priùs ima dehiscat,
Vel Pater Omnipotens adigat me fulmine ad umbras,
Pallentes umbras Erebi, noctemque profundam,
Ante, pudor, quam te violem aut tua jura resolvam» !

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Observations physiques, médicales et philosophiques sur le relation ci-dessus.

L'on doit attribuer la maladie funeste de ce trop vertueux curé,

1°. À l'extrême continence qu'il observait, laquelle répugnant à la constitution amoureuse, et à son excellent tempérament, fit que son caractère a du se dénaturer par les combats continuels qui se passait chez lui entre la chair et la religion, et lui fit perdre sa gaieté. Privée de cette ressource, son âme s'affaissa, et devint impropre aux occupations qui auraient pu la distraire.

2°. S'il fut quelque temps à succomber aux maux qu'il souffrait, et à soutenir les accents violents dont il était tourmenté, c'est qu'au moyen de l'illusion des songes, la nature trompait ses efforts, et qu'il avait d'ailleurs un fond de douceur et d'aménité qui ne lui permit jamais d'être cruel et atroce qu'envers lui-même.

3°. Ayant redoublé de vigilance et d'attention pour éviter l'unique remède que se procurait furtivement la nature, l'humeur séminale augmentait de volume et d'effervescence, dut se porter spécialement aux yeux, le siège des passions, et surtout de celle de l'amour, ainsi qu'on le voit dans les animaux, dont les regards étincelant à l'approche de la femelle. Delà les vibrations violentes de ces organes chez lui, et leur électrification à la vue des objets analogues à sa situation.

4°. Cette humeur se développant de plus en plus, ne pouvant s'échapper par les issues ordinaires que fermait son imagination, continuellement tendue à cet égard, reflua enfin la tête, en remplit toute la partie nerveuse, y occasionna cette rigidité, ces mouvments tumultueux et convulsifs dans la membrane du cerveau, siège de la sensibilité, comme le démontre M. le Cat, et produit enfin la douleur la plus vive, qui alla jusqu'à l'aliénation.

5°. La saignée, à laquelle répugnait le malade extraordinairement, ne put pas le soulager, et dut même augmenter la violence de son état, parce que la cause de son mal n'était pas dans le sang ; qu'au contraire, la forte d'équilibre qui pouvait encore exister entre ses humeurs, étant ainsi rompue, la séminale dut refluer abondamment, où elle trouva un passage, et occasionna un plus grand incendie dans toute l'habitude du corps. C'est ainsi que, lorsque la bile domine, ce remède est funeste.

6°. Le bain froid calma, pour un moment, la chaleur du sang et des autres fluides, procura de la tranquillité au délirant ; mais par ce repos et cette congélation momentanée, ils n'en acquirent que plus d'effervescence, et l'humeur séminale, ayant plus de jeu au moyen de la saignée précédente, dut dominer, et lui occasionner les visions impudiques qui l'aissaillirent, suivant l'instinct naturel, qui rappelle toujours à notre idée la présence des objets de nos besoins : ainsi l'homme pressé par la faim, ne voit dans son sommeil que des commestibles. Est-il altéré ? il est au bord des fontaines. A-t-il d'autres nécessités ? il croit les satisfaire.

7°. Ce délire n'étant, pour ainsi dire, qu'une surabondance de vie, les humeurs et les organes du malade n'étant nullement viciés, mais simplement dans un état de violence et d'extention, les images devaient acquérir des proportions hors de nature, s'offrir d'une manière gigantesque, et cependant toujours avec une suite, un ordre dans le désordre même, et une netteté, telles qu'elles se gravassent dans le cerveau, et revinssent à la mémoire, sans confusion, et se représentassent facilement comme le fait l'auteur.

8°. La passion de l'amour exaltée à un certain point, est très voisine du courage belliqueux. Les naturalistes savent combien les animaux en chaleur sont susceptibles de s'irriter, et d'entrer en fureur. L'histoire nous apprend que les plus vaillants guerriers étaient doués du goût le plus extrême pour le sexe. Il n'est plus étonnant qu'après ces rêves obscènes, l'humeur séminale se dilatant davantage, il soit parvenu à se croire transformé dans les héros fameux de l'antiquité, et surtout en Henry IV, dont le caractère, mélange de courage et de douceur, se rapportait plus au sien.

9°. Les affections violentes ne peuvent durer : il faut ou que la nature succombe, ou qu'elle passe d'un extrême à l'autre. Après les accès furieux qu'éprouvait le malade, il devait tomber dans un état d'inertie et de stagnation qui, laissant prendre le dessus à son âme, lui permettait de se livrer aux sentiments doux et tendres qui lui convenaient et formaient son essence. Delà la mansuétude, la compassion qu'il éprouvait : delà les larmes délicieuses qu'il versait.

10°. Et enfin, par tant d'alternatives étrangères, par tant de secousses donnés à son cerveau pendant six mois que dura sa maladie, les traces importunes qui y restaient et troublaient le malade auparavant, dans ses affections naturelles, étant effacées, ayant oublié son état, sa profession, sa religion, jusqu'à son Dieu et son âme, redevenu en quelque forte dans l'état de la première enfance, les préjugés n'offusquant plus ses facultés, il suivit l'impulsion de la nature, et fut guéri. (2)

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ADRESSE

A MM. LES DÉPUTÉS

DES 83 DÉPARTEMENTS DE LA FRANCE,

POUR LE MARIAGE DES PRÊTRES,

Le 17 Juillet 1790.

«Ô FRANÇAIS ! ô mes frères ! vous que l'amour de la patrie réunit maintenant dans les murs de la capitale de ce vaste empire, pour sceller le serment qui, d'un peuple immense, ne doit faire qu'une famille de frères, recevez favorablement l'addresse que prend la liberté de vous envoyer une de ces victimes infortunées, liée par un serment affreux (que notre cœur ne prononça jamais) qui, au sein de la société, nous donne chaque jour une mort lente et cruelle : joignez vos prières aux nôtres, pour obtenir de l'Assemblée Nationale la révocation de cette loi barbare : que cette fête solennelle qui vous amène des quatre extrêmités de la France soit à jamais célébrée par tous les cœurs ! puissiez-vous emporter avec vous la douce consolation d'avoir brisé leurs fers !

Le Ciel, en nous créant, nous fit hommes ; et c'est un homme, non, c'est un monstre, qui veut anéantir le bienfait du Créateur, en étouffant dans ses semblables ce germe précieux de la divinité, cette faculté d'exister même après sa mort. Il y a pourtant 1405 ans que cette atrocité existé, malgré les réclamations et les supplications adressées, tant aux très saints Pères, qu'a la cour de Rome ; et pour l'anéantir, il faut une assemblée Nationale : encore balance-t-elle, malgré les adresses continuelles qu'elle reçoit de la part du clergé séculier et régulier, et des autres citoyens qui se joignent à lui. Eh ! que Rome était puissante pour donner des lois à plus de 300 lieues, hors de ses limites ! que Pie VI, s'il venait en France, ne puisse pas dire comme un empereur Romain qui voyageait : Rome n'est plus dans Rome, elle est toute où je suis.

Des intercesseurs aussi puissants que vous sont sûrs d'être exaucés : ne différez donc pas le bonheur de vos frères.

Oui, si j'osais vous représenter (plusieurs d'entre vous en ont été les témoins) leur zèle pour cette union au Champ-de-Mars, vous verriez combien ils vous aiment. Il fallait voir le clergé régulier et séculier, tant de la capitale que des environs, anime de la même ardeur, travaillant avec les citoyens pêle-mêle, pour la fédération prochaine : ils entassaient Ossa sur Pelion, afin de lier, par un même nœud indissoluble et éternel, le Ciel avec la France. Qui le croirait ? Le Chartreux même, oui le Chartreux, jaloux de contribuer à la félicité publique, pour la première fois infractaire à sa règle, sortit du fond de sa retraite lugubre, et vola au Champs-de-Mars participer aux travaux publics.

Vous les avez vus, (3) revêtus des couleurs de la nation : ils ont juré devant vous sur l'autel de la patrie qu'ils environnaient, à la face du ciel et de la France entière, d'être tous frères et citoyens : nouveaux Briarés, ils avaient cent bras pour vous embrasser tous ; la voix leur manquait à force de crier : Vive la Patrie : Vive notre Roi, ou plutôt notre père : nous sommes tous frères.

Confirmez donc le serment auguste que leur cœur a prononcé en votre présence en les rendant à la société, en vous unissant avec eux (4) : ce qu'ils ont fait pour vous, faites-le pour eux ; ils vous en conjurent, les larmes aux yeux, et leur vie sera une continuelle action de grâces.»

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AD D. ABBATEM SIEYES

GALLICI AREOPAGI PRINCIPEM,

Die 12 Junii, an. 1790.

Existimarem sanè me tibi à debitâ reverentiâ discedere, Supreme Moderator, ad te nisi mitterem exemplar petitionis directæ, spectantisque ad nonnullos ex vobis ; multùm enim autoritate tuâ favere potes proposito meo, menti tuæ, ni fallor, consentaneo. Hoc ergo benignâ aure auscultes, rogo.

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AD SINGULOS SUMMOS

REGENERATOS

LILIORUM IMPERII

Petitio missa die Veneris, 11 junii, an. Libertatis primo, & Eræ vulgaris 1790

ad DD. Mirabeau, Treilhard, Camus, Barnave, Rabaud de Saint-Etienne & Martineau.

Quanta persusis fuerum lætitiâ, vix credideris, auguste Legifer, cùm nuncius publicus attonitas [...] aures, prædicando per urbis compita fuisse nuper agitatum in supremo Areopago totius Gentis gallicæ rem magni momenti, scilicet matrimonii Præsbyterorum (5). Faxit Deus Clemens ut res prospere succedat ! — Illud optat Religio, efflagitant mores (6), & enixè rogant omnes qui deserviunt altari, quos intùs ardens flamma comburit.

Optatum en advenit tempus crudelem abjiciendi opinionem quæ nimis diù in ruinam tot civium per barbara sæcula viguit.... «Accenge igitur gladium circà femur tuum, Potentissime ; & si quis adversùm te insurrexerit, audax illum sic alloquere : ego sum qui loquor justitiam, & propugnator ad salvandos eos : in furore meo calcabo contradicentes mihi, & conculabo eos in irâ meâ. Dies enim ultionis in corde meo, & annus redemptionis venit». — Ego verò oculis & manibus in cœlum defixis, hæc orabo .... «Domine, Deus exercituum, mitte ei auxilium de Sancto, & de Sion tuere eum. Illìnc tot inter prælis sustine periclitantem, da militanti vincere, palmam para triumphanti, quia vult eripere animam meam de morte, oculos meos à lacrymis, pedes meos à lapsu».

Opus ergò perge tuum, auguste Legifer : te victorem factionis incæpta quam inchoasti orbi reposcit gloria. «Benedictum erit nomen tuum in sæculum sæculi, multiplicabatur semen tuum sicut arena maris, & videbis filios filiorum usque ad tertiam & quartam generationem» ; ex eo quod restitueris hominem societati, & Patriæ civem (7).

Nec te ratet lecens scelus nefandum Pastoris de narsac in agro Engolismensi. Typis enim mandatum, urbem circuit. Sacros evolve codices ; interroga scripta Patrum ; incunabula Ecclesiæ intuere ; quot Achyllea argumenta in tuî gratiam sese in turbâ ruent ? — Sane à longo æve vicini nostri in multis temerarii, nobis autem prudentiores hacce in parte, barbaram hanc abnegarûnt consuetudinem : fint tibi in exemplum, hos imitare, & Evangelii fidus interpres, aurea sæcula religionis revoca. Anathemate percutiatur Romanus iste episcopus, Siricius ejusque fautores, qui anno 385 tulerunt hanc legem : quò verò rapit me facer furor ! ignoscas, velim... ingenti malorum pondere obrutus, ni citò benignus adjuves, morior ! potiùs, heu ! nostri te tangat miseratio ! quas nobis élicit dolor conspice lacrymas : quos cimus profundos gemitus, alta que audi suspiria. — Per te mors aut vita. Sed quæ mors ? Mors atra, mors eò crudelior quò lentior ; ut contrà vita ! Ah ! vita, eò jucundior quò diùturnior : «Auguste Legifer, adjutor meus, atque protector. In te cor sperat meum, & adjuvabor, & reflorebit caro mea, & ex voluntate meà confitebor tibi».

Aliud adhùc ponderis non minoris beneficium tuâ ex prudentiâ tribus Levi expectat : nempè saltem duodecim ut per annos integros nulli in totâ Galliâ qui cumque de causa manus Episcopus imponat. Est enim INNUMERA SACERDOTALIS GENS, & quæ OTIOSA in abditis claustrorum latebat PARS MAGNA, nunc edita in lucem, numerum adauget. Ne gravetur populus, & ærarium novâ additione, quædam sit ergò interpositio, nam opus opificibus deesset, & quot quot ordinarentur inutiles forent. Hæc attendas, obsèco. Valida cæterùm argumenta depromere poterit tua sapientia, ad confirmandum quod nunc oculis subjicio.

Ecclesiastico tandem pro regimine lata sit hæc lex : «Nullus Parochiæ rector in suâ parochiâ sacerdotem alienum poterit advocare ad obcunda munia quælibet : vacans dein, obitu possessoris, vel recessu, dignitas à proximo sacerdote suffecta erit, absque ullâ personarum acceptione. Si quædam extaret lis electorem inter & eligendum, publicè judicetur à quatuor senioribus, duobus scilicet à rectore, duobus à candidato electis. In perpetuum facultate destituatur ad quamlibet electionem rector ille in parochiâ, qui jure æquo carebit ; si candidatus, aliò se recipere turpiter coactus sit (8)».

Summorum namque ad instar imperatorum, hàc in urbe rectores nonnulli iniquia injustaque suos adversus sacerdotes gesserunt atque pessima, inter quos numerandi DD. Ringard, Parent, Veitard, Denoux, Royer, &c. &c. &c.

Quod ritè de ipsis vaticinatum fuit, (uno excepto, qui sacramentum publicè simulavit ut res suas lapsas, ad tempus, erigeret. Saperet verò ærarium persolvende isto mortuo, ne plus dicam, capiti, permodum stipis, quod debetur Monachis de fructibus suis viventibus, nam doctrinâ et moribus à qualibet dignitate arcendus est), die Domenicâ 9 mensis januarii, anno dom. 1791. Sua enim eos agendi norma odio effecit publico dignos perindè ac stulta sacramenti à lege præscripti, & pervicax denegatio.

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[Notes de bas de page.]

1.  On sait que l'abbé de Saint-Pierre a beaucoup écrit contre le célibat des prêtres, et pour y remédier, couchait avec sa gouvernante.

2.  Nota Cette vertu de chasteté, si contraire aux vues du créateur et au but de la sage nature, manqua de coûter la vie au sieur Ridé, fils d'un marchand boisselier de Chartres, paroisse Saint-Aignan.

Ce jeune homme, doué d'une excellente constitution, qui ne dénotait pas beaucoup de goût pour le célibat, fut poussé malgré lui à état ecclésiastique par son père, qui ne consultant que ses intérêts, avait engagé le sieur Cottin, son frère, curé de Saint-André, à Chartres, à lui résigner sa cure lorsqu'il serait prêtre.

Sur le point de prononcer le serment fatal, la fille du sieur Dombremelle, marchands de draps de la même ville, fit évanouir les projets d'ambition de ce père dénaturé, et le combat violent que ce jeune homme eut à livrer aux douces impulsions de la nature, et aux préjugés religieux, le mit à deux doigts de sa perte. Sa tête se perdit, son esprit déménagea ; bref il devint fou à lier pendant près de deux ans, et ce nut fut qu'à l'Hôtel-Dieu de Paris où il recouvra sa raison.

Ce fait est arrivé en 1779.

3.  Le 14 juillet, à la Fédération, les prêtres avaient des ceintures nationales sur leurs aubes ; il mariaient leur bonnet-carré avec le casque des grenadiers.

4.  C'est je crois l'unique moyen de rétablir la religion, en épurant les mœurs de ses minstres, et les faisant respecter des peuples.

5.  Idem de Præsbyteris ac de Monialibus dicatur, quibus imperiosa cò major necessitas dat jura, quò vitâ, beneficio tuo, incohatâ jam gaudent. Æreas enim illarum carceris contrivisti portas, vectes que confregisti ferreos.

6.  Vide librum sic inscriptum : La Chasteté du Clergé, ou Recueil des procès-verbaux des séances du Clergé chez les filles de Paris, trouvé à la Bastille, & dépose au District des Cordeliers.

Sacramenti immemor nullus, aut ferè nullus est qui nuptialem non fædarît thorum, macularit Virginem, aut meretrice se coinquinarît. Tania est naturæ propenso ! Flens vera cano.

7.  Vide librum cui titulus : Les inconvéniens du célibat des Prêtres, prouvés par des recherches historiques, imprimé à Paris, en juin 1790 ;

Et alium : Du mariage des Prêtres, chez la Cloye, à l'orme St. Gervais.

8.  Si infelici casu, bonum tale optimum conficere præsens hæc nequeat Legisiatura, ab ipso sequens sumat exordium.


[Fin du mémoire de M. Blanchet]

[Notes]

1. M. Blanchet, Les Funestes Effets de la vertu de chasteté dans les prêtres, Paris, l'Abbé de S. Pierre, 1791. {[... ...], cette page (n° 5) manque dans la copie disponible du manuscrit ; [...], un mot illisible.}

2. Transcription en orthographe actuelle par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Décembre 2004]