PIERRE PERRENET
UN ROMAN DIJONNAIS EN 1713
DIJON, IMPRIMERIE DARANTIÈRE, 1905.
La bibliothèque des avocats près la Cour d'appel de Dijon possède un curieux manuscrit qui a
appartenu à M. Clément-Janin. C'est un recueil de copies de pièces prises dans diverses procédures qui alimentèrent la chronique scandaleuse pendant les dernières années du XVIIe siècle et les premières du XVIIIe. L'auteur de ce recueil devait avoir l'esprit piquant et aimer à se divertir ; il comptait aussi, sans doute, divertir la postérité. Il serait cruel de ne pas satisfaire un aussi légitime désir.
De mains en mains, ce manuscrit a fini par prendre place sur un haut rayon, moins à la portée des studieux avocats d'aujourd'hui que Dalloz ou Sirey. On nous pardonnera de secouer un peu la poussière qui le couvre et de révéler à nos contemporains des débats judiciaires depuis longtemps oubliés. Les lambris de notre vieux palais de justice en ont tant et tant reçues de ces confidences où l'Amour se mêle à de moins nobles passions, ont assisté à tant et tant de ces
aventures mi-tragiques, mi-comiques, où le moraliste fait comme Figaro et se hâte d'en rire
pour n'avoir pas envie d'en pleurer, qu'ils sont impuissants à renvoyer en écho les noms des
humbles ou des grands de la terre qui occupèrent, quelque jour, l'attention des juges. C'est l'humanité tout entière, sans nom, sans âge, qui a défilé dans ces salles d'audience où nous la retrouvons encore aujourd'hui. Le drame de famille qui se déroula en 1713 au bailliage de Dijon (1) n'est pas plus d'hier que de demain et ce n'est ni le caractère romanesque des faits de la cause, ni la qualité des personnages qui attireront particulièrement notre attention, mais bien plutôt les détails de mœurs dijonnaises que nous allons trouver dans les pièces de procédure réunies dans ce manuscrit, détails de mœurs qui donnent tant d'attraits aux mémoires, aux correspondances de jadis et qui, mieux que l'histoire, font vivre sous nos yeux une époque disparue.
En 1713, le conseiller doyen du Parlement Jacques-Auguste Espiard (2), seigneur de Vernot et autres lieux, avait une fille Anne Espiard de Vernot, coquette et légère, qui, bien qu'elle eût plus de vingt-cinq ans, n'était pas assez surveillée. Tant va la cruche à l'eau..., bref, au mois d'avril 1713, le conseiller doyen fut bien forcé de se rendre à l'évidence, en se trouvant grand-père sans y penser. On peut juger de sa colère par la vivacité des termes qu'il emploiera plus tard en plaidant ; il voulut naturellement connaître le père de l'enfant et selon une vieille maxime juridique, s'en rapporta pleinement aux aveux de sa fille : Creditur virgini prœgnanti.
Mlle de Vernot désigna nettement Antoine Ignace Lenet (3), écuyer, cadet de famille, un des élégants de Dijon, qui fréquentait l'hôtel de Vernot. Il habitait, d'ailleurs, la maison voisine (4), et les murs n'étaient pas d'une telle élévation qu'on ne pût, au besoin, aisément les franchir.
Le conseiller Espiard introduisit immédiatement contre le jeune homme devant le lieutenant général criminel au bailliage et siège présidial de Dijon, M. Midan, une poursuite pour rapt et séduction : c'était une accusation capitale.
Le 12 février 1713 un décret de prise de corps fut rendu contre le chevalier Lenet ; celui-ci se
constitua aussitôt prisonnier et prit pour avocat M. Melenet (5) ; ce fut M. Varennes qui plaida pour la famille Espiard. C'étaient deux des avocats les plus célèbres de l'époque, à Dijon ; mais qui se souvient aujourd'hui de leurs noms et que reste-t-il de leur éloquence ? Leur renommée aura été éphémère, comme toute celle qui naît de triomphes oratoires dont l'éclat ne dépasse pas l'enceinte de l'audience.
Malgré le talent de ces maîtres du barreau, ou peut-être à cause de ce même talent, M. le conseiller Espiard eût gagné à ne pas faire de procès, bien qu'il dût remporter la victoire. Qui connaîtrait aujourd'hui les faiblesses de sa fille ? Qui saurait qu'elle fut, selon l'expression du chevalier Lenet dans un de ses mémoires, une personne qui a fait plaisir à beaucoup d'amants ? tout cela eût, sans doute, fait quelque scandale en 1713 ; on en eût peut-être encore parlé en 1714 ; puis un autre scandale eût alimenté la chronique dijonnaise et il ne serait rien resté, même en souvenir, des tendresses d'une demoiselle majeure que son père avait négligé de pourvoir d'un mari. Mais si les plaideurs avaient de la rancune, leurs avocats ne manquaient pas d'esprit : ils le firent bien voir. On accumula mémoires sur mémoires, médisances sur calomnies, et si le chevalier Lenet a bien pu être, comme le dirent les juges, le père de l'enfant, il apparaît cependant que la demoiselle de Vernot avait fait tout ce qu'il fallait pour qu'une confusion fût possible dans l'opinion du public.
Aussitôt prisonnier, Antoine-Ignace Lenet rédigea un long mémoire pour se disculper de
l'accusation que l'on portait contre lui. Voici d'ailleurs comment il s'exprime :
Comme en tout ceci, il ne s'agit que de mon fait personnel, je peux être mon propre défenseur, surtout me trouvant saisi de plusieurs lettres par où la même personne qui veut m'imputer sa grossesse m'a appris les divers amants avec qui elle s'est exposée à devenir grosse. |
Le chevalier Lenet donne des extraits de ces lettres et cherche à démontrer, ce qui apparaît
d'ailleurs, que Mlle de Vernot avait eu des bontés pour M. Bretagne ; puis que, celui-ci parti pour Paris, elle se montra infidèle à son premier galant pour se laisser conter fleurette par d'autres. Quant à l'accusé, il ne se donne que comme un confident, admis en cette qualité et en cette seule qualité dans l'intimité de Mlle de Vernot, transmettant les correspondances, incapable de chercher à avoir un autre rôle auprès de son accusatrice.
Les lettres ont été versées aux débats, et leur texte intégral est plus intéressant que les extraits qu'en donne le chevalier Lenet dans ses mémoires. Le voici tel que nous le trouvons dans le manuscrit.
I Du 27 septembre 1709.
J'ai toujours si fort compté sur vous-même, mon cher voisin, que je n'ai point du tout été surprise que vous m'ayez fait l'honneur de m'apprendre de vos nouvelles ; je n'avais pas besoin de rien de nouveau pour me persuader qu'en toutes occasions vous cherchés à me faire plaisir. Je vous avoue que cette dernière marque ici de votre souvenir m'est plus sensible que toutes les autres et je le ressens comme je le dois. Vous m'obligés doublement en voulant bien vous être chargé de me faire tenir une lettre de notre grande fille Mlle Seuguenot, à laquelle je pense souvent aussi bien qu'à vous et à quelqu'autre personne que vous n'aurez pas peine à deviner. Dès que je pourrai être à portée d'écrire à Mlle Seuguenot je le ferai ; mais à présent, je suis si incertaine de la route que nous allons tenir, que je crois qu'il serait inutile de lui écrire, ma lettre ayant grande peine d'aller jusqu'à elle ; si vous êtes à portée de lui faire mes compliments, vous voulez bien que je vous en prie. Je ne serai plus que huit jours ici ; j'y aurais eu assez de plaisir si j'avais été avec gens qui m'eussent plu, y ayant bonne compagnie. M. Demigieux part demain ; vous ne me dites rien de Mlles Delaloge, ne sont-elles plus à Dijon? Je leur ai écrit ; je ne sais si ma lettre les aura trouvé. Mes compliments à notre amie. J'embrasse aussi avec votre permission Mme et Mlle de Pize aussi bien que Mme Thiery, si elle est à la ville. J'ai de quoi me consoler des mauvais chemins que nous avons trouvés en venant ici, mon père se portant beaucoup mieux. Bonsoir, mon cher voisin, il est temps de s'aller coucher à une heure, quand on est obligé de se lever avant six. II Du 6 juin 1710, à Nuis.
Quoiqu'il n'y ait que quelques heures que je vous ai quitté, mon cher voisin, et notre aimable grande fille, je ne peux me refuser le plaisir de vous écrire et de vous témoigner le chagrin où je suis de vous quitter : je vous avoue que jamais absence ne m'a tant coûté ; aussi puis-je dire que qui que ce soit ne l'a tant mérité que mes chers enfants. Je me flatte que vous penserez un peu à moi, et que vous aurez quelque impatience de me revoir ; je la mérite, je vous assure, par l'attachement sincère que j'ai pour vous qui ne finira qu'avec moi. Je vous aurais envoyé souhaiter un petit bonjour et aux deux enfants, s'il n'avait pas été si matin ; mais je suis embarquée à cinq heures. Faites, s'il vous plaît, mille compliments à notre chère fille. Embrassés la pour moi. Je ne lui écris pas, ne pouvant avoir de papier ni de temps. J'attends de vos nouvelles par la poste de vendredi ; j'enverrai dimanche à Beaune. Je vous prie de faire tenir celle-ci à mon cher rat. Adieu, mon cher voisin, je suis plus à vous que je ne peux vous le dire. III Du 8 juin 1710.
Dans l'impossibilité où je suis de ne pouvoir vous voir, mon cher voisin, vos lettres me sont d'un grand secours. Celle que je viens de recevoir me fait un plaisir infini, et je ne peux tenir contre l'envie que j'avais d'apprendre de vos nouvelles, et de celles de la grande fille, sans oublier le mari dont je suis très inquiète. Il faut, en vérité, qu'il soit bien peu raisonnable pour aller à pié par la chaleur qu'il fait ; je me ménage une querelle avec lui. Cependant, mon cher voisin, je me sens un grand penchant à lui pardonner : si ce n'était que cela peut lui faire mal, je ne le gronderais pas. Vous jugerez de l'impatience que j'avais de recevoir votre lettre, quand je vous dirai que je n'ai pu attendre jusqu'à dimanche, et que j'ai envoyé aujourd'hui à Beaune espérant bien trouver en ce pays chose qui seule pouvait m'adoucir votre absence et me faire prendre mes maux un peu plus en gré. Tout ce que je vous dis, mon cher voisin, est aussi pour notre grande fille à laquelle je n'écris pas de crainte de fâcher la chère mère ou que la lettre ne tombe en d'autres mains. Faites-lui mes compliments, mon très cher, et dites-lui que j'ai une impatience infinie de la revoir. Pour vous, il est inutile que je vous le dise, je compte que vous devez faire mes honneurs, mon cher voisin, et le persuader à nos deux enfants ; car je sais que vous me rendez assez de justice ; ils devraient aussi bien me connaître, et être les premiers à bien juger de mes sentiments. Pour moi, j'attribue cela à mon avantage, et veux croire que c'est le plaisir de s'entendre répéter souvent que je les aime qui les engage de faire mine d'en douter. Pour vous, mon cher voisin, imaginez-vous tout ce que l'on peut penser de gracieux des sentiments qu'on a pour vous, quand on vous connaît comme je fais, et je ratifierai
cela en vous assurant que je suis plus que personne au monde avec un attachement très sincère, mon cher voisin, votre très humble et très obéissante servante. - LA VOISINE. IV Le 2 septembre 1710.
Il n'est que trop vrai, mon cher voisin, que nous sommes séparés l'un de l'autre, je m'en aperçois bien. Je vous assure que je passai hier la soirée du monde la plus triste et la plus ennuyeuse ; je m'y attendais bien à la vérité, mais je crus que je n'osais me dispenser de sortir, surtout ayant affaire à gens qui n'auraient pas manqué de donner leur coup de langue. Cela ne les
empêcha pas cependant, car ils me firent de grands reproches de mon peu d'enjouement. C'est ce qui m'embarrasse peu ; je crois que vous savez un ancien proverbe qui dit : qui perd ne peut rire. Je trouve, mon cher voisin, qu'il me convient à merveille ; que quand on n'a plus les personnes sur lesquelles on compte absolument, on a tout perdu. Aussi me voilà dans la situation du monde la plus triste ; il n'y a que la justice que vous me rendez qui puisse un peu me consoler et de me donner souvent de vos nouvelles. Je suis sûr que vous ne me refuserez ni l'un ni l'autre, comptant fort sur ce qui dépendra de vous. — Vous pouvez, mon cher voisin, faire le même fond sur tout ce qui dépendra de moi, et qui pourra vous prouver l'estime et l'amitié que j'ai et que j'aurai toute ma vie pour vous ; pourvu que cela vous plaise, vous le croirez facilement. Je reçus hier une lettre de la grande fille ; elle vous croit à la campagne depuis quelques jours : elle ne sait si vous avez reçu une lettre qu'elle vous a écrite dans le pays où vous êtes. J'espère en avoir des vôtres à l'adresse que vous savez ou à celle de la Bernard Beurière. J'ai mandé à mon mari la triste situation où j'étais de ne plus vous avoir. — Adieu,
mon cher voisin. V Ce 10 septembre 1710.
J'ai cherché des gens de ce pays pour vous faire savoir que j'y étais arrivée, mon cher voisin ; mais il est impossible d'en trouver à cause des ouvrages ; ainsi je suis obligée d'envoyer ma lettre au M. dont vous m'avez donné l'adresse pour la faire tenir. Je suis bien fâché, mon cher voisin, de ne pas savoir que Claudon allait au moulin. Si j'avais su que ce fut dans votre
voisinage, je n'aurais pas manqué de l'envoyer vous faire mes compliments. Elle a fait le récit à mon père du soin que vous avez eu de lui envoyer à dîner ; jugez du gré qu'il vous en sait, et si vous serez de ses amis. Après cela, j'espère que vous me tiendrez la parole que vous m'avez donnée de me venir voir. Je reçus votre lettre la veille de partir de Dijon. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'elle me fit un vrai plaisir, je crois que vous le comprenez bien. Je suis étonnée
que vous ne receviez point de nouvelles de votre ami ; il y a longtemps que je n'en ai eu quoique je lui aie écrit deux fois. Je le gronde fort dans ma dernière lettre ; je vous invite à en faire autant, mon cher voisin, quoiqu'à vous parler franchement, je suis persuadée qu'il n'ait pu faire autrement. J'ai reçu une lettre de sa sœur très gracieuse ; elle m'a mandé de lui envoyer quelque chose de mon habit. J'en ai profité d'autant plus que je ne suis guère en état de travailler, ayant toutes les semaines trois ou quatre fois la fièvre, car elle est enfin quarte à présent ; j'eus hier cinq heures de froid; je vous écris dans mon lit, car l'accès n'est pas encore fini. Je commencerai demain le quinquina. Je ne peux pas vous en dire davantage, mon cher voisin, ayant très mal à la tête. Je vous attends avec toute l'impatience possible, et attendant que j'aie le plaisir de vous voir, mon cher voisin, croyez-moi avec tout l'attachement possible, entièrement à
vous. — LA VOISINE. VI Du 21 septembre 1710.
Je fus bien mortifiée de ne pouvoir vous remercier moi-même, il y a deux jours, mon cher voisin, de la pâtisserie et des fruits que vous m'avez envoyé. Mon frère vous fit réponse lui ayant dit que je ne pouvais vous la faire qu'après que mon froid aurait un peu diminué ; mais l'homme voulut partir absolument. Vous devez avoir une de mes lettres que je vous avais envoyé à l'adresse que vous m'avez donnée. Je vous prie, mon cher voisin, de nous faire l'honneur de venir
demain dîner avec nous ; nous sommes seuls depuis hier, mon père étant retourné à Dijon avec Claudon pour jusqu'à vendredi. J'ai grande foi à votre présence pour ma guérison, et je ne doute pas que le plaisir de vous voir, mon cher voisin, ne soit le meilleur remède de tous : j'espère que vous ne me le refuserez pas. — Je vous attendrai lundi. Je vous prie de ne point dire à personne que mon père est parti, car je craindrais que l'on ne me vint voir, et il n'y a que
vous que je veuille recevoir. Ne faites pas connaître au chevalier (6) que je vous l'ai mandé, car vous savez qu'il a l'esprit assez mal tourné. J'ai reçu deux lettres du mari depuis que je suis ici, il ne me mande rien de nouveau. Il n'y a que notre grande fille dont
je n'ai aucunes nouvelles ; je lui ai cependant écrit depuis que je suis arrivée. On me presse d'en finir ; adieu, mon cher voisin. — À demain, n'y manquez pas. Depuis que j'ai cette espérance, je me porte mieux. Je suis toujours plus à vous que l'on ne peut le dire, avec l'attachement du monde le plus sincère, mon cher voisin, votre très humble et très obéissante. —
LA VOISINE. VII Le 27 septembre 1710.
Vous m'avez prévenue, mon cher voisin, car dans le temps que votre messager est arrivé, je comptais d'envoyer quelqu'un auprès de vous, pour m'informer de la réception qu'on vous avait faite, et vous remercier de l'honneur que vous nous avez fait, que je vous prie, mon cher voisin, de vouloir bien réitérer dans quelque temps. C'est pour lors qu'on ôterait pas de l'esprit de mon père que le voyage que vous avez fait ici fut précisément pour ne le pas trouver. Il arriva
hier de très mauvaise humeur, n'ayant pas pu ramener la Claudon, étant restée malade à Dijon. Jugez, mon cher voisin, sur qui cela retombe et si on peut être autrement quand on n'a pas ce que l'on aime. Pour moi, je sais bien ce que l'aune en vaut. Depuis que j'ai goûté ce que c'est que de compter sur quelqu'un, j'ai bien de la peine à m'en passer. Je ne sais ce que c'est, mon cher voisin, s'il n'aurait pas été plus avantageux pour mon repos de vous avoir pas vu, car je trouve que j'ai plus de peine que jamais à me passer de vous, tant il est vrai qu'il n'y eut jamais
de plaisir sans peine. N'importe, je veux bien en avoir pour vous voir quelque temps. Revenez, mon cher voisin. Au reste le mari dont je reçus vendredi une lettre me charge de vous faire mille excuses et mille compliments qu'il vous écrira au premier jour. J'ai aussi des nouvelles de la grande fille. Elle se plaint fort de vous ; elle dit qu'elle vous a écrit plusieurs fois sans que vous lui ayez fait réponse ; elle est à présent de retour. Le garçon me presse de finir ; je n'ai
que le temps de vous dire, mon cher voisin, que je suis plus à vous qu'à moi-même. — LA VOISINE. VIII Le 10 octobre 1710.
L'on m'a apporté votre lettre le même jour qu'elle fut donnée à Mlle Chancelier, mon cher voisin, elle me fait un plaisir infini, il y avait un siècle que je n'avais de vos nouvelles. Par la même raison que vous, je n'osais vous envoyer de messager ; j'étais sur le point de me servir de l'adresse que vous m'avez donnée. Il faut que je le fasse aujourd'hui pour un peu me justifier de l'injustice que vous me faîte. L'amitié que j'ai pour vous, mon cher voisin, en appelle en toutes les formes et se trouve très offensée : quoi ! vous qui connaissez dom Greignard ! vous
pouvez m'imputer quelque chose de ce que je ne vous ai pas fait savoir, que j'allais à Chevigny (8). Je vous assure qu'en montant en carrosse, je ne savais pas où l'on me menait. Il est vrai que nous fûmes le lendemain à la Borde. Il m'aurait été très inutile de
proposer de vous aller voir. On sait le plaisir que cela m'aurait fait, ç'aurait été une raison merveilleuse pour n'y pas aller. Je crois, mon cher voisin, que vous vous étiez donné le mot mon mari et vous pour me gronder, et ne vous en déplaise, sans que je l'aie mérité. C'est moi qui veux me fâcher contre vous de n'être pas venu coucher au logis et de vous en être allé à Corgengoux par un temps désespéré ; mais il faut que je laisse là toute querelle à condition néanmoins que vous réparerez la faute que vous avez faite, car pour me passer de vous voir longtemps, je ne le puis. Venez donc promptement pour que je vous fasse en même temps mille remerciemenps de la bouteille d'eau de la reine d'Hongrie que vous avez eue la bonté de m'envoyer ; vous me direz, s'il vous plaît, ce que votre laquais en aura donné, car autrement cela m'ôterait la liberté de m'adresser jamais à vous. Adieu, mon cher voisin ; je ne puis vous en dire davantage, étant obligée d'écrire encore à cet enfant et à sa sœur. Il est plus de six heures du soir ; à cette heure, comme à celles de toute ma vie, soyez bien persuadé que je suis bien plus à vous que je ne peux vous le dire. IX Du 27 octobre 1710.
Je profite avec un plaisir infini, mon cher voisin, de l'occasion que me fournit le voisinage du moulin pour vous demander de vos nouvelles et vous dire que je ne vous pardonnerai de ma vie, si vous ne me venez voir pendant cette foire. Le prétexte est merveilleux. Vous ne seriez pas pardonnable si vous manquiez cette occasion, et cela ferait dire à dom Grignard que vous craignez de le trouver. Ainsi, mon cher voisin, par toutes ces raisons et par l'attachement que j'ai pour vous, vous n'osez me refuser ce que je vous demande ; je finirai pour lors toute querelle et vous
promets de n'avoir plus aucun grief contre vous. Je partirai le lendemain de Saint-Martin. Bon Dieu, que je suis fâché d'apprendre que le mari ne sera pas cet hiver à Dijon ; il m'écrit qu'il craint bien de ne me pas voir sitôt, que sa sœur est allée à Dijon avec Mlle Richard. Vous voyez, mon cher voisin, que je ne devinais que trop juste ; j'en suis, je vous assure, touchée
véritablement. Je vous envoie une lettre qu'on m'a adressée, on se plaint fort de vous. Je finis en vous assurant que personne n'est plus inévitablement que moi, mon cher voisin, entièrement à vous. LA VOISINE. X Le 12 novembre 1710.
Rien ne peut mieux m'adoucir l'absence de votre ami, mon cher voisin, que la promesse que vous me
faites de me voir souvent. J'ai, je vous assure, besoin de ce secours, car je suis vraiment touchée, quoiqu'il y ait longtemps que je dusse m'attendre à ce voyage. Je vous promets que j'y suis aussi sensible que s'il avait été imprévu. Vous pouvez mieux que personne, mon cher voisin, calmer mon chagrin. Pour lui, il n'est pas fort à plaindre, il trouvera bien à se dédommager, et le souvenir de sa femme ne sera pas ce qui l'occupera. Je crois que les sentiments dans lesquels
il partira seront bientôt dissipés. Pour ceux que j'ai, je puis vous dire, mon cher voisin, qu'il n'a pas besoin de vous recommander de les cultiver ; je les ai voué pour le reste de mes jours, aussi bien qu'à vous ceux d'une estime et d'un attachement éternel. Il faut que Mlle sa sœur soit bien crue, puisque la première chose qui lui passe par la tête, il faut qu'elle s'exécute ; elle est fort bégueule et je vous assure que je lui veux bien du mal. Il y a longtemps que je n'ai eu de nouvelles de son frère ; je ne sais ce qui l'occupe si fort : je lui ai cependant écrit deux fois en dix jours. Ne serait-il plus à Semur ? Je vous assure, mon cher voisin, que j'ai été bien fâchée contre vous jusqu'au moment que j'ai reçu votre lettre de ce que vous étiez passé près de moi sans me voir, quoique la compagnie avec laquelle vous étiez ne fut pas une raison qui dût vous en empêcher. Cependant l'intérêt que j'ai à ne me pas brouiller avec vous, m'oblige à la recevoir comme bonne. J'espère que j'aurai le plaisir de vous voir dans huit ou dix jours que je compte être à Dijon. Je vous prie de me conserver une petite part dans l'honneur de votre souvenir que j'espère de mériter, quand je serai à portée de vous prouver la considération que j'ai pour vous, mon cher voisin. Votre... etc... LA VOISINE... XI Du 15 février 1712.
Il est vrai, mon cher ami, que je me trouvai dans l'occasion de te faire confidence de la reprise de tendresse que j'ai faite avec ton ami (en note dans le manuscrit : M. de Bretagne) ; il n'est pas juste que je te cèle ce' que tu m'as demandé avec tant d'instance. L'accomplissement des souhaits qu'il a obtenu de moi sont cause que les promesses verbales l'ont entièrement dégoûté de ce qui pouvait tenir du caractère d'honnête homme. Enfin, je me trouve, mon cher,
dans la situation du monde la plus malheureuse, ayant accordé par tendresse et par amour ce que l'on m'avait promis de n'obtenir que par une foi conjugale. Je ne puis vous exprimer l'état où je suis. Il faut que j'aie une conversation avec vous pour prendre conseil sur ce que je dois faire. Je ne puis vous en dire davantage ; je suis au désespoir de ne pouvoir obtenir l'objet qui a si fort démérité les tendres faiblesses que j'ai eu pour lui. Je finis, espérant trouver quelques moyens par vos conseils de me sauver de l'embarras où je suis. J'attends tout de vous, comme d'un bon ami, et remet le reste à vous dire à la première entrevue. XII Du 28 août 1712.
Il n'y a que deux jours que je vous ai quitté, mon cher, cependant, je ne puis me refuser de vous écrire. Je donne la lettre à la femme de chambre qui m'a promis de vous la remettre privément. Je lui ai dit que je l'avais reçue le jour de votre départ. J'étais accablée depuis longtemps de tant de chagrin différents que dans le moment que vous me dites adieu, je ne conçus point la force de ce terme, et cette séparation me parut moins sensible, mais que cela dura peu et que cette prétendue tranquillité me coûta de larmes quand je fis réflexion que je ne vous reverrais plus.
J'en croyais la source tarie après en avoir versé depuis plus de trois semaines comme je le fais, Je passai le reste de la nuit dans un état digne de compassion ; jamais douleur n'a été semblable à la mienne ; mille choses se présentèrent à moi pour me donner des regrets encore plus vifs. Oui, mon cœur, si vous conceviez l'état où je me trouve, il est sûr que quelque criminelle que je vous paraisse, vous trouveriez des raisons de m'excuser. Je la suis infiniment de m'être
exposée comme j'ai fait ; mais, marque que je ne prétendais pas qu'il m'arriva rien et que je n'ai de ma vie eu d'inclination pour la personne que vous savez, c'est que je ne me suis brouillée avec elle que depuis l'insulte qui me fut faite, et vous pouvez le voir, je ne doute pas que la vengeance et la colère ne fassent parler différemment. Il y a longtemps que l'on cherche à me faire sentir ce que l'on est capable de faire quand on est piqué ; ce sont même les termes dont on s'est servi plusieurs fois. On n'a qu'à vous faire voir ce qu'on a entre les mains ; vous avez lieu de croire que je vous ai accusé juste. Il faut que je vous aime bien tendrement pour vous avouer semblable chose ; jamais cela ne s'est fait, ni exige. Je comptais sur vous, vous m'avez donné votre parole en honnête homme que vous n'en parleriez jamais ; vous devez vous en souvenir. Et c'est là le sacrifice que vous m'avez promis d'oublier toutes ces choses ; vous devez compter aussi pour beaucoup celui que je vous fais de vous dire des choses auxquelles je n'ai jamais pensé sans frémir et qui m'ont failli faire mourir de désespoir. Je vous les ai découvert avec toute la sincérité que Dieu aurait pu exiger de moi au dernier moment. Que ne finis-je ma vie qui m'est si à charge dans le temps que je fus malade ? Vous n'auriez pas eu de seconds reproches à me faire ; ce seront, je vous jure, les derniers. Je vous donne ma parole que de ma vie vous n'aurez lieu de me faire pareille question. Je m'engage en honneur à vous garder une fidélité éternelle ; en cas que je ne le fasse pas, je vous permets de me divulguer par toute la terre. J'avoue que je ne mérite pas que vous l'acceptiez à cette heure ; aussi ne l'espère-je pas ; mais je ne laisserai pas de le faire. Je suis persuadée que vous me donnerez tous les jours
quelqu'un de nouveau et que vous croirez ne vous point tromper par ce que vous avez quelquefois deviné juste. Il est sûr, cependant, que vous ne vous êtes pas rencontré une seule fois ; vous ne manquerez pas de le mander à votre ami, M. Bretagne, pour lui prouver que vous ne vous trompez pas. Après les promesses que vous m'avez faites, je comptais sur votre parole et me flattais de ne me point tromper. J'espère aussi, mon cher voisin, que vous vous souviendrez que vous vous êtes engagé de me donner de vos nouvelles, j'en suis très en peine ; je crains que vous ne vous soyez trouvé mal d'avoir veillé pour moi. Je suis si fort accablée de chagrin que je suis sûre d'y succomber ; il n'est pas naturel d'en éprouver de tant de sortes à la fois. Je crois partir bientôt : il m'en tarde très fort. L'on ne sait plus que dire sur mon air triste ; l'on en mit la cause sur votre absence, il y a quelque part à la vérité. Je n'ai encore pu réussir en rien de ce que vous savez ; l'on me fait toujours de belles promesses. Je ne manquerai pas d'y apporter
tous mes soins et de vous faire tenir ce que je pourrai. XIII Du 2 septembre 1712.
J'etais si fort persuadée que l'on devait tenir sa parole quand on l'avait donnée, que je voulais absolument hier qu'il y eut de vos lettres pour moi, à la poste. Comme je suis esclave de la mienne, je m'imagine que tout le monde doit être de même. Cependant, je n'avais qu'à faire un moment de réflexion sur mon malheur ordinaire pour n'avoir aucune espérance. Aussi quelque touchée que je sois, je ne puis être surprise. Je suis toujours de plus en plus accablée de
chagrin, et n'ai pour toute consolation que la crainte d'apprendre quelque nouvelle fâcheuse de votre côté. Jugés par là de ma situation ; je mériterais bien en être instruite quand ce ne serait que par la part que j'y prends, sans vous parler des sentiments de tendresse que j'ai pour vous, et qui devraient vous engager à faire par complaisance ce que vous ne ferez jamais par amitié, puisque vous convenez vous-même n'en avoir jamais eu pour moi. Mais toutes ces choses ne me détacheront pas ; je vous ai aimé sans espoir de retour, je vous conserverez le même amour, malgré ce que j'ai appris, quoique difficile à digérer. XIV Du 4 septembre 1712.
Je ne m'attendais pas de recevoir une lettre comme celle que j'ai reçue de vous aujourd'hui, monsieur. Il est extraordinaire que vous exigiez de moi la répétition d'un détail que je vous ai fait avec assez de douleur et de repentir pour ne devoir non seulement jamais m'en parler comme vous me l'avez promis en honnête homme, mais encore me plaindre dans ma cruelle destinée, sans augmenter mes malheurs en me traitant comme la dernière des créatures. À qui faut-il se fier,
grand Dieu ! Vous me quittez en me faisant des promesses que je ne vous demandais pas et même sur
lesquelles je ne faisais de fond qu'en réfléchissant sur votre bon caractère et votre bon cœur. Il n'y a pas de caresse que vous ne me fissiez ; je les croyais sincères, et ne m'imaginais pas que l'on put se contraindre jusqu'à ce point. Vous souvenez-vous de tout cela ? À peine m'avez vous quitté que vous allez me déchirer et m'accuser de mille choses que vous savez aussi
bien que moi. Je n'ai de ma vie été si surprise ; croyez-vous en apprendre plus que ce que je vous en avais dit ? Sont-ce là vos belles promesses de ne me donner de votre vie de chagrin et que vous me feriez un sacrifice absolu de toutes ces choses. Quand je vous donnai les lettres, ne vous dis-je point que je ne prétendais pas vous en faire un à cet égard, que je le faisais parce que vous le souhaitiez, et qu'il n'y avait rien que je ne fisse pour vous donner toute sorte de
satisfaction. En vérité, je suis bien malheureuse ; je me suis fiée à vous; je vous ai déclaré tout ce qui m'est arrivé en ma vie. Vous me promettez d'empêcher certaines gens d'en parler, et c'est vous dont il faut que, je me défie ; comprenez-vous la dureté avec laquelle vous me traitez ? Est-il possible que je puisse vivre après tant de chagrin ? Oui, monsieur, je finirai une vie qui n'est pas aussi infâme que vous le prétendez et vous connaîtrez quand vous ne m'aurez plus, que de toutes les femmes il n'y en a point qui vous ait tant aimé que moi, et qui ait plus de sincérité. Plut à Dieu n'en avoir pas tant eu, je ne me trouverais pas obligée aujourd'hui à prendre un parti que le désespoir seul m'a fait prendre, et dont je connais les suites fâcheuses.
Si je peux avoir de la consolation, ce n'est qu'en pensant que dans peu je serai quitte de tous mes maux. Vous avez grand tort de croire que je veuille encore avoir commerce avec votre ami. Je vous assure que quand je serais à portée de cela, je ne le ferais pas. Jamais homme ne pourra se venter de pareilles choses ; j'en suis plus que contente pour ma vie. Quand je vous ai prié de ne lui rien écrire, c'est que j'ai cru qu'il était inutile que deux personnes fussent instruites de
choses que je n'ai déclaré qu'à vous, et que vous m'avez promis ne dire à qui que ce soit. Je serai plus à portée d'en entendre les justes reproches, mais je m'en fais assez et plus qu'il ne pourrait m'en faire. Je vois cependant à quelle intention vous me demandez par écriture chose que je ne vous ai que trop dite. Je vous la répéterai puisque vous le voulez quelque cruel que
cela me soit. Je vous laisse le maître d'en agir comme vous voudrez ; mais dans peu vous serez surpris de ce que vous apprendrez, et vous serez fâché, mais trop tard, de m'avoir tant persécuté depuis deux ans que vous avez pris à tâche de me tourmenter ; vous serez satisfait, je vous le jure. XV Du 11 novembre 1712.
Quelles raisons avez-vous pour être dix-huit jours sans me donner de vos nouvelles, mon cher voisin ? Croyez-vous que je m'y intéresse pas assez ? Les deux lettres que je vous ai écrites n'auraient-elles pas été jusqu'à vous ? Je suis sûre que la première vous a été rendue, M. de Longecourt m'ayant dit qu'il vous avait laissé à Beaune le lundi. Je ne puis donc penser autre
chose, sinon que vous vous faites un plaisir de me laisser dans l'inquiétude où je suis depuis qu'on m'a dit vous avoir laissé malade. C'est fort bien fait ; il faut bien que vous soyez d'accord avec toute la terre pour me chagriner, et que je ne trouve de consolation auprès de personne. Il m'est arrivé des choses depuis quelques jours qui passent l'imagination, et qui ne peuvent venir que de gens qui me veulent mal. Je ne vous en ferez aucun détail ; il vous serait trop ennuyeux. Après cela, vous en savez peut-être plus que moi là dessus et vous pourriez avoir été instruit des desseins de ceux qui ont agi contre moi avec tant de succès. Mais il faut
laisser tout entre les mains de Dieu, et ne plus songer qu'à m'éloigner d'un pays où j'ai tant d'ennemis. Ce qui peut me consoler dans la triste situation où je suis, c'est de savoir que je me suis attirée les mauvais traitements que j'ai reçus en quelque manière. Je ne puis vous en dire davantage ; le désespoir où je suis ne me permet pas de m'expliquer et ne me laisse que le pouvoir de vous assurer qu'en quelque situation où je me trouve, et en quelque lieu que je sois, j'aurai pour vous, mon cher ami, la plus forte amitié qui ait jamais été. J'attends de vos lettres, en cas que vous vouliez bien encore avoir quelque bonté pour une personne qui est plus criminelle par son malheur que par sa faute. En cas que vous ne rétourniez que dans huit ou dix jours, je pourrai bien n'être plus ici, mais vous trouverez une lettre chez Segaud facteur qui vous apprendra les raisons qui m'obligent à faire une chose à laquelle je n'ai de regret qu'à cause de vous. Ce ne sont pas les raisons que vous pouviez penser qui en sont la cause. XVI Du 20 novembre 1712.
J'ai différé jusqu'à aujourd'hui à vous écrire, comptant que vous me feriez savoir de vos nouvelles. Mais je vois bien, malgré moi, que je ne dois rien espérer de votre cœur, ni de cette amitié que vous avez voulu quelquefois me faire valoir. Mais il n'est plus question de reproches, nous en aurions plus d'un à nous faire. Si j'ai bien des torts, j'ai au moins la consolation des malheureux de n'être pas seule. Croyez-vous, en vérité, n'en point avoir de m'avoir quittée comme vous fîtes samedi. Le procédé que j'ai eu avec vous, malgré tous les sujets de chagrin que vous m'avez donné depuis plus d'un an, devait bien vous parler en ma
faveur, et vous prouve que je vous aime malgré toutes ces choses. Oui, je ne crains point de l'avouer, je vous ai aimé véritablement, et quelques efforts que je fasse sur moi, je ne peux me défaire de certains sentiments qui loin de se détruire par votre peu de retour se renouvellent chaque jour. L'absence de trois mois que vous avez fait les a affermis ; il n'en est pas de même à votre égard, ce qui est une preuve que vous ne m'avez jamais voulu de bien. Il me semble
qu'où nous étions ne vous plut pas, car c'est ce qui vous obligea à me quitter si vite. Pouvez-vous blâmer l'empressement que j'avais à vous voir en liberté ? Il ne tenait qu'à vous de m'en indiquer un autre, je ne me serais pas fait prier pour m'y rendre. Cependant je vis que plus que vous. Faites attention à tout ce que vous me dites de dur, et je ne doute pas que vous ne vous en repentiez. Les propositions que je vous fis sont-elles si désavantageuses ? Si je les croyais telles, comptés, monsieur, que je ne les aurais pas faites ; quelque fâcheuse que vous sachiez qu'est ma situation, je peux m'en débarrasser sans vous. Je n'ai, de plus, pas grand goût pour le sacrement. Si je ne croyais que le bonheur de ma vie ne dépend que d'unir ma destinée à la vôtre, je ne vous aurais jamais rien proposé, et pour preuve que ce ne sont que ces raisons qui me font agir, c'est que je les aurais pu faire, sans leurs rien dire, à d'autres qu'à vous et qui se seraient trouvé bienheureux. |
Il est assez difficile, à la lecture de ces lettres, de se rendre compte d'une façon précise des phases du roman de Mlle de Vernot. Le chevalier Lenet n'a-t-il été, comme il le prétend, que le confident des amours d'Anne Espiard ? A-t-il joué un rôle plus direct et plus personnel dans l'aventure ? Que signifient, dans la dernière partie de la correspondance, ces protestations si vives d'affection, avec ces aveux qui ne semblent laisser aucun doute sur la nature de la faute commise ?
Écoutons quelques passages de la défense du chevalier Lenet.
Il explique tout d'abord l'intrigue qui s'était nouée entre son accusatrice et M. Bretagne, et
comment il servit d'intermédiaire entre eux. Il raconte que Mme de Vernot, se croyant enceinte en février 1712, lui écrivit la lettre du 15 février citée plus haut ; il lui rendit, en l'occurrence, tous les services qui dépendaient de lui. Ce fut, heureusement, une fausse alerte, mais qui ne fit qu'enhardir la jeune fille qui continua tant avec son premier amant M. Bretagne qu'avec un second, qui avait le grave défaut d'être marié, M. Delaloge.
Comme elle m'avait raconté ses premières faiblesses, elle n'eut pas de peine à me laisser voir deux lettres que mon ami lui avait écrites en 1711, et qui font connaître assez clairement sur quel pié ils vivaient ensemble dans le commencement d'une intrigue que je ne croyais pas telle qu'elle était. Dans la suite elle m'envoya ces deux lettres dont je suis saisi. La première est du 15 mai 1711 ; elle m'apprend que ce fut le 15 mai 1710 que le cavalier dont j'ai parlé
jusqu'ici obtint de cette maîtresse les dernières faveurs pour la première fois. Il n'est personne qui en puisse douter, après avoir lu les expressions que je vais copier fidèlement. |
Plus bas :
« Fais-moi part de tes plaisirs que je ne souhaite pas pareils à ceux que tu m'as fait. Embrasse mon ami, embrasse la grande fille... ... » |
Dans une autre lettre du 8 juin 1711, le cavalier parle ainsi :
« Tu m'as charmé, mon cher Raton, par l'empressement que tu as de me donner de tes nouvelles. Entretiens ton cœur dans les tendres dispositions où ta lettre m'assure qu'il est. Ton absence m'attriste, mais je ne la crains pas. Je suis sûr de toi : tu m'as donné de trop précieux gages de ton amour... ... » |
Plus bas :
« Écris-moi, ma chère amie, souvent, si tu le peux. Encore pouvons-nous par là nous dédommager de ce que nous disions ; mais pas de ce que nous avons fait. Plût à Dieu que les actions pussent se porter aussi loin que les paroles... ... » |
Il y a une fin à cette lettre ; mais quelle fin, juste ciel ! Il ne m'est pas permis de la faire imprimer, ni même de la traduire. Quand je l'envelopperais avec soin, les oreilles des juges et du public en seraient offensées. Et pourtant l'auteur de ces dernières phrases ne craignit pas de blesser par ces expressions cyniques celles de sa maîtresse ; or cela étant, à quels discours étaient-ils donc accoutumés ?
Il est impossible de suivre le chevalier Lenet dans tous les détails de sa défense. Son mémoire
est assez long : il y commente les lettres que nous avons lues et dont il donne les passages les plus saillants et s'attache à démontrer qu'il n'a eu aucune part dans les débauches dont il charge son accusatrice. Il expose les relations qui, dès 1710, existaient entre Mlle de Vernot et M. Bretagne, les confidences qui lui en furent faites, les reproches qu'il se crut en devoir d'adresser à la jeune fille ; il indique comment, en février 1712, Anne Espiard se vit abandonnée par celui qu'elle considérait comme attaché à elle par des liens indissolubles, et, quelques mois après, lui avoua de nouvelles aventures avec un nouvel amant.
Quelque temps après cette belle confidence et après la remise qu'elle me fit elle-même des lettres qu'elle avait reçues de ce second amant, je partis pour la campagne, et c'est là où elle m'écrivit les détails qu'on va lire, et dans lesquels elle ne s'engagea que sur ce que je lui avais mandé m'être aperçu qu'elle avait usé de quelques dissimulations dans l'histoire qu'elle m'avait fait de ses dernières faiblesses. |
Nous connaissons la lettre du 4 septembre 1712 et le récit que fait Mlle de Vernot de la partie de Montmuzard ; l'aveu qui s'y lit semble disculper complètement le chevalier Lenet. Si, comme le remarque très justement ce dernier, Mlle de Vernot eût pu à un titre quelconque reprocher à l'accusé son abandon après l'avoir mise dans cet embarras (9), elle n'eût pas manqué de le faire et de demander au chevalier de réparer les choses en l'épousant.
Elle le demande, cependant ; non pas comme s'adressant à un débiteur récalcitrant, mais comme implorant une grâce, une faveur. C'est qu'elle ne voit que le chevalier Lenet comme pouvant la tirer du mauvais pas où elle se trouve. S'il veut bien l'épouser, lui qui sait tout, à qui
elle n'a plus de confidences à faire, le monde ne saura rien de ce qui s'est passé. Une retraite discrète à la campagne dissimulera la naissance trop hâtive de l'enfant, et le chevalier Lenet gagnera avec cette paternité d'emprunt une belle dot que sa situation de cadet de famille ne lui permettrait peut-être pas d'espérer.
Dans ses lettres Mlle Espiard de Vernot se montre suppliante et il faut attribuer au dépit de n'avoir pas réussi dans ses calculs cette accusation monstrueuse qu'elle lance contre l'homme qui avait refusé de lui tendre la main.
C'est ce qu'explique longuement Antoine Lenet dans la dernière partie de son mémoire qu'il
termine en disant :
Dans cet embarras, on jeta les yeux sur moi parce que comme voisin et comme confident j'avais eu occasion de faire plusieurs visites à cette personne qui crut, d'ailleurs, entêtée comme elle l'est sur les grands biens qui sont dans sa famille, qu'en ayant peu de mon côté, je pouvais n'être pas effrayé d'une ignominie opulente. |
Quoi qu'il en soit, le pauvre chevalier était prisonnier et mis dans l'alternative — s'il n'était pas acquitté ou s'il n'obtenait parce que nous appelons aujourd'hui des « circonstances atténuantes » — ou d'être décapité ou d'épouser la demoiselle. Le choix lui paraît difficile et chacune des solutions aussi dure que l'autre : Voilà deux terribles extrémités, perdre la vie à mon âge ou me déshonorer pour le reste de mes jours. Mais il ne désespère pas en la justice, et ne peut croire qu'on le déclarera coupable de rapt et séduction.
Il est facile de s'imaginer la colère de M. le Conseiller doyen en lisant un pareil plaidoyer
et les lettres qui étaient annexées au dossier. Sa fille ne lui avait, sans doute, pas donné des détails aussi complets sur sa conduite et les révélations du chevalier Lenet lui parurent si extraordinaires qu'il ne put se résoudre à y accorder créance. Il y répondit par un premier mémoire de son avocat qui traita de pures calomnies tout ce qui venait d'être dit. Les lettres avaient été dictées à Mlle de Vernot par l'accusé, et c'est par force qu'il y avait fait insérer l'aveu de choses absolument fausses. Ces expressions : mon mari, mon raton, ma chère Rate, n'étaient que des plaisanteries dans la bouche de jeunes gens vivant ensemble avec une certaine familiarité, mais rien de plus. Quant au chevalier Lenet, il était bien réellement coupable.
Mlle de Vernot avait d'ailleurs été très précise dans son accusation ; dans un interrogatoire
qu'elle avait subi le 11 février 1713, elle avait fait d'importantes déclarations dont voici les principales, telles que le greffier les a rédigées :
Il est entré dans sa chambre et aux premières heures de la nuit et avant qu'elle se coucha, l'assurant qu'il ne la voyait que pour le mariage et lui témoignant qu'il ne pouvait espérer un parti plus avantageux, qu'elle a résisté à tous ses empressements jusqu'au 26 juillet dernier que le dit sieur Lenet ayant trouvé des conjonctures plus favorables en ce qu'il s'introduisait dans son appartement entre onze heures et minuit dans un temps qu'elle était au lit et que sa femme de chambre qui couche ordinairement près de son appartement était à la campagne et se prévalant de l'état où il la trouva et de ce qu'elle ne pouvait appeler du secours, crainte d'un eclat dont les suites étaient dangereuses, il consomma pour la première fois par force et violence ses mauvais desseins, lui persuadant toujours que c'était le seul moyen de faire réussir leur mariage. Que depuis, le dit sieur Lenet a plusieurs fois continué les mêmes habitudes et commerces, en sorte qu'elle est devenue enceinte et croit l'être depuis ce temps. |
Pour détruire l'effet que pouvait produire sur l'esprit des juges le mémoire en défense du chevalier Lenet, M. Espiard de Vernot fit ouvrir une information et entendre des témoins à charge pour corroborer l'accusation portée par sa fille. Dix-neuf témoins furent tout d'abord entendus ; un supplément d'information permit d'en entendre huit nouveaux ; tous, à qui mieux mieux, chargèrent le malheureux Lenet. Il est regrettable que nous n'ayons ni le nom ni la profession des témoins ; nous n'avons même pas leurs déclarations intégrales. Le manuscrit ne nous a conservé que ce qui était d'usage dans la procédure d'alors, c'est-à-dire un résumé fait par le greffier.
Il est cependant facile de voir que la plupart des témoins appartiennent à la domesticité ou à
l'entourage de la famille Espiard, et il est peut-être permis de faire quelques réserves sur leur sincérité.
Il serait oiseux de reproduire toutes ces dépositions ; il nous suffira de donner les trois premières, qui indiqueront le ton des autres et constituent, d'ailleurs, les charges les plus graves qui aient été apportées contre le chevalier Lenet.
Le premier témoin a vu le dit sieur Lenet fréquenter souvent dans la chambre de la damoiselle de Vernot ; l'a vu deux ou trois fois, entre autres, entrer par la porte de derrière ; |
Les autres dépositions ne font que révéler des faits analogues : ce sont des promenades en tête à tête place de la Sainte-Chapelle, place Saint-Étienne, place Royale, à la porte Saint-Pierre où il fallait soudoyer le concierge pour pouvoir rentrer en ville, vers onze heures ou onze heures et demie lorsque les portes étaient fermées ; ce sont des visites longues et fréquentes, des familiarités permettant toutes les suppositions.
Un des témoins (le 12e), qui semble être une domestique au service de Mlle de Vernot, raconte
une petite scène de mœurs mondaines, peu intéressante pour le procès, mais qui a le mérite de
nous retracer un coin de tableau de la vie dijonnaise d'autrefois.
Qu'une fois, Mlle de Vernot étant allée à un bal chez M. Derequeleyne-Sordoillet, elle y dansa avec M. Daussy, ce que cette damoiselle va conter à la déposante en lui disant que M. de Vernot, son père, trouvait que ce jeune homme avait beaucoup d'esprit ; sur quoi elle lui dit qu'elle se devait marier avec lui, et elle répondit avec enjouement qu'il était beau, bien fait, et fort riche, ce qui fit croire à la déposante que le mariage se pouvait faire. Mais le lendemain, ledit sieur Lenet lui ayant fait de grands reproches sur cette danse avec led. sieur d'Aussy, elle lui dit qu'il avait tort et qu'il faudrait qu'elle fut bien coquette, si après une seule entrevue elle s'attachait. |
Il faut bien reconnaître que rien dans cette enquête ne pouvait sérieusement appuyer l'accusation portée contre le chevalier Lenet : tout indiquait une très grande intimité entre les deux jeunes gens, mais n'enlevait aucune force à la défense du prisonnier et laissait intacte son argumentation. Ces promenades, ces visites que l'on peut cependant se permettre de trouver bien matinales ou bien tardives, peuvent s'expliquer par le rôle de confident que M. Lenet prétendait avoir rempli près de Mlle de Vernot. Bien que tous les témoins fussent unanimes à dire qu'ils n'avaient remarqué d'assiduités que de la part du chevalier Lenet, peut-être avait-on eu soin de n'interroger que ceux qui n'avaient vu ni M. Bretagne, ni M. Bizouard, ni M. Delaloge, ni d'autres. Mlle Seuguenot, la grande fille, qui semble
avoir été mêlée à toutes les parties de plaisir, ne paraît pas avoir été du nombre des témoins entendus. Et les lettres de Mlle de Vernot ! Ne restaient-elles pas avec leurs aveux et leurs expressions de repentir ?
M. Lenet protesta vivement contre tous ces témoignages : tous ceux qui étaient par trop compromettants furent de sa part l'objet d'une dénégation absolue ; les visites nocturnes, les familiarités douteuses n'étaient que de pures calomnies. Les promenades d'été au delà de la porte Saint-Pierre, le soir, dans l'obscurité favorable aux doux propos, n'avaient jamais été faites qu'en nombreuse compagnie et en présence de témoins, tels que Mlle Seuguenot et M. Bizouard.
Quant aux menus faits révélés dans l'enquête, M. Lenet affirma qu'il ne fallait pas y voir la
preuve de relations criminelles et qu'ils n'étaient que la conséquence et la marque d'un honnête commerce d'amitié.
D'accusé, le chevalier Lenet se fit à son tour accusateur et ce fut avec la plus grande précision qu'il demande à faire la preuve des rendez-vous, des entrevues, des promenades de Mlle de Vernot avec M. Bretagne et M. Delaloge. Les détails qu'il donne sont de la plus haute gravité et font apparaître la jeune fille comme se livrant au libertinage le plus honteux.
Malheureusement, il n'apparaît pas que sa demande ait été entendue et que l'enquête qu'il
sollicitait ait eu lieu. Nous sommes donc privés des révélations piquantes que ses affirmations nous faisaient prévoir.
Nous avons reproduit presque toutes les pièces du procès : elles n'apportent pas grand appui à
l'accusation. Ce qui nous reste à étudier n'ajoutera que peu de chose à cette impression.
Mlle de Vernot avait été, sans doute, assez marrie de voir ses lettres divulguées. Que
n'avait-elle été moins prolixe ? Elle explique bien que ces lettres lui ont été dictées par le chevalier Lenet, mais cette explication est peu vraisemblable. Elle déclare, en outre, qu'elle aussi aurait pu montrer une nombreuse correspondance émanant du chevalier, mais qu'elle a commis l'imprudence de la rendre ou de la faire disparaître, et qu'elle en est réduite à deux seules lettres dont la copie nous a été conservée. Lisons-les.
La première est du 17 octobre 1712, au moment où la brouille était la plus complète entre les
deux jeunes gens.
Ce n'est pas d'aujourd'hui, ma chère voisine, que je sais que vous écrivez avec tout l'esprit du monde. Les termes que vous mettez en usage, soit de tendresse, soit d'amitié, vous sont depuis longtemps fort communs à mon égard. Le style vous en est aisé et les expressions heureuses ; mais vous devez convenir avec moi en vous rendant justice que l'on écrit et dit souvent ce qu'on ne pense pas. J'ai toutes les raisons du monde de le croire, puisque j'ai anciennement quantité de vos lettres remplies de mille protestations de tendresse, d'amitié et de fidélité exprimées avec tout l'esprit et l'agrément possible ; qu'il n'y a personne qui ne vous crut sans faire mention des serments. Cependant vous y avez fait faux bon dans les formes, ce n'est point ce dont je me plains pour le présent, c'en est la continuation qui me choque un peu, étant très persuadé qu'il vous sera impossible d'en agir autrement que vous avez fait ; et j'ajouterais foi plus facilement aux fables des fées que de croire que toutes les marques de tendresse que vous me donnés et dont vous me comblés sont véritables. Ne nous étendons pas trop là dessus ; vous savez mieux que vous ne dites ; vous penseriez de même que moi si vous étiez à ma place ; je vous croirais et vous n'auriez pas de peine à me persuader que cela vous fait plaisir de partager avec moi une tendresse qu'il est difficile de conserver pour une seule personne. Il y aurait longtemps que toutes nos petites disputes seraient cessées, ou plutôt il n'y en aurait point eu en avouant que vous étiez si naturellement gracieuse qu'il vous était impossible de ne point avoir de reconnaissance pour ceux qui vous
témoigneraient vous vouloir du bien. C'est la marque d'un grand cœur qui bien loin d'être en reste auprès de personne veut reconnaître au centuple tout ce qu'on peut lui faire. Si je vous ai blâmé, j'en ai eu tout le tort imaginable ; mais je suis persuadé que vous avez assez de bonté pour me pardonner. |
Seconde lettre :
Je me ferais un plaisir sensible, mademoiselle, de vous voir auparavant que de partir. Vous n'avez qu'à me faire savoir l'heure que je pourrai aller chez vous et comment je pourrai faire pour que personne ne s'en aperçoive. Il faut que je vous prévienne sur une chose qui est que si vous n'êtes pas en disposition de ne point parler naturellement sur tout ce que je pourrais vous dire, je vous prie de ne me rien dire de tout ce qui s'est passé. Je ne vous en parlerez point, et nous nous épargnerons l'un et l'autre bien du chagrin, puisque rien au monde ne fait tant de peine que le déguisement, et rien ne vous en fait tant que de parler
sérieusement. |
Tels sont les documents que les juges avaient sous les yeux ; tels sont ceux que les avocats se donnèrent le malin plaisir de commenter juridiquement. Il faut se persuader que Varennes et Melenet ont dû être enchantés de la cause galante qu'on leur demandait de défendre ; c'était une détente au milieu de la monotonie des procès habituels. Ils allaient rire un peu avec cette verve gauloise dont la nature a amplement gratifié les Bourguignons et, malgré leur gravité professionnelle, faire rire autour d'eux ; ce sont leurs clients qui supporteront les dépens.
Hélas ! que nous sommes encore loin de Beaumarchais ! Rien n'est lourd comme les mémoires
de Melenet et de Varennes, que la curiosité malveillante de leurs contemporains nous a conservés. Il est impossible d'en citer une ligne. Ecrits dans ce style pompeux, prétentieusement juridique et savant à la mode à cette époque, où Gaïus et Sénèque, Pomponius et Martial fournissent tour à tour des textes, ces mémoires ne prouvent rien et laissent le lecteur indifférent et fatigué (11).
De part et d'autre, la situation sociale de chacune des familles semble avoir été l'objet de très vives préoccupations. Le procès paraît, un moment, devoir tourner en discussion de préséance : c'était là le champ clos où nos pères aimaient combattre, et Dieu sait ce que les préséances ont fait couler d'encre et dire de paroles. Entre M. Melenet plaidant pour le chevalier Lenet et M. Varennes chargé des intérêts du conseiller doyen Espiard, on se contenta d'allusions désagréables sur les origines des deux familles.
Le mot de la fin est dit par Melenet qui soutient très gravement une thèse mi-juridique,
mi-physiologique, mais surtout pornographique sur la nécessité de marier les filles avant l'âge de 20 ans ; les références aux auteurs les plus sérieux ne manquent pas. On voit défiler tour à tour Tertullien, Justinien et son savant commentateur Godefroy, d'autres autorités moins considérables, mais toutes unanimes à démontrer, paraît-il, que lorsqu'un père a négligé de pourvoir sa fille d'un mari avant qu'elle ait atteint vingt-cinq ans, lui seul doit supporter les suites de son imprévoyance, ce qui motive cette conclusion que le chevalier Lenet doit être renvoyé des fins de la plainte et le vieux conseiller condamné aux dépens.
Le bailliage ne fut pas de cet avis, et la sentence, qui fut rendue le 4 septembre 1713, fut bel et bien une sentence de condamnation. La voici d'ailleurs telle qu'elle est parvenue jusqu'à nous.
Nous... etc... faisant droit sur l'information formée contre ledit sieur Lenet, et sur les requêtes et conclusions dudit sieur de Vernot et de la damoiselle sa fille, avons déclaré ledit sieur Lenet atteint et convaincu d'avoir séduit et rendu enceinte la dite damoiselle de Vernot dans la
maison dudit sieur de Vernot, son père, et d'avoir surpris et exigé d'elle par de mauvaises voies les lettres des 15 février et 4 septembre de l'année 1712 dont il s'est servi au procès, et d'avoir dans ses écrits diffamé et injurié ladite demoiselle de Vernot. Pour réparation de quoi nous avons condamné et condamnons ledit sieur Lenet en 20.000 livres de domages et intérests tant
réels qu'honoraires envers ladite demoiselle de Vernot, et en dix mille livres d'honoraires envers ledit sieur de Vernot, trente livres d'amende envers le roi, et en trois cents livres d'aumône envers l'hôpital général de cette ville, en pareille somme de trois cents livres envers l'aumône générale, comme aussi à fournir annuellement à ladite damoiselle de Vernot la somme de cent cinquante livres pour la nourriture et entretien de l'enfant dont elle est accouchée, jusqu'à ce qu'il ait atteint l'âge de quatorze ans, auquel tems ledit sieur Lenet sera tenu de lui donner la somme de trois mille livres pour doter ce même enfant, pour laquelle somme de trois mille
livres, il sera tenu de donner caution bonne et solvable. |
Etait-ce bien jugé ? le conseiller doyen avait, sans doute, quelque influence ; mais la famille Lenet, de son côté, n'était pas sans avoir une certaine autorité et sans pouvoir espérer que la balance de la justice humaine pencherait, peut-être, en sa faveur.
Quoi qu'il en soit, Antoine-Ignace Lenet s'inclina devant l'arrêt, et pour ne pas avoir à payer l'énorme indemnité qu'il était condamné à verser, lui sans fortune, à une femme qui se vantait de sa richesse, il jugea plus économique d'épouser Anne Espiard de Vernot. C'est ce qu'il fit, à sa prison, dans ce même mois de septembre 1713.
Telle fut la fin du roman. L'enfant qui avait été la cause de ce triste procès n'eut pas de
frère. L'abbé Boullemier (Généalogies de Bourgogne, tome l, fol. 279) nous apprend qu'il succéda à Antoine-Ignace Lenet dans la seigneurie de Selorres et mourut sans alliance.
L'aventure de Mlle de Vernot, qui eut une publicité assez considérable, fut-elle, en 1713, comme elle le serait aujourd'hui, un sujet de scandale ? Tout, au premier abord, porte à croire que non. M. de Juigné, dans ses notes manuscrites (Fatras généalogique, tome VI) donne des détails curieux sur la famille Espiard et particulièrement sur le conseiller doyen de Vernot et sur ses enfants. Il les tient d'un notaire de Dijon nommé Jean-Pierre, qui avait laissé des notes sur ce sujet. Le fils aîné de M. de Vernot, Pierre-Humbert, prit le nom
d'Allerey et eut un fils qui mena dans son château une vie des plus scandaleuses (12). Le mari de la sœur de notre héroïne assassina, au Parc, pendant la nuit, le 16 juillet 1693, M. Bernard de Mess, qui fut inhumé en l'église Saint-Michel, le 22 du même mois ; l'affaire fut étouffée, dit-on, grâce à de fortes sommes d'argent. Un frère d'Anne Espiard, Zacharie, qui était prieur de Bonvaux (13), peu de temps avant la mort de son père, coupa, un soir, le nez de Pétronille Perreau, fille de feu Perreau, secrétaire du Parlement : il était jaloux d'un commis que la demoiselle lui avait donné comme rival. Cet excès le força à remettre son prieuré à son frère cadet, François-Bernard, et à se réfugier à Avignon, où il épousa la veuve d'un cavalier du pape.
En 1723, le pauvre conseiller-doyen eut encore un nouveau malheur :
Deux de MM. ses fils, dit le notaire Jean-Pierre, assassinèrent le sieur Merle, fils du notaire Merle. Il était capitaine d'infanterie. Ce fait arriva en sortant de jouer chez M. Jacquot de Neuilly, gentilhomme ruiné dont le fils a été page chez M. de Bauffremont, brave et a servi capitaine de dragons. La sœur de ce Merle poursuivit le procès pendant 15 ans, mais faute de témoins, elle échoua. Cependant ils furent condamnés à un exil et à ne posséder aucunes charges. L'un fut aux Îles, on ne sait où. Cela coûta beaucoup au père. |
Le notaire Jean-Pierre ne fait aucune allusion au procès que nous venons d'analyser. Avait-il
donc passé inaperçu ?
Il est difficile de le croire. Bien que la régence ne créât pas, à proprement parler, une ère de libertinage, mais ne fit que lever un voile discrètement jeté par la pudeur sociale, il y avait encore, au début du XVIIIe siècle, surtout dans les villes de province, une sévérité de mœurs que l'on ne peut méconnaître. Il ne faudrait pas prendre thème de quelques dévergondages, dont certains membres de l'aristocratie dijonnaise ont été les tristes héros, pour conclure à une dépravation générale de la société distinguée de cette époque.
Comme le dit Piron, dans son Voyage à Beaune en 1717 : « Ce fut toujours la même histoire. »
Jeunes filles mal surveillées et jeunes femmes coquettes, beaux garçons entreprenants en quête
de bonnes fortunes, c'est le sujet de tous les romans et l'éternelle comédie de tous les temps. L'aventure de Mlle de Vernot ne fut qu'une aventure, et si elle ne fut peut-être pas la seule à défrayer la chronique scandaleuse, il faut bien convenir que la fin du XVIIe siècle aussi bien que le commencement du siècle suivant furent féconds en solides vertus familiales et en dignité de vie.
Que Mlle de Vernot ait fait des promenades sentimentales au delà de la porte Saint-Pierre,
pendant les belles soirées de juin, qu'elle en ait profité pour jeter son bonnet par dessus les moulins, cela devait arriver. Anne Espiard n'avait plus sa mère ; son père, d'humeur peu aimable, absorbé par ses occupations professionnelles, ne semble pas s'être beaucoup préoccupé de son éducation ; ses frères pouvaient difficilement passer pour des mentors ; la nature l'avait faite sensible et affectueuse. Il lui eût fallu, pour rester dans le droit chemin, ce qui lui a manqué : la direction d'une mère intelligente qui lui eût évité ce que Choderlos de Laclos devait appeler quelques années plus tard les Liaisons dangereuses.
[Notes de bas de page.]
1. Les audiences du bailliage se tenaient dans la maison qui porte actuellement le n° 40 de la rue des Forges.
2. Il était entré au Parlement en 1665 (voir La Cuisine, Histoire du Parlement de Bourgogne, t. III, p. 423). Il épousa en 1666 Anne Mochot dont il eut 14 enfants. Il mourut le 16 mai 1722 et fut inhumé à Saint-Étienne. Sa fille Anne était née le 11 août 1686 ; elle avait eu pour parrain son frère Zacharie. Les Espiard portaient : d'azur à 3 épis de blé d'or (voir l'abbé Boullemier, Généalogies de Bourgogne, B. de Dijon (n° 1071 et 1072), fonds Baudot, 2 vol. mss, et Fatras Généalogiques, B. de Dijon, Fonds Juigné, n° 54, t. VI et X).
3. Antoine-Ignace Lenet, seigneur de Selorre, avait été baptisé à Dijon le 23 novembre 1683. Il était le quatrième fils de Philibert-Bernard Lenet, seigneur de Corgengoux et de Mazerotte, entré au Parlement comme conseiller en 1663, et de Jeanne-Jacqueline de Chaumelis
qu'il avait épousée le 28 octobre 1663 (Boullemier, Généalogies de Bourgogne, t. II, fol. 51). Les Lenet portaient : d'azur à une fasce ondée d'argent accompagnée de 3 quintefeuilles d'or.
4. La famille Lenet habitait rue devant la Sainte-Chapelle et la famille Espiard place Saint-Étienne. Les deux hôtels communiquaient donc par les communs. Les écuries de l'hôtel de Vernot avaient une sortie sur une ruelle.
5. Jean Melenet, avocat, né à Montot, près de Saint-Jean-de-Losne en 1660, mort à Dijon le 12 juillet 1722. Claude Varennes, né à Semur le 4 octobre 1659, mort à Dijon le 12 juillet 1734.
6. Jacques Espiard, « le chevalier de Vernot » né à Dijon le 16
avril 1692.
7. Catherine, sœur cadette de Antoine-Ignace. Elle épousa Jean Gagne, président à la Chambre des Comptes.
8. Chevigny-en-Valière. Mlle de Vernot était en villégiature à Allerey, et M. Lenet à Corgengoux.
9. Jamais elle ne m'a écrit comme l'ayant mise dans cet embarras et l'on ne voit pas qu'elle me reproche de l'avoir aimée et d'avoir changé à son préjudice.
10. Voir sur Allerey et Chauvort, Courtépée, tome V, pp. 76 et 101.
11. Ces mémoires ont été imprimés ; des exemplaires se trouvaient dans la bibliothèque d'Amanton (voir Amanton, Catalogue d'une partie de mes livres).
12. Son petit-fils Auguste-Louis-Joachim Espiard d'Allerey, ex-conseiller au Parlement de Dijon, fut condamné à mort par le tribunal révolutionnaire de Paris, le 1er floréal an II [20 avril 1794]. Il était âgé de 63 ans. Deux mois après, le 8 messidor an II [26 juin 1794], un de ses anciens
domestiques, Médard Maret, dénonça à l'administration du département de la Côte-d'Or un dépôt d'or, de bijoux et d'argenterie qu'avait fait feu son maître dans une mansarde de sa maison, rue du Griffon. Ce dépôt était considérable. La Convention, sur le rapport de Berlier, le futur comte de l'Empire, accorda au domestique dénonciateur une récompense de 4200 livres en assignats. (Voir le journal Le Nécessaire, n° du 13 messidor an II. — G. PEIGNOT, Notice sur les personnes nées dans le département de la Côte-d'Or qui ont peri sur l'échafaud pendant le régime révolutionnaire, p. 13.)
13. Il fut prieur de Bonvaux de 1710 à 1722 (Marc, Essai historique sur le prieuré de Bonvaux, p. 96).
PIERRE PERRENET.
[Fin de la monographie de Pierre Perrenet]
[Notes]
1. Pierre Perrenet, Un Roman dijonnais en 1713, Dijon, Darantie, 1905 — Extrait des Mémoires de la Société Bourguignonne de Géographie et d'Histoire, année 1905, tome XXI.
2. Lexique : pié, partie d'un terroir.
3. Transcription en orthographe actuelle par Dr. Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Décembre 2002]