CHRISTOPHE LE ROND :

comédie en un acte de Louis-François Archambault, dit Dorvigny ;

première le 2 janvier 1782.

PERSONNAGES.
CHRISTOPHE LE ROND.
Mme LE ROND.
DUMONT père, ami de Christophe le Rond.
DUMONT fils.
LUCAS, jardinier.
CLAUDINE, servante de Mme le Rond.
UN DOMESTIQUE.

La scène est à la maison de campagne de Christophe le Rond.


SCÈNE I.
Mme LE ROND, DUMONT père, DUMONT fils.

DUMONT père.
Comment, Mme le Rond, vous avez le cœur de refuser votre consentement à un mariage qui ferait le bonheur de nos deux familles.

Mme LE ROND.
J'en suis fâchée, Monsieur, mais cette affaire ne peut avoir lieu.

DUMONT père.
Comment ! Madame, ne peut avoir lieu ! Mais songez donc que j'ai la parole de Monsieur votre époux, que je suis son ami et le votre depuis vingt ans, et que sûrement il sera piqué de savoir que votre refus ait fait manquer une affaire qui lui tient au cœur aussi fort qu'à moi.

Mme LE ROND.
Lui ! prendre un affaire à cœur ! Lui ! être très piqué ! Ah ! Monsieur, pour un ami de vingt ans, vous connaissez bien peu son caractère ! Vous devriez savoir que M. Christophe le Rond, mon cher époux, est l'homme le plus insouciant de la nature, et surtout le plus difficile à fâcher.

DUMONT père.
Je sais, Madame, qu'il a un caractère excellent et très doux ; ... mais je sais aussi qu'il est plein d'honneur, et que...

Mme LE ROND.
Eh bien, Monsieur, puisque vous savez tant de choses, vous devriez savoir aussi que j'en fais tout ce que le veux ; qu'en fait de ménage, surtout, c'est moi seule qui le governe, et qu'en général, vous qui connaissez les affaires, quand on en veut faire réussir une, il faut commencer par s'adresser à la femme.

DUMONT père.
Madame, je ne savais pas suivant quelle coutume...

Mme LE ROND.
Suivant celle de Paris, Monsieur, c'est celle de toutes les femmes.

DUMONT père.
Eh bien, pardon, Madame ; une autre fois je m'y conformerai.

Mme LE ROND.
Soit, pour une autre fois ; mais pour celle-ci, il est trop tard.

DUMONT père.
Madame, je ne regarde pas cela comme vous, et si doux que soit votre mari, je suis persuadé que cette nouvelle-là va pourtant l'irriter contre vous,... je crains même de la lui annoncer.

Mme LE ROND.
Non, ne craignez rien : ne vous gênez pas. Peignez-lui mon refus avec les couleurs les plus noires, et je vous garantis encore la plus belle tranquillité de sa part.

DUMONT père.
J'ai peine à le croire ; j'ai vécu avec lui, Madame.

Mme LE ROND.
Mais, pas si intimement que moi, j'espère. Ainsi, croyez que je le connais mieux que vous.

DUMONT père.
Oh ! je dis, Madame...

Mme LE ROND.
Comment ! mais il me paraît que vous en doutez.

DUMONT père.
Peut-être bien...

Mme LE ROND.
Oh ! celui-là me pique, par exemple... Eh bien ! Monsieur, saisons ensemble un petit pari... là, une espèce d'arrangement à l'amiable.

DUMONT père.
De tout mon cœur ; qu'est-ce que c'est ?

Mme LE ROND.
Essayez à fâcher aujourd'hui M. Chiristophe le Rond. Je vous donne jusqu'à demain pour cela. Si vous en venez à bout, si vous pouvez le faire mettre véritablement en colère, d'ici à ce temps-là, je consens au mariage que vous désirez... Si, au contraire, votre tentative est inutile, vous vous retirerez de vous-même, et ne reviendrez plus à la charge.

DUMONT père.
Cela est trop juste, Madame. J'accepte avec joie la proposition ; mais à condition que vous me donnerez carte blanche sur le choix des moyens que j'employerai...

Mme LE ROND.
Faites tout ce que vous voudrez ; battons-nous de bonne guerre.

DUMONT père.
Eh bien ! Madame, voilà qui est dit. Quelque répugnance que je sente à causer à un ami, même un chagrin imaginaire, comme le bonheur de mon fils dépend de cette épreuve, je vous garantis, avant une heure, votre mari dans une colère... dans une fureur !... Oh ! tenez-vous bien.

Mme LE ROND.
Allez, allez, Monsieur, il ne sera pas si furieux que je ne lui tienne bien tête ; et pour preuve que votre menace ne m'effraye pas, c'est que je vous engage à venir signer notre accord.

DUMONT père.
Très volontiers, Madame. Oh ! je vous assure que je n'aurai jamais signé d'acte avec plus de plaisir que celui-là.

(Ils entrent ensemble dans l'appartement de Mme le Rond.)


SCÈNE II.
LUCAS, CLAUDINE.

CLAUDINE.
Sais-tu ben, Lucas, que je sommes ridicules aussi, nous, et que je nous plaignons de ce qui rendrait les aut' bian aises.

LUCAS.
T'as biau dire, morgué, c'est chagrénant-ça ! Un homme qui ne se fâche jamais ! Faites-y bian, faites-y mal, y ne gronde pas, il est toujours content. Eh ! ventergué, gn'y a pus de plasir à bian faire. On se gâte avec un maître comme ça.

CLAUDINE.
C'est vrai que c'est une singuyère condition que j'avons-là ; mais que, veux-tu, elle n'en est peut-être pas pus mauvaise pour ça.

LUCAS.
T'as raison ; mais, morgué, il gn'y a une chose qui me chagrêne, c'est que not' mariage traîne furieusement.

CLAUDINE.
Dame ! écoute-donc, Lucas, je nous marierions ben, mais je ne sommes assez riches ; et si j'allons mettre rien avec rien ensemble.

LUCAS.
Eh ben ! Il en vienra toujours quéque chose. Va, crois-moi finissons-en.

CLAUDINE.
Mais, comment ! tu ne peux pas attendre quéques jours. Le fils de M. Dumont doit épouser not' jeune maîtresse, c'est moi qui l'y ai parlé pour lui pendant toutes leurs amours, et y m'a promis que le jour de leurs noces serait aussi stilà des nôt', et qu'il eu ferait tous les frais.

LUCAS.
Ah ben, oui ! En ce cas-là, j'avons le temps d'avoir les dents longues.

CLAUDINE.
Pourquoi donc ça ?

LUCAS.
Parce que j'avons, entendu pas pus tard qu'hier, Mme Le Rond qui divisait avec l'intendant du Chaquiau, qui ly proposait de marier sa fille à l'encontre de son fils qui est le propre fillot du Seigneur du Village... Ça ly a fait ouvrir les oreilles. Not' dame y a promis que ça serait, qu'alle y déterminerait son mari, ou que la lange li gêlerait dans la bouche, et tu vois bien que quand eune femme fait ce serment-là, all' ne court pas risque de perdre.

CLAUDINE.
Ah ! mon pauvre Lucas, comment ferons-nous donc ?

LUCAS.
Parguenne ! belle malice ! Je f'rons com' on fait. J'nous marierons de nous-mêmes, et ça ira tout seul. De quoi est-ce ce que t'as peur ?

CLAUDINE.
Ce n'est pas la peur qui me retient... c'n'est qu'là crainte de manquer.


SCÈNE III.
LUCAS, CLAUDINE, DUMONT père,
serrant le papier qu'il vient de signer chez Mme Le Rond.

DUMONT père.
Bonjour, mes enfants ; je suis bien aise de vous voir là. J'ai besoin de vous.

LUCAS.
Ah ! ventergué, je pouvons donc nous entr'aider, car j'avons itou besoin de vous.

CLAUDINE.
Ah ! dame, oui. Monsieur Dumont, y ne tient qu'à vous d'nous donner un bon coup de main.

DUMONT père.
Eh bien ! je ne m'y refuse pas ; mais commencez par me servir, et je vous promets de vous obliger.

LUCAS.
Allons, morguenne ! Claudine, v'là qu'est dit ; l'un portant l'autre ça ira. Formons une clique offensible envers et contre tous. Expliquez vot' affaire, et j'vous mettrons la nôt' au clair.

DUMONT père.
D'abord, dites-moi un peu : vous qui voyez votre maître dans le particulier, croyez-vous qu'il soit un homme facile à fâcher ? à mettre en colère ?

CLAUDINE.
Lui ! en colère ! Ah, pardine ! faites nous donc voir ce miraque-là. Oui, Monsieur, queuque chose qu'on li dise ou qu'on li fasse, y ne s'affecte de rian. Et quand y vous a répondi : Queuque ça me fait ? car c'est là son ric favori, il est content, tout est dit, et y ne pense plus à rian.

DUPONT père, aparté.
Ahi ! ahi ! mon pari tourne mal.

LUCAS.
Mais vous qui êtes son ami, vous devez savoir ça : pourquoi que vous nous le demandez ?

DUMONT père.
Je l'ai toujours connu comme vous le dépeignez-là ; mais quelquefois on se contraint dans la société, et on ne se laisse voir que par le bon côté, au lieu que dans son ménage, on se montre au juste tel qu'on est.

CLAUDINE.
Oh ben ! Monsieur peut se montrer comme il veut ; il n'y a rian à perdre, y n'a pas de mauvais côté.

DUMONT père.
C'est un bel éloge que vous on faites-là. J'en suis charmé pour lui. Il est pourtant question, mes amis, de la fâcher aujourd'hui. J'en ai fait le pari avec sa femme, et mon bonheur et le vôtre dépendent du succès de cette gageure.

LUCAS.
Eh bien ! morgué, Monsieur, repernez vot' en jeu ; car j'avons perdu.

DUMONT père.
Tu perds courage bien aisément. Tu me donnerais mauvaise opinion.

CLAUDINE.
Eh oui ! sans doute, Lucas. Faut pas se retirer avant que d'essayer. Y ne s'agit que d'faire un p'tit brin enrager un homme ; ça n'est p'tête pas si impossible.

LUCAS.
Oui, j'crais que tu y as assez de dispositions : mais, acoute donc, c'est que je ne voudrais pas que t'en prenne l'accoutumance.

CLAUDINE.
Bah ! laisse faire, Lucas, c'n'est qu'un essai.

LUCAS.
Oui ; mais c'est dangereux à vous aute' femmes. Les assais dans ce genre-là devenont biantôt des habitudes.

DUMONT père.
Ne crain rien, Lucas. Je vous récompensai bien. Venez avec moi ; je vais vous mettre au fait de ce qui vous devrez faire, et du plan que j'ai formé pour essayer à faire sortir mon ami de son caractère. Si nous pouvons y réussir, la noce de mon fils se fera demain, et je vous renovelle sa promesse. Je vous marie tous deux, et je doublerai votre dot.

CLAUDINE.
Eh bian, Lucas ! comment te sen-tu ?

LUCAS.
Eh mais ! v'là que ça reviant. Allons, morguenne, vous me reboutez le cœur au ventre. Ne t'y épargne pas, Claudine ; je te lâche la bride sur le col. S'il est dit que les femmes tourmentent les hommes, jamais elles n'en auront fait enrager un pour un aussi bon motif.

CLAUDINE.
Écoutez, M. Dumont, j'entends not' maître qui viant par ici... Comme de façon ou d'autre je voulons nous marier demain, Lucas et moi, j'allons d'abord tâcher de l'y parler un tantinet de nos affaires, et pis je vous rejoindrons, et vous nous expliquerez tout ça au pus juste.

DUMONT père.
Faites, mes amis ; je vous attendrai auprès du parc. (Il s'en va. Les autres se retirent dans un coin des coulisses.)


SCÈNE IV.
CHRISTOPHE LE ROND, seul, en robe de chambre.

C'est un plaisir de se lever comme ça le matin pour respirer le frais ! Quelle heure est-il ? Diable ! déjà dix heures ! ma foi, c'est égal. J'ai bien dormi. Je comptais me lever plutôt, et faire quelques tours de jardin ; mais je me suis reposé. Eh bien ! il n'y a rien de perdu. C'est un plaisir pour un autre. Trop heureux quand on s'amuse ! C'est toujours du temps bien employé. (Ici Claudine et Lucas rentrent et écoutent les dernières paroles de Christophe le Rond.) J'ai bien ri toujours ! C'est de bonnes gens que ces paysans ! Comme ils m'ont diverti avec leurs contes, et comme j'ai bien soupé. Je ne m'étonne pas si j'ai bien passé la nuit ! L'esprit tranquille, de bonne nourriture et de la gaieté ! Voilà de quoi faire une bonne digestion.


SCÈNE V.
CHRISTOPHE LE ROND, CLAUDINE, LUCAS.

LE ROND.
Ah ! vous voilà vous autres. Bonjour, mes enfants.

LUCAS.
Or donc, not' maître, je vous le souhaitons itou. Comment que ça vous en va ti' ce matin ? Toujours content, pas vrai ?

LE ROND.
Ma foi, mon ami, je tâche à l'être. M'accommoder de tout, toujours rire et ne jamais me chagriner, voilà mon système à moi ; je m'en trouve bien ; et la gaieté, je crois, le plus beau de mon revenu.

LUCAS.
C'est bian dit et bian fait : mais morguenne, c'est que ste graine-là ne pousse pas dans tous les terrains. V's'êtes bian heureux d'en avoir un fond comme ça cheux vous.

LE ROND.
Est-ce que ça te manque à toi ? Je t'ai toujours vu en bonne disposition pourtant. Et voilà Claudine qui me semble bien capable de te remettre en bonne humeur.

CLAUDINE.
Ah ! Monsieur, c'n'est pas de c' côté-là q'ça peche. J'y som' assez en himeur. Mais ce n'est pas tout que l'himeur, ça vous mène queuque fois pas si loin qu'on ne voudrait.

LE ROND.
Eh bien ! mais, où est-ce que tu voudrais donc aller ?

LUCAS.
Tenez, morgué. Monsieu, j'n'avons rian de caché pour vous. C'est que voyais-vous, sans barguigner, je voudrions prendre le grand chemin des violons ; et dame, compernez-vous, ça vous mène tout droit à la noce.

CLAUDINE.
Et pour faire jouer ces violons, il faut graisser l'archer.

LUCAS.
Oui-da... Et j'n'avons pas de quoi payer la coulaphane. V'là le fin mot.

LE ROND.
Eh bien, mes enfants, il ne faut pas que ce soit la colophane qui vous arrête. Je la payerai, moi, et vive la joie. Je me prie de la noce, et je ferai l'ouverture du bal avec la mariée.

CLAUDINE.
Bian d'l'honneur pour nous, Monsieur : remercie donc, Lucas.

LUCAS.
Allons, morgué, ainsi soit ; à tous seigneurs, tous honneurs. Si vous payais la danse, il est bian juste que vous ayais l'étrenne du violon.

LE ROND.
Ce n'est pas tout. Je me réserve encore de lui faire un présent de noces.

LUCAS.
Allons, ventergué, de mieux en mieux : tout ce que vous ferez sera bien fait, et j'allons travailler à ça, sans perdre de temps.

CLAUDINE, aparté.
Ah ! Lucas, j'avons pris là eune vilaine commission tantôt. Queu dommage de vouloir faire enrager un homme comme ça.

LE ROND.
Heim ! qu'est-ce que tu dis ? Tu feras enrager ton homme ?

LUCAS.
Nenni, Monsieur, c'n'est pas ça qu'alle dit.

LE ROND.
Dame, Lucas, c'est toi que cela regarde.

LUCAS.
Oh ! je nous sentons du courage de reste pour la réduire.

LE ROND.
Allez, mes enfants, tâchez d'être heureux ; c'est tout ce que je vous demande, et ne m'y épargnez pas.

CLAUDINE.
Ah ben ! laissez faire, allez Monsieur ; puisque vous nous permettez de l'être, je ne vous y épargnerons pas non pas. (Ils s'en vont.)


SCÈNE VI.
CHRISTOPHE LE ROND, seul.

Oh ! elle n'a besoin d'en répondre, la petite commère ! Pourvu que son mari tienne aurant qu'elle promet, je crois bien que cela n'ira pas mal... Il faut que j'écrive un mot à mon ami Dumont. (Il se met à table et il écrit.)


SCÈNE VII.
CHRISTOPHE LE ROND, Mme LE ROND.

Mme LE ROND, au fond du théâtre.
Le voilà qui écrit... Je ne sais pas si j'ai bien fait de parier. Ce n'est pas que la gageure m'inquiète ; je répondrais bien du succès... Mais, en général, le caractère des maris est si contrariant ? Il est si rare d'en trouver un parfaitement bon, que le mien pourrait bien se démentir un instant, ou me faire perdre. Pour être plus sûr de mon fait, j'ai envie de l'essayer un peu, et de voir jusqu'à quel point je dois compter sur sa patience... C'est quelquefois bon à savoir.

LE ROND, se levant.
Voilà qui est fait, je vais l'envoyer.

Mme LE ROND.
Bonjour, mon ami : vous n'êtes pas si matineux aujourd'hui qu'à votre ordinaire !

LE ROND.
C'est vrai, Mme Le Rond ; j'ai un peu calmé ce matin, mais c'est pardonnable : vous savez que nous nous sommes endormis fort tard. J'étais en train hier au soir.

Mme LE ROND.
Oui ! de conter des histoires.

LE ROND.
Eh ! ma foi, d'en faire aussi. Vous savez que quand je m'y mets, je m'en tire tout aussi bien qu'un autre.

Mme LE ROND.
Oui, oui, je sais que vous aimez assez à rire.

LE ROND.
Mais c'est ce qu'il y a de mieux à faire. J'ai toujours ouï-dire qu'une once de gaieté purgeait mieux que toutes les médicines du monde, et je suis exact à ce régime-là.

Mme LE ROND.
C'est fort bien fait à vous. Je ne viens pas diminuer votre joie, car j'ai de fort bonnes nouvelles à vous apprendre.

LE ROND.
Tant mieux ! Une bonne nouvelle n'étourdit pas un homme raisonnable, mais elle lui donne le courage d'en supporter après dix autres mauvaises.

Mme LE ROND.
D'abord, je vous dirais que j'ai eu le boheur de gagner un fort lot à la Loterie qu'on a tirée hier. J'en ai reçu un avis certain.

LE ROND.
Il n'y a pas de mal à ça.

Mme LE ROND.
Comment, pas de mal ! Mais c'est au contraire un très grand bien, et vous devriez vous en réjouir.

LE ROND.
Oh ! je dis ! Qu'est-ce que ça me fait ?

Mme LE ROND.
Bon ! Voilà votre refrain ordinaire.

LE ROND.
Mais écoutez, ma femme : Quand on a le nécessaire comme nous l'avons, si, en recevant un surcroît de bien, on était assez sûr de soi, pour ne pas craindre qu'il vous portât à quelque sottise, on aurait juste sujet de s'en réjouir ; mais je crains l'emploi du superflu.

Mme LE ROND.
Oh ! ne craignez rien, Monsieur ; je vous débarrasserai de cet emploi-là.

LE ROND.
Je m'en rapporte bien à vous, ma chère femme. Sur cet article-là, je crois que votre sexe n'est jamais en peine.

Mme LE ROND.
Au surplus, j'ai encore quelque chose de très flatteur à vous apprendre. C'est que le Seigneur du Village arrive aujourd'hui, dans l'intention de vous proposer le mariage de notre fille avec son filleul, et vous conviendrez que cette alliance-là doit vous intéresser beaucoup.

LE ROND.
Moi ! Pourquoi donc se passionner ? s'éblouir comme ça. Ma chère femme, je vous l'ai déjà dit, jamais l'ambitiion ne me fera manquer à l'amitié.

Mme LE ROND.
Mais, un Seigneur !...

LE ROND.
Oh ! un Seigneur, c'est bientôt dit. Mais, après tout, M. de la Canadière soit devenu le Seigneur de ce Village-ci ou d'un autre encore, je ne l'en considère pas plus pour cela. Ce n'est toujours qu'un homme parvenu comme tant d'autres ; un peu plus riche, un peu plus qualifié que nous ; mais, qu'est-ce que cela me fait, s'il a plus de dignités, il n'a peut-être pas plus d'honneur, et c'est par-là que je compte moi.

Mme LE ROND.
Mais, mon cher ami, vous ne considérez pas aussi que le jeune homme que l'on vous propose a tout à espérer. Le Seigneur lui veut beaucoup de bien.

LE ROND.
En ce cas-là, voilà sa fortune faite, il n'a plus besoin de nous.

Mme LE ROND.
Vous pensez rire, mais il est très vrai que Monseigneur le protège.

LE ROND.
C'est fort bon, Monseigneur le protège ! La belle avance ! Voilà bien la manie des Grands ! Protéger ! Et moi j'oblige ; et je crois qu'une bonne action vaut bien deux belles paroles... De plus, ma fille aime le jeune Dumont.

Mme LE ROND.
Oh ! Monsieur, je vous arrête là-dessus ; je ne consentirai jamais que ce mariage-là fasse manquer l'établissement avantageux que je vous propose.

LE ROND.
Parlons sans passion, ma chère femme.

Mme LE ROND.
Mais au bout de tout, Monsieur, il est bien singulier que vous n'ayez pas plus de complaisance pour moi. Je croyais pourtant que lorsqu'une femme faisait tant que d'aimer son mari...

LE ROND.
Elle lui faisait beaucoup d'honneur, n'est-ce pas ?

Mme LE ROND.
Mais, Monsieur !...

LE ROND.
Eh bien ! ma femme, ne vous gênez pas. On sait bien qu'une femme a toujours une arrière pensée. Un peu d'humeur de plus ou de moins, cela ne tire pas à conséquence. Oh ! nous devons nous en permettre plus que cela. Un mari sans complaisance ! une femme sans caprices ! Eh, bon Dieu ! ce serait un ménage manqué.

Mme LE ROND.
Eh ! Monsieur, vous êtes extrordinaire avec vos définitions ! Suivant vous, peut-être une femme est une ridicule.

LE ROND.
Non ; mais suivant vous, Madame, que doit être un homme ?

Mme LE ROND.
Suivant moi, Monsieur ? Un homme doit être délicat, respectueux, plein d'égards pour son épouse, ne voir que par ses yeux, n'entendre que par ses oreilles, ne sentir que par son cœur, et n'avoir d'autres mouvements enfin que ceux qu'elle veut bien lui communiquer... Au surplus, Monsieur, interrogez toutes les femmes, elles ne vous parleront pas autrement.

LE ROND.
Je le crois bien : elles n'auront garde. Criez au feu, attaquez une femme, ou sonnez le tocsin, l'alarme est générale.

Mme LE ROND.
Oh ! par exemple, Monsieur, c'est trop fort ; quel ton prenez-vous donc là ? En vérité, cela vous sied bien.

LE ROND.
Mais vous-même, ma femme, je ne vous reconnais pas. Comment ! vous étiez si douce auparavant !...

Mme LE ROND.
C'est justement pour cela, Monsieur, on se lasse de tout ; puisque ce caractère-là ne me réussit pas, j'en veux changer.

LE ROND, plus gaiement.
Eh ! ma chère femme, vous êtes si bien comme cela, vous ne pourriez que perdre au change.

Mme LE ROND, aparté.
Comme il est insultant avec son sang-froid. Je crois qu'il me pique réellement. (Haut.) Eh bien ! Monsieur, tant pis pour vous ; car je suis déterminée à en essayer d'un autre.

LE ROND, toujours gai.
Tout de bon ! eh bien, Madame, tant mieux ! Je vous le conseille moi-même. Changement d'humeur varie, égaie la société ; cela rendre notre commerce plus piquant. On a besoin de cela après quinze ou vingt ans d'habitude : on court risque de s'ennuyer ; mais s'exciter ainsi, se brouiller de temps en temps, c'est un politique. Cela donne le plaisir du raccommodement,... et dans ces moments-là, il y a toujours à gagner.

Mme LE ROND, aparté.
Je crois à présent que je ne risque pas beaucoup sur mon pari ; mais poussons-le toujours. (Haut.) En vérité, Monsieur, vous êtes bien maussade ! bien insupportable !

LE ROND, riant.
Allons, courage ! criez, pestez, battez-moi même un peu, si vous voulez, cela ne sera mal ; mais du moins vous me promettez que nous nous raccommoderons ensuite, n'est-ce pas ?

Mme LE ROND, aparté.
Il me désarme ! je n'ai pas la force de le pousser davantage. (Haut.) Allez, Monsieur, la plaisanterie vous sied mal. Nous reviendron une autre fois là-dessus ; mais sachez toujours que lorsqu'on a le bonheur d'avoir une femme aussi douce et aussi tranquille que je le suis, on devrait la ménager davantage.

LE ROND, étonné.
Comment ! est-ce bien à moi que...

Mme LE ROND, aparté en s'en allant.
J'en ai autant que j'en voulais... Ma foi, il faudrait qu'une fût bien difficile pour ne pas s'accommoder d'un mari aussi doux que celui-là.


SCÈNE VIII.
CHRISTOPHE LE ROND, seul.

C'est singulier ! elle n'est pas ordinairement comme cela ! mais ! qui n'a pas ses humeurs ? les esprits sont comme le temps, par-ci, par-là, quelques nuages... mais qu'est-ce que cela fait ? Un léger nuage n'empêche pas un beau jour. (Tirant sa lettre.) Envoyons chercher mon ami Dumont, le plaisir de le revoir me rendre toute ma gaieté. Holà, quelqu'un.


SCÈNE IX.
CHRISTOPHE LE ROND, DUMONT fils.

LE ROND.
Ah ! vous voilà, mon cher Dumont ; je pensais à vous et à votre père, j'allais vous envoyer chercher. Comment vous en va ? Le cœur bien joie ! c'est de votre âge.

DUMONT fils.
Hélas, Monsieur, mon cœur, vous la connaissez ; la vive passion qui s'occupe n'y laisse plus de place à d'autres sentiments.

LE ROND.
Fi donc ! que dis-tu ? Tu parles d'amour comme un roman. Vas-tu nous renouveler les Amadis et les Cyrus ! Je t'avertis que cela ne prendra plus chez nos Belles. Eh ! morbleu, mon ami, amoureux et content : c'est synonyme ! L'amour est, dit-on, le Dieu des plaisirs, et tu nous en fais toi le Dieu des langueurs ! Tu nous gâteras, notre beau sexe ; ou pour mieux dire, tu te feras donner une audience de congé.

DUMONT fils.
Hélas ! Monsieur, je suis en train de la recevoir... Premièrement, je n'ai pas eu le bonheur d'obtenir l'agrément de Mme votre épouse ; et secondement, mon père vient de perdre un procès considérable, et cette perte me force à renoncer au bonheur que j'avais osé définer.

LE ROND.
Pourquoi donc ?

DUMONT fils.
Je suis ruiné, Monsieur, nos fortunes ne sont plus égales.

LE ROND.
Qu'est-ce que cela me fait ? Si tu deviens mon fils, tout mon bien n'est-il pas à toi ?

DUMONT fils.
Ah ! Monsieur, tant de félicité n'est pas faire pour moi... Ce qui me console au moins par rapport à vous, c'est qu'à la même audience où j'ai été condamné, j'ai eu la satisfaction d'entendre juger en votre faveur le procès que vous suiviez depuis si longtemps.

LE ROND.
Quoi ! j'ai gagné ce procès-la !

DUMONT fils.
Oui, Monsieur, et avec dépens.

LE ROND, avec chaleur.
Eh bien, mon enfant, tu n'as rien perdu.

DUMONT fils.
Comment donc, Monsieur ?

LE ROND.
Oui, entre amis tout est commun, n'est-ce pas ? Eh bien ! tu as perdu un procès, et j'en ai gagné un autre, partageons les deux événements, et nous nous trouverons à deux de jeu.

DUMONT fils.
Ah, Monsieur, quel excès de générosité ! elle me confond plus qu'elle ne me rassure.

LE ROND.
Eh ! tais-toi donc, nigaud, tu es toujours dans les grands mots ! Vas-y donc comme moi à la bonne franquette. Quand j'offre, je dis : tiens, prends ; quand je reçois, je dis : bien obligé. Dans les deux cas, mon cœur fait tous les frais, et mon esprit ne s'alambique jamais dans la tournure des phrases... Qu'est-ce que ce bruit-là ! ah ! je m'en doute. C'est le lot que ma femme a gagné.

DUMONT fils.
Comment, Monsieur, Madame a aussi gagné ?

LE ROND.
Oui, à ce qu'elle dit.

DUMONT fils.
Eh bien, Monsieur ! vous le voyez, tous ces événements heureux multipliés dans votre famille, me font une loi de ne plus penser à votre alliance.

LE ROND.
Au contraire, tout cela te fait plus beau jeu. Plus ma fille devient riche, moins elle a besoin que tu le sois.

DUMONT fils.
Quels nobles sentiments ! ah ! Monsieur, que tout ce que je vois de vous me rendrait encore votre alliance plus chère. Quoi ! vous me regardez toujours de mêmes yeux au moment où vous voyez augmenter votre fortune par une riche succession, par le gain d'un procès, et par un lot considérable.

LE ROND.
Eh bien, qu'est-ce que cela me fait ? Ma succession ne me flatte pas, elle me vient par la mort d'un parent que j'aimais ; je n'y vois pas la nouvelle d'un bonheur, mais l'annonce d'une disgrâce.

DUMONT fils.
Mais votre procès...

LE ROND.
Mon procès... eh bien ! je n'ai gagné que parce qu'un autre a perdu. Ce qui me réjouirait fait couler les larmes d'un autre, ruine peut-être une famille entière, et cela retient ma joie. Je suis naturellement gai ; mais je n'aime point à rire aux dépens d'autrui.

DUMONT fils.
Au moins la Loterie...

LE ROND.
Oh ! oui ! un coup du sort ! il y a bien là de quoi s'enorgueillir, cela ne pourrait-il pas tomber au premier faquin comme à moi ? Parlez-moi du bien que j'ai gagné par mon travail. Jeune, j'ai servi le Roi. Dans l'âge mur, j'ai travaillé pour mon compte. Dans mon premier état, j'acquis de la gloire, et de l'argent dans mon second. J'ai été doublement utile à l'État, et j'ai rempli ma tâche de bon citoyen. Voilà, mon ami, ce dont je suis fier. Voilà les succès qui me font honneur. J'espère qu'un jour vous en pourrez dire autant, jeune homme. En attendant, allez rassurer votre père sur la perte de son procès, et dites-lui que je ne lui pardonnerais pas, s'il pouvait croire que cela influât sur ma façon de penser à votre égards... Adieu, mon ami, va t'en ; va le consoler. (Dumont sort.)


SCÈNE X.
CHRISTOPHE LE ROND, LUCAS, entrant tout agité.

LE ROND.
Eh bien ! Lucas, qu'as tu donc ? Tu as l'air tout effaré.

LUCAS.
Ah, jornigoi ! notre maître, c'n'est rien que mon air, c'est le vôtre qui va être bien plus allongé tout-à-l'heure. Faut que vous ayez ben du guignon toujours.

LE ROND.
Oh ! oh ! qu'y a-t-il donc de nouveau ?

LUCAS.
Comment ! ventergué ! vous demandez ça aussi tranquillement ! Vous ne vous attristais pas déjà sur ce que j'allons vous dire ?

LE ROND.
Moi ! m'attrister ! je ne m'en chagrinerai pas après, ce n'est pas pour m'en chagriner avant !

LUCAS, aparté.
Queu farmeté. (Haut.) Vous voyais stapendant ben à mon ton et à mon air que rien n'est plus triste et plus désespérant que ce que j'allons vous annoncer.

LE ROND.
Oui, je vois que tu prends tant que tu peux le ton pathétique, mais cela ne va pas à ta mine.

LUCAS.
C'est que ma mine ne sait ce qu'alle fait ; car, voyais-vous, pour un rien j'en pleurerions, et morgué vous devriais en pleurer itou vous-même.

LE ROND.
Allons, allons, finis donc ; raconte-moi ça tout bonnement. Ton chagrin me donne envie de rire.

LUCAS.
Eh bien ! riez donc là. C'est votre meunier de stendroit ousque vous avez tout plein de moulins à eau qui vient de venir. Y nous a dit que rivières s'étaient débordées, qu'all'aviont démonté vos moulins, renvarsé vos maisons, détruit vos plantations, emporté vos chevaux, vos bestiaux, et tout le bataclan.

LE ROND.
Ah ! ça commence à devenir clair, j'entends à présent.

LUCAS.
Oui, ça prend une jolie figure.

LE ROND, avec intérêt.
Eh ! dis-moi donc, y a-t-il eu malheureusement quelques personnes de noyées ?

LUCAS.
Non, gn'y a eu que les bêtes : les gens sont sauvés, tout le désastre est pour vous.

LE ROND.
Ah ! tant mieux ! si le dommage est pour moi seul, du moins je suis en état de le supporter. Tu vois, Lucas, qu'il y a toujours un bon côté à tous les événements.

LUCAS.
Oui, un beau chien de côté. Allez, allez, Monsieur, vous ne savez pas être riche, autant vaut'y ne pas avoir du bien, que de ne pas se plaindre quand on le perd.

LE ROND.
Il y a quelque chose de plus sûr encore, mon enfant, c'est que mieux vaudrait n'en pas avoir, si la perte d'une chose aussi frivole pouvait faire perdre à un honnête homme sa tranquillité et sa raison.


SCÈNE XI.
LES PRÉCÉDENTS, CLAUDINE.

CLAUDINE.
Ah ! Monsieur.

LE ROND.
Qu'y a-t-il encore ?

CLAUDINE.
Non, je ne m'en serais jamais doute ! comme les gens sont méchants !

LUCAS.
Ah ! c'est vrai ça, c'est une peste.

LE ROND.
Eh bien ! où en veux-tu venir ce préambule ?

CLAUDINE.
Ah ! Monsieur, je n'ose pas vous le dire ! le croirais-tu, Lucas ?

LUCAS.
Moi ! non ; c'est impossible.

LE ROND.
Mais tu n'en fais rien : laisse-là donc parler.

LUCAS.
C'est égal, allez, je ne le croyons pas.

CLAUDINE.
Une aussi bonne personne que celle de not' maître !

LUCAS.
Un cœur bon comme le sien !

CLAUDINE.
Qui n'a jamais fait de mal à personne !...

LUCAS.
Qui n'a pas pus de fiel qu'un mouton !...

LE ROND.
Mais, mes enfants, à qui aboutira ce beau panégyrique ?

CLAUDINE.
Eh ben, Monsieur, des insolents ont médit de vous.

LE ROND.
Médit de moi !

LUCAS.
Ah ! c'est abominable, ça.

CLAUDINE.
Ça crie vengeance.

LUCAS.
Ah ! ça me boute dans eune colère... Où sont-ils ?... Dans eune fureur !... Allons, Monsieur, fâchez-vous bien.

LE ROND.
Que je me fâche ! et contre qui ? Contre moi donc ? Médire de quelqu'un, c'est en dire un mal réel : or si j'ai donné sujet d'en dire de moi, c'est moi qui ai tort.

LUCAS.
Ah ! dame, c'est différent ! c'est vot' faute ; eh ben ! alors fâchez-vous contre vous-même. Il faut toujours que vous fâchiez déjà.

CLAUDINE.
Ah ! excusez not' maître ; c'est que je n'connaissons pas trop ben les termes. C'est calomnié que j'on voulu dire.

LUCAS.
Ah ! diable, v'là qui devient ben pus sérieux... queuqu'ça veut dire, Monsieur, calomnié ?

LE ROND.
C'est accuser les gens d'un mal qu'ils n'ont pas fait.

LUCAS.
Ah ! fi donc ; ça n'est pardonnable celui-là, c'est indeigne ! Je savais ben qu'il fallait que vous vous fâchiez. Allons, Monsieur, de la colère... Jurez comme un démon, prenez-moi des batons, des épées... allez vous battre... allez. Ah ! j'allons morgué faire à nous trois les diables à quatre.

LE ROND.
Pourquoi cela ?

LUCAS.
Parce qu'on vous a calomnié.

LE ROND.
Eh bien ! qu'est-ce que ça me fait ?

CLAUDINE.
Mais, Monsieur, on dit comme ça que c'est déshonorant.

LUCAS.
Oui, ce mal qu'on dit vous fera du tort.

LE ROND.
Eh ! pourquoi ? On en a dit de tant d'autres, et sur lesquels il y en avait tant à dire ! cela a-t-il influé en rien sur leur fortune ? on est aujourd'hui d'une si belle indifférence sur les qualités personnelles.

LUCAS.
Oh ! oh !

LE ROND.
Mais, oui. Un tel, dit-on, est colère, emporté, méchant ; eh bien ! le méprise-t-on ? au contraire, on lui fait politesse, parce qu'on le craint. Un autre est riche et gourmand ; on le visite, parce qu'il a du bien. Celui-là est débauchée, libertin ; on le hante par habitude. On voit le glorieux par air, le voluptueux par goût ; on cède au Grand par bassesse ; on impose au Petit par orgueil, et l'on s'unit au frivole par sympathie.

LUCAS.
V'là de biaux portraits qu'on nous fait-là ! Mais quoique ça, morgué, un honnête homme toujours en vouloir à sti-là qui l'a dénigré.

CLAUDINE.
Oh, dame oui ! Jarni ! je n'suis qu'une femme ; mais si queuq'z'un s'avisait de m'ôter seulement un cheveu de la tête, je li garderais de la racune pour mille ans.

LE ROND.
Non, Claudine, crois-moi ; c'est mal vu ! Ce mal qu'on a dit de moi, ce coup de lange enfin, n'est qu'un mal imaginaire ; mais me charger du poids de la rancune, eh ! ce serait un mal réel.

LUCAS, à Claudine.
Faut renoncer à ta dot, va.

CLAUDINE.
Non, non, j'ai ordre de pousser plus avant.

LUCAS.
Eh bian, morgué ! ferme, appuie donc.

CLAUDINE.
C'est dommage, mon cher maître, qu'avec ces biaux sentiments là vous soyez la victime...

LE ROND.
Point du tout. Tu vois bien que cela ne m'attriste pas davantage. Me voilà tout aussi disposé que jamais à rire et à danser à votre noce.

CLAUDINE.
Ah ! Monsieur, faut pus parler de ça ; vot'affaire est bian pus triste que vous ne croyez.

LUCAS.
Par la jerni, je prévoyons quéque malheur.

CLAUDINE.
Imaginez-vous, mon cher maître, que ces renégats-là ont manigancé tant de sottises contre vous, qu'on a donné l'ordre de vous mettre en prison, et j'ons eu vent qu'on allait vous prendre.

LUCAS.
En prison ! Ah ! jarnombille, sauvons-nous, Monsieur, décampons.

LE ROND.
Pourquoi donc ?

LUCAS.
Comment, ventergué ! voulez-vous qu'on vous mène en prison ?

LE ROND.
Qu'est-ce que cela me fait ?

CLAUDINE.
Quoi, Monsieur ! ça ne vous fâche pas ?

LE ROND.
Point du tout.

LUCAS.
Vous n'êtes pas d'eune colère de chien ?

LE ROND.
Aucunement.

LUCAS.
Oh ! ma foi, vous êtes incurable.

LE ROND.
Mais de quoi veux-tu que je me fâche ? Pourquoi faut-il que je me sauve ? Je ne me sens coupable de rien, moi ; je suis tranquille. Tôt ou tard mon innocence paraîtra ; j'en ressortirai avec honneur, et je rirai encore d'avoir confondu la malice.

LUCAS, aparté.
Autant de trous que des chevilles... Ma foi, Claudine, fâche-le, si tu peux ; moi, j'y renonce.

CLAUDINE.
Mais, Monsieur, quand ce n'serait que l'désagrément d'être déplacé de chez soi, et conduit on ne sait pas où... ben loin peut-être dans queuqu'isle... dans queuque donjon.

LUCAS.
Aux Antipodes p'têtre.

LE ROND.
Eh bien ! Je ne hais point de voyager ; au contraire, le changement d'air ne me peut faire que du bien. Restez ici vous autres, et ne parlez à personne. Je m'en vais m'habiller, et chercher le moment de prévenir ma femme. Je parie que cet événement va lui paraître bien singulier. (Il fait quelques pas.)

LUCAS.
Oui, elle va bian rire, je crois.

LE ROND, revenant à eux.
Cela vous fait bien voir, mes enfants, qu'il faut s'attendre à tout dans la vie, et que le seul moyen d'être toujours content, c'est de jouir du bien quand il se présente, sans s'affecter du mal quand il arrive. (Il sort.)


SCÈNE XII.
LUCAS, CLAUDINE.

CLAUDINE.
Lucas ! c'est-y un homme ça ?

LUCAS.
Ah ! morgué, si c'en est un, y ne me ressemble guère toujours. À sa place, moi, j'aurions tout cassé ; j'aurions crié, pesté ; et par-dessus le marché, j'aurions assommé les impertinents qui m'auraient apporté ces mauvaises nouvelles.

CLAUDINE.
J'som' donc ben heureuse d'n'avoir pas eu affaire à quéq'z'un de ton acabi, deà !


SCÈNE XIII.
LES PRÉCÉDENTS, DUMONT père.

DUMONT père.
Eh bien, mes enfants, avons-nous gagné ?

LUCAS.
Ah ! mon cher Monsieur, vos écus de six francs ne valent plus que des pièces de six liards.

CLAUDINE.
Oui, Monsieur, j'ons eu beau le pousser, l'exciter, pleurer, crier ; tout ça est énutile. C'est un rocher.

LUCAS.
Un marbre.

CLAUDINE.
Il est inébranlable.

LUCAS.
Il se moque de tout.

DUMONT père.
Quoi ! cette inondation ! une rivière débordée !

LUCAS.
Il a avalé ça comme j'avalerions un verre d'eau.

DUMONT père.
Mais la prison...

CLAUDINE.
Y va là comme j'irions à la noce.

DUMONT père.
C'est un singulier caractère.

LUCAS.
Je vous dis qu'on n'en fait pas pus comme ça : mais quoique je n'ayons pas réussi, vous nous devez toujours ben le paiement : car, morgué, j'ons ben sué après lui.

DUMONT père.
Ne nous désespérons pas encore, mes amis ; j'ai imaginé deux autres moyens que nous allons mettre en œuvre, et j'ose croire qu'il ne tiendra pas contre ces deux dernières attaques.

LUCAS.
Allons, morguenne, Monsieur, demenez-vous bien, et tâchez d'en venir à vot'honneur : car v'là Claudine et moi, que je sommes pressés d'en venir à la conclusion ; pas vrai, Claudine ?

DUMONT père.
Oh bien ! nous ne tarderons pas. Lucas, te sens-tu bien le courage de lui donner encore une aussi alarme ?

LUCAS.
Oh ! morgué, tant qui gn'y aura qu'à mentir, je n'y renoncerons pas.

DUMONT père.
C'est au sujet de sa femme que je prétends l'inquiéter.

LUCAS.
Quoi ! Monsieur, sa femme qu'il aime tant ! Ça li fera trop de peine.

DUMONT père.
C'est justement pour ça ; il s'en fâchera plus vite.

LUCAS.
Oui-da ! ah ! j'entendons... Eh bian ! laissez-nous faire ; puisque c'est comme ça, j'allons li pousser eune fière botte de ce coup-ci.

DUMONT père.
Toi, Claudine, viens avec moi ; la dernière épreuve roulera sur ton compte, et je te ferai paraître quand il en sera temps.

LUCAS.
Fort bian, c'est-à-dire, que vous la reservez pour le coup de grâce. (Dumont sort avec Claudine. Puis, un domestique apporte une table servie.)


SCÈNE XIV.
CHRISTOPHE LE ROND, LUCAS.

LUCAS, seul.
Ah ! jarni, quéque c'est que ça ? V'là eun déjeuner qu'a bonne meine ! Oh ! c'est apparement not'maître qui croit toujours aller en prison, et qui veut se fortifier l'estomac avant de partir. Mais v'là deux verres ! Est-ce qu'y boirait des deux mains ?

LE ROND, entrant habillé, avec son chapeau et sa canne.
Me voilà tout prêt, je n'ai plus qu'à parler un moment à ma femme. Ah ! Lucas ; va-t'en un peu dire à Mme Le Rond qu'elle me fasse l'amitié de se rendre ici.

LUCAS.
J'y vas, Monsieur. (Aparté, en marchant.) Mais, morgué ; v'là tout juste eune occasion pour entamer la manigance de M. Dumont. (Il revient.) Ah ! Monsieur, j'irions ben la chercher, Mme Le Rond ; mais il fallait vous presser pus que ça, je venons de la voir sortir.

LE ROND.
Comment ! elle est sortie ?

LUCAS.
Oui, Monsieur ; alle vient de s'en aller tout-à-l'heure... Et, sans curiosité, quéque vous lui vouliez donc encore !

LE ROND.
Je voulais avoir le plaisir de déjeuner avec elle avant de partir.

LUCAS.
Déjeuner avec elle ! Ah ! quequ'y fait, alle en a p't-être de meyeux que le vôte, des déjeuners.

LE ROND.
Comment ! des meilleurs !

LUCAS.
Eh oui ! de pus fin, de pus friand. Quelquefois eune femme est gourmande. Eh dame ! alle ne se contente pas toujours de l'ordinaire du ménage.

LE RONDE.
Oh bien ! Je m'en va toujours boire à sa santé.

LUCAS, faisant des mines et haussant les épaules.
Ce pauvre cher homme ! queu dommage !

LE ROND.
Allons, Lucas, je te la porte.

LUCAS, de même.
Bien obligé, Monsieur, et que grand bien vous fasse !...

LE ROND.
Qu'est-ce que c'est donc que toutes ces condolences-là ? Je t'ai déjà dit que j'allais en prison de bon cœur : ne vas donc pas essayer de m'attendrir avec tes mines.

LUCAS.
Oh oui, mes mines ! C'est pas sus votre prison que j'en faisons. C'est un bibus ça ; c'est, ma foi, ben sûr eune autre paires de manches ! mais motus. Ça vous chagrinerait trop ; j'aimons mieux m'en taire et retenir nos mines. [Bibus : chose qui est de nulle valeur.]

LE ROND.
Ah ! tu piques ma curiosité. Est-ce qu'il y aurait encore du nouveau ?

LUCAS.
Non, non, allez, il n'y a rien. Je ne som' pas si mal avisé que d'aller nous fourrer comme ça martin en tête. Car, morgué, si doux que vous soyez, si vous appreniez stelle-là, gn'y aurait plus de douceur qui tienne, gn'y aurait pus à dire : queuq'ça me fait ? vous mettriez le feu à la maison.

LE ROND.
Peste ! quelle fureur !

LUCAS.
Et vous jetterez tout par les fenêtres après.

LE ROND.
Cela serait curieux à voir.

LUCAS.
Oui, morgué, ça l'serait ; mais je ne vous en sonnerons mot.

LE ROND.
Comment, Lucas ! tu me tiendrais rigueur.

LUCAS.
Oui, jarnigoi. Tout c'que j'pouvons vous dire, c'est que nous som' bian bêtes, nous autres hommes, bian dupes et bian faits pour l'être.

LE ROND.
Peste ! Tu commences un cours de morale ! Eh bien ! met-toi-là ; tiens prends la place de ma femme, et nous allons raisonner en buvant.

LUCAS.
Oh ! pour boire, je boirons ben, mais pas à sa santé toujours, c'est à la vot' toute seule que je buvons. Car pour elle, tenez, je voudrions que ce verre de vin-là lui sarvit de poison... (Il boit.) Avec vot' parmission, faut que j'm'en varse un autre pour me rincer la bouche à présent. (Il prend un second verre.)

LE ROND.
Tiens, ne l'épargne pas.

LUCAS.
Grand merci, Monsieur, et toujours à vot' santé tout seul.

LE ROND.
Bien obligé. Mais qu'a-t-elle donc fait, ma femme ? tu me parais bien fâché contre elle.

LUCAS.
Al' ne m'a morgué rian fait à moi : mais je n'en dirions pas d'même de vous. Tenez, Monsieur, je sommes trop franc ; j'n'y pouvons pas tenir. Dites un peu, Monsieur, vous aimez ben vot' femme, n'est-ce pas ?

LE ROND.
Assurément.

LUCAS.
Et vous croyez que de son côté al' raffole de vous ?

LE ROND.
Mais ! je dis... là-dessus...

LUCAS.
C'pauvre cher homme ! Un bon mari comme vous ! Car je gagerions ma tête que vous n'avez jamais pensé à donner un coup de canif dans... Ah ! c'est bian mal à elle.

LE ROND.
Mais, sais-tu bien, Lucasm que je ne te comprends pas, et que pour un rien tu m'impatienterais.

LUCAS.
Oui-da ! sentez-vous que ça vienne ? (Aparté.) Allons, morgué, le v'là qui s'ébranle ! achevons-le. (Haut.) Eh ben ! Monsieur, je vous dirons donc que tantôt quand vot' femme a appris je ne sais comment, qu'on allait vous conduire en prison, alle a dit en propres termes et devant mes propres oreilles, à un laquais d'un certain monsieur, que je connaissons déjà ben, de venir sitôt que vous seriez parti ; et que, pati... pata... tout ce qu'al' a voulu débrider là-dessus... Bref, que quand vous ne seriais pus le maître dans la maison, qu'il y vienrait prendre vot' place. C'est i ça ? À présent, si vous voulez, prenez que je n'avons rian dit, et buvons.

LE ROND, à lui-même.
Comment ! ma femme serait capable... Je tombe de mon haut !...

LUCAS.
Heim ! vous vous fâchez, n'est-ce pas ? Ah ! ah ! je savais bian moi que... À vot' santé... Eh bian ! comment va la colère ?

LE ROND.
Le colère !... moi ?... je ne te crois pas. Je ne peux pas m'en fâcher... (À lui-même.) Toutes réflexions faites, c'est dans le rang des choses possibles... Si cela arrive, qu'y faire ?

LUCAS.
Comment, ventergué, est-ce que vous ne vous fâchez pas ?

LE ROND.
Non.

LUCAS.
Mais, c'est incroyable ça ! Quoi ! quand vot' femme veut vous faire !... Ah ! morgué, je n' prendrais pas ça comme vous, moi.

LE ROND.
Eh bien ! qu'est-ce que ça me fait ?

LUCAS.
Comment jarnombille ! quéque ça vous fait ?... Ça vous met au rang des autres ; v'là ce que ça vous fait.

LE ROND.
Oh ! je dis l'intention n'est pas un fait.

LUCAS.
Ma foi, autant vaut.

LE ROND.
Non : je compte encore sur l'honnêteté de ma femme. Au surplus, je sais ce que j'ai affaire. Mais pour toi, Lucas, comme c'est par amitié que tu m'as averti de ce que tu croyais savoir, je veux te récompenser. Tiens, bois un coup pour te préparer.

LUCAS.
Ah ! je recevrons ben le bian que vous me ferez, sans reprendre des forces. Mais quoique ça, le plaisir de trinquer avec un aussi bon maîte que vous, fait que... Permettez-vous ? (Ils trinquent.)

LE ROND.
Écoute, Lucas. Dans tout ménage ordinaire, vis-à-vis d'un mari vif et turbulent, la confidence que tu viens de me faire, mériterait au moins... cent coups de bâton.

LUCAS, se reculant et remettant son verre sur la table.
V's'êtes bian honnête ! je vous en ferons meilleur marché.

LE ROND.
Mais moi qui ne me fâche jamais...

LUCAS.
Oh ! c'est une belle chose que le sang-froid.

LE ROND.
Oui. Je tâche de le conserver le plus que je peux... Bois donc.

LUCAS.
Pardon, excuse ; c'est que j'n'avons pas soif pour le moment.

LE ROND.
À ton aise, mon enfant, et à ta santé. (Il boit.)

LUCAS.
Vous êtes bian bon. (Aparté.) On a ben raison de dire : c'est au fond du pot que se trouve la lie.

LE ROND, se levant de table.
Où est-ce que nous en étions ?

LUCAS.
Ma foi, Monsieur, je l'avions oublié.

LE ROND, prenant sa canne.
Ah ! j'y suis. Nous en étions aux coups de bâton pour la confidence.

LUCAS.
Non, non. C'était passé ça. J'en étions que vous ne vous fâchez jamais.

LE ROND.
Ah ! oui : c'est vrai. Je disais que je prends la chose en bien, et que je voulais t'en récompenser. Sais-tu comment ?

LUCAS.
Oh ! je dis, Monsieur ; je crais que je pouvons laisser ça comme ça. J'vous donnons c't'avis-là gratis.

LE ROND.
Non pas, mon ami ; il est trop essential. Je veux même que le profit retombe sur toi.

LUCAS.
Eh non ! de par tous les diables. (Aparté.) V'là ce que je craignons.

LE ROND.
Tu m'as fait voir combien on risque en se laissant prendre le cœur pour une femme. Chez moi le mal est fait... il n'y a plus de remède ; mais pour toi, il est encore temps de se sauver du danger. Tu aimes Claudine, et comme un aveugle tu voulais l'épouser... Moi je t'ouvre les yeux, et te défens de faire ce mariage-là.

LUCAS.
Ah ! ventergué ! en v'là eune bonne. Je ne m'attendais pas à c'te fin-là. (Par réflexion.) Mais vous vous fâchez donc !

LE ROND.
Non, je ne me fâche pas. C'est par amitié pour toi.

LUCAS, aparté.
Me v'là pris comme un sot. Au diable soit le startagème et la gageure à M. Dumont.


SCÈNE XV.
LES PRÉCÉDENTS, CLAUDINE.

CLAUDINE.
Monsieur, v'là eune lettre qu'on vient d'apporter pour vous.

LE ROND.
Donne et reste-là ; j'ai à te parler. De quelle part ?

CLAUDINE.
C'est un domestique de M. d'Héricourt qui vient de l'apporter.

LUCAS, à Claudine.
Ça tourne mal.

CLAUDINE.
Comment ? est-ce qu'y ne se fâche pas ?

LUCAS.
J'avons peur qu'i ne devienne sournois à présent.

LE ROND, lisant.
«Mon cher, je vous donne avis que l'excès de votre bonté vous met dans le cas d'être trop souvent trompé. L'indignité de celui qui en abuse en ce moment est trop forte, pour ne pas vous faire ouvrir les yeux une fois pour toutes. Je vous envoie ci-joint une lettre que je viens de recevoir de M. Dumont, votre ancien ami. En la lisant, vous apprendrez à le connaître, et à mieux placer une autre fois votre amitié et votre confiance.»

Voilà un préambule qui ne m'annonce rien de bon. Voyons la lettre de Dumont. Oui, voici son écriture. À Monsieur d'Héricourt... Lisons.

«Mon cher Monsieur, rien n'empêche plus le mariage de mon fils avec votre fille. Le projet que j'avais eu pour celle de M. le Rond, est manqué. C'est un homme de mauvaise conduite, qui avait des projets criminels contre l'État.»

CLAUDINE.
Ah ! quelle horreur !

LUCAS.
Quelle infamie !

LE ROND, continuant de lire.
«Je l'ai dénoncé moi-même, et on va l'aller prendre pour le conduire en prison.»

CLAUDINE.
Ah ! comme c'est Judas !

LUCAS.
Là ! voyez un peu. À qui donc se fier à présent !

LE ROND, continuant de lire.
«Quant aux 30000 livres qu'il avait chez un banquier, j'ai eu la précaution de les retirer, et je les garderai comme paiement d'un dédit supposé entre nous.» (Il jette la lettre sur la table.) C'est trop fort ; je n'en saurais lire davantage. Peut-on être trompé aussi indignement ! Oh ! je ne résisterai pas à ce dernier trait. (Il va s'asseoir dans le fauteil, près de la table.)

CLAUDINE, bas à Lucas.
Ah ! Lucas ! ça me fait de la peine ; je n'ai pas le cœur de le voir souffrir comme ça.

LUCAS.
Eh ! jarnigoi, prends garde ; v'là que ça s'enfourne ben. N'allons pas manquer not' coup.

LE ROND.
J'ai appris de sang-froid la perte de mon bien, l'ordre de ma détention ; la crainte même de l'infidélité de mon épouse n'a pu prendre sur ma tranquillité ; mais la trahison d'un ami m'est trop sensible. Mon cœur en est déchiré.

CLAUDINE.
Allons, mon cher maître, gn'y a pas à balancer ; faut vous venger de c't homme-là.

LUCAS.
Oui, morgué, v's'êtes trop doux. Soulagez vot' bile. Allons, jarnigoi, j'va vous aider, moi. C'est un coquin.

CLAUDINE.
Un fripon.

LUCAS.
Un malheureux. Répétez comme moi ; vous n'en sauriez trop dire et trop faire contre lui. (Claudine répète alternativement les sottises avec Lucas.)

LE ROND.
Non, mes enfants, non ; l'emportement ne sert à rien. Je m'éstime encore très heureux dans mon malheur d'être prévenu à temps. Un ami de vingt ans m'a volé, m'a calomnié : je ne le pourrais croire sans cette lettre et son écriture que je reconnais. Je lui laisse mon bien, puisqu'apparemment il en a besoin. Je pardonne le mal qu'il a dit de moi, puisque je ne saurais me venger qu'en lui en faisant moi-même, et je ne le veux pas... Mais je ne dois pas en faire non plus à ma fille ; et ce serait lui en faire que de la marier au fils d'un malhonnête homme. (Il se lève en colère.) Voilà qui est dit : je retire ma parole ; jamais son fils m'épousera ma fille.

SCÈNE XVI, et dernière.
LES PRÉCÉDENTS, Mme LE ROND, DUMONT père et fils.

DUMONT père, avec la plus grande chaleur.
Il l'épousera, mon ami, et c'est toi qui vient de prononcer l'assurance de leur bonheur.

LE ROND, le repoussant.
Qu'est-ce que c'est, Monsieur ? Que voulez-vous dire ?

DUMONT père.
Apprends tout, mon cher ami, et pardonne nous une ruse que Madame nous a forcés d'emploer, pour te faire sortir de ton caractère.

LE ROND.
Comment donc cela, Madame ?

Mme LE ROND.
Oui, mon cher époux. L'envie de porter Messieurs Dumont à se désister de notre alliance, pour réserver votre fille au filleul du Seigneur, m'a engagée à lui proposer un pari, dont vous voyez les conditions... (Elle lui donne le papier. Ils ont gagné de franc jeu ; j'avoue ma perte, et c'est à notre fille d'acquitter ma gageure.

LE ROND.
Comment ! cette lettre !

DUMONT fils.
Elle est supposée, Monsieur : c'est M. d'Héricourt qui l'a fabriquée conjointement avec mon père, connaissant assez la sensibilité de votre cœur, pour croire qu'il ne résisterait pas à cette épreuve.

LE ROND.
Mais la prison...

DUMONT père.
Elle n'est pas plus vraie que le reste : embrassons-nous. Va, tu ne seras serré d'autres liens que de ceux des bras de tes amis.

LE ROND, l'embrassant.
Ah ! mes amis, quel doux moment pour une âme sensible ! Allons unir ces jeunes gens, et que des plaisirs nous fassent oublier des alarmes imaginaires.

CLAUDINE.
Eh ben ! not' maître, nous pardonnez-vous à présent ?

LE ROND.
Ah ! je vous en remercie même.

LUCAS.
Gn'y a pus de défense pour not' mariage ?

LE ROND.
Au contraire, je t'y exhorte et me charge de tout.

DUMONT père.
Et moi, je n'oublie pas mes promesses.

LUCAS.
Oh ! morgué, ni moi non plus.

Mme LE ROND.
Ce serait maintenant à moi à vous gronder, M. le Rond. Vous avez appris tantôt bien tranquillement la nouvelle de mon infidélité.

LE ROND.
Ah ! ma femme, je ne l'ai pas crue ; votre honnêteté me rassurait.

Mme LE ROND.
Oui ; mais certain mot de qu'est-ce que ça me fait, qui vous est échappé, prouvait, du moins, de l'incertitude de votre part.

LE ROND.
Non, c'était le résultat de mes réflexions. Je disais : cela est, ou cela n'est pas ; si cela n'est pas, que m'importe la nouvelle ? Je ne m'y arrête pas.

Mme LE ROND.
Mais si cela est ?

LE ROND.
Oh ! dans ce cas, je me disais : c'est l'amitié, c'est le cœur d'une honnête femme qu'un bon mari doit rechercher ; si j'ai le malheur de le perdre, que m'importe le reste ? Elle se déshonore, c'est tant pis pour elle ; mais à moi, qu'est-ce que ça me fait.

LUCAS.
Entends-tu, Claudine ? v'là comme je dirions itou !

Mme LE ROND.
C'est un grand fond de bonté et de raisonnement ; mais le préjugé ?...

LE ROND.
Oh ! ma femme, le préjugé, le préjugé... Moi, j'ai pour principe que la bonté et la raison ne sont jamais déplacées, et qu'en remplissant bien ses devoirs, on peut être un homme bon, sans être ce qu'on appelle vulgairement un bon homme.

AU PUBLIC.
Messieurs, lorsque l'on a parié de fâcher Christophe le Rond, il est bien heureux que vous n'ayez pas pris parti contre lui dans la gageure ; car la plus legère épreuve de votre part, lui aurait certainement par la plus sensible.

FIN.


[Notes]

1. Louis-François Archambault (1734-1812), dit Dorvigny, Christophe le Rond, première le 2 janvier 1779 au Théâtre des Variétés-Amusantes à Paris [voir le site CESAR (Calendrier électronique des spectacles sous l'Ancien Régime et sous la Révolution), où vous trouverez des informations relatives aux pièces, aux personnes et aux lieux de représentation qui ont constitué le théâtre français aux 17ème et 18ème siècles].

2. Source : Recueil général des proverbes dramatiques : en vers et en prose, tant imprimés que manuscrits, tome I, Londres, 1785.

3. Transcription par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Septembre 2009]