«LES SOIRÉES DE LA CHAUMIÈRE» DE FRANÇOIS-GUILLAUME DUCRAY-DUMINIL : 38-43


TRENTE-HUITIÈME SOIRÉE.

LA COQUETTERIE.


Histoire de mistriss Belly Clarins.

Les aventures étonnantes de la chapelle Saint-Leonard avaient fait un très grand plaisir à nos enfants : les enfants aiment en général le merveilleux ; mais, je l'ai dit, il faut, pour que le but moral atteigne plus sûrement leur raison, que le merveilleux qu'on leur offre soit en même temps simple, vraisemblable et naturel. La fable sourit à leur esprit sans convaincre leur cœur ; l'histoire remplit le double but de convaincre leur cœur et leur esprit. Ils raisonnent, ils comparent, ils se mettent à la place d'un personnage vraisemblable, au lieu qu'ils ne peuvent rapprocher leur manière de voir de celle d'une fée, d'un enchanteur, d'un esprit surnaturel qu'ils ne comprennent point, et qui leur présente des facultés qu'ils n'ont point. Sous ce point de vue, le recit de M. Delacour devait faire sur eux une profonde impression ; mais Palamène, voyant que les excès du fanatisme, qu'on leur avait dépeints, pouvaient contrarier le respect qu'il voulait leur inspirer pour la religion, se proposait, par d'autres exemples, de les ramener à des idées plus saines, plus convenables à leur éducation : car les enfants jugent tout avec un excès d'exaltation qu'il faut réprimer autant qu'on le peut, et il est difficile de tenir toujours leur petit jugement dans un juste milieu.

M. Delacour, après lequel ils soupiraient, se présenta enfin sur la terrasse avec son manuscrit. Tout le monde l'entoura ; il se fit un grand silence, et le vieillard commença sa lecture en ces termes :

«Il y avait à Londres un riche négociant, nommé sir Clarins, qui ne s'était jamais marié. Sir Clarins avait déjà trente-six ans, et vivait avec sa sœur madame Herbert, femme d'environ quarante ans, qui, veuve de bonne heure, avait associé sa fortune au commerce de son frère. Sir Clarins aimait beaucoup cette madame Herbert, femme hautaine, capricieuse et méchante, qui ne pouvait pas le souffrir, mais qui passait sa vie avec lui parce qu'il lui fallait quelqu'un sur qui elle put dominer, et qu'elle put tourmenter. Le frère et sa sœur s'étaient promis de ne jamais prendre d'engagement, et ce n'était qu'à cette condition qu'ils avaient confondu leurs fortunes. Cependant sir Clarins, ennuyé du commerce, craignant, d'ailleurs, par quelques pertes qu'il y avait déjà faites, de voir s'échapper de ses mains le bien qu'il avait gagné, résolut de se retirer et de vivre à la campagne. Il en parla à sa sœur, qui, pour la première fois peut-être, fut de son avis. Ils vendirent donc leur belle maison qu'ils avaient dans Charing-Cross, et achetèrent une très belle compagne à Surrey, petit village situé à quelques milles de Londres. Madame Herbert, qui aimait le faste et la grandeur, embellit cette retraite de tout ce qu'il y avait de plus recherché en meubles, et tous deux furent s'y fixer avec un domestique assez nombreux. Sir Clarins se plut, pendant quelque temps, dans sa maison ; mais, habitué jusqu'alors à une vie extrêmement active, il finit par s'ennuyer, et ne trouva plus de délassement que dans les plaisirs de la chasse. C'était devenu un goût si dominant chez lui, qu'il y passait souvent des journées entières : il sortait le matin, et ne rentrait plus que le soir. Sa sœur lui fit des reproches amers de l'abandon où il la laissait ; sir Clarins y répondit avec aigreur ; leur mésintelligence devint bientôt sensible ; et sir Clarins, qui, dans son commerce, avait eu moins d'occasions de s'apercevoir de la domination de sa sœur, sentit enfin le poids du despotisme qui pesait sur lui. Il s'en plaignit ; on se fâcha ; et, dès ce moment, les querelles devinrent éternelles dans la maison. Sir Clarins n'en fit que prolonger plus longtemps ses fréquentes absences, et madame Herbert chercha, de son côté, de la dissipation dans son voisinage.

Il y avait à deux pas se sa maison un château superbe, appartenant à une riche milady, qui venait tous les ans y passer la belle saison. Madame Herbert s'était liée avec cette milady Bronton, femme à peu près de son caractère, et aussi méchante qu'elle. Un soir que madame Herbert faisait sa partie chez cette femme, on annonça miss Belly et sir Henri. Tous les regards se tournèrent vers ces deux étrangers : et si les hommes furent ravis de la beauté de la jeune miss, les femmes restèrent enchantées des grâces et des traits charmants du jeune Henri. Milady Bronton, qui les connaissait, les fit asseoir, parla de portraits à faire, de la ressemblance du sien, qui était l'ouvrage de miss Belly, et promit à cette dernière de lui procurer de l'occupation dans ses connaissances. La visite des jeunes gens fut courte, ils sortirent, et chacun s'informa d'eux à milady, qui répondit d'un air distrait : Ce sont des jeunes gens bien nés, mais peu fortunés, et que le sort a réduits à faire valoir, pour vivre, les talents qu'ils doivent à une éducation soignée. Ils habitent ordinairement la capitale ; mais ils ont loué, à un mille de ce village, une habitation champêtre où ils viennent se délasser de temps en temps de leurs travaux.

Madame Herbert, que les traits du jeune homme avaient singulièrement émue, continua des questions que la société semblait avoir abandonnées d'après la courte explication de milady ; elle dit à son amie : Ces enfants sont intéressants !... Sont-ils frère et sœur ? — Non : cousin et cousine. — Cousin et cousine ! cela est-il bien vrai ? — Oh ! très vrai ; j'ai connu les deux pères. — Quel âge ? — Miss Belly a vingt ans, et son cousin deux années de plus, à ce que je crois. — Tous deux savent peindre ? — Henri, le frère, fait des ouvrages de théâtre ; c'est lui qui a fait dernièrement, au théâtre de Covent Garden, The Road to Ruin, cette jolie petite pièce qui a fait courir tout Londres (1). — Bon, je l'ai vue : il y a de l'esprit, mais beaucoup d'esprit... Et ils vivent ensemble, sans père, sans mère, sans parents ? — Ils sont orphelins ; mais ils ont des mœurs si pures ! ils sont si aimés, si estimés, qu'en vérité je m'intéresse à eux avec la plus tendre affection. — Eh bien ! procurez-moi leur connaissance : je... je voudrais faire faire mon portrait et celui de mon frère. Je leur en procurerai d'autres ; d'ailleurs, j'ai des connaissances si brillantes !... — Volontiers, ma chère amie ; mais je ne me flatte point de les envoyer chez vous ; ils ont une certaine hauteur au milieu de leur médiocre fortune... Allez-y, je vous donnerai leur adresse ; ils ne restent pas loin d'ici.

Leur domicile eût été éloigné de deux cents lieues, que madame Herbert aurait été les y chercher. Le jeune Henri avait fait sur son cœur une impression ineffaçable ; impression funeste, hélas ! qui a fait le malheur de bien des êtres intéressants !

Madame Herbert quitte soudain la société ; elle rentre chez elle, se jette sur sa chaise longue, et réfléchit... Madame Herbert refléchir ! c'est un peu fort, un peu nouveau pour elle sans doute ; mais on sait que les réflexions de l'amour sont si tumultueuse, si obscures, qu'elles sont plutôt le délire du cœur que l'ouvrage de l'esprit. Le soir, elle brusque son frère plus qu'à l'ordinaire ; et regardant ses traits mâles et brunis par le soleil, elle fait la comparaison d'un homme à un autre homme. On sent bien que tout l'avantage est du côté du jeune Henri, dont l'image est profondément gravée dans son cœur. Madame Herbert passe une nuit très agitée ; puis, le lendemain matin, elle fait mettre ses chevaux à sa voiture, et se fait conduire à Briste, petit hameau situé à un mille, où demeure le couple fortuné à qui sa connaissance fatale va ravir pour jamais le bonheur. Elle entre, et ne trouve que miss Belly. Je vous ai vue hier, mon amie, lui dit madame Herbert, chez milady Bronton mon amie ; vous faites des portraits, à ce qu'elle m'a dit ? — Oui, madame. — Eh bien, je vous prie d'entreprendre le mien, dont je veux faire un cadeau à mon frère. Milady vous aime beaucoup. — Elle est bien bonne. — Elle fait beaucoup d'éloges de vous, ainsi que de votre cousin : il n'est point ici, votre cousin ? — Pardonnez-moi, madame ; mais il travaille dans son cabinet. — Vous lui direz que je suis venue.

Madame Herbert prononça ces mots sans réflexion, et comme si elle était persuadée qu'ayant fait une profonde impression sur le cœur du jeune homme, celui-ci dût être enchanté d'apprendre que l'objet de sa flamme est venu. Miss Belly se hasarda à lui répondre : Mon cousin a-t-il l'honneur de connaître madame ?

Madame Herbert resta un moment interdite... Elle répond : Ce n'est pas cela ; mais j'ai vu sa pièce à Covent Garden : elle m'a fait un plaisir... Il a de l'esprit, sir Henri, et tous deux vous avez des talents bien rares !

Miss Belly s'inclina sans répondre, et madame Herbert, jalouse de prolonger sa visite dans l'espoir devoir entrer celui qui seul l'a provoquée, prie son aimable hôtesse de commencer sur-le-champ son portrait. Ce n'est pas, ajouta-t-elle, que j'en sois très pressée ; vous y mettrez autant de séances qu'il en faudra ; je viendrai le prendre ici, attendu que c'est une surprise que je veux causer à mon frère, et qu'il ne faut pas qu'il vous voie chez moi avant que l'ouvrage soit fini.

Miss Belly dispose son chevalet ; elle commence ; et le modèle, très distrait, est plutôt occupé à tourner la tête vers les portes, qu'à se poser comme il convient. La jeune artiste lui annonce enfin qu'elle en fait assez pour ce moment, et madame Herbert est obligée de sortir sans avoir vu celui qui a touché son cœur. Elle remet la partie au lendemain ; le lendemain, mêmes disgrâces, sir Henri est toujours occupé dans son cabinet. Madame Herbert désolée de ce contretemps, prie miss Belly de lui donner à déjeuner pour la troisième séance : cela me ferait venir de meilleure heure, ajoute-t-elle... Ce n'est pas ce motif qui la guide, c'est l'espoir de trouver les deux parents réunis. Son espoir est comblé à la fin : elle trouve ce matin-là, miss Belly et sir Henri réunis autour d'un guéridon, où l'on a mis du thé, du beurre, du pain grillé et des fruits. Madame Herbert a tout le loisir d'examiner sir Henri ; elle le trouve aussi aimable et spirituel que bien fait. La tête lui tourne tout à fait, il est impossible qu'elle donne séance tant que le jeune homme sera là. Miss Belly ne sait à quoi attribuer ses distractions, enfin sir Henri rentre dans son cabinet, et le modèle devient plus docile.

Madame Herbert donna ainsi dix séances, pendant lesquelles elle eut le plaisir de voir souvent l'aimable poète qui causait son délire. Quand le portrait fut fini, elle engagea les deux jeunes gens à venir souper chez elle, pour en recevoir le prix et pour jouir de la surprise agréable que ce chef-d'œuvre causerait à son frère. Les jeunes gens s'excusèrent sur leur éloignement de la maison de sir Clarins : madame Herbert leur promit des lits, et la liberté de revenir chez eux le lendemain de cette charmante réunion. Sir Henri et sa cousine y consentirent.

Dès que le jour fut fixé, madame Herbert s'étudie à faire plus d'accueil à son frère. Elle ne voulait point donner à sir Henri le tableau de la mésintelligence qui régnait entre elle et sir Clarins ; elle fut donc, avec ce dernier, si aimable, qu'il en fut étonné, et ne sut que répondre à ses preuves d'affection. Elle l'engagea un jour à rentrer souper de bonne heure ; elle avait une connaissance très utile à lui faire faire ; elle l'assurait qu'il ne serait pas fâché de cet acte de complaisance. Sir Clarins promit, et revint en effet avant la nuit. Quelle est sa surprise, de rencontrer près de sa sœur un jeune homme, et surtout une jeune personne si belle, que sa vue se trouble et son cœur palpite pour la première fois !... Sir Clarins examine ce chef-d'œuvre de la nature ; il détaille ses traits, ses grâces, et croit voir le modèle des divinités que les peintres et sculpteurs se sont plu à retracer à nos yeux. Le même trait qui a frappé la sœur pour le cousin, vint percer le cœur du frère pour la charmante cousine ; et, par un effet d'une sympathie assez bizarre, vu la différence des âges, la belle miss éprouve un sentiment tendre et spontané pour sir Clarins. Ce doux retour de l'amour n'agissait pas de même sur le cœur de sir Henri ; ce jeune homme trouvait madame Herbert si laide, si horrible, il la jugeait d'ailleurs tellement acariâtre et méchante, qu'il la détestait souverainement. L'infortuné l'aurait fuie comme un monstre, s'il eût pu se douter des prétentions que celle folle avait sur lui.

Le souper fut très agréable jusqu'au dessert, où le cœur du pauvre Clarins fut tout à fait séduit à la vue du portrait de sa sœur qu'on lui présenta. Cet ouvrage était si parfait, il annonçait un si grand talent dans son auteur, que sir Clarins sentit redoubler sa tendresse et son estime pour l'artiste. Il remercia assez gauchement sa sœur d'une surprise à laquelle il ne s'attendait pas et qui l'étonnait ; puis il tourna tous ses éloges, tous ses remerciments vers miss Belly, qui les reçut avec cette rougeur, avec cette modestie qui accompagnent toujours les grâces décentes comme les vrais talents.

Il fut question ensuite de conduire les jeunes gens dans les appartements qu'on leur avait préparés. Sir Clarins donna la main à miss Belly, et madame Herbert fit la plaisanterie de reconduire son hôte, qui s'empressa aussi, par pure politesse, de lui présenter son bras. Tandis que nos jeunes parents dormaient du sommeil de l'innocence, sir Clarins et madame Herbert étaient agités séparément et par le même motif. Sir Clarins se retraçait les charmes et les talents de l'aimable Belly, et madame Herbert se proposait de déclarer, dès le lendemain matin, sa passion au jeune poète. Ce n'est pas qu'elle voulût manquer sur-le-champ à la parole qu'elle avait donnée à son frère, de ne plus se marier, elle ne se promettait pas d'en venir là tout de suite ; mais elle croyait le jeune homme assez corrompu ; elle se flattait d'inspirer encore assez de désirs pour nouer une intrigue amoureuse et vivre dans un commerce scandaleux.

En conséquence, le lendemain matin, elle fait appeler le jeune homme seul dans son boudoir. Elle s'était mise sous les armes, rien ne lui manquait pour séduire le cœur et les sens de l'homme le plus froid. Madame Herbert commence par dévoiler son amour au jeune Henri ; elle emploie ensuite toutes les ressources de la coquetterie, tout la manège des larmes, des soupirs, des œillades : mais, ô surprise pour elle ! rien de tout cela ne réussi ; l'effroi se peint sur les traits de sir Henri ; il lui parle avec hauteur, avec dureté ; son mépris est évident... Elle va jusqu'à lui proposer sa main. Il la refuse ; il a fait vœu, dit-il, de fuir tout engagement : les muses seules et la solitude, voilà ce qu'il chérit... Madame Herbert a la bassesse de s'abaisser jusqu'aux larmes, jusqu'aux prières : sir Henri, qui rougit lui-même de voir à quel point cette femme se dégrade devant lui, jure qu'il ne la reverra jamais... Madame Herbert devient furieuse ; elle le prévient que si un seul mot de leur conversation vient à percer dans la société, elle saura se venger d'un homme injuste et grossier... Sir Henri se retire troublé ; il va trouver sa cousine, qui l'attend près de sir Clarins, et la ramène à Briste, sans lui raconter la scène qui vient de se passer. Il a même la délicatesse de n'en point parler à cette parente sensible, à qui il veut éviter le tableau repoussant du vice ; et tous deux reprennent le cours de leurs occupations paisibles et solitaires.

Cependant madame Herbert n'a plus d'autre passion que la rage et le désir de se venger. Henri n'est plus à ses yeux, un jeune homme vertueux, doux, charmant ; Henri est un monstre à qui elle voue autant de haine qu'elle avait ressenti pour lui d'amour ; il faut qu'elle le perde, il le faut, et elle ne pense plus qu'à en chercher les moyens. Tandis que sa tête travaille pour faire le tourment d'une famille qu'elle déteste, son frère ne pense qu'à faire le bonheur de celle qu'il adore. Sir Clarins a vu miss Belly, son cœur est épris pour la vie ; mais, plus vertueux, plus délicat que madame Herbert, sir Clarins ne voit dans son amour qu'un but décent ; il songe sérieusement, non à séduire, mais à épouser ; il est las de la société désagréable de sa sœur, il veut la rompre, cette orageuse société. Il est riche, il peut faire la fortune de ce qu'il aime ; il en a le projet, et veut hâter son exécution. En conséquence, il se rend à son tour, à l'insu de sa sœur, chez la belle miss, qu'il trouve occupée à faire de la musique avec son cousin. Sa vue déconcerte un peu sir Henri, tandis qu'elle émeut singulièrement miss Belly. Sir Clarins donne d'abord à sa visite un prétexte d'usage, d'honnêteté : ensuite il cherche à s'insinuer dans la confiance des deux cousins, qui, se livrant bientôt à l'estime qu'il leur inspire, lui font, sans en prévoir les conséquences, l'aveu de leur état, de leur fortune et de leur peu d'ambition. Sir Clarins est enchanté de leur franchise, de leur ingénuité ; il leur fait un tableau de sa fortune, de ses goûts, qui sont absolument ceux de miss Belly, et finit par demander sa main. Miss Belly rougit, et son cousin, étonné, balance un moment à répondre. Sir Henri, qui chérit sa cousine plus que lui-même, n'hésiterait pas à consentir à un établissement avantageux, s'il ne craignait le caractère violent et les persécutions de madame Herbert : il ose hasarder une réflexion. Je crains, monsieur, dit-il à sir Clarins, après l'avoir remercié de la préférence flatteuse qu'il donne à miss Belly ; je crains que madame votre sœur ne s'accorde pas bien avec une enfant comme ma cousine, et cela seul... — Cela seul, répondit vivement sir Clarins, va se détruire par un mot ; c'est qu'en épousant miss Belly, je me sépare pour jamais de ma sœur, dont le caractère hautain et méchant me fait souffrir horriblement, surtout depuis que j'ai quitté mon commerce. Henri, fiez-vous à mon expérience ; je sais assez qu'une jeune femme et une mégère de quarante ans ne peuvent pas vivre ensemble ; ainsi, n'avez-vous que cette difficulté à m'objecter ?

Sir Henri ne répond pas ; enfin il rompt le silence, et demande huit jours pour connaître les dispositions de sa cousine et répondre à l'offre obligeante qu'on lui fait.

Huit jours ! huit jours sont huit siècles pour un homme qui aime passionnément. Sir Clarins les accorde néanmoins, et promet de revenir au bout de ce long terme, chercher ou le bonheur ou l'arrêt de sa mort. Il se retire, et sir Henri n'a pas besoin des huit jours qu'il a demandés pour connaître l'état de sa cousine : un moment suffit pour dévoiler son cœur ; il voit ce cœur sensible aux manières de sir Clarins ; il le voit touché et prêt à consentir à tout. Sir Henri estime singulièrement Clarins ; il voit dans cette union un bonheur inespéré pour sa cousine, et cependant il ne sait pourquoi il frémit ; son cœur bat violemment ; il semble qu'un funeste pressentiment l'agite, l'avertisse de ne point consentir à ces nœuds formés sous les auspices des furies. Sir Henri sait que miss Belly aime, et il voudrait réprimer son amour, quoiqu'il ne puisse pas désapprouver ce sentiment pour le seul homme qui convienne à sa cousine. On lui promet bien qu'on vivra loin de madame Herbert ; mais qui lui assurera que madame Herbert voudra vivre loin de son frère, loin de sir Henri surtout, pour qui elle a conçu la plus ridicule passion ? Cette femme sera sans cesse attachée à ses pas ; et qui sait si, déçue dans son amour, elle ne cherchera pas à se venger en troublant le ménage de son frère ?... Pauvre Henri ! voilà en effet ce qui doit arriver ; tu le prévois, Henri, et tu n'as pas la force de prévenir ce malheur en contrariant les sentiments d'une parente qui t'est bien chère.

Les huit jours enfin sont écoulés. Sir Clarins reparaît ; et bientôt il lit son bonheur dans les yeux de miss Belly et dans le silence de son cousin. Il va être heureux enfin ; on le confirme dans cet espoir ; il ne s'agit plus que de régler les affaires d'intérêt, ce qui est bientôt fait, et de fixer un jour pour l'hymen. Je voudrais, dit Clarins, que cet hymen fortuné se fît d'abord secrètement. Ma sœur est encore chez moi ; elle n'a pas là, toute prête, une maison pour la recevoir... Elle a pris sur moi un empire singulier... Si je lui parle d'un simple projet de mariage, elle va s'emporter, pleurer ; que sais-je ? Il vaut mieux qu'elle apprenne la chose quand elle sera faite, alors il n'y aura plus de remède, et il faudra bien qu'elle prenne son parti. Milady Bronton est votre amie comme la mienne ; je l'ai prévenue ; elle veut bien me prêter son château, sa chapelle ; son aumônier nous y donnera la bénédiction nuptiale après-demain, si vous y consentez, à l'insu de ma sœur et en présence de quatre ou cinq amis.

Cet arrangement, qui paraissait très simple à la bonne miss Belly, ne plut point du tout à sir Henri ; il éleva des difficultés que sir Clarins s'empressa de lever ; miss Belly elle-même se mit avec Sir Clarins contre son cousin. Ceci, lui dit-elle ; ceci, mon cher Henri, n'est qu'une précaution momentanée. Madame Herbert m'aime ; elle m'a donné mille marques de son affection ; le dépit qu'elle pourra concevoir, et qui n'est au fond qu'une preuve de tendresse pour son frère, sera bien moins violent quand elle saura que c'est moi, son aimable artiste, ainsi qu'elle m'appelle, qui deviens sa belle-sœur : je suis sûre même qu'elle me serrera dans ses bras, et que, loin de nous quitter, elle formera avec nous la famille la mieux unie et la plus heureuse.

Henri secoua la tête, regarda sa cousine avec attendrissement, et sentit même quelques larmes couler de ses yeux ; mais né bon, sensible et confiant, il ne voulut point affliger sa chère parente, et consentit à tout. Sir Clarins, au comble de la joie, fit donc en secret tous ses préparatifs ; et le jour fixé pour son hymen, il conduisit sir Henri et sa cousine dans sa voiture, chez milady Bronton, qui parut charmée d'un événement aussi heureux pour sa protégée.

Les deux époux sont unis, et l'on ne pense plus qu'à dîner ensemble avec cette gaieté, cette franche expansion qu'excite toujours un mariage bien assorti. Mais quelle est la surprise de sir Clarins, en voyant entrer au dessert sa sœur elle-même, madame Herbert !... Sir Clarins voit qu'il a été trahi par milady : il lui lança un regard terrible ; mais celle-ci se lève, court à madame Hubert, qu'elle embrasse, en lui disant : Venez, ma chère amie, venez prouver à vos hôtes que je leur ai ménagé une surprise agréable... Sir Clarins, vous vous cachiez de la plus tendre sœur, et vous aviez le plus grand tort. Apprenez qu'elle a su vos projets, et qu'elle ne vient ici que pour y donner le plus entier consentement.

Oui, mon frère, s'écrie à son tour madame Herbert, en étendant ses bras vers Clarins ; oui, vous voyez une sœur enchantée de votre bonheur, ravie surtout que vous ayez fait un choix si sage et si digne de vous. Venez, charmante Belly, ou plutôt ma chère sœur, venez dans mes bras, et sachez tous que si j'ai quelque ressentiment du mystère qu'on m'a fait, je veux vous prouver vos torts à force de soins et d'amitié.

Madame Clarins court dans les bras de madame Herbert ; sir Clarins reste tout étonné des politesses de sa sœur ; sir Henri baisse les yeux, et paraît soupçonner la sincérité de cette femme : cela fait un tableau vraiment piquant, et qui se prolonge pendant un moment de silence. Sir Clarins le rompt, et dit à madame Herbert : Aujourd'hui même vous auriez su, ma sœur, mon changement d'état ; je craignais que vous ne vous autorisassiez de la promesse que je vous avais faite de passer mes jours auprès de vous. À présent que l'amour m'a fait manquer à cette promesse dictée par la froide raison, vous êtes libre, ma sœur, de prendre le parti qu'il vous plaira de suivre. Mes papiers sont en règle, votre fortune est totalement indépendante de la mienne ; j'en ai fait le partage d'une manière qui ne vous est pas défavorable ; vous choisirez une retraite où vous voudrez. — Où je voudrai, méchant, interrompit madame Herbert ! ne sais-tu pas qu'il m'est impossible de me séparer de toi ? ne sais-tu pas que je chéris depuis longtemps ton épouse, et que mon bonheur est désormais de vivre avec elle ? — Non pas, non, ma sœur, s'il vous plaît, il n'en sera rien ; je connais trop votre humeur, vos caprices, vos emportements, pour avoir l'imprudence d'y exposer ma jeune épouse. La différence d'âge met entre vous deux un éloignement insurmontable. Je veux être libre enfin, et je veux que ma femme le soit aussi. Vous aurez donc la bonté de prendre votre parti, ou je prendrai le mien.

Sir Clarins était content de lui : cet acte de fermeté ne lui était pas ordinaire ; il attendait, d'un air très satisfait, la réponse de sa sœur. Celle-ci, outré à l'excès, mais voulant jouer son rôle jusqu'à la fin, se mordit un peu les lèvres, puis continua : Il est indigne, Clarins, il est affreux d'injurier ainsi, devant des étrangers, une sœur qui ne vous a jamais donné que des marques de sa tendresse, qui s'est vouée pour vous au célibat ! Quand c'est vous qui la trompez ; quand c'est vous qui, le premier, manquez à vos engagements envers elle, c'est vous qui vous permettez de lui dire des choses dures, de la bannir de votre maison, de la sienne ! Ah ! Clarins, combien il faut que je rappelle toute notre ancienne amitié, pour oublier un pareil procédé ! J'en aurai la force ; mais que ce soit le dernier ! Que je n'entende plus parler de séparation ! Je conçois bien que vous pouvez avoir le cœur de vous décider à vivre loin d'une sœur qui jusqu'ici a fait votre intime société ; je conçois que vous pouvez la haïr, la détester, lui supposer des ridicules, des torts même ; je conçois tout cela : mais moi, qui n'ai point cette injustice, ce cœur froid, cette âme sèche, je ne puis me separer d'un frère que je chéris, ni me résoudre à passer ma vie loin de sa femme, de sa femme qu'il ne connaît que par moi, dont le bonheur actuel est mon ouvrage, et que je veux traiter à jamais comme ma plus tendre amie !

Madame Clarins, dupe de ce discours artificieux, serre madame Herbert contre son sein, en s'écriant : Oui, bonne sœur, oui, je suis votre amie ; nous nous aimerons toute la vie !

Madame Herbert, poursuit Clarins, vous la voyez, interrogez-la ; demandez-lui si elle consent à se séparer de moi ; je souscris d'avance à sa décision. — Non, non, jamais, reprend madame Clarins ! Monsieur, mon cher époux, accordez-moi la faveur de vivre avec cette digne sœur ; elle sera ma plus douce compagne !

Sir Clarins se tait, mais sir Henri, qui gémit de voir sa cousine aussi facile, veut parler. Madame Herbert s'en aperçoit, et lui ferme la bouche en lui disant ; Sir Henri n'est-il pas aussi de l'avis de sa cousine ? Il connaît mon attachement pour sa famille, et il me rend assez justice pour croire que je ne puis que m'intéresser au bonheur de mon frère et de son épouse, qui est ma protégée.

Elle sourit en disant ces mots, et sir Henri n'a pas la force de lui dire des choses désagréables. Clarins est ému en voyant les embrassements que se prodiguent les deux belles-sœurs ; il embrasse à son tour madame Herbert, et il est décidé qu'elle restera auprès des jeunes époux, au grand mécontentement de sir Henri, qui n'aurait point consenti à cet hymen s'il eût pu prévoir cet arrangement. Henri néanmoins prend son parti ; il redoute madame Herbert, il chérit la retraite, la solitude et ses glorieux travaux. Il souhaite à sa cousine un bonheur durable, et retourne seul à Briste, où il s'enferme dans son cabinet, avec le ferme projet de n'aller à Surrey que le moins souvent qu'il le pourra. En vain madame Clarins, qui chérit son cousin et regrette sa société, le presse de venir vivre près d'elle, Henri est inébranlable. Il part, et laisse tout le monde pénétré de ce qu'on appelle sa misanthropie, excepté madame Herbert, qui, trop fine pour ne pas voir toute la haine que lui à vouée ce jeune homme, est enchantée de son absence.

Qu'on ne croie pas que cette méchante femme nourrissait encore l'espoir de le séduire ou de l'épouser ; elle ne songeait qu'à le perdre, et avec lui, sa belle-sœur, et peut-être son frère à qui elle en voulait beaucoup de son mariage. Ce n'était que dans l'intention de dresser ses batteries de bien loin qu'elle avait joué le sentiment, afin de rester dans la maison et d'être plus libre d'y exécuter ses funestes projets. Milady Bronton, qui, sans avoir sujet d'en vouloir à miss Belly, voyait avec envie son élévation, avait appris à madame Herbert l'hymen qu'on allait faire chez elle, et toutes deux avaient arrangé la scène de fausse tendresse que nous avons vue plus haut. Madame Herbert donc accable pendant quelque temps sa belle-sœur de ses caresses ; elle fait tous les jours à son frère des compliments nouveaux sur le choix qu'il a fait, et par ce moyen elle s'insinue si bien dans sa confiance, qu'elle devient bientôt maîtresse absolue de son cœur et de son jugement. Quand elle est à ce point de pouvoir, elle commence les premières scènes du drame qu'elle a imaginé... Conduite atroce, vengeance affreuse, exercée pour un intérêt étranger, sur une victime innocente, enceinte, hélas ! et qui n'avait plus qu'un mois à attendre pour devenir mère ! ...

Sir Henri n'était pas venu trois fois à Surrey depuis huit mois que sa cousine y était établie. Madame Clarins, qui chérissait ce bon parent, voyant qu'il était devenu si froid envers elle, fit un jour la partie d'aller le surprendre à Briste : elle communiqua son projet à madame Herbert qui l'approuva et lui proposa de l'accompagner. La partie ainsi arrangée, les deux dames partirent un matin, en disant à sir Clarins qu'elles allaient à Briste, et qu'elles ne reviendraient que le lendemain. Dans la journée, une espèce de paysan se présenta chez sir Clarin, et demanda à lui parler en particulier. Introduit dans son cabinet, le paysan, après avoir bien examiné s'il n'était entendu de personne, lui dit tout bas : J'vous demandons ben pardon, monseigneur... — Monseigneur ! je ne suis point un grand seigneur, mon ami, je suis ton égal, appelle-moi monsieur. — Eh ben ! monsieur donc, j'vous d'mandons ben pardon, si j'prenons tant d'précautions pour vous parler sans témoins ; c'est que, voyez-vous j'craindrions trop de vous faire rougir d'vant du monde. — Rougir, mon ami ! l'honnête homme ne s'y expose jamais, et je ne crois pas... — Pardon ; mille fois pardon : mais c'est que... voyez-vous... la misère où j'suis... l'ingratitude d'une fille, mon enfant, qui m'a fait ben de la peine !... — Parlez sans vous troubler ; et surtout essuyez vos larmes ; je n'aime point qu'un homme ait la faiblesse de pleurer devant son semblable. — Eh ! comment ne pleurerais-je pas, mon bon monsieur ! vous-même vous allez bientôt à votre tour... — Mon ami, est-ce que le chagrin aurait altéré votre raison ? — C'est ça, monsieur, oui ; j'sommes si malheureux ! — Bien ! contez-moi vos malheurs ; si je puis les soulager... — Oh ! vous le pouvez, oui ; il n'y a que vous au monde qui puissiez adoucir ma peine. — Eh bien ! parlez donc. — C'est que vous allez p'têt vous fâcher, me chasser, que sais-je ? — Parlez toujours ; voyons, qu'avez-vous ? — Je n'sommes qu'un pauvre paysan, monsieur ; mais j'ons la probité, et de ce côté-là j'égalons toutes les naissances et toutes les fortunes du monde. — Je n'en doute pas. — J'n'avions qu'une fille, qu'était jolie ! oh ! All' m'a quitté si jeune, que j'aurions ben de la peine à la reconnaître ; mais j'noserions pus paraître devant elle. — Pourquoi ? — C'est qu'elle est devenue si grande dame ! — Eh bien ! c'est une raison pour que vous la voyiez, pour qu'elle adoucisse votre sort. Quelle est-elle ? La connais-je ? — Si vous la connaissez ! C'est votre épouse. — Ciel ! que dis-tu ? Miss Belly !... — Belly, oui, c'est ben son nom ; mais elle n'est pas pus miss que moi. — Ma femme est ta fille ! — V'là l'mot lâché ; vous allez me chasser à présent ? — Non, non, parle ; explique-toi. Tu dis... — Je dis, monsieur, que j'sommes le père de c'te jolie fille que vous avez épousée. Elle a quitté de bonne heure ma chaumière, et c'n'est que d'puis queuqu'jours que j'ons appris la fortune brillante qu'elle a faite. — Malheureux ! prends garde à te tromper. — Je n'me trompons point ; elle a été élevée à la ville, chez une belle dame, qui lui a apris la musique, la peinture, tout plein de belles choses ; mais tout ça ne li a pas appris à respecter son père, à soulager sa misère, à le consoler dans ses vieux jours. — Allons tu es un fou, bonhomme ! Ma femme était orpheline : elle et son cousin n'avaient plus de parents, lorsque.... — Son cousin ! qu'est-ce que c'est que son cousin ; j'nons jamais eu d'frère ni d'sœur ; Belly ne peut avoir ni cousin ni cousine. — Ciel !... comment ! sir Henri qui demeurait avec elle, qui... — Sir Henri ! je n'connais pas ça, moi. — Grand Dieu !...

Sir Clarins cache son visage de ses deux mains, et n'ose se livrer à la foule de réflexions douloureuses qui assiègent son esprit ; mais toujours persuadé que le paysan confond, qu'il se trompe ou qu'il a perdu la tête, il continue à l'interroger. Mon ami, lui dit-il, tremblez de m'en imposer, et surtout donnez-moi des preuves de ce que vous avancez. Qui êtes-vous, d'abord ? comment vous nommez vous ? — On m'appelle Tom Denk ; je suis né et toujours cultivateur à Forshire, hameau qui est à vingt milles d'ici ; c'est là que, veuf de bonne heure, j'él'vions tranquillement not'fille Belly aux travaux d'la campagne, lorsqu'une belle dame passe un jour, me d'mande ma fille pour faire son éducation et l'emmène à Londres. — Comment se nommait cette dame ? — Lady Waring. Elle est morte un beau jour, c'te lady Waring ; et depuis sa mort j'nons jamais su où c'que not' fille s'était retirée. J'ons su seulement qu'elle faisait des portraits pour le monde ; j'i ons écrit let' su' let', ou plutôt j'i ons fait écrire par notre recteur, et... — T'a-t-elle répondu ? — Queuquefois. — As-tu de ses lettres ? — Vraiment, j'crais que j'les ons oubliées. (Il se fouille.) Ah, mon Dieu ! oui... Non, non, v'là paquet, voyez vous-même ; vous connaissez son écriture ?

Sir Clarins prend, en tremblant, le paquet de lettres que le paysan lui donne ; il en ouvre une, et lit : Ma chère fille, celle-ci est pour...

LE PAYSAN.
Ah ! c'tell'là, c'est une lettre de moi où c'que j'li demandais... Lisez-la, vous verrez sa réponse après.

SIR CLARINS lisant.
«Ma chère fille, celle-ci est pour te demander si tu es toujours le sentier de l'honneur. Je te dirai que mes deux dernières vaches sont mortes, et que je suis ruiné. On dit que tu gagnes de l'argent à peindre le monde ; tâche donc de m'envoyer quelque chose. C'est la vingtième fois que je t'en prie, et jamais tu n'as égard à ma prière. Si tu refuses celle-ci, je te prédis que le malheur te poursuivra comme il poursuit les enfants ingrats. Tu enverras la somme au recteur Sompton, à Forshire.

Je suis ton père,


Tom Benk.»

LE PAYSAN.
Tenez, v'là c'qu'all' m'a répondu.

SIR CLARINS lisant, et confondu de reconnaître l'écriture de sa femme..
«Digne recteur...»

LE PAYSAN.
C'est au recteur de not' paroisse qu'all' écrit.

SIR CLARINS lisant.
«Digne recteur, je suis désolée d'apprendre les malheurs qui sorti arrivés à celui que je respecte et que je chéris tant, ce vertueux Tom Benk...»

LE PAYSAN.
All' n'me nomme pas son père ; non ; all' en rougirait trop !

SIR CLARINS continuant.
«Malheureusement je ne puis rien pour lui ; moi-même je suis si infortunée ! Les arts sont une triste ressource pour ceux qui s'y livrent ; et de tous les états de la vie, si c'est le plus beau, c'est le moins lucratif. Des compliments, oh ! on nous les prodigue ; mais la fortune semble fuir notre atelier pour aller enrichir l'exacteur et le corrupteur de son pays. J'ai peu de portraits dans ce moment-ci ; pour le jeune homme, vous connaissez sa tête, et le peu de ressources de l'art qu'a professe...»

LE PAYSAN.
Le jeune homme ! v'là qui n'a jamais été clair pour moi.

SIR CLARINS soupirant, puis poursuivant.
«Dites donc au bon Tom qu'il cesse de me persécuter. En vérité, ce serait tout ce qu'il pourrait faire si je lui devais mon éducation et le peu de talents que je possède. C'est vous que j'en dois remercier, bon recteur, vous et cette respectable lady Waring, que j'ai trop tôt perdue... Adieu, homme vertueux ; ne dites point mon adresse nouvelle à celui qui vous a fait m'écrire : je veux me délivrer de ses importunités, quoique je ne cesse de faire des vœux au Ciel pour cet homme à qui je dois la vie !»

LE PAYSAN.
À qui je dois la vie ! c'est ben heureux qu'all' en convienne... Voyez, voyez les autres lettres !

Sir Clarins, affecté au-delà de tout ce qu'on peut dire, jeta un coup-d'œil sur deux ou trois autres billets adressés de même par miss Belly au recteur de Forshire, et qui tous parlaient du vieux Tom, à l'exception qu'elle ne l'y nommait jamais son père ; ce qui aurait frappé sans doute un homme qui aurait soupçonné des ennemis à son épouse. Mais madame Clarins n'était entourée que d'amis ; personne au monde ne pouvait avoir l'intention de lui nuire. La réflexion n'en vint pas même à l'esprit de son époux. L'infortuné ne put que se jeter dans un fauteuil, en s'écriant : Ô mon Dieu ! Henri n'est point son cousin !

L'adroit paysan se récria encore sur ce cousin. Il était fils unique, disait-il, et d'un père qui n'avait jamais eu ni frère, ni sœur... Cet homme semblait prendre à tâche d'appuyer sur ce qui pouvait nuire à sa prétendue fille : c'était une gaucherie ; il la sentit à la fin, voyant surtout que sir Clarins le regardait d'un œil étonné, il voulait réparer un peu sa sottise, en se récriant sur la vertu de sa fille, dont il n'accusait que l'oubli et l'ingratitude. Mais le trait était enfoncé dans le cœur de l'époux malheureux, il croyait voir dans sir Henri un amant avec lequel miss Belly avait vécu librement avant son mariage, et pour qui elle pouvait encore trahir les devoirs d'une épouse, puisqu'elle avouait tout haut son extrême tendresse pour lui... À la fin, sir Clarins se leva : Reste ici, mon ami, dit-il au paysan, madame n'y est point, elle n'y reviendra que demain, je veux qu'elle te voie, qu'elle embrasse son père en ma présence ; mais, surtout, ne dis à personne ici que tu es son père ; ne révèle à qui que ce soit aucun des secrets que tu m'as confiés ; j'ai mes raisons, que tu sentiras après. — Je ne pouvons rester ici plus d'un jour, répondit le paysan un peu interdit : j'ons des emblaves de labourage qui sont pressées, oh ! pressées ; mais c'est l'affaire de huit jours au plus. Je reviendrons, je vous promettons de revenir, et de rester même tout le temps que vous voudrez ben me garder ; mais pour aujourd'hui... — Qu'espérais-tu donc en venant ici ? — Voir not' fille, voir not' gendre, et repartir bien vite. — Un jour de plus seulement. — Impossible, mon bon monsieur, impossible !...

Sir Clarins fit tous ses efforts pour retenir le paysan, qui s'obstina à partir sur-le-champ. Sir Clarins exigea qu'il lui laissât les lettres de sa femme. Tom Benk y consentit, et partit bientôt, comblé des présents de Clarins, qui croyait réparer par ses bienfaits l'ingratitude de sa femme envers son père.

Qu'on juge de l'état de sir Clarins après le départ du paysan ! C'était moins la naissance de Belly et le mystère qu'elle en avait fait qui l'affectaient, que la liaison de cette jeune personne avec un jeune homme, sous le titre de son cousin. L'infortuné sentit profondément tous les traits de la jalousie et du mépris. Mais pour mieux s'assurer de l'intelligence du couple perfide, il se transporta soudain chez milady Bronton, qui, à ce qu'elle lui avait dit plusieurs fois, avait connu la famille de Belly et d'Henri... Milady Bronton n'était point chez elle : amie des plaisirs et de la parure, des fêtes qu'on allait donner au Colisée de Londres l'avaient attirée dans cette capitale, où elle devait passer six semaines. Sir Clarins, désolé de ce contretemps, aurait bien fait tourner sur-le-champ son cocher vers Londres, tant il était impatient de s'instruire du sort de sir Henri ; mais il préféra ne point faire d'éclat qu'il n'eût consulté sa sœur madame Herbert, en qui il avait une extrême confiance, et qui d'ailleurs avait voué à sa coupable épouse la plus tendre amitié. Ce parti pris, on devine avec quelle agitation il passa la nuit et attendit le lendemain le retour des deux dames.

Elles arrivent : madame Clarins saute au cou de son mari. Mon cousin, lui dit-elle, te fait mille compliments ; il se porte à merveille ; mais il ne vient pas nous voir parce qu'il finit son grand ouvrage, celui où il fait un si beau rôle pour mistriss Goher.

À ce mot de mon cousin, sir Clarins fronce le sourcil, et se dérobe aux embrassements de sa femme, qui, jeune et vive, ne s'aperçoit pas de l'altération de ses traits. Elle remarque bien son air un peu froid ; mais elle l'attribue au regret qu'il a eu d'être pendant vingt-quatre heures éloigné d'elle. Bientôt elle passe dans son appartement pour y changer ses habits de voyage ; et sir Clarins saisit ce moment pour prier sa sœur de venir lui parler en particulier chez lui, aussitôt qu'elle aura terminé sa toilette. Madame Herbet a l'air tout étonné ; elle lui demande s'il a été malade ? il lui répond que non. Madame Herbert lui promet de venir bientôt le rejoindre.»

1. The Road to Ruin, en français, Le Chemin de la ruine.


TRENTE-NEUVIÈME SOIRÉE.

LA TRAHISON.


Suite de l'histoire de mistriss Belly Clarins.

«Madame Herbert quitte en effet sa belle-sœur sous un prétexte quelconque, puis elle monte chez son frère, qu'elle trouve la tête appuyée sur un secrétaire et les yeux baignés de larmes. Eh, bon Dieu ! qu'avez-vous, sir Clarins ? lui demande cette femme astucieuse. — Ma sœur, ma sœur, plaignez-moi, consolez-moi, je suis au désespoir ! — Eh, grand Dieu ! que vous est-il arrivé ? — Le plus grand des malheurs ! j'ai perdu bonheur, estime, amour, confiance ; j'ai tout perdu !... — Que me dites-vous là ? Expliquez-vous de grâce ; je ne vous entends pas ! — Ma sœur, vous avez connu ma femme avant moi. — Oui, j'ai eu le plaisir de la connaître avant vous, cette charmante femme. — Cette charmante femme ! ah, dieux ! un monstre, ma sœur ! un monstre que je déteste ! — Mon frère, quel égarement ! — Elle m'a trompé, ma sœur ; elle vous a trompée, elle a abusé tout le monde. — Vous m'effrayez ! — Henri n'est point son cousin. — Plaît-il ? — Elle n'est point orpheline. J'ai vu son père ; je l'ai vu. C'est un paysan dans la plus grande misère. — Comment ? — Elle a abandonné son père pour vivre avec un amant. Point de doute, ma sœur, Henri est son amant. — Quel conte me faites-vous là, mon frère ! je vous écoute, et ne puis vous comprendre. Qui a pu vous faire un roman aussi invaisemblable ? — Oui, ma sœur, vous avez raison, tout cela est invraisemblable ; mais tout cela est. — Henri ?... — N'est point son cousin. — Et son père ? — Je l'ai vu, vous dis-je. — Vous l'avez-vu ? — Oui ; et jamais ni lui, ni son père, n'ont eu de parents autres que Belly. — Voilà qui est singulier. — Qui vous a dit qu'ils étaient parents ? En avez-vous eu des preuves ? — Des preuves ! mais non... Tout le monde le disait. — C'est qu'ils le disaient à tout le monde. — Milady Bronton — Ah ! milady Bronton sait cela ; allons la voir. — Elle n'est point ici. — Où est-elle donc ? — À Londres. — À Londres ? eh bien ! je pars pour Londres, moi ; oui, mon frère, j'y vais dans ce moment. Il vaut mieux que ce soit moi qui m'informe... vous êtes trop ému, vous. J'y vais, mon frère ; mais, je vous le jure, c'est pour vous contenter, car je ne crois pas un mot... — Ah ! vous ne croyez pas... Eh bien ! vous connaîtrez peut-être son écriture. Lisez ses lettres, et voyez de quelle manière elle y traite son père !

Madame Herbert a l'air de dévorer les lettres de Belly... Elle reste un moment confondue ; puis se levant tout à coup : Je pars, s'écrie-t-elle, oui, je veux savoir si milady Bronton, qui connaît ces jeunes gens depuis longtemps, m'en a imposé. Ce serait affreux ! Se jouer ainsi de l'honneur d'une famille ! Ah ! milady, milady ! nous allons voir ! Je pars, mon frère ; mais, pour Dieu, promettez-moi de suspendre toute explication avec votre épouse jusqu'à mon retour. Mon frère, j'exige de vous cette retenue ; il vaut mieux attendre que nous ayons toutes les preuves ! Me le promettez-vous ? — Ma sœur !... je... Eh bien ! oui, je vous le promets ; mais à condition que vous me jurerez, à votre tour, d'être sincère, et de me rendre exactement tout ce que vous aurez appris de milady Bronton. Je connais votre affection pour ma femme ! — Elle est forte, il est vrai ; mais, pour le bonheur de mon frère, je tâcherai de la surmonter ; oui, je tâcherai de la surmonter.

La méchante femme essuie les larmes de sir Clarins, elle le console, elle pleure même avec lui pour rendre la chose plus touchante ; puis, après lui avoir fait répéter son serment de ne rien dire à sa femme qu'elle ne soit revenue, elle monte dans sa voiture et part pour Londres, où elle va mettre dans ses intérêts la jalouse milady Bronton, qui a juré à la pauvre Belly une haine éternelle depuis qu'elle l'a vue faire fortune.

La pauvre Belly !... Elle ignore, hélas, tout ce qui se trame contre elle et contre son intéressant parent. Cette épouse modeste, sensible et douce, demande son époux, on lui dit qu'une migraine affreuse le retient chez lui : elle y vole, sa porte lui est fermée. Elle s'inquiète, elle s'informe ; on ne peut lui répondre. Pour accroître sa douleur, cet époux invisible se fait servir chez lui quelques légers aliments. Il ne veut voir personne, pas même son épouse. Pas même son épouse ! que cet ordre est dur pour la sensible Belly ! Voilà la première fois qu'elle est repoussée par l'homme qui, jusqu'à ce moment, l'a accablée des marques de son affection. Qu'a-t-il ? que lui est-il arrivé ?... Elle demande madame Herbert. Madame Herbert, lui dit-on, vient de monter en voiture ; on ne sait où elle est allée... La pauvre Belly soupire, se résigne, et attend qu'on lui explique ces allées, ces venues, tout ce mystère auquel elle ne comprend rien.

Sur le soir elle entend le bruit d'un carrosse qui entre dans la cour ; elle vole sur l'escalier, c'est madame Herbert qui revient. Ah ! vous voilà ma chère amie ! lui dit Belly ; pourriez-vous m'expliquer ?... — Rien, rien, ma chère enfant ; laissez-moi, laissez-moi parler à votre époux...

Madame Herbert monte ; Belly veut la suivre ; madame Herbert la prie de rester chez elle, puis elle lui serre la main en lui disant avec le ton de l'intérêt : Vous saurez tout... Pauvre femme ! vous avez des ennemis bien cruels !...

Madame Herbert n'en dit pas davantage ; elle monte précipitamment chez sir Clarins, s'y enferme avec lui, au grand étonnement de madame Clarins, qui attend chez elle la fin de cette bizarre aventure.

Madame Herbert, seule avec sir Clarins, s'assied dans un fauteuil. Sir Clarins n'ose l'interroger. Eh bien ! lui dit-il...

Madame Herbert se lève, fait quelques tours dans la chambre, et revient s'asseoir sans dire un mot. Sir Clarins l'interroge une seconde fois. Eh bien ! ma sœur, milady Bronton !... — Eh bien ! mon frère, milady Bronton n'en sait pas plus que nous. — En vérité ?... Il me semble cependant lui avoir entendu dire qu'elle avait connu le père de Belly et celui de Henri ? — Oui, elle a connu le père de Belly ; c'est en effet un paysan de Forshire. — Fort bien... Et celui de sir Henri ? — Celui de sir Henri ?... c'est un homme de paille, comme on dit, qu'on lui avait présenté comme tel. Elle a découvert depuis la vérité, la cruelle vérité, ils ne sont point parents. — Ils ne sont point... que sont-ils donc ? grand Dieu ! — Mon frère, calmez-vous, apaisez-vous. Je suis... oui, je suis désespérée d'être obligée, par la tendresse que je vous porte, d'aggraver vos peines, de nuire à une femme que j'aimais, que j'estimais... mais il faut que je vous dise tout. — Tout ? Y a-t-il donc encore quelque chose ? — Avant de venir s'établir à Briste, Belly et son prétendu cousin avaient été obligés de quitter Londres, où leur commerce scandaleux était la fable de tout le monde. — Et je ne me suis douté de rien ! aveugle confiance ! — Depuis son mariage, Belly... — Depuis son mariage ?... — Belly a vu souvent Henri ici... dans sa chambre à coucher. — Ciel ! (Sir Clarins fixe madame Herbert.) Ma sœur, d'où savez-vous cette singulière circonstance ? — De votre garçon jardinier, qui l'a vu souvent ; oui, qui a souvent vu Henri monter par-dessus le petit mur de la basse-cour, et s'introduire dans le corps-de-logis que vous avez donné à votre épouse. — Et pourquoi... grand Dieu !... pourquoi mon garçon jardinier n'a-t-il point tiré sur ce corrupteur ? Pourquoi ce garçon jardinier ne m'a-t-il pas averti ? — On lui avait donné la pièce pour se taire : aussi n'est-il plus ici. Je l'ai rencontré sur la route : il m'a fait ce cruel aveu ; et m'a quittée en me jurant que jamais on ne le verrait à Surrey. — Ma sœur !... — Du courage, mon frère... Pauvre frère ! être trompé aussi cruellement !... Si je m'étais jamais doutée ! vraiment, hier et ce matin, chez sir Henri où j'ai accompagné votre coupable épouse... j'ai bien remarqué des libertés qui... que je... mais je les croyais parents, moi ; j'étais simple et crédule comme vous. — Ma sœur, quel parti prendre ? — Vous n'en avez qu'un à suivre ; mais il faut de la tête pour l'exécuter. C'est, avant de faire un éclat, toujours scandaleux, de confiner votre femme, jusqu'après ses couches, dans la petite ferme que vous avez acquise, à deux milles d'ici. Il y a un petit pied-à-terre, un logement de maître qui est assez commode... J'irai, moi, j'irai ; si vous y consentez, m'y établir avec elle ; je veillerai sur ses actions ; j'aurai soin d'écarter Henri, et lorsque cette femme coupable vous aura donné l'enfant que l'hymen vous accorde, vous vous séparerez d'elle pour jamais. — L'enfant, ma sœur !... est-il bien mon enfant ? — Oh ! oui ; pourquoi vous imaginer ?... Elle est devenue enceinte dès les premiers jours de son mariage : c'eût été bien atroce à elle !... — Mais ces visites nocturnes du monstre qui... — Oh ! cela est arrivé deux ou trois fois depuis huit mois. Rassurez-vous, sir Clarins ; soyez père, mais ne soyez plus époux. — Il faut que je la voie ; que je l'accable de reproches. — Voilà bien le projet d'une tête exaltée ! Vous la verrez, vous l'accablerez de reproches, n'est-ce pas ? Elle niera tout, elle pleurera, elle s'évanouira ; vous vous attendrirez, vous pardonnerez, et vous serez toujours dupe. — C'est une injustice criante de la bannir sans lui expliquer... — Mon Dieu, mon frère, expliquez, parlez, faites ce que vous voudrez ; je suis même bien fâchée de vous avoir donné un conseil qui contrarie mon cœur, contre une amie que j'aurais dû protéger, défendre et justifier, en vous déguisant la vérité. Voyez la singularité du personnage que je joue ici : par amitié pour mon frère, il faut que je perde mon amie. Après tout, l'infortunée n'a que moi ici pour prendre ses intérêts. Je change de dessein, mon frère, et je vous engage bien fort à pardonner tout ; cela lui fera peut-être quelque impression. — Que vous êtes cruelle, ma sœur ! peut-on pardonner de pareils outrages ?... Non, je me décide à suivre votre premier conseil. Qu'elle aille loin de moi me donner le fruit d'un hymen malheureux, et je la rends pour jamais à l'amour qu'un autre lui a inspiré. Ma sœur, faites les préparatifs nécessaires, et daignez vous charger de lui annoncer mes dispositions à son égard. — Non, mon frère ; il m'en coûte trop de l'affliger. — Préférez-vous mon désespoir, et mon déshonneur ? — Pauvre Belly tu es en effet bien coupable ! — Si elle l'est ! — Allons, je me résigne donc à punir l'épouse pour rendre le bonheur à l'époux. Je suivrai vos avis, mon frère : je la conduirai dès demain matin à la ferme de Voor, et j'y resterai avec elle un mois, deux mois s'il le faut, jusqu'à ce qu'elle soit devenue mère. Je vous écrirai, mon frère, et vous serez instruit, jour par jour, de sa conduite, de ses moindres démarches. — Dites-lui, ma sœur, que je sais tout. — Oh ! tout. — Que je la déteste autant que je l'aimais. — Sans doute. — Et que je ne me suis determiné à me séparer d'elle que d'après les preuves les plus certaines de sa perfidie. — D'après des preuves sans nombre et irrécusables. — Allez, ma sœur, allez ; je vous remets toute ma confiance et tous mes droits d'époux sur la plus perfide des females.

Madame Herbert, après cette explication qui favorise ses projets, descend chez miss Belly, qu'elle trouve plongée dans la plus mortelle inquiétude. — Qu'y a-t-il, ma sœur ? lui cria celle-ci. — Ma pauvre sœur, il faut vous décide à rester pendant quelque temps éloignée de votre époux. — Ciel ! et pourquoi ? — On vous a noircie dans son esprit ; des méchants, des ennemis secrets lui ont fait entendre que sir Henri n'est point votre cousin. — Est-il possible qu'une calomnie aussi atroce... — Les explications que j'ai été prendre aujourd'hui à Londres auprès de milady Bronton ne l'ont point convaincu, il veut se donner le temps d'éclaircir ce qu'il appelle le mystère de votre naissance, que vous avez eu tort en effet de ne point lui dévoiler depuis votre mariage. — Cela pouvait-il l'intéresser ? Je lui ai dit en somme que mon père et ma mère étaient morts lorsque j'étais en bas âge ; que le respectable recteur d'un petit village avait pris soin de moi et de sir Henri, mon cousin, orphelin comme moi, jusqu'au moment où une grande dame m'a emmenée à Londres... Mais je vous ai donné vingt fois, à vous ma bonne amie, les détails de mon éducation : il fallait donc les lui rapporter. — Aussi je n'ai pas manqué de lui dire tout ce que vous m'aviez appris : il a traité mon récit de fable, de roman fait par vous pour me tromper et l'abuser avec moi. — Mais je puis donner des preuves. — Il n'en veut point. — Il faut donc qu'il ait le droit de m'accabler sans m'entendre ! — Il vous entendra, mais quand le temps aura calmé sa tête, que je connais violent et prompte à se démonter. Ma chère, il faut vous résoudre à passer quelques jours à la campagne. Vous connaissez la ferme de Voor, c'est un charmant séjour, je vous y accompagnerai. Oh ! je lui ai bien promis de ne pas vous abandonner dans votre malheur. Vous pouvez être injuste, lui ai-je dit ; mais moi, je ne serai jamais froide ni insensible à l'amitié.

Madame Clarins embrassa son adroite ennemie, qui vint à bout, après mille autres raisons, de la déterminer à la suivre le lendemain matin. Ainsi, cette méchante madame Herbert se jouait de deux personnes sous les dehors de la plus franche amitié. Le lendemain matin, madame Clarins, qui avait passé une nuit cruelle, demanda à voir son époux. On lui dit qu'il était sorti pour la journée. Elle monta donc en voiture les yeux baignés de larmes, et presque évanouie dans les bras de madame Herbert, qui feignait aussi la plus grande tristesse. Un incident néanmoins presque dérange les projets de cette dernière. Sir Clarins, qu'on disait absent, ne l'était point. Il ne put se résoudre à se séparer de sa femme sans la voir, et il parut en effet au moment où la voiture allait partir. Madame Clarins, qui l'aperçut, lui cria de dedans la voiture : Cruel époux ! homme injuste et barbare ! de quoi me punis-tu ? Tu n'as pas seulement voulu m'entendre !

Sir Clarins s'approcha, troublé : Madame, lui répondit-il, connaissez-vous Tom Benk ? Connaissez-vous cet homme à qui vous devez le jour ? — Oui, monsieur, je le connais. — Et lady Waring ? — Elle fut ma protectrice. — Et ces lettres de vous, les reconnaissez-vous ? — Sans doute ; elles sont écrites au digne recteur de Forshire. — C'est assez, madame ; jamais vous ne me reverrez !...

Sir Clarins rentre, et la perfide madame Herbert, qui tremblait de tout son corps, donna ordre au cocher de fouetter les chevaux. L'infortunée Belly désespérée de ce contretemps fit quelques reproches à sa belle-sœur de la précipitation qu'elle venait de mettre à partir. Il m'aurait entendue, ajouta-t-elle ; il m'aurait expliqué... — Quoi ? ce qu'il ignore lui-même ? Ne voyez-vous pas qu'il est comme insensé ! — Qu'a-t-il voulu me dire en me citant ce Tom Benk, ce vieux laboureur que je n'ai jamais revu depuis plus de dix ans ? — Je ne sais. — Je lui dois le jour, dit-il ! la vie, à la bonne heure. Il est vrai, et je crois que je vous ai déjà raconté ce trait ; il est vrai qu'élevée chez le recteur de Forshire, à qui mon tuteur, l'exécuteur testamentaire de mon père, payait pour moi une forte pension, le feu prit une nuit au pavillon de la maison où je logeais avec une gouvernante ; l'incendie fit en un moment des progrès si rapides sur ce bâtiment construit de bois, que je serais devenue incessamment la proie des flammes, sans le courage d'un paysan qui, traversant la foule des gens appelés pour éteindre le feu, me prit dans ses bras, et me porta mourante dans sa chaumière, où je revis le jour pour remercier et bénir mon libérateur. Ce paysan se nommait Tom Benk, je lui devais, et je conserverai pour lui jusqu'au tombeau la plus grande reconnaissance ; mais cet homme, peu fortuné, était devenu exigeant. Non content des présents que le recteur, mon tuteur, et moi, nous lui avions faits déjà, il m'écrivait sans cesse à Londres des lettres dans lesquelles il me demandait de l'argent ; je lui répondais que je n'en avais point ; je le priais de ne point m'importuner davantage, et ce sont mes réponses que mon époux vient de me montrer. Que signifient-elles contre moi ? Par qui lui ont-elles été remises ? Par le recteur, ou plutôt par Tom Benk lui-même. Cet homme serait-il devenu mon ennemi, parce que je n'ai pu lui rendre de très grands services ? Ou bien est-il l'agent de mes ennemis ? Voilà ce que je ne puis concevoir !... Mon époux me cite Tom Benk, le recteur, lady Waring ; et puis il ajoute : C'est assez !... Qu'est-ce que cela veut dire ? Ma chère sœur, parlez, ne vous a-t-il point expliqué ?... — À moi ? point du tout. Voilà la première fois que je l'entends citer des noms qui me sont absolument inconnus. Tout son grand grief contre vous, c'est qu'on lui a assuré que sir Henri ne vous fut jamais parent. — C'est une chose sur laquelle on peut consulter le recteur de Forshire, et Tom Benk lui-même, qui nous a vus, Henri et moi, élevés tout jeunes dans la maison du recteur. D'ailleurs, dans tous les cas possibles, la pureté de nos mœurs, l'honnêteté de notre intelligence peuvent être attestées par tout Londres. C'est une cruauté ! Il y a là-dessous un mystère impénétrable ! Il faut que je sois bien malheureuse pour avoir des ennemis aussi méchants, moi qui n'ai jamais fait que du bien à tous ceux qui m'ont entourée !...

Eu causant ainsi, les deux dames arrivèrent à la ferme de Voor, où tout fut bientôt mis en état de les recevoir. Madame Clarins s'empressa d'écrire à son époux une lettre dans laquelle elle lui protestait que les liens du sang l'unissaient à sir Henri : elle écrivit de même à sir Henri ; mais, dans la crainte de compromettte son époux avec ce jeune homme, dont elle connaissait la tête vive et bouillante, elle lui marqua seulement qu'une indisposition l'engageait à prendre l'air de la campagne. Elle lui donnait son adresse ; et l'engageait à venir la voir. Madame Herbert fut chargée de faire mettre les deux lettres à la poste, et l'on peut deviner l'usage qu'elle en fit. Cependant sir Henri, qui ignorait le malheur de sa cousine, se préparait à faire un voyage qu'il préméditait depuis longtemps. Le jeune artiste voulait voir les différentes villes de la Grande-Bretagne, afin de s'instruire et de se distraire un peu des ennuis de la solitude. Sir Henri avait un domestique, nommé Drik, que madame Herbert avait mis, à force d'argent, dans ses intérêts. Drik rendait compte à cette méchante femme de toutes les démarches, de tous les projets de son maître. Il y avait déjà trois semaines que la pauvre Belly était confinée dans la ferme de Voor, attendant à tout moment son époux, qu'on la flattait devoir venir, lorsque madame Herbert apprit que sir Henri se préparait à voyager. L'artificieuse mégère, qui avait ses projets, lui fit remettre adroitement un billet conçu en ces termes :

«À l'aimable Henri,

Vous êtes sensible et généreux ! différez en grâce votre voyage, ne partez pas encore ; attendez que vous ayez reçu un second avis de la femme infortunée qui souffre pour vous, et qui vous adore plus que jamais. Elle est forcée d'employer le mystère et une main étrangère pour ne point vous perdre avec elle.
»

Sir Henri ne comprend rien à ce billet. Quelle est cette femme infortunée qui souffre pour lui ? il ne connaît personne, il n'a point d'inclination dans le cœur ; peut-il en avoir inspiré à une inconnue qui ne se nomme point et dont il n'a jamais entendu parler ?... Allons, allons, c'est un tour qu'on lui joue ; c'est quelqu'un qui s'amuse de sa froideur, de son insensibilité, peut-être de son amour pour les romans, pour les aventures extraordinaires. Sir Henri, sans mettre à ce billet plus d'importance qu'il n'en mérite, le laisse sur une table, et rentre dans son cabinet pour se livrer à ses travaux littéraires. Drik, suivant les instructions de la mégère, s'empare du billet, et se transporte à Surrey, chez sir Clarins, qu'il demande à voir en particulier. Le drôle dit à sir Clarins qu'il est chargé pour lui d'une lettre de son maître : il fouille dans ses poches, en tire plusieurs papiers, laisse adroitement glisser par terre le billet fatal ; et feignant d'avoir perdu la lettre de sir Henri, il se contente de dire à sir Clarins : Je me rappelle seulement, monsieur, que le but de cette lettre était pour demander à monsieur à quelle heure mon maître pourrait se présenter chez lui pour lui demander un entretien particulier. — À toute heure, répond avec humeur sir Clarins ; dis à ton maître, néanmoins, que je crois n'avoir rien à démêler avec lui, à moins qu'il ne veuille me donner satisfaction de l'outrage qu'il m'a fait.

Le domestique ouvre de grands yeux, feint de ne rien comprendre à cette interpellation, et il se retire. À peine est-il parti, que sir Clarins remarque à terre un billet décacheté ; il le ramasse, l'ouvre, et, pénétré de douleur, il ne doute pas que ce billet n'ait été écrit à sir Henri par son épouse. Sans chercher à deviner comment ce papier est resté entre les mains de Drik, il monte à cheval, et se rend soudain à la ferme de Voor, qu'il n'a pas vue depuis que Belly y demeure. Il descend dans une auberge à quelques pas de la ferme, y fait appeler sa sœur, et lui communique la funeste découverte qu'il vient de faire. Madame Herbert croise les mains sur sa poitrine en signe d'étonnement, et déclare qu'elle ne comprend pas comment sa prisonnière a pu écrire à sir Henri sans qu'elle s'en aperçut... Elle m'a pourtant bien juré, s'écrie-t-elle, que ce jeune homme est son cousin ! Ah ! elle l'adore toujours ! La perfide ! je vais la surveiller plus que jamais : il le faut. Envoyez-moi votre nouveau valet de chambre, Frank ; c'est un homme ferme, qui ne connaît point votre épouse, qui par conséquent ne peut avoir pour elle ni respect ni égards. Je vous réponds qu'avec son aide je forcerai bien Belly à ne faire que ce que je voudrai, que ce que je saurai au moins. — Je veux la confondre, s'écrie à son tour sir Clarins ! Je veux lui reprocher ses torts, et l'accabler du poids de mon indignation, de mon mépris ! — Y pensez-vous mon frère ? ignorez-vous qu'elle n'attend que le moment d'accoucher, et qu'une pareille révolution peut la faire mourir, elle, et son enfant peut-être ? Non, non ; attendez, attendez que vous soyez père, alors vous n'aurez plus de ménagements à garder avec cette indigne épouse ; vous éclaterez, et vous prendrez le parti qu'il vous plaira de suivre ; mais à présent elle est si malade ! Hier elle s'est évanouie ; je l'ai tenue pour morte pendant plus d'une heure. Vous voulez bien la punir, mais vous ne voulez pas la faire mourir, l'infortunée ! il faut être plus humain qu'elle !

Sir Carins se rendit à ces raisons pressantes : il revint chez lui, et attendit en vain sir Henri, qui, ignorant la démarche de son domestique, ignorant même le désordre qui régnait dans ce ménage, n'avait rien à dire à sir Clarins. Cependant le voyage de sir Henri se trouvait retardé à tout moment par des obstacles que faisait naître son infidèle serviteur : on ne trouvait point de chaise de poste ; les chevaux étaient rares, les emplettes qu'il fallait faire se remettaient de jour en jour. Sir Henri, croyant que sa cousine était toujours à Surrey, lui avait écrit une lettre dans laquelle il lui annonçait son voyage, et lui faisait ses adieux (sir Henri n'aimait pas assez madame Herbert pour aller souvent dans la maison de son frère) ; mais le perfide Drik avait soustrait cette lettre, qu'on l'avait chargé de porter. Enfin, quand le moment fut favorable au comité d'intrigants, les obstacles mis au voyage de sir Henri par son valet se trouvèrent levés, et il partit.

Sir Henri avait déjà voyagé une journée, et sur le soir se trouvant engagé dans une forêt, il ordonnait à son domestique Drik lui-même, qui menait sa chaise, de presser ses chevaux, lorsque tous deux furent frappés des cris d'un petit enfant nouveau-né, couché dans une barcelonnette, et qui paraissait abandonné là à la commisération du premier voyageur. Drik s'arrête, et fait remarquer à son maître cette faible créature exposée sur la route. Henri, dont le cœur est sensible et bon, descend de sa chaise ; il examine l'enfant, et reste frappé d'étonnement en lisant le billet suivant, attaché sur son cou, et écrit de la main dont il a déjà reçu une lettre anonyme.

«C'est à vous, sir Henri, que je remis ma fille ; soyez son père ou son tyran, en lui ouvrant vos bras ou en la laissant dans une forêt habitée par des bêtes fauves. Sa malheureuse mère n'avait que ce parti à prendre pour sauver sa frêle existence, vouée au malheur par le monstre qui la persécute. Vous la verrez un jour, cette femme infortunée ; elle vous rejoindra, et saura reconnaître les soins que vous aurez pris d'une fille chérie !»

Que devient sir Henri après cette lecture ! Il voit clairement que cet enfant est le fruit de l'amour de la même femme qui lui a déjà écrit ; mais pourquoi cette femme, qu'il ne connaît point, s'adresse-t-elle à lui, à lui qui n'a point d'amis, point de simples connaissances même dans le monde ? Cependant cet enfant est abandonné dans une forêt dangereuse ! La nuit approche : que fera Henri ? Laissera-t-il périr cette innocente créature ? Il ne le peut, Henri ; il porte un cœur trop humain, trop généreux ! Voyons, se dit-il, courons cette aventure étonnante, impénétrable ; et, si ce n'est pas pour la mère, à laquelle je ne puis m'intéresser, que ce soit au moins pour cet enfant, dont l'existence est un devoir sacré pour tout ce qui respire.

Henri prend donc l'enfant, l'enveloppe dans son manteau, remonte dans sa chaise, et poursuit sa route. Il arrive bientôt dans un village, entre dans une auberge, y passe la nuit avec son trésor, et, le lendemain, il fait chercher une nourrice, qui vient bientôt donner à la petite l'aliment qui forme tous les mortels. Comme Henri ne voyage que pour son agrément ; et que l'adoption de l'enfant exige des soins, il passe deux jours dans cette auberge. Tandis qu'il réfléchit sur ce qu'il fera de la petite fille qu'on lui a confiée, donnons à nos lecteurs l'explication de cette énigme qu'ils ont peut-être déjà devinée ; mais il faut pour cela reprendre les faits de plus loin.

Madame Herbert avait reçu le renfort qu'elle avait demandé. Frank, le valet de chambre de sir Clarins, était venu s'établir dans la ferme de Voor ; et, sans communiquer à la pauvre Belly les instructions qu'il avait reçues de son maître, il la rendait absolument captive dans son appartement, Belly se plaignait de cette tyrannie à madame Herbert, qui, de son côté, grondait avec le ton le plus sérieux le valet de chambre, dont elle connaissait depuis longtemps le caractère intrigant, et qu'elle avait placé elle-même, depuis quelques mois, auprès de son frère, pour le faire servir à ses projets. L'infortunée Belly, ainsi entourée de surveillants sévères, ne pouvait plus exécuter le projet qu'elle avait formé d'aller secrètement à Surrey demander à son époux une explication franche sur les persécutions, qu'on lui faisait éprouver. Le terme de sa grossesse approchait d'ailleurs : elle ne pouvait plus sorti ; elle accusait son mari, madame Herbert elle-même, et surtout Henri, dont la froideur l'étonnait, d'après sa lettre qu'elle croyait lui être parvenue.

Elle était dans ces cruelles agitations, lorsqu'au milieu d'une nuit de douleur elle donna le jour à une fille belle comme l'amour... Madame Herbert, qui s'empressait autour d'elle, reçut dans ses bras cet enfant, qu'elle caressa en nourrissant le désir de l'envelopper dans la perte de sa malheureuse famille. La mégère emporte l'enfant, descend dans une salle basse comme pour lui donner des soins, lorsque, sur le matin, Drik , à la tête de plusieurs gens apostés par elle, entrént armés de pistolets, et la menacent de la tuer si l'enfant ne leur est remis ; c'est, disent-ils, de la part de son père. Quelques domestiques qui entendent cet ordre, ne sachant s'il vient de sir Clarins ou d'un autre homme, ne pensent pas à faire la moindre résistance, est l'enfant est enlevé !... Ces barbares, pour consommer leur forfait, gardent l'enfant deux jours, en lui donnant les soins que son âge exige ; le troisième jour, pendant que Drik fait voler la chaise de poste de son maître, les agents vont exposer celle innocente créature sur la route que sir Henri doit traverser. Ainsi c'est à sa propre parente que ce jeune homme prodigue les soins qu'il ne croit donner qu'à la simple pitié.

Cependant madame Herbert, après s'être laissé arracher l'enfant, remplit la maison de ses cris. La mère les entend de son lit de douleur ; elle s'informe, tout le monde se tait. Madame Herbert seule entre chez elle en s'arrachant les cheveux. Ils me l'ont pris, s'écrie-t-elle ! les barbares ! ils m'ont pris cet enfant dans mes bras. — Qui ? — Des brigands, des misérables ! que sais-je...

La malheureuse Belly tombe dans un profond évanouissement, et madame Herbert, la livrant à des soins subalternes, se hâte de monter chez elle pour écrire la lettre suivante, qu'elle envoie sur-le-champ à sir Clarins par un exprès.

«Mon malheureux frère ! Le crime est consommé !... Je n'y pouvais plus croire ; il n'est que trop réel. Belly !... je n'ose plus dire votre femme... Belly est devenue mère au moment où je m'y attendais le moins... Elle a mis au monde une petite fille, fruit du plus horrible adultère ! Au moment où je caressais cettte enfant que je croyais être ma nièce, Drik, le domestique de sir Henri, est entré avec des scélérats armés jusqu'aux dents. Il nous faut cet enfant, s'écrient-ils, son père le réclame. — Qui, son père ? — Sir Henri, notre maître !...

Je ne puis achever !... Les monstres ! ils m'ont arraché l'enfant !... Puis des chevaux excellents les ont dérobés à nos regards, à nos poursuites... Ô mon frère ! venez, voyez ce que vous voulez faire. Pour moi, je suis dans un état affreux. Le crime est si horrible à mes yeux !... Je suis bien malade... Quelle révolution ! j'en mourrai, oh ! oui, j'en mourrai. Adieu !

CALISTE-URSULE, femme HERBERT.»

À peine cette lettre est-elle partie, que madame Herbert redescend chez la pauvre Belly... Elle approche... Elle regarde ; l'infortunée n'existe plus ! Non, elle n'existe plus.

La révolution qu'elle vient d'éprouver l'a tuée. Son évanouissement, c'est la mort.

Pour la première fois, l'exécrable madame Herbert sent la douleur et le remords pénétrer son cœur atroce. Elle n'en peut croire ses yeux... Elle est convaincue enfin de la cruelle réalité. Comme elle voudrait à présent pouvoir rappeler l'agent qu'elle vient de charger de sa lettre ! Comme elle déteste son crime et sa conduite ! Ses projets de vengeance l'ont menée trop loin ; elle ne voulait que séparer les deux époux, bannir Belly. Belly n'est plus, et sa mort est une suite des forfaits de madame Herbert ! Cette femme cruelle se retire chez elle, y appelle son complice Frank, le seul de la ferme qui soit dans ses secrets ; elle lui fait jurer de ne jamais les révéler ; et, pour l'enchaîner, elle lui donne des bijoux superbes, de l'or, tout ce qu'elle possède ; elle voudrait à pareil prix pouvoir étouffer le cri de sa conscience ; mais ce témoin irrécusable ne se gagne point.

Pendant que cette femme, cette furie, flotte dans son incertitude ; pendant qu'elle tremble au moindre bruit qu'elle entend, dans la crainte de voir arriver son frère, dont elle connaît l'amour pour Belly, dont elle redoute le désespoir, ce frère malheureux est frappé du coup le plus violent, à la lecture de sa lettre. Il n'y répond point, et ne songe qu'à se venger. Sir Clarins monte à cheval, et vole sur-le-champ à Briste, dans l'espoir d'y trouver sir Henri. Quelle est sa surprise ! sir Henri est parti la veille pour un long voyage. A-t-on vu ici un petit enfant nouveau-né ? — Non.

Qu'est-ce que cela veut dire ? Madame Herbert a-t-elle trompé sir Clarins, ou l'a-t-on trompée elle-même ? Sir Clarins a néanmoins la certitude qu'on lui a dit la vérité. Il s'informe de la route qu'a tenue sir Henri, on la lui indique : il court toujours, et le lendemain il entre dans un village, où il demande, comme il l'a déjà fait partout sur la route, si l'on n'y a point vu passer un jeune homme dans une chaise de poste, avec un domestique et un enfant au berceau. Vraiment, oui, lui répond-on ; l'étranger dont vous parlez s'est arrêté ici à l'Enfant-Jésus, qui est la première auberge à droite, où il est encore avec la petite fille et sa nourrice, qu'il a prise dans ce pays-ci.

Sir Clarins est furieux... Il entre dans l'auberge, et le premier homme qu'il aperçoit est sir Henri lui-même. Monsieur, lui dit-il, troublé, où est cet enfant ? — Quel enfant, monsieur ? — Allons, allons, point de détours ; vous savez bien ce que je veux dire. — Je ne connais ici d'autre enfant qu'une petite fille que j'ai adoptée. — Ah ! vous l'avez adoptée !

Sir Henri tient dans sa main le billet attaché sur la barcelonnette, et qu'il relisait par hasard ; sir Clarins, qui ne se connaît plus, le lui arrache, et lit : C'est à vous, sir Henri, que je remets ma fille. Quel est le secrétaire qui lui écrit ses billets doux ? Soyez son père. Soyez son père ! femme scélérate ! ou son tyran, en lui ouvrant vos bras, vos bras paternels ! ou en la lasssant dans une forêt habitée par des bêtes fauves. Elles sont moins cruelles que les hommes. Sa malheureuse mère n'avait que ce parti à prendre pour sauver sa frêle existence, vouée au malheur par le... par le monstre qui la persécute ! Moi ! un monstre ! grand Dieu ! Vous la verrez un jour, cette femme infortunée ; elle vous rejoindra ; quelle horreur ! et saura reconnaître les soins que vous aurez pris d'une fille chérie. Malheureux, qui m'avez déshonoré, défendez vos jours.

Sir Clarins met l'épée à la main : Henri, étonné de ce qu'il vient d'entendre, veut lui demander une explication ; sir Clarins n'en écoute aucune. Henri ne veut point se battre contre l'époux de sa cousine. Cet époux furieux, n'écoutant que sa fureur et son désespoir, a la barbarie de plonger son épée dans le sein de l'infortuné jeune homme, qui tombe expirant à ses pieds !...

Cette scène affreuse se passe avec tant de rapidité, que les gens de l'auberge ne peuvent l'arrêter que lorsqu'il n'est plus temps. On relève le malheureux Henri, qu'on porte dans un lit tandis que sir Clarins s'écrie : C'est un suborneur, un monstre qui a déshonoré mon épouse ; c'est à moi, cet enfant, ou plutôt il est le fruit de l'adutère.

Pendant qu'il se livre à ces exclamations, on l'arrête, et bientôt il est plongé dans une étroite prison, où des juges informent de ce que les gens de l'auberge affirment être un véritable assassinat. Cependant on prodigue au jeune Henri tous les soins de l'art qui guérit ; mais, hélas ! ils sont inutiles. L'infortuné expire dans les vingt-quatre heures, après avoir été confronté avec son assassin, à qui il n'a pu dire que ces mots : Je vous pardonne ma mort !

Madame Herbert est bientôt mandée par son frère, et se hâte de se rendre auprès de lui. Surcroît de remords pour cette méchante femme, qui a entraîné deux victimes dans son affreuse vengeance, et qui en voit une troisième, celle qui doit lui être la plus chère, prête à succomber. Cependant, comme elle voit que personne n'a parlé (Drik, le domestique de sir Henri, s'est hâté de fuir la province après la mort de son maître), elle se rassure un peu en voyant que ses crimes sont ensevelis dans la nuit du tombeau. Elle prodigue néanmoins tous les soins à l'enfant nouveau-né, dont elle est bien sûre d'être la tante, et fait, pour sauver son frère, les courses que peuvent lui prescrire les formes de la justice et ses protections.

Sir Clarins apprends dans sa prison la mort de sa femme, et cette nouvelle ajoute à sa douleur. On lui dit que cette mort fatale est une suite d'une couche difficile, et il n'en regrette pas moins cette infortunée qu'il a toujours chérie, tout en la croyant coupable. Enfin, des gens puissants, mis en avant, parvinrent à obtenir la grâce de Clarins. Il est prouvé que sa fureur a été légitimée par l'outrage qu'on lui a fait, et la mémoire des deux victimes est encore flétrie par l'opinion publique. Il n'appartenait qu'à la Providence de faire connaître leur innocence, et c'est ce qui arriva un jour. Le recteur de Forshire, homme qui vivait très retiré, et qui n'avait pas entendu parler depuis plusieurs années de miss Belly ni de sir Henri, apprit par la voix publique le procès de Clarins, qui faisait beaucoup de bruit. Lorsque sir Clarins fut acquitté, dès que son jugement fut prononcé, le recteur en connut tous les détails comme tout le monde ; il y vit qu'un sir Henri s'était dit cousin d'une miss Belly, que ces jeunes gens avaient déshonoré l'hymen de sir Clarins... Tout cela lui parut si surprenant, à lui qui avait élevé les deux parents, et qui aurait répondu de leurs mœurs et de leur probité, qu'il prit le parti de venir trouver sir Clarins lui-même, pour tirer de lui des éclaircissements sur la conduite de ses deux élèves.

Le recteur part donc, un jour, de Forshire, muni des papiers qui constatent la naissance de sir Henri et de miss Belly. Il arrive à Surrey, et demande à parler en particulier à sir Clarins. Sa sœur, madame Herbert, était auprès de lui : tous deux tristes, abattus, étaient extrêmement changés depuis les malheurs que l'une avait causés, et que l'autre avait aggravés en égorgeant une victime innocente. Le recteur, qui avait connu autrefois sir Clarins, se nomma, et fit trembler madame Herbert. Le recteur, après avoir prié sir Clarins de lui raconter ses malheurs, ce que fit ce coupable époux, lui donna tous les éclaircissements les moins équivoques sur la naissance de ses deux élèves. Miss Belly était fille du comte d'Ercester, mort dans l'indigence ; et sir Henri était fils du chevalier d'Ercester, frère du père de Belly. Les actes de leur naissance, bien constatés, furent mis sous les yeux de sir Clarins, qui ne put revenir de son étonnement. Mais quel est donc ce paysan, s'écria-t-il, ce Tom Benk qui s'est dit le père de Belly, et que je n'ai jamais revu depuis ? — Tom Benk, répondit le recteur, est un simple cultivateur qui a sauvé la vie à miss Belly, en la tirant des flammes où elle allait périr ; voilà tout. Cet homme s'est dit son père ! le monstre ! il aura été gagné par quelque ennemi de l'infortunée ! Ce Tom Benk n'est plus dans mon village ; depuis deux mois on ne sait ce qu'il est devenu.

Madame Herbert, qui avait redouté les suites de cette explication, se rassura quand elle vit que son complice ne pouvait être interrogé. Elle prit le parti de s'apitoyer sur le sort de la pauvre Belly. Je l'aurais juré, moi, s'écria-t-elle ! je la connaissais assez pour la croire innocente et vertueuse. Quels sont donc les monstres qui l'ont poursuivie, et qui nous ont tous plongés dans un abîme de maux ? Ces lettres écrites par Belly à ce Tom Benk ne disent rien en effet, il n'y a qu'à les relire, on y verra les expressions de la reconnaissance, jamais celles de la nature. Ah ! mon Dieu, est-il possible que nous ayons tous été trompés aussi cruellement !

Si la douleur de madame Herbert était feinte, le désespoir de sir Clarins n'était que trop réel. Il jurait qu'il découvrirait les monstres qui avaient perdu sa femme, et poussé son bras dans le sein du jeune Hénri, qu'il croyait toujours avoir été l'amant de sa femme ; et madame Herbert profitait de l'aveu de ses projets pour se mettre sur ses gardes. Le recteur, satisfait d'avoir rendu l'honneur à ses deux élèves, les pleura avec sir Clarins, et le quitta pour retourner à Forshire. Madame Herbert songea sur-le-champ à s'informer en secret de ce qu'étaient devenus Drik, Frank et le garçon jardinier ; qui tous trois avaient servi sa vengeance. Drik et Frank, chargés de ses bienfaits, s'étaient expatriés ; mais le garçon jardinier était encore dans les environs. Madame Herbert ne sachant comment faire pour éviter que ce traître ne fût découvert par sir Clarins, ne vit d'autre parti à prendre que de quitter l'Angleterre. En conséquence, elle engagea sir Clarins, qui, faible, souffrant, détestait Surrey, Londres et tous les lieux qu'il avait remplis du bruit de sa malheureuse affaire, à se retirer en France. Sir Clarins y consentit, et tous deux partirent pour une autre contrée, emmenant avec eux la petite Belly, la fille de leur malheureuse victime. Sir Clarins avait des amis établis au Puy, capitale du Vélay, dans les Cévènes. Ce fut là qu'il vint cacher sa honte et ses remords. Toujours dominé par sa sœur, toujours esclave de ses caprices, de ses moindres volontés, toujours dupe enfin de sa feinte amitié, le malheureux Clarins mourut dans ses bras et après avoir obtenu l'absolution d'un bénédictin qui était le confesseur de sa sœur ; mais avant de fermer les yeux, sir Clarins fit appeler la jeune Belly, qui avait alors douze à treize ans. Il lui raconta les malheurs qui avaient accompagné sa naissance. Le recteur de Forshire, ajouta-t-il, a bien prouvé que sir Henri était votre cousin ; mais il n'a pu détruire la funeste prouve de ses liaisons avec votre coupable mère. Vous n'êtes point ma fille, Belly ; mais je vous ai adoptée, élevée comme telle. Vivez avec madame Herbert ; regardez-la comme une tante respectable, comme une véritable mère. Je vous ordonne de ne jamais la quitter, et de suivre toujours ses moindres ordres. C'est le seul moyen d'acquitter ce que j'ai fait pour vous, et de me faire descendre au tombeau avec moins de regrets.

La petite Belly pleurait ; madame Herbert remerciait son frère de l'autorité qu'il lui donnait, autorité dont elle se promettait bien d'abuser, et sir Clarins expira sans être éclairé sur les crimes de sa détestable sœur. Madame Herbert resta au Puy ; mais elle se sépara des amis de son frère, et se jeta dans la dévotion par les conseils du moine son confesseur. La jeune Belly grandit, et fut victime des caprices de cette femme impérieuse, comme son père l'avait été. Un jour que madame Herbert était à l'église où elle devait passer plusieurs heures, la jeune Belly lui était indisposée, n'ayant pu l'accompagner, cette jeune personne fut tout étonnée de voir entrer chez elle une vieille femme qui lui dit : suivez-moi, mon enfant ; venez rendre la paix à une âme prête à s'échapper du corps d'un pécheur qui va mourir.

Ce singulier début surprit mistriss Belly, qui craignit quelque piège : cependant le ton de douleur et de vérité, en même temps l'air respectable de la vieille femme, lui donnant plus de confiance, elle la suivit, monta avec elle au quatrième étage d'une maison située dans un faubourg de la ville, et fut très étonnée de voir en effet un moribond étendu sur un lit de douleur. Le malade demande d'une voix basse, à la vieille, si cette jeune personne était en effet mistriss Belly Clarins ? C'est moi-même, mon ami, lui répondit Belly : qu'avez-vous à me dire ? — Pardon, belle personne, mille fois pardon, si je vous ai dérangée : je voulais vous faire, à l'insu de madame Herbert, l'aveu de mes crimes et de ceux de votre tante. — De ma tante ! — Oui, écoutez-moi : je m'appelle Drik ; j'étais autrefois valet de chambre de votre cousin sir Henri d'Ercester. J'ai contribué à sa mort funeste, et je me suis réfugié en France, où jamais je n'ai pu me pardonner ce crime ; écoutez-moi.

Drik, c'était lui-même, raconte alors à mistriss Belly toutes les particularités, de la conduite de madame Herbert envers son frère, sir Henri et miss Belly ; il lui fit en un mot le récit des faits qu'on a vus plus haut, et dont il avait été instruit, tant par madame Herbert elle-même, que par le garçon jardinier et Frank, avec qui il était lié. Il donna même des preuves par écrit de tout ce qu'il avançait ; puis il termina ses aveux par ces mots : Je vais mourir, mistriss ; et je vais mourir plus tranquille, puisque j'ai pu voir la parente de mon maître, que j'ai tenue dans son berceau, et lui confesser les crimes atroces dont je me suis souillé à l'instigation de la plus méchante des femmes. Pardonnez-les-moi, mistriss, et laissez-moi mourir.

Mistriss Belly, après avoir consolé ce coupable repentant, retourna chez elle ; et l'on peut juger de sa douleur et de sa haine pour madame Herbert. Celle-ci revint de l'office, et trouva sa nièce noyée dans les larmes. Qu'avez-vous, mistriss ? — Madame !... osez-vous me regarder ? — Qu'ai-je donc fait, mistriss, pour... — Ce que vous avez fait ! ces lettres écrites à Drik, à Frank, à d'autres scélérats, les reconnaissez-vous ? — Ciel ! par qui... comment sont-elles tombées entre vos mains ?

Mistriss Belly lui rapporta tous les aveux que venait de lui faire Drik mourant, et finit par adresser à sa tante les reproches les plus sanglants et les plus mérités. Madame Herbert pleura, et s'arracha les cheveux, conjura sa nièce de lui pardonner, et lui promit d'expier à jamais, dans un cloître, les crimes qu'elle avait commis. Elle engagea mistriss Belly à suivre ce parti. Là, ma nièce, lui dit-elle, dans le sein de la pénitence et du recueillement, nous expierons, moi, les forfaits que j'ai commis, et vous le malheur d'une naissance marquée par tant de crimes.

Mistriss Belly déclara qu'elle ne voulait point confiner sa jeunesse dans la retraite ; mais elle était si douce, si craintive, si timide ; sa tante avait sur elle un si grand empire, quelle n'osa pas résister trop, pour le moment, à cette femme, qu'elle voyait d'ailleurs bourrelée de remords et livrée au plus grand désespoir. Mistriss Belly n'avait ni parents, ni amis au monde : qu'eût-elle fait en quittant sa tante ? elle eut la bonté de lui offrir même des consolations, et de lui promettre de suivre la dernière volonté de son père, en ne l'abandonnant jamais.

C'était ce que demandait l'artificieuse Herhert, qui ne s'était avouée coupable que pour intéresser sa sensible nièce et conserver sur elle son pouvoir et ses droits. Elle y réussit parfaitement. Cette méchante femme ayant donc réalisé sa fortune, partit un jour, avec sa nièce, sous prétexte de voyager, mais avec le projet secret de chercher un couvent favorable à ses projets, et entra par hasard avec elle dans la chapelle Saint-Léonard. Là, madame Herbert, troublée par ses remords et par une fausse dévotion, écouta les suggestions mystiques de l'ermite, et força sa nièce à se confiner avec elle dans son cloître souterrain, et l'on sait ce qui en résulta. C'est ainsi qu'après avoir perdu madame Clarins, sir Henri et son propre frère, cette mégère voulait encore plonger dans un cachot éternel sa malheureuse nièce. Il lui fallait toujours quelqu'un qu'elle pût tourmenter. Heureusement pour mistriss Belly, la juste vengeance du Ciel venait de punir sa tante de tous les forfaits en la reléguant pour sa vie dans une étroite prison, avec les complices de son fanatisme ; châtiment plus dur, plus long pour elle que la mort. On ne s'avisa point de la réclamer ; et, quand on l'eût fait, on n'eût pu désarmer la colère de l'évêque, qui avait juré de faire éprouver à toutes ces folles la plus sévère et la plus rude pénitence. Madame Herbert y expia ses crimes pendant sa vie entière, qui se prolongea encore pendant plus de trois lustres ; et, pour ajouter à ses regrets, elle connut le sort de sa nièce, dont le bonheur ajouta encore à ses tourments.»


QUARANTIÈME SOIRÉE.

LA FRAGILITÉ HUMAINE.


Fin de l'histoire de M. Delacour.

La lecture du cahier du vieillard fit une profonde impression sur les enfants de Palamène. Jusqu'à ce moment, ils n'avaient eu sous les yeux que des exemples de vertu, des modèles de probité. Ici on leur retraçait un monstre exécrable dans madame Herbert ; ils ne pouvaient concevoir comment il existe des êtres assez méchants, assez perfides, pour tourmenter ainsi leurs semblables, pour sacrifier la jeunesse, la candeur, l'innocence, jusqu'à leurs propres pareils. Ô mon Dieu ! la méchante femme ! s'écria Adèle ; je me suis bien douté, par sa première scène dans la chapelle Saint-Léonard, qu'elle était laide et acariâtre ; mais je ne m'attendais pas à tant d'horreurs de sa part. — Il y a là de quoi faire un drame, disait le poète Léon. — Un drame, répondait Jules ! eh, bon Dieu, quel pitoyable ouvrage ferais-tu là ! Amonceler les uns sur les autres des crimes inconnus à la saine partie de la société, rendre tout cela bien noir, bien lugubre, est-ce une entreprise digne d'un homme de lettres sage et sensé ? Tu mettrais en scene un monstre qui ne corrigerait personne ; l'atrocité du tableau ferait qu'aucun spectateur ne s'y reconnaîtrait, et tu ne ferais que fournir des moyens de nuire à ceux qui auraient les dispositions de madame Herbert à la trahison, à la vengeance. Non, mon frère, il faut ne donner aucune suite à cette histoire. Gravons-la dans notre mémoire, afin de nous garantir des traits des méchants, pour nous défendre d'une aveugle confiance, d'une sotte crédulité : ne l'oublions jamais, cette histoire intéressante ; qu'elle soit notre guide dans les sentiers tortueux de l'expérience, et qu'elle nous apprenne à nous défier des hommes, même de ceux qui flattent le plus nos goûts et nos passions.

Armand convint que Jules avait raison, et Léon abandonna son projet de drame. Palamène, qui avait entendu une partie de cette conversation, fut très content de la sagesse et de la raison de Jules. Depuis longtemps il savait que ce jeune homme avait un jugement droit et un cœur excellent. Aussi il le chérissait comme s'il eût été son propre père, et se proposait bien de le devenir un jour en l'unissant à sa fille, qui, de son côté, grandissait aussi en talents, en attraits et en vertus.

Palamène craignait que les tableaux du fanatisme et des vices des gens d'église, semés dans les divers récits de son ami, ne détournassent ses enfants de l'estime et du respect qu'il voulait leur inspirer pour les ministres respectables de leur religion. Il savait que dans ce que M. Delacour avait encore à raconter pour terminer son histoire, il y avait quelques traits de ce genre : il se proposait de laisser finir son ami, et de remédier ensuite, par des exemples contraires, au tort qu'il aurait pu faire à ces jeunes cerveaux. Il n'était pas fâché, d'ailleurs, de leur offrir souvent des contrastes : c'était par des contrastes qu'il voulait les amener insensiblement à juger, à comparer, à saisir, en un mot, le véritable milieu de chaque chose. En leur montrant souvent un avare et un prodigue, un ambitieux, et un insouciant, un fanatique et un athée, il espérait qu'ils sauraient mieux apprécier un homme généreux sans faste, celui qui n'est mu que par une noble émulation, l'honnête homme, enfin, qui suit la religion de ses pères sans pousser trop loin le zèle religieux. Mais des exemples, toujours des exemples, tel était son plan d'éducation qu'on l'a vu suivre jusqu'à présent, et qui lui a réussi. Hâtons-nous d'écouter avec lui et ses enfants la fin du récit de M. Delacour, et passons ensuite à d'autres objets. Nous sommes donc sur la terrasse avec nos amis, et M. Delacour termine son histoire en ces termes :

«Vous jugez qu'après avoir entendu, de la bouche même de ma belle Anglaise le récit de ses aventures, que je vous ai lu hier, je redoublai pour elle d'intérêt et d'amour. Mon oncle fut tellement attendri, qu'il serra dans ses bras l'aimable Belly, en la nommant sa chère nièce. Elle rougit à ce nom, qui fit palpiter délicieusement mon cœur. Il est vrai que mistriss Belly n'avait plus de fortune : sa tante avait joint à tous ses torts celui de dilapider l'héritage de son père par divers dons, qu'elle avait faits à des prêtres cafards. Elle avait ensuite réalisé ses biens et ceux de sa nièce pour les donner en dot au premier couvent où elle se retirerait avec cette nièce infortunée. C'était l'ermite Luce qui avait profité de cette donation ; et lorsqu'on l'avait arrêté, avec ses bigotes, tout cela était passé entre les mains de son couvent et de M. l'évêque, qui n'étaient pas disposés à restituer. Il fallait donc y renoncer ; c'est ce que mistriss Belly sentit, et ce qui la fit appréhender de ne point épouser un libérateur qu'elle adorait. Oui, mes amis, elle m'aimait cette charmante femme, et elle n'osait me le dire, dans la crainte d'avoir l'air de me provoquer à un hymen dont elle prévoyait l'impossibilité. C'est ainsi que sa délicatesse réprimait son amour, et la rendait plus chère à ceux qui savaient apprécier cette délicatesse inestimable. Je résolus de mettre un terme à mes tourments et à son inquiétude ; mais avant de rien faire, je pris l'avis de mon oncle, qui, aussi sensible que moi, et habitué de contribuer de tout son pouvoir à mon bonheur, consentit à tout ; mais il voulut se charger lui-même d'annoncer cette heureuse nouvelle à mistriss Belly. En conséquence, la trouvant un jour seule dans le jardin, et livrée à la plus profonde mélancolie, il l'aborda et lui dit avec le ton de la bonté, de l'intérêt : Qu'avez-vous, belle mistriss ? pourquoi votre cœur laisse-t-il échapper des soupirs ? pourquoi vos yeux versent-ils des larmes ? Quelqu'un aurait-il ici le malheur de vous déplaire ? y manquerait-on d'égards pour vous ? y désirez-vous quelque chose de plus qui pût contribuer à votre bonheur ? — Ah monsieur ! — Parlez, daignez m'ouvrir votre âme tout entière. — Monsieur, rien ne peut accroître ma reconnaissance : vos bienfaits l'ont rendue éternelle ! — Ainsi, vous ne désirez rien de plus ? — Rien, monsieur, rien ! Et à quoi pourrait prétendre une malheureuse orpheline, sans biens, sans parents ? — Elle peut encore prétendre à tout, quand elle unit, comme vous, la beauté à la délicatesse, à la vertu : il n'est point de sort qu'elle ne mérite. — Il n'en est donc qu'un seul qu'il ne lui soit pas permis d'espérer. — Un seul... Ah ! mistriss ! si j'osais vous comprendre !... mais non, il n'est pas possible !... Je suis condamné aussi à voir mon neveu malheureux sans oser se plaindre, sans oser parler ? — Monsieur votre neveu serait infortuné ! Quoi ! cet intéressant jeune homme ferait des heureux et ne le serait pas lui-même ! — Votre bonheur, mistriss, ne dépend peut-être de lui ; mais le sien peut devenir votre ouvrage. — Mon ouvrage ! quoi je pourrais... Ah ! parlez, parlez, homme respectable ; que faut-il que je fasse ? — Une chose qui ne dépend pas toujours de soi, sur laquelle on ne peut contraindre, et qui doit être l'ouvrage de la nature. — Tout, tout dépend de moi, s'il s'agit de son bonheur. Dites, monsieur, il me faudrait ?... — L'aimer d'abord. — L'aimer ! Eh ! puis-je haïr mon libérateur ? — Ensuite consentir à devenir son épouse ? — Consentir ! ah ! c'est une grâce qu'on me demande, quand c'est un bienfait de plus dont on veut m'accabler ! — Quoi ! belle mistriss, vous l'aimeriez au point... — Ah, monsieur ! je l'adore, et c'est là le sujet de ma tristesse, de ma mélancolie. — Ma nièce, ma chère nièce, venez, oh ! venez lui confirmer vous-même cet aveu touchant, qui va me rendre un neveu, ma seule consolation.

Mistriss se lève, donne la main à mon oncle, et se dispose à le suivre ; mais je n'étais pas loin. J'avais entendu la fin de leur conversation ; je m'élance vers celle que j'aime, et me précipitant à ses pieds, je m'écrie : Ô mon amie ! tu seras donc mon épouse !

Mistriss Belly me force à quitter une attitude qui l'humilie : je me lève, je la serre dans mes bras, et mon oncle, témoin de cette scène de sentiment, verse des larmes d'attendrissement. Tout fut bientôt prêt pour mon hymen. Il se célébra dans l'église du village prochain ; et, depuis cette époque, je passai avec ma tendre épouse huit années d'un bonheur qui ne fut troublé que par la mort de mon oncle, qui nous plongea dans la plus grande douleur. Cet homme respectable termina sa carrière au milieu des soins et des gémissements de deux personnes qui le chérissaient plus qu'un père. Je l'avais çonnu peu de temps, mais comme sa conduite avec moi fut généreuse et franche ! Avec quel charme je me rappelle encore aujourd'hui les services qu'il m'a rendus, la confiance, la tendresse qu'il m'a témoignées ! Vieillard bon, estimable et sensible, reçois, dans ta tombe, ces larmes de regret que mes longues années n'ont pu sécher dans mes yeux ! Je suis parvenu à une vieillesse plus avancée, plus caduque que la tienne, et je te bénis, et je te regrette encore !... Ainsi les enfants, devenus hommes à leur tour, se rappellent ceux qui les ont chéris, qui les ont élevés avec bonté, sagesse et douceur ! ainsi, enfants qui m'écoutez, vous pleurerez un jour votre vieux père ! Il ne sera plus là, vous n'aurez plus que des souvenirs, et vous vous reprocherez de n'avoir pas joui plus fréquemment du charme de sa conversation, de ses tendres embrassements.»

Ici Jules, Adèle, Armand et Léon se levèrent par un mouvement spontané : tous quatre furent se précipiter dans les bras de leur père, qui les serra contre son cœur, et les renvoya à son ami, qu'ils embrassèrent de même avec la plus touchante effusion. Scène attendrissante, qui prouva la sensibilité et l'excellent cœur de tous les acteurs ! M. Delacour reprit bientôt ainsi sa narration :

«Huit ans s'étaient écoulés sans que l'hymen vînt embellir notre ménage de ses fruits précieux. Mon épouse enfin m'avertit qu'elle devenait mère, et cette heureuse nouvelle me charma. J'attendais avec une joie mêlée d'impatience le moment qui allait me rendre père. Moment fatal ! il arriva ; mais j'eus le malheur de perdre à la fois les deux objets les plus chers à ma tendresse. L'enfant était mort dans le sein où il devait puiser la vie, et sa malheureuse mère ne put survivre aux travaux douloureux d'un enfantement pénible. Soudain, je me trouvai dans le plus affreux désert : ma maison, mes possessions, tout me devint insipide... Je me décidai à tout quitter, à voyager pour distraire ma douleur. Je vendis tout, et, muni d'une somme de plus de quatre-vingt mille livres, je me décidai à me rendre d'abord à Paris, superbe capitale de la France, que je n'avais jamais vue. Mais la douleur qui me pénétrait avait trop affaibli mes organes ; je portais en moi le poison de la maladie, peut-être de la mort ; et dans la ville prochaine, que je ne voulais que traverser, je tombai si dangereusement malade, que je fus bientôt abandonné des médecins. Dans cet état désespéré, les gens qui m'entouraient me conseillèrent de songer aux secours spirituels, puisque je n'avais plus rien à attendre des temporels. On me présenta un religieux bernardin ; et moi, qui aurais dû me tenir en garde contre toute espèce de moines, je sentis renaître en moi l'antique dévotion, tous les prestiges religieux dont ma jeunesse avait été pénétrée dans la chapelle Saint-Léonard ; je mis donc toute ma confiance en ce bernardin, qui bientôt en abusa en me pressant de faire à son convent une donation entière de mon bien, dont il savait que je n'avais nul héritier. Faible et mourant, je fus sur le point de céder ; mais une nuit, une nuit cruelle de transports et d'agitation, il me sembla revoir les ombres sanglantes d'Asfeld, de mon père et de mon épouse. Ces spectres affreux agitaient à mes yeux leurs ossements décharnés, dont je croyais entendre le cliquetis. Ils me parlaient même, et me lançaient des regards effroyables. Vois mes os brisés, me disait d'Asfeld ; vois ma tête fracassée sous le poids des décombres de l'église Saint-Bathilde ! Eh bien ! c'est un prêtre, c'est l'infâme Doctorin qui a causé ma mort !... Mon fils, me criait mon père, oublies-tu que j'ai pensé te déshériter pour un religieux ? Tiens, regarde à mes côtés, le voilà ! le voilà ! C'est cet hypocrite de père Luce qui voulait te dépouiller de ta succession !... Oui, c'est lui, s'écriait à son tour mon épouse, c'est lui qui m'a tenue captive dans les plus sombres cachots ! Mon ami, nous devons tous nos maux au fanatisme, et tu vas encore sacrifier tes intérêts au fanatisme ! Espère, espère plutôt en la miséricorde divine ; c'est elle que tu dois implorer, et soulager des indigents plutôt qu'accroître les richesses d'une troupe de fainéants.

Ces trois ombres me tourmentèrent ainsi de la manière la plus cruelle jusqu'au lever du soleil, où un léger sommeil, fruit bienfaisant et nouveau pour moi du transport qui m'avait agité, vint engourdir mes sens, chasser les spectres, et me rendre plus calme. Mon confesseur vint au moment où je me réveillais : je résistai à ses sollicitations, et fis mentalement à Dieu la promesse, si je recouvrais la santé, de donner le quart de ma fortune au premier indigent probe et intéressant que je rencontrerais dans le cours de mes voyages. Il semble que, depuis ce moment, la mort se soit éloignée pas à pas de mon lit de douleur. Soit que la force de l'âge l'emportât, ou que les soins qu'on me prodigua depuis fissent une espèce de prodige, je revins peu à peu convalescent ; et un mois après, je fus en état de sortir, de reprendre même le voyage que j'avais projeté. Ce fut en passant dans ces campagnes que, fidèle à mon serment, j'eus le bonheur de rendre au vertueux Palamène, jeune et malheureux alors, un service dont il me paie aujourd'hui d'une manière bien sensible pour ma reconnaissance... Mais je vois que sa modestie souffre de mes remerciments ; je passerai donc rapidement sur cette circonstance de mon histoire, pour en venir à mon arrivée à Paris.

Toujours triste, toujours un peu souffrant, je visitai d'abord cette vaste capitale ; puis, songeant à faire valoir les soixante mille livres qui me restaient, je les mis dans le commerce. Mes affaires allaient très bien, et je n'avais que lieu de me louer du parti que j'avais pris ; lorsqu'un jour l'amour vint de nouveau troubler ma raison et me préparer de nouvelles infortunes. Je vis au spectacle, où j'étais allé par hasard, une jeune personne qui ressemblait exactement à la belle Anglaise que j'avais épousée. Frappé de cette ressemblance extraordinaire, mon œil se troubla, mon cœur se serra ; et si je n'avais pas vu mourir mon épouse entre mes bras, j'aurais cru que c'était elle-même... La curiosité de connaître cette homonyme de Belly, me porta à la suivre à la sortie du spectacle : elle demeurait chez son père, négociant, faubourg Saint-Denis. Content de cette simple découverte, je rentrai chez moi ; mais je ne pus goûter le repos, et le lendemain il me fut impossible de résister au désir de revoir cette belle personne. Je fus donc dans son magasin, où, sous prétexte de quelques emplettes, j'eus tout le loisir de l'examiner ; même taille ; mêmes traits que Belly, seulement un peu plus prononcés et moins piquants. Amélie, c'était son nom, pouvait avoir vingt-cinq ans ; et, privée d'une mère, son père et son frère aîné composaient toute sa famille. Ces informations, que je pris dans le quartier, furent à son avantage ; mais réfléchissant bientôt sur la nature des sentiments qui me faisaient agir, je frémis en pensant que je serais capable d'oublier Belly, pour donner à une autre la main et le cœur qu'elle avait possédés. Cette réflexion m'engagea à ne plus faire de démarches inconsidérées. J'eus le courage de me tenir chez moi, tranquille et sédentaire pendant six mois, et d'éviter les lieux publics où je pourrais rencontrer la séduisante personne qui ne me touchait que parce qu'elle m'offrait des rapprochements avec mon épouse. Je sortais donc fort peu ; ou si mes affaires m'appelaient du côté des boulevards, j'affectais de prendre des rues détournées pour éviter la porte Saint-Denis, dans la crainte d'être tenté de la passer.

Cette retenue, au lieu d'éteindre ma passion naissante, ne fit que l'accroître. Je résistai cependant six mois encore. Un an s'est écoulé, me disais-je ; elle est sans doute marié, établie à présent ; ce serait une folie à moi de chercher à la voir, et d'ailleurs cela ne me servirait plus à rien. La curiosité me poussa néanmoins un jour à vérifier si en effet la belle Amélie était mariée. J'entrai dans son magasin, et ne l'y trouvant pas, j'éprouvai un serrement de cœur involontaire. Il me semblait que je voyais toutes mes espérances évanouies, et je me reprochais intérieurement d'avoir laissé passer entre les mains d'un autre ce trésor qui devenait essentiel à mon bonheur. C'était le frère qui me servait les légères emplettes que je faisais. Mademoiselle votre sœur est sans doute établie ? lui dis-je en tremblant. — Pas encore, me répondit-il ; mais cela ne peut pas tarder, car il y a quatre ou cinq partis qui la recherchent, et l'on a promis de rendre réponse demain. — Demain ! m'écriai-je ; on la marie demain !... Ah ! ciel...

Le jeune homme, étonné de mon exclamation, me regarde, et me dit en souriant : Non, monsieur ; ce n'est pas demain qu'on la marie, mais qu'on doit fixer son choix.

Aussitôt, sans demander si Amélie aime l'un de ses soupirants, si ce choix dépend d'elle, je dis au jeune homme avec une volubilité que l'amour seul peut inspirer : Monsieur, monsieur ; c'est moi, moi, qu'elle doit épouser. J'ai trois mille livres de rentes, un commerce qui me rapporte vingt autres mille livres ; je suis libre, je l'adore, c'est à moi seul qu'il faut la donner. Où est monsieur votre père ? est-il là ? Il faut que je lui parle, il faut que cette affaire soit décidée sur-le-champ !

Qu'on juge de la surprise du jeune homme, qui m'a vu deux ou trois fois en un an, et qui rencontre en moi un prétendant à la main de sa sœur, sans me connaître, sans m'avoir vu lui faire la cour ! Il ne sait s'il doit rire de ma sortie, qui lui paraît extravagante : il prend le parti de s'en amuser. Mon père, dit-il au maître de la maison qui paraît, venez donc vite ! Voilà monsieur qui veut épouser Amélie aujourd'hui !

Je ne m'attache point à cette ironie, et je répète au vieillard mon nom, mon état, ma fortune et mes prétentions. Cet homme avait un flegme désespérant ; il traitait toutes les affaires avec poids et mesure. Il me prie de répéter ; je répète ; il fait taire son fils, qui paraît disposé à me persifler : puis me demandant où j'ai vu, comment j'ai connu Amélie, il écoute avec le plus grand sang-froid tous les détails que je lui donne de ma passion et de la violence que je lui ai faite pendant un an. Il me prie, pour la troisième fois, de lui donner des preuves de tout ce que j'avance. J'avais heureusement sur moi les lettres, des papiers de commerce ; je les lui montre. Il secoue la tête ; je ne sais si c'est d'estime ou de mépris. Monsieur saura avant tout, me dit-il, que je ne donne rien à ma fille que son trousseau : mon commerce va si mal ; je le garde d'ailleurs pour moi et mon fils. — Rien, répliquai-je ; je ne lui demande rien ; je ne veux rien qu'elle, son cœur et sa main.

Le vieillard sonne ; une fille domestique paraît : Qu'on appelle ma fille.

Amélie descend. Ma fille, lui dit son père, regardez monsieur ; vous déplairait-il pour époux ? — Mon père, je n'ai pas l'honneur de connaître... Il me faudrait quelque temps pour juger le caractère... — Il n'est pas question de tout cela. Dites-moi seulement si vous avez quelque inclination dans le cœur, si vous aimez ou Vertpré, ou Berville, ou Nicole, ou Gautherot, qui vous font la cour ? — Mon père, l'un d'eux aura ma main, si vous l'exigez ; mais mon cœur n'est encore à personne. — À personne, bien vrai ? — Oh ! je vous le jure. — Eh bien ! dans deux jours vous épouserez monsieur. — Mais mon père... — Point de mais ; j'ai mes raisons : c'est le meilleur de tous les partis qui se présentent. Je ne demande qu'un jour pour les informations nécessaires, si elles sont à l'avantage de monsieur, comme je n'en doute pas, il sera votre époux. En attendant, dites à Marguerite qu'elle mette un convert pour lui ; il dînera ici ; il mangera tout uniment le pot au feu et la côtelette.

Amélie fait une révérence timide, sort pour aller remplir l'ordre de son père ; et moi, transporté de joie, je fais des extravagances ; j'embrasse le vieillard en le nommant mon père, je serre dans mes bras le jeune homme tout ébahi, et je l'appelle mon cher frère. J'embrasse tout, jusqu'au gros chat gris qui est endormi sur un tabouret devant le comptoir. Mon futur beau-frère laisse échapper malgré lui quelques éclats de rire, et son père, toujours froid et sérieux, lui fait signe d'ètre plus circonspect.

À table on me fait asseoir à côté de la jeune personne, qui, me regardant déjà comme son futur époux, cherche avec esprit toutes les occasions de connaître mes goûts et mon caractère. Je puis dire, sans vanité, que son examen tourna à mon avantage ; elle parut vers le soir plus tranquille et plus contente du sort qu'on lui préparait ; elle eut même la bonté de me faire sentir que son inclination pourrait bien s'accorder avec l'ordre de son père ; et nous nous quittâmes tous enchantés les uns des autres.

Cependant son frère, qui me regardait comme un fou, n'eut rien de plus pressé que de courir le même soir avertir tous les soupirants de sa sœur, qui étaient ses amis et des étourdis de son âge, qu'un rival venait, en quelques heures seulement, d'obtenir sur eux la préférence. Il leur donna mon adresse ; et pendant qu'il se préparait pour moi le plus terrible orage, je pensais à la bizarrerie de ma destinée, qui m'avait fait sortir garçon le matin, et me faisait rentrer l'après-midi presque fiancé. L'idée dont j'avais été le plus éloigné la veille venait de se réaliser pour moi. Je vais pour m'informer seulement du sort d'une jeune personne ; j'apprends qu'on va la marier, et sur-le-champ je me propose. Pour comble d'étonnement, je suis agréé, et me voilà infidèle à l'ombre de Belly, pour Belly elle-même ; car ce n'est que la singulière ressemblance d'Amélie avec mon épouse qui me fait engager une seconde fois mon cœur et ma main. Effet bizarre des affections humaines ! Après cela, qu'on croie donc à la possibilité de la constance, de la fidélité, à la foi des serments !

Après avoir passé une nuit agitée par les mille et une réflexions que me suggéra cet événement extraordinaire, je fus fort étonné le matin de voir entrer chez moi un jeune homme, le chapeau sur la tête, l'épée au côté, qui, me regardant fièrement, me dit avec hauteur : Monsieur, vous avez sans doute trop de cœur pour faire ici plus d'éclat que n'en exige l'honneur ? je vous appelle au combat. — Moi, monsieur ? et pour quel sujet ? je ne vous connais pas ; puis-je vous avoir insulté ? — Vous apprendrez, monsieur, que vous m'avez fait l'injure la plus cruelle, et qui ne peut se laver que dans le sang de l'un ou de l'autre.

Surpris de cet appel inattendu, je prends mon épée, et je me dispose à suivre l'inconnu, lorsque mon domestique me remet un billet conçu en ces termes : Trouvez-vous, dans une heure, armé, au bois de Boulogne ; vous y trouverez un ennemi qui vous y attend de pied ferme.

Un troisième billet m'arrive soudain. Dans celui-là un autre ennemi m'appelle en duel au bois de Vincennes. Enfin, un autre jeune homme, armé comme celui qui m'attendait, entre, et me serrant la main, me dit : Sur le boulevard du midi, derrière les Chartreux, vous me ferez raison, mon petit monsieur, de l'outrage que vous me faites.

Je vis soudain que j'étais le jouet d'une plaisanterie ; mais je ne pus concevoir par qui ni pour quel sujet elle m'était faite. Quatre cartels à la même heure, dis-je tout haut en riant à mes deux champions, cela est un peu trop fort aussi ! Daignez, messieurs, prendre l'heure de ma commodité maintenant, c'est à moi à vous la prescrire. — Le badinage est superflu, s'écrie le premier champion ; il faut me satisfaire sur l'heure ! — C'est sur l'heure même qu'il faut me rendre raison, repart le second champion.

J'étais bien tenté de sonner mes gens, et de faire chasser mes deux spadassins, et peut-être l'aurai-je fait s'il n'eût entré un troisième personnage qui rendit les deux premiers très confus. C'était le père d'Amélie. Que vois-je, dit-il ? Berville et Vertpré ici, armés ! dans quel dessein ?

Les étourdis se sauvèrent soudain sans entrer en explication, et le vieillard m'apprit qu'ils étaient, ainsi que les auteurs des deux billets qu'on venait de me remettre, les quatre soupirants de sa fille, qui, désespérés apparemment d'être supplantés par moi, avaient formé la partie de m'effrayer et de me jouer. Le dépit me saisit à cette nouvelle, et je me promis d'étriller si bien, à la première occasion, l'un de ces quatre mauvais plaisants, que les trois autres n'aient pas envie de s'exposer au même sort. Le hasard m'en offrit la possibilité dès le même soir. En revenant de chez ma prétendue, je rencontrai le premier jeune homme qui s'était présenté chez moi : je le traînai malgré lui dans une petite rue isolée ; je dis malgré lui, car je m'aperçus que le drôle tremblait. Il n'avait pas là ses trois camarades, qui sans doute devaient se réunir à lui le matin ; si j'avais eu l'imprudence de le suivre, et fondre sur moi tous ensemble. Je mis donc l'épée à la main ; j'eus le malheur d'étendre à mes pieds mon adversaire baigné dans son sang. M'étant baissé pour secourir cet infortuné, victime de son imprudence, je m'apercus qu'il était mort, et ne songeai qu'à me sauver. Quelle étourderie à mon âge me compromettre avec un enfant, et le tuer ! triste suite des passions... Je me sauvai donc, et, rentrant soudain chez moi, je pris ce que j'avais de plus précieux ; j'écrivis ensuite tous les détails de ce malheur au père d'Amélie, que je priai de gérer mes affaires, et je fus me retirer, sous un autre nom, dans une campagne éloignée. J'étais désolé de ce que cet incident reculait mon mariage. Enfin le temps, qui fait tout, ayant terminé cette affaire à mon avantage, je reparus, et vis avec satisfaction que mon futur beau-père avait eu le plus grand soin de mon commerce pendant mon absence. J'épousai Amélie, et je fus assez heureux, excepté du côté de son frère, qui ne put jamais me pardonner de l'avoir privé d'un ami, d'un compagnon de ses plaisirs et de ses désordres. Mon beau-père mourut, son fils aîné prit son magasin, et se fixa enfin par un mariage assez bien assorti. Je fus longtemps sans avoir d'enfants. Amélie m'en donna par la suite cinq, dont Henriette est l'aînée. Tout allait assez bien, jusqu'au moment où une maladie grave me conduisit pour la seconde fois aux portes du tombeau. Mon épouse, malade, de son côté, ne pouvant me remplacer dans les soins de ma maison, nous donnâmes, tout moribonds que nous étions, notre procuration à son frère, qui se chargea de faire aller notre magasin avec le sien. Mon épouse mourut, ce qui prolongea mes regrets et ma maladie. À la fin, je me rétablis, mais pour apprendre l'événement le plus funeste. Mon coupable beau-frère venait de faire une banqueroute frauduleuse : il m'avait tout emporté, et ne me laissait rien que les hardes que j'avais sur le corps. Que faire ? j'étais très âgé, infirme, père de cinq enfants en bas âge, et ruiné... Berthier, mon ami depuis mon séjour à Paris, eut l'humanité de me retirer chez lui, où je tombai encore malade. Ce fut pendant cette dernière indisposition, qu'en examinant par hasard mes papiers, il y trouva une note écrite de ma main, qui rappelait le service que j'avais eu le bonheur de vous rendre autrefois, vertueux Palamène, et qu'il eut l'indiscrétion de vous en écrire à mon insu. Vous vîntes soudain à mon secours, et maintenant, heureux et tranquille dans l'asile hospitalier que vous avez bien voulu me donner, je ne me rappelle mes malheurs passés que comme un songe, comme le nautonnier se souvient d'un orage auquel il a eu le bonheur d'échapper... Je n'ai plus qu'un vœu à former, bon et respectable ami ; c'est celui de voir mes enfants heureux, surtout de voir mon Henriette établie ; car, pour les autres, je ne serai plus lorsqu'ils deviendront hommes. Mon Henriette ! toi dont les soins consolateurs, dont les vertus filiales ont si bien su adoucir mes maux depuis la mort de ta mère et la fuite de ton oncle ! oh ! viens que je te bénisse, et que le bonheur marque désormais tous les instants de ta vie ! Tu n'as plus, après ton père, que cet ami généreux, que ces enfants compatissants qui partagent les vertus de l'auteur de leurs jours ! Henriette fixe toujours sur toi leur vigilante, leur constante amitié, par tes vertus douces et par une reconnaissance éternelle. C'est le juste retour que l'on doit aux bienfaits, qui les rend légitimes ; et, sans la reconnaissance, la tendre amitié, la douce générosité n'habiteraient bientôt plus la terre !»

Ainsi parla M. Delacour ; et les enfants de Palamène furent presque fâchés de voir son récit sitôt terminé. Il avait été long cependant, il les avait occupés pendant plusieurs soirées ; mais tel est le propre des histoires intéressantes, que, quelque étendue qu'elles soient, elles paraissent toujours trop courtes, et laissent à désirer à celui qui les écoute ou les lit avec attention et plaisir. Heureux le livre qu'on trouve trop court ! Heureux l'auteur qui, loin de fatiguer ses lecteurs, par des redondances ou des détails oiseux, leur fait dire à la fin de son livre : C'est bien dommage qu'il n'y ait pas un volume de plus !

C'est le sort que j'envie, à tort peut-être ; mais quelle que soit l'opinion qu'on portera de cet ouvrage, je serai assez récompensé de l'avoir entrepris, si les pères de famille me savent gré de mes intentions, de ma marche et, de la moralité que j'ai cherché à répandre dans chacune des historiettes, qui le composent. L'estime des gens probes et délicats est vraiment la récompense des gens de lettres. C'est la seule que j'ambitionne et que je chercherai toujours à mériter dans mes productions.

Mais j'entends déjà le censeur, à l'œil louche et cynique, me reprocher que je parle de moi, que j'occupe mes lecteurs de moi, comme si je ne devais jamais leur faire connaître mes principes et la seule ambition qui m'anime ! Qu'il se rassure, ce censeur austère ; je vais m'éclipser encore une fois sous le manteau de l'historien, et je passe, sans autre réflexion, aux détails des autres soirées de mon intéressante famille.


QUARANTE ET UNIÈME SOIRÉE.

LA RIGUEUR.


La Masure du meunier.

Ce jour était consacré au repos ; Palamène réunit donc ses enfants dès le matin, et leur dit : Mes amis, j'ai donné ordre à Marcelle de nous préparer des viandes froides, que nous emporterons aujourd'hui pour aller dîner sur l'herbe. Nous traverserons la forêt des Six-Routes, et nous irons dîner dans la grande plaine des Trois-Moulins, sous les saules qui bordent le ruisseau du Moulinot. Nous partirons de bonne heure ; ainsi soyez tous prêts.

Comme cette nouvelle est agréable pour nos jeunes gens : Adèle et Henriette montent soudain chez elles pour songer à la toilette. Elles veulent plaire maintenant, et sans doute il leur est permis d'avoir un peu de coquetterie. Armand et Jules vont bientôt les retrouver ; et comme ils sont galants, ils font à ces jeunes personnes des compliments très flatteurs sur leur coiffure, sur leur mise, sur leur goût en un mot. Adèle et Henriette rougissent ; Jules et Armand s'asseyent, assistent à leur toilette, les aident même à fixer quelques fleurs dans leurs cheveux ; c'est une véritable scène de boudoir. Pour Léon, il est occupé à faire une chanson sur les plaisirs de la campagne et les amusements champêtres. Il l'a mise sur un air connu cette chanson qu'il trouve excellente, et il se propose bien de prier la belle Henriette de la chanter lorsqu'on en sera au dessert du dîner qu'on va faire sur l'herbe. Léon est dans le feu de la composition ; il frappe des mains, il se promène, il parle à haute voix, il gesticule ; c'est, en un mot, un auteur dans toutes les règles. Palamène, qui voit tout et sait tout, se plaît à voir s'exercer le génie de l'un, tandis que les autres paient à la beauté, aux grâces, le juste tribut d'admiration qu'elles méritent. Il en est enchanté, Palamène, et il est heureux d'être père !

Quand la chanson est faite, quand les toilettes sont terminées, quand tout le monde est prêt, Marcelle met dans un panier, sur l'âne, les petites provisions nécessaires ; puis elle monte sur le baudet, et l'on se met en route.

Comme elle est intéressante cette petite caravane ! Palamène et son ami Delacour ouvrent la marche ; les deux vieillards, appuyés sur leur canne, causent d'objets sérieux, tandis qu'Henriette, donnant le bras au timide Armand, répond ingénument aux questions qu'il lui fait sur l'amour et sur l'état de son cœur. À côté d'eux, Adèle fait a guerre à Jules, son cavalier, de ce qu'il a fait ses boucles et son toupet trop haut, ce qui lui donne un air d'écolier. Léon est détaché de la compagnie ; il rêve à sa chanson ; il n'est pas content d'un vers ; et cherche à le refaire, pour donner plus de perfection à ce petit poème, qui doit être chanté par une jolie bouche. Enfin, pour ajouter au pittoresque du tableau, la bonne Marcelle, assise ou plutôt accroupie sur son indocile monture, cherche à s'éloigner des petits sentiers qui bordent les fossés, où elle craint de tomber ; et pour garder son équilibre, elle suit, de la tête et des épaules, tous les mouvements de la rétive bête.

C'est ainsi, que nos amis traversent la forêt des Six-Routes, et se trouvent, après trois quarts d'heure de marche, dans la belle plaine qui va leur offrir une table frugale, un abri verdoyant et une eau limpide. Il est cependant du trop bonne heure pour dîner. On propose, tandis que les papas sont assis à l'ombre ; un petit jeu où tout le monde puisse s'amuser. Jouons au secrétaire, dit Léon, on donnera des gages, et nos demoiselles seront obligées de nous chanter de petites chansons. Va pour secrétaire, dit Armand ; mais comment cela se joue-t-il ? — Tu vas le savoir, dit Léon ; j'ai justement sur moi du papier et mon crayon.

Voilà Léon qui coupe une foule de petits papiers, et qui commence à écrire. Chacun attend avec impatience le résultat de son opération : il est prêt enfin. Léon lit à haute voix un de ces petits papiers :

Cléon est bon, généreux, sensible, ami de l'ordre, de la justice et de la humanité. Il ne fait rien sans motif, et n'entreprend rien sans être sûr de reussir. Il est chéri de tout le monde, et ses bienfaits seront à jamais gravés dans tous les cœurs.

À présent, mes amis, il faut me dire quelle est la personne que j'ai voulu dépeindre sous le nom de Cléon.

ARMAND.
C'est M. de Verseuil, le seigneur du château.

LÉON.
Non : un gage. (Armand donne un gage.)

ADÈLE.
Ce Cléon-là, c'est papa.

LÉON.
Tu l'as deviné, toi. Oui, c'est papa : le portrait est-il ressemblant ?

TOUS LES ENFANTS.
Oui, oui !

LÉON.
C'est papa, maintenant, qui doit faire le secrétaire.

Palamène, qui a la bonté de se prêter aux plaisirs de sa jeune famille, prend le crayon, écrit sur un petit papier, et lit ensuite :

Damon est né sensible et bon, son cœur est excellent, son esprit assez droit ; mais on le croit un peu sévère sur les défauts d'autrui ; il passe difficilement aux autres leurs faiblesses, et voudrait qu'on ne lui en imputât jamais. Il a quelquefois un peu de vanité, et son ambition, peu réfléchie ne calcule ni les convenances ni les lieux, ni les temps. Du reste, c'est un garçon que j'aime de tout mon cœur.

Quel est celui-là ?

ADÈLE.
N'est-ce pas Julien, le fils de notre voisin ?

PALAMÈNE.
Non : un gage. (Adèle donne un gage.)

JULES.
C'est Léon.

PALAMÈNE.
Un gage, mon ami. (Jules donne aussi un gage.)

ARMAND.
C'est donc Jules ?

PALAMÈNE.
Ce n'est point Jules. (Nouveau gage d'Armand.)

LÉON.
C'est plutôt Armand lui-même.

PALAMÈNE.
T'y voilà.

Armand rougit des légers reproches qu'on lui fait. Il prend à son tour un petit papier, écrit et lit :

Céphise est belle sans vouloir le paraître. Ses yeux sont tendres et spirituels ; sa bouche ne s'ouvre que pour dire des choses agréables. Son cœur, formé par la vertu même, a la candeur, l'innocence de la nature, et son âme est pure comme le cristal de cette eau limpide. Peut-être Céphise est-elle insensible aux vœux de tous les mortels : il est temps néanmoins que son cœur lui parle, et qu'il s'attendrisse en faveur de celui qui réprime journellement avec peine le désir de lui dire : Je vous aime ! Céphise entend peut-être ses soupirs ; mais Céphise n'y répond point.

Quelle est Céphise, mes amis ?

HENRIETTE.
Faut-il le demander ? c'est mon aimable Adèle.

Ah ! un gage, un gage, s'écrient à la fois tous les enfants.

(Henriette baisse les yeux, rougit et donne un gage, que sans doute elle s'attendait avec plaisir à perdre.)

PALAMÈNE.
Je dis, moi, que c'est la charmante Henriette.

Henriette devient secrétaire, et fait le portrait de son père, qui est deviné par Jules. Jules fait le portrait, un peu piquant, de Léon, qui est deviné par Armand ; et Léon désigne à son tour, avec les détails les plus flatteurs, sa sœur Adèle, qui est reconnue par Jules. Ce jeu se prolongé assez longtemps pour que chacun donne des gages, dont on fait Marcelle dépositaire. Il est question des éloges mérités. Une seule réflexion a cependant troublé un peu le plaisir qu'ont goûté les enfants de Palamène dans celle charmante partie. De la place où ils sont, ils voient le moulin de M. Rolland ; ils en entendent même le bruit, et ils soupirent en pensant que leur frère Benoît y'est renfermé, qu'il ne jouit pas, comme eux, du plaisir d'être avec leur véritable père. Palamène s'est aperçu que leurs regards se sont tournés souvent vers le moulin, et comme il pénètre les divers sentiments qui les agitent, il jouit de leur bon cœur et de leur tendre sollicitude.

Puisque je parle de Benoît, et que d'ailleurs mes convives sont occupés à chanter et à rire, je vais ramener mes lecteurs vers cet enfant, que nous avons laissé chez M. Rolland, et prendre mon récit de plus haut pour arriver à l'événement le plus heureux pour lui.

Benoît n'avait rien fait le premier jour de son arrivée chez M. Rolland. Celui-ci lui avait épargné le travail en voyant sa tristesse et ses regrets, mais le lendemain matin, M. Rolland, qui, la veille, lui avait paru indulgent et bon, lui fit voir un visage sévère, et lui prescrivit un ordre de travail pour toutes les heures de la journée. Benoît frémit ; il pria cet homme peu traitable de lui laisser au moins quelques heures de récréations, et pleura. M. Rolland lui tourna le dos eu lui disant : Vous n'êtes pas ici chez votre père, et si vous me résistez, je saurai vous punir !...

Benoît sentit qu'il était chez un étranger, et soupira ; mais son petit caractère âpre et dur, reprenant souvent le dessus, lui fit faire tant de fautes au bout de quelques jours, que M. Rolland lui promit de le punir sévèrement. Vous ne me connaissez pas, lui dit-il ; vous ne savez pas comment je corrige les mauvaises têtes. Tenez-vous prêt à me suivre demain matin : je vous mènerai dans un lieu où d'autres petits mauvais sujets comme vous sont devenus meilleurs.

Quel était cet endroit dont parlait M. Rolland ? Jusqu'à ce jour, Benoît, qui, à la vérité, n'avait jamais eu la permission de sortir de la salle où il travaillait, ne connaissait, du logement de M. Rolland, que cette salle et son moulin : Benoît voyait bien, à travers les croisées, un petit corps de bâtiment éloigné, très bas et fort long, fait en forme de chaumière ; Benoît savait que ce bâtiment appartenait à M. Rolland ; mais en même temps il savait que M. Rolland y pénétrait seul avec son garçon meunier : ce garçon meunier était un homme d'une figure dure et rébarbative, qui jamais ne disait un mot à Benoît, et, pour ajouter à sa terreur, Benoît entendait souvent sortir de ce bâtiment des cris confus, plaintifs et tumultueux, dont il ignorait le motif. C'était sans doute de ce mystérieux bâtiment que M. Rolland avait voulu lui parler... Benoît passa une nuit cruelle ; et le lendemain matin, son sévère instituteur vint le prendre par la main, et lui dit seulement de l'accompagner. Benoît le suit en tremblant, et sort, pour la première fois, dans la campagne avec lui. Il frémit quand il voit son guide diriger ses pas vers le fatal édifice, qu'un secret pressentiment lui dit être plus triste que l'enfer. M. Rolland ouvre une porte, et la referme soigneusment. Soudain des cris confus d'une foule d'enfants viennent frapper l'oreille attentive du timide Benoît. M. Rolland lui fait lire sur une porte intérieure : Salle de jeûne des enfants rétifs.

C'est ici, lui dit M. Rolland, que je renferme ceux de mes élèves qui me répondent et me résistent. Ils y sont condamnés, pour un certain nombre de jours, au pain et à l'eau.

M. Rolland ouvre la porte ; et Benoît voit, dans une salle absolument nue, trois ou quatre jeunes enfants vêtus tous d'une robe bleue, pâles et maigres, se disputant un pain noir et une cruche d'eau qui sont déposés sur une pierre au milieu d'eux. L'aspect de M. Rolland les porte tous à se cacher dans un coin.

Une autre porte frappe les regards de Benoît. On lit au dessus cette inscription : Salle de pénitence des fainéants et des gourmands.

Celle porte s'ouvre, et Benoît reste saisi en voyant de jeunes garçons vêtus d'une blouse grise, obligés de transporter et de jeter dans une espèce de puits des pierres énormes sous lesquelles ils paraissent succomber. Ceux-ci, dit M. Rolland, ont chacun cent, cent cinquante ou deux cents pierres, par jour, suivant la gravité du vice pour lequel je les punis, à jeter dans cette fosse, dont on rapporte continuellement les décombres dans cette salle : s'ils ne font pas la tâche qui leur est imposée, vous allez voir comment je sais leur en donner une autre plus pénible. Lisez ce qui est écrit sur cette porte qui mène à un séjour plus redoutable : Salle de correction des jaloux, des envieux, des orgueilleux et des méchants.

L'aspect de cette salle achève d'abattre le pauvre Benoît : on y voit de jeunes enfants assis et garottés dans des espèces de chaises ferrées qui leur tiennent le cou, les bras et les jambes. Leurs épaules seulement sont découvertes ; et d'heure en heure, le garçon meunier vient appliquer à chacun, d'eux un, trois ou quatre coups de nerf de bœuf, suivant leur délit. Ceux-ci, dit M., Rolland, ne restent quelquefois qu'un jour ou deux dans cette salle, en voilà pourtant un qui est si méchant, que je l'y ai laissé depuis quatre jours, et je crains bien qu'il n'y reste encore longtemps. C'est un petit caractère indomptable, jamais il n'a tort ; il faisait le tourment de son vieux père et de son jeune frère ; j'espère qu'il sera meilleur quand il rentrera dans la maison paternelle. Est-ce là tout, dit en tremblant le pauvre Benoit ? — Non, certes ; j'ai là un souterrain où je plonge, où je livre à des tourments continuels, les enfants qui ont des dispositions pour le jeu, pour le vol, pour ces vices honteux qui, par la suite, peuvent déshonorer leur famille. Il est inutile que je vous les montre : le genre de leur punition vous ferait peur sans vous être utile ; car, Dieu merci, vous n'avez point les défauts monstrueux qu'ils expient. Je me contenterai de vous laisser dans la première salle où sont les enfants rétifs et indociles : vous y resterez trois jours, mon cher ami ; et vous y endosserez le sarreu bleu, comme les autres. Benoît pleure, crie, se jette aux pieds de M. Rolland ; rien ne peut attendrir cet homme si doux d'abord, et qui était devenu farouche et inexorable. Voilà comme ils sont tous, s'écrie cet homme sévère ! ils ne peuvent se tenir chez leurs parents où ils sont choyés, caressés et même gâtés ; puis, quand ils sont ici, ils intercèdent, ils exigent qu'on leur pardonne : point de ménagements avec les enfants que leur père à été forcé de rejeter loin de lui ; il faut qu'ils m'obéissent ou qu'ils soient punis.

Benoît promet qu'il sera docile et laborieux. On ne l'écoute point. Toutes les portes se ferment, et Benoît est abandonné dans la salle des enfants rétifs aux mains du garçon meunier, qui le déshabille malgré sa résistance, et lui met la fatale robe bleue. Son bourreau disparaît à son tour ; il ne voit plus que les tristes compagnons de son infortune.

Benoît pleure, crie, appelle à son secours son père, ses frères, qui ne peuvent l'entendre, les autres enfants cherchent à le consoler ; ils lui présentent leur cruche et leur pain noir. Benoît refuse tout ; il jure qu'il se laissera plutôt mourir de faim. Mais, comme il remplit la salle de ses gémissements, les autres l'avertissent de se taire, s'il ne veut voir revenir le terrible garçon meunier. Aussitôt, lui disent-ils, qu'il nous entend crier ou jouer, il entre, et le misérable nous maltraite avec un fouet qu'il tient toujours à sa main. — Mais ce sont donc des bourreaux ? — De véritables bourreaux ! Aussi, pourquoi avons-nous encouru la disgrâce de notre père ? nous y étions si bien ! Ah ! s'il nous était possible d'y rentrer, comme nous serions doux, modestes et dociles ! — Est-ce que vous ne pouvez pas vous sauver d'ici ? — Ah ! bien oui ! regardez donc ces grilles à ces croisées élevées ; ces portes sont-elles fortes et ferrées, hen ?...

Benoît voit en effet qu'il est impossible de fuir cette étroite prison, et ses cris redoublent. La prison s'ouvre, grand Dieu ! c'est le terrible flagelleur ; il est armé d'un énorme fouet, qui, dans sa main, semble être la massue d'Hercule. Qu'ai-je entendu ? s'écrie-t-il d'une voix terrible... — Rien.

Et tout le monde se tait.

Le garçon meunier se retire ; Benoît sent, comme les autres, que tout éclat est imprudent ; il se borne à examiner la salle, et à voir s'il ne pourrait pas s'évader. Il est ingénieux, adroit et entreprenant, Benoît !... Il remarque qu'autrefois il y avait dans cette salle une cheminée qui a été démolie ; mais au plancher, en haut, l'ouverture du tuyau n'a été bouchée seulement qu'avec des plâtres. Il s'agit de démolir cette espèce de cloison et d'y faire une ouverture ; mais comment faire ? il n'y a là ni bancs, ni échelle, ni marteau. Benoît trouve un expédient unique, qui est approuvé par ses camarades d'infortune. Ils sont six en tout : trois se pelotonnent, deux autres montent sur leurs dos ; et Benoît, perché sur les épaules de ces derniers, parvient, au moyen d'une pierre avec laquelle il frappe, à faire un trou dans cette cloison de plâtres. Ensuite, pour éviter le bruit, qui pourrait faire venir le barbare surveillant, il fait tant avec ses mains et ses ongles, que l'ouverture devient assez large pour qu'un enfant puisse y passer.

Mais il s'élève un différend qu'on n'avait pas prévu. Qui se sauvera le premier, le second, le troisième ? Et les deux derniers, comment feront-ils ? ils n'auront plus là les épaules de leurs camarades ! Cet embarras est sur le point de les conduire à des disputes, à des coups même. Ils vont renoncer à leur entreprise ; mais s'ils restent, ils sont perdus ! on s'apercevra des trous qu'ils ont faits ; on soupçonnera leur projet de fuite, et il n'y a pas de doute qu'on les fera tous passer dans la dernière salle de correction. Benoît, pour ne pas perdre tout à fait le fruit de cette tentative, propose un moyen d'arrangement : Quatre de nous seulement peuvent se sauver, dit-il à ses camarades, tirons-les au doigt mouillé ; quand le sort aura décidé, les deux derniers n'auront pas à se plaindre.

Ce qui est dit est fait ; mais, ô malheur ! les quatre sortants sont tirés, et Benoît se trouve avec un autre au nombre des deux derniers qui restent. Benoît est né bien malheureux ! Il est prêt à se fâcher ; il se plaint de ce qu'il est obligé, lui et son camarade de malheur, de payer pour les autres. Mais c'est lui qui a proposé l'expédient ; il a mauvaise grâce de s'en plaindre, et il est forcé de prendre son parti en gémissant : car il ne doute pas qu'aussitôt après cette équipée, il n'aille s'asseoir dans ces vilaines chaises ferrées où il vient de voir de pauvres victimes de son âge !... Le voilà donc qui s'accroupit, et prête son dos en sanglotant. Un des fugitifs leur crie qu'il est déjà dans un petit grenier dont une lucarne ouverte lui donne la facilité de se glisser dans la campagne. Le premier disparaît.

Un second s'échappe de même en disant adieu à ses camarades. Un troisième s'envole de la même manière, et ce sont autant de coups de poignard pour le pauvre Benoît. Enfin, il se redresse avec son compagnon d'infortune ; et le quatrième, qui est destiné à recouvrer sa liberté, monte sur leurs épaules, s'accroche à l'ouverture du tuyau de la cheminée, disparaît à son tour, et leur souhaite le bonsoir.

Quand ces quatre enfants sont partis, les deux qui restent se regardent et se mettent à pleurer. Benoît, toujours inventif, propose un projet à son malheureux collègue. Nos amis, lui dit-il, se sont tous sauvés sans regarder dans le grenier s'ils n'y trouveraient pas une échelle, une corde, quelque facilité pour nous faire échapper ; ce sont des égoïstes !... Tiens, laisse-moi y monter sur tes épaules, je te jure, foi d'honnête homme, que je redescendrai si je ne trouve pas les moyens de te sauver.

L'autre ne veut pas y consentir ; Benoît propose encore le doigt mouillé, qui est accepté, et pour cette fois le sort favorise Benoît. Le voilà donc qui, plein de joie, mais en même temps bien décidé à tenir sa promesse, se guinde sur l'épaule de son camarade, et parvient à son tour à l'ouverture du trou. Il est déjà dans le grenier ; mais, ô regrets ! point d'échelle, rien ! Benoît sent ses genoux fléchir sous lui, il regarde à travers la lucarne qui a vu partir ses camarades, et remarque en effet que rien n'est plus aisé que de descendre dans la campagne ; mais il a promis de partager le sort de l'infortuné qui est resté en bas : cet infortuné tremble de rester seul ; il lui crie : Descends, descends ; veux-tu bien descendre ?... Benoît est mûri : déjà par le malheur, son caractère s'est plus formé en huit jours qu'il ne l'avait été en huit ans chez son père. Il se décidé à sacrifier sa sûreté, sa liberté, sa vie même, à la délicatesse, à l'honneur. Il soupire en voyant l'oiseau voltiger librement dans les airs ; puis, s'arrachant enfin à l'espoir séduisant de devenir libre, il revient au trou, y passe une jambe lentement, puis l'autre jambe ; puis s'asseyant un moment sur le plancher, il va sauter jusqu'en bas ; mais un monceau de paille qu'il n'avait pas remarqué derrière une porte, attire son attention ; il y court, et reste frappé d'une surprise bien agréable, en voyant dessous un cordage ployé en rond. Tiens, tiens, crie-t-il à son camarade, tu es sauvé et moi aussi.

Benoît arrête un bout du cordage, lui jette l'autre bout ; mais soudain il entend ouvrir la porte d'en-bas ; c'est sûrement le terrible Rolland ou son garçon ; Benoît abandonne son ami, ne pouvant faire autrement. Il court à la lucarne, monte sur le toit, et trouve aisément le moyen de descendre dans la plaine, où il se sauve à toutes jambes. Ce n'est pas ma faute, se dit-il en courant toujours sans oser regarder derrière lui ; j'ai fait ce que j'ai pu pour lui rendre la liberté, je n'ai rien à me reprocher.

Cependant il est tellement haletant, tellement fatigué, que la crainte d'être poursuivi cède bientôt à la nécessité qu'il éprouve de se reposer un moment. Il s'arrête, regarde derrière lui, ne voit personne, et prend courage... Mais où ira-t-il, Benoît ? où portera-t-il ses pas ? chez son père, il ne peut balancer ; oui ? il ira se jeter aux genoux de ce vieillard sévère, mais bon et généreux ; il lui fera le portrait du barbare chez qui il l'avait placé, sans connaître sans doute toute sa cruauté ; il lui donnera une idée de ses prisons que son père ne connaît sûrement pas ; il lui dira enfin : Mon père, vous avez été séduit par la feinte douceur de M. Rolland, c'est un monstre, c'est le bourreau des enfants ! Il les martyrise, et croit les corriger, en voulant réprimer la paresse par la paresse elle-même, en leur faisant subir des traitements qui nuisent à leur santé, et ne font souvent qu'aigrir un caractère âpre, au lieu de l'adoucir. Son père lui dira : Je ne savais pas cela ! Rolland ne m'a pas dit qu'il avait des prisons, qu'il tourmentait ainsi les pauvres enfants qu'on lui confiait ; et son père lui pardonnera, l'embrassera, le recevra chez lui, où il se promet bien de se conserver par sa douceur et sa docilité.

C'est ainsi que raisonne Benoît, et il faut convenir qu'il ne manque point de jugement. Il aime bien son père au fond, puisqu'il l'estime assez pour croire qu'il ne l'aurait point livré aux soins de M. Rolland, s'il eût connu la cruauté et les cachots de cet homme inhumaine. Benoît sait que son père a voulu le punir, et non sacrifier sa jeunesse ni sa santé. Il est plein de confiance en son père, et, d'ailleurs, si son père le bannit une troisième fois de sa maison, Benoît ira plutôt demander son pain de porte en porte que de retourner dans l'étroite prison dont il a eu le bonheur de se sauver si à propos.

Tandis que Benoît réfléchit en courant, il aperçoit dans une vaste plaine, au bord d'un ruisseau qu'ombragent, des saules antiques, une société assise sur l'herbe, et qui paraît y faire un repas champêtre. Il entend même chanter une voix inconnue, mais qui lui paraît belle. Benoit meurt de faim et de fatigue ; il faut qu'il se repose, et il préfère s'asseoir à côté de plusieurs personnes à qui il racontera ses malheurs, et qui le prorégeront si le barbare Rolland ou son complice viennent à l'atteindre. Voilà donc Benoît qui, sans réfléchir qu'il est nu, vêtu seulement d'une blouse de prisonnier, va tout droit vers les personnes assises qu'il aperçoit de loin sans pouvoir les distinguer. De leur côté, ces personnes restent fort étonnées de voir un jeune enfant courir à elles, et cette visite imprévue suspend un moment la gaieté et les chants qui les animent... Benoît s'approche, distingue les objets, et s'écrie, en tremblant d'effroi : Ciel ! mon père et mes frères !...

Benoît ! s'écrie à son tour Palamène ; car c'était lui et sa société. Benoît ! répètent ensemble Adèle, Armand, Jules et Léon.

Benoît se précipite aux genoux du veillard, qu'il inonde de ses larmes ! Quoi ! vous voilà, monsieur, lui dit Palamène ! que signifié ce vêtement ?... Benoît lui raconte en sanglotant ce qui lui est arrivé, et la manière dont il s'est sauvé de la salle de correction où le méchant Rolland l'avait enfermé. Chacun s'attendrit, chacun s'apitoye sur son sort, et les larmes coulent de tous les yeux ! Vous ignoriez sûrement, mon père, continue Benoît, que cet homme eût des prisons, des nerfs de bœuf, des tortures !... (Palamène ne répond point.) Oh ! pardonnez-moi ; recevez-moi au nombre de vos enfants, je vous jure que je suis corrigé, mais corrigé pour la vie !...

Palamène se tait ; Armand, Adèle, Jules, Léon et la sensible Henriette courent à lui, le pressent dans leurs bras, en l'implorant pour Benoît. Le vieux Delacour joint ses instances aux leurs, et le père de famille, ne pouvant plus résister à tant de sollicitations, ouvre ses bras paternels au pauvre Benoît, à qui la joie et la reconnaissance font faire des folies, des cris, des sauts extravagants. Benoît ramasse ensuite les miettes, pour ainsi dire, du dîner qu'on vient de manger ; puis notre aimable société s'apercevant que la nuit va presser leur retour, revient tranquillement à la chaumière, où Benoît change bien vite sa robe de prisonnier contre ses propres habits. Le souper fui gai, surtout pour Benoît, qui y fit honneur, et qui fut accablé de caresses par son père, ses frères et par les deux amis.

Avant de se retirer pour se livrer aux douceurs du sommeil, Palamène dit à ses enfants : Mes amis, vous m'avez dit, je crois, que pendant mon voyage de Paris vous aviez été pour rendre une visite au jeune Émilion dont Brigitte nous a raconté l'histoire ? Vous ne trouvâtes ni Brigitte ni Émilion ; ils étaient à Paris, où Émilion a retrouvé son père, sa mère, toute sa famille. Eh bien ! cet intéressant jeune homme a appris cette démarche de votre part, qui l'a pénétré de reconnaissanee. Tantôt on a remis ici une lettre, dans laquelle Émillon et Brigitte me promettent de venir nous voir sous deux ou trois jours, et de nous raconter la suite de leurs aventures. Cela pique votre curiosité, je le vois ; je vous assure que je suis aussi curieux que vous de connaître le dénouement de cette singulière histoire. Réprimons notre impatience, et attendons Émilion, qui sans doute tiendra sa parole.

Nos enfants, ravis de cette nouvelle, se retirèrent, et goûtèrent bientôt un repos dont ils avaient tous besoin. Benoît surtout, qui n'avait jamais éprouvé tant de fatigues ni tant de révolutions en un jour.


QUARANTE-DEUXIÈME SOIRÉE.

LA DÉBAUCHE.


Le Mauvais Père.

Voilà donc Benoît rentré en grâce pour la seconde fois, auprès de son père. Il se promet bien de ne plus se mettre dans le cas d'être banni de la maison paternelle ; il a en une trop forte leçon ! Ce méchant Rolland ! quel homme ! Benoît passe toute la matinée à raconter à ses frères les mauvais procédés de ce bourréau des petits enfants : il leur fait une description exacte de ses prisons, de ses salles de correction. Tous frémissent, tous plaignent Benoît d'être tombé entre les mains d'un homme si cruel, tous le félicitent du courage qu'il a eu de briser ses fers. Ils ignorent que tout cela n'était qu'une comédie arrangée entre le père de famille et son ami Rolland. Celui-ci, entendant les plaintes amères que Palamène lui faisait sur son fils Benoît, imagina un moyen plaisant de l'effrayer, de le corriger peut-être. J'ai, dit-il à Palamène, une masure presque ruinée, divisée en trois chambrettes. J'y réunirai plusieurs enfants, tant des miens que de ceux de mes amis. Je leur donnerai des instructions en conséquence, et j'espère qu'ils me seconderont... Dans ce dessein, M. Rolland pendant les premiers moments du séjour de Benoît dans sa maison, avait arrangé sa pièce et ses décorations avec son garçon meunier et sept à huit jeunes garçons des environs. Ces trois salles de pénitence n'étaient qu'un jeu du moment, propre à faire néanmoins la plus grande impression sur le jeune cerveau de Benoît, qui se trouvait enfermé dans la première. Un enfant avait le mot pour lui inspirer l'idée de se sauver, pour lui indiquer même l'ouverture bouchée du tuyau de cheminée. On était sûr que Benoît se sauverait aisement, et même personne ne le guettait et ne songeait à s'opposer à sa fuite. M. Rolland avait prévenu Palamène du jour où il commencerait sa pièce comique, et ce n'était que dans l'espoir de voir arriver vers lui le fugitif Benoît, que Palamène avait engagé la partie du dîner champêtre sur l'herbe de la prairie qui conduisait au moulin. Tout avait réussi au gré de ses souhaits. Palamène avait vu revenir son fils soumis, craintif et repentant ; il était tranquille. Palamène ne craignait pas que Benoît, par un coup de tête, s'enfuit du moulin de M. Rolland pour aller ailleurs que chez son père : il connaissait trop le cœur de ses enfants ; et, quand celui-ci aurait voulu diriger ses pas d'un autre côté que vers la ferme, il n'aurait pas pu aller plus loin ; car le garçon meunier, qui épiait ses démarches, était à cheval derrière le mur de la masure, et tout prèt à courir après l'enfant et à le rattraper s'il l'eût vu prendre une autre route que celle de la prairie. Tout était donc bien combiné pour effrayer, pour corriger le petit bonhomme, et tout avait secondé les vœux du père de famille. Il espère à présent que Benoît est formé par l'expérience et par seize années ; il ne craint plus des vices, mais seulement des vivacités qu'il sait bien qu'on doit pardonner à l'âge.

Benoît raconte donc ses malheurs à ses frères, qui, à leur tour, lui rapportent toutes les aventures de M. Delacour, dont Benoît n'a pu entendre que le commencement. Ainsi se passé cette journée, en effusions, en caresses et en confidences réciproques. Le soir, on se réunit sur la terrasse, sans avoir de but bien décidé, mais dans l'espoir que Palamène ou son ami feront les frais de la conversation et des plaisirs. À peine y est-on rassemblé, qu'on entend frapper rudement à la porte de la rue. Étonné d'une visite faite si tard, et qui s'annonce d'une manière si brusque, Palamène ordonne à Armand d'accompagner Marcelle, qui va ouvrir. Armand est bien surpris, et Benoît est atterré quand on annonce M. Rolland.

M. Rolland ! c'est le diable pour Benoît et pour tous nos enfants. Ils s'imaginent que leur vieux père va chasser cet importun ; et lui reprocher les mauvais traitements dont il a usé envers son fils : point du tout ; M. Rolland est très bien accueilli ; on le fait asseoir : C'est vous, mon ami ? lui dit Palamène ; eh ! bon Dieu, qui vous amène si tard ? Je viens, dit M. Rolland, en lançant un regard sévère à Benoît qui frémit ; je viens vous demander mon élève, qui s'est sauvé hier de chez moi, en y causant le plus grand désordre. — Bon ! — Sans doute. Il ne se contente pas de crever mon plancher, de fuir comme un petit voleur, il entraîne encore, dans son insubordination, d'autres élèves que je punissais de quelques torts, et qui m'avaient été confiés par des parents auxquels je ne puis plus les représenter. Voilà ce qu'il a fait ! mérite-t-il à présent l'indulgence d'un père et son amitié ?

Il se fait un grand silence : chacun attend, en tremblant, la réponse du père de famille, qui semble hésiter et la chercher. À la fin, Palamène s'exprime ainsi : Je suis fâché, mon ami, que Benoît ne se soit pas borné à fuir seul ; je suis désolé de voir qu'il a troublé l'ordre de votre maison et dérangé vos autres élèves : il aurait dû, sans doute, attendre mes ordres, et chercher à vous adoucir, plutôt qu'à redoubler votre sévérité ; mais je lui ai pardonné, et je ne suis pas habitué, lorsque j'ai donné ma parole, à la retirer à tout moment. — Est-ce que vous ne me le rendez pas ? — D'abord, je ne crois pas qu'il soit bien décidé à vous suivre, l'aspect de vos prisons l'a trop effrayé ; en second lieu, je lui ai promis de le garder chez moi, à condition qu'il tiendra, lui, de son côté, la promesse qu'il m'a faite aussi d'adoucir l'âpreté de son caractère et de me donner plus de satisfaction. — Voilà comme sont les pères ! ils gâtent la jeunesse ; et les étrangers à qui ils les confient n'en peuvent plus rien faire. — Mon ami, vous vous trompez ; je ne gâte point mes enfants, je les corrige, mais toujours en père : je ne puis oublier ce titre sacré, qui m'ordonne plus d'indulgence, plus de patience qu'on ne peut en exiger d'un étranger. Si mon fils se repent de bonne foi, s'il se propose bien de répondre à ma tendresse par la douceur, les soins, la complaisance, pourquoi voulez-vous que je me plaise à appesantir sur lui la verge de fer dont vous aviez commencé déjà à faire usage ? Mon ami, attendons tout de la jeunesse : elle est volage, mais elle peut se corriger. Ah ! il faudrait que mon enfant eût un bien mauvais cœur pour ne pas sentir le degré d'affection que j'ai pour lui ! M. Rolland, jamais je ne serai le tyran de ma jeune famille ; je ne veux être que son ami. — Vraiment, si j'avais eu un père comme vous, je serais plus heureux et moins aigri par le malheur. — Votre père ne vous a pas témoigné la tendresse que je porte à mes enfants ? — Il s'en faut de beaucoup ; et, sans un respectable ecclésiastique à qui je dois tout, je serais mort, mort à présent ! — Est-il possible ? de grâce, racontez-nous donc l'histoire de votre vie ; elle ne peut qu'intéresser tout le monde ici. — Je le veux bien, mon ami ; mais, avant tout, j'exige que vous me rendiez Benoît. — N'y comptez point, mon ami : je le garderai ainsi que je le lui ai promis. Seulement, ce que je puis vous accorder, c'est de vous le renvoyer s'il se met encore dans le cas d'être banni de ma présence ; mais j'espère que cela n'arrivera pas de longtemps. Ainsi, laissez-le-moi, et daignez nous faire le récit de vos aventures qui doit être intéressant, si j'en juge d'après quelques légers détails que vous m'en avez souvent confiés.

M. Rolland murmura encore sur ce qu'il appelait la faiblesse de Palamène pour son fils Benoît, puis enfin il se décida à satisfaire la curiosité de son ami, en faisant le récit suivant, qui fut écouté avec la plus grande attention, surtout par Benoît, qui était plus calme et plus rassuré.

«Mon père était négociant en blés dans une petite ville sise à quatre lieues de Paris, et qu'on appelle Saint-Germain-en-Laie. Mon père avait épousé ma mère par inclination, sans dot ; mais le goût passager qui l'avait engagé dans cet hymen n'avait pas duré longtemps : il s'était bientôt détaché de cette épouse vertueuse, modeste, et l'acçablait même des plus mauvais traitements. Mon père, néanmoins, se dédommageait de l'ennui qu'il éprouvait dans son ménage, par des amours cachés, si toutefois on peut appeler amours ces liens honteux qui unissent des époux, des pères de famille, à des prostituées, dont le but, comme le métier, est toujours de brouiller les ménages, de ridiculiser les femmes aux yeux des maris, et de ruiner des familles. Telle était la conduite de mon père : ma mère ne l'ignorait pas ; mais, patiente, douce et timide, elle fermait souvent les yeux, pour ne point avoir de nouvelles, d'éternelles querelles dans sa maison. J'étais le seul fruit de leur hymen ; et, si mon père n'avait point de tendresse pour moi, j'étais le seul objet de celle de ma mère, qui me chérissait au-delà de toute expression. Dès mon extrême enfance j'étais accablé, de la part de mon père, de remontrances inintelligibles pour moi, et souvent il me frappait avec la dernière brutalité. Ma mère lui reprochait souvent ses brusqueries ; et lui, de son côté, soutenait qu'elle me gâtait, et qu'elle ne ferait de moi qu'un très mauvais sujet.

C'est ainsi que je fus élévé jusqu'à l'âge de raison, témoin sans cesse des excès, de la mauvaise conduite de mon père, et des larmes et des tourments de ma malheureuse mère. Un jour, j'avais alors dix-sept à dix-huit ans, je me retirais un peu tard ; il faisait nuit fermée, et je craignais que ma mère ne s'impatientât d'une absence que j'avais employée uniquement à une promenade solitaire. Je rencontre dans une petite rue écartée, et qui conduisait à celle où nous demeurions, une jeune femme pâle, échevelée, qui, courant précipitamment, se jette presque dans mes bras, en s'écriant : Sauvez-moi, secourez-moi, je suis poursuivie !

L'intérêt qu'inspire une femme dans les larmes, et le désir bien naturel d'être utile à une infortunée, m'engagent à saisir le bras de cette femme, en l'assurant que je vais la défendre au péril de ma vie, et que je ne l'abandonnerai que lorsque je l'aurai mise en lieu de sûreté. Elle s'appuie sur moi, et bientôt je vois passer à côté de nous une espèce de militaire qui, l'épée à la main, nous regarde, met son arme dans son fourreau, et s'éloigne en balbutiant ces mots : Malheureuse ! je te retrouverai seule, et je saurai me venger !

L'inconnu s'éloigne ; et celle que j'accompagne, qui avait tremblé à sa vue, me dit : Il est bien affreux d'être ainsi tourmentée pour quelques charmes qui sont au pouvoir d'un autre ! Ah, monsieur ! que ne vous dois-je pas !... C'est ici ma demeure, daignez-y monter un moment, non seulement pour vous reposer, mais encore pour achever votre ouvrage, en restant avec moi un quart d'heure seulement, dans la crainte que ce brutal ne s'y présente et ne m'y persécute encore.

Jeune, sans expérience, fier d'être, à mon âge, le chevalier de la beaute, je monte chez cette femme, qui me paraît assez bien logée : elle se jette sur un canapé, pleure, soupire, et me jure qu'elle est vertueuse, et qu'elle ne s'est point attiré ces persécutions. Elle va m'en raconter les motifs, lorsqu'on frappe à sa porte... Elle se lève : Serait-ce lui, s'écrie-t-elle toute tremblante ; ou plutôt serait-ce mon ami ? Dans tous les cas, ayez, je vous prie, mon cher monsieur, la bonté de passer dans ce petit cabinet : si c'est mon ennemi vous voudrez bien paraître ; mais si c'est mon ami... il est jaloux ! Je craindrais... n'importe, je trouverai bientôt le moyen de vous délivrer.

Cette femme commence à me paraître suspecte : quoi qu'il en soit, je me suis trop avancé pour reculer. J'entre donc dans un cabinet noir, fermé par une porte pleine, où il m'est impossible de rien distinguer ; j'entends bientôt marcher un homme qui se promenait à grands pas d'un air furieux. À peine cet homme a-t-il prononcé ces mots : Tu n'étais pas chez toi, Sophie, il y a une heure, que tout mon corps frissonne : j'ai reconnu la voix de mon père, et soudain je sens mon imprudence.

Sophie lui répond : J'étais allée faire quelques emplettes. — Seule ? — Avec qui veux-tu que je sorte, quand tu n'es pas ici ? — Mais on t'a vue rentrer avec un jeune homme. — On m'a vue ?... Vous avez donc des espions de mes démarches ? — N'importe ; ce jeune homme est ici, il faut que je le trouve, et qu'il paie de sa vie l'outrage qu'il me fait !...

À cette terrible menace, l'effroi me saisit, et, dans l'intention de me blottir par terre quelque part dans ma cachette, je marche çà et là ; j'accroche un vase, je ne sais lequel, qui tombe, se brise et me dévoile. Mon père ouvre soudain le cabinet, en criant : Il est là ! — C'est vrai, lui dis-je tout honteux ; mais écoutez-moi.

Je ne puis vous peindre sa surprise et sa honte quand il me reconnut. Mon fils ici, dit-il à demi voix, et en cachant sa tête dans ses mains ! Votre fils ! répondit Sophie ; quoi ce jeune homme est votre fils ! J'en suis ravie ; j'en suis enchantée ; il est charmant ! — Charmant, madame ! — Oui : il a un cœur excellent : Je lui dois le service le plus signalé. Votre rival celui que j'avais connu avant vous, et que j'ai quitté pour vous donner mon cœur, ce méchant Ferval, me poursuivait l'épée nue, lorsque j'ai eu le bonheur de rencontrer votre fils, qui m'a sauvée de sa fureur et m'a reconduite ici. — Cette fable est très bien trouvée. Si cela était, pourquoi auriez-vous fait cacher cet enfant dans ce cabinet ? — Je vous connais, Rolland vous êtes jaloux, vif, emporté : j'ignorais d'ailleurs que ce fût votre fils. — Ah ! vous l'ignoriez ! je vous l'ai montré cent fois, lui et sa mère, sans qu'il nous vissent. — Je vous jure que je ne l'ai point reconnu. — Cela suffit ; vous allez me connaître tout à l'heure... Pour vous, monsieur, retirez-vous ; rentrez auprès de votre mère et songez que si vous lui dites un mot de cette affaire, vous éprouverez l'effet de mon ressentiment.

Je ne me fais pas répéter l'ordre de ma retraite ; je me sauve à la hâte, et reviens chez ma mère, que je trouve inquiète de mon retard, et à qui je fais un conte, afin de ne point aggraver ses chagrins en lui révélant que je sors de chez la maîtresse de son époux. J'ignore comment mon père s'arrangea depuis avec cette Sophie ; mais dès ce moment il me maltraita davantage, et je vis sa haine redoubler pour moi. Il était bien sûr que j'avais gardé son secret, il ne m'en savait aucun gré. Cet homme dur et vicieux fit même épier mes démarches, dans la crainte que je n'allasse chez Sophie, avec qui il me supposait apparemment de coupables liaisons. Je m'aperçus donc que j'étais suivi partout où j'allais ; et ma mère, qui le remarqua comme moi, m'accabla de questions qui accrurent ma douleur, en me forçant toujours aux mêmes détours.

Quel tableau affreux que celui de notre intérieur ! un homme toujours dur, querelleur et même brutal, qui ne rentrait jamais que pour faire des scènes, et se conduire avec sa femme comme les gens du peuple qui ne savent que battre les leurs ! une épouse timide toujours dans les larmes, toujours meurtrie des coups d'un furieux ; un fils désolé, maltraité lui-même ; et, au milieu de tout cela, une maison dans l'indigence, une fortune détruite ; voilà quelle était notre triste situation !... Hélas ! combien de malheureuses familles peuvent encore se reconnaître à ce triste tableau !

Je ne sais si, malgré la tendresse que j'avais pour ma mère, dont j'étais l'unique consolation, je n'aurais point fait quelque acte de désespoir, lorsqu'un matin, mon père, qui était sorti de bonne heure, entra accompagné d'un gros homme court, coiffé d'une perruque noire, et dont le teint paraissait brûlé par le soleil. Mon père fit déjeuner cet inconnu, et me dit ensuite d'un ton brusque : Remerciez monsieur, il veut bien vous emmener avec lui, et me débarrasser d'un grand fainéant. — Que dites-vous, mon ami ? lui demanda ma mère. — Je dis que j'ai l'obligation à monsieur de me délivrer d'un paresseux qui devrait rougir d'être encore à charge à son père ! Monsieur est capitaine de vaisseau : il part pour les îles, et prend Rolland en qualité de secrétaire : je crois que vous et moi nous devons avoir obligation à ce bon ami. — Qu'entends-je ? continua ma mère. Et monsieur part... ? — Demain, pour Lorient, où il s'embarque. — Mon cher ami, as-tu bien réfléchi ? ce jeune homme, qui ne m'a jamais quittée, qui est d'une faible santé... s'expatrier ainsi !... — Tout est prévu, madame, j'ai donné ma parole, notre traité est fait, signé ; il n'y a plus moyen de se dédire. — Eh quoi ! homme cruel, vous prétendez m'ôter ma seule consolation ! vous voulez m'enlever mon fils ! jamais, non, jamais il ne me quittera. — Je le veux, madame ; ce mot doit vous suffire. — Vous le voulez, dites-vous ? Quelle est cette expression ? à qui s'adresse-t-elle ? à votre esclave ou à votre femme ? Mes droits valent les vôtres, et je veux à mon tour qu'il reste. — Cela ne sera pas, madame. — Cela sera, monsieur.

Ici commence une querelle qui se termine comme les autres, par des brutalités de la part de mon père. Le capitaine et moi nous nous jetons à la traverse ; je suis maltraité comme ma pauvre mère, et le capitaine lui-même reçoit quelques horions. Ce dernier, stupéfait, prend enfin la parole. Il déclare qu'il ne prétend point allumer la discorde dans une famille ; il ne veut point enlever un fils à sa mère, et déchire son traité, se chargeant même de payer un dédit, si M. Rolland l'exige. Ma mère et moi, nous embrassons cet homme généreux ; et mon père, furieux, se retire avec lui, en me menaçant de prendre un autre moyen pour me contraindre à suivre ses volontés. Vous jugez des larmes que nous répandîmes, ma mère et moi, et de l'effroi que nous causa la menace de mon père ! Nous ne le vîmes point rentrer le soir, et nous passâmes la nuit entière, ma mère à gémir, moi à la consoler. La matinée du lendemain devait mettre le comble à nos malheurs. Un huissier arrive, suivi de ses recors, et nous déclare que nos meubles, tous nos petits effets, ne sont plus à nous. Mon père à joué une somme énorme, qu'il a perdue sur sa parole.. N'ayant pu la payer, sa partie adverse a obtenu une saisie de tout ce qu'il possède, et on ne nous laisse pas même un lit pour nous coucher. Pendant que les gens de justice, sans avoir égard aux prières d'une femme et d'un fils, nous dépouillent inhumainement, un exempt se présente. Ciel ! quel affreux incident ! cet exempt est chargé d'une lettre de cachet pour me conduire dans une maison de correction à Saint-Lazaire ! Qu'ai-je fait ? Qu'a-t-il fait ? tels sont les premiers cris que nous poussons. L'exempt nous montre son ordre ; il y est dit que j'ai porté la main sur mon père, et que je l'ai blessé. Quelle noirceur ! il est clair que c'est mon père lui-même qui a obtenu cet ordre barbare, et qui en a imposé au point de m'accuser d'un crime dont je suis incapable.

Je ne vous peindrai point le désespoir de ma mère. Chassée de sa maison, dépouillée de tous ses effets, se voir encore arracher un fils chéri qu'un père dénaturé fait plonger dans une infâme prison, c'est le comble du malheur !... Pendant qu'elle se livre à tout l'excès de sa douleur, je forme un projet hardi, mais dont le succès est certain. D'abord je feins de me résigner ; et, sans prétexte, d'écrire à mon père, je prends une plume, du papier, et j'écris à ma mère elle-même ce billet, que j'ai soin de lui glisser en secret dans la main.

«Il faut fuir, ma bonne mère ! j'en trouve le moyen ; venez me retrouver chez le bon curé de Serville à quatre lieues d'ici ; j'y serai ce soir.»

Ensuite, prétextant de chercher du linge qui m'est nécessaire, j'entre dans une autre pièce ; puis, trouvant une croisée ouverte, je me jette par cette fenêtre, qui est très basse. Pendant que tout le monde s'écrie dans l'appartement, je me précipite dans un puits, après en avoir fixé un bout de la corde contre le mur. J'entends bientôt aller, venir, l'exempt, ses recors, et ma malheureuse mère elle-même, qui, ne me trouvant point dans la cour, voit bien que je ne suis pas blessé, mais n'en cherche pas moins à arrêter les poursuites des suppôts de la justice. Ceux-ci furètent partout, cernent la maison, et s'imaginant bientôt que j'ai eu le temps d'aller plus loin, ils quittent la maison, la cour, et se répandent dans la campagne, puis plus loin, et puis enfin on n'en entend plus parler.

Vers le soir, quand je jugeai que le soleil quittait notre hémisphère, je songeai à sortir de ma sombre retraite où je me mourais de froid, ayant depuis le matin la moitié du corps dans l'eau. J'allais exécuter mon projet, lorsqu'une maudite cuisinière s'approcha du puits pour y tirer de l'eau. Je n'avais pas prévu ce cas : ne sachant comment faire, je pris le parti d'effrayer l'indiscrète, et par un cri sourd et lugubre que je jetai, je l'entendis se sauver en faisant des cris bien plus forts que le mien. Je n'avais pas un moment à perdre ; je grimpai après la corde, que j'avais eu le soin d'arrêter le matin, et en un instant je me trouvai dans la cour, où je ne vis personne. Je n'attendis pas qu'il se présentât des importuns ; et, sans m'informer même de ce que pouvait être devenue ma mère, je me mis à courir jusqu'à Serville, où j'arrivai à dix heures du soir, mouillé, en nage, éreinté ! En approchant du presbytère, je vis de la lumière, et tout sembla me prouver qu'on m'y attendait. En effet, quelqu'un se promenait dans la cour avec une lanterne : ma démarche précipitée fixa l'attention de cette personne qui me dit sous bas ; est-ce vous, Rolland ? — Moi-même. — Dieu soit loué ! vous allez rendre la vie à une personne qui vous est bien chère !

C'était une femme âgée qui m'adressait ces mots, et qui me parut être la gouvernante du pasteur. Je la suis dans une salle basse, où je trouve une autre femme à demi-penchée sur le dos d'un fauteuil, où elle paraît plongée dans le plus profond sommeil. Égaré par l'idée que je dois trouver là ma mère, la voyant partout d'ailleurs, et ne pensant qu'à elle, je me précipite sur cette femme endormie, et la serrant dans mes bras, je m'écrie : Enfin, je te suis rendu, à toi que je chéris plus que ma vie !

La femme endormie s'éveille, jette un cri, et tombe sur mon sein, en disant : Le voilà donc !

Mais quelle est ma surprise ! cette femme, ce n'est point ma mère, c'est, le croira-t-on, cette même Sophie, la maîtresse de mon père, et que je reconnais bien, quoique je ne l'aie vue qu'une fois !... Je ne sais où je suis, je crains d'être tombé dans un piège... Sophie, là ! mon père y est-il avec elle ? ma mère aurait-elle perdu le billet où je lui disais que je serais le même soir chez le curé de Serville ? le lui aurait-on pris ? Point de doute. On a su que je devais me rendre chez le bon curé, et probablement mon père, Sophie, l'exempt, les recors, tous ceux qui me persécutent s'y sont rendus ! Je veux fuir Sophie ; elle me rappelle. Pourquoi me fuyez-vous ? me dit-elle avec une voix douce. Je ne suis point votre ennemie ; je suis plutôt la victime de votre barbare père, que je ne vois plus, que je ne veux jamais revoir : le monstre !... Mais vous saurez tout ; montons plutôt ensemble chez mon oncle ; vous y trouverez votre mère infortunée, couchée sur le lit de douleur et qui expire si elle ne vous revoit.

Tout ceci est une nouvelle énigme pour moi, Sophie parle de son oncle : serait-elle la nièce du curé, cette nièce dont il nous parlait souvent sans la nommer, dont les égarements faisaient sa honte et sa douleur ? Sophie a quitté mon père : elle est sa victime, elle l'appelle un monstre !... Je devrais m'informer de toutes ses particularités ; mais on m'a parlé de ma mère expirante, elle est ici, elle m'attend, rien ne peut m'empêcher de voler dans ses bras... Je monte avec Sophie et la gouvernante qui nous éclaire ; j'entre dans une chambre à coucher, où je trouve le bon curé et une autre fernme qui s'empressent autour du lit où gémit ma pauvre mère. Le voilà, s'écrie le pasteur. Je suis déjà dans les bras de celle qui m'a donné le jour. Nous confondons nos transports, nos larmes ; et ma mère m'apprend bientôt que si nous avons eu le bonheur de nous soustraire à la rage de son époux, nous n'en sommes pas moins ruinés. Les exempts s'étaient retirés pour se mettre à ma recherche ; mais les huissiers avaient tout pris. Ma mère, inquiète de ma chute et de la manière dont je pourrais me sauver, s'était rappelé le billet que je lui avais glissé dans la main : elle l'avait lu, et l'espoir renaissant dans son âme, elle avait attendu le départ de ses surveillants pour se mettre seule en route, pour venir chez le bon curé par des chemins détournés. Le respectable curé de Serville avait eté autrefois son tuteur et son instituteur : c'était lui qui avait eu le malheur de la marier au plus méchant des hommes. Elle ne pouvait trouver un asile plus honnête et plus sûr ; car il n'était pas croyable que son époux, qui avait beaucoup de respect pour le curé, voulût persécuter, dans sa propre maison, et ma mère et moi-même. Ma mère s'était donc présentée au pasteur, qui l'avait très bien reçue en apprenant ses malheurs ; mais la fatigue, la faiblesse et l'inquiétude avaient altéré sa santé. On avait été obligé de la mettre au lit ; et, pendant que la gouvernante était à m'attendre dans la cour, le curé et sa sœur prodiguaient tous leurs soins à l'infortunée. Il n'y avait plus que la rencontre imprévue de Sophie dans cette maison que je ne pouvais pas expliquer : Sophie elle-même s'empressa de m'en instruire.

Elle me prit à part pendant qu'on servait le souper près du lit de ma mère, et m'apprit qu'elle était la fille de la dame que je voyais là, qui était la sœur du curé. Des folies de jeunesse, toujours impardonnables dans une personne de son sexe, l'avaient conduite à vivre avec un jeune officier qui l'avait enlevée de chez ses parents. Cet officier en ayant mal agi depuis avec elle, Sophie avait écouté les vœux de mon père, qu'elle avait cru d'abord garçon, et qui s'était annoncé pour tel. Son premier amant l'ayant rencontrée, voulut un jour la tuer, et c'était de ce malheur que je l'avais sauvée. Depuis, mon père conçut de la jalousie en m'ayant trouvé enfermé dans son cabinet. Mes procédés, mon âge, ma figure, avaient en effet touché le cœur de Sophie, qui ne parlait de moi à mon père, que dans les termes les plus flatteurs : elle avait ainsi alimenté la jalousie de mon père ; et, non content de chercher tous les moyens de m'éloigner de lui, il avait fini par quitter Sophie un beau jour, en lui enlevant tous ses effets pendant son absence. Sophie, penétrée de remords, livrée au plus sincère repentir, touchée d'ailleurs par un amour honnête et délicat auquel elle sentait bien qu'elle ne pouvait se livrer sans crime, était venue se jeter aux genoux de sa mère et de son oncle, qui lui avaient pardonné, à condition qu'elle consacrerait ses jours au culte des autels. Sophie était dans cette intention lorsque ma mère arriva chez le curé, et leur apprit que j'allais aussi m'y réfugier. Sophie m'avoua qu'à cette nouvelle la rougeur et le feu de l'amour avaient couvert son front : elle était descendue, pour cacher son état à tout le monde, dans une salle basse, où peu à peu elle s'était endormie, et ne s'était réveillée que pour me retrouver près d'elle. Sophie convint donc qu'elle m'aimait ; mais elle me jura qu'elle saurait surmonter cet amour criminel, et qu'elle aurait assez d'empire sur elle pour se livrer au cloître, et suivre ainsi la volonté de ses parents. Elle me pria ensuite de ne point la faire connaître à ma mère, et de cacher ses liaisons avec mon père, dont personne n'avait connaissance. Je lui promis de garder son secret, et de feindre de la voir dans cette maison pour la première fois.

Au fond, Sophie était bonne, et n'était point née pour le vice. Séduite et enlevée par un libertin, elle était un exemple malheureux des dangers auxquels s'expose toute jeune personne qui livre son cœur au premier venu, et se trouve par la suite plongée dans le dernier égarement pour avoir fait une première faute et méconnu les sages avis ou l'autorité de leurs parents. Combien de semblables victimes de la séduction sont amenées insensiblement, dans nos villes, au dernier degré de la débauche ! et combien de ces misérables femmes eussent été des épouses vertueuses et de bonnes mères de famille, si la première fois que leur cœur s'est attendri, elles eussent rencontré un honnête homme au lieu d'un scélérat ! Ne croyez point, mes amis, que je pousse trop loin l'indulgence ou la pitié : j'ai vécu dans le monde, j'ai vu tous les degrés du vice ; et si jamais je publiais mon histoire, je suis sûr que plus d'une victime de la corruption, si elles la lisaient, soupireraient et feraient un retour sur elles-mêmes à la lecture de ces réflexions, dictées par la philosophie et la connaissance des faiblesses humaines. Mais poursuivons.

Quand j'eus tiré de Sophie tous ces éclaircissements, je revins à ma mère, que je trouvai plus calme : nous soupâmes auprès de son lit, le curé, sa sœur, sa nièce et moi, et j'eus soin de ne parler à Sophie qu'avec les égards qu'on doit à une jeune personne qu'on voit pour la première fois. Je fus goûter ensuite un repos dont j'avais le plus grand besoin ; et, le lendemain matin, j'appris avec la plus vive satisfaction que ma mère se portait beaucoup mieux. Nous passâmes encore la journée auprès d'elle, et, le jour suivant, elle se leva. Je lui donnai même le bras pour faire deux tours de jardin, et dès ce moment sa santé se rétablit tout à fait. Elle avait néanmoins un fond de chagrin que rien ne pouvait dissiper. Elle était ruinée, séparée d'un époux qui l'avait réduite à la dernière indigence. Elle tremblait aussi qu'à chaque moment on ne découvrît la retraite, et qu'on n'y vînt mettre à exécution l'ordre fatal de ma détention. C'était le plus grand motif d'inquiétude qu'il fallait d'abord songer à détruire. Elle en parla donc au pasteur, qui consentit à venir avec elle à Paris, chez le ministre que cette affaire regardait. Ma sœur nous y accompagnera, ajouta-t-il : tous trois nous exposerons à ce magistrat la conduite de M. Rolland envers vous, sa haine pour son fils, les vertus filiales de ce bon fils, et nous tâcherons de lui faire révoquer l'ordre qu'on lui a surpris.

Ce projet ainsi formé, le bon pasteur, sa sœur et ma mère, partirent un matin, tous trois pour Paris, et me laissèrent seul avec Sophie, sans former aucun soupçon sur notre intelligence ; mais Sophie avait trop de repentir et moi trop de mœurs pour abuser des droits de l'hospitalité au point de blesser la vertu et de commettre un crime. Nous passâmes, Sophie et moi, les deux jours de l'absence de nos parents, dans l'occupation des devoirs domestiques, au milieu des simples confidences de l'amitié. Enfin nos parents revinrent ; la joie brillaient sur leurs fronts. Nous avons réussi, nous crièrent-ils de loin : ma mère m'embrassa, et m'apprit que le ministre, touché de nos malheurs, convaincu d'ailleurs par le témoignage du pasteur, dont il respectait les vertus et l'état, avait déchiré la lettre de cachet. J'étais libre, et je n'avais plus rien à craindre des persécutions du plus injuste des pères. Ce père, nos amis l'avaient appris dans leur voyage, avait trouvé le moyen, avec de l'argent gagné au jeu, d'acheter un autre mobilier, et de faire une nouvelle figure dans Saint-Germain. Il était maintenant à son aise, et s'occupait des moyens de retrouver sa femme et son fils, dont il ignorait la retraite ; cette retraite, il l'allait bientôt connaître par le ministre lui-même, à qui on avait été forcé de la révéler. Mais ma mère et moi nous ne voulions en sortir que sous la promesse d'une vie plus douce et moins agitée. Le bon curé lui-même promettait d'interposer son état, son autorité et son crédit, pour ne nous rendre à M. Rolland que lorsqu'il croirait notre bonheur assuré. Ainsi tout allait à merveille. Nous étions très bien chez le vertueux curé, et déjà nous nous préparions à conduire Sophie dans le couvent prochain, à assister à la prise d'habit de cette jeune personne, lorsqu'un nouvel événement vint traverser notre bonheur à tous...»

Mais il est tard, mes bons amis ; j'ai une heure de chemin à faire d'ici à mon moulin. Je vous quitte : je reviendrai sous peu de jours, vous raconter la suite de mes aventures, qui jusqu'à présent, m'ont paru vous intéresser. Adieu. Puis il se lève pour sortir ; Palamène le retient, lui expose que la route n'est pas sûre à cette heure, qu'il se reprocherait le malheur de son ami s'il se trouvait attaqué ; et il l'engage à coucher chez lui. Demain, dit-il, vous serez libre de partir ; mais ce soir ce serait une imprudence. M. Rolland accepte l'offre de Palamène, et une collation frugale vint terminer les plaisirs de cette soirée consacrée à des tableaux bien différents, comme le lecteur a dû le remarquer, de tous ceux que le vieux père a mis, jusqu'à ce jour, sous les yeux de ses enfants.


QUARANTE-TROISIÈME SOIRÉE.

LES PASSIONS.


Le Presbytère du bon curé.

Le lendemain, Palamène trouva le moyen, à la sollicitation de ses enfants, d'amuser si bien M. Rolland dans la maison, en lui faisant parcourir ses bois, ses plaines et sa ferme, que l'heure du dîner arriva. Il fallut bien que M. Rolland acceptât ce repas avant de partir ; et l'après-midi on lui fit sentir, qu'il était de bonne heure ; qu'il y avait encore plus de trois heures de jours : en un mot, on le sollicita avec tant d'instance de continuer le récit de la veille, qu'il consentir à s'asseoir sur la terrasse au milieu de nos amis, et à poursuivre son histoire en ces termes :

«Nous étions, ainsi que je vous l'ai dit hier, très bien chez le bon curé de Serville ; et quoique nous prévoyions bien que cet état heureux ne pût pas durer longtemps, puisque notre délicatesse nous reprochait sans cesse d'être à la charge de cet excellent homme, nous profitions toujours des moments de bonheur qu'il nous procurait. Le jour, nous le passions à des parties de promenades, et le soir nous nous amusions à mille petits jeux. Le fils d'un fermier voisin, nommé Jean, venait augmenter notre petite société, et nous regrettions souvent que l'heure trop avancée nous forçât à nous séparer. Ce Jean était assez bon garçon ; filleul de M. le curé, il avait toute sa tendresse ; mais il était par moments sombre, mélancolique, et nous lui soupçonnions des chagrins secrets qu'il ne voulait confier à personne.

Un soir, pendant que le pasteur, sa sœur, Sophie et ma mère, faisaient une partie de cartes, je m'amusai à donner une leçon d'écriture à Jean, qui écrivait fort mal. Il m'engagea à signer plusieurs fois mon nom sur un papier blanc, afin d'admirer mes paraphes ; que je savais varier. Je lui fis donc des Rolland de toutes les façons ; puis, appelé par ma mère pour lui donner mon avis sur un coup de cartes, je revins un instant après à la table de Jean, où je ne trouvai plus mon papier blanc embelli de mes paraphes. Sans faire plus d'attention à cette perte, à laquelle je ne supposai point la moindre conséquence, je continuai ma leçon d'écriture ; et, la soirée passée, Jean nous quitta, en nous promettant de revenir le lendemain comme à son ordinaire. Jean ne tint point sa parole : trois jours s'écoulèrent sans que nous le vissions ; mais le quatrième jour, j'eus de ses nouvelles de la manière la plus cruelle. Je savais que des troupes devaient passer par le village, pour aller en garnison plus loin. Je sors pour voir défiler ces troupes, en promettant à mes amis de revenir bientôt. À peine ai-je mis le pied dans le village, que je suis arrêté, par un officier et deux fusiliers. C'est vous, me disent-ils, qui vous nommez Rolland ? — Oui, c'est bien moi. En ce cas, vous allez marcher avec nous. Vous êtes coupable de n'avoir pas paru plus tôt, et pour cela on devrait vous mettre aux arrêts ; mais nous vous passons cette faute. — Mais laquelle ? — Laquelle ! N'êtes-vous pas soldat ? — Soldat ! — Il est plaisant que vous fassiez l'ignorant. Pouvez-vous démentir votre signature ? — Ma signature ?

L'officier me montre un engagement bien en règle, souscrit de ma véritable signature, et soudain je me rappelle le piège que l'infâme Jean m'a tendu. Le papier sur lequel il me faisait signer était double. On l'avait déployé, rempli d'un engagement, et l'on avait coupé toutes mes autres signatures avec tant d'adresse, qu'il n'en restait plus qu'une seule. Quoi ! m'écriai-je, Jean, ce misérable, a pu me trahir à ce point ! — Jean ne vous a point trahi ; il n'a fait que seconder les vœux de votre père ; et d'ailleurs Jean est soldat comme vous. — Il est soldat ! — Oui... Mais nous nous amusons-là à des discours superflus : il faut nous suivre, camarade, et partir sur l'heure avec nous. — Grand Dieu ! que j'aille au moins prévenir ma mère. — Impossible ! voilà la compagnie qui défile ; nous n'avons pas un quart d'heure de rester dans ce village.

J'insiste, je supplie, je presse avec tant d'instances ce farouche officier de m'accorder la grâce de voir ma mere, qu'il consent à m'y accompagner. Nous marchons... Juste ciel ! quel coup nous allons porter à la plus sensible des femmes !

J'arrive avec mon guide, et je trouve ma mère qui déjeune tranquillement avec le pasteur et la mère de Sophie. Étonnés de voir un officier avec moi, mes amis se lèvent ; je cours embrasser ma mère ; et, n'ayant pas la force de lui expliquer mes nouveaux malheurs, je pleure dans son sein agité. Qu'est-ce, mon fils ? s'écrie-t-elle, qu'y a-t-il ? — Madame, lui répond l'officier, embrassez votre fils, et rendez-le-moi sur l'heure ; il est mon soldat.

Son soldat !... Tel est le cri général.

Je détaille à ma mère la trahison dont le perfide Jean a usé à mon égard, et par les conseils de mon père. Elle frémit, le pasteur se recueille. Monsieur, dit-il à l'officier, c'est un guet-apens, c'est une injustice révoltante, et vous n'avez pas le droit d'abuser de la trahison pour ravir la liberté à ce jeune homme : non, vous n'en avez pas le droit, et j'oserai en appeler à vos supérieurs. — Vous en appellerez à qui vous voudrez, monsieur, répond froidement l'officier ; mais en attendant, j'emmènerai toujours mon soldat, et sur-le-champ. Allons, marche.

Ma mère se jette à ses genoux ; il est inflexible. Le pasteur, ému jusqu'aux larmes, prétend qu'il ne me laissera point sacrifier de la sorte. Combien faut-il, monsieur, pour son congé ? — Son congé, monsieur le curé ? je ne puis le lui donner ; la guerre va, dit-on, se déclarer, on a besoin d'hommes. — Encore, monsieur, a-t-on le droit de racheter un soldat, vous ne l'ignorez pas, et vous ne pouvez pas nous refuser celui-ci, si nous avons de l'argent. — Mais, monsieur, il en faudrait beaucoup. — Style ordinaire des gens comme vous. J'ai amassé douze louis, monsieur : voyez si vous voulez les accepter. Dans le cas contraire, je vous préviens que je suivrai cette affaire, et qu'il est très possible que vous ayez lieu de vous repentir d'avoir donné les mains à la vengeance la plus affreuse.

L'officier, qui sentit bien que sa conduite pourrait être blâmée par ses supérieurs, fit d'abord quelques difficultés ; mais bientôt il accepta la somme et déchira l'engagement. Quand nous fûmes tranquilles sur ce point, nous lui demandâmes des explications, qu'il nous donna. En passant par Saint-Germain, mon père était venu le trouver ; il m'avait peint comme un libertin, un mauvais sujet dont il voulait se défaire, et l'avait engagé à surprendre ma signature par quelque moyen. L'officier, qui, depuis huit jours, avait engagé Jean à l'insu de sa famille, lui avait remis une somme d'argent donné par mon père, afin que le traître, qui était reçu dans notre société, me fit tomber dans ce piège. Jean n'avait que trop bien réussi ; ce misérable, poussé à vendre sa liberté par une suite de sa mauvaise conduite, avait entraîné dans son malheur l'homme qu'il appelait son ami.

Le pasteur fut indigné de ce trait atroce de la part de son filleul : il jura qu'il ne le recevrait jamais, et nous pria de ne point parler de la reconnaissance que nous lui témoignions. En effet, quel homme respectable ! se priver pour nous du fruit de ses épargnes ! faire tant de bonnes actions à la fois, et en redoubler l'éclat par tant de modestie ! Et mon père, quel contraste étonnant entre sa conduite et celle du bon curé ! Ô ciel ! croira-t-on jamais qu'un père ait pu être capable d'une pareille suite de mauvais procédés envers un fils qui n'avait d'autre tort que d'aimer sa malheureuse mère ? Se peut-il que la nature ne parle point à un cœur si pervers ? Ô vous, enfants heureux, qui possédez des parents bons, indulgents, généreux et cléments, combien votre sort est doux ! Hélas ! vous ne sentez pas votre bonheur : il faudrait le quart de ce que j'ai éprouvé pour vous faire apprécier votre heureuse situation !

Ainsi donc mon père avait voulu me faire partir pour les îles ; il avait obtenu un ordre pour m'enfermer ; il venait de me faire engager de force ; que lui restait-il à faire pour ajouter à tant de persécutions ? quels nouveaux moyens allait-il imaginer ? tout était à redouter de sa part, et la suite prouva que je n'étais pas encore arrivé au terme de ses vexations.

Vous jugez, mes amis, de la tendresse que nous avions pour le vertueux curé, à qui nous devions sûreté, liberté, existence, tout !... Nous reprîmes le cours de nos innocents plaisirs, et nous n'entendîmes plus parler de Jean. Il était toujours question de conduire Sophie au couvent. Cette jeune personne s'y résignait d'elle-même, et je puis assurer que son oncle n'était pas assez fanatique pour la forcer à cette démarche. Il pensait bien que, lorsqu'une jeune personne avait mené une vie scandaleuse, il lui était impossible de rentrer dans le monde sans faire le déshonneur d'un époux, le sien, et celui de deux familles. Il jugeait alors qu'un cloître était un asile convenable à la pénitence qu'il lui restait à exercer ; mais il savait en même temps qu'il faut être appelé à cet état austère par choix et par vocation ; qu'y porter les goûts et les passions qu'on aurait dans la société, serait faire de cet abri paisible un enfer perpétuel, qu'on ne peut forcer un cœur à prendre un parti qui lui répugne. Aussi avait-il bien sondé les dispositions de sa nièce ; aussi avait-il eu soin, avant de consentir à son projet, de lui en démontrer tous les inconvénients, afin de l'en détourner s'il était possible. Sophie avait résisté à ses sages conseils. Elle et sa mère ne voyaient que ce parti qui fut convenable. Le curé avait cédé à la fin. Tel était cet homme vertueux : ami de la religion dont il était ministre, il en pratiquait les devoirs sans pédantisime et sans austérité. Sorti de l'êglise, il n'était plus chez lui qu'un homme du monde aimable et gai : il se prêtait à tous les jeux des jeunes gens, il permettait le petit mot pour rire ; son presbytère, en un mot, offrait la réunion des plaisirs, de la joie, de la franchise et de la bonne liberté. Homme aimable, fait pour servir de modèle à tous les ecclésiastiques, combien ton souvenir m'arrache encore de larmes en ce moment où j'ai l'occasion de parler de tes vertus !

Non content de me tirer de tous les embarras, il s'était encore occupé des moyens de mon existence à venir. Il avait écrit à Paris à l'un de ses amis, qui lui avait promis de me procurer une place assez avantageuse où il m'était possible de vivre avec ma mère. Il attendait la réponse définitive de cet ami, et se faisait un plaisir de m'offrir cette place, dont il ne m'avait pas parlé, aussitôt après la retraite de Sophie. Sophie était prête, le jour était fixé pour son départ ; nous devions tous la conduire à son couvent, et nous faisions déjà les préparatifs nécessaires, lorsque la malignité de mon père vint encore une fois troubler notre repos et répandre le plus grand trouble dans tout le presbytère. M. Rolland, sachant que j'avais obtenu mon congé, furieux de voir encore une fois échouer ses projets de vengeance contre moi, dirigea ses batteries d'un autre côté, et s'y prit de la manière la plus odieuse pour retirer à ma mère et à moi l'estime du bon curé, le seul de nos protecteurs qui lui en imposât : écoutez-moi avec attention.

La veille même du jour où nous devions perdre Sophie, on remit une lettre à M. le curé, et en même temps une autre lettre à ma mère : toutes deux étaient de mon père. Voici celle adressée au pasteur :

«Homme respectable ! comment pouvez-vous être si longtemps le jouet de deux enfants qui vous trompent, et abusent des droits de l'hospitalité, en se livrant sous vos yeux aux plus criminelles amours ? Est-il possible que vous ne vous soyez pas aperçu encore de leur coupable flamme ! j'en rougis pour votre probité, pour votre nom et pour votre état !... Rien n'est plus vrai cependant, et un simple aveu de mes fautes vous éclaircira sur mon fils et sur Sophie. Je l'ai aimée, Sophie ; elle a même, oserai-je le dire ? elle a joui auprès de moi de tous les droits de mon épouse ; elle ne devint pas mère, heureuseusment pour elle et pour moi. Eh bien ! le croira-t-on ? mon fils n'a enlevé la conquête de cette belle personne. Un fils succéder à son père en pareil cas ! c'est un forfait digne de la vengeance des hommes et de Dieu. Dès que Sophie m'eut quitté, son amant la suivit jusqu'en votre propre maison, et c'est là, sous vos yeux, pendant surtout les deux jours de votre voyage de Paris, que ces jeunes gens dépravés se sont livrés sans contrainte à tout l'excès de leur passion. Ma probité m'a engagé à vous écrire cette lettre, que je suivrai de près. Oui, j'irai vous demander un fils dénaturé, que vous vous hâterez sans doute de bannir de l'asile le plus saint et le plus respectable. Ô digne pasteur ! que les hommes sont pervers ! Au milieu de mes égarements, je n'aurais jamais poussé aussi loin qu'eux l'immoralité, la duplicité et l'hypocrisie.

J'ai l'honneur, etc.

MARCEL ROLLAND.»

La lettre à ma mère était plus courte et plus énergique.

«Que faites-vous, femme sans honneur et sans delicatesse ? vous souffrez sous vos yeux le commerce le plus scandaleux ; vous vivez ouvertement près de la maîtresse de votre mari, et vous autorisez par là votre fils à vivre aussi avec elle dans la plus coupable intimité. Pouvez-vous ignorer que ce fils m'a enlevé le cœur de Sophie ; que je l'ai surpris avec elle, et que ces jeunes gens s'adorent et se le prouvent ? Allez, épouse sans frein, mère complaisante et licencieuse ! un coup va bientôt me séparer pour jamais de vous ! Tremblez ! vous allez me voir, et vous sentez que votre conduite me donne maintenant des droits sur votre liberté. Votre respectable instituteur sait tout. Tremblez encore une fois !

ROLLAND.»

Que deviennent et ma mère et le pasteur à la lecture de ces lettres ! ils se cherchent et n'osent se parler. Le pasteur rompt le premier le silence. Madame, je tiens là une lettre bien étrange. — La mienne n'est pas moins étonnante. — La vôtre, peut-on la voir ? — La voici. Et... la vôtre ? — Lisez.

Ils se communiquent leurs lettres respectives, lisent, se regardent muets d'étonnement, et sont tous les deux prêts à perdre connaissance. Sophie, la maîtresse de mon mari ! s'écrie ma mère. — Et de votre fils ! répond le pasteur en frémissant. — Monsieur, pardon, j'ai peine à croire !... M. Rolland est un homme si corrompu, si méchant ! — Ma nièce, ô ciel ! que dira sa mère ? — Il est capable d'inventer les noirceurs, les impostures les plus grossières. Non, je ne puis croire que mon fils, ici même... — Mais, madame, votre fils ne pouvait pas ignorer que Sophie avait été... bien avec son père. Pourquoi nous l'a-t-il caché ? — Par égard peut-être pour vous et pour moi. — Vous voilà, madame, toujours faible, crédule et confiante. Je commence à croire que l'excès de votre tendresse vous aveugle sur le compte de votre fils. Les jeunes gens sont si pervers aujourd'hui ! ils sont si hypocrites pour tromper les gens âgés et respectables ! — Sophie la maîtresse de mon époux ! — Ah ! ma chère dame, combien je rougis !... J'entends monter nos jeunes gens, laissez-moi les interroger ; il nous sera facile de juger si c'est un mensonge de la part de votre mari. Je ne crois pas cependant qu'il se permette envers moi...

Sophie et moi nous montions en effet, bien éloignés de nous attendre au nouveau coup qu'on allait nous porter. Nous entrons, et nous sommes effrayés de l'air glacé avec lequel le pasteur et ma mère nous accueillent. Sophie, dit le curé à sa nièce, nous avons besoin ici d'une explication franche que nous attendons de vous. — Sur quoi, mon cher oncle ? — N'avez-vous pas connu particulièrement, l'époux de madame ? — Mon oncle ?... — Vous changez de couleur ?

Sophie pâlit en effet : elle n'a point le courage de déguiser la vérité, et elle cache sa tête dans ses deux mains. Mon trouble est égal au sien ; mais il doit redoubler à cette question que me fait ma mère à son tour : Est-il vrai, mon fils, que vous ayez depuis longtemps connaissance de cette étrange particularité ? Est-il vrai que votre père vous ait surpris chez Sophie ? — Surpris ? — Répondez. — Ma mère... Mais qui donc a eu la cruauté de troubler votre tranquillité, en vous apprenant cette fatale liaison ? — Vous l'avouez ; quoi ! vous osez l'avouer ? — Ma mère, le trouble de Sophie annonce assez... — Que vous êtes son amant après votre père ! Malheureux ! — Que dites-vous ? quelle illusion ! moi ! l'amant de Sophie ! — Vous venez d'en convenir. — Moi, convenir d'une chose qui est aussi éloignée de la délicatesse comme elle l'est de mes mœurs et de mes principes ! — De quelle liaison parliez-vous donc ? — Hélas ! de celle de Sophie avec... mon père. — Vous le voyez bien, monsieur le curé, il n'est pas coupable !

Sophie, au désespoir, veut sortir pour cacher sa honte : son oncle la retient. Restez, mademoiselle, et veuillez nous expliquer entièrement un mystère aussi cruel pour votre famille et pour vos amis !

Sophie ne peut parler, les sanglots la suffoquent ; je m'écrie : C'est moi qui expliquerai ce mystère, qui n'aurait jamais dû être révélé. Il y a ici une œuvre obscure d'iniquité dont je crains trop de connaître l'auteur. Je vais dévoiler sa conduite, celle de Sophie, la mienne, et l'on verra de quel côté sont les torts.

Je raconte soudain avec une véhémence que me donne l'indignation, l'histoire de ma première entrevue avec Sophie ; la jalousie de mon père, qui depuis m'a toujours poursuivi ; ma surprise, en retrouvant Sophie dans la maison du pasteur ; ses éclaircissements, l'atroce conduite de M. Rolland ; qui l'a dépouillée de tous ses effets ; le repentir de cette jeune personne ; et les raisons de prudence et de délicatesse qui tous deux nous ont engagés au silence.

Le pasteur et ma mère, qui m'ont écouté avec attention, se regardent et se taisent après mon récit. Sophie se jette aux genoux de son oncle ; elle s'écrie : Ô le plus respectable des hommes ! daignez m'entendre à votre tour ; je suis jeune, égarée, coupable : deux hommes séducteurs et vicieux abusèrent tour à tour de mon innocence : le dernier se donna pour garçon ; je n'appris qu'il était époux et père, qu'au moment où je reçus de son fils le service le plus signalé. Vous avez connu mes fautes, sans avoir exigé de moi les noms des pervers qui me les ont fait commettre. Pouvais-je vous en entretenir sans cesse sans rougir et sans vous faire rougir vous-même ? Vous m'avez pardonné ces fautes, dont je me suis repentie sincèrement ; et c'est aujourd'hui, à la veille de confiner pour jamais mon existence dans un cloître, que j'éprouve votre sévérité, que je suis la victime de la calomnie, moi ! On ose assurer que j'aime ce jeune homme, que je lui prouve ma tendresse ! Ah Dieu ! et si cela était, si j'étais assez corrompue pour trouver dans votre propre maison des plaisirs faciles et cachés, qui me forcerait à la quitter ?... Qui m'engagerait à renoncer à un amant avec lequel j'aurais la possibilité de vivre, pour aller, aux pieds des autels, abjurer l'amour, le monde et ses trompeuses jouissances ? Pourquoi préférerais-je la retraite à l'amour ? M'y avez-vous forcée, à cette retraite austère ? Ne m'en avez-vous pas même détournée ? Encore hier, ne me parliez-vous pas de l'hymen, de ses chastes plaisirs, des douceurs de la maternité ? Ne faisiez-vous pas, en un mot, tous vos efforts pour m'engager à préférer un époux à un cloître ? Ce cloître, je vous le demandais hier, je vous le demande encore aujourd'hui ; et j'ose espérer que, si le repentir peut effacer quelques erreurs, les vierges du Seigneur ne verront pas dans leur sein une femme plus religieuse, plus résignée et plus vertueuse. Mon oncle, daignez peser ces raisons, ces fortes raisons, qui doivent vous prouver que j'ai trop de principes, trop de délicatesse pour céder au fils après avoir connu le père, pour renoncer au monde enfin, si le monde m'offrait des jouissances secrètes ! Ô mon cher oncle, examinez ce jeune homme, et voyez s'il peut être coupable des crimes dont on nous accuse tous deux !

J'ajoute, moi, à ce fort plaidoyer de l'intéressante Sophie : Ma mère, et vous, digne pasteur, qui que ce soit qui nous ait noircis de cette manière à vos yeux, soyez sûrs que le coup part de M. Rolland. C'est lui qui, voyant que ma mère et moi nous avions trouvé un protecteur, a profité du séjour de Sophie dans cette maison, pour y semer le trouble par les rapports les plus faux, les plus invraisemblables ; c'est lui qui a voulu détruire la douce erreur de son épouse, en lui découvrant qu'elle serait journellement sa rivale dans ses bras ; c'est lui qui a mis le comble à sa vengeance, en perdant Sophie à vos yeux, aux yeux de ma mère ; c'est enfin lui qui nous désole tous en ce momcnt. Nommez-nous notre calomniateur ; je parie d'avance que c'est un ami de M. Rolland, si ce n'est lui-même.

Le pasteur me donne sa lettre, ma mère y ajoute la sienne, et je lis tout haut ce tissu de mensonges et de calomnies. Sophie s'écrie. Le monstre !... les deux jours de votre voyage à Paris ! il est bien heureux de trouver cette absence de votre part pour donner un air de vraisemblance à sa fable. Je ne m'abaisserai point à invoquer ici le témoignage des domestiques de mon oncle. La preuve de ma conduite pendant ces deux jours, je la puise dans ma conduite des autres jours, et je me flatte que mon cher oncle, convaincu de la malignité de notre ennemi commun, ne conserve plus aucun soupçon injurieux à ma délicatesse, et voudra bien toujours accompagner sa nièce demain à l'autel, où elle va abjurer ses erreurs.

Le respectable pasteur se contente de faire un signe d'adhésion à la prière de sa nièce, et se retire honteux de jouer, pour ainsi dire, un rôle dans cette intrigue injurieuse aux mœurs comme à la probité. Pour ma mère, elle est convaincue de notre innocence ; elle me serre dans ses bras, et ne peut se refuser à embrasser Sophie, qu'elle ne regarde plus comme une rivale, mais comme une triste victime de la séduction de son époux. Tout commençait à reprendre un peu le calme et la sérénité accoutumée dans le presbytère, lorsqu'on entend une chaise s'arrêter à la porte. On ouvre ; c'est M. Rolland lui-même. Là première personne qu'il rencontre dans la cour est la mère de Sophie, qui occupée à des soins domestiques, n'avait pas été prévenue par nous des nouveaux coups, portés à sa fille. M. Rolland, qui ne la connaît point, lui dit qu'il vient redemander sa femme et son fils ; son fils surtout, qui déshonore la nièce de son bienfaiteur, en vivant avec elle dans l'union la plus scandaleuse. La mère de Sophie, effrayée, remplit soudain la maison de ses cris, en demandant sa fille, à qui elle veut adresser les plus sévères réprimandes. Le pasteur paraît, apaise en deux mots cette femme irritée ; puis, recevant M. Rolland avec la plus grande froideur, il lui reproche ses erreurs, et cherche à lui prouver qu'il se trompe sur mon compte et sur celui de Sophie. — Il ne s'agit pas de tout cela, monsieur le curé, lui répond brusquement M. Rolland ; ma femme et mon fils sont chez vous ; je vous somme de me les rendre : personne, je crois, n'a le droit de les retenir malgré moi. — Écoutez-moi, monsieur ; mais puisque vous le prenez sur ce ton-là, je vous prouverai, moi, que j'en ai droit : je vous prouverai qu'une épouse vertueuse et un jeune homme délicat ne doivent pas vivre avec un époux, un père dont la conduite et les mauvais exemples sont la honte des mœurs. — Monsieur !... — Monsieur, voilà mon dernier mot. — Prenez garde, si j'ai secours aux lois, qui seront pour moi ; prenez garde, dis-je, que je ne publie le déshonneur de votre nièce, et la complaisance facile, étonnante même dans un homme de votre caractère, que vous avez de souffrir ses amours avec un fils corrompu. — Faites, monsieur, ce que vous voudrez. Ma réputation et le pieux dévouement de ma nièce, qui dès demain se retire dans un cloître, répondront à vos calomnies. Je m'étonne même que vous osiez vous présenter devant moi après avoir séduit Sophie, après avoir fait le déshonneur de ma famille et de la vôtre : je vous prie d'abréger votre visite, et de ne jamais la renouveler, sinon, je sais comment on se débarrasse des importuns.

Le bon curé tourne le dos à M. Rolland, qui, furieux, profère quelques menaces ; et se retire sans nous avoir vus. Ma mère et moi, nous nous étions retirés, à son arrivée, dans une pièce éloignée : le pasteur vint nous y rejoindre, et nous le remerciâmes de la protection qu'il voulait bien nous accorder. J'ai encore le temps de l'exercer, nous dit cet honnête homme ; car j'exige que dès demain Mme Rolland attaque son mari en séparation. Ma mère parut ne point goûter d'abord ce projet ; mais enfin elle y consentit, et nous prîmes toutes les précautions possibles pour nous garantir des pièges et des nouvelles noirceurs que M. Rolland pourrait inventer désormais pour nous nuire. Le lendemain, Sophie fut prendre l'habit de novice au couvent prochain, où nous l'accompagnâmes tous ; et, deux jours après, Mme Rolland implora la justice pour la soustraire aux persécutions du plus corrompu des hommes.

Il était certain que ce procès devait se terminer en notre faveur. Nous entrevoyions déjà le moment fortuné où, dégagés d'un joug pesant, nous pourrions vivre tranquillement de travail de nos mains. J'avais promis à ma mère de ne point me marier tant qu'elle existerait : ma mère m'avait promis, de son côté, de ne jamais me quitter. Tout allait bien, les avocats n'avaient plus qu'un plaidoyer à faire : l'affaire allait être jugée ; mais un dernier malheur devait arrêter toute procédure, et nous plonger dans des regrets éternels.

Ma mère allait de temps en temps à Paris pour solliciter ses juges, et je l'accompagnais dans ses fréquents voyages. Un soir que nous revenions tranquillement à pied au presbytère (Nous avions pris une voiture jusqu'au Pecq, et du Pecq à Serville nous n'avions plus qu'une lieue, que nous voulions faire en nous promenant.), nous fûmes assaillis à l'entrée d'un petit bois par trois hommes masqués, qui, se jetant sur nous, le pistolet sur la gorge, nous crièrent de nous laisser garotter, et de les suivre jusqu'à une chaise de poste qu'ils nous montrèrent. Ma mère se mit à crier ; et moi, qui n'avais pour toute arme qu'un bâton à la main, je voulus en frapper ceux qui nous attaquaient ; au même instant deux d'entre eux, sans dire un mot, me saisirent fortement, et m'entraînèrent malgré moi. Ma mère, courant après moi, eut le courage d'arracher un pistolet que tenait le troisième brigand, et de faire sauter la cervelle à l'un de ceux qui me tenaient. Au même instant, il tomba baigné dans son sang, et les deux autres se sauvèrent à toutes jambes. Nous ne pouvions pas douter : que ces trois scélérats ne fussent des émissaires de mon père, et nous allions nous retirer à la hâte, lorsque les gémissements du blessé nous rappelèrent en faisant dresser d'horreur nos cheveux sur notre front. Serait-il possible, grand Dieu ! que cette voix fût celle de M. Rolland lui-même ? Il n'est plus permis de s'y tromper ; ces cris sourds : Ma femme ! mon fils ! venez, venez recevoir au moins mon dernier soupir !...

Nous volons vers cet infortuné que nous noyons dans nos larmes. Vous ! c'est vous ! voilà tout ce que nous pouvons dire. Il se recueille : Conduisez-moi, dit-il, chez le respectable curé de Serville ; cette chaise, qui est à moi, vous en facilitera les moyens.

Nous nous hâtons de le transporter dans la chaise : nous nous y plaçons à côté de lui, et je la conduis au pas jusqu'au presbytère, où nos amis ne s'attendent guère à nous voir revenir de cette manière. Je ne vous peindrai point nos larmes, nos regrets, notre désespoir, en un mot. Mon père était mourant, et c'était la main de son épouse qui lui avait porté le coup mortel ! Grand Dieu ! qui pourra, d'après ce fait, expliquer la bizarrerie des destinées humaines ! Je frémis encore aujourd'hui quand je pense que je pouvais alors devenir parricide !... Nous racontons cette étonnante aventure au pasteur, qui se hâte de faire mettre le blessé dans un lit. Le pasteur s'était, de tout temps, occupé de la chirurgie, qu'il exerçait avec adresse, mais seulement envers ses pauvres parossiens : il sentit la conséquénce de ne mettre ici aucun officier de santé dans notre confidence, et il pansa lui-même M. Rolland, qui se trouva un peu soulagé. Le lendemain, ce dernier nous fit tous approcher de son lit, où, d'une voix faible, il nous tint le discours suivant :

Je vais mourir, et le bandeau qui couvrait mes yeux, aveuglés par le vice, est totalement tombé ; je ne vois plus que mes erreurs, je ne vois plus que les persécutions que j'ai exercées sur une épouse modeste, timide, et sur un fils docile et respectueux. Ce sont ces cruelles persécutions qui m'ont poussé au dernier acte d'atrocité, et qui me plongent enfin dans la tombe. Je ne puis te reprocher ma mort, ma chère femme ; à Dieu ne plaise que j'aie cette injustice : tu ne pouvais savoir, que moi-même, à la tête de deux de mes gens, je présidais à ton enlèvement ; et quand j'aurais encore la fatale pensée que tu aies pu me reconnaître, tes larmes, tes regrets, tes gémissements, tout me prouverait ta douleur et tes remords. Non, ta main n'a point cru frapper ton coupable époux. Un simple mouvement de désespoir et de tendresse maternelle t'a portée à cette action, à cette vengeance, qui n'est, hélas ! que trop légitime. J'allais te perdre ; j'allais te faire tomber dans le plus noir complot... Qu'il reste à jamais enseveli avec moi, dans l'obscurité du tombeau, ce projet abominable ! Mais non, qu'il vous soit révélé, afin d'expier mes crimes par un aveu sincère, et d'adoucir l'amertume des regrets que ma perte pourrait vous causer. C'est dans votre sein, c'est dans celui de ce respectable ministre des autels, que je vais faire ce terrible aveu : qu'il n'en sorte jamais ; c'est la seule faveur que j'ose vous demander : écoutez-moi. Toujours persuadé que mon fils m'avait enlevé le cœur de Sophie, toujours m'imaginant que sa mère le soutenait dans cette coupable conduite, je résolus de le perdre à tout prix ; mais le Ciel ne permit pas qu'un seul de mes projets se réalisât. Quand je vis que mon épouse m'attaquait en séparation ; quand j'entendis à l'audience arguer contre moi de ma passion pour le jeu, pour les femmes, et surtout de mes mauvais traitements envers cette épouse innocente, je devins furieux : m'arrangeant alors avec un capitaine de vaisseau, non celui que vous avez déjà vu, mais un autre capable de seconder ma haine ; et moyennant une somme d'argent considérable, que j'avais gagnée la veille au jeu, et que je lui donnai, je l'engageai à m'aider à vous enlever tous deux, à vous conduire, dans une chaise de poste jusqu'à Brest, et à vous jeter dans son vaisseau ; qui devait sur-le-champ mettre à la voile. En conséquence, le capitaine, moi et mon valet, nous nous masquâmes, et vous attendîmes à l'entrée du petit bois par lequel nous savions que vous deviez passer en revenant de Paris. Nous ne voulions d'abord que vous intimider, vous forcer à monter dans la voiture, où je me serais placé avec vous : le capitaine eût conduit la chaise, et mon domestique serait monté derrière. Ce n'est que dans cette chaise que, pour éviter toute résistance de votre part, je me serais fait connaître à vous. Il eût été imprudent à moi de le faire d'avance ; j'avais à craindre vos cris, vos larmes, vos prières ; au lieu que, dans la voiture, tout cela me devenait égal. Je croyais n'avoir aucun danger à craindre ; je savais que vous n'aviez point d'armes, et que mon fils ne portait qu'une petite canne qu'on pouvait lui arracher aisément, ainsi qu'on l'a fait. Tout a tourné autrement. Ma femme voyant entraîner son fils, que nous tenions déjà, arrache le pistolet du capitaine, qui ne se douta point de tant de courage ; et la première victime qu'elle immole, c'est son barbare époux ; je tombe, et mon valet et le capitaine, qui est payé d'avance, ont la lâcheté de fuir et de m'abandonner, conduite ordinaire des scélérats, et qui ne doit pas m'étonnner. Voilà, mes amis, voilà le beau projet de vengeance que je voulais exercer sur vous. Ne me demandez point quels sont les moyens d'exécution que j'aurais mis en usage si je vous avais tenus dans ma voiture, j'avais tout prévu, tout, excepté le courage de ma femme, et ma mort qui en est l'effet. Je vous le répète, je vous la pardonne à tous ; ah ! je l'ai bien méritée ! Quel est donc l'effet des passions, qu'elles ne paraissent plus, à l'article de la mort, que ce qu'elles sont en effet, hideuses, monstrueuses et injustes ! Il semble que le coup qui m'a frappé ait soudain éclairé mon cœur et ma raison. Tous mes torts se sont retracés à mes faibles esprits, et loin de vous en vouloir encore, je n'ai détesté que moi. Cela prouve bien que l'homme qui fait le mal a toujours dans sa conscience une voix qui lui dit la vérité, et qu'il étouffe en vain. Cette voix devient terrible et puissante sur le bord du tombeau, et il n'est plus possible de la méconnaître. Tout en vous persécutant, je sentais bien que j'étais injuste et barbare ; mais je ne voulais point le savoir. Aujourd'hui je ne le sais que trop. J'abhorre ma conduite ; elle fut indigne d'un époux et d'un père ; et je suis tellement repentant ; que, si le Ciel prolongeait ma vie, je ne l'emploierais qu'à m'occuper de votre bonheur, qu'à vous prouver mon repentir par ma tendresse et mes soins. Mais il n'est plus temps ; le jour fatal de ma destruction est arrivé... l'heure de la mort est sonnée pour moi, et je ne puis plus que la mettre à profit pour l'éternité, cette mort juste, en expiant mes crimes entre vos bras, en vous conjurant de me les pardonner, en vous priant, s'il vous est possible, de ne point haïr ma mémoire.

Ainsi parla M. Rolland, et nous lui protestâmes tous, que, loin de le haïr, nous le regrettions sincèrement. Il nous conjura de faire agréer son regret à Sophie, à qui il avait toujours reconnu, au milieu de ses erreurs, des principes et un véritable penchant pour l'honneur. Nous le lui promîmes, et il fut plus tranquille. Le soir le pasteur leva l'appareil, mais en secouant la tête, en nous faisant entendre que la plaie était mortelle. M. Rolland s'aperçut de ce mouvement, et loin d'en être affecté, il demanda que j'écrivisse sous sa dictée ses dernières volontés ; ce que je fis. Mon père nous laissait le peu d'effets qu'il n'avait pas encore engarés, et protestait devant Dieu et devant les hommes que sa mort, etait l'effet d'un accident imprévu, pour lequel on ne pouvair inquiéter personne, puisqu'il mourait au milieu des consolations de sa femme et de son fils, les deux êtres qu'il chérissait le plus au monde.

Nous admirâmes la délicatesse de ce procédé ; il nous prouva que le mourant se repentait sincèrement. Le lendemain, le bon pasteur lui apprit tout le danger de son état, et lui donna les secours spirituels, qu'il reçut avec recueillement et résignation. Le curé lui adressa devint nous un discours religieux, mais dénué de fanatisme et de tous ces lieux communs qu'on débite pour l'ordinaire aux mourants. Nous fondions tous en larmes : mon père était le seul qui, l'œil sec et même serein, conservait du sang froid et de la fermeté. Dans l'après-midi, nous le perdîmes, et nous remplîmes tout le presbytère de nos cris douloureux. Ma mère surtout était inconsolable ; elle s'accusait de la mort de son époux : nous fûmes souvent obligés de l'engager à modérer les éclats imprudents de ses regrets.

Le respectable pasteur, qui ne voyait dans cette affaire qu'une juste punition du Ciel, fit, aux restes de l'infortuné, des obsèques simples, mais touchants. Nous fûmes ensuite raconter cet événement à Sophie, qui versa des larmes, en voyant que M. Rolland n'avait pas oublié de lui rendre justice. Ensuite nous revînmes à Paris, non seulement pour clore la procédure qui était entamée, mais encore pour mettre ordre à nos affaires. Celles de mon père étaient très dérangées : néanmoins nous pûmes nous faire de sa succession une petite somme qui m'aida à acheter le moulin où je demeure à présent. Nous voulions quitter Paris, Saint-Germain, Le Pecq et le village de Serville, où notre affaire avait fait du bruit, et nous désirions aller nous établir plus loin. C'est ce que nous fîmes ; mais n'ayant point de fonds pour prendre, comme M. Rolland, le commerce de grains, nous n'eûmes pas la sottise de rougir de faire un autre état. En conséquence, je me fis tout bonnement meunier ; et mes petites affaires aidées par la surveillance et l'activité de ma mère, allèrent très bien. Le bon curé nous regretta, mais ne survécut pas longtemps à mon père. Il était âgé et très infirme : la mort vint le frapper à son tour, dans les bras de sa sœur, qui vécut seule depuis, au moyen de quelques rentes ; et Sophie prononça des vœux qui la lièrent tout à fait au culte des autels. Pour ma mère, elle avait un fond de chagrin qui la minait insensiblement : je m'en apercus, et je redoublai pour elle de tendresse et de consolation. Tout fut inutile ; j'eus le malheur, au bout de trois ans de mon établissement, de perdre cette mère si chère et si infortunée. Elle n'avait connu de la vie que ses traverses ; et, sans la tendresse maternelle qui soutenait son cœur, elle eût succombé vingt fois aux malheurs d'une union mal assortie. Je donnai de justes regrets à sa mort ; et, par la suite, je me mariai. J'eus une épouse estimable aussi, mais que je perdis après m'avoir rendu père de quatre enfants que j'élève encore aujourd'hui.

Tel est, mes amis, le récit des malheurs de ma jeunesse. Vous y avez vu le tableau d'un mauvais père, d'un mauvais époux. Enfants qui m'écoutez, faites maintenant une comparaison entre l'auteur de vos jours et celui à qui je dois la vie. Dites, dites si le Ciel ne vous à pas favorisés plus que moi, plus que mille autres, en vous donnant un père sensible, indulgent et vertueux ! Vous lui causez pourtant quelquefois des chagrins, à ce bon père ! Et qu'auriez-vous donc fait au mien ? Sachez apprécier votre bonheur, et faites tout, tout, mes enfants, pour le mériter !»

C'est ainsi que M. Rolland termina le récit le plus intéressant, le plus extraordinaire que nos enfants aient entendu jusqu'à ce jour. Ce portrait frappant d'un mauvais père était bien propre à faire ressortir les vertus et les bontés de celui qu'ils possédaient. Il semblait qu'il leur devenait plus cher ; et tous, Benoît le premier, volèrent dans ses bras, en lui promettant de reconnaître ce bienfait du Ciel par leur amour, leur docilité et leur attention à ne faire que ce qui pourrait lui plaire.

Palamène fut enchanté de l'effet que venait de produire cette leçon terrible, il en remercia secrètement son ami, qui prit congé de lui pour retourner à son moulin.


«Les Soirées de la chaumière» :
Introduction et Index ; 44-49

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]