«LES SOIRÉES DE LA CHAUMIÈRE» DE FRANÇOIS-GUILLAUME DUCRAY-DUMINIL : 1-8


LES SOIRÉES

DE LA CHAUMIÈRE,

OU

LES LEÇONS DU VIEUX PÈRE ;

Ouvrage orné de gravures.

Par le citoyen DUCRAY-DUMINIL.


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Voûte céleste, champs nourriciers, toits rustiques,
nature ! nature vivante et féconde !...
Vous êtes les meilleurs traités d'éducation.

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À PARIS,

CHEZ LE PRIEUR, Libraire, rue de Savoie, Nº 12.

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L'AN TROSIÈME DE LA RÉPUBLIQUE.

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PROLOGUE INDISPENSABLE.

Le vertueux Palamène, agriculteur respectable, après avoir longtemps bêché le champ qui l'a vu naître, a trouvé, dans ses épargnes, le moyen d'agrandir ses possessions. Il a fait l'acquisition d'un vaste enclos, où l'on ne voit s'élever qu'une simple chaumière, mais où l'on a rassemblé tout ce que l'art et la nature peuvent offrir de plus piquant. Ici, un bois, impénétrable aux rayons du soleil, invite le philosophe à la méditation ; là, des tapis de gazon offrent à l'agneau bondissant une verdure toujours renaissante ; plus loin, des saules antiques ombragent de leurs têtes chenues un ruisseau limpide, qui, murmurant sur des cailloux, va se perdre dans un canal où le cygne promène gravement sa tranquille indolence. Tout, en un mot, dans ce site agreste, appelle au travail, à l'admiration et au recueillement.

Palamène a perdu une épouse qu'il adorait : il lui reste quatre enfants, gages touchants de l'hymen le plus doux. Il veut que la société lui sache gré un jour de lui avoir donné, dans ses quatre enfants, trois citoyens vertueux, et une mère de famille l'exemple de son sexe. Il a gardé près de lui Armand, son fils aîné, et sa fille Adèle. Pour ses deux plus jeunes fils, il les avait mis, en bas âge, chez une de ses parentes, qui en avait pris soin depuis la mort de leur mère. Mais cette parente elle-même vient de fermer les yeux ; Palamène a rappelé ses enfants : il ne veut plus qu'ils sortent de ses bras paternels. Aidé par les soins de Marcelle, sa bonne vieille gouvernante, qui l'a vu naître lui-même, il espère leur donner une éducation naturelle, une education fondée sur l'exercice comme sur l'étude, et même sur l'expérience. Son plan est singulier, mais il le suivra avec activité : il n'a plus que ce soin à remplir ; c'est là son unique occupation. Il pense qu'après a voir soigné les productions de la nature, il ne peut mieux employer les dernières années de sa vie qu'à cultiver le cœur et l'esprit de jeunes citoyens dont il doit tourner les facultés physiqnes et morales à l'avantage, au plus grand bien de sa patrie. Palamène possède tout ce qu'il faut pour y réussir : son jardin lui offre mille sites différents, pour les instruire et les exercer à la course, à la lutte, à la gymnastique ; sa chaumière renferme tous les genres de travaux et d'observations : située sur le bord d'une grande route, à deux pas d'un bois sombre et d'une vaste étendue, elle lui permet tous les genres d'épreuves qu'il veut faire subir à ses jeunes élèves. Palamène est adoré de tous les habitants de son village ; tous peuvent l'aider dans son entreprise ; tous lui ont promis d'entrer dans le vaste plan d'éducation qu'il s'est tracé ; tous, en un mot, pensent, comme Palamène, qu'il n'est point de plus douce occupation que celle de former des hommes à la vertu, aux bonnes mœurs, à l'amour de la liberté.

Après avoir donné cet aperçu des projets du vieux laboureur, recapitulons les personnages que nous allons avoir sous les yeux et sans réclamer l'indulgence du public pour un essai qu'il jugera plutôt d'après l'intention de l'auteur que d'après ses moyens, et entrons sur-le-champ en matière, et déroulons peu à peu à ses yeux le plan d'éducation naturelle que nous nous sommes proposé de lui offrir. Voici donc les noms des principaux personnages qui vont agir dans cet ouvrage :

Palamène, père de famille ; Marcelle, sa vieille gouvernante ; Armand, son fils aîné, âgé de quinze ans ; Adèle, sa fille, quatorze ans ; Benoît, treize ans ; et Léon, douze ans : plus, un jeune orphelin, de treize ans et demi, nommé Jules, que Palamène a adopté, et qui a été élevé sous ses yeux par la bonne Marcelle, avec Armand et Adèle.

Tous les soirs cette famille intéressante se réunit dans la chaumière, et c'est là qu'on la voit s'exercer sans cesse à la théorie comme à la pratique des vertus. Palamène, tout en cultivant le patrimoine de ses pères, a passé sa vie à étudier tous les arts, tous les talents : il peint, il dessine, il fait des armes, de la musique ; il a des livres : pouvait-il choisir pour ses enfants un meilleur instituteur que lui-même ?...


PREMIÈRE SOIRÉE.

LE TRAVAIL.


La Paie des ouvriers.

Il est sept heures : la plus belle soirée couronne le plus beau jour d'automne : la nature, belle et majestueuse comme le père de famille au milieu de ses enfants, attend en silence la rosée du soir qui va rendre la vie et la fraîcheur à ces végétaux que la chaleur du jour a fletris ; le soleil quitte notre hémisphère pour en éclairer un autre qui soupire après sa lumière vivifiante : c'est l'heure du repos pour les bons agriculteurs ; c'est l'heure de l'étude pour le vertueux Palamène.

Respectables pères de famille, et vous, instituteurs zélés et philosophes, venez voir ce vieillard vénérable, venez le voir s'entourer de ses enfants, s'asseoir avec eux devant la porte de son rustique manoir, au bord du petit parterre qu'il a formé de ses mains, et orné de mille fleurs odoriférantes. C'est là qu'il va dicter des leçons de sagesse et de vertu aux intéressantes créatures qui doivent sortir un jour de ses mains, pures comme le diamant qui sort, brillant et poli, des mains du laborieux lapidaire. C'est enfin là que vous verrez l'homme vertueux travailler au plus bel ouvrage que nous prescrivent Dieu et la société, à celui de l'éducation.

Palamène est assis au centre de ses jeunes élèves ; Marcelle, sa bonne gouvernante, est occupée près de lui à des ouvrages utiles à l'économie de sa maison ; il regarde si son petit auditoire est bien attentif, et il lui tient ce discours :

Mes enfants... que ce moment où je vous vois tous réunis sous mes yeux paternels est cher à mon cœur ! combien mon âme jouit de pouvoir tous vous embrasser, et de voir près de leur frère, de leur sœur, deux fils qui sont également aimés de leur père ! Benoît, Léon, qu'en pensez-vous ? N'êtes-vous pas plus contents de votre situation actuelle ? La mort vous à enlevé une bienfaitrice que vous ne devez jamais oublier, et je vous ai rappelés dans mon sein. Vous allez vivre avec moi, avec Armand, Adèle et ce bon petit Jules, cet intéressant orphelin que j'ai adopté, et que vous aimerez bientôt comme un frère de plus que la nature vous a envoyé. Mes enfants, mes amis, soyez toujours unis ; que jamais aucune rivalité ne trouble le charme de votre touchante affection ! Vous voyez tous Jules : vous ignorez les malheurs de cet enfant adoptif ; hé bien, je vais vous les raconter : écoutez-moi ; et si la sensibilité vous arrache des larmes, laissez-les couler librement. Loin de moi ce stoïcisme condamnable qui tarit les pleurs du sentiment, qui arrête l'expansion d'une âme touchée de l'infortune et de l'abandon ! Si la nature a donné à l'homme la faculté des larmes, il ne doit les verser que sur les malheurs de son semblable.

Vous m'écoutez tous, n'est-ce pas ? Je vais donc vous raconter cette histoire, qui vous prouvera que tout homme est né pour travailler, et que le fainéant cause souvent sa propre infortune et celle de toute sa famille.

Bernard était un jeune laboreur de ce canton, que son père avait élevé à ne rien faire. Bernard, au lieu d'aider son vieux père, au lieu d'arracher de ses mains la bêche qu'il ne pouvait plus porter, passait les journées entières assis nonchalamment sur le banc qui était à la porte de son habitation. Il n'était pas dérangé, Bernard ; il ne buvait point, il ne fréquentait même aucune société du village, il n'était que paresseux. L'heure du déjeuner le trouvait encore étendu mollement dans son lit. Il se levait à l'heure où le soleil avait parcouru la moitié de sa carrière ; passait l'après-midi à se promener ou à bâiller, comme je vous l'ai dit, à la porte de sa chaumière. Tu ris, toi, Léon ! et toi, Armand, tu hausses les épaules ! j'aime, mes enfants, j'aime ces signes de mépris que vous manifestez sur une conduite aussi indigné d'un homme, et surtout d'un agriculteur : ils prouvent que vous détestez déjà Bernard, comme il se fit détester de tous ses concitoyens. Son vieux père n'avait ni assez de courage, ni assez d'autorité sur lui pour le forcer à travailler. Bernard ne l'écoutait pas, et se permettait même, envers ce bon vieillard, des traitements si durs, qu'il abrégea sa vieillesse, et le conduisit au tombeau. Oui, mes enfants, ce bon père, désespéré d'avoir mis au monde un homme inutile à ses semblables (car le paresseux n'est utile à personne, pas même à lui), tomba malade de chagrin, et mourut un matin, sans avoir la douceur de voir son fils ; car il était encore couché.

Vous devinez bien que ce triste événement changea un peu le plan de conduite de l'indolent Bernard : il lui fallut régler ses affaires, et il n'eut pas beaucoup de peine, car tout était en ordre. Son vertueux père lui avait laissé sa ferme et quelques arpents de terre dégagés de toutes dettes, de toute entrave ; il n'eut qu'à prendre la clef et entrer. Le voilà : donc son maître, et marié même : un de ses voisins, ancien ami de son père, avait cru le fixer et le forcer à réfléchir sur la nécessité de travailler, en lui donnant sa fille, jeune, active et douée de mille attraits. On espérait que Bernard, éclairé par l'immensité des obligations qu'il contractait envers la nature et la société, chercherait à faire honneur à ses affaires pour soutenir sa maison et élever sa famille : vain espoir ! les vices de la jeunesse s'effacent rarement dans l'âge mûr. Bernard était père, époux ; et Bernard voyait tranquillement se dépérir le bel héritage de ses pères. La nature, qui veut que l'homme arrose de ses sueurs le pain quelle lui donne, la nature lui refusait les productions quelle n'accorde qu'à ceux qui fertilisent ses champs. L'herbe poussait dans ses marais ; on n'y voyait pas même une laitue. Ses granges étaient désertes, ses écuries vides, sa basse-cour était dépeuplée, et il était obligé de recourir à ses voisins pour obtenir d'eux le légume le plus simple, celui qui exige le moins de culture.

Ce n'était pas ainsi que Bernard pouvait vivre et faire honneur à ses engagements. Sa femme en vain se jetait à ses pieds pour lui demander plus d'ordre et plus d'activité ; il maltraitait sa famille, et volait au cabaret, où il buvait jusqu'au soir. Ce défaut, il l'avait pris depuis peu, et c'était une suite nécessaire de son oisiveté. Au bout de quelques années, cet homme vil et méprisable se vit enfoncé dans une mer de dettes : son beau-père répondit pour lui, et son beau-père, obligé de payer, se trouva ruiné. Bernard fit de nouvelles dettes, et la justice vint enfin saisir ce champ, jadis fertile, que son vieux père avait tant de fois arrosé de ses sueurs, ces meubles que Bernard avait usés sans les entretenir, et cette chaumière autrefois si belle, qui maintenant tombait en ruines de tous les côtés. Sa malheureuse femme, tenant son fils Jules par la main, est forcée de quitter le toit conjugal. Elle retourne à la maison paternelle, en maudissant mille fois l'époux coupable qui fait son malheur... Vous frémissez, mes enfants ! attendez ; vous allez avoir sous les yeux un tableau plus repoussant encore.

Bernard ne supporta pas ce coup terrible avec son indolence ordinaire : le chagrin entra dans son cœur denaturé, et céda bientôt la place au désespoir. En horreur à tout le monde, méprisé partout, Bernard ne put pas même trouver une place d'homme de journée ; personne ne voulut lui donner de l'ouvrage, dans la crainte qu'il ne le fit pas... Cet homme coupable, malheureux par sa faute, sentit trop tard l'excès de l'infortune dans laquelle il était plongé, et forma le projet horrible de terminer ses jours.

Un soir, sa pauvre femme, qui ne le voyait presque plus, était au bord de la rivière, occupée à blanchir quelques hardes pour son fils. Le petit Jules jouait à quelque distance de sa mère. Sa mère infortunée versait des larmes en songeant à sa triste situation ; elle invoquait le Ciel pour qu'il mit un terme à ses maux : le Ciel, hélas ! l'avait marqué... Tout-à-coup les flots s'agitent, et roulent sur la plage, à côté d'elle, un objet qu'elle ne peut d'abord distinguer... Elle approche ; c'est un cadavre : un cadavre ! Ô ciel ! quel funeste pressentiment ! Elle l'examine, reconnaît Bernard, et tombe sans sentiment. Qu'on juge de l'effroi du petit Jules : il appelle sa mère à grands cris ; il se roule sur son père, à qui il veut rendre la vie par la chaleur de ses baisers... il jette enfin des cris sinistres, qui sont entendus de quelques passants.

On arrive, on s'empresse : le corps défiguré du suicide Bernard est enlevé : son épouse, évanouie, est portée chez son père, où elle ne recouvre la vie que pour la donner, à un enfant, qui meurt quelques heures après sur le sein de sa mère... Elle-même ne put survivre à tant d'accidents... Elle ferma bientôt les yeux entre les bras de son père, de son père désespéré, vieillard infirme, privé d'appui, de ressources, qui gémit encore aujourd'hui d'avoir perdu une fille adorable, et de l'avoir perdue par sa faute.

Jules, l'intéressant Jules, restait orphelin : je l'adoptai, mes enfants ; le voilà ; il est dans vos bras. Oh ! caressez cette innocente créature, et que l'exemple de son père soit sans cesse devant vos yeux pour vous donner l'amour du travail, et pour vous faire éviter tous les maux qui sont la suite nécessaire d'une vie oisive, inutile, à charge à soi-même et à l'humanité.

Palamène avait terminé son récit, et déjà tous les enfants s'étaient levés pour serrer Jules contre leur cœur. Jules pleurait, et ses frères l'inondaient aussi des larmes de la sensibilité. L'histoire de Bernard les avait vivement intéressés, et chacun d'eux se promettait bien de l'avoir sans cesse devant les yeux pour régler sa conduite, et se rendre digne des leçons du plus respectable des pères.

Cette soirée était consacrée à des leçons sur la nécessite de travailler, et sur le bonheur que goûte un honnête homme quand il a bien rempli sa carrière. Palamène, qui voulait toujours mettre l'exemple à côté du précepte, avait choisi exprès la veille d'un jour de repos, afin que ses enfants eussent devant les yeux un tableau animé de l'activité et des avantages qui en résultent. On va voir comme il s'y prit.

Il était occupe à prouver à son jeune auditoire que l'homme, dans quelque classe qu'il soit, est né pour travailler, que tout le monde travaille dans un gouvernement bien organisé, et que c'est du désir de s'occuper que sont nés les arts et les talents en tous genres, lorsqu'on frappa à la porte. Marcelle va ouvrir, et revient bientôt suivie d'une foule d'ouvriers, charges de sueurs et d'outils.

Eh ! c'est vous, mes bons amis ! leur dit Palamène en se levant. Vous avez raison de venir, c'est demain jour de repos ; il est juste de vous payer votre semaine. Mettez-vous là, là, sur le gazon. Vous êtes bien fatigués, n'est-ce pas ? asseyez-vous, et attendez-moi un moment : je reviens sur-le-champ.

Il dit, et vole chez lui pour y prendre l'argent dont il a besoin. Pendant son absence, ses enfants examinent avec attention les bons ouvriers, qui se sont assis sur l'herbe devant eux. Benoît et Léon surtout, pour qui ce spectacle est absolument nouveau, ne se lassent point de regarder les figures hâlées, les bras nerveux, et l'air de gaieté de tous ces hommes utiles : ils pensent aux leçons que leur père vient de leur donner sur l'amour du travail, et brûlent d'acquérir un talent qui leur donne, comme à ces bonnes gens, la santé, l'aisance et la paix de l'âme.

Palamène revient avec Marcelle, qui, chargée d'une cruche de vin et d'une tasse, donne à boire à tous les ouvriers ; Palamène lui-même trinque avec chacun d'eux, et ce tableau de la bonté, de la simplicité, attendrit les enfants, qui osent à peine respirer pour ne rien perdre de cette touchante reception.

Quand les ouvriers se sont rafraîchis, Palamène s'assied, et paye à chacun d'eux ce qu'il lui doit. Tous travaillaient chez lui, dans son clos, et tous le chérissaient également. Tiens, Jacques, ajoute Palamène, voilà ce qui, te revient : c'est un vrai plaisir que de voir un honnête homme comme toi gagner de l'argent : tu en fais un bon usage ; car on sait que tu donnes des secours à ce pauvre charretier qui a été blessé. Tu rougis, mon ami ! ne parlons plus de cela.

Toi, Pierre, comment vont ta femme et les quatre enfants ? ils seront de bons travailleurs s'ils ressemblent à leur père.

Georges, j'ai des reproches à te faire. Tu veux donc te tuer, mon garçon ? Comment ! après avoir travaillé le jour chez moi, tu vas passer une partie de la nuit au moulin à Thomas ! c'est trop, c'est trop, mon ami. Il est vrai qu'avec ta femme et tes enfants tu as encore ton vieux père à nourrir. Eh bien ! grâce à ton activité, tous nagent dans une honnête aisance, et toi-même tu t'évites d'être, dans ta vieillesse, à charge à tes enfants.

À propos, Philippe, on dit que tu vas acheter la maison et le clos à Guillaume ton voisin ? Il faut que tu aies bien travaillé, mon bon Philippe, et bien économisé, pour te préparer ainsi un toit hospitalier pour tes vieux jours ! C'est bien mon ami, c'est bien ; j'ai du plaisir à occuper un homme d'ordre comme toi : et, vous le savez tous, mes chers enfants, les hommes laborieux ne manquent jamais d'ouvrage ; il n'y a que le les paresseux qui languissent dans l'indigence et dans une honteuse oisiveté.

Palamène donna ainsi à chacun de ses ouvriers l'éloge qu'il méritait. Tous le remercièrent, et se retirèrent après avoir promis d'être, comme à leur ordinaire, de bonne heure à leur besogne le surlendemain.

Quand ils furent partis, le vieux père eut la satisfaction de voir que le tableau de l'activité récompensée, qu'il venait de mettre sous les yeux de ses enfants, avait produit tout l'effet qu'il en attendait. Il vit briller dans leurs regards le désir qu'ils avaient de se rendre un jour chers à la société par des travaux utiles et par une activité sans bornes. Tous lui promirent de mettre à profit les leçons qu'il leur donnait dans la journée, et de ne point négliger, pour les arts agréables, les métiers honnêtes et estimables qu'il leur apprenait. L'un était menuisier, l'autre serrurier ; celui-ci taillait la pierre, et celui-là s'occupait de la culture des dons de Cérès et de Pomone. Quant à la jeune Adèle, Palamène voulait que les soins domestiques et les travaux de son sexe fussent sa seule occupation : persuadé qu'une bonne femme de ménage, qu'une bonne mère de famille est aussi recommandable que l'artiste ou l'ouvrier qui travaille au-dehors pour élever sa famille et lui préparer des ressources.

Ainsi se passa cette soirée consacrée aux leçons et à l'exemple du travail. Nous allons voir que le vieux Palamène savait aussi joindre l'exemple à ses leçons, et qu'il faisait beaucoup plus de fond sur l'éducation naturelle pratique, si nous osons le dire, que sur l'éducation théorique et purement classique.

Vertueux chef de famille, et vous bonnes mères qui chérissez vos enfants, ces dons précieux de la nature, cet espoir de la patrie et de la postérité, oh ! venez, venez chez le vieux Palamène ; entrez avec moi dans sa chaumière simple, mais commode, passer avec ce respectable vieillard toutes les soirées qu'il va consacrer à former des hommes, des citoyens : ce tableau est digne de vous, bonnes mères ; il m'anime moi-même, il m'échauffe, il m'enflamme ; et s'il ne tous offre pas un plan assez satisfaisant, assez bien suivi dans toutes ses parties, il vous fournira au moins quelques traits de morale dont vous saurez profiter dans l'intérieur de vos jeunes familles. Les bons principes sont utiles partout : la morale du cœur frappe l'âme la plus tiède comme un beau jour réjouit l'homme le plus insensible aux beautés de la nature.


SECONDE SOIRÉE.

LA BIENFAISANCE.


Aventures du vieux Mendiant.

Le jour de repos s'était passé en jeux, en plaisirs : il n'y avait point eu de leçon ce jour-là, consacré tout entier à la dissipation, à l'agrément, nécessaires à de jeunes enfants ; les nôtres l'avaient passé en courses et en promenades champêtres. Palamène, suivant l'usage qu'il avait contracté avec son fils aîné et sa fille, qu'il avait toujours gardés auprès de lui, leur avait fait à tous de légers cadeaux : chacun avait sa petite bourse garnie ; et Palamène l'avait fait à dessein, pour voir l'usage que chacun d'eux ferait de son argent. Tous les jours de repos, d'ailleurs, il devait leur revenir une petite rente ; c'était la promesse du vieux père, qui pensait que de bonne heure il ne faut point accoutumer les enfants à soupirer après un métal qui doit leur causer un jour tant de peines, de travaux et de soins. C'est dans l'âge où ils n'en connaissent pas le prix qu'il faut, selon Palamène, les familiariser avec ce lien des trafics de la société, afin d'éviter cette soif d'acquérir, qui souvent bien loin de tourner à l'avantage de l'émulation, égare la jeunesse, et lui fait commettre jusqu'à des bassesses pour se procurer de l'argent, lorsqu'ils en possèdent pour la première fois.

Tel était le principe de Palamène, et d'ailleurs il ne craignait point la prodigalité de ses enfants dans un endroit où ils n'avaient rien à dépenser, ou rien de ce qu'on y vendait ne pouvait flatter les désirs. Il faut ajouter cependant que les cadeaux qu'il leur faisait étaient toujours la récompense du travail ou de quelque belle action ; celui qui n'aurait rien fait pendant la semaine, ou qui se serait rendu coupable de quelque délit domestique, aurait été privé, le jour de repos, de la petite rente. Avec ce palliatif, on ne blâmera plus Palamène de donner à ses enfants un argent que d'autres pères de famille auraient peut-être désiré qu'ils gagnassent avant d'en posséder.

La journée du lundi s'était écoulée dans les exercices ordinaires des enfants : et le soir arrivé, chacun d'eux s'était rendu de bonne heure à la petite terrasse qui bordait la chaumière, afin de profiter des leçon du vieux père, qui les intéressait singulièrement. Les voilà tous assis ; Palamène n'arrive point. Marcelle seule, la bonne Marcelle occupe sa place : elle a mis ses lunettes ; elle a tiré un gros volume de sa poche, et la voilà qui commence une lecture assez sèche sur la bienfaisance, sur le plaisir qu'on goûte à obliger ses frères lorsqu'ils sont indigents ou malheureux.

Les enfants l'écoutaient à peine : elle n'avait pas l'art d'inspirer le respect ni de fixer l'attention, comme leur respectable père. Marcelle commençait même à s'apercevoir que son auditoire bâillait souvent, et tournait sans cesse les yeux vers la porte de la chaumière pour voir si Palamène arrivait. Marcelle, qui venait déjà de murmurer tout bas, allait se fâcher sérieusement, lorsque tout à coup un vieillard couvert de haillons se présente au milieu de la petite assemblée : il est courbé sous le poids des ans ; un bâton soutient sa marche chancelante ; sa barbe blanche tombe jusque sur sa poitrine ; ses pieds nus sont ensanglantés par les cailloux sur lesquels il a marché : tout en lui annonce la caducité, la souffrance et la misère la plus extrême.

Il s'arrête, regarde, en versant de larmes, les cinq enfants, qui restent saisis d'étonnement, et ne peuvent prononcer une parole. Qu'est-ce que cela ? s'écrie la vieille Marcelle, que voulez-vous ? que demandez-vous ? par où êtes-vous entré ? — Votre porte était ouverte, répondit le vieillard, et j'ai pris la liberté de pénétrer jusqu'ici. — C'est être bien hardi d'entrer comme cela !... C'est vrai, ça... j'étais là occupée... Il m'a fait peur. Hé bien, après ; parlerez-vous ? Que venez-vous faire ici ? — Je viens implorer votre compassion pour un malheureux vieillard infirme, qui est obligé de mendier son pain. — Un mendiant ! ah ! pardi, il n'en manque pas ici : voilà le sixième d'aujourd'hui ; on ne voit que ça. Allez, allez, mon ami ; j'ai mes pauvres à qui je donne. — Vos aumônes ne s'adressent donc qu'à quelques infortunés privilégiés ? Eh ! tous les malheureux ne sont donc pas vos frères ? — Mes frères ! ah bien oui, mes frères ! qu'est-ce qu'il a à me chanter ? J'avais deux frères, moi, j'en avais deux ! de beaux hommes ! ah ! plus grands que moi de cela. Ils sont morts à l'armée, et je les pleurerai toujours. Allons, allons, c'est assez, retirez-vous ; j'ai autre chase à faire qu'à vous entendre... Il ne s'en ira pas, non !...

La vieille allait pousser rudement l'indigent vers la porte, lorsque le jeune Armand se lève, et la prie d'avoir un peu plus d'humanité. Notre père, lui dit-il, nous a appris à respecter les haillons de la misère, et nous ne sourffrirons pas que vous maltraitiez si rudement ce respectable vieillard. — Non, non, s'écrient tous les enfants en prenant le mendiant par le bras, et en le forçant à s'asseoir au milieu d'eux. — Bons enfants, interrompt celui-ci, créatures compatissantes, le Ciel vous bénira ; vous aurez une heureuse vieillesse, puisque vous savez la respecter. — Bon ! reprend la vieille : il va vous dire, à présent votre bonne aventure. Chassez ce vagabond ! Si vous voulez les recevoir tous comme cela, vous ne manquerez pas d'occasions, je vous en réponds.

Les enfants pressent le vieillard dans leurs bras, et le prient d'excuser les propos amers de leur gouvernante ; mais celui-ci fixe Marcelle, et s'écrie : Me trompé-je ? C'est vous, Marcelle ! — Oui, c'est moi... Vous, qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas. — Vous ne reconnaissez pas Pierre Lebon, un ancien ouvrier de votre maître Palamène ? — Ah, c'est toi ! eh, bon Dieu, comme te voilà fait !... Et tu oses reparaître ici après la manière indigne dont tu en as agi envers le plus honnête homme ! Ah ! je te conseille de te retirer avant que mon maître revienne : car s'il était ici... — Je vais, je vais fuir sa présence. Grand Dieu ! il est donc toujours irrité contre moi ! Je vais sortir ; mais de grâce, avant, daignez entendre ma justification. — Toi, tu pourrais te justifier ? j'en doute. — Mais laissez-le donc parler ! interrompt la jeune Adèle. Ce bon vieillard ne peut être coupable : il a l'air trop respectable ; n'est-ce pas, mes frères ? — Non, non, s'écrient tous les enfants ; non, il n'est pas coupable. Parlez, bon vieillard, parlez, expliquez-vous.

La vieille murmura encore quelque chose entre ses dents. Enfin elle s'assied, et le mendiant commence ainsi un récit qui pénètre les enfants jusqu'aux larmes :

«Mon aventure, enfants humains et généreux, va peut-être me rendre odieux à vos yeux ; vous allez sans doute me détester, et convenir que, si je suis malheureux, je l'ai bien mérité ; car les cœurs durs et impitoyables ne sont pas faits pour prospérer. Mais combien j'ai versé de larmes amères sur cette faute irréparable ! combien je me maudis tous les jours ! Ah ! puisse le Ciel faire germer dans votre âme sensible ce désir d'être bon, d'être utile à ses semblables, dont vous me donnez en ce moment une preuve si sensible !... Hélas ! les bons cœurs font leur bonheur en faisant celui des infortunés qu'ils secourent.

Je m'appelle Pierre Lebon. Mon père, autrefois laboureur dans ce canton, avait un frère qui, dès l'âge de vingt ans, s'engagea, et quitta pour jamais la maison paternelle. Mon père recevait de temps en temps des nouvelles de ce frère, qu'il chérissait ; il lui écrivait même souvent, et l'engageait à rentrer dans ses foyers, à venir vivre avec lui et partager sa douce aisance : toujours mon oncle se refusait à ses invitations : il aimait le métier des armes, disait-il, et il voulait mourir pour sa patrie, sous les drapeaux de l'honneur. Cette obstination de mon oncle Jacques Lebon affligeait mon père, qui, disait-il, ne voulait fermer les yeux que dans ses bras. Enfin, un jour on lui remit une lettre, la dernière, hélas ! qu'il reçut de ce frère chéri. Mon père nous la lut à haute voix, en versant des larmes : je me la rappellerai toujours ; elle était à peu près ainsi conçue :

«Je t'annonce une nouvelle qui va sûrement t'affliger, mon cher frère, vu que je connais ton amitié pour moi, et les projets que tu as formés pour notre réunion : le Ciel en a disposé autrement. Apprends qu'un riche négociant, qui m'a pris en amitié, m'emmène avec lui dans les îles, où il veut, dit-il, me faire faire une fortune considérable. C'est pour toi, mon bon frère, et pour les enfants, que je me suis déterminé à courir ainsi les hasards des mers. Je m'embarque demain à la pointe du jour, et vogue la galère ! Si je ne réussis point, je reviendrai vivre avec toi ; j'accepterai tes offres obligeantes : si je fais fortune au contraire, je t'apporterai les richesses que j'aurai amassées ; ou, si la mort vient me surprendre au milieu de les travaux, je chargerai un ami sûr de le remettre mon bien, à toi, mon cher frère, ou à ton fils Pierre, si le Ciel dispose de tes jours. Garde cette lettre ; qu'elle te serve en temps et lieu, et fais de vœux pour les succès d'un frère, imprudent peut-être, mais plein de tendresse pour toi. Adieu ; souhaite-moi un bon voyage ; je l'écrirai souvent, si je le puis. Adieu ; embrasse ta femme, mon neveu, ma nièce et tous nos amis.

JACQUES LEBON.»

Cette lettre causa tant de chagrin à mon pauvre père, qu'il se mit au lit, tomba malade et mourut. Exemple touchant de l'amour fraternel, vous paraîtrez romanesque, exagéré aux cœurs glacés et insensibles ; mais comme vous serez touchant pour ceux qui connaissent vos élans, vos douces expansions ! Ah ! le sentiment n'est pas à la portée de tout le monde !... Enfants, vous êtes frères et sœur ; aimez-vous bien ; aimez-vous comme mes infortunés parents. Ah ! le lien des frères est aussi doux que celui qui unit les pères aux enfants.

Ici les enfants de Palamène se pressèrent les uns contre les autres avec un mouvement spontané de tendresse qui fit verser quelques larmes au vieux mendiant. Bientôt il les engagea à se remettre à leurs places, et à écouter la suite de son histoire, qu'il continua en ces termes :

J'avais perdu mon père ; ma mère, plus âgée que lui, me paraissait trop affectée de sa mort pour que je ne redoutasse point de m'en voir bientôt séparé de même. Mon jeune frère venait de tirer à la milice, et le sort l'avait forcé à s'arracher de nos bras : tous les coups nous accablaient à la fois. Je pris le parti de travailler pour tâcher de soutenir une veuve qui venait de perdre son soutien ; car, à l'exception de la chaumière que nous habitions, et qui nous appartient, le peu d'argent que mon père avait placé était malheureusement en viager, et, avec lui, nous avions tout perdu.

Ce fut alors que le vertueux Palamène me tendit une main secourable : il me donna de l'occupation chez lui, et je gagnai assez pour me soutenir avec ma mère, que j'eus le malheur de voir expirer dans mes bras au bout de six ans. La chaumière fut vendue pour éteindre quelques dettes qui étaient restées de la succession de mon père, et je me vis seul dans la nature, avec mon courage et mes bras. Mon frère avait eté tue à l'armée ; j'étais seul, vous dis-je, absolument seul. Jugez de ma triste situation.

Je le dois dire pour ma justification, aimables enfants ; le malheur avait aigri mon caractère. J'etais devenu sombre, brusque, insouciant, egoïste même : les hommes m'étaient tous odieux ; et, à l'exception d'un seul, votre père, mes enfants, que je respectais et chérissais, tous les autres me semblaieut vicieux, trompeurs, et disposés à appesantir sur moi la chaîne de l'infortune qui m'accablait. Palamène seul, Palamène, jeune alors, mais bon, mais sensible et généreux, m'avait accablé de bienfaits ; c'était le seul homme que j'exceptasse de l'aversion que je portais à tous.

Il y avait plus de vingt ans que mon père était mort, lorsqu'un jour je fus faire un petit voyage à quatre lieues d'ici, pour visiter un ami que j'avais perdu de vue depuis longtemps. Nous passons la journée ensemble ; et le soir, après nous être bien promenés, nous entrons dans une auberge pour nous rafraîchir. Il faisait déjà nuit, et je n'avais accepté ce rafraîchissement que dans le dessein de me retirer de bonne heure ; mais bientôt, l'avouerai-je ? les fumées du vin échauffèrent mon cerveau, et je ne songeai plus à quitter le gîte agréable où j'étais si bien.

Un homme seul, d'un certain âge et d'une mise décente, était à une table auprès de nous. Il regarde à sa montre, se lève soudain, et me demande s'il a bien du chemin à faire encore pour se rendre au village où demeurer l'agriculteur Palamène. — Quatre lieues, lui dis-je brusquement. — Quatre lieues ! en êtes-vous bien sûr ? — Sûr ! j'y demeure. — Vous y demeurez, monsieur ? Et comptez-vous partir bientôt ? — Un moment ; je ne suis pas pressé, moi : pourquoi cette question ? — Pardon, monsieur : je ne connais pas bien le chemin... On m'a dit que j'avais une forêt à traverser... une forêt dangereuse... Il est tard... — Vous avez peur ? — Mais... — Oh bien, je ne suis pas poltron, moi ; je la traverserais à toute heure de nuit. — En grâce, monsieur, obligez-moi de m'accompagner dans ce court voyage : j'ai des raisons... Si vous saviez le service que vous me rendrez, et peut-être à quelqu'un... Un bienfait n'est jamais perdu : comptez sur ma reconnaissance. — Voilà une singulière proposition, lui répliquai-je, égaré par le vin et par ma brusquerie ordinaire : suis-je guide ou courrier ? Si vous avez peur, ce n'est pas ma faute : je n'aime pas de marcher avec des poltrons, moi...

J'ajoutai mille autres sottises à celle-ci. L'étranger intercéda de nouveau ; mais quand il vit jusqu'où je poussais la grossièreté, il prit sa canne, son chapeau, et sortit avec humeur, en marmottant tout bas que le Ciel, sans doute, ne permettrait pas qu'il lui arrivât des accidents, en faveur de la bonne action qu'il allait faire.

Un quart-d'heure après son départ, je remarquai très bien qu'un jeune homme qui avait écouté attentivement l'inconnu, et qui l'avait examiné avec une grande attention, sortit précipitamment aussi, et avec un air un peu égaré. Ce misérable, s'il était encore moins poli que moi, avait au moins plus de pénétration, comme vous allez en juger.

Pour moi, je passai toute la soirée avec mon ami ; et vers onze heures du soir, je repris le chemin de mon village. La nuit, très obscure, ne me permit pas de distinguer les objets que je rencontrai sur ma route. Je sais bien que, tout étourdi que j'étais, je traversai la forêt à la hâte, avec une espèce de serrement de cœur ; pressentiment funeste du malheur qui venait de m'y arriver. Rentré chez moi, je me couche avec assez de tranquillité ; mais bientôt mille songes funestes viennent agiter mon sommeil. L'inconnu, auquel je n'avais pas pensé depuis son départ, se retrace à mes yeux : il semble m'appeler, me reprocher mon inhumanité envers lui, et me dire que j'aurai lieu de m'eu repentir... Fatigué de ces visions, que j'attribue le matin à la petite orgie que j'ai faite la veille, je prends mes outils et me rends chez Palamène. Je lui demande s'il a vu un étranger qui le cherchait, et que je lui désigne. Il me répond qu'il ne l'a point vu. Je ne fais pas une plus grande attention à cette affaire, et je me remets à mon ouvrage.

J'y étais à peine, qu'un garde de la maréchaussée vient me trouver, et me demande si je m'appelle Pierre Lebon. — Oui, lui dis-je. — En ce cas, il faut me suivre. — Où donc ? — À la ville prochaine, où l'on vous demande. — Qui ? — Un inconnu que nous avons trouvé ce matin expirant dans la forêt, et que nous avons porté à l'hôpital. — Un inconnu expirant.. dans un hôpital... Ô ciel !...

Je jette mes outils, et suis le garde, qui me fait monter en croupe sur son cheval. Me voilà parti, le cœur serré, abîmé dans une mer de doutes et d'illusions... Cet inconnu mourant me rappelle l'étranger que j'ai refusé d'accompagner. Ce malheureux étranger me poursuivra donc partout ! me dis-je : car enfin ce ne peut être que lui. D'où me connaît-il ? Sait-il mon nom ? Lui ai-je dit qui j'étais, où l'on pouvait me trouver ? Si je m'en souviens bien, je ne me suis point fait connaître... Mais il avait affaire chez Palamène : c'est chez lui qu'il se rendait peut-être se serait-il fait informer de moi... Quelle incertitude, grand Dieu !

J'interroge le garde, qui ne peut me satisfaire. Enfin, au milieu de l'inquiétude qui m'agite, j'arrive à l'hôpital : j'approche du lit du moribond et je reconnais mon étranger... On venait de panser ses blessures : il pouvait parler, mais d'une voix faible et languissante. Il me regarde, et me reconnaît à son tour. Est-ce vous qui vous nommez Pierre Lebon ? — C'est moi, lui dis-je en balbutiant.— Vous, vous, homme inhumain et grossier, vous Pierre Lebon !... Ciel ! quelle fatalité ! C'est vous qui me refusâtes hier soir un appui salutaire ! Vous en serez plus puni que moi ; je meurs sans regret, et vous vivrez avec la douleur de m'avoir laissé assassiner, et d'avoir perdu l'héritage d'un oncle... — D'un oncle ! — Lisez cette lettre, malheureux !...

L'étranger me remet une lettre ; je l'ouvre précipitamment, et j'y trouve écrit :

«Je vais mourir, mon cher neveu ; mais avant de fermer les yeux ; je charge mon vieil ami Philippe de te porter les biens immenses que j'ai amassés depuis que je me suis fixé dans les colonies. C'est la promesse que je fis autrefois à ton pauvre père ; je m'en acquitte aujourd'hui. Fais un bon usage de sa fortune, et qu'elle te serve à soulager les infortunés.

Adieu. N'oublie jamais l'oncle qui te comble de bienfaits ; et regarde l'ami qui te donnera cette lettre comme un second moi-même.

JACQUES LEBON.»

Je reste immobile. L'étranger poursuit : Gardez, dit-il, gardez bien cette lettre d'un oncle qui vous chérissait ; c'est le seul bien qui vous reste de lui. Quant au riche porte-feuille qui l'accompagnait, vous l'avez perdu par votre faute. Hier soir, vous n'avez pas voulu guider mes pas incertains dans cette forêt dangereuse qu'un pressentiment fatal me faisait redouter... À pleine y étais-je engagé, qu'un homme dont la physionomie ne me fut pas inconnue... Il était dans l'auberge où je vous ai rencontré. Ce jeune homme, dis-je, m'aborde d'un air doux, me prie de le laisser marcher près de moi... Quoiqu'il m'inspirât de la méfiance ; je ne pus faire autrement que de le traiter avec honnêteté. Le scélérat, dans l'endroit le plus étroit de la forêt me tire un coup de pistolet, me vole, et me laisse baigné dans mon sang. Ce n'est que ce matin qu'on m'a conduit ici, ici, où je vais trouver la mort, qui me sera douce, puisqu'elle me rejoindra à mon cher Lebon, le seul ami qui pouvait me faire supporter la vie !... Je voulais m'acquitter de sa volonté dernière. De bons renseignements m'avaient indiqué votre demeure chez l'agriculteur Palamène ; je vous aurais remis le tout, en fidèle dépositaire... Vous avez causé votre malheur et le mien... Imprudent ! votre mauvais cœur me tue et vous ruine... Apprenez, apprenez donc, homme dur et insensible, qu'on se repent souvent de n'avoir pas rempli les devoirs de l'hospilalité, et qu'on s'expose aux plus grands regrets, quand on perd l'occasion d'obliger ses semblables.

Le malheureux Philippe se tut ; et moi, accablé sous le poids du remords et de la honte, je baignais son lit de mes larmes, quand on vint m'en arracher pour lui laisser prendre quelque repos. Helas ! ce repos fut éternel : j'appris le soir même qu'il était mort en me nommant, en m'accusant de son trépas...

Je ne vous dirai point, bons enfants, quel fut l'excès de ma douleur... Cette fatale aventure déchire encore mon cœur. Cependant je me rappelais très bien la figure de l'homme de l'auberge que j'avais vu suivre l'étranger, et qui l'avait assassiné et volé. Je le connaissais même de vue ; et Philippe, avant d'expirer, m'avait assuré qu'en route ce scélérat lui avait dit qu'il comptait partir le lendemain pour Paris. Je me déterminai à le chercher dans cette grande ville. Troublè que j'étais, honteux de l'éclat que faisait cette aventure, je n'osais point me présenter chez mon bienfaiteur Palamène, qui m'aurait accablé de reproches ; car les vices du cœur indignent toujours les gens de bien... Je courus donc après celui qui possédait ma fortune ; mais, hélas ! ce fut inutilement. Le monstre en jouit peut-être dans quelque château ; et moi, après avoir fait plusieurs métiers, je me vis atteint par la misère et la vieillesse tout à la fois, obligé maintenant de mendier mon pain pour expier une faute, une seule faute. Vous me voyez, mes petits amis : les haillons qui me couvrent ne peuvent empêcher le remords d'entrer dans mon cœur, et il me semble que le Ciel indique à chaque personne à qui je demande des secours, que celui-là doit être traité avec dureté, qui est malheureux par sa faute, pour avoir dedaigné de remplir les devoirs de la bienfaisance.»

Le vieux mendiant avait à peine terminé son récit intéressant pour les enfants de Palamène, que ceux-ci se levèrent en versant quelques larmes ; et recueillant en une seule bourse les petits présents que leur père leur avait faits la veille, ils prièrent Pierre Lebon de l'accepter. Celui-ci, après avoir fait quelques façons, prit la somme, bénit cent fois les créatures célestes qui prenaient pitié de ses malheurs, et se retira en les engageant à se souvenir sans cesse que la bienfaisance est la première des vertus ; qu'elle est un lien sacré de la société, et que les bons cœurs qui l'exercent sont les images de la divinité sur la Terre.

Les enfants restèrent longtemps émus après son départ. Il n'est pas nécessaire, dit Jules à ses frères adoptifs, de raconter cet évènement à notre père : il peut en vouloir à son ancien ouvrier, qui l'a quitté si brusquement et avec tant d'apparence, d'ingratitude. Il ne nous blâmerait pas sans doute d'un mouvement de sensibilité de notre part ; mais il pourrait trouver à redire à la démarche de Pierre Lebon : ainsi ne lui disons rien, à moins qu'il ne nous questionne ; car alors il ne faudrait pas mentir.

Tous les enfants furent de cet avis, et bientôt ils virent paraître leur père, leur digne instituteur, qui, par l'effet d'un hasard qui leur sembla singulier, ne les entretint toute cette soirée-là, que des secours que l'homme riche doit à l'homme indigent, et du plaisir qu'on goûte à faire l'aumône aux vieillards privés des moyens de gagner leur subsistance. Les enfants, étonnés, crurent d'abord que Palamène savait ce qui venait de se passer ; mais il ne leur en dit rien ; et ils gardèrent d'autant mieux leur petit secret, que Palamène leur fit longtemps l'éloge des âmes généreuses et sensibles, qui prouvent, par le mystère qu'ils apportent à soulager les maux de leurs semblables, qu'un bienfait divulgué perd toujours de son mérite et de ses charmes.


TROISIÈME SOIRÉE.

L'AMOUR-PROPRE.


Histoire du poète Hilaire.

L'aventure du vieux mendiant avait agité singulièrement nos enfants pendant la nuit : l'un avait rêvé de forêts, de voleurs, de coups de pistolet, l'autre s'était trouvé dans un hôpital où il soignait les malades ; celui-là avait mendié son pain à la porte d'une auberge, et s'était réveillé en frémissant d'une destinée qu'il voulait éviter en travaillant à se faire un état : tous enfin avaient pris tant d'intérêt au récit d'un vieillard, qu'ils avaient fort mal dormi. L'un d'eux, enflammé du génie des poètes, avait même attendu que ses frères fussent tous occupés à leurs différents exercices ; il s'était renfermé dans sa chambre, et là, seul, appelant les muses à son secours, il avait composé une romance dont il était enchanté. Le lecteur est sans doute curieux de connaître le petit poète qui pouvait un jour illustrer par des ouvrages plus forts la famille de Palamène. C'était Léon, oui, Léon, un enfant de douze ans. Léon avait été élevé jusqu'à ce moment avec son frère Benoît, chez sa tante, femme fort à son aise, et qui recevait chez elle la meilleure compagnie. Les auteurs les plus distingués venaient faire cercle tous les soirs chez elle. Léon les entendait souvent raisonner littérature, et il y prenait plus de plaisir que Benoît. Léon avait l'esprit vif, l'imagination riche, et même un peu plus d'instruction qu'on n'en possède à son âge. Il avait prié un des auteurs, ami de sa tante, de lui montrer les règles de la poésie. L'obligeant ami lui avait prêté un livre classique élémentaire, que Léon avait dévoré ; en sorte que cet enfant intéressant avait appris en peu de temps tout ce qu'il est nécessaire de savoir pour faire des vers sans faute : peut-être lui manquait-il l'idée, l'harmonie (c'est ce que le lecteur va bientôt juger) ; mais enfin ses vers avaient souvent fait plaisir à la petite société de sa tante, et les éloges lui avaient donné une émulation qu'augmentait encore le goût vif qui le portait vers la poésie.

Léon donc, après avoir fait sa romance, va trouver ses frères, et la leur lit. Tous la trouvent fort bien, à l'exception de Benoît, qui la critique avec une amertume choquante. Léon est comme tous les auteurs, Léon est déjà pointilleux sur le chapitre de l'amour-propre. Il prie son frère de lui donner de bonnes raisons pour lui prouver les défauts qu'il trouve à son petit poème. Benoît lui rit au nez. Léon se fâche sérieusement : Tu n'en feras jamais autant, lui dit-il ; tu n'es qu'un sot, un benêt, un imbécile. — Un imbécile, moi ! répond Benoît fâché tout rouge : tiens, pan ! attrape.

Benoît donne un coup de poing à Léon. Léon riposte par un coup de pied. Benoît lui rend une seconde tape. Léon, furieux, va le dévisager, mais Armand les sépare bien vite, les fait embrasser, et leur promet de ne point rapporter cette petite scène à leur père. Cependant tout se sait ; le génie malfaisant, qui se plaît à poursuivre les enfants, quand ils ont fait une faute, va souffler celle de Léon et de Benoît dans l'oreille du vertueux Palamène, qui ne dit rien de la journée, mais qui se promet bien de témoigner dans la soirée son mécontentement aux deux athlètes.

Elle arrive cette soirée qui devait leur donner une verte leçon. Ils sont tous assis auprès de leur père. Palamène les regarde : son air les glace d'effroi, car il est plus sérieux qu'à son ordinaire. Léon, dit-il d'un air très froid, tu t'es levé bien tard ce matin : est-ce que tu voudrais imiter l'exemple de Bernard, dont je te racontais l'histoire il y a quelques jours ? — Mon père, je me suis levé comme mes frères. — Oui, tu n'es descendu qu'à dix heures. — Mon père, c'est que... — Eh bien, mon ami, c'est que tu rougis : parle donc, parle : je me regarderai comme un étranger pour toi, dès le moment que tu cesseras de me parler avec confiance... Eh bien ! dis-moi donc ce que tu as fait ? Il n'est pas possible que tu aies fait quelque chose de mal. — Non, mon père, au contraire. — Ah ! au contraire. Voilà un au contraire qui veut dire bien des choses. Allons, voyons, mon enfant, dis-moi donc à quoi tu as passé une partie de ta matinée ? — Mon père, j'ai fait des vers. — Des vers ! diable ! des vers !... J'en suis charmé, mon fils ; je suis bien aise que tu t'occupes de ce talent agréable, qui donne tant d'énergie, tant d'heureux moments à l'homme qui sait penser : j'en suis très content, mon cher Léon, mais dites-moi, monsieur le poète, est-ce que vous ne ferez pas le plaisir à votre vieux père de lui lire vos vers ? — Oui,... mon père,... mais je crains que vous les trouviez bien faibles. — Ah ! tu crains cela ! voilà mon petit orgueilleux tout trouvé. Pourquoi donc, monsieur, faites-vous des vers ? Est-ce pour qu'on les admire sans pouvoir vous faire une seule observation, ou bien est-ce pour qu'on vous en dise franchement soit avis ? — Oh ! ce n'est que pour cela. — En ce cas, vous ne devez pas avoir de crainte ; car, et retenez bien ceci, l'auteur qui n'a pas le courage d'entendre la critique, doit briser sa plume : il ne fera jamais rien de bon ; c'est quoi qui vous le dis, monsieur l'homme d'esprit.

Palamène avait prononcé cette sentence avec force. Léon rougit en se l'appliquant tout bas. Il regarde Armand comme pour lui rappeler sa promesse ; puis, tirant son manuscrit du sa petite poche, ce qui fit sourire Palamène, il se dispose à chanter sa romance ; mais le petit nourrisson du Pinde, comme tous ses confrères, croit nécessaire de la faire précéder d'une explication. Il faut vous dire, mon père, ce qui m'a donné l'idée de cette romance : c'est une aventure que... — Fort bien, fort bien, mon fils ; je devinerai bien ce que c'est ; point d'explication, et surtout point de timidité. Chante, chante, mon ami, tu me feras bien plaisir.

Léon fait entendre la romance suivante, à laquelle il met tout le feu, toute l'expression qu'on peut attendre d'un auteur.

ROMANCE DU VIEUX MENDIANT.

Qui peut gémir sous cette enceinte,
Et pousser ces tristes sanglots ?
Un infortuné de ses maux
M'adresse-t-il la triste plainte ?
C'est un vieillard flétri par la douleur
Sous les lambeaux de la misère !...
Devait-il donc au bout de sa carrière
Trouver la honte et le malheur ?

Quel est le chagrin qui t'accabler ?
De ton sort quelle est la rigueur ?
Le remords est-il dans ton cœur,
Quand ton front est si vénérable ?
Qui te fait donc pleurer, gémir en vain
Au sein de l'affreuse indigence,
Et mendier un reste d'existence
Que va terminer le dessin ?

Ô mortel généreux, sensible !
Prends pitié d'un infortuné
Qui, dès le moment qu'il fut né,
Connut le malheur inflexible.
Près du berceau je vis errer la mort ;
Je perdis mon père et ma mère ;
Le même sort vint m'enlever mon frère.
Et tous trois je les pleure encore !

Soutien d'une vie inopportune,
Le travail alors vint m'aider.
Je devais un jour posséder
D'un parent toute la fortune.
Mais, ô regret ! l'ami sûr, précieux,
Qui m'apportait cet héritage,
Fut égorgé, volé dans le voyage,
Et périt presque sous mes yeux.

Seul, isolé dans la nature,
Je n'eus plus ni bien ni repos ;
Personne ne put de mes maux
Ni du sort réparer l'injure.
Las ! il présent c'est un malheur nouveau
Qui peut finir ceux de ma vie.
De la douleur, de pleurs, de l'infamie,
Le terme affreux, c'est le tombeau.

Ô bon vieillard ! sèche tes larmes :
Je ne l'offre point la pitié ;
Mais les secours de l'amitié
Pour le malheureux ont des charmes.
Viens avec moi, je veux combler tes vœux :
En habitant avec un frère,
Tu te croiras sous le toit de ton père,
Et tes vieux ans seront heureux.

Léon termine ainsi sa romance, et tous les enfants claquent des mains, excepté Benoît, qui n'en veut pas démordre. Palamène s'en aperçoit, mais sans paraître y faire attention : il veut mettre l'amour-propre de l'auteur à l'épreuve, et la jalousie de son frère entièrement à découvert, afin d'avoir occasion de donner à tous deux d'excellents avis. Mon fils, dit-il à Léon, je ne veux pas prononcer sur ton ouvrage avant de connaÎtre le jugement de tes frères : ils ont du goût ; je veux les consulter. Allons, mes enfants, dites-moi franchement ce que vous pensez de la romance de Léon. Soyez sévères : il s'agit de prouver ici à votre père si vous avez le jugement droit, et le courage de dire la vérité. Toi, Adèle, qu'en penses-tu ?

Adèle répond qu'elle trouve la romance très bien, car elle l'a fait pleurer. Palamène poursuit : et toi, Jules ?... Jules est du même avis qu'Adèle. Palamène interroge Armand. Armand répond qu'il y trouve bien quelques vers faibles, mais que pour un enfant de l'âge de son frère, il est difficile de faire mieux. Palamène alors s'adresse à Benoît, de qui il attend quelques contrariétés. Benoît lui dit : Mon père, s'il faut que je prononce avec, franchise sur la romance de Léon, je serai obligé d'avouer tout haut que je trouve qu'elle n'a pas le sens commun.

À ce mot, Léon lève les épaules avec dépit, Palamène le remarque, et continue d'interroger Benoît. Voyons, mon fils, c'est ton avis, n'est-ce pas ? Il n'y a pas de mal à dire son avis, mais il faut le prouver. Quels défauts y trouves-tu ? — Mais j'en vois beaucoup, mon père. Cet homme qui interroge ce vieillard, ce vieillard qui lui répond, et tout cela dans une chanson où l'on ne peut plus deviner celui qui parle ; et puis ces mots : sa triste plainte, volé dans le voyage, qui fait cheville, seul, isolé, voilà deux expressions qui signifient la même chose ; en un mot, je trouve la chanson fort mauvaise.— Fort mauvaise, monsieur l'Aristarque ? en vérité, vous décidez bien vite ! — Mon père, vous m'avez permis... — Oui, de dire votre avis ; mais je me permets à mon tour de vous dire que votre avis pourrait bien être celui d'un envieux. — D'un envieux ! oh oui ! interrompt Léon : je suis bien aise que mon père s'en aperçoive ; ce matin il m'a dit cent sottises, ce vilain jaloux-là !

Doucement, monsieur ; reprend Palamène : vous avez tort tous les deux. Je me réserve de vous dire ma façon de penser, quand je vous aurai raconté l'histoire d'un vieux poète que j'ai connu, qui, dès l'enfance, faisait des vers, comme Léon, et qui rencontra des critiques amers comme Benoît. Vous y verrez ce qui arriva, d'un côté, à l'orgueilleux qui ne voulait rien céder, et de l'autre, au mechant envieux qui se faisait un malin plaisir de critiquer tout ce qu'il n'était pas capable de faire.

Ici Léon sourit tout bas de voir son frère humilié ; et Benoît rougit de ce que son père avait dévoilé la bassesse de l'envie qui rongeait déjà son jeune cœur. Palamène, après avoir examiné avec attention les physionomies des deux rivaux, commença ainsi l'histoire du poète Hilaire :

«Un riche négociant de Paris, nommé Dormon, avait un fils qui venait de terminer avec succès ses études, et qu'il destinait à la profession d'avocat. Le jeune Hilaire avait pris au collège la manie de faire des vers sur le moindre sujet, et souvent il en faisait de passables. Hilaire, gâté par les éloges qu'il recevait de tous côtés, allait montrer ses vers à son père, qui, sans prévoir le tort qu'il faisait à son fils, l'accablait de compliments, lui faisait mille petits cadeaux, et lui prédisait pour l'avenir les plus brillants succès. Ce n'était pas tout : le vieux Dormon, infatué du prétendu mérite de son fils, et croyant déjà avoir donné le jour à un nouveau Voltaire, allait colporter partout les vers du jeune Hilaire, et se moquer, pour ainsi dire, des familles qui ne possédaient pas un aussi grand génie. Le frère de Dormon était aussi prévenu que lui. Ce frère avait un fils de l'âge d'Hilaire, et nommé Joachim. Joachim était tous les jours en butte à la haine de son père et de son oncle. Voyez, lui disait-on, voyez votre cousin : voilà un sujet qui illustrera la famille ! Cet enfant sera un jour un grand homme ; et vous, vous ne serez jamais qu'un sot !

Joachim, maltraité par ses parents, conçut dès ce moment la haine la plus forte pour son cousin, auteur innocent de ses chagrins. La jalousie entra dans son cœur, et lui prépara les plus cruels tourments. Eh quoi ! se dit-il à lui-même, ce petit prodige fera tourner toutes les têtes ! Seul il s'enivrera de l'encens de toute sa famille ! il m'enlevera le cœur de mon père, de mon oncle, de tout ce qui m'est cher ! il aura tous les honneurs, tous les plaisirs, et moi je serai humilié, traité comme un imbécile ! Eh ! qui sait ? peut-être un jour, sans état, sans fortune (car mon père est capable de m'abandonner, de tout sacrifier pour ce profond génie), peut-être serai-je obligé de mendier mon pain, tandis que monsieur jouira, à mon nez, de mes biens, de toute la félicité possible ! Oh ! non pas, s'il vous plaît ; je mettrai bon ordre à votre avancement, monsieur le rimeur ! Vous savez faire des vers ; eh bien, moi, je saurai cabaler, et nous verrons qui l'emportera !

Sa vengeance bien méditée, Joachim se promit de poursuivre partout son cousin Hilaire ; et vous allez voir qu'il lui tint parole.

Hilaire était dans l'âge de prendre son état ; Hilaire entraîné par le démon de la poésie, ne voulut rien faire autre chose que des vers. Son père commença à s'apercevoir qu'il avait trop flatté la manie de son fils ; il le pressa, le supplia même de s'attacher au barreau. J'ai les moyens, lui dit-il, mon fils, de t'acheter une charge ; un revers de fortune, trop commun dans notre état, peut te ravir cette ressource : profites-en. Travaille pendant un an ou deux à l'étude des lois ; je te ferai conseiller, et alors tu pourras te livrer en sûreté à la poésie... Hilaire ne voulut rien entendre : il noircit du papier tant qu'il put, ne fit pas grand'chose de bon, et perdit ainsi quatre années, les plus belles de sa jeunesse. Dormon se fâcha tout de bon : il voulut forcer son fils à ménager les ressources de la fortune ; mais il n'était plus temps, la fortune allait abandonner pour jamais l'imprudent Hilaire. Une faillite considérable ruina son vieux père, qui en mourut de chagrin au bout d'un mois, après avoir accablé Hilaire de reproches et même de sa malédiction. Des créanciers avides vinrent le chasser du toit paternel, et il ne se vit plus de ressource que dans la générosité de son oncle, qui l'avait toujours gâté.

Mais Joachim avait prévenu sa démarche. Depuis quelques jours il courait une satire sur le compte du frère de Dormon : on lui reprochait d'avoir abandonné son malheureux frère après son accident, et les noms de vilain, de ladre, l'égoïste, lui étaient prodigués dans cette pièce pitoyable, que Joachim avait faite ou fait faire, et qu'il avait mise sous le nom de son cousin. Joachim fait lire cette diatribe à son père ; le vieillard s'indigne, s'emporte ; il ne veut jamais voir ce maudit neveu, et charge Joachim de lui fermer la porte, et de lui donner dix écus, à condition qu'il ne remettra jamais les pieds chez un oncle qu'il a si cruellement outragé.

Vous jugez du plaisir qu'éprouve Joachim eu s'acquittant de cette commission. Hilaire arrive pour se jeter dans les bras de son cher oncle. Joachim lui apprend la résolution de son père : Voilà, dit-il, ce qu'il m'a chargé de vous remettre ; allez, monsieur, c'est indigne, c'est affreux de votre part : un homme qui vous aimait ne méritait pas une satire aussi sanglante... Hilaire proteste de son innocence : Joachim le jette dehors. Hilaire s'en prend à son cousin ; il le repousse durement. Joachim tombe sur lui à coups de pied, et les domestiques ne viennent séparer les deux champions que pour porter Hilaire dans la rue, et lui jeter la porte sur le nez.

Qu'on se peigne sa situation ! Seul pour lui, sans parents, sans ressources, la rage est au fond de son cœur : il jure qu'il se vengera : mais comment ? Il espère cependant en trouver les moyens. En attendant, il loue un petit cabinet garni, et là, seul, sans feu, sans hardes, sans linge, sans espoir d'apaiser son oncle, il se jette à genoux, et invoque, pour subsister, les faveurs de sa muse. Muse, s'écrie-t-il, muse, viens à mon secours ! viens rendre à ce cœur qui t'est dévoué tout le courage qui lui est nécessaire ! Tu donnes la gloire ; mais un beau laurier se fane bientôt quand on n'a pas de pain. Muse, joins à tes faveurs quelque chose de plus solide, et ne souffre pas qu'un esprit où tu règnes tout entière, habite un corps diaphane et affaibli par l'abstinence et le jeûne !

Je ne sais si sa muse l'entendit ; mais ce qu'il y a de certain, c'est que Hilaire passa un mois dans son cabinet sans découvrir aucune ressource. Ses dix écus étaient bien loin, et il avait vendu une partie de ses vêtements sans les regretter, car Hilaire était philosophe ; il dédaignait l'éclat des ajustements : une plume, un encrier et du papier, voilà les seuls bijoux qu'il chérissait. Cependant l'autre mois se passe encore sans que la fortune ni sa muse, sa muse ingrate, lui offrent le plus petit moyen de se tirer d'affaire ; il est vrai qu'il ne cherchait pas assez. Hilaire avait des connaissances très distinguées : Hilaire passait les jours et les nuits dans son cabinet à faire des épithalames, des madrigraux, des épîtres dédicatoires, qu'il envoyait aux gens en place, sur lesquels il croyait devoir compter, en flattant leur vanité. Vain espoir ! on le remerciait ; on lui donnait même à dîner, et puis c'était tout. Combien de fois Hilaire oublia son chagrin, et ne s'en ressouvint qu'avec plus de douleur, dans ces repas splendides !... Hilaire allait dîner chez un homme riche ; on lui prodiguait à table tous les mets, tous les soins on faisait quelquefois, pour lui donner à dîner, des dépenses excessives, dont le cadeau de la moindre partie lui eût été plus utile, et l'eût mis à son aise au moins pendant quinze jours. Telle était la réflexion qui se présentait souvent à son esprit, mais enfin il faisait un excellent repas, il lisait ses vers ; son appétit et son amour-propre étaient comblés : mais quand il sortait de cette maison fastueuse, quand il tâtait son gousset et qu'il n'y trouvait rien, quand il laissait l'opulence derrière lui, pour monter au cinquième retrouver la misère dans un grenier, que de soupirs, que de cris sur l'injustice des hommes, sur la bizarrerie de la fortune !... Hilaire se couchait sans lumière, en grelottant de froid, et il arrosait son triste grabat de ses pleurs, de ses pleurs que faisait couler l'orgueil, et non le noble désespoir d'un homme qui a épuisé toutes les ressources, sans pouvoir résister à l'injustice du sort. Hilaire était malheureux par sa faute, Hilaire n'était point à plaindre.

Il avait écrit plusieurs fois à son oncle ; mais vous devinez bien que Joachim était là pour recevoir les lettres et pour les brûler, Hilaire donc n'avait plus que la triste perspective de mourir de faim, lorsqu'un soir il trouva chez lui une lettre dans laquelle un très grand personnage, qui prétendait avoir autrefois protégé son père, l'engageait à se rendre à son hôtel le lendemain matin pour une excellente affaire. Hilaire, enchanté, relit plusieurs fois cette lettre consolante, et soudain il se couche dans le dessein de se lever de bonne heure, et de réparer le mieux possible le délabrement de sa toilette. Il s'endort au milieu des idées les plus agréables ; et il rêve qu'il voit rouler le char de la fortune ; que la foule est là pour l'émpêcher d'avancer, mais que la fortune elle-même lui fait signe d'approcher ; qu'il est soudain porté jusque sur le char de l'aveugle déesse, et qu'il puise à volonté dans la corne d'abondance, qu'elle n'ouvre que pour lui seul. Le jour le surprend au milieu de ce rêve enchanteur ; il se pare comme il peut, et, le chapeau sous le bras, il se rend au logis de son Plutus. Après les compliments ordinaires, son protecteur lui montre une tragédie qu'il a faite, et lui promet une somme considérable, à condition qu'il la fera jouer sous son nom. Mon état, lui dit-il, m'empêche de m'avouer auteur ; on se moquerait de moi, et cela me compromettrait beaucoup... Étrange sottise ! Autrefois, mes enfants, les grands rougissaient d'être artistes.

Hilaire lit l'ouvrage qui lui paraît détestable : il a honte de passer pour l'auteur de cette misérable rapsodie ; mais sa faim est plus forte que son amour-propre, et pour cette fois elle l'emporte. Hilaire consent à tout, et touche un à compte des richesses qui l'attendent. En moins d'un mois la pièce est jouée, et grâce au grand nombre de billets donnés, elle a quelque succès. Voilà donc Hilaire en réputation ; mais que cet honneur va lui coûter cher !...

D'abord ses prétendus succès réveillent la haine et la jalousie de Joachim. Le méchant cousin devient le plus grand détracteur du mérite d'Hilaire. Ce jeune étourdi se comporte si indécemment, que tous les gens impartiaux le blâment hautement.» Entends-tu cela, Benoît ? «Joachim devint odieux pour avoir dénigré l'ouvrage qu'il croyait être de son parent : non seulement il perdit l'estime publique, mais le grand personnage, véritable auteur de la pièce, indigné des pamphlets que Joachim faisait courir sur sa tragédie, trouva le moyen, par ses protections, de ruiner le père de Joachim. On lui supposa des torts, et il fut obligé de s'expatrier avec son imprudent fils. Ainsi fut puni l'envieux : voyons comment Hilaire le fut de sa résistance aux sages avis de son père.

Le secret de la tragédie ne fut pas gardé longtemps. Hilaire lui-même, Hilaire, gémissant en secret de passer pour l'auteur d'un ouvrage que tout le monde critiquait à juste titre, osa parler ; il nomma le grand personnage à quelques amis : ceux-ci le dirent à d'autres, et bientôt la famille de l'auteur l'apprit. Cette famille, se croyant déshonorée de ce qu'un de ses membres avait la manie de faire des vers, lui fit de vertes réprimandes. Le poète s'excusa comme il put ; et, pour arranger la chose, il fut décidé dans cette grave assemblée de parents que le pauvre Hilaire, qui avait secondé la folie de son patron, serait renfermé dans une maison de force pour le reste de ses jours : en conséquence, on obtient une lettre de cachet ; et, un beau jour que le malheureux Hilaire s'extasiait chez lui sur ses bucoliques et respirait déjà son immortalité, un exempt de police vint enlever le nourrisson du Pinde, et avec lui l'espoir des neuf muses. Versiculets, madrigraux, sonnets, élégies, tout fut jeté au feu ; et l'infortuné, plongé dans le fond d'une voiture, vit s'ouvrir la porte d'une horrible fortresse qui l'engloutit pour jamais ; car il y mourut bientôt de désespoir.

Telle fut la fin tragique d'un orgueilleux jeune homme qui préféra l'oisivité au travail, et une destinée incertaine à un état certain ; qui dédaigna les leçons d'un père prévoyant ; qui se fit un ennemi irréconciliable ; et qui osa se livrer au commerce des grands, des grands... qui sacrifient toujours l'instrument dont ils se sont servis... En écoutant son père, Hilaire l'eut empêché de livrer aux hasards d'une faillite la somme qu'il destinait à son établissement ; il eut fait des vers pour son agrément, il eût été heureux. En n'écoutant que sa tête, Hilaire a perdu son père et sa fortune : la honte, la misère et la prison, telle a été sa destinée, triste, mais méritée.»

Maintenant, Léon, Benoît, je vais vous parler avec plus de fermeté. L'histoire d'Hilaire cache plusieurs sens moraux. Elle est pour vous, Benoît, pour vous, qui nourrissez au fond de votre âme une jalousie basse de voir que votre frère a plus de talent que vous ; pour vous, qui critiquez sans justesse des vers que vous n'êtes pas capable de faire ; vous qui contrariez sans sujet votre frère, et finiriez, si je n'y mettais ordre, par le détester, et vous faire mépriser comme Joachim... Mon histoire vous regarde aussi, Léon, vous qui mettez à de faibles ouvrages plus d'importance qu'ils n'en méritent ; vous qui ne pouvez supporter la critique, et qui rougissez comme le feu au moindre mot qui blesse votre amour-propre. Profitez de l'exemple d'Hilaire. Je vous ordonne de ne faire des vers qu'à vos moments perdus ; de ne montrer qu'à moi, avant vos frères, tous ceux que vous ferez, et de n'en garder aucune copie ; c'est moi qui me charge du soin de rassembler vos bucoliques. Lorsque vous aurez un état fait, je vous remettrai vos manuscrits en ordre, sans en oublier un ; et vous pourrez alors vous livrer à un art qui est le plus grand des amusements quand il n'est pas un état. Vous voyez que je ne vous empêche point de cultiver dès ce moment vos dispositions ; je vous exhorte même à ne pas les négliger, mais sous la condition que je vous ai imposée : vous me remettrez vos moindres manuscrits, qui seront tous enregistrés chez moi ; et si je vous en trouve un seul, vous me fâcherez... mais beaucoup !

En attendant, comme je sais que Léon et Benoît ont poussé ce matin la brutalité jusqu'à se frapper... des frères ! quelle horreur ! j'ordonne qu'ils soient tous deux enfermés jusqu'à demain soir dans la grange. Ils y passeront la nuit, couchés sur la paille ; ils ne dîneront point demain avec leurs frères, ni avec moi, et je ne les reverrai que le soir. Tel est mon ordre : c'est à Marcelle que j'en confie l'exécution.

Palamène sortit en disant ces mots, prononcés d'un air très ferme ; et la vieille exécuta sur-le-champ sa terrible sentence. En conséquence, les deux coupables, noyés de larmes, furent conduits dans leur prison, où ils passèrent le temps prescrit pour leur détention à s'embrasser et à se jurer réciproquement que tous deux profiteraient de l'exemple funeste d'Hilaire et de Joachim.

Laissons-les, ami lecteur, subir le châtiment qu'ils ont mérité, et voyons bien vite comment se passa la soirée du lendemain.


QUATRIÈME SOIRÉE.

L'AMITIÉ.


Les Deux Écoliers, ou l'Héritier.

Si nos deux petits amis avaient passé une mauvaise nuit, celle du vieillard n'avait pas été moins agitée. Il ne pouvait disconvenir que son fils Léon eût des dispositions pour la littérature. La romance qu'il lui avait chantée n'était pas mal du tout pour un enfant de douze ans. Le bon père s'enorgueillissait même des talents naissants d'un jeune homme qui pouvait un jour se faire une réputation mais, d'un autre côté, la crainte que Léon ne perdît un temps précieux à devenir un auteur médiocre le tourmentait ; il était bien aise de lui avoir ordonné de lui remettre tous ses manuscrits, et il était sûr d'être obéi : il se faisait assez aimer de ses enfants pour compter sur leur soumission. Le caractère jaloux de Benoît, l'affligeait aussi : mais cet enfant avait le cœur bon ; il était facile de le corriger. La petite rixe des deux frères n'effrayait pas Palamène : il s'applaudissait cependant de la punition sévère qu'il leur avait infligée. Il se rappelait aussi le procédé de sa petite famille à l'égard du vieux mendiant qu'il lui avait envoyé ; car c'était par son ordre qu'un paysan du village s'était déguisé ainsi : c'était Palamène qui lui avait appris son rôle. Marcelle avait le mot : tout était très bien arrangé, ainsi qu'on l'a vu, pour éprouver la bienfaisance des enfants. Ils avaient comblé l'attente de leur père : toute leur petite fortune était passée dans les mains de l'adroit paysan, à qui Palamène en avait laissé une partie. Comme aucun des enfants n'avait parle de cette affaire, par une modestie qui charmait le vieillard, il voulait, sans paraître instruit, trouver l'occasion de les récompenser au-delà de ce qu'ils avaient donné. Cette occasion se présenta bientôt à son esprit, et il la fit naître, ainsi qu'on le verra dans la suite de cet ouvrage. Hâtons-nous, pour le moment, de délivrer nos prisonners, et de nous asseoir avec eux, à notre heure accoutumé, sur la terrasse, auprès du plus respectable des pères.

Les deux frères rougirent en revoyant leur père. Celui-ci s'en aperçut, ne leur parla plus de leur faute, qui était expiée, leur sourit tendrement, et leur ouvrit ses bras, où ils coururent se précipiter. Palamène, après les avoir bien serrés contre son cœur, eut le plaisir de les voir s'embrasser tous deux sous ses yeux, comme pour lui dirent qu'ils seraient toujours unis... Palamène en versa quelques larmes d'attendrissement et prit de là son texte pour égayer un peu ses enfants, en leur faisant un tableau récréatif des douceurs qu'on goûte à s'aimer, et de la délicatesse de l'amitié, quand elle date de l'enfance.

Or çà, mes petits amis, dit-il, nous n'avons pas passé hier une soirée fort gaie ; il faut tâcher de nous amuser un peu ce soir. Ce matin, en feuilletant quelques livres de ma bibliothèque, mes yeux se sont fixés sur ce gros volume que vous voyez. Il y avait bien longtemps que je l'avais lu : je le parcourus, et j'y trouvai une histoire, oh ! mais une histoire qui vous intéressera à coup sûr. Je l'ai apporté, mon volume ; il ne s'agit plus que de vous lire cette histoire-là ; mais ma poitrine est un peu faible. Priez votre frère Armand de vous faire ce plaisir.

À la seule annonce d'une histoire, et d'une histoire intéressante, tous les enfants avaient rapproché leurs sièges, et s'étaient regardés avec un air d'hilarité qui n'avait pas échappé à leur instituteur. Tous soudain entourèrent Armand pour le prier de lire l'histoire, Armand ne se le fit pas répéter : il prit donc le volume ; Marcelle se mit à filer ; Palamène s'apprêta à examiner l'impression qu'elle allait faire sur les enfants : tout le monde se prépara à la plus grande attention, et le jeune Armand commença sa lecture en ces termes :

Les deux Écoliers, ou l'Héritier.

NOUVELLE.

Dulys et Gérard étudiaient dans le même collège, et s'étaient mille fois jure la plus tendre amitié. Dulys était le fils d'un négociant peu aisé ; et le père de Gérard était un pauvre fermier de la Beauce. La presque égalité de fortune, le même âge, les mêmes goûts, tout avait rapproché ces enfants, qui n'avaient qu'une même façon de voir et de penser. Dulys cependant avait un peu de hauteur dans le caractère, et c'était peut-être par une suite de cette hauteur qu'il se plaisait souvent, quoique ses menus plaisirs fussent très bornés, à les partager avec Gérard, et à payer toujours pour lui. Gérard n'y voyait qu'une suite de l'amitié, et les petits bienfaits de son ami ne pouvaient l'humilier. Combien de fois ces deux enfants se dirent-ils dans leurs douces étreintes : «Ô mon ami ! ne nous séparons jamais ; et si je deviens riche, je veux partager mes biens avec toi. Souvenons-nous sans cesse de cette promesse, et que le plus pauvre de nous deux ne balance pas à la rappeler un jour à celui qui en aura davantage !» Tels étaient les doux projets de ces bons enfants ; tels étaient les serments qu'ils se faisaient tous les jours : à qui des deux est-il réservé de les trahir ? C'est ce que nous verrons bientôt.

Leurs études allaient être terminées, lorsque Dulys perdit son père. Il ne lui restait plus qu'un oncle extrêmement riche, et qui avait deux enfants en bas âge. Cet oncle, devenu le tuteur de Dulys, demeurait à Cambrai : il lui plus de rappeler son pupille auprès de lui, et de lui donner un état sous ses yeux. Dulys en reçut la nouvelle, qui lui fit verser bien des larmes : il lui fallait se séparer de son cher Gérard ; c'était pour lui le plus grand des malheurs. Que de larmes coulèrent dans cette séparation ! que d'embrassements ! que de serrements de mains ! que de promesses de se reunir un jour !... Oui, dit Dulys, oui, selon toute apparence, je me fixerai à Cambrai ; si le malheur te poursuit, mon cher Gérard, viens m'y trouver ; et si j'ai l'atrocité de t'abandonner, je te permets de me percer le cœur.

Enfin il fallut se quitter, et Gérard obtint du principal du collège la permission d'accompagner son ami jusqu'aux messageries, où l'attendait un domestique de son oncle. Là, nouvelles larmes, nouvelles effusions... Le carrosse part ; et Gérard, qui l'a suivi encore tant que ses jambes le lui ont permis, retourne tristement à son collège, jadis le séjour du bonheur, maintenant un desert, un désert affreux, depuis que l'amitié ne l'habite plus.

Touchante amitié des enfants, comme vous électrisez mon âme ! comme vous affectez délicieusement mon cœur !... Oui, tendre amitié des enfants, vous êtes le lien de la société future ; vous préparez l'union, la paix de la postérité ; vous êtes l'aurore du bonheur qui doit luire un jour sur les générations.

Après le départ de Dulys, nous laisserons s'écouler un laps de temps considérable, pendant lequel nos deux amis s'écrivirent de temps en temps, puis plus du tout, attendu que le bon Gérard est obligé de voyager. Gérard, ses classes finies, est retourné chez son père. Son père, vieux, infirme, a essuyé des pertes qui l'ont tout à fait ruiné. La fille ne peut que vaquer aux soins domestiques : il lui faut un garçon pour conduire sa charrue ; c'est Gérard qui se charge de ce soin. Voilà donc notre jeune homme qui néglige tout à fait les soins de sa parure, laisse flotter ses cheveux noirs au gré des vents, quitte ses habits propres pour une bonne grosse veste, ses livres et la plume pour le soc de l'instrument nourricier ; le voilà en un mot paysan dans toute l'étendue du terme : mais son âme est toujours belle, son cœur est toujours sensible et bon, son esprit est toujours cultivé ; il n'oublie pas les muses, et adresse même des vers à Triptolème, en conduidant l'ingénieuse machine aratoire dont il a fait l'utile présent à l'humanité.

Gérard passe ainsi plusieurs années, et ne reçoit plus de nouvelles de son cher Dulys, qu'il suppose livré aux plus sérieuses occupatians. Il est sur le point de se tâcher de ce silence, lorsqu'un accident cruel le force à se souvenir des promesses que cet ami lui fil autrefois. Le bon vieux père de Gérard meurt accablés de dettes. Son fils, obligé de tout céder à des créanciers avides, se voit privé de tout, forcé de faire, pour subsister, des métiers indignes de son éducation, de sa délicatesse. Gérard a perdu son père et avec lui sa fortune, ses espérances et le repos de ses nuits : c'est dans le cours d'une de ces nuits qu'il passait dans les larmes, que Gérard se rappelle Dulys : et avec lui tous les serments qu'ils se sont faits mutuellement. Les bons cœurs ne doutent jamais de la vertu : J'irai, se dit-il, j'irai trouver ce tendre, ce fidèle ami ; je lui dirai : Voici l'obligation que nous avons contractée dans notre enfance ; le sort te fait jouir du bonheur de l'exécuter ; me voilà, je suis Gérard, et toi tu es toujours Dulys... Oh ! comme cet espoir me console !... qu'il me procure seulement une place près de lui, et je suis content... Mais ma sœur... Eh bien, ma sœur, je l'emmènerai avec moi ; n'eusse-je qu'un morceau de pain, je le partagerai avec cette sœur chérie, et la nourriture se glorifiera de devoir tout à l'amitié.

Gérard a pris son parti. Sa sœur Julie, jeune enfant de seize ans, n'a pas d'autre volonté que celle de son frère. Tous deux font à la hâte leur léger paquet, et les voilà partis pour Cambrai.

Nous ne parlerons point des espérances flatteuses qui font sourire le frère et la sœur pendant leur voyage ; nous nous dépêcherons d'arriver avec eux dans une ville où ils sont bien sûrs de trouver un terme à leur infortune.

Il était près de minuit lorsque Gérard entra dans Cambrai. Il sentit qu'il n'était pas décent d'aller à cette heure-là chez son ami ; en conséquence, il descendit dans la première auberge, où il se fit donner deux chambres et servir à souper. La fille de l'auberge lui parut aimer assez à babiller. Gérard voulut tirer d'elle quelque éclaircissement sur le sort de Dulys, qui, depuis un an, ne lui avait rien mandé de ses affaires. — Pourriez-vous m'indiquer la demeure de M. Dulys dans cette ville ? — M. Dulys, monsieur ? Pardi, vous vous adressez bien, c'est notre voisin ; il demeure dans le grand hôtel que vous trouverez dans la première rue à main gauche. — Le grand hôtel ! Il demeure toujours chez son oncle ? — Son oncle ? Ah bien oui, son oncle ! il y a longtemps qu'il est mort, ma foi ! — Mort, son oncle ! — Eh oui ! Vous ne savez donc pas ça ! Oh bien, si vous ne le savez pas, je m'en vais vous le conter, moi. Vous allez voir comme la fortune va comme ça à de certaines gens : l'eau coule toujours à la rivière, comme dit le proverbe. L'oncle de M. Dulys était riche à millions, et veuf avec deux enfants : voilà que la petite vérole qui a été bien maligne ici : car j'ai mon filleul à moi, qui en est mort : un enfant ! ah ! beau, beau, beau ! on n'en a jamais vu comme ça. — Continuez, je vous prie. — Voilà que la petite vérole lui enlève ses deux enfants en quinze jours : en quinze jours, mon cher monsieur ! N'est-ce pas triste fin ? Le pauvre père est si désolé, si désolé, qu'il tombe malade à son tour, et meurt... J'ai vu son enterrement, moi : oh ! c'était la plus belle chose du monde ! — Eh bien ! — M. Dulys devint l'héritier de ses grands biens ; et il avait des écus le papa ! dame, c'était le plus riche négociant d'ici ! — Dulys a été son héritier ? — Oui, mon cher monsieur, tout : l' hôtel, les terres, les maisons ; il a eu tout, tout, tout, tout, tout. Il était majeur justement depuis un mois : voyez comme ça est bien tombé ! — Quel bonheur pour l'humanité que Dulys soit riche ! Ah ! il doit faire bien des heureux ! — Des heureux ! Ah oui, allez ! des filles, des escrocs, voilà les heureux qu'il fait. C'est un train chez lui, c'est un train ! ha ! il n'ira pas loin, si ça continue... Mais ! ô mon Dieu ! qu'est-ce que j'ai dit là ? Je vous demande bien pardon, monsieur, c'est peut-être votre ami ? Bavarde que je suis ! je ne voudrais pas pour ce que je possède qu'il sût que j'ai dit ça de lui, car il n'est pas bon ; et puis il a tant de crédit sur nos magistrats ! il a déjà tant commis d'injustices !... Eh bien, voilà encore ! Pardon, monsieur, pardon : j'entends qu'on m'appelle à la cuisine, j'y vais... J'ai bien l'honneur d'être votre servante.

La fille était disparue ; et Gérard et sa sœur etaient pétrifiés de tout ce qu'ils venaient d'entendre. Dulys riche, cela ne surprenait pas Gerard ; mais Dulys méchant ! Dulys, entouré de filles et d'escrocs ! Dulys, capable de commettre des injustices ! Cela n'est pas possible. À coup sur, ce n'est pas là le Dulys qu'il a connu au collège ; c'est un autre Dulys : cette fille s'est trompée, car un bon naturel ne change pas si rapidement ; et l'enfant qui versait des larmes au récit d'une belle action, ne peut devenir un homme pervers !...

Cependant cet oncle qui avait deux enfants, ce Dulys son neveu : tout cela retrace la famille de son ami. Gérard ne peut douter que ce ne soit lui... Au surplus, qu'il s'amuse, qu'il passe comme il veut le feu de sa jeunesse, qu'il soit injuste envers quelques personnes, il ne peut être injuste envers san ancien ami, envers Gérard, ce bon Gérard qu'il a tant de fois serré dans ses petits bras ! On aime à revoir l'ami de son enfance : cela nous rappelle des localités, des plaisirs innocents et purs qui font encore sourire le vieillard sous les glaces de l'âge, sous les fruits de l'expérience. Oh ! Gérard sera bien reçu : il n'en peut douter ; il rougit même d'avoir osé soupçonner son ami : néanmoins, comme il faut pourtant compter quelquefois pour quelque chose l'ingratitude des hommes dans les démarches qu'on fait dans la vie, Gérard ira seul recevoir les embrassements de son ami, ou s'exposer aux mauvais procédés d'un ingrat, d'un parjure. Il n'y conduira pas sa sœur ; il ne l'exposera point aux hasards d'une mauvaise réception. Si ses vœux sont comblés, alors il viendra chercher Julie, il la présentera à Dulys... et il est certain qu'il la lui présentera, car il sera bien reçu.

Après avoir fait cet arrangement, Gérard se livre aux douceurs du sommeil, qui ne tarde pas à venir réparer ses forces : il dort très profondément, tant il est vrai qu'aucun soupçon n'a germé dans son âme, si étrangère au vice, qu'elle ne peut pas même concevoir qu'il existe ! La servante de l'auberge est une bavarde qui dit ce qu'elle sait et ce qu'elle ne sait pas : telle est la réflexion que fait Gérard le lendemain à son réveil... Il s'habille, déjeune avec sa sœur, la confie aux soins de la maîtresse de l'auberge, et s'achemine, plein des plus douces pensées, vers l'hôtel de Dulys.

L'aspect extérieur de cette maison le charme d'abord et le réjouit, quand il pense au bonheur que son ami doit goûter. Il demande M. Dulys ; un grand suisse lui répond durement : Montez à l'antichambre. Gérard monte à l'antichanbre ; un laquais lui demande ce qu'il veut ? — M. Dulys. — Il dort. — J'attendrai. — Que lui veux-tu, mon ami ? (1) — Ce que... je lui veux ? — Oui, qu'as-tu à lui dire ? — Cela ne te regarde pas. — Ah ! cela ne me regarde pas ! Cela regardera peut-être M. Dupuis, le valet de chambre de monsieur ? — Je n'ai point affaire à ce Dupuis. — Ce Dupuis ! comme il parle !... II faudra pourtant bien mon bon ami, que tu dises à ce Dupuis ce que tu veux à monsieur : les gens de ta sorte n'entrent point ici sans cette formalité préliminaire. — (Gerard indigné, s'anime.) Apprenez, faquins que vous êtes, que les gens de ma sorte, valent mieux que de grands lâches comme vous tous ! (Les laquais et deux autres qui sont dans l'antichambre, partent d'un éclat de rire forcé.) Ah ! ah ! ah ! qu'est-ce que c'est donc que ce manant-là ! Eh ! mais il faut le mettre à la porte ! (Gérard s'assied.) Ah ! voilà monsieur assis ; il est de mauvaise humeur : il aura le temps de calmer sa bile en attendant le lever de monsieur et celui de M. Dupuis.

Les laquais, à ces mots, lancent à Gérard un regard de mépris, et se remettent à leur table, où ils étaient occcupés à faire une partie de cartes au moment où notre bon fermier est montré. Les laquais ne font plus la moindre attention à lui, et Gérard les regarde avec une fierté mêlée d'indignation. Les vils esclaves ! se dit-il tout bas ; comme ils sont insolents ! En vérité, ces drôles-là sont plus impudents que leurs maîtres. À coup sûr, Dulys ignore la manière brutale avec laquelle ils reçoivent les étrangers, car il ne le souffrirait pas : il est si bon, si humain !

Ainsi raisonnait Gérard, et cependant son cœur était oppressé : il soupirait involontairement. Gérard n'avait jamais aimé le faste ni les tons des gens titrés ; tout ce qu'il voyait l'affligeait ; il blâmait tout bas cet étalage, et Dulys lui paraissaît au moins léger et inconséquent d'arborer un faste aussi impertinent, tandis qu'il est si doux de vivre dans une honnête aisance et de faire des heureux avec le superflu de son bien. C'est ce qu'il se proposait de dire à son ami, lorsque leur première intimité serait renouée : mais Gérard n'y était pas encore ; il allait avoir sous les yeux d'autres tableaux plus révoltants.

Il y avait plus d'une heure qu'il attendait, lorsqu'un laquais entre précipitamment, et dit à ceux de Dulys, avec un air de mystère : Eh ! vite à son lever ce poulet !... On accepte le rendezvous, ce soir, à minuit, par la rue Basse. Le père sera couché ; la jeune innocente a promis de laisser sa croisée ouverte... Quelle bonne fortune pour votre maître ! Ha çà, j'espère que M. Dupuis reconnaîtra les peines que je me suis données pour assurer cette conquête. Adieu, je me sauve ; fais valoir mes services, et nous boirons le malaga...

Il dit, et se sauve... Les laquais se remettent à leur jeu, et Gérard est là, qui ne conçoit rien à ce qu'il vient l'entendre... Un père couché, une jeune innocente qui laisse sa croisée ouverte... Qu'est-ce que cela veut lire ? Dulys serait-il assez corrompu pour séduire la vertu ?... Et ce trafic infâme à la tête duquel paraît être ce M. Dupuis ! Ce M. Dupuis est un homme que Gérard est bien curieux de voir : c'est sans doute le Maître-Jacques, le factotum de la maison... Ah ! Gérard craint bien que la servante de l'auberge ne lui ait fait entrevoir qu'un coin du tableau de la conduite de Dulys. Un instant, vertueux Gérard, et tu vas avoir une idée de l'ensemble de ce tableau, neuf pour tes regards.

Une heure entière s'écoule encore, et personne ne paraît. Un étranger se presente cependant : il est pâle, défait ; il a même l'air d'avoir passé la nuit. Peut-on parler ? dit-il à demi-voix à celui qui a l'air du maître laquais. — Oui, oui. — Cet étranger... Bah ! c'est un paysan : ces gens-là sont trop lourds pour comprendre...

Gérard a entendu distinctement ce commencement de conversation, et cela l'enrage à prêter sans affectation, une oreille plus attentive. L'inconnu répond : Il est mort. — De ses blessures ? — Eh ! de quoi donc ? Tout le quartier crie beaucoup : on accuse la petite Cloé, chez qui l'on sait qu'il a soupé. Pour elle, elle est intéressée à ne pas parler ; mais le domestique de Cloé ! il était là au moment de la dispute de monsieur avec ce bourru capitaine... Il aurait pu tout dire : tu ne sais pas ce que j'ai fait ? J'ai rempli un de ces ordres en blanc que le magistrat donne à ton maître, et qu'il nous confie, par prudence sans doute, et je vous ai signifié à mon bavard l'ordre de sortir sur-le-champ de la ville, sous prétexte qu'il est violemment soupçonné d'avoir volé un de ses anciens maîtres. L'imprudent m'a bien remercié de l'avis que je lui donnais, et il est parti. C'est un mauvais sujet en effet : cela a plusieurs affaires sur le corps. Au surplus, il est bien loin ; notre secret est à nous, et j'ai fait répandre le bruit que le capitaine avait été attaqué dans la rue par des voleurs... — M. Dupuis sait-il tout cela ? — Il le sait ; devine où je l'ai trouvé ? Le drôle a le nez fin. Je l'ai rencontré comme il enlevait, aidé de Richard... Oh ! mais tu sauras tout cela, car M. Dupuis est sur mes pas ; il va paraître dans l'instant.

À ces mots l'inconnu élève là voix, et les laquais et lui parlent de choses indifférents. Mais Gerard !... Oh, Gérard ! Il ne sait plus s'il est sur la terre ou dans l'enfer. Il ne peut concevoir tant d'horreurs ; et quoiqu'il ne comprenne pas bien l'espèce d'aventure dans laquelle il y a eu un homme de tué, un autre d'expatrié, il sent bien que Dulys joue dans tout cela un rôle abominable... Le verra-t-il cet homme qu'il n'use plus appeler son ami ? Oui, il le verra. Gérard ne peut croire qu'il en éprouvera des insultes. Ils s'aimaient tant autrefois ! Au surplus, Gérard a tant fait que de venir chez lui, il ne s'en ira vas sans avoir une réponse quelconque ; et puis il est bien curieux de connaître ce M. Dupuis, de qui tout le monde parle tant ; ce M. Dupuis dont on ne prononce le nom qu'avec respect, et qui sans doute n'est qu'un scélérat qui a perverti son maître, qui a gâté le plus beau naturel...

Gérard est impatient de voir cet illustre personnage, lorsque la porte s'ouvre. Tous les laquais se lèvent précipitamment ; on murmure tout bas : c'est M. Dupuis !...»

Ici Palamène s'aperçut qu'il était tard ; il fit interrompre Armand, son jeune lecteur, et l'on remit au lendemain la suite d'une lecture qui intéressait si vivement les enfants, qu'ils témoignèrent hautement leur chagrin de n'en pouvoir connaître la fin. Je fais comme Palamène, ami lecteur. L'heure du repos m'appelle : je quitte la plume, et je vous engage à attendre patiemment la soirée de demain, pour entendre, avec nos enfants, la suite de l'histoire des deux écoliers.

1. On se rappelle que Gérard avait la coiffure, la mise et la tournure même d'un bon paysan. Voilà ce qui excite la hauteur du laquis.


CINQUIÈME SOIRÉE.

LA PIÉTÉ FILIALE.


On interrompt l'histoire des deux Écoliers, pour entendre le petit Joueur de vielle.

Cette soirée tant désirée arrive, à la grande satisfaction de nos enfants, qui sont de bonne heure au rendez-vous ordinaire. Tous sont assis, et attendent avec impatience leur père Palamène, possesseur du gros livre qui leur a paru si intéressant. Ils brûlaient du désir de connaître plus à fond M. Dupuis, dont ils devinaient le caractère atroce, et ils s'entretenaient de la mauvaise réception qu'ils ne doutaient pas que l'ingrat Dulys allait faire à son vertueux ami Gérard. Comme ils l'aimaient ce bien Gérard !... comme ils s'intéressaient à son sort ! Ah ! ses bonnes qualités et sa pauvreté souriaient plus à l'âme de nos jeunes amis, que tout l'éclat, toute la richesse du perfide Dulys.

Ils attendaient donc Palamène, qui n'arrivait point. Marcelle elle-même n'était point là. Si du moins on leur eût laissé le gros livre, Armand eût pu continuer une histoire que leur père sans doute savait par cœur. Et vous-même, ami lecteur, peut-être partargez-vous la vive curiosité de nos petits héros. Patience ; nous connaîtrons bientôt la suite de l'histoire de Gérard ; mais pour le moment nous allons être interrompus par un incident qui pourra faire diversion à l'intérêt que nous prenions à cette histoire, mais qui nous en inspirera un d'un autre genre.

Les enfants avaient pris le parti de jouer à de petits jeux, en attendant leur père et sa vieille gouvernante, quand tout à coup le son d'une vielle les attire vers la porte. C'est un enfant de douze à quinze ans, un petit Savoyard qui joue de cet instrument, et qui a l'air de chercher des yeux une maison dont il ne connaît pas la situation. — Est-ce près d'ici, demande-t-il à nos enfants, que demeure le bon Palamène ? — C'est ici même. — Vous êtes ses enfants ? — Oui. — Oh ! que je suis aise de vous rencontrer ! c'est vous seuls que je cherche. Laissez-moi entrer, que je vous conte tout ça. J'ai bien des choses à vous dire, allez.

Le petit joueur de vielle entre avec nos enfants, qui ferment la porte sur lui, le font parvenir jusqu'à la petite terrasse, l'engageant à s'asseoir près d'eux, et lui font, en un mot, tous les honneurs qu'on doit à un étranger. Quand il s'est assis d'un air grave, qu'il a essuyé la sueur qui coule de son front, il les regarde avec intérêt, puis il leur dit : Oh ça, mes amis, il faut que je m'acquitte d'une promesse bien sacrée que j'ai fait. Vous êtes cinq, n'est-ce pas ? — Oui, nous sommes tous frères.

Le petit joueur de vielle tire de sa poche une bourse pleine d'écus, en fait cinq parts ; puis, au grand étonnement des enfants, il leur met à chacun une petite somme dans la main, en disant : Voilà votre part à vous ; vous, voilà ce qui vous revient, etc.

Les enfants, étonnés, ne savent ni ce qu'il faut faire, ni ce qu'il faut dire. — Vous vous moquez, mon petit ami ; cet argent ne peut être à nous : qui nous le donnerait ? comment l'aurions-nous gagné ? — Il est à vous, vous dis-je. Prenez, prenez toujours ; et vous saurez bientôt qui vous fait ce léger cadeau. — Mais... — Mais il faut prendre ; c'est le vœu de celui qui m'envoie. — Celui qui vous envoie ne peut être notre père, dit Adèle, et nous ne pouvons rien accepter de vos dons sans sa permission, sans qu'il connaisse au moins. — Il saura tout, et ne désapprouvera rien. Cet argent est à vous ; vous l'avez gagné legitimement, il faut que vous le preniez : je ne sors pas d'ici que vous ne l'ayez accepté. — Mais dites-nous donc au moins ?... — Ah çà volontiers ; c'est bien mon intention. Que chacun de vous mette d'abord ceci dans sa poche ; je parlerai après.

Les enfants, étonnés, regardent le petit present qu'on leur fait. Ils possèdent chacun quinze livres. Quinze livres ! Quelle somme pour eux ! Ils ne savent s'ils doivent serrer cet argent ; mais enfin ils s'y determinent, après s'être consultés, et bien résolus de ne pas laisser partir le petit joueur de vielle sans lui rendre cette somme, si les raisons qu'il leur va donner ne leur paraissent pas légitimes.

Le petit savoyard s'assied : il va leur nommer l'auteur de ce bienfait, lorsque Palamène et Marcelle arrivent tout-à-coup... Qu'on me dise pourquoi ses enfants, en l'apercevant, rougirent comme s'ils venaient de commettre une mauvaise action ? Qu'on m'apprenne le motif qui les rend honteux au point de sentir battre leur cœur violemment, et de n'oser prononcer une parole ? C'est qu'un service qu'on reçoit, et dont on ignore le motif, humilie plus qu'un service qu'on rend ; c'est que les âmes honnêtes éprouvent un certain embarras quand on les oblige, et qu'elles ne peuvent donner à ceux qu'elles respectent des explications qu'elles attendent elles-mêmes ; c'est enfin qu'un bienfait reçu de quelqu'un qu'on ne confiait pas, porte avec soi quelque chose d'outrageant.

Palamène arrive, s'aperçoit du trouble de ses enfants, voit chez lui un nouveau venu, et demande avec douceur au petit inconnu ce qui l'amène dans sa maison. Il faut que le petit joueur de vielle reponde, car aucun des enfants n'en a la force : ils ont pris l'argent ; ils craignent que leur père ne les trouve imprudents. C'est donc le petit inconnu qui prend la parole, et raconte à Palamène ce qu'il vient de dire déjà aux enfants, et le plaisir qu'il éprouve de voir qu'ils ont accepté les parts qu'il vient de faire.

Ici les enfants regardent Palamène, pour voir s'il fronce le sourcil ; ils sont bien agréablement surpris. Palamène sourit ; il fait même des plaisanteries : en vérité mon petit ami, dit-il, c'est un coup du Ciel, cela ! Je voudrais bien qu'une bonne âme me rendit un pareil service tous les jours. Eh bien, mes enfants, vous voilà donc bien riches ! J'en suis charmé, j'en suis charmé ; mais vous êtes sans doute curieux, comme moi, de connaître l'homme obligeant qui vous fait un si joli cadeau ? Voyons, prions notre hôte de vous expliquer ce mystère. En attendant, c'est bien le moins, je crois, que vous le fassiez rafraîchir.

Adèle court au buffet ; elle en rapporte de l'eau rougie. Le petit joueur de vielle l'accepte sans façon. On s'assied, on se presse, il n'est plus question du gros livre ; on l'oublie pour un intérêt plus majeur, celui du moment ; et quand Marcelle a pris son ouvrage et mis ses lunettes, le jeune inconnu commence ainsi le récit qu'on va lire.

Histoire du Père aveugle.

«Je suis né dans les montagnes de la Savoie. Mon père vint de bonne heure à Paris pour y exercer un métier utile, celui de porteur d'eau. Sans doute cet état n'est pas estimé comme celui d'un riche financier, mais quand on considère que chacun serait bien embarrassé s'il était obligé de descendre de chez lui avec sa cruche et son seau, d'aller jusqu'à la rivière des différents quartiers de Paris, et de revenir chargé d'un fardeau très lourd, on conviendra qu'on doit avoir une grande obligation à ces hommes laborieux qui, pour une modique somme, vous épargnent tant de peines et tant d'embarras... Dame, il faut que vous m'excusiez si vous trouvez quelquefois mes réflexions simples et naïves : je n'ai pas appris à parler, moi, je n'ai jamais fréquenté les grosses maisons, les belles compagnies ; j'ai toujours vécu parmi le peuple ouvrier, et je ne puis peindre que le peuple ouvrier.

J'étais seul enfant à la maison ; pendant que mon père était à Paris, ma mère mourut. J'avais alors huit ans. Un voisin charitable eut pitié de moi, il me reçut dans sa maison, et sur-le-champ il écrivit à mon père, qui se hâta de revenir en Savoie, afin de mettre ordre à ses petites affaires. Voilà donc mon père Gilbert qui, la sangle sur le dos, arrive chez son voisin, et me presse dans ses bras en versant des larmes. Mon fils, me dit-il, (je m'en souviens encore), mon petit Joseph, tu as perdu ta mère, et avec elle tout ton bonheur : ton père est un pauvre ouvrier qui n'a pas eu le temps d'amasser la plus légère somme : il faut que tu viennes avec moi à Paris. Là, je t'enseignerai les moyens d'exister, soit en ramonant les cheminées, soit en rendant des services aux passants, ou en faisant des commissions. Voilà le sort qui t'attend, mon pauvre Joseph : mais si tu travailles bien, si tu es honnête homme, tu n'auras pas besoin d'état brillant, ni de fortune ; tu seras heureux.

Le père Gilbert dit, et m'embrasse encore avec tendresse : il remercie son obligeant voisin, vend le peu d'effets qu'il possède, m'achète une ratissoire, une selle, des brosses, et part au bout de quelques jours, en me tenant par la main. Me voilà donc en voyage, le cœur serré, la larme à l'œil, mais ferme de l'appui de mon père, qui cependant n'était pas plus avancé que moi, car son voyage lui avait coûté ; et nous eussions été réduits à la dernière extrémité de mourir de faim, si nous ne nous fussions arrêtés dans chaque lieu, où nous gagnions quelques misères à porter des fardeaux.

Nous n'avions plus qu'environ soixante lieues à faire, lorsqu'un accident terrible vint tout à coup ravir la lumière à mon pauvre père, et changer le genre de travail qu'il m'avait prescrit... Grand Dieu ! pourrais-je raconter cet événement sans verser des larmes ?

Il était environ huit heures du soir : c'était à l'approche de l'automne ; il faisait nuit fermée, et nous étions à l'entrée d'un village où tout nous forçait à passer la nuit. Je frappe à la porte d'une ferme, et je demande la permission de passer la nuit avec mon père dans l'écurie. On me répond rudement qu'on n'a point de place pour des gens qu'on ne connaît pas. J'insiste ; on veut me mettre à la porte ; je me jette, pour ainsi dire, aux pieds de la maîtresse de la ferme, qui, plus sensible que son mari, s'écrie : Il est intéressant ! je ne puis me résoudre à le laisser dehors. Où est ton père ? — Le voilà là-bas. Mon père ! mon père !

J'appelle mon père, dont la physionomie honnête rassure la fermière. — Mais où voulez-vous les mettre ? dit brusquement le fermier à sa femme : ne savez-vous pas que la moisson a tout rempli ici ? — Eh bien, il n'y a qu'à les loger dans la vieille grange où il n'y a rien : elle n'est pas bien close ; mais ils seront toujours mieux que dans la rue. La fermière nous fait conduire dans la vieille grange ; elle a même l'humanité de nous y faire porter du pain, de l'eau et quelques restes de son souper. Nous mangeons gaiement mon père et moi ; puis, notre collation finie, nous nous étendons chacun dans le coin de la grange qui lui paraît le plus commode. Je dormais profondément, lorsque, vers les cinq heures du matin, un très grand bruit me réveille en sursaut. J'appelle mon père ; il écoute, et me rassure, en me disant que ce sont des coups de canon que l'on tire dans la ville prochaine. Nous y avions passé la veille : il était question d'une grande fête pour le lendemain ; et c'était sans doute cette fête que l'on annonçait ainsi.

Cependant à chaque coup de canon je remarquais que notre chambre à coucher, la grange antique et délabrée que nous habitions, chancelait et vacillait comme si on l'eût remuée avec vigueur. Mon père, qui s'habillait, le remarque aussi ; il s'effraie même : Joseph, me dit-il, dépêche-toi de t'habiller ; nous ne sommes pas en sûreté ici : cette masure peut s'écrouler d'un moment à l'autre, et nous ensevelir sous ses ruines...

À ces mots, la terreur s'empare de mes sens ; je cours comme un petit fou ; je me précipite hors de la grange : mais à peine suis-je dehors, qu'une nouvelle décharge de canon hâte la chute de l'édifice. Un craquement affreux se fait entendre dans le toit : les poutres se séparent, tout s'écroule, et les cris aigus de mon malheureux père ne m'annoncent que trop qu'il est resté sous les ruines de la grange.

Que faire, grand Dieu ! que faire dans cette cruelle situation ! Si je cours à la ferme, qui est très éloignée, mon père peut mourir avant qu'on lui donne du secours... La tendresse et l'effroi me donnent une force surnaturelle ; et, sans consulter mes forces, je crois pouvoir élaguer les ruines, remuer les plus grosses pièces de bois, et débarrasser mon père. J'appelle à mon aide, tout en travaillant. Heureusement pour nous, une fille de l'auberge, qui cueillait quelques légumes, m'entendit ; le bruit de la chute de la grange l'avait effrayée d'abord, puis attirée vers le lieu de l'écroulement. Cette bonne fille court à perte d'haleine vers la ferme ; elle en revient bientôt suivie de plusieurs hommes vigoureux, qui viennent de finir un ouvrage que je croyais avoir bien avancé, parce que j'avais jeté au loin quelques plâtras. À leur aspect, la consolation et l'espérance me firent apercevoir de toute ma lassitude : j'avais les mains et les pieds ensanglantés ; une sueur froide couvrait mon corps ; je tombai à la renverse, et l'on m'emporta dans l'auberge, où je ne repris mes sens que pour être témoin de la douleur de tous ceux qui m'environnaient. La fermière surtout ne pouvait se pardonner d'être, en quelque façon, la cause de ce malheur. — Mon père ! mon père ! m'écriai-je. — Ton père ! ton pauvre père, mon petit homme ! hélas ! — Il est mort ? — Non, mais il vaudrait mieux qu'il le fût. — Ah, ciel ! et que lui est-il donc arrivé ? — Il a perdu la vue, mon ami ; il est aveugle. Va, va le voir à l'hôpital, où l'on vient de le transporter ; Jeanne t'accompagner. Jeanne, conduisez ce pauvre enfant à son père. Ah, mon Dieu faut-il qu'un pareil accident soit arrivé dans ma maison !

Je ne l'écoutais plus ; j'étais déjà en chemin, et je courais si fort, que la servante Jeanne avait bien de la peine à me suivre. L'hôpital où l'on avait porté mon père était dans la ville prochaine, à une demi-lieu de là, dans cette même ville où l'on avait tiré tant de coups de canon, cause de notre infortune. On m'a dit depuis, que le vent qui donnait du côté de notre grange, était la seule cause de la chute de ce bâtiment vieux et pourri. Dame, voilà la raison qu'on m'a donnée ; je ne suis pas assez savant pour vous en dire davantage.

Je ne vous peindrai point mon désespoir, quand je me précipitai sur le lit de mon père... Il n'avait recouvré la parole que pour demander son fils : il était près de lui, ce fils chéri, mais il ne devait plus le voir... Le malheureux Gilbert était tout fracassé : des poutres, des tuiles et des éclats de bois lui avaient meurtri la tête de tous les côtés, et crevé les deux yeux... Mon père devait guérir de ses blessures, les chirurgiens l'affirmaient ; mais il devait rester aveugle : ô douleur !...

On eut la bonté de me permettre de rester dans l'hôpital, et d'y soigner mon père : j'y fus méme nourri par charité ; et au bout de deux mois, Gilbert étant tout à fait rétabli, nous quittâmes cet hospice secourable, n'ayant plus d'autre ressource que celle de la mendicité. Il fut convenu que je conduirais partout mon père aveugle, et que je demanderais l'aumône pour lui. Je le chérissais tant, ce père infortuné, que ma condition n'eut rien à mes yeux d'avilissant ni de désagréable. À mesure que je rencontrais un passant, je m'écriais : Pauvre aveugle, s'il vous plaît ! Les uns me donnaient, les autres me rudoyaient. Je remettais fidèlement à mon père le produit de ma petite collecte, et je ne le quittais pas d'une minute.

Gens du monde, qui rencontrez l'aveugle et son fils, et qui osez jeter sur eux le regard du mépris, que vous êtes loin de la nature ! Écoutez-les, ils vous apprendront les devoirs de la tendresse paternelle et de la piété filiale.

Mais je m'aperçois que je fais de la morale ; et vous n'en serez pas surpris, quand vous saurez que j'ai profité des leçons d'un homme d'esprit, d'un bienfaiteur que je regretterai toute ma vie.

Une bonne dame âgée, qui passait un jour sur la grande route d'un hameau que nous traversions, fut charmée de ma petite figure, ainsi qu'elle me l'a dit depuis, et de l'air de candeur qui brillait dans toutes mes manières. Où allez-vous comme cela, mes enfants ? nous dit-elle, après m'avoir donné quelques pièces de monnaie. — Madame, dis-je, nous allons penser à chercher un gîte ; car la nuit va venir, et je crains la fraîcheur des soirées pour mon père. — Quoi ! bon homme, ce joli enfant est votre fils ? — Oui, ma bonne dame, c'est mon fils, et un brave enfant, allez. — Qu'il a l'air doux et aimable ! Quel âge a-t-il ? — Bientôt dix ans. — Il est charmant ! Mais où passez-vous les nuits ordinairement ? — Dans le premier coin qu'on veut bien nous prêter. — Écoutez, mes bonnes gens ; je veux vous loger, moi ; c'est une œuvre de charité. J'ai deux lits dans une salle basse qui était occupée par les deux fils de mon jardinier, à présent à l'armée : je veux bien vous les prêter toutes les nuits. Le jour, vous irez demander l'aumône où vous voudrez, et le soir on vous remettra la clef de votre chambre. Je pourrai même adoucir votre sort. Venez, suivez-moi. Ô mon Dieu ! comme ce petit enfant est intéressant !... Ma maison est à deux pas d'ici, venez et remerciez le Ciel de m'avoir rencontrée...

La bonne dame marche devant : mon père l'accable de bénédictions, et nous arrivons bientôt à une belle maison située entièrement dans la campagne, où tous les domestiques partageaient l'humanité de la maîtresse. On nous remit la clef de la chambre basse ; on nous donna même à souper, et nous nous couchâmes pour la première fois depuis longtemps dans de bons lits, qui nous parurent aussi doux que la plume et l'édredon.

Le lendemain, la femme du concierge nous fit déjeuner, et nous allâmes sur la route implorer la pitié des bons cœurs. Il est temps de vous faire connaître les âmes charitables qui nous avaient donné un asile, éloigné, il est vrai, de leur corps de logis, mais commode, et accompagné de mille autres douceurs.

Mme Aubry vivait de son revenu avec son fils, homme de trente-cinq à quarante ans, dont toute l'occupation était l'étude et la bienfaisance. Il n'y avait point d'infortuné qui ne le quittât la consolation dans le cœur. Ce brave homme était aussi bon fils que bon citoyen. Il avait les plus grands soins de sa mère, âgée et un peu infirme. Il ne passait pas une matinée sans aller déjeuner auprès de son lit, car la bonne maman se levait fort tard ; le soir, il faisait sa partie, et cherchait, en un mot, par tous les égards possibles, à reconnaître les soins qu'elle avait pris de former dès son enfance son cœur et son esprit. Mme Aubry était la veuve d'un homme enrichi par le commerce. Elle avait connu le malheur ; elle savait y compatir.

Nous aurions pu nous dispenser de mendier, grâces aux bontés qu'elle avait pour nous ; mais nous craignions de lui faire croire que nous voulions être absolument à sa charge... Elle nous faisait mille cadeaux ; à tous moments elle disait à ses domestiques : Portez cela au pauvre aveugle ; gardez cela pour le bon aveugle ; achetez telle chose pour le petit Joseph...

Elle et son fils avaient souvent la bonté de venir nous visiter : on me faisait chanter quelque petite ronde de mon pays ; on riait aux larmes, et l'on se retirait après nous avoir gratifiés de quelque présent. Un jour il prit envie à la bonne maman de m'apprendre à jouer de la vielle : elle avait été forte autrefois sur cet instrument ; elle voulut me l'enseigner, persuadée que cela me serait utile pour gagner ma vie, si j'avais le malheur de la perdre, ou d'être séparé de mon père. En conséquence, cette femme charitable me donna tous les jours une leçon, et je ne tardai pas à lui prouver que je savais profiter des bontés qu'on avait pour moi. D'un autre côté, son fils eut la complaisance de m'apprendre à lire, à écrire ; et je sus, en l'écoutant, m'instruire de tout ce qui pouvait être à ma portée. Que vous dirai-je ? il n'est pas de bienfait que mon père et moi nous n'ayons reçu de ces deux généreuses créatures. Mais le bonheur ne peut durer... Je touche à l'événement le plus singulier ! Écoutez-moi avec attention. Vous allez entendre une aventure si extraordinaire, qu'il faut être bien malheureux pour en avoir été le héros.

Nous avions passé trois ans dans cette maison, et depuis deux ans nos bienfaiteurs avaient exigé que mon père ne fût plus à l'aumône du premier venu : nous trouvions tout dans l'asile ; et M. Aubry avait même des vues sur moi pour me faire un bon état, lorsque le sort, qui nous poursuivait, vint renverser tout l'édifice de notre espoir et de notre tranquillité.

M. Aubry était souvent rêveur, taciturne : il y avait des moments où il paraissait agité d'un sombre désespoir, surtout depuis un mois. Sa mère lui en faisait souvent la guerre ; mais il s'excusait sur l'étude qui fatiguait son cerveau. Il nous était réservé de découvrir la cause de sa mélancolie, ainsi que vous allez le voir.

Un soir que je revenais de promener mon père ; et que la nuit commençait à couvrir les cieux, je m'aperçus que nous avions encore une bonne demi-lieue à faire pour gagner la maison, et je me sentis frémir involontairement. Depuis quelque temps on parlait d'une troupe de brigands qui infestaient le pays : notre extérieur, sans doute, ne nous exposait pas à être volés ; mais la crainte ne raisonne pas. Je ne dis point à mon père que le jour disparaissait, et je l'engageai à doubler le pas, sous prétexte que l'air devenait très frais. Le vieillard me crut, et nous marchions très vite, lorsqu'un détour d'un petit bois deux hommes égarés se jettent sur nous avec la vivacité de gens qui se sauvent. L'un d'eux était blessé, et perdait même son sang avec assez d'abondance, quoiqu'il eût enveloppé son bras avec son mouchoir. Leur impétuosité pensa renverser mon père. Ciel ! m'écriai-je, les maladroits !... — Les maladroits, dit l'un d'eux, que ne se range-il ? — Eh ! vous ne voyez pas que mon père est aveugle ? — Aveugle ! il est aveugle !... Camarade, voilà l'homme qu'il nous faut. — Oui, c'est cela, dit l'autre inconnu : le hasard nous l'envoie, emmenons-le.

À ces mots, les cruels m'arracher la vielle que ma bienfaitrice m'a achetée, et que je porte toujours avec moi ; ils prennent chacun un bras de mon père, et le forcent à marcher avec eux. Vous jugez de son effroi, de ses cris, des miens !... Je veux en vain les supplier de me rendre mon père ; les barbares rient de mes prières, de mes pleurs. Je veux au moins les suivre : l'un deux a la cruauté de me jeter par terre d'un grand coup de pied. Je m'efforce de me relever ; le même scélérat tire des cordes de sa poche, et il pousse la férocité jusqu'à me lier à un arbre, en présence même de mon père, qui frappe la voûte céleste de ses gémissements...

Quand il m'a bien garrotté, malgré mes efforts pour me soustraire à ces liens, le monstre reprend mon père, qui ne veut pas s'éloigner de son malheureux fils. Les deux brigands le prennent dans leurs bras, et les glaces de l'âge arrêtent les élans de l'amour paternel ; il ne peut leur résister. J'ai la douleur de me voir ravir mon père, sans pouvoir le suivre, et je n'ai plus que les cris et les larmes pour unique consolation...

Peignez-vous ma situation, ô mes amis ! et dites-moi s'il en fut jamais de plus horrible !... Me voilà seul, dans un bois, à l'entrée de la nuit, garrotté, sans espoir de voir passer un homme sensible qui brise mes chaînes... Tout m'alarme, tout m'effraie... La nuit ne me permet plus de distinguer les objets. J'entends au loin les cris sinistres des animaux qui habitent les forêts ; je crois les voir à mes pieds, prêts à me dévorer... Ils sont là... Le moindre frémissement des broussailles m'annonce un monstre qui va s'élancer sur moi... Ô comble du malheur !... Les bêtes fauves, la douleur, le silence effrayant de la nuit, toute l'horreur de ma situation allait abattre mes facultés, quand tout à coup je découvre au loin...»

Palamène interrompit ici le petit joueur de vielle, pour l'avertir que l'heure appelle sa famille au repos du sommeil. Joseph se lève donc, et se retire en promettant aux enfants, qui l'écoutaient le cou tendu, les yeux fixes et la bouche ouverte, de revenir le lendemain leur achever l'aventure nocturne que Palamène a fait cesser au moment le plus intéressant. Ne suivons pas nos enfants, qui s'entretiennent des étranges événements qu'ils viennent d'entendre ; laissons Palamène jouir de leur incertitude sur le compte des quinze livres qu'ils ont reçus chacun, sans que Joseph ait eu le temps de leur en indiquer la source, et voyons si cet aimable enfant, le modèle de la piété filiale, leur tint parole le lendemain.


SIXIÈME SOIRÉE.

L'INGRATITUDE.


Suite de l'histoire des deux Écoliers.

Comme la journée s'écoule lentement ! se disaient les enfants ; ce soir n'arrivera donc jamais ! Leurs études néanmoins et leurs différentes occupations leur abrégeaient un temps qui leur paraissait si long. L'heure du dîner arrive, l'après-midi s'écoule ; puis enfin vient la soirée, qui les rassemble tous sur la petite terrasse. Il s'agit d'attendre maintenant le jeune Savoyard ; et leur père leur fait pendant ce temps de sages observations sur les sentiments, qu'inspire la nature à une âme bien née ; mais il s'aperçoit que sa morale est à peu près perdue, tous attendent Joseph ; tous ont les yeux tournés vers la porte, et s'imaginent, au moindre bruit, voir entrer l'intéressant historien... Mais il ne vient point ! Quel dommage s'il les laisse pendant cette soirée dans l'incertitude de ce qui lui arriva dans le bois où il était lié à un arbre ! Quelle perte pour leur curiosité, s'il ne revient plus à la chaumière ! mais il l'a promis, il reviendra. Cependant l'heure s'avance ; on désespère de le voir ce soir, et toutes les petites physionomies deviennent sombres et taciturnes. Palamène remarque l'ennui qu'éprouvent ses enfants ; et pour le faire cesser par une occupation agréable (car il se doute bien que ses leçons de morale ne sont pas encore de saison), il propose d'aller chercher le gros livre, et d'achever l'histoire du bon Gérard. Les enfants acceptent froidement cette proposition.

Remarquez la bizarrerie de l'esprit humain ! Les enfants avaient éprouvé une peine extrême en quittant cette histoire qui les attachait ; une autre histoire les amène peu à peu au même degré d'intérêt, et ils reprennent la première avec insouciance : ce n'est plus celle-là qu'ils veulent savoir... Cependant il faut bien en passer par-là, puisque Joseph ne revient pas !... Palamène apporte le gros livre : le lecteur Armand s'en empare, et tous les enfants écoutent, après s'être rappelés qu'ils en sont restés à l'arrivée de M. Dupuis :

Suite de l'histoire des deux Écoliers.

«Tous les domestiques s'étaient levés avec respect pour recevoir M. Dupuis ; et notre ami Gérard était resté assis, afin de contempler plus à son aise ce personnage important. C'était un homme de trente ans, assez bien fait, mais porteur d'une figure qu'il avait volée à quelque fripon, tant la fausseté s'y caractérisait... M. Dupuis a vu Gérard sans le regarder ; il parle bas longtemps à l'inconnu qu'il congédie ; puis il s'approche de Gérard avec l'air de la protection la plus impertinente : Qu'est-ce que c'est, mon ami ! — Il y a deux heures que j'attends le moment de parler à M. Dulys. — Quand tu aurais attendu quatre heures, cela serait la même chose, car tu ne peux pas le voir. — Non ! — Non ; il faut que tu me dises ce que tu lui veux. — M. Dulys ne voit donc ses amis que par procuration ? — Ses amis !... (Il hausse les épaules en souriant.) tu es son ami, toi ? — Je te ferai repentir de tes railleries amères. Quand Dulys saura l'insulte que tu auras faite à son ami Gérard... — Gérard !... Ah, ah ! l'ami Gérard... jamais ami de monsieur n'a porté ce nom-là. — Mais si tu es, comme il y a toute apparence, le confident de ses plus secrètes pensées, il a dû souvent te parler de moi ? — Oh ! la bonne folie ! jamais, mon cher, jamais... Au surplus, je pourrais t'empêcher de pénétrer auprès de monsieur, mais je veux m'en donner le plaisir, pour voir la réception qu'il va faire à son ami Gérard... Lapierre, introduis l'ami Gérard chez monsieur... Non, non, j'y vais moi-même : c'est à moi à faire les honneurs, à resserrer les liens de l'amitié. Suis-moi, Gérard : eh non, monsieur Gérard ? ah, ah, ah !...

Comme dans tout autre mument Gérard aurait souffleté amplement cet impertinent valet ! mais il retenait sa colère, dans l'espoir que Dulys lui ferait justice de tant de mauvais procédés... Enfin, il va le voir, il va se jeter dans ses bras ! La porte s'ouvre : un jeune homme en négligé du matin est de bout contre une croisée, occupé à lire une lettre. Gérard le reconnaît, et se précipite sur son sein : Dulys, mon ami ! — Que voulez-vous, monsieur ? — M. Dupuis, quel est cet homme ? — Comment, monsieur, vous ne le reconnaissez pas ? c'est votre meilleur ami ! l'ami Gérard ! — Gérard ?... Eh ! oui, reprend notre fermier ; c'est Gerard, c'est ton ancien camarade de collège. — Ha, ha ! — Le méconnaîtrais-tu ? — Dupuis sortez.

Dupuis étonné, parle à l'oreille de son maître. Gérard ne peut distinguer que ces mots : c'est du nouveau ! vous serez enchanté !... Dupuis sort, et Gérard est seul avec Dulys. Comment, lui dit ce dernier, vous voilà, Gérard ? ... Eh ! qui vous attendait ? il y a si longtemps que nous ne nous sommes vus !... — Oui, bien longtemps ! As-tu pensé à moi depuis notre séparation ? — Oui, vraiment, tous les jours. Mais qui t'amène ici ? — Peux-tu le demander ? — Tu es à ton aise, sans doute ? tu travailles chez ton père ? T'aime-t-il bien ce bon paysan ? — Ah, mon ami ! je suis dans le plus grand chagrin. Mon père n'est plus ; je suis ruiné. — Ruiné ! vous n'avez donc pas eu de conduite ? — Ah, ciel ! tu soupçonnes ton ami ! Permets-moi de m'asseoir : je vais te raconter des malheurs qui... — Je suis bien fâché, Gérard, mais je n'ai pas le temps de vous entendre dans ce moment-ci. — Vous n'avez pas... le temps... Cruel ! est-ce là l'accueil que vous faites à votre camarade, à votre ancien ami, à ce pauvre Gérard qui vous a tant de fois serré dans ses bras ? — Nous étions des enfants : oui, nous nous sommes aimés. — Eh ! voilà le souvenir qui vous en reste !... Pressentiments funestes, vous ne m'avez donc pas trompé !... Au surplus, vous allez connaître toute ma franchise. Je ne puis rougir de la promesse que je vais vous rappeler. Si le malheur te poursuit, me dites-vous un jour, viens me trouver ; et si j'ai l'atrocite' de t'abandonner, je te permets de me percer le cœur. Je suis malheureux, monsieur, et me voilà. — Qu'est-ce que cela veut dire ? Est-ce une menace qu'on me fait chez moi ? Qu'est-ce que c'est que percer le cœur ? — Les mots ne sont rien, monsieur. Un ami réclame le cœur de son ami. Si vous êtes un étranger pour moi, dites-le. — Voilà qui est singulier, Gérard ! Vous venez me rappeler ici des expressions si fortes ! Les enfants ne savent pas ce qu'ils disent. — Et les hommes ont moins d'âme que les enfants ? — Gérard ! — Je me retire, monsieur : je devais me douter, d'après l'insolence de vos valets... — Vous ont-ils insulté ? — Oui monsieur. — Vous leur avez sans doute parlé durement, car jamais... Point d'explication : je suis venu chercher Dulys, je ne le trouve point, et je l'abandonne pour jamais. — Ah ! monsieur m'abandonne ... (Par réflexion, à Gérard prêt à sortir.) Écoutez, écoutez ! - Que me voulez-vous encore ? — Je ne veux pas qu'il soit dit qu'un ancien ami de collège est venu me voir sans éprouver les effets de ma libéralité... Êtes-vous vraiment dans le dernier besoin ? Dans ce cas, quelques louis... — Homme ingrat et parjure ! garde ton or : prodigue-le à des femmes perdues, à des valets fripons, à des hommes corrompus, et qui ont gâté en toi le plus beau naturel !... Repousse l'amitié : tu n'es plus fait pour la connaître. Apprends que Gérard n'oubliera jamais que Dulys n'a vécu pour lui que jusqu'à l'âge de dix-sept ans. Mais tremble que l'infortune appesantisse un jour sur toi sa main de fer. Crains que le sort n'épuise sur toi sa fureur : l'ingrat ne peut être heureux sur la terre !... Seul alors, tu verseras des larmes que personne n'essuiera... Malheureux !... tu n'auras pas un ami !...

Gerard se retire à ces mots, laissant Dulys pétrifié du terrible avenir qu'il venait de dévoiler à ses yeux... Dulys sent son cœur oppressé par le remords... Il veut rappeler son ami, expier sa faute dans ses bras ; mais M. Dupuis entre chez lui, et lui fournit bientôt mille sujets de consolation. Laissons ces hommes pervers ; retournons avec Gérard à l'auberge où il a laissé sa sœur, sa sœur ! qui va être bien surprise au récit de son entrevue.

Gérard, pour la première fois, éprouve une certaine honte en traversant l'antichambre, où messieurs les laquais sont très disposés à le plaisanter de nouveau. Gérard a été trompé ; il est plus humilié que s'il eût commis une mauvaise action. Il ne peut concevoir que les richesses et le libertinage étouffent dans un bon cœur tout mouvement de sensibilté ; il ne peut imaginer que le Dulys qu'il vient de voir, soit cet intéressant Dulys avec lequel il a passé son heureuse enfance. Si la raison change ainsi les hommes, se dit-il, ô Dieu, pourquoi les hommes ne sont-ils pas toujours enfants ? si la fraternité, la bonté et la douce confiance entourent le berceau de l'être qui naît à la vie, pourquoi ne le guident-elles pas jusqu'au tombeau ?... Que dis-je ? elles quittent l'homme, ces bienfaisantes divinités, elles le quittent à l'âge où l'amour vient l'éblouir de son flambeau ; mais elles reviennent dès qu'il est éteint, ce flambeau fatal ; elles reviennent sillonner le front du vieillard. Ainsi la tombe et le berceau rapprochant les sentiments, les affections l'été de la vie est la seule saison livrée aux passions, à toutes ces furies qui rongent le cœur de l'homme.

Gérard se complaisait à ses réflexions philosophiques ; mais bientôt le tableau de l'indigence qui l'attend comprime son cœur, un frisson involontaire fait palpiter ses membres, et il sent, trop tard, qu'il ne faut compter que sur soi dans la société. Il faut donc qu'il pense à ce qu'il va faire. Mille partis se présentent à son esprit troublé ; enfin il s'arrête à celui-ci : Gérard retournera avec sa sœur dans les paisibles contrées qui les ont vu naître. Gérard se mettra en journée chez quelque agriculteur ; sa sœur, qui lui tiendra lieu d'une compagne qu'il ne veut pas tenir de l'hymen, sa sœur, par le débit des petits ouvrages de son sexe, tâchera d'apporter de son côté à la maison : ainsi la paix et la tranquillité viendront habiter avec eux le toit fraternel, et les vices de la société leur seront étrangers.

Voilà un plan bien conçu, bien arrangé. Gérard brûle d'impatience d'en faire part à Julie. Gérard pourrait bien profiter de son éducation, en cherchant une piace de secrétaire, d'instituteur, mais Gérard hait tout ce qui a l'apparence de la servitude : il s'en tient à son premier projet, et il entre dans l'auberge avec la même gaité qui brillait sur son front lorsqu'il en est sorti pour se rendre chez l'insensible Dulys.

Il demande sa sœur. — Est-ce qu'elle n'est pas avec vous ? lui répond-on. — Avec moi ? — Sans doute, elle est sortie. — Sortie ! De grâce, madame, expliquez-vous. — Mais tout est expliqué ; je suis allée un moment au fond de mon jardin ; en rentrant ici, je n'ai plus trouvé votre sœur, j'ai pensé qu'elle avait été vous rejoindre : voilà tout ce que je puis vous dire. — Qu'entends-je ? Ma sœur ! Julie ! où peut-elle être ? Nous ne connaissons personne dans cette ville... Que penser de son absence ? — Attendez, mon cher ami, elle va sûrement rentrer. Peut-être a-t-elle été curieuse de se promener un peu dans ce quartier-ci ; c'est le plus beau de Cambrai.

On ne se peut figurer l'inquiétude de Gérard pendant toute la matinée, pendant la journée même, car il attend inutilement, Julie ne revient point. Que fera-t-il ? où ira-t-il ? à qui la demandera-t-il ? Il accable l'hôtesse de reproches : elle lui répond avec aigreur qu'elle ne peut porter une jeune fille à sa ceinture, comme le trousseau de clefs de ses chambres garnies... Voilà Gérard qui se livre presque au désespoir... Sur le soir, il se décide à aller trouver le magistrat. Il demande même à la servante de l'auberge la demeure de cet homme, par le moyen duquel il espère retrouver sa sœur. — Vous voulez aller chez notre magistrat ? lui répond avez effroi cette même servante, qui, la veille, lui avait donné des renseignements si vrais sur le perfide Dulys. Ah, mon cher monsieur ! gardez-vous-en bien. Tenez, vous meplaisez à moi ; vous avez l'air franc et bon ; il faut que je vous découvre un mystère. Tout à l'heure un garde de la maréchaussée est venu ici ; je l'ai regardé, et j'ai reconnu mon compère. Vous voilà, Thomas ? lui ai-je dit comme ça ; eh bien, comment va votre femme et votre petit garçon ? Mais, dit-il, tout ça va bien. Voulez-vous boire un coup ? que je lui dis. Volontiers, qu'il me répond. Je lui donne une chopine de vin, et je m'assieds à cette table-là, avec lui, où j'accepte un verre, de vin, pour lui tenir compagnie. C'est que je l'aime, mon compère... C'est un brave homme, allez. Celui-là a vu plus souvent le feu de la guerre que je n'ai vu celui de ma cuisine. — Je le crois : après ? Après ? il m'a dit comme ça : Ne loge-t-il pas ici un nommé Gérard ?... Gérard ? que je lui dis ; attendez. Non. (Voyez-vous, c'est que je ne savais pas votre nom, moi.) Eh si ! qu'il me dit. C'est une espèce de paysan, qui a l'air lourd, les cheveux plats, qui est arrivé hier avec sa sœur... L'air lourd, les cheveux plats, avec sa sœur ! Ah, oui ; il est ici, que je lui dis. Tant mieux, qu'il me répond. Cette nuit... et il ajoute à ça un juron qui me fait trembler, car il jure, mon compère, il jure... comme un cabaretier ; et ça, ce n'est pas étonnant, voyez-vous ; cet homme-là, ç'a toujours été soldat, toujours en bataille, et brave... oh !... — Continuez, je vous prie ; vous m'inquiétez. — Vraiment, c'est très inquiétant aussi ; il n'y va rien moins pour vous que de la prison. — La prison ! — Oui, la prison ; mon compère me l'a dit. Bah ! si je vous contais tout ça ! — Mais dites, dites, de grâce. — Non, ça vous tiendrait trop longtemps : et puis, je suis pressée, moi ; je n'ai pas le lemps de jaser, comme la servante de l'Ecu, qui babille, babille, babille avec tous les étrangers qui descendent dans son auberge. Il n'y en a pas un dont elle ne connaisse l'histoire sur le bout de son doigt : aussi, pour qui ça passe-t-il ? Pour une bavarde, et puis voilà tout. — Mais revenez à moi, je vous en supplie. — J'y suis, j'y suis. Bref, pour vous abréger, vous avez été dénoncé aujourd'hui au magistrat comme un homme sans aveu, sans état, un mauvais sujet : et cette nuit on doit vous arrêter. Je le sais, moi, puisque mon compère m'a montré l'ordre, et qu'il est chargé de l'exécuter. Si vous eussiez été ici, c'était fait, car mon compère est un garçon qui fait bien son devoir ; dame, il est expéditif comme un boulet de canon. C'est moi qui lui ai conseillé de revenir à minuit, parce que, c'est tout simple, à cette heure-là on est plus sûr de trouver les gens chez eux.

Un coup de foudre n'aurait pas plus frappé l'immobile Gérard. Qui peut le connaître dans cette ville, ou plutôt qui le connaît assez pour le peindre au magistrat sous des couleurs si noires ? Est-ce un tour de Dulys ? Son imagination ne fait qu'effleurer cette pensée, elle ne peut s'y arrêter... Quel que soit le calomniateur, le danger presse, il faut s'y soustraire... Mais ce rapport d'une commère est-il bien véritable ? A-t-elle vu en effet cet ordre fatal ? N'est-ce pas un piège que lui tendent les ravisseurs de sa sœur, pour la soustraire à ses recherches ? Oui, c'est cela, sans doute : Gérard s'arrête à cette idée ; il n'est pas possible qu'on l'ait calomnié. L'homme vertueux ne peut soupçonner une pareille horreur... Il va s'exposer au surplus à toute la malignité de son étoile : il va trouver le magistrat ; il lui dévoilera l'enlèvement de sa sœur ; car il faut que quelqu'un l'ait enlevée, puisqu'elle ne paraît pas ; et si le magistrat a lancé un ordre contre lui, Gérard le fera révoquer en lui découvrant la malice de ses ennemis, qui, sans doute, ne le font arrêter que pour consommer des forfaits horribles... Et d'ailleurs, peut-il s'effrayer d'une prétendue dénonciation dont il n'a d'autre preuve qu'une conversation de cabaret ?...

Gérard, plein d'assurance, remercie néanmoins l'obligeante servante. Il va monter dans sa chambre pour y prendre sa canne et son chapeau ; mais à peine a-t-il monté trois marches de l'escalier qui est dans un coin de la salle, qu'il croit entendre prononcer son nom ; il écoute, et entend qu'on dit : Gérard est-il rentré ? — Non, répond la servante : il est encore à courir la ville pour chercher sa sœur qu'on lui a enlevée. — On lui a enlevé sa sœur ! Bon ! voilà du nouveau. Ce sont des aventuriers que ces gens-là. Le magistrat ne sait pas ça, car, à coup sûr, les gens qui l'ont dénoncé ignorent si Gérard a une sœur. Je le sais puisque c'est moi qui ai porté la dénonciation. Surcroît de griefs contre lui ; et il n'est pas rentré ? — Que diable ! il est pourtant près de neuf heures !... Allons, à minuit, il ne m'échappera pas. Tu me conduiras tout doucement à sa chambre, n'est-ce pas ? — Pardi ! et je t'éclairerai même. — Merci : sans adieu, ma commère. — Au revoir, mon compère.

Gérard reste saisi d'effroi ; il a vu le garde sans en être aperçu, et la servante vient vite à lui. — Sauvez-vous, sauvez-vous donc bien vite ; vous voyez ce que je fais pour vous. Comme je lui ai répondu, hen ? C'est que je ne suis pas bête, da ! c'est ce que ma mère soutenait à mon père, qui lui disait un jour que j'étais tout son portrait.

Gérard, malgré son inquiétude, ne put s'empêcher de sourire de la naïveté de cette femme à qui il avait tant d'obligation. Pour le coup, Gérard ne balance plus. Quoique sûr de son innocence, il ne peut s'exposer à l'injustice d'un magistrat vendu sans doute, comme tous ses semblables, aux grands et aux riches, ainsi qu'on ne le voit que trop dans un gouvernement despotique. Gérard monte précipitamment chez lui, rassemble ses petits effets, eu fait un paquet, et paye la dépense qu'il a faite à la bonne servante, en lui témoignant le regret qu'il a de ne pouvoir reconnaître le service qu'elle lui rend. Un jour, lui dit-il, un jour peut-être le Ciel me permettra-t-il de vous témoigner ma reconnaissance : un bienfait n'est jamais perdu. — Eh, sans doute, répond la bonne fille : qui sait ? Le diable n'est pas toujours à la porte d'un pauvre homme ; mais alors comme alors, je ne dis pas que je refuserai. Pour le moment, sauvez-vous, c'est le plus presse. Je suis comme ça, moi ; quand quelqu'un me plaît, je me mettrais dans le feu pour lui : mais je n'aime pas tout le monde, non, parce qu'en vérité il y a bien peu de bonnes gens ; c'est ce que disait défunt le curé de mon village ; car je ne suis pas d'ici, moi, bah ! Je suis d'un endroit qu'on appelle Cœur-Joli. C'est drôle, ce nom-là, n'est-ce pas ? Cœur-Joli est dans la Picardie. On voulait m'y marier ; ah ! si j'avais voulu ! — Adieu, ma bonne amie, adieu ; vous sentez vous-même... Oui, ne perdez pas un moment. Ce pauvre cher homme ! que je suis bien aise de lui sauver la prison ! car on voit que c'est un honnête homme, on voit ça. Quand mon compère viendra, il sera bien attrappé ! Je lui dirai. Qu'est-ce que je lui dirai ? Et pardi, je lui dirai qu'il n'a pas couché ici. Dame, mon compère, on l'a peut-être enlevé comme sa sœur ; c'est possible.

La servante parlait encore sur le seuil de la porte, que notre pauvre Gérard était déjà bien loin. Il ne connaissait pas les rues de Cambrai ; mais il les parcourait toutes sans songer où il allait, et sans penser à autre chose qu'au malheur qui le poursuivait.

Il était nuit fermée ; les étoiles seules réfléchissaient sur la terre une clarté suffisante pour distinguer les maisons et les arbres. Gérard, l'effroi dans l'âme, la tête presque égarée, courut toujours jusqu'à ce qu'ïl se trouvât dans un grand chemin bordé d'arbres, et qui lui parut être absolument désert. Alors, sorti tout à fait de la ville, il s'appuya contre un arbre, et pensa à sa malheureuse sœur, qu'il abandonnait peut-être au moment de la retrouver ; car il n'était pas possible qu'en restant un jour de plus, et en faisant des perquisitions, il n'en reçût des nouvelles : mais le sort funeste lui enviait cette consolation. Il était oblige de fuir, et de fuir seul, sans sa tendre sœur, qu'il laissait livrée sans doute aux plus cruels malheurs... Il était occupé de ces pensées douloureuses, lorsqu'un événement singulier vint accroître ses maux et ses regrets...»

Ici Palamène fit cesser le lecteur Armand, et promit à ses enfants de leur faire connaitre bientôt la suite d'une aventure qui les intéresserait de plus en plus.


SEPTIÈME SOIRÉE.

LE DÉSINTÉRESSEMENT.


Le Petit Joueur de vielle termine son récit.

Un effet utile du récit des événements extraordinaires, c'est qu'ils ouvrent l'esprit des enfants ; c'est qu'ils les habituent à embrasser de grande masses, à concevoir de grandes choses. À coup sûr nous ne voulons pas qu'on meuble la mémoire des enfants d'un tas de romans merveilleux, inconcevables, invraisemblables, et dangereux par une peinture agréable du vice et des malheurs de la vertu ; ce n'est pas là notre vœu ; et l'un nous comprendrait mal, si l'on blâmait Palamène de permettre que ses enfants entendissent les récits d'aventures bizarres et peu communes. Toutes les fois qu'une histoire quelconque présente la supériorité du vice sur la vertu, nous ne risquez rien de la faire lire à vos enfants ; vous exercez leur esprit, vous ouvrez leur imagination ; et, plus l'histoire les frappe par la terreur, par l'admiration, ou par le merveilleux, plus les préceptes vertueux qu'elle renferme s'enfoncent, se gravent dans leurs jeunes cœurs en caractères ineffaçables. Pourquoi garde-t-on jusqu'au tombeau le souvenir des histoires de fées, d'enchanteurs, qu'on a lues ou entendu lire dans son enfance ? C'est qu'elles nous ont fait une impression profonde : et voilà pourquoi Cendrillon et le Petit Poucet passeront à la postérité la plus reculée.

À présent, si au lieu de fables absurdes, surnaturelles, incompréhensibles, vous donnez à vos enfants, pour les délasser de leurs études sérieuses, des histoires dont tous les faits puissent arriver ; si vous leur offrez, en l'ornant du prestige des effets, le tableau des mœurs de la société ; si tous les contes qu'ils lisent ou entendent lire leur paraissent se rapprocher de ce qu'ils savent, de ce qu'ils ont vu, de ce qu'ils voient tous les jours, vous êtes sûr que vous habituerez leur esprit à penser, à comparer, à mediter ; et la morale, mise en action de cette seule manière, fera autant d'effet sur leurs jeunes cœurs, que ces jeux de cartes qu'on a inventés pour leur apprendre à lire en les amusant.

Telle est notre opinion, et telle sera sans doute celle de tout père de famille, de tout instituteur sensé qui regarde la légèreté de l'enfance comme celle de l'abeille, qu'on ne peut fixer qu'avec des fleurs. Ces maximes posées, le plan d'éducation de notre Palamène est maintenant connu du lecteur : il n'a qu'à le suivre d'ailleurs jusqu'à la fin de cet ouvrage, il y verra des développements qui peut-être lui sont échappés. Continuons.

Cette soirée faisait naître plusieurs désirs dans l'esprit de notre petite assemblée. D'un côté, elle mourait d'envie d'entendre la suite de l'histoire de Gérard : elle l'avait laissé dans un embarras qui l'avait occupée toute la journée. D'un autre côté, le petit Joseph : son histoire était aussi bien intéressante. Mais cet aimable enfant n'était point venu la veille ; peut-être ne devait-on jamais le revoir... L'inquiétude des enfants allait s'accroître ; leur digne père la partageait même à leurs yeux, lorsque le son de la vielle se fait entendre. Le chant de victoire d'une troupe qui rentre triomphante dans le sein de sa patrie alarmée, ne cause pas plus de sensation... Le voilà ! s'écrient les enfants. Tous se lèvent précipitamment, et vont au-devant du petit joueur de vielle, qui s'avance gaiement au milieu de la famille de Palamène, en la priant d'imputer son retard à des affaires très pressées qui ne lui ont pas permis de visiter ses petits amis.

Le voilà enfin : on oublie tout, Palamène le fait rafraîchir : l'enfant s'assied à côté de lui ; tout l'auditoire se prépare à la plus grande attention, et Joseph continue son récit.

«Je vous ai laissés, mes amis, au moment ou, seul, privé de mon père, dans un bois, attaché à un arbre, au milieu de la nuit, je remplis l'air de mes cris lugubres... J'allais succomber à ma douleur, quand je découvre au loin une lumière qui semble s'approcher de moi. L'espoir renaît dans mon âme, et je m'écrie : Ô qui que vous soyez, venez rendre la liberté à un malheureux enfant qui ne cessera d'implorer le Ciel pour votre prospérité !... La lumière s'avance, je réitère mes exclamations. Mais, ô douleur ! quand la personne est assez près de moi pour que je puisse la distinguer, j'aperçois une vieille femme qui, munie d'une lanterne, venait pour ramasser du bois. Mes cris l'effraient : la lanterne s'échappe de ses mains, et la vieille se met à courir comme si toutes les bêtes fauves la poursuivaient. Voilà un nouveau malheur pour moi. La lanterne est restée par terre : je vois cette lumière sans pouvoir en profiter, et elle me cause un mouvement de terreur de plus, en ce qu'elle peut me faire remarquer des brigands, dont sans doute ce bois est infesté la nuit... Que vous dirai-je ? J'attendis le jour dans cette cruelle situation, pensant tour à tour à mon père, à moi, à notre cruelle séparation, au malheur qui m'attendait, à l'inquiétude de nos bienfaiteurs, aux reproches qu'ils me feraient si j'avais le bonheur de les rejoindre, etc., etc.

L'aurore paraissait à peine, que le bruit d'un cheval vint me tirer de mon inquiétude profonde. J'aperçus bientôt un cavalier, et pour comble de bonheur, ce cavalier me parut ressembler de loin à M. Aubry. Il approche : c'est lui-même en effet ! c'est le Ciel qui me l'envoie. Je crie, je l'appelle, j'implore sa protection... Il se retourne, et frémit en me voyant... Est-il possible, Joseph ? c'est toi ! mais où est donc ton père ? — Vous le saurez, mon bon monsieur ; ayez seulement l'humanité de briser les liens qui m'attachent à cet arbre.

M. Aubry n'a pas attendu ma prière : il est descendu de cheval, il a coupé les cordes qui serraient mon corps, et me voilà libre ; mais je n'en suis pas plus heureux. Je lui apprends, en versant un torrent de larmes, la cruelle aventure qui nous est arrivée, et je le vois bientôt aussi inquiet que moi. Si nous pouvions, me dit-il, découvrir la trace de ces brigands, j'ai de bons pistolets, je ne crains rien, je t'aiderai à recouvrer ton père. — Ah, monsieur ! lui dis-je, s'il ne tient qu'à cela, il est bien aisé de découvrir la trace de ces scélérats. — Eh ! comment ? — L'un d'eux était blessé dangereusement au bras gauche ; son sang coulait : nous n'avons qu'à suivre la trace des gouttes de sang ; que vous voyez là répandues devant vous.

M. Aubry trouva ma remarque ingénieuse. Il vit en effet du sang à ses pieds, et sur-le-champ il se décida à suivre mon conseil. Nous voilà donc marchant tous les deux les yeux fixés vers la terre, et suivant avec attention une indication à laquelle les monstres qui m'avaient ravi mon père n'avaient pas pensé. Cela nous fut facile : quelquefois les broussailles, les halliers interrompaient le cours de cette terre ensanglantée ; mais nous la retrouvions bientôt avec joie, et nous la trouvions aussi précieuse que le fil avec lequel M. Aubry me disait souvent qu'une dame s'était sauvée un jour d'un labyrinthe. Mon patron était à cheval, et moi je marchais à pied pour lui indiquer la route, au moyen de mes observations. Bientôt la ligne que nous suivions se trouva interrompue... Nous ne savions plus que devenir, mais, comme nous avions toujours eu les yeux baissés, nous les levâmes, et aperçûmes avec satisfaction une espèce de débris de château fort, dont la grande porte était sur notre droit. Le soleil se levait, et l'on pouvait très bien distinguer tous les objets. Nous ne doutâmes pas que les brigands ne se fussent arrêtés là, et que peut-être mon père y fût renfermé. Le château paraissait inhabité cependant ; comment faire ? nous tournâmes tout autour, et notre persévérance détruisit bientôt nos doutes. Quelque léger bruit que nous entendîmes dans l'intérieur d'un soupirail de cave, nous engagea à y prêter l'oreille. Je ne sais pourquoi même j'eus l'idée d'appeler mon père à demi-voix. Je n'eus pas plutôt prononcé ce nom sacré, qu'on me répondit : Joseph, mon bien-aimé, est-ce toi ? — Il est là, m'écriai-je...

M. Aubry me fit taire, et parla lui-même au vieillard. Gilbert, c'est moi, c'est ton bienfaiteur qui te ramène ton fils ; mais que fais-tu là ? — Je l'ignore ; on m'y a renfermé. — Eh, pourquoi ? — Je ne sais. Si j'étais libre, je vous conterais tout cela ; mais je ne vois pas, et je ne puis savoir comment je m'échapperai...

Monsieur, dis-je à mon bienfaiteur, il me vient une idée. Ce soupirail est trop étroit pour qu'un homme puisse y passer ; mais je suis petit et mince, j'y passerai, moi. Oh ! permettez que j'y descende ; permettez que j'aille embrasser mon père ; et peut-être, moi qui vois clair, trouverai-je les moyens de le sauver...

M. Aubry parut goûter mes raisons, quoique d'abord il craignît que je ne m'exposasse trop. La cave, que nous sondâmes, n'avait pas plus de douze pieds de hauteur. Je renouai les cordes avec lesquelles on m'avait garrotté, et que j'avais emportées sans dessein : j'en attachai un bout à un reste de barreau de fer qui paraissait avoir fermé autrefois le soupirail, et je me glissai dans la cave, en priant M. Aubry de ne pas m'abandonner dans cette cruelle, mais douce situation. M. Aubry me tint parole ; il me recommanda de parler bas, et il se coucha à plat ventre, en enfonçant sa tête dans le soupirail, pour entendre tout ce que nous dirions.

Me voilà dans les bras de mon père, qui m'arrose de larmes. Avant toute explication, lui dis-je, il faut songer à sortir d'ici. J'examine la porte de la cave, dont les ais, disjoints et pourris, me paraissent ne pouvoir résister aux efforts de deux personnes. Quoique enfant, j'ai toute la force d'un homme, tant je m'anime du désir de rendre la liberté à mon malheureux père ! Je ne vis d'autre parti, après avoir bien secoué la porte qui résistait, que d'arracher la gâche de la serrure : le plâtre où elle était scellée était humide et tombait en platras. (Vous voyez qu'on n'avait pas pris beaucoup de précautions ; mais un vieillard faible et aveugle, que pouvait-on craindre de lui ?) La gâche cède avec le temps aux efforts de mon père et des miens. La porte est ouverte, ô bonheur ! je monte un escalier tortueux pour reconnaître les lieux, et je me trouve dans une vaste cour, où je n'aperçois personne. Au fond d'une remise, je remarque une porte qui si j'en juge d'après le jour qui brille à travers ses fentes, doit donner sur la campagne ; et, pour comble de joie, à côté de cette porte, est suspendue à un clou une grosse clef qui me paraît devoir l'ouvrir : je m'en empare, et je descends dans le caveau, plein d'espérance, pour annoncer à mon père et à M. Aubry l'heureux fruit de mes recherches. M. Aubry fait le tour du bâtiment, et revient me dire qu'en effet la porte que j'ai vue donne sur la campagne. Et vite, sans perdre de temps, je prends mon père par la main, et je guide ses pas chancelants. Mais à peine suis-je près de la dernière marche de l'escalier, que j'entends le pas d'un homme. Cet obstacle, loin de me glacer d'effroi, augmente mon courage. Je descends à la hâte dans le caveau. M. Aubry quittait déjà le soupirail pour se rendre à la petite porte : je l'appelle, et j'ai le bonheur d'en être entendu. M. Aubry ! M. Aubry ! — Eh bien ? — Un de vos pistolets, et vite, un de vos pistolets ! — Prends garde, Joseph. — Nous sommes perdus sans cela.

M. Aubry me jette un pistolet, je remonte à l'endroit où j'ai laissé mon pauvre père tremblant d'effroi : nous poursuivons, et je suis sur le point de mettre la clef dans la serrure, lorsque le même homme que j'ai entendu marcher court à nous en s'écriant : que vois-je ? arrêtez, ou vous êtes morts ? — C'est toi-même qui vas mourir, lui dis-je, et je tire mon coup de pistolet. Je vois tomber mon homme. J'ouvre la porte, la referme, jette la clef au loin dans la campagne, et je dépose mon père sur le cheval de M. Aubry, qui y monte aussi : Sauvez mon père, lui dis-je ; partez, partez au plus grand galop ; pour moi, je trouverai bien le moyen de vous rejoindre.

M. Aubry veut suivre mon conseil, mais mon père ne veut pas m'abandonner à la poursuite des brigands... Pendant ce débat imprudent, le coup de pistolet que j'ai tiré a réveillé tout le monde dans la maison. On se lève, on s'agite, on court, et sans doute on va bientôt nous rejoindre. Une jeune femme veut passer la tête à travers les barreaux d'une tourelle : elle nous a aperçus : Ah ! sauvez-moi, s'écrie-t-elle ; délivrez la malheureuse Cécile... — Cécile ! s'ecrie à son tour M. Aubry ; c'est elle ! ô Providence !... Cécile, Cécile, reconnais ton amant. — Aubry, je suis au pouvoir du perfide Ferrand. — Quoi ! ce monstre ! il a pu t'enlever à mes vœux, toi que je cherche depuis plus d'un mois !...

Les deux amants se parlent encore, et moi je maudis leur imprudent bavardage qui expose mon père. Je crains à tout moment qu'on ne sorte du château. Hélas, ma crainte se réalise bientôt : trois hommes paraissent, trois hommes parmi lesquels je reconnais les deux brigands de la veille. Ils viennent droit à M. Aubry, qui les attend de pied ferme le pistolet au poing. Celui qui m'était inconnu s'approche de mon bienfaiteur ; mais à peine l'a-t-il examiné, qu'il rougit et baisse les yeux. Ami perfide ! lui dit M. Aubry, reconnais ton rival, et si tu es brave, dispute-lui, les armes à la main, la beauté que tu as enlevée à sa famille.

Ferrand reste interdit. Il faut me remettre sur-le-champ la belle Cécile, lui dit Aubry, ou tu es mort. Ferrand ne répond rien ; mais il fait signe à M. Aubry de le suivre. Celui-ci est trop prudent pour risquer une pareille démarche : Il faut me l'amener ici, dit-il ; je ne suivrai point un scélérat capable de tous les forfaits.

Les deux brigands qui accompagnent Ferrand font un mouvement de rage. Ferrand les arrête : il s'éloigne avec eux, et revient bientôt accompagné de la belle Cécile, qui se jette dans les bras de son ami. Ferrand supplie Aubry de ne point divulguer cette aventure, surtout dans sa famille. Aubry lui lance un regard de mépris, met la belle captive sur le cheval devant mon père, et me prend par la main. Nous nous éloignons tous, et Ferrand rentre dans le château avec la honte et l'indignation d'un homme qui est atterré par la présence d'un juge redoutable.

Ainsi se termina cette aventure singulière, et qui pouvait devenir plus tragique. Ce ne fut qu'en route que nous en connûmes les détails. Aubry aimait Cécile, qui n'avait d'autres biens que ses vertus et sa beauté. Madame Aubry, qui cédait en toute autre occasion à son fils, n'avait jamais voulu consentir à son mariage avec une jeune personne indigente, et dont même elle n'aimait pas les parents. Aubry s'était vu réduit au silence ; mais il voyait secrètement sa belle maîtresse, aidé par Ferrand, son ami à lui. Ferrand était un libertin, qui ne cherchait que les occasions de s'amuser. Un jour il fut attaqué par trois voleurs. Après en avoir tué deux, il allait coucher le troisième sur le carreau ; mais celui-ci, qui était le capitaine des voleurs, lui demande la vie, et Ferrand reconnaît en lui un de ses anciens domestiques qu'il a autrefois comblé de bontés. Il te laisse se relever, l'accable de reproches. Mais le voleur paraît repentant ; il jure que si Ferrand veut l'aider à sortir de l'indigne métier qu'il fait, rien ne pourra souiller sa vie, rien ne pourra borner sa reconnaissance. Ferrand en a pitié ; et sur-le-champ il forme le projet le plus coupable. Brulot, lui dit-il, tu as sans doute une retraite dans ce bois ? — Oui-dà, monsieur, un vieux château que je n'habite que la nuit. — Est-il sûr ? la justice ne peut-elle pas... — Ah, mon Dieu ! il y a plus de cent ans qu'il n'y est entré une âme vivante. — As-tu beaucoup de compagnons ? — Les deux que vous avez tués, et un bon garçon qui n'est pas ici pour le moment, et dont je fais tout ce que je veux. — Eh bien, il faut que tu m'aides à enlever une jeune personne charmante. Nous la logerons dans ton vieux château ; je t'en ferai le gardien avec ton compagnon : mais il faut que tu me jures de renoncer à ton infâme métier.

Le voleur promet tout. Le même soir, Cécile est enlevée, traînée dans le vieux château dont je vous ai parlé, et confiée à la garde de Brulot, de son compagnon, et d'un garçon niais, qu'on ne met pas au fait des complots. (C'est ce dernier que j'ai tué.)

Cécile, enfermée dans une tourelle du château, versait des larmes, et repoussait tous les jours l'odieux Ferrand, qui venait lui parler de sa flamme. Celui-ci s'avisa un jour, pour la divertir apparemment, de lui faire chercher un aveugle pour lui jouer journellement de la vielle, et lui chanter des chansons qui pussent l'égayer. Et c'était pour un si léger motif qu'on avait enlevé mon père. On voulait un aveugle pour le renvoyer à volonté, et qu'il ne pût pas dire ce qu'il avait vu, ni où on l'avait conduit. En conséquence, Brulot et son camarade, qui regardent cette affaire comme une misère, se chargent d'en amener un de bon gré ou de force. Mon père eut le malheur, comme vous le savez, d'obtenir la préférence ; et Brulot était blessé, parce qu'en route, et pour ne pas perdre leur main, ces messieurs s'étaient amusés à détrousser un passant qui les avait punis de leur gentillesse.

Mon père est porté jusqu'au vieux château : là, Ferrand, qui est peut-être touché de ses larmes, blâme ses deux argus d'avoir employé tant de violence, surtout contre un enfant qui ne fallait pas garrotter ainsi dans une forêt. Je voulais un homme de bonne volonté et non pas un vieux pleureur, qui est plus capable d'attrister ma belle que de l'égayer. Au surplus, il se consolera, laissez-moi lui parler.

Les deux scélérats se retirent, et Ferrand raconte à mon père, en éclatant de rire, l'histoire de la belle Cécile ; il assaisonne son recit de tous les propos dont les libertins et scélérats savent orner leurs discours, et il promet à mon père de le récompenser, s'il peut parvenir à dissiper, par des chansons de son pays et des contes joyeux, la mélancolie de son aimable prisonnière. Vous jugez de l'indignation du bon Gilbert. Ce respectable vieillard, non seulement refuse les offres du barbare Ferrand, mais encore il oublie qu'il est en sa puissance, et lui fait les plus fortes réprimandes sur son odieuse conduite. Je ne puis la voir, lui dit-il ; mais si je savais le nom de cette personne infortunée, je deviendrais moi-même son défenseur auprès des tribunaux.

L'indignation avait exalté le vieillard : il ne pensait pas à ce qu'il disait. Ferrand sort furieux de l'appartement, et recommande à ses deux camarades de jeter mon père dans un cachot, jusqu'à ce qu'il en ait autrement ordonné.

Vous savez maintenant comment le Ciel retira ce pauvre vieillard des mains de ses persécuteurs. Vous savez comme M. Aubry trouva son amante, que lui et ses parents croyaient perdu depuis un mois. Il me reste à vous dire ce qu'il en résulta.

La première chose que fit M. Aubry fut de reconduire Cécile chez son père, qui demeurait à plus d'une lieue de là. Nous l'accompagnâmes, et fûmes témoins des transports de reconnaissance de ce bon vieillard. Nous revînmes ensuite chez Mme Aubry, qui, inquiète de notre absence, du long retard de son fils, entendit avec la plus vive émotion le récit de notre aventure. M. Aubry saisit ce moment pour se jeter aux pieds de sa mère, et pour obtenir son consentement à son hymen. La bonne dame, émue jusqu'aux larmes, ne put résister plus longtemps : il fut décidé que dans la journée on se rendrait chez le père de Cécile, pour sceller leur réconciliation par le mariage de leurs enfants. Ce qui fut dit fut fait, et, deux jours après, mon bienfaiteur devint l'époux de la jeune personne la plus belle et la plus constante qu'on ait jamais vue.

Madame Aubry, qui avait la bonté d'admirer ma piété filiale dans la conduite que j'avais tenue au château de Ferrand, voulut me récompenser par les offres les plus brillantes, relativement à ma situation : je refusai tout, en lui disant que ma plus douce récompense avait été de sauver mon père ; et mon désintéressement doubla ses bontés pour nous.

Nous ne manquons de rien ; et jamais peut-être nous n'aurions connu la misère, si cette bonne dame ne fut morte un jour subitement. M. Aubry et sa femme avaient un voyage à faire dans les îles, pour y recueillir des biens dépendants de leur succession. Ils partirent, après nous avoir comblés de présents. Nous restâmes dans leur maison pendant leur absence ; mais j'eus le malheur de perdre mon père, et elle devint pour moi le plus triste de séjours. Je pris donc mon parti, et muni de quelque argent, reste des bontés de mon bienfaiteur, je me rendis à Paris, mettant à profit, tout le long du chemin, le talent que je possédais sur la vielle ; bien décidé à retourner un jour chez M. Aubry, lorsqu'il serait de retour de son grand voyage. Jusqu'à présent, mes amis, je ne vous ai parlé que de moi ; me voici maintenant à ce qui vous regarde.

Il y a quatre jours qu'en passant dans la ville prochaine, la curiosité me fit entrer dans l'hôpital, dont l'exterieur me frappa. Comme je m'approchais de tous les lits des malades pour les consoler, un d'eux me demanda d'une voix mourante de quel côté je tournais mes pas ? Je lui dis que je comptais passer par ce village. Ah ! me dit-il en versant quelques larmes, fais-moi le plaisir, mon petit ami, de l'arrêter chez l'agriculteur Palamène ; là, tu trouveras cinq enfants charmants : ce sont mes bienfaiteurs, mon ami, ce sont mes bienfaiteurs. Hier soir ils m'ont donné tout ce qu'ils possédaient, les bons enfants ! je n'ai point de parents : il est juste qu'ils deviennent mes héritiers ; car je le sens trop, je vais finir : une attaque d'apoplexie m'a suffoqué ce matin, et l'on m'a transporté dans cet hôpital, dans ce même hôpital... où mourut jadis, par ma faute, l'ami précieux de mon oncle, du bienfaisant Jacques Lebon... Tiens, prends ce petit paquet ; c'est le fruit de mes épargnes : il y a là-dedans soixante-quinze livres. Cette somme, qui ne me paraissait pas suffisante pour terminer en paix mes vieux jours, était bien moins forte avant que les enfants de Palamène l'eussent augmentée de leurs petits cadeaux. Partage cette somme entre ces estimables enfants... et dis-leur qu'en l'acceptant ils combleront les derniers vœux du vieux mendiant ; ils sauront ce que cela voudra dire.

Je me chargeai avec plaisir de cette commission, et j'eus la douleur de voir expirer dans la journée ce vieillard dont j'ignorais les malheurs, mais qui me paraissait respectable. Fidèle à ses dernières volontés : je suis venu ; je vous ai remis le dépôt sacré qu'on m'avait confié ; et maintenant, vous savez toute mon histoire, qui doit vous convaincre que la piété filiale, le désintéressement et la bienfaisance, sont des vertus qui portent toujours leur recompense avec elles.»

Ainsi parla le petit Joseph ; et nos enfants sûrs enfin que cet argent leur venait d'une voie honnête, ne purent s'empêcher de verser quelques larmes en apprenant ta mort du vieux mendiant qui les avait tant intéressés. Pour le vertueux Palamène, il feignit d'être surpris de ce que ses enfants lui avaient caché qu'ils eussent fait une bonne action. Il les loua ensuite de leur modestie, de leur sensibilité, et les embrassa tous, pour les récompenser, dit-il, d'avoir fait le bien et de ne s'en être pas vantés. Il appuya ensuite sur cette grande vérité, qu'un bienfait n'est jamais perdu, et que tôt ou tard les bons cœurs sont dédommagés des sacrifices qu'ils ont pu faire pour obliger leurs semblables.

Les enfants n'avaient jamais passé des moments aussi délicieux. Ils voulurent engager le petit Joseph à accepter une partie de leur héritage. Celui-ci la refusa absolument ; il n'avait besoin de rien, disait-il ; la Providence savait pourvoir à tous ses besoins : il sentait trop la délicatesse des obligations que contractait un exécuteur testamentaire, etc., etc.

Il fallut se borner à embrasser le petit joueur de vielle, et à l'engager à venir voir ses petits amis quand il passerait dans leur village. Joseph le leur promit ; et, avant de se retirer, il voulut leur donner une idée de son talent sur la vielle, en chantant la chanson suivante, qui était de son pays, et qui fit beaucoup rire, sauter et gambader les enfants de Palamène.

JAVOTTE,

CHANSON SAVOYARDE. (1)


Vous avez tous connu Javotte,
Javotte, c'te fille de quinze ans,
C'tell'là qui d'mandait aux passans
Qu'est-c' qui voulait voir sa marmotte ?
Eh bien,
All' ne peut pus nous montrer rien,
C'te pauvre Javotte !
Car all' dit aux gens du pays
Qu'all'a perdu sa marmotte à Paris,
Hi, hi !

All' est r'venu' dans nos montagnes,
Mais c'est qu'i' faut voir son chagrin !
All' pleur' toujours soir et matin ;
Et pis all' dit à ses compagnes :
Hélas !
Mes bonn's ami's n'nous quittez pas :
Crayez Javotte.
Restez, restez dans c'beau pays.
N'montrez jamais vot' marmotte à Paris.
Hi, hi !

J'sais ben qu' ma douleur est commune,
Avec Rosett', la fill' d'Eloi :
All' a perdu l'même bien qu'moi,
En courant après la fortune.
Suson,
Babel, Michelett', Annett', Lison,
Sont comm' Javotte.
Pour l'plaisir advoir du pays,
On leux a pris leu' marmotte à Paris :
Hi, hi !

Dans c'te vill' si funeste aux filles,
Mon dieu, mon dieu, qu'i' gn'y a d'voleurs
Des beaux monsieux, des enjôleurs.
S'plais' à voler les plus gentilles.
En vain
On fait tout pour défend' son bien :
La pauvr' Javotte !
A' n'connaît qu'trop c'vilain pays :
L'moyen d'garder sa marmotte à Paris,
Hi, hi !

S'tapendant comment qu'i' faut faire ?
Dans nos montagn' on vole aussi :
On guett' les marmott' par ici,
Comme on les guett' par tout' la terre...
Voyez,
D'après tout ça ; si vous plaignez
La pauvr' Javotte,
C'est donc comm' dans tous les pays,
Qu'on aim' beaucoup la marmotte à Paris,
Hi, hi !

Joseph croyait qu'on le laisserait partir après cette chanson ; mais il ne prévoyait pas les mille et mille questions qu'elle allait faire naître. Les enfants de Palamène, qui avaient ri aux éclats, le persécutèrent pour leur dire si cette Javotte existait réellement dans son pays ; si l'aventure que la chanson retraçait lui était arrivée en effet, etc. etc. Joseph, pour contenter leur curiosité, leur répondit : Oui, mes petits amis, l'histoire de Javotte est véritable, très véritable ; et je l'ai connu, Javotte, moi qui vous parle. J'étais très petit, à la vérité : mais je me rappelle avoir entendu souvent conter ses aventures à mon père. — Ah ! conte-nous ça, mon petit Joseph, conte-nous ça. — Volontiers ; le récit n'en sera pas long. Je vais vous le dire, si toutefois je m'en souviens.

HISTOIRE DE LA MARMOTTE EN VIE.

«Javotte était née, comme moi, dans les montagnes de la Savoie, d'un père très indigent. Javotte avait perdu sa mère en recevant le jour : elle était, en un mot, dans la classe de ces jeunes filles qui vont de bonne heure, dans les autres pays de l'Europe, implorer la pitié des bons cœurs, en le intéressant par des chansons du pays, en leur montrant cet animal qui est si commun dans nos montagnes. Javotte un jour prend donc congé de son père, qui lui a donné une petite boîte de bois, une marmotte, et un ajustement assez propre, en lui disant : Va, mon enfant, va gagner ta vie ; mais surtout aie sans cesse devant les yeux la sagesse et la probité ; avec ces deux vertus, si tu les observes exactement, tu mériteras l'estime de tes semblables et la bénédiction de ton père.

Voilà Javotte partie, demandant son pain de village en village jusqu'à Paris, où elle montre, sur les boulevards et dans les promenades, l'animal indolent qu'elle tient dans sa boîte, et qu'elle fait danser au bout d'un bâton. Javotte était jolie et bien faite ; elle approchait de l'âge où la nature perfectionne son ouvrage pour l'offrir à l'hymen, et le plus souvent à l'amour. Javotte sentait déjà battre son jeune cœur : mais elle n'oubliait pas les deux vertus que son père lui avait ordonnées de pratiquer : la sagesse et la probité ; tels étaient ses principes, tels étaient sans cesse ses guides fidèles. Le moment approchait où elle devait en recueillir les fruits, ou perdre pour jamais la paix de son cœur.

Un jeune homme, dont l'extérieur annonçait l'opulence, passe un jour dans une promenade où Javotte exerçait ses petits talents ; il la fixe, la trouve charmante, et s'approche d'elle. Ma petite, lui dit-il, je suis fou de la chanson que tu viens de chanter : est-elle de ton pays ? — Oui-dà, mon beau monsieur. — Elle est on ne peut pas plus agréable : je suis curieux de l'entendre encore une fois ; as-tu le temps de me suivre jusque chez moi ? Tu trouveras là des dames, des messieurs et des petits enfants qui seront enchantés de t'entendre : tu seras bien d'ailleurs dédommagée de tes pas. Veux-tu venir ? — Volontiers, mon bon monsieur.

Javotte a trop d'innocence pour rien appréhender de cette démarche : elle suit l'inconnu, et se flatte qu'elle va gagner ce jour-là beaucoup d'argent. Elle entre avec lui dans une très belle maison du faubourg Saint-Germain. Ma mère y est-elle ? demande l'inconnu au portier. — Non, monsieur, elle est sortie. — Tant mieux.

L'inconnu prend Javotte par la main, et la fait monter plusieurs étages, jusqu'à son appartement, qui est très vaste et très beau. En y entrant, Javotte sent, pour la première fois, battre son cœur violemment ; elle éprouve, en y entrant, une espèce de crainte, et se repent d'une démarche dont elle craint des suites sans les deviner. L'inconnu ordonne d'abord à un domestique de faire monter des frères : ce sont deux petits enfants qui paraissent bientôt, et devant qui Javotte fait danser sa marmotte. Quand les petits enfants s'en furent amusés longtemps, l'inconnu les renvoya, et resta seul avec Javotte, qui commença à trembler de tout son corps. Ma petite, lui dit-il après avoir fermé la porte, tu vois combien cet animal singulier a diverti mes petits frères. Je voudrais bien en avoir un ici pour le faire danser tous les jours devant eux ; cela les amuserait beaucoup. Voyons ; combien veux-tu me vendre ta marmotte ? — Monsieur, je ne puis m'en défaire, c'est mon gagne-pain, c'est elle qui me fait vivre ; et si je la vends, je n'aurai plus rien pour gagner ma vie. — Je t'en donnerai... tout ce que tu voudras. Tiens, vois-tu cet or étalé sur cette table ? Il est à toi si tu veux me donner ce que je te demande. — Mon père m'a défendu, mon bon monsieur, se la vendre, ni de la prêter : je ne veux pas lui désobeir. — Tu n'es qu'une petite méchante ! Je veux l'avoir, moi ; et puisque je te la paie bien, tu ne peux me la refuser.

Javotte soutient qu'elle ne se privera pas de ce trésor, qu'elle a apporté de bien loin. Le jeune homme insiste ; Javotte pleure. Que vous dirai-je, moi ? je vous raconte cela comme on me l'a raconte à moi-même. Javotte ne put s'en défendra. Le méchant, voyant qu'elle ne voulait pas lui céder sa marmotte, la lui prit de force malgré ses larmes et ses cris ; il lui remit ensuite une somme, et la fit reconduire dans la rue par son valet de chambre.

Il était nuit : la pauvre enfant ne connaissait pas les rues de Paris ; elle s'égara, et passa la nuit à la belle étoile, en gémissant du vol qu'on lui avait fait, et pensant aux moyens de le réparer... Que pouvait-elle faire ? Elle avait perdu ce qui la faisait vivre ; elle n'avait plus d'autre parti à prendre que celui de retourner dans ses montagnes, d'y acheter une autre marmotte, et de reprendre son premier métier. C'est elle qu'elle fit. Dès le lendemain elle quitta Paris, et, munie de la somme que le méchant inconnu lui avait donnée, elle revint en Savoie ; mais elle ne trouva plus son père ; la mort le lui avait enlevé. Javotte raconta son aventure à ses amies, à ses voisins, qui toutes se moquèrent d'elle. On la blâma ouvertement d'avoir laissé ravir un bien que rien ne devait lui arracher, et l'on fit sur elle la chanson que je viens de vous faire entendre.»

Voilà l'histoire de Javotte, mes petits amis : du moins voilà comme on la conte dans notre pays ; je n'en sais pas davantage : tout ce que je puis ajouter, c'est que l'imprudente Javotte se garda bien de revenir à Paris, et que, lorsqu'on voyait partir de jeunes Savoyardes pour cette grande ville, on ne manquait pas de leur raconter cette aventure, pour les engager à se tenir en garde contre les pièges qu'on y tend aux filles qui apportent des marmottes de leurs montagnes. Mon père riait aux larmes quand il me répétait cette histoire ; et, en général, elle a fait longtemps les plaisirs de mes bons compatriots.

Joseph se tut, et Palamène sourit de la naïveté avec laquelle il avait fait son récit. Le vertueux Palamène n'avait pas prévu que le petit jouer de vielle serait pressé de raconter une histoire qu'il n'avait pu soumettre à son jugement ; et, dès les premiers mots de Joseph, il avait tremblé que histoire ne blessât les mœurs et les principes que le père de famille voulait donner à ses enfants. Joseph avait très bien improvisé ; et Palamène, admirant sa retinue, voulut ajouter à son récit quelques avis pour détourner les réflexions qui les enfants auraient pu faire sur le larcin de la marmotte à Javotte.

Mes enfants, dit-il, vous avez entendu ce qui est arrivé à Javotte pour n'avoir pas su conserver le bien que son père lui avait confié. Cet animal dormeur, que les gens de ce pays-là montrent aux passants, est ce qui les fait vivre ; c'est avec cela qu'ils piquent notre curiosité, qu'ils excitent notre sensibilité. C'est une petite rente pour eux, et si Javotte eût su conserver ce petit trésor, elle eût pu gagner longtemps de l'argent à Paris ; mais il paraît que celui qui le lui a pris, était curieux d'en amuser de petits enfants, et, pour satisfaire un vain désir, il a enlevé à Javotte son unique ressource, ressource que peut-être elle aurait pu mieux défendre, si elle eût eu toujours devant les yeux les sages avis de son père : mais laissons là cette histoire, qui vous a distraits un moment. Il est tard ; Joseph va se retirer : il tiendra sans doute la promesse qu'il a faite de venir nous voir de temps en temps : eh ! puissiez-vous ne jamais oublier qu'il vous a offert un modèle touchant de la probité et de la piété filiale !...

Juseph embrassa encore une fois les enfants de Palamène ; il les quitta ensuite, et le vieux père promit à ses petits élèves de leur faire lire, le lendemain, la suite de l' histoire des deux écoliers. Les enfants, pleins de ce doux espoir, rentrèrent chez eux, et dormirent profondément jusqu'au lever de l'aurore.

Enfants heureux, enfants qui possédez un instituteur éclairé dans un père tendre et philosophe, combien votre sort me paraît digne d'envie ! combien votre éducation m'intéresse ! Avec quel plaisir je suis, avec vous, les leçons de morale que vous donne ce père respectable !... Comme je le chéris avec vous ! Il me rappelle une mère, une mère que j'ai perdue trop jeune, hélas ! mais qui passait, comme Palamène, des soirées entières à éclairer mon esprit, à nourrir mon cœur des préceptes de la morale et de la philosophie la plus saine ! Qu'il me soit permis de planter ici quelques cyprès autour de sa tombe ! Je lui dois le peu d'instruction que je possède : elle a fait plus ; elle m'a donné un cœur sensible, et cet amour touchant que j'aurai toute ma vie pour l'enfance et pour la vertu !...

Enfants heureux ! je l'ai perdue cette bonne mère ; et vous, vous possédez encore un père, votre instituteur et votre ami ! Oh ! profitez bien de ses sages entretiens ; écoutez-le, écoutez-le ! c'est l'image de la Divinité sur la terre : c'est le plus beau présent qu'elle ait pu vous faire !

1. Cette chanson fait suite à la Marmotte en vie, chanson savoyarde, dont l'air et les paroles sont de l'auteur des Soirées.


HUITIÈME SOIRÉE.

L'OUBLI DES INJURES.


Fin de l'histoire des deux écoliers.

Les enfants de Palamène avaient eu, toute la nuit et toute la journée, présente à leur mémoire la chanson du petit joueur de vielle. Ils s'aidaient réciproquement à se la rappeler ; et on juge des éclats de rire et des plaisanteries qui accompagnaient chaque vers dont ils se souvenaient. Palamène lui-même s'était amusé de la joie à laquelle il voyait ses enfants livrés. Il les entendait aussi s'entretenir de la reconnaissance du vieux mendiant qui les avait faits ses héritiers. Ils se montraient leur petit trésor, et leur grand embarras était de savoir ce qu'ils en feraient. D'abord ils eurent l'idée de prieur leur père d'en être le dépositaire ; mais le petit Jules ouvrit un avis qui fut goûté de toute la petite société, à l'exception de Benoît, qui hocha la tête et ne dit mot. Voici ce que proposa Jules. Cet argent, dit-il, est le prix de la bienfaisance, il faut qu'il serve à la bienfaisance ; mais à la bienfaisance bien entendue, bien placée. Chacun de nous dira à ses frères quel est le malheureux dont il connaît la probité, et qui a besoin de secours ; nous nommerons deux commissaires pour faire des informations sur le compte de l'indigent qui nous paraîtra le plus à plaindre, et si elles sont satisfaisantes, nous l'aiderons, en nous privant chacun d'une partie de notre somme. — Pour cela, dit Léon, il faut donc mettre le tout dans une bourse commune ? — Pourquoi cela ? interrompit Benoît avec aigreur ; gardons, gardons notre argent ; et s'il faut en donner à un pauvre, chacun fera sa générosité avec son bon plaisir. — Qu'appelles-tu générosité ? reprit Léon ; c'est justice ; oui, c'est justice ! l'héritage de l'indigent doit retourner à l'indigent. Nous n'en avons pas besoin, nous qui avons chez notre père tout ce qu'il nous faut. — Pardonnez-moi, dit Armand, nous en avons besoin : c'est un besoin pour les cœurs sensibles que de soulager leurs frères. Vous voyez bien tout que cet argent nous est indispensablement nécessaire. — Je renouvelle ma motion, reprit Jules. — Appuyé, appuyé, etc., etc.

La motion de Jules, ainsi qu'il nommait sa proposition, fut arrêtée ; et il fut décidé, sur une autre motion plus intéressée de Benoît, que chacun garderait sa petite somme, sauf il remettre dans la bourse de l'indigence la portion de monnaie qu'il voudrait donner.

Palamène fut instruit de ce projet, et en même temps de l'espèce d'opposition de Benoît : il craignit que cet enfant, qui s'était déjà montré jaloux du talent de son frère Léon, ne fût en même temps dur et intéressé : Palamène se promit de surveiller plus que les autres Benoît, qui annonçait plus de défauts, et de l'en corriger par de fortes leçons. On verra par la suite comment il s'y prit. Pour le moment, plaçons-nous, avec notre petite famille. sur la terrasse de leur vertueux père, et voyons comment se passa cette nouvelle soirée.

Rien n'égala le plaisir qu'éprouvèrent les enfants, quand ils virent arriver Palamène avec le gros livre. Mes amis, leur dit-il, nous avons entrepris de lire une histoire un peu longue ; il faut la finir. Mon intention n'est pas que nous passions nos soirées uniquement à lire ; nous avons autre chose à faire, et vous apprendrez bientôt ce que c'est ; mais pour ce soir, nous allons achever l'histoire du bon Gérard, qui sans doute vous a beaucoup intéressés : vous verrez comment la vertu fut récompensée, et de quels moyens le Ciel se servit pour punir Dulys le plus ingrat des hommes.

Le lecteur Armand s'empresse de s'emparer du volume, sur lequel tous les enfants ont les yeux, et il y lit ce qui suit :

Fin de l'histoire des deux Écoliers.

«Gérard, le cœur serré, son petit paquet sur le dos, marchait, pour ainsi dire, à tâtons, par la nuit la plus obscure, et déjà il était sur la grande route, hors d'une ville où sa liberté était menacée : il pensait à sa pauvre sœur, et se flattait, en entrant dans une ville quelconque, de pouvoir travailler à la retrouver. Tout à coup la conversation de deux hommes qui passent à côté de lui, et qui ont l'air de retourner à Cambrai, le tirent de sa rêverie. Elle est obstinée en diable, dit l'un. — Oui, dit, l'autre ; elle paraît vertueuse. Pauvre Gérard ! s'il savait que sa sœur n'est qu'à deux lieues d'ici !...

Gérard s'est entendu nommer. On a parlé de sa sœur. Gérard appelle les deux etrangers, qui sont déjà loin de lui. Il court après eux, en les priant de s'arrêter. Les deux inconnus, effrayés apparemment, courent plus vite que lui, en se sauvant vers la ville, où Gérard ne peut plus rentrer sans péril. L'infortuné, hors de lui, s'arrête. Il faut qu'il se contente du peu de mots qu'il a entendus... Sa sœur Julie est à deux lieues de lui ; mais où ?... dans quelle maison ? quelle route conduite à l'asile qui la renferme ?

Gérard espère que le Ciel guidera ses pas. Il poursuit le même chemin qu'il a pris d'abord : il se prépare à faire deux lieues sans s'arrêter, espérant, l'insensé qu'il est, qu'au bout de ce terme, il retrouvera sa sœur, qu'il en sera plus près au moins ; car les deux inconnus, qui retournaient à Cambrai, avaient sans doute servi de conducteurs à Julie : Gérard devait suivre la route sur laquelle il les avait rencontrés.

Vaine illusion d'un homme prévenu, qui croit voir bientôt se réaliser les chimères qu'enfante son cerveau !

Gérard rencontre une auberge qui n'est pas fermée : il y entre, il demande si on n'a vas vu passer dans la journée une jeune personne conduite par deux particuliers. On lui répond qu'on ignore ce qu'il veut dire. Gérard sort tristement et continue sa route. Plus loin, il trouve sur sa droite quelques maisons d'un hameau. Il réitère sa question à un bon vieillard qu'il aperçoit à une croisée. Le vieillard lui répond qu'il n'a point vu les gens dont il parle ; mais une femme élève la voix dans l'intérieur de la ferme. Eh si, mon père ! dit-elle, une jeune femme de campagne est descendue tantôt ici pour se rafraîchir ; elle se trouvait mal : deux grands laquais à livrée l'ont descendue d'un cabriolet. — C'est elle ! s'écrie Gérard ; une jupe brune ? — Une jupe brune, répond la femme. — Un corset rouge ? — Un corset rouge. — Un mouchoir de couleur autour d'un bonnet rond ? — C'est cela ; oui, voilà comme elle était mise. — Ah, ciel ! ah ! vous ne savez pas où elle allait, où ces deux scélérats la conduisaient ? — Ah ! pour ça, je l'ignore ; car cette belle jeune fille avait à peine ouvert les yeux, que ses deux conducteurs l'ont emportée dans leurs bras jusqu'au cabriolet : ils y sont montés après elle, et tout a disparu...

Gérard remercie la bonne femme, le vieillard, et se remet en marche. Le voilà bien sûr que sa sœur a été enlevée, qu'elle a passé par le même chemin où il est. Gérard, abîmé dans ses réflexions, ne s'aperçoit pas qu'il change de route ; et qu'il descend, par une avenue étroite, dans une espèce de vallée. Il ne remarque qu'il est égaré qu'au bout de deux heures, et que lorsqu'une réflexion subite qui le frappe le force à s'arrêter. Ces domestiques, se dit-il, ces domestiques à livrée qui conduisaient la pauvre Julie, seraient-ils ceux de Dulys ?... Étourdi que je suis ! j'ai oublié de demander à la femme du hameau de quelle couleur était la livrée de ces deux coquins.

Gérard s'arrête... Il est prêt à retourner sur ses pas ; mais il regarde autour de lui ; plus d'avenue, plus l'arbres ! Il est dans une vallée profonde ; il ne voit rien que des prés et des montagnes très éloignées... Son cœur se serre : ses réflexions ont égaré ses pas ; il faut retourner jusqu'à ce qu'il retrouve la grande route. Le ciel se couvre de nuages ; il est impossible de distinguer les objets... Gérard cependant croit retourner sur ses pas ; mais il se trouve arrêté par un ruisseau assez large... Ce ruisseau, Gérard ne l'avait point remarqué en s'enfonçant dans la vallée : il est clair que Gérard s'est trompé de sentier ; il faut qu'il attende le jour, il le faut. Gérard regarde le ciel, verse quelques larmes, et tombe sur la terre, où bientôt fatigué par la marche et par les réflexions, il s'endort jusqu'au lendemain matin...»

(Ici Armand veut continuer sa lecture ; mais il aperçoit que ce qu'il lit ne fait pas suite à ce qu'il vient de lire ; il recommence et croit se tromper ; enfin il regarde les chiffres de la page qu'il va commencer, et croit qu'il manque des feuillets. En effet, la page finissant par ces mots : il s'endort jusqu'au lendemain matin, porte 254, et la page suivante porte 267 ; c'est donc six feuillets qu'on a déchirés à cet endroit du gros livre. Quel dommage ! Il annonce cet accident à ses frères, qui gémissent comme lui d'une lacune qui les prive de savoir ce qui arriva à Gérard à son réveil... Cependant que faire ? le livre est déchiré : il faut se contenter de ce qui reste, et continuer : c'est l'avis de Palamène ; c'est celui des enfants, qui engagent Armand à poursuivre ; ce qu'il fait en ces termes :)

«Un an s'était écoulé déjà depuis que Gérard était réduit, à Paris, à faire des commissions pour gagner sa vie. Gérard était commissionnaire d'un marchand de la rue des Prouvaires ; et son maître, qui l'aimait beaucoup, se louait tous les jours de ce que le Ciel lui avait envoyé un aussi honnête garçon. Peut-être serait-il devenu bientôt commis chez ce marchand d'étoffes, si le hasard ne lui eût procuré en un moment les moyens de vivre pour jamais à son aise, et de se venger d'un ingrat ami. C'était un jour de repos : Gérard, qui se promenait rarement, avait voulu se dissiper ce jour-là. Il était habillé proprement, et s'était rendu aux Champs-Élysées, pour y rêver à son aise ; car Gérard pensait sans cesse à ses malheurs : il avait perdu l'espoir de retrouver sa sœur, dont il n'avait jamais entendu parler, depuis sa fuite de Cambrai : mais cette sœur chérie était présente à sa mémoire. Il se flattait qu'un jour il serait réuni à sa chère Julie : toutes ses démarches, toutes ses informations avaient été infructueuses ; mais le hasard, un moment, un seul moment suffisait pour combler ses vœux... Gérard, fort de cette espérance, voulut tenter la fortune, en prenant un billet de loterie qu'un colporteur criait depuis une heure à ses oreilles. C'était la première fois qu'il mettait à la loterie, et il y avait même très peu de confiance. Quelle fut sa surprise au bout de quelques jours ! Gérard entre chez un buraliste : il a gagné quatre-vingt mille livres ! Quatre-vingt mille livres !... Il ne peut en croire ses yeux. Le buraliste lui en donna la certitude, en lui remettant un papier pour aller toucher la somme entière à la caisse de la loterie.

Voilà Gérard à la tête d'une fortune considérable. Que va-t-il faire de tant d'argent ? Son parti est bientôt pris. Il va partir pour Cambrai : il ne s'occupera plus que de chercher sa sœur dans cette ville ou dans les environs. Il va voir Dulys : il lui reprochera... Non, il ne lui reprochera rien ; il lui dira seulement : Ami ingrat, es-tu toujours heureux ? si tu l'es, adieu : si tu ne l'es plus, partage cette somme avec moi... Voilà comme il sait se venger d'un parjure !

Gérard, bien ferme dans sa résolution, prend contré de son marchand. Le voilà qui voyage, et qui arrive enfin à Cambrai. Mais quoiqu'il ne craigne plus d'y être poursuivi par les magistrats, il est décidé, pour éviter les cabales sourdes des ennemis secrets qui ont voulu le perdre une fois, à se déguiser un peu. Gérard a pris le costume et la perruque d'un marchand juif. Il n'est pas descendu dans la même auberge ; il est censé être venu dans cette ville sous le nom de Benjamin, et pour y faire des emplettes.

Il est huit heures du soir. Gérard, en attendait qu'on lui serve à souper dans l'auberge, est assis à une table, où il vide un petit pot de bière. Il pense aux courses qu'il a à faire le lendemain, lorsqu'un homme entre dans la salle où il est. Cet homme, Gérard le reconnaît sur-le-champ : c'est M. Dupuis ; c'est du même M. Dupuis, le factotum de Dulys, qui l'a si bien reçu lors de la visite qu'il rendue à cet homme inhumain. Mais M. Dupuis n'est pas si élégant : aurait-il perdu sa place ? serait-il dans l'indigence ? Dulys y serait-il lui-même ? Gérard ne va pas tarder à être instruit de ce changement.

Dupuis addresse la parole à la maîtresse de l'auberge : Vous qui voyez beaucoup d'étrangers, lui dit-il, vous ne pourriez pas m'indiquer, madame, un marchand juif ? — Vous êtes bien tombé, monsieur, lui répond l'hôtesse : voilà monsieur qui arrive dans l'instant, et qui parait être de cette profession.

Un coup de foudre n'aurait pas plus étourdi Gérard : il craint d'être reconnu ; il enfonce son chapeau rond sur ses yeux : Dupuis l'aborde, s'assied à côté de lui, et lui dit : Je voudrais vous parler en particulier. — Parlez, monsieur, reprend Gérard en tremblant et en contrefaisant sa voix. — Vous ne résidez point en cette ville ? — Non. — Vous courez le pays ? — Oui. — C'est ce qu'il me faut. Écoutez, faites-vous grand cas de la probité ? — L'argent avant tout. — L'argent ! touchez-là ; vous êtes mon homme. Eh ! en avez-vous beaucoup d'argent comptant ? — Beaucoup. — À merveille. Voici le fait : J'ai à vendre, ou plutôt une dupe, qui est mon maître et qui s'est ruiné, n'a plus d'autre ressource que celle de se défaire de ses bijoux. Il faut nous entendre, et faire en sorte que... — Je comprends. — Oui, vous me donnerez sur chaque objet un reçu de la moitié de l'argent que vous me compterez. Par exemple, vous pouvez m'écrire, sur un papier, que vous m'avez acheté vingt louis un effet dont vous m'aurez donné douze cents livres ; hen ! cela vous arrange-t-il ?

Gérard, étourdi d'une pareille proposition, est sur le point d'éclater ; mais son cœur lui dicte la conduite qu'il doit tenir, et il accepte le marché que lui propose l'infâme Dupuis. Celui-ci veut sur-le-champ commencer ce petit négoce. Il propose à Gérard une montre enrichie de diamants, qui vaut mille écus. Gérard compte à Dupuis cinquante louis, et lui signe, Benjamin, qu'il l'a achetée trente louis : on voit que c'est vingt louis que l'honnête monsieur Dupuis va retenir à son maître. Ce scélérat quitte Gérard en lui promettant de venir le lendemain soir, et de lui apporter pour plus de six mille écus d'effets.

Cependant Gérard, pendant la nuit, pense à la bonne action qu'il va faire, mais en même temps au danger qu'il court, s'il ne se hâte de faire connaître au magistrat, et ses projets, et la scélératesse de Dupuis. Ce magistrat, qui autrefois voulait faire arrêter Gérard, jugera de sa probité, par l'aveu qu'il va lui faire... Gérard, plein de ces idées agréables, va le lendemain matin trouver le magistrat, à qui il fait part de son véritable nom, du dessein qu'il a formé, et des crimes de Dupuis. L'homme intègre, qui l'écoute, avec attention, veut que sur-le-champ le perfide valet de chambre soit traîné en prison : mais Gérard le conjure d'attendre que son projet soit entièrement exécuté, et le prie seulement de se tenir pour averti lorsqu'il sera temps d'éclater.

Gérard, satisfait de l'entretien qu'il vient d'avoir et des précautions qu'il a prises, retourne à son auberge, où il attend avec impatience Dupuis, à qui il se propose de demander le récit des malheurs qui sont arrivés à Dulys.

Ces malheurs étaient la suite naturelle de sa mauvaise conduite. Dulys avait été volé d'un côté par ses valets : il avait dissipé toute sa fortune. Ses biens immeubles ne lui appartenaient plus. Il n'avait d'autre parti à prendre que de vendre ses effets sourdement, et de s'enfuir un beau matin avec le peu d'argent que Dupuis devait lui apporter.

Gérard qui apprit tout cela de la bouche de Dupuis, n'en fut que plus ferme dans la résolution qu'il avait prise ; et que l'on connaîtra bientôt. Ce soir-là, il acheta à Dupuis des bagues et de l'argenterie : le lendemain, Dupuis lui apporta le reste des effets et bijoux d'or ; en un mot, il se trouva que Gérard avait acheté pour trente mille livres des effets qui en valaient bien quatre-vingts mille, et sur lesquels Dupuis n'avait remis à son maître que quinze à vingt mille livres. Quelle friponnerie ! Comme il rougissait le bon Gérard de la part que l'amitié le forçait d'avoir à ce trafic infâme !... Mais il le fallait, afin de mieux punir l'homme inhumain dont la dureté l'avait tant affligé.

Quand Dupuis n'eut plus rien à vendre, il dit à Gérard : Ha çà, vous êtes content, n'est-ce pas ? À présent, je n'ai qu'un conseil à vous donner ; c'est de quitter bien vite cette ville, car tout se sait ; et si notre intelligence se découvrait, vous seriez puni tout comme moi. Partez donc demain matin, je viendrai vous dire adieu, et boire avec vous le vin du marché. Pour mon maître, il ne sera pas ici demain soir. — Non ? il part aussi demain ? — Oui, demain à dix heures du matin. Sous prétexte d'une partie de promenade ; il sortira de la ville sur un bon cheval ; et crac, au grand galop : adieu l'espoir de messieurs ses créanciers. Je le laisse aller, moi : j'ai, Dieu merci, une petite fortune honnête ; je vivrai tranquille ici.

Gérard, enchanté d'être ainsi prévenu par Dupuis lui-même de ce qu'il avait à faire, lui donna parole pour déjeuner le lendemain à huit heures du matin, lui promettant de quitter Cambrai sur-le-champ. Dupuis se retira, et Gérard fut trouver le magistrat, qui se chargea seul du déjeuner de M. Dupuis.

Elle paraît extraordinaire la conduite de Gérard ; mais qu'elle est belle ! et comme on va lui savoir gré tout à l'heure d'avoir négligé de chercher sa sœur, de faire les affaires qui rappelaient à Cambrai, pour s'occuper d'une vengeance dont bien peu de gens, à sa place, auraient été capables.

Le lendemain, M. Dupuis se présente à l'auberge pour déjeuner avec son ami Benjamin. Benjamin n'y est pas : à sa place, Dupuis trouve des cavaliers de maréchaussée qui l'emmenent en prison, malgré tous les serments, toutes des protestations qu'il fait de sa vertu, de sa probité.

Pendant qu'on cause à ce fripon cette désagréable surprise, Gérard quitte sa perruque ; il s'habille proprement, sans luxe pourtant, prend une petite cassette sous son bras, et s'achemine vers la maison de Dulys. Il va faire une bonne action, Gérard, et néanmoins son cœur bat violemment : il éprouve une sorte de gêne à faire le bien, et craint d'humilier celui à qui il va rendre service... Le voilà à la porte de Dulys : ses genoux sont tremblants ; il est prêt à retourner sur ses pas... Il entre cependant.

Quel changement dans cette maison autrefois si brillante ! Plus de domestiques ! un seul portier lui indique l'appartement de Dulys. Point de meubles : la solitude la plus profonde, l'isolement, le dénuement le plus complet ! Gérard traverse des pièces presque démeublées, et pénètre enfin jusqu'au cabinet de Dulys, qu'il trouve la tête enfoncée dans ses mains, et dans l'attitude d'un homme plongé dans les plus tristes pensées... Le bruit que fait Gérard en ouvrant la porte fait frémir Dulys ; il croit voir un créancier, pâlit d'effroi, et se lève comme un furieux : Qui peut venir si brusquement ? s'écrie-t-il. Ciel !... Gérard !...

Il dit, et couvre son front de ses deux mains, comme un homme qui est attérré sous le poids de sa honte. Gérard s'approche de lui, et le prend dans ses bras. Oui, c'est Gérard, trop malheureux ami ; c'est Gérard, qui vient essuyer tes larmes et soulager tes maux. — Quoi ! c'est toi ! tu peux... (Il se dégage des bras de Gérard ; Gérard le poursuit.) — Mon ami, écoute-moi. — Que je t'écoute, quand tu viens insulter à mon malheur ! — Moi, juste ciel ! — Toi, que viens-tu faire ici ? Quelle est cette fausse pitié que tu viens me témoigner ? As-tu appris que j'étais ruiné, déshonoré, perdu ? As-tu appris que je n'avais plus d'autre ressource qu'un coup de pistolet, ou une faillite honteuse ? et viens-tu saisir ce moment douloureux pour me parler de l'indigne conduite que j'ai tenue à ton égard, et que je ne suis que trop reprochée ?... — Dulys, Dulys ! tu me perces le cœur. — Mais parle donc : qui t'amène tout exprès dans ce fatal moment ?... Homme barbare ! tu n'ajouteras pas à mes maux : ils finiront ces maux cruels ! j'ai été trahi par la confiance, par l'amour, par l'a... Qu'allais-je dire ? est-ce à moi de me plaindre de l'amitié ? eh ! n'ai-je pas rompu le premier ces liens que j'aurais dû chérir ?... — Dulys, je viens te sauver. — Me sauver ! tiens, tiens, voilà mon seul recours. (Il se jette sur un pistolet.) — Que fais-tu ? arrête, ô ciel ! arrête, homme égaré ! (Il le lui arrache.) Tu me connaîtras, tu m'écouteras, tu sauras que tu n'aurais jamais revu Gérard, si tu eusses été toujours heureux. — Quoi !... — C'est à ton infortune que tu dois mon retour, et c'est pour la faire cesser que je viens le serrer dans mes bras. — Gérard !... Oui, Dulys, oui, mon ami, je viens tarir tes larmes ; je viens te rendre une partie de ta fortune. — Grand Dieu !... Gérard, ô Gérard ! ne me trompe pas : je n'étais qu'égaré, je n'étais pas méchant. Oh ! crois que je n'ai jamais été méchant... — Je le crois, j'en suis sûr... Allons, voyons ; donne-moi ta main, assieds-toi, calme-toi. (Dulys s'assied ; et Gérard reste debout devant lui en pressant ses mains dans les siennes.) Dulys, je crois fermement que tu n'étais pas né vicieux. — Non, mon ami. Les conseils dangereux de tous ceux qui m'entouraient, l'attrait de la richesse, celui du plaisir... — Tout cela t'a perdu... tu es ruiné ? — Ruiné, oh ! absolument ruiné. — En cédant tes maisons, tes biens à tes créanciers... — Ce n'est pas assez... vingt mille livres encore... — Vingt mille livres !... les voilà. (Il met un portefeuille dans la main de Dulys.) — Comment ?... — Oui, paye tes dettes, et réservons-nous pour ressource environ vingt-cinq à trente mille livres que je possède encore, que nous joindrons à cette cassette, qui est à toi. — Cette cassette ?.... Ouvre-la, Dulys, ouvre-la... — Ciel ! tous mes effets !... — Un monstre t'en avait privé ; je te les rends, ils sont à toi. — À moi ! mon ami, je les ai tendus, perdus pour jamais. — Ils ne sont point perdus, puisque l'amitie les a recueillis, et qu'elle te prie de les reprendre. Mais je ne puis comprendre.

L'étonnement de Dulys est à son comble. Il parcourt des yeux la cassette, qu'il vient d'ouvrir, reconnaît tous ses bijoux, et ne peut concevoir par quels moyens ils sont tombés entre les mains de Gérard. Gérard le lui explique : Gérard lui dévoile toute la scélératasse de Dupuis, et finit par lui apprendre que ce fripon est maintenant entre les mains de la justice. À peine a-t-il fini de parler, que Dulys se précipite dans ses bras. Homme étonnant, lui dit-il, ami rare et précieux, voilà donc comme tu le venges ! Eh ! ne crois pas t'y tromper : cette vengeance est plus cruelle que celle que tu aurais pu tirer de moi en perçant le sein d'un ingrat ; oui, elle redouble mes remords, et me fait sentir doublement mes torts... Mais en même temps comme il est généreux ton procédé ! comme il est sublime ! Ô bon Gérard ! en t'occupant des moyens de me secourir, tu ne connaissais pas encore tous mes forfaits ; tu ne savais pas combien j'étais coupable envers toi. J'aurai le courage de tout t'avouer. Tu connaîtras tous mes crimes, et tu n'en seras pas plus barbare envers un ami qui est toujours digne de toi, puisqu'il est repentant. Apprends, apprends que le jour même de notre entrevue, où j'eus le malheur de te témoigner tant d'inhumanité, l'infâme Dupuis fut te dénoncer au magistrat, et que j'eus la faiblesse de le laisser obtenir un ordre contre toi. Est-il possible que la présence de l'indigent fatigue l'homme riche au point qu'il oublie les liens les plus sacrés, ceux de l'amitié, ceux même des serments ?... Tu pâlis ! tu vas me haïr encore davantage... Viens avec moi, ouvre cette porte : tu vas voir mon epouse, oui, mon epouse !...

Dulys se lève égaré ; il ouvre une porte, il appelle son épouse... Quelle est la surprise et la joie de Gérard en reconnaissant sa sœur ! C'est Julie elle-même qui s'avance en versant des larmes et qui se jette dans les bras de son frère... Dulys ne laisse pas à Gérard le temps de demander des explications ; il continue en ces termes :

À peine, lui dit-il, à peine étais-tu sorti de ton auberge, que l'infâme Dupuis y entra pour affaire. Il vit Julie pensa que sa beauté pourrait, le dirai-je ? adoucir mes ennuis. Elle était seule... Je viens, lui dit-il, vous chercher de la part de votre frère (il avait pris de l'hôtesse des informations sur cette belle personne) : il est avec Dulys, tous deux se pressent dans leurs bras... Venez augmenter leur satisfaction. Julie l'écoute, Julie le croit, sort avec lui, sans penser à dire dans l'auberge qu'elle va vous rejoindre... On me l'amène... Vous jugez de sa surprise en se trouvant seule... Je fais l'impossible pour essuyer ses larmes, et je prends le parti de la faire transporter dans une maison de campagne que j'avais à deux lieues d'ici. Là, grand Dieu !... combien je l'ai fait souffrir ! ou plutôt combien l'odieux Dupuis l'a tyrannisée !... Que vous dirai-je ? Sa sagesse, sa résistance augmentaient mon amour... Ma fortune s'écoulait ; j'entrevoyais le moment où j'allais être réduit à la plus affreuse misère : je la trompai, cette bonne Julie, qui, malgré mes torts avait quelque tendresse pour moi : je lui dissimulai l'état de mes affaires, et je l'épousai secrètement. Elle est ma femme, oh ! elle est bien ma femme ! ce matin même elle devait connaître mon état, et j'allais l'engager à fuir avec moi... Oui, Julie, voilà, voilà l'aveu de mes fautes : je tombe à tes pieds pour réclamer ton indulgence, et t'engager à prier un frère, un frère que j'ai trop méconnu, à ratifier des nœuds que l'amour a formés.

Le lecteur doit juger de l'étonnement de Julie, et surtout de celui de Gérard. Ce dernier ne peut concevoir comment sa sœur a pu donner la main à l' homme qui a repoussé son frère ; mais il apprend bientôt que Julie a ignoré la réception froide que Dulys a faite à Gérard : on a dit à Julie que Gérard s'était querellé avec les domestiques, et qu'il était parti de la maison sans voir son ami Dulys, qui l'aurait serré dans ses bras. Depuis ce temps, Gérard avait toujours voyagé. Julie ignorait le lieu de sa retraite, et toutes les tentatives qu'elle avait faites pour lui donner de ses nouvelles avaient été vaines. Enfin, Julie, circonvenue d'un côté par les tourments que Dupuis lui faisait éprouver dans sa captivité, et de l'autre par l'amour que les bons procédés de Dulys avaient fait naître dans son cœur, avait cédé sa main sans l'aveu d'un frère dont elle ignorait le sort : elle était femme de Dulys ; et Dulys, pour la première fois, avait été forcé de rendre hommage à la vertu.

Dulys était aux pieds de Julie : Julie demandait grâce à son frère pour le coupable. Gérard ne put résister à tant d'émotions ; il prit la main de Julie et celle de Dulys : Sois mon frère, dit-il à ce dernier, sois mon frère, mon ancien ami de collège, et soyons heureux !...

Dulys se relève, embrasse son frère, son épouse, et raconte à sa femme tout ce que vient de faire pour lui un ami généreux Gérard interrompt un discours qui blesse sa modestie, et pense à tracer à son ami un plan de conduite. Vois, lui dit-il, compare le sort dont tu vas jouir avec l'éclat mensonger, des plaisirs bruyants et dangereux auxquels des confidents perfides ont livré ta jeunesse !... Le jour même où je me présentai chez toi, j'appris que tu avais tué un homme chez la plus vile des creatures. (Dulys rougit.) Sans cesse en rapport avec tes valets pour couvrir tes crimes, pour en commettre de nouveaux, voilà quelle fut ton existence. Ta faiblesse a gâté chez toi le plus beau nalurel. Maintenant tu vas apprendre que la médiocrité fait toujours le bonheur de l'homme né vertueux : tu vas te renfermer dans le sein de ta femme, de ton frère, et tu vivras exempt de remords... — De remords ! s'écrie Dulys ; penses-tu que j'oublie jamais que, dans le même moment où je repoussai mon ami, où j'attentats à sa liberté, j'enlevais sa sœur, je cherchais à séduire l'innocence ?... Ah ! Gérard ! j'ai manqué à tout, à tout !... mon cœur ne sera jamais tranquille. — Il le sera, Dulys, si tu oublies tes fautes, comme ton frère et ta femme les oublient.

Gérard ajouta quelques réflexions morales aux expressions du sentiment, et il fut convenu que Dulys payerait ses créanciers, et que son mariage serait rendu public. Dans la même journée un notaire fut mandé pour arranger toutes ses affaires. Quelque temps après, le magistrat fit rendre à Dupuis tout l'argent qu'il avait volé à son maître. Ce scélérat fut enfermé pour le reste de ses jours. Dulys céda ses maisons, ses immeubles en général à ses créanciers : il compléta en argent comptant, la somme qu'il leur devait, et sur laquelle il ne leur fit rien perdre. Ensuite il vendit à d'honnêtes marchands tous ses effets et bijoux, dont il retira une somme considérable.

Quand tous ces arrangements furent finis, Dulys, Gérard et sa sœur, qui faisaient une bourse commune, quittèrent Cambrai, en emportant, avec, l'estime générale, une somme de plus de cent mille livres. Ces trois amis furent se fixer dans le pays natal de Gérard, où ils achetèrent une bonne ferme, qu'ils firent valoir, et où ils trouvèrent l'agrément d'une jolie maison, d'un bois et d'une rivière. Dulys, qui n'oublia jamais les services que lui avait rendus Gérard, passa sa vie dans l'exercice de la vertu et de la bienfaisance. Sa femme s'occupa de botanique, de médecine, et devint la mère de tous les malades, de tous les infortunés. Ces deux époux eurent des enfants qu'ils élevèrent en hommes vertueux ; et le bon Gérard épousa bientôt la fille d'un de ses voisins, qui vint augmenter le charme et le bonheur de cette petite société.»

Armand termina ainsi sa lecture de l'histoire des deux écoliers, et les enfants regrettèrent qu'elle ne fût pas plus longue. Cependant cette lecture s'étant prolongée un peu tard, Palamène, après avoir débité à sa famille une morale sage et puisée dans l'histoire qu'ils venaient d'entendre, sur l'amitié, la bienfaisance et l'oubli des injures, se leva pour passer avec ses enfants à une table frugale ; et tous furent goûter ce repos, ce sommeil doux, que procurent toujours le travail et la tranquillité d'une conscience pure.


«Les Soirées de la chaumière» :
Introduction et Index ; 9-16

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]