QUATRIÈME PARADE :
farce en un acte de Thomas-Simon Gueullette ;
écrite à l'origine en 1717 ;
version de 1740 transcrite par Charles Gueullette en 1885.
[«À tout valet, tout honneur»]
PERSONNAGES. |
LE MAÎTRE. |
GILLES, valet. |
DIVERTISSANT, valet. |
SANS-QUARTIER, valet. |
SCÈNE I.
LE MAÎTRE, GILLES.
LE MAÎTRE.
Viens çà, gros coquin. T'entendrai-je toujours quereller avec quelqu'un ?
GILLES.
Parguenne, notre maître, on se plaindrait à moins. C'est ce maraud de Divertissant à qui j'en veux. S'il continue à en agir ainsi avec moi, je deviendrai bientôt aussi sec qu'un hareng saur.
LE MAÎTRE.
Qu'est-ce à dire ? Tu as toujours des discours si entortillés !
GILLES.
Cela est pourtant bien clair ! Dites-moi, Monsieur, — car je n'ai jamais pu parvenir à faire ce calcul — combien quatre cuillerées de soupe par jour font-elles par journée ?
LE MAÎTRE.
Quelle sotte demande ! Parbleu ! cela fait quatre cuillerées de soupe.
GILLES.
Je me trompe. Je veux dire par semaine. Dame ! cela est sérieux au moins.
LE MAÎTRE, aparté.
Je ne conçois pas où ce drôle-là veut en venir. (Haut.) Eh bien ! cela fait justement vingt-huit cuillerées de soupe.
GILLES, en pleurant.
Vingt-huit cuillerées de soupe par semaine. Houlas ! Eh ! de grâce, combien cela fait-il par mois ?
LE MAÎTRE.
Oh ! cela ne se calcule pas si aisément. Attends que je compte à part moi... Sur le pied de trente jours, cela fera environ cent-vingt cuillerées de soupe.
GILLES, effrayé et pleurant plus fort.
Houlas ! cent-vingt cuillerées de soupe par mois ! Ah ! Monsieur, soutenez-moi. Je suis mort !
LE MAÎTRE.
Je ne comprends rien à tout ceci.
GILLES.
Patience ! pendant que vous êtes en train de calculer, pourriez-vous me dire, Monsieur, combien cela fait de cuillerées de soupe au bout de l'année ?
LE MAÎTRE.
Oh ! celui-là n'est pas aisé. Il faut que je multiplie...
GILLES.
Cela étant, Monsieur, vous n'en viendrez jamais à bout.
LE MAÎTRE.
Pourquoi ?
GILLES.
Parguenne ! demandez à Mme votre femme. Elle vous reproche tous les jours que vous n'êtes pas propre à la multiplication.
LE MAÎTRE.
Impertinent ! si je prends un bâton !
GILLES.
Doucement, notre maître. À ce qu'il me paraisse, un rien vous fâche. Savez-vous bien, par exemple, pourquoi les petits hommes comme vous sont si sujets à se mettre en colère ?
LE MAÎTRE.
Eh bien ! pourquoi ?
GILLES.
C'est qu'étant si petits, ils ont le cœur tout près de la merde.
LE MAÎTRE.
Fy ! le vilain ! Je n'en devais pas moins attendre d'un marsouin comme toi.
GILLES.
Monsieur, revenons, s'il vous plaît, à notre calcul des quatre cuillerées de soupe par jour. À combien cela se monte-t-il par an ?
LE MAÎTRE.
Il faut que je prenne mon crayon. Quatre fois trois cent soixante-cinq jours, mon ami, cela fait mille quatre cent soixante cuillerées de soupe au bout de l'année.
GILLES.
Ce n'est pas possible, notre maître.
LE MAÎTRE.
Je ne me trompe pas d'une cuillerée.
GILLES.
Mille quatre cent soixante cuillerées de soupe ! Eh ! Monsieur, ne dit-on pas qu'il y a des années qui ont un jour de plus ?
LE MAÎTRE.
C'est vrai. On les appelle années bissextiles, parce qu'elles arrivent tous les douze ans.
GILLES.
En sorte que, quand l'année est... comme vous dites, au lieu de mille quatre cent soixante cuillerées de soupe, cela en fait mille quatre cent soixante-quatre.
LE MAÎTRE.
Fort bien ! Tu comptes juste.
GILLES.
Ah ! Monsieur, le calcul n'est pas bon ! Ce n'est pas possible ! Comment voudriez-vous que mille quatre cent soixante-quatre cuillerées de soupe pussent, par exemple, tenir dans mon ventre ?
LE MAÎTRE.
Mais, butor que tu es, c'est en n'en mangeant que quatre par chaque jour que cela fait, à la fin de l'année, mille quatre cent soixante cuillerées de soupe.
GILLES.
Vous avez raison, Monsieur ; mais, enfin, cela fait toujours mille quatre cent soixante ou mille quatre cent soixante-quatre cuillerées de soupe, et c'est ce dont je me plains.
LE MAÎTRE.
Mais explique-toi donc !
GILLES.
Vous ne me reprochez pas, Monsieur, que je mange lentement.
LE MAÎTRE.
Non, assurément, au contraire. Un morceau n'attend pas l'autre. Tu dévores comme un loup...
GILLES.
Ah ! pour cela, Monsieur, vous dites la vérité ! Eh bien ! Divertissant, qui n'est à votre service que depuis huit jours, mange encore plus vite. Quelque diligence que je fasse, et au risque de m'étouffer, il avale tous les jours quatre cuillerées de soupe plus que moi. Je ne m'étonne plus si je deviens si maigre. (Il pleure.)
LE MAÎTRE.
Effectivement, voilà un coquin bien à plaindre. Il est gras comme un porc ! Mais je suis bien sot de m'amuser avec lui, comme si je ne savais pas qu'il n'a que des impertinences dans la bouche.
GILLES.
À ce propos, Monsieur, pourriez-vous bien me dire quel est l'animal le plus railleur ?
LE MAÎTRE.
Autre demande ridicule ! Les animaux ne raillent pas, mon ami. Il faut être doué de raison pour cela.
GILLES.
Ma foi, notre maître, avec votre permission, vous ne serez jamais qu'une bête.
LE MAÎTRE.
Comment ? insolent !
GILLES.
L'animal le plus railleur, c'est le cochon.
LE MAÎTRE.
Le cochon ?
GILLES.
Oui, le cochon ! Ne donne-t-il pas des lardons à tout le monde ?
LE MAÎTRE.
Oh ! l'animal ! le cheval ! Mais je suis bien fou de perdre le temps à écouter de pareilles impertinences. Comme tu n'es qu'un imbécile, je vais appeler Divertissant pour le charger de trois commissions.
GILLES.
Ah ! notre maître, ne me faites pas cet affront-là ! Est-ce que je ne suis pas aussi capable que lui de les faire ?
LE MAÎTRE.
Toi, mon pauvre Gilles ! une seule te tournerait la cervelle !
GILLES.
Oh ! que non.
LE MAÎTRE.
Eh bien ! voici de quoi il s'agit : 1° il faut aller chez Mlle Ampoüisse, ma maîtresse, lui faire un compliment et lui porter un bouquet de ma part, parce que c'est demain sa fête.
GILLES.
Rien de plus facile.
LE MAÎTRE.
2° Il faut aller chez le tailleur, lui dire qu'il vienne m'apporter l'habit que je lui ai commandé ; 3° chez le barbier, pour qu'il ne manque pas de venir dans une heure me faire le poil.
GILLES.
Parguenne ! Ne dirait-on pas que c'est la mer à boire !
LE MAÎTRE.
Quoi ! tu t'acquitterais bien de ces commissions ?
GILLES.
Sans doute. 1° J'irai chez Mlle Ampoüisse lui dire qu'elle vienne vous faire le poil.
LE MAÎTRE.
Oh ! la bête !
GILLES.
Doucement ! De là, je passerai chez le barbier, à qui j'ordonnerai de porter dans l'instant votre habit, parce que vous devez épouser ce soir le tailleur, et que c'est sa fête. Dame ! cela est-il clair ?
LE MAÎTRE.
Oh ! très clair !
GILLES.
Il n'y a qu'une chose qui m'embarrasse.
LE MAÎTRE.
Qu'est-ce que c'est? C'est que Mlle Ampoüisse est déménagée d'hier, et que je ne sais où elle demeure.
LE MAÎTRE.
Oh ! si ce n'est que cela qui t'embarrasse, je vais y remédier. (Aparté.) Il faut que je me réjouisse à ses dépens ! (Haut.) Tiens, mon ami, écoute-moi bien : Mlle Ampoüisse demeure au coin de la place Maubert, du côté des Carmes ; mon tailleur est vers le milieu de cette place, à gauche, et mon barbier, en tirant sur la droite. Afin que tu ne t'embrouilles pas dans tes commissions, imagine-toi que ma main gauche est la place Maubert. (Gilles lui crache dans la main. — Le Maître se fâche.)
GILLES.
Monsieur, on peut, je crois, cracher sur une place publique ?
LE MAÎTRE.
Mais, faquin, ce n'est ici qu'une comparaison. Mon pouce, c'est moi, c'est ton maître. (En lui montrant le petit doigt.) Voici Gilles.
GILLES.
Hy ! hy ! hy !
LE MAÎTRE.
Pourquoi pleures-tu ?
GILLES, lui montrant ce petit doigt.
Regardez comme je suis maigre depuis que ce bélître de Divertissant mange tous les jours quatre cuillerées de soupe plus que moi !
LE MAÎTRE.
Mais, mon pauvre garçon, ne vois-tu pas que ce n'est ici qu'une espèce de tableau que je te fais pour te rendre la chose plus palpable ?
GILLES.
Ah ! j'entends.
LE MAÎTRE.
Mon second doigt, par exemple, est Mlle Ampoüisse.
GILLES.
C'est là Mlle Ampoüisse ?
LE MAÎTRE.
Oui.
GILLES.
Eh bien ! Monsieur, je ne m'en serais jamais douté. Permettez que je l'embrasse.
LE MAÎTRE.
Es-tu fou ?
GILLES.
Non, Monsieur, c'est que je sais vivre.
LE MAÎTRE.
Finis tes mauvais propos. Le doigt du milieu, c'est mon tailleur, et celui-ci, que l'on appelle annulaire, c'est le barbier. Comme ils demeurent tous trois sur cette place, va au plus vite exécuter mes trois commissions.
GILLES.
Monsieur, on ne se moque pas ainsi du pauvre monde. Vous n'avez qu'à y aller vous-même; pour moi, je vous déclare que je n'en ferai rien.
LE MAÎTRE.
Et pourquoi, M. le faquin ?
GILLES, lui prenant la main.
N'est-ce pas la place Maubert ?
LE MAÎTRE.
Oui.
GILLES.
Ton pouce, c'est toi-même. Ce doigt-ci est Mlle Ampoüisse, celui-là c'est le barbier, l'autre le tailleur. À l'égard du pauvre Gilles, maigre comme un coucou, n'en parlons pas.
LE MAÎTRE.
Eh bien ?
GILLES.
Eh bien ! puisque le pouce est si près de Mlle Ampoüisse, du tailleur et du barbier qu'il peut leur parler à l'oreille sans qu'on l'entende, il n'a qu'à faire lui-même ses commissions.
LE MAÎTRE.
Oh ! quelle bêtise ! Il n'y a aucune ressource avec ce butor-là, et je vois bien qu'il faut appeler Divertissant, qui est un garçon d'esprit.
GILLES.
Monsieur, ne me donnez pas cette mortification ; cela me rendrait furieux !
LE MAÎTRE.
Deviens ce que tu voudras. Mais le voici heureusement !
SCÈNE II.
LE MAÎTRE, GILLES, DIVERTISSANT.
DIVERTISSANT.
Ah ! Monsieur, je vous ai cherché par toute la maison. Quand on a un bon maître, on ne peut être trop attentif à le servir.
GILLES.
Chien de flatteur !
DIVERTISSANT.
Est-ce que vous allez ainsi sortir, Monsieur ? Votre habit est tout malpropre ; votre chapeau a besoin d'être brossé. Je ne m'en étonne pas ; c'est là l'ouvrage de Gilles.
GILLES.
Ne voilà-t-il pas un habile ouvrier pour parler des autres ? (Divertissant prend des brosses, Gilles veut les lui arracher et, voyant qu'il ne peut en venir à bout, il va chercher une baguette dont il bat l'habit du Maître pendant qu'il l'a sur le dos. Le Maître se fâche, veut rosser Gilles qui s'en prend à Divertissant. Ils se battent ensemble à coups de poing et mettent toujours entre eux deux le Maître qui reçoit les coups et tombe par terre. Divertissant le relève...) Oh ! parguenne, je ne suis pas manchot.
DIVERTISSANT.
Ne voilà-t-il pas notre maître en bel état !
GILLES.
Ce n'est rien que cela ! Il faut qu'un vielleux ait été enterré en cet endroit.
DIVERTISSANT.
Pourquoi ?
GILLES.
C'est qu'il vient de faire danser un lourdeau qui a pensé se casser le col.
DIVERTISSANT.
Vous l'entendez, Monsieur ?
GILLES.
Tu n'es qu'un flagorneur et un mauvais plaisant ; je te donnerai vingt coups de pied dans le ventre.
LE MAÎTRE, mettant l'épée à la main.
Morbleu ! je suis las de toutes vos impertinences, et, si vous ne finissez votre querelle, je vous passerai mon épée à travers le corps.
GILLES, effrayé.
Voilà qui est fini, Monsieur, et, puisque vous l'ordonnez, je veux bien faire la paix avec ce maraud-là !
DIVERTISSANT.
Vous l'entendez, Monsieur, cela peut-il se supporter ?
LE MAÎTRE.
Cessons toutes ces altercations, et que l'on s'embrasse.
DIVERTISSANT.
Vous l'ordonnez, Monsieur, j'obéis.
GILLES.
Allons ! (Ils s'embrassent. Divertissant crie comme un diable, ramasse la batte et rosse Gilles.) Hy ! hy ! hy !
LE MAÎTRE.
Qu'est-ce donc que cela veut dire ?
DIVERTISSANT.
Vous n'avez pas remarqué la façon dont il m'a embrassé ! Il m'a serré si fort qu'il m'a enfoncé deux côtés. Oh ! le coquin ! Monsieur, il voulait m'étouffer !
GILLES.
C'est faux, Monsieur.
LE MAÎTRE.
Eh bien ! au lieu de vous embrasser, allons! que l'on se donne la main en signe d'amitié.
GILLES.
Oh ! volontiers. (Ils se donnent la main.)
DIVERTISSANT, rossant Gilles.
Voyez-vous l'insolence de ce drôle-là ?
LE MAÎTRE.
Mais je n'ai rien vu.
DIVERTISSANT.
Vous n'avez rien vu ? N'a-t-il pas présenté la main en dessus comme une marque de supériorité ?
LE MAÎTRE.
Ah ! que de difficultés ! (Il leur prend la main en forme de foi et la leur met l'une dans l'autre.) Y aura-t'il encore quelque nouveau sujet de querelle ?
DIVERTISSANT, criant et rossant Gilles.
Ahy ! ahy ! ahy ! Ah ! Monsieur, il m'a serré si cruellement la main qu'il m'a estropié les doigts.
GILLES.
Ah ! Monsieur, je n'y ai pas seulement pensé.
LE MAÎTRE.
Eh bien ! je ne veux pas que vous vous la donniez autrement que toute grande ouverte. (Il leur met la main ouverte, l'une à côté de l'autre. — Divertissant éternue et rosse Gilles.) C'en est trop. Pourquoi battez-vous ce garçon ?
DIVERTISSANT.
Pourquoi je le bats, Monsieur ? C'est un misérable qui voudrait me voir crevé... M'a-t-il seulement dit : Le Ciel t'assiste ?
GILLES.
Pour le coup ! j'ai tort ; j'en conviens. (Voyant que Divertissant va éternuer.) Le Ciel t'assiste ! (Divertissant furieux le rosse.)
LE MAÎTRE.
Mais il n'y a pas de raison à cela !
DIVERTISSANT.
Il n'y a pas de raison ? Ne voyez-vous pas, Monsieur, qu'avec son «le Ciel t'assiste», qu'il m'a dit mal à propos, il m'a empêché d'éternuer et que cela est capable de me faire mourir subitement.
LE MAÎTRE.
Je vois bien que je ne pourrai venir à bout de mettre la paix entre ces deux drôles-là !... J'imagine pourtant un moyen! Restez ici quelques instants. Je reviens aussitôt vous mettre d'accord. (Il rentre.)
GILLES.
Ah ! pardi oui. Voilà un grand sorcier !
DIVERTISSANT.
Je ne sais ce qu'il prétend faire ; mais je sais bien qu'il ne parviendra jamais à son dessein.
LE MAÎTRE, revenant, aparté.
Je veux me donner la comédie. Voici deux épées sans pointe, et j'ai à accommoder ensemble deux poltrons que ces armes épouvanteront. Voyons comment ils accepteront ma proposition... (Haut.) Or çà, mes enfants, voilà de quoi terminer tous vos différends.
DIVERTISSANT.
Une épée ? Monsieur !
GILLES, pleurant.
Une épée ? Je ne veux me battre qu'à coups de poing.
LE MAÎTRE, avec un pistolet.
Parbleu, vous vous battrez, et je vous déclare que je brûlerai la cervelle à celui des deux qui donnera des marques de lâcheté.
GILLES.
Houlas ! Mourir pour mourir, battons-nous donc. (Ils se mettent en garde, se battent en se reculant et en poussant des bottes en l'air. Ensuite ils s'arrêtent et s'essuyent le front.)
DIVERTISSANT, présentant sa tabatière.
Monsieur prend-il du tabac ?
GILLES.
Oui, Monsieur. (Après la prise de tabac, ils se font beaucoup de politesses et de révérences. Gilles éternue, Divertissant lui dit : «Le Ciel vous assiste, Monsieur !»)
LE MAÎTRE.
Eh bien ? Messieurs, cela finira-t-il ?
GILLES.
Tout à l'heure, Monsieur. (Il éternue encore.)
DIVERTISSANT.
Le Ciel vous accorde une longue vie, Monsieur.
GILLES.
Monsieur, voilà qui fait tomber les armes de la main. N'y aurait-il pas de la conscience à moi de tuer un homme qui vient de me souhaiter une longue vie ?
LE MAÎTRE.
Ah ! lâches que vous êtes. Je vais vous brûler la cervelle !
GILLES.
Attendez un moment, Monsieur. Voyez la lâcheté de mon camarade, qui a fait signe à Jacqueline de venir à son secours avec sa broche.
LE MAÎTRE.
Où est-elle ? (Pendant qu'il tourne la tête, Gilles lui donne un coup du plat de l'épée sur les doigts et fait tomber son pistolet. Alors, feignant de se battre, Divertissant et Gilles mettent toujours le Maître entre eux deux, ils le culbutent et s'enfuient.) Ah ! misérables ! Je suis estropié pour plus de quinze jours ! (Il rentre.)
SCÈNE III.
GILLES, seul.
Parguenne ! voilà ce qui s'appelle se tirer bravement d'affaire. Autant que je puis m'y connaître, Divertissant n'est guère plus brave que moi, c'est-à-dire qu'il est aussi poltron. Cependant, je suis son vainqueur, puisque le champ de bataille me reste.
SCÈNE IV.
GILLES, SANS-QUARTIER.
SANS-QUARTIER.
Morbleu ! si je tenais ce maraud de Divertisssant, je lui mangerais le cœur, le foie, la rate à belles dents !
GILLES.
Oh ! oh ! À qui diable en avez-vous donc, M. Sans-Quartier ?
SANS-QUARTIER.
À qui j'en ai ? Par la mort, qu'il ne paraisse pas devant moi !
GILLES.
Qui donc ?
SANS-QUARTIER.
Cet insolent de Divertissant ! Il me turlupine encore !
GILLES.
Il vous tire la... ?
SANS-QUARTIER.
Oui ! il me turlupine. Il fait le mauvais plaisant ! Ne disait-il pas hier à Mlle Jacqueline que je n'étais qu'un punais ?
GILLES.
Oh ! pour celui-là, il n'a pas tout à fait tort.
SANS-QUARTIER.
Pourquoi ?
GILLES.
C'est que, de frayeur, je viens de faire une grosse vesse et que vous ne vous en plaignez pas.
SANS-QUARTIER.
Effectivement, cela sent fort mauvais.
GILLES.
Vous n'êtes donc pas si punais.
SANS-QUARTIER.
Non, vraiment. Mais, comme on m'a raconté que cet insolent tenait encore de fort mauvais discours sur mon compte, je prétends me venger dans ce jour par moi-même, ou par la voie de quelque coupe-jarret... Oui, je donnerais de bon cœur une pistole à un galant homme qui voudrait bailler cent coups de bâton à ce fripon de Divertissant.
GILLES.
À Divertissant ? Oh ! s'il ne faut que vouloir les lui donner pour gagner cette pistole, voici votre homme !
SANS-QUARTIER.
Mais il faut les lui bailler en effet.
GILLES.
Et, réellement, vous donneriez une pistole ?
SANS-QUARTIER.
Très sérieusement.
GILLES.
Morguenne ! M'est avis que cette pistole m'inspire du courage. Eh bien ! je vous le répète, ce sera moi qui lui donnerai ces coups de bâton.
SANS-QUARTIER.
Oh ! mon ami Gilles, je ne vous croyois pas si brave. Eh bien ! je serai de parole, et, pour vous engager à tenir la vôtre, voilà un sol de 18 deniers que je vous donne à compte.
GILLES.
Je vais avec cela boire un coup de rogomme. Ça m'échauffera la bile.
SANS-QUARTIER.
En voici une petite bouteille, sans aller plus loin, et voilà un bon bâton pour étriller ce turlupin. Ne l'épargnez pas !
GILLES.
Je vous réponds qu'il aura tout son soûl.
SANS-QUARTIER.
Adieu, mon ami Gilles. Frappez dru surtout ! (Il sort.)
GILLES.
Oui, oui. Mais je crois l'apercevoir ; mettons-nous un peu à l'écart pour l'écouter et le surprendre... Bien rosser son ennemi et gagner encore une pistole, cela est fort honnête !
SCÈNE V, et dernière.
GILLES, DIVERTISSANT.
DIVERTISSANT.
Notre maître est un bonhomme. Je lui fais croire tout ce que je veux. Je lui ai soutenu que c'est Gilles qui l' battu ; il en est persuadé et il est dans une furieuse colère contre lui. Jacqueline et moi, nous venons de le frotter et de le mettre au lit. Ensuite nous avons été tous deux boire une bonne bouteille, et toujours à la santé de M. Sans-Quartier, qui en est amoureux, mais dont elle se moque, et à celle de ce butor de Gilles, qu'elle ne saurait souffrir. Jacqueline m'aime à la folie et n'a rien de caché pour moi. Certes, à mon endroit, on ne peut voir une fille plus libérale. Oui, ma foi plus libérale, puisque tout à l'heure encore elle vient de me donner deux jambons pour une andouille... (Gilles, pendant les derniers discours de Divertissant, vient par derrière pour le frapper. Divertissant se retourne toujours au moment qu'il a le bras levé. Alors, Gilles cache promptement son bâton et lui fait des révérences. Cela se répète plusieurs fois. À la fin, surprenant Gilles le bâton à la main...) Que voulez-vous faire avec ce bâton-là ?
GILLES.
M. Divertissant, vous ne croiriez peut-être pas qu'avec ce bâton je suis en état de gagner une pistole dans ce moment ?
DIVERTISSANT.
Et qui vous en empêche ?
GILLES.
Personne. Mais c'est qu'il y a une petite difficulté. On me promet une pistole si je donne cent coups de bâton à quelqu'un, et je crains bien que ce quelqu'un là ne veuille pas les recevoir.
DIVERTISSANT.
Il serait de bien mauvaise humeur s'il ne voulait avoir pour vous cette légère complaisance. Mais il ne faut pas tant de ménagement, surtout si ce quelqu'un est un faquin, un misérable, un homme de néant.
GILLES.
Oh ! oui, Monsieur, il est tout cela.
DIVERTISSANT.
Et vous craignez ce drôle ?
GILLES.
Non, pas autrement... Mais...
DIVERTISSANT, aparté.
Je devine. Il faut me réjouir à ses dépens. (Haut.) Écoutez-moi, mon ami, je vais vous enseigner le moyen de donner ces cent coups de bâton sans rien risquer. Offrez à ce faquin, à ce misérable, la moitié de la pistole que l'on vous promet, s'il veut recevoir tranquillement votre bastonnade.
GILLES.
Et cette proposition peut-elle se faire à un galant homme ?
DIVERTISSANT.
Non ; mais à un homme de néant, il n'y a rien à risquer.
GILLES.
Eh bien ! cela étant, M. Divertissant, je vous offre donc cette moitié de pistole, si vous voulez recevoir cent coups de bâton.
DIVERTISSANT.
Comment ! c'est moi qui suis ce misérable, ce faquin, cet homme de néant ?
GILLES.
Vous-même. Dame ! vous voilà pris sans vert.
DIVERTISSANT.
Il est vrai que je me suis un peu trop avancé, mais je veux vous faire voir que je suis homme de parole. Non seulement je recevrai, pour vous faire plaisir, ces coups de bâton, mais encore je veux vous laisser la pistole en entier, pourvu que je sache quelle est la personne qui vous la donne.
GILLES.
Cela est-il possible?... Mais c'est Sans-Quartier, à cause de quelque jalousie au sujet de Jacqueline.
DIVERTISSANT.
Il a raison. Allons, mon ami Gilles, frappez !
GILLES.
Par ma foi, cela est trop galant. Il faut que je vous embrasse auparavant.
DIVERTISSANT.
Très volontiers.
GILLES.
Doucement donc, vous me tirez les oreilles et vous me serrez si fort...
DIVERTISSANT.
Quand j'aime quelqu'un, je l'étouffé de caresses. (Il l'embrasse.)
GILLES.
Ahy ! ahy ! ahy !
DIVERTISSANT.
Courage ! Vous voyez que je tends le dos de bonne grâce.
GILLES.
Allons ! (Il lève le bras.)
DIVERTISSANT.
Qu'allez-vous faire ?
GILLES.
Belle demande ! Vous donner des coups de bâton.
DIVERTISSANT.
Et le cérémonial ?
GILLES.
Qu'est-ce à dire ?
DIVERTISSANT.
C'est-à-dire qu'il y a un préliminaire, un cérémonial à observer, avec lequel on peut assommer un homme sans craindre la justice. Mais si l'on y manque d'un seul point, le premier passant va vous déférer au juge, et vous êtes pendu sans miséricorde dans les vingt-quatre heures.
GILLES.
Oh ! diable ! Cela ne vaut rien !
DIVERTISSANT.
Comment ! À votre âge, grand et gros comme père et mère, vous ignorez ce cérémonial ! mais vous n'avez donc jamais donné de coups de bâton ?
GILLES.
Non ; mais j'en ai bien reçu.
DIVERTISSANT.
Sans le cérémonial ?
GILLES.
Oh ! je n'y regardais pas de si près ; et il me semble qu'on n'y faisait pas tant de cérémonie.
DIVERTISSANT.
Eh ! mais, tant pis ! Avec des témoins, vous êtes en état de faire pendre tous ces gens-là et d'avoir la confiscation de leurs biens.
GILLES.
Dame ! je n'en savais pas tant !
DIVERTISSANT.
Les coups de bâton étaient-ils donnés de dessein prémédité comme ceux-ci ?
GILLES.
Oh ! non !
DIVERTISSANT.
Cela étant, il y a bien de la différence. Vous voyez, par l'avis que je vous donne, combien je suis de vos amis. Je n'avais qu'à vous laisser faire, vous étiez un homme pendu. Quoi ! Sans-Quartier ne vous a pas instruit du cérémonial ?
GILLES.
Non, vraiment !
DIVERTISSANT.
C'est un coquin qui vous tendait un piège. Je lui en ai donné, moi, plus de dix fois au sujet de Jacqueline.
GILLES.
Avec le cérémonial ?
DIVERTISSANT.
Oui, vraiment. Je n'avais garde d'y manquer.
GILLES.
Eh bien ! en vérité, il ne m'en a pas dit un mot ! Or çà ! apprenez-moi donc ce cérémonial.
DIVERTISSANT, lui prennant le bâton.
Le voici. D'abord, on porte la main au chapeau de cette manière. On l'ôte de dessus la tête en trois temps : une, deux, trois. On fait une humble révérence. On avance de trois pas ; on fait faire la demi-pirouette à son homme. On le place ainsi : là, comme si on voulait jouer à coupe-tête. On remet son chapeau, on recule de deux pas en arrière, et l'on frappe ainsi fortement, en comptant les coups : un... deux... trois... quatre, etc. (Il rosse Gilles.)
GILLES.
Voilà qui est plaisant ! Et l'on ne risque rien avec le cérémonial, quand on tuerait son homme ?
DIVERTISSANT.
Pas la moindre chose !
GILLES.
Mais il n'y a rien de si aisé. Voyons !
DIVERTISSANT.
Volontiers.
GILLES.
Voilà déjà la révérence... Allons, la pirouette... (Dans le temps qu'il va frapper, Divertissant l'arrête.)
DIVERTISSANT.
Et la main au chapeau ? Vous manquez à l'essentiel. Il faudra vous donner plus d'une leçon.
GILLES.
Ma foi ! je crois que oui.
DIVERTISSANT.
Recommençons !
GILLES.
C'est bien dit.
(Divertissant répète le cérémonial, rosse Gilles et lui présente le bâton. Gilles le remercie, veut le battre à son tour et manque toujours en quelque chose au cérémonial que Divertissant recommence à sa prière en le rossant plus fort. Enfin, Divertissant feint de se mettre en colère ; il dit à Gilles qu'il a la tête trop dure, qu'il n'a pas le temps de s'amuser davantage à lui donner cette leçon et qu'il n'a qu'à la répéter avec Sans-Quartier qui n'y prendra peut-être pas garde de si près. Gilles ramasse la batte, se désespère et, voyant arriver Sans-Quartier, il lui dit qu'il est un fripon de l'avoir exposé à être pendu, faute de l'avoir instruit du cérémonial. Sans-Quartier, surpris, lui demande ce que cela signifie. Gilles fait une partie du cérémonial et rosse vivement Sans-Quartier qui crie et dit qu'il va faire sa plainte à la justice. Gilles lui répond qu'il ne craint pas cela, parce qu'il a observé le cérémonial prescrit pour les coups de bâton. Il le répète et assomme Sans-Quartier qu'il poursuit. Ainsi finit la parade.)
FIN.
[Notes]
1. Thomas-Simon Gueullette (1683-1766), avocat au Parlement de Paris, substitut du procureur du roi au Châtelet de Paris, auteur amateur de contes, de nouvelles et de parades : Quatrième Parade (se subdivisant elle-même en un certain nombre de tableaux auxquels l'auteur attribue les sous-titres suivants : Les Quatre Cuillerées de soupe. — Le Combat des poltrons. — Le Cérémonial pour les coups de bâton), première chez Gueullette, Charenton, près de Paris, en 1717. [Cette parade ne contient aucun titre à l'origine ; celui proposé ci-dessus paraît raisonnable.]
2. Source : Thomas-Simon Gueullette, Parades Inédites avec une préface par Ch. Gueullette, Paris, Librairie des Bibliophiles, 1885.
3. Voir aussi peut-être le site CESAR (Calendrier électronique des spectacles sous l'Ancien Régime et sous la Révolution), où vous trouverez des informations relatives aux pièces, aux personnes et aux lieux de représentation qui ont constitué le théâtre français aux 17ème et 18ème siècles ; et aussi bien que les transcriptions : Première Parade [«Ce n'est pas le latin qui fait le docteur»], Deuxième Parade [«À la queue gît le venin»] et Troisième Parade [«Ce n'est que de l'argent»].
4. Transcription par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Août 2009]