LES ACCIDENTS OU LES ABBÉS :

comédie en un acte, dans le goût libre du théâtre anglais, de Charles Collé ;

écrite vers 1764.

PERSONNAGES.
LA COMTESSE.
LA MARQUISE DE KERLÉON.
L'ABBÉ DE CORMORAN, amoureux de la comtesse.
L'ABBÉ DOUXDOUX, amoureux de la marquise.
MILORD TAPP, amoureux de la comtesse.
Mlle DAMOUR, femme de chambre de la comtesse.
LAFLEUR, grison de la comtesse.

La scène est dans un petit salon qui précède le boudoir de la comtesse.


SCÈNE I.
LA MARQUISE DE KERLÉON, L'ABBÉ DOUXDOUX, Mlle DAMOUR.

LA MARQUISE.
Mais démenez-vous, mon cher abbé Douxdoux, et puisque nous n'avons pas pu réussir à nous faire entendre là-bas, à la porte de la comtesse, cherchez donc ici quelque domestique raisonnable, auquel nous puissions parler. (Poussant l'abbé.) Eh mais, voyez donc, allez donc, l'Abbé, tré, trémoussez-vous donc, mon pontife, tré, tré, trémoussez-vous donc.

L'ABBÉ DOUXDOUX.
Il faut avouer, belle marquise de Kerléon, que vous avez toujours une belle fureur de chant. (Apercevant Mlle Damour.) Mais voici sans doute ce que nous cherchons. Ah, ma petite reine, par votre moyen, ne pourrais-je pas dire un mot à ma bon amie, Mlle Agathe, l'une des femmes de la comtesse.

Mlle DAMOUR.
À Mlle Agathe, M. l'abbé ? bon, il y a trois jours que, sans en communiquer rien à personne, elle est allé se jeter aux Carmélites où a écrit à Madame qu'elle se retirait pour y pleurer ses péchés et ceux des autres.

LA MARQUISE.
Et ceux des autres ?

L'ABBÉ DOUXDOUX.
Ah ! mon doux Jésus ! Est-il possible ?

Mlle DAMOUR.
Oh ! rien n'est plus sûr, puisque c'est moi qui suis entrée ici en place, et qui me nomme Mlle Damour, fort à votre service.

L'ABBÉ DOUXDOUX, mielleusement.
En ce cas-là, dites-moi donc, mon ange ; ne sauriez-vous point est actuellement votre maîtresse, notre belle veuve, comme je l'appelle, moi ?

Mlle DAMOUR.
Non, Monsieur ; mais souhaitez-vous que j'aille le demander à M. de Lafleur qui sait toujours ça, lui ?

L'ABBÉ DOUXDOUX.
Oui, mon astre, vous nous obligerez. (Mlle Damour sort.)

SCÈNE II.
LA MARQUISE, L'ABBÉ DOUXDOUX.

LA MARQUISE, en riant.
C'est M. de Lafleur, c'est le grison de la comtesse.

L'ABBÉ DOUXDOUX, se récriant.
Que dites-vous donc là, Madame ? La comtesse, ma vertueuse cousine, n'a point de grison ; M. de Fleur est son premier laquis.

LA MARQUISE, très gaiement.
Son premier laquis ! Eh mais, ignorant, vous ne savez donc pas le charmant couplet qui court depuis trois jours sur la comtesse et ce drôle-là. Écoutez, écoutez, j'en bien retenu le commencement, moi :

Ce laquais d'importance,
C'est son grison ;
Il a l'intendance
De la correspondance
Des affaires de cœur,
Ce monsieur de Lafleur
Est son ingénieur.

L'ABBÉ DOUXDOUX.
Tenez, ma toute bonne, un couplet ne prouve rien que la méchanceté de son auteur, et voilà tout.

LA MARQUISE.
Pardi, l'Abbé, vous êtes bien dupe, dupe, dupe ! Savez-vous bien qu'il n'y a plus que vous à Paris, qui ne soyez point au fait des galanteries de votre vertueuse cousine ! Depuis un mois que j'y suis, moi, j'en ai entendu faire cent contes plus plaisants les uns que les autres ; et même dans ma province, à Rennes, du vivant de feu M. de Kerléon, mon triste mari, l'on en débitait déjà des histoires qui avaient fait tout l'éclat que la comtesse elle-même pouvait désirer.

L'ABBÉ DOUXDOUX, avec un grand soupir.
Histoires malheureuses, et qui n'étaient point fondées.

LA MARQUISE, très vivement.
Mais ce que j'ai vu, moi... Me nierez-vous aussi l'aventure que j'ai eue avec elle sans qu'elle sache encore qui je suis ! là, cette aventure-là ! Allons, allons, je veux la pousser aussi loin qu'elle pourra aller, puisque vous êtes de cet aveuglement-là. Faison voir et gaiement l'excès de sa coquetterie, achevons mon espièglerie, mon espièglerie pour vous détromper, détromper... plaisamment. Ah ça, l'Abbé, convenez que ce couplet d'opéra comique que je chante revient à merveille à ce que je vous dis.

L'ABBÉ DOUXDOUX.
Oui, oui, pouponne, chantez tant que cela vous fera plaisir ; mais au nom de Dieu, abandonnez la plaisanterie en question ; cela serait mal. Vous devez croire que c'est par son crédit que j'obtiens aujourd'hui l'agrément de président aux Comptes... et qu'en me revêtant de cette place honorable et lucrative, je me trouve par là dans le cas de pouvoir abjurer honnêtement mon état, et vous offrir en vous épousant une fortune que la Providence a daigné rendre immense en retirant à elle feu mon frère aîné... heureusement.

LA MARQUISE.
Autre erreur, mon pauvre abbé ! C'est à mon oncle le chevalier que vous avez toute l'obligation de l'agrément de votre charge, nigaud que vous êtes... Et je m'en vais vous le faire dire par celui qui vous l'a donnée, par M. le premier président, auquel nous allons rendre visite tout à l'heure, et que nous en allons remercier ensemble.

L'ABBÉ DOUXDOUX.
Ah, si M. le premier président me le dit...

LA MARQUISE, l'interrompant.
Il vous le dira. Mais moi, je dis plus ; je n'en ai pourtant point de preuves. C'est que la comtesse a manœuvré pour qu'on vous refusât cet agrément ; elle est votre seule héritière ; elle lorgne sûrement votre succession ; elle craint que vous ne vous mariez, cela est tout simple.

L'ABBÉ DOUXDOUX, se récriant.
Ah, pouvez-vous imaginer qu'elle ait l'âme assez intéressée, et assez noire...

LA MARQUISE.
Je n'imagine rien, moi, mais, cruel abbé, puisque vous me réduisez à parler raison, je vous répéterai que je n'ai rien de prouvé sur ce dernier fait ; aussi est-ce à cause de cela, et parce-que vous vous êtes mis dans l'esprit que vous lui aviez obligation que je me suis ici laissé traîner chez elle,... que, par déférence pour vous, j'ai passé par dessus toutes les misères du cérémonial,... que je viens avec vous lui faire part de notre mariage, et en vérité c'est une des plus grandes marques d'amour que je pouvais vous donner, à vous d'ailleurs que j'ai si bien subjugué.

L'ABBÉ DOUXDOUX.
Il est vrai. Mais, mon adorable, donnez-moi donc encore une autre preuve de votre complaisance ; c'est que vous ne poursuiviez pas vis-à-vis de la comtesse la plaisanterie que vous avez entamée.

LA MARQUISE, gaiement.
Oh, non pas, s'il vous plaît, M. l'abbé. Puisque j'ai eu le bonheur de ne pas trouver la comtesse chez elle, et qu'elle ne me connaît point, je veux m'en donner la comédie ; j'en veux passer ma fantasie.

J'en ferai la folie
Ma mie,
J'en ferai la folie.

L'ABBÉ DOUXDOUX, très doucereusement.
Mais, ma mie, puisque ma mie y a, pensez donc c'est une extravagance de premier ordre... et à n'envisager cela que par rapport à vous, une femme sage...

LA MARQUISE.
Eh bien, je la suis. L'on est heureux d'être né comme cela, surtout, quand on est si étourdie que moi. Quand à la folie dont vous voulez me détourner, j'avoue que c'en est une ; mais je veux la faire ; et ce n'est peut être qu'à une femme aussi sage que moi, qu'il appartient de risquer une extravagance pareille à celle que je médite sans que cela puisse tirer à conséquence.

L'ABBÉ DOUXDOUX, soupirant.
Faites donc, comme vous l'entendriez, souveraine de mon cœur, je ne saurais souffrir de disputer, moi.


SCÈNE III.
LA MARQUISE, L'ABBÉ DOUXDOUX, Mlle DAMOUR.

Mlle DAMOUR.
Pardon, si je vous ai fait attendre. Mais M. de Lafleur n'étais pas ici. Je l'ai envoyé chercher par un des frotteurs de Madame partout où il pouvait être, et on ne l'a point trouvé.

L'ABBÉ DOUXDOUX.
En ce cas-là, ma poulette, dites donc à Mme la comtesse que Mme la marquise de Kerléon et M. l'abbé Douxdoux sont venus pour avoir l'honneur de la voir et lui faire part d'une affaire de conséquence.

LA MARQUISE.
Ah ça, ma fille, vous retiendrez bien ces noms-là, n'est-ce pas ?

Mlle DAMOUR.
Je ferai ce que je pourrai, Madame, mais il serait plus sûr de les faire écrire par le Suisse.

LA MARQUISE.
Faire écrire votre Suisse ? Eh, il ne saurait se soutenir.

L'ABBÉ DOUXDOUX.
C'est qu'il est ivre noyé, il faut l'excuser, cela ne lui arrive pas tous les jours.

Mlle DAMOUR.
Non ; mais de deux jours l'un ; c'est son régime, à ce qu'ils disent.

L'ABBÉ DOUXDOUX.
Mais, ma reine, votre maîtresse rentrera-t-elle bientôt ?

Mlle DAMOUR.
Je crois que oui ; car elle n'est pas habillé ; et va ce soir à l'Opéra. Cependant, le plus sûr, c'est qu'elle soupe ici.

L'ABBÉ DOUXDOUX.
Voudriez-vous l'attendre un instant ?

LA MARQUISE, vivement.
L'attendre. Tandis que nous avons mille affaires ? Tandis que je suis comblée de ne l'avoir point trouvée ? Et puis attendre, moi, c'est ma mort. Partons, Médor, partons sans différer.

L'ABBÉ DOUXDOUX.
Un moment ma belle salamandre. Votre feu éteint le mien. Convenons du moins que nous repasserons ici ce soir.

LA MARQUISE, vivement.
Soit ! Nous repasserons ce soir. (Regardent sa montre.) Ah, mon Dieu, il est déjà près de deux heures. QUoique nous nous soyons décidés à ne point dîner, nous n'aurons jamais assez de temps pour tout ce qui nous reste à faire. Et vite, et vite, la main, la main, l'Abbé. (Ils sortent.)


SCÈNE IV.
Mlle DAMOUR, seule.

Ces grandes dames-là sont toujours pressées ! Et vite, et vite, toujours pressées ! Et demandez-moi ce qu'elles ont à faire ? Rien que des niaiseries, quand elle ne font pas pis... Oui, quand elle ne font pas pis... Car, par exemple, qu'est-ce que cette femme-là qui fait des visites avec un abbé, dites-moi ? Mais voici M. de Lafleur.


SCÈNE V.
LAFLEUR, Mlle DAMOUR.

Mlle DAMOUR, avec humeur.
Ah, vous voilà, enfin, M. de Lafleur ? Vous êtes un joli garcon ? N'avez-vous pas rencontré là-bas M. l'abbé Douxdoux et une dame qui d'ici et qui vous ont demandé ?

LAFLEUR.
Non, mon cœur, je n'ai...

Mlle DAMOUR.
Point de mon cœur, s'il vous plaît, Monsieur. Appelez-moi Mademoiselle, ces familiarités-là ne me conviennent pas.

LAFLEUR.
Et mais, vous me les avez permises, et hier tout la soirée.

Mlle DAMOUR.
Je ne vous ai rien permis, d'abord, mais du moins hier vous étiez plus poli. Comment donc aujourd'hui, à peine Madame est-elle sortie que vous me plantez là ? Cela est agréable.

LAFLEUR.
Oh, mon petit nez, j'avais affaire pour Madame, ce n'est point ma faute. Mais j'aime cette impatience que tu as de me voir, et ta colère mérite récompense. Viens que je t'embrasse.

Mlle DAMOUR, se défendant.
Oh, tout beau, Monsieur, s'il vous plaît ; je vois bien que vous vous êtes habitué à croire que les femmes de Madame ne sont ici que pour vos menus plaisirs.

LAFLEUR.
Au contraire, c'est moi qui ne suis ici que pour elles et pour leur rendre la vie douce ; ne me refuse donc pas...

Mlle DAMOUR.
Oh, tenez-vous, tenez-vous. Je ne donne plus dans ces folies-là, moi ; et il n'y aurait à présent que le mariage...

LAFLEUR.
Le mariage !... Et mais, mon enfant, tu vas d'abord aux invectives.

Mlle DAMOUR.
Aux invectives : voyez ce gredin ! Mais nous traiterons cet article une autre fois. Actuellement si tu veux faire ta paix, achève de m'instruire de tout ce qui se passe ici. Dis-moi d'abord ce que c'est que cette marquise de Kerléon qui vient de venir, conduite sur le poing par M. l'abbé Douxdoux.

LAFLEUR.
Ma foi ; je ne la connais point ; voilà la première fois que j'en entends parler.

Mlle DAMOUR.
Dame ! c'est que cette femme-là m'a tout l'air d'une merveilleuse, paraît s'être emparée de l'abbé Douxdoux, je t'en avertis ; et comme tu soupçonnes notre maître d'y prendre intérêt...

LAFLEUR.
Et mais, je t'ai dit, que je la soupçonne comme ça, il n'y a encore de bien positif. Dame ! c'est que depuis la guerre Madame a été obligée de rabattre furieusement sur les abbés et sur les étrangers... Pass encore pour les étrangers. Par exemple, ce milord Tapp dont je t'ai beaucoup parlé, c'est un seigneur libéral ; il nous convient cet amant-là ; c'est là ce qu'il faut pour nous à Madame.

Mlle DAMOUR.
Oui, c'est bien notre fait, il faut qu'elle le prenne.

LAFLEUR.
Elle le prendra quelque jour, mais cela n'est pas encore mûr.

Mlle DAMOUR.
Et qu'est-ce que ces abbés ont de plus mûr ?

LAFLEUR.
Oh dame, c'est la volonté, ou la fantaisie de Madame qui règle les degrés de maturité de tout cela, vois-tu ! Mais ne m'interromps donc plus, et prête-moi une attention suivie pour que je te dise l'ordre et la marche de nos abbés.

Mlle DAMOUR.
Volontiers ; mais dis vite.

LAFLEUR.
Oh, piano... Ils sont trois d'abord. Le premier c'est le petit abbé Douxdoux ; je ne crois pas, comme je t'ai dit, que la comtesse s'embête jamais de ce personnage-là ; elle lui trouve le caractère trop fadasse.

Mlle DAMOUR.
Oh, oui, il m'a paru de manne sucré, à moi.

LAFLEUR.
Venons au second. C'est... Je ne t'en dirai rien de celui-là, tu le verras ici ce soir... Celui qui après le souper restera le dernier... Je ne m'explique pas davantage, je me flatte que tu m'entends.

Mlle DAMOUR.
Je t'entends à merveille et je vois venir mes honoraires de ce côté-là déjà.

L'ABBÉ DOUXDOUX.
Passons donc au dernier de nos abbés. Oh, celui-là n'a que des prétentions. Il est amoureux de Madame comme un forcené ; mais elle ne saurait le souffrir ; il est vrai qu'il est odieux.

Mlle DAMOUR.
Et comment se nomme-t-il celui-là ?

LAFLEUR.
On l'appelle l'abbé de Cormoran. C'est un homme de la plus haute qualité ; il a servi un peu dans la marine, et malgré cela il est de la plus grande grossièreté.

Mlle DAMOUR.
En ce cas-là, une femme ne peut jamais pense...

LAFLEUR.
Ne crois pas cela, mon enfant, il compense sa brutalité par des qualité si brillantes..., si brillantes, que cela tient du prodige, que cela passe toute créance, et rien n'est pourtant plus vrai.

Mlle DAMOUR.
Je t'entends encore, et c'est une autre affaire.

LAFLEUR.
Oui vraiment, et c'est ce qui fait que je le crains. Il n'a pourtant uniquement que cela pour lui ; car d'ailleurs c'est une fou, mais un fou... L'on en renferme tous les jours qui ont moins de vertiges, et qui sont moins brutauz. Ajoute à ces extravagances d'aimer avec fureur le vin, les femmes et l'argent, d'être curieux, gourmand, colère, paresseux, jureur... Oh, le plus grand jureur de son siècle, bref, l'on dirait que le rendez-vous des sept péchés mortels est sous le manteau de l'abbé Cormoran.

Mlle DAMOUR.
Mais si tu n'en charges pas le portrait, Madame ne s'arrangera jamais avec ce monstre-là, quelques qualités séduisantes qu'il ait d'ailleurs.

LAFLEUR.
Et qui diable peut en répondre ? L'on n'est pas sûr de rien avec Madame, et nous serions perdus si ce malheureux abbé devenait un jour le maître de la maison. C'est un tyran, un roi de Maroc ; il n'y aurait plus de profit, mon enfant, il ferait même retrancher ceux qui nous viendraient de la part de Madame.

Mlle DAMOUR.
Oh, ce n'est pas tant à cela qu'il faut regarder, qu'à empêcher notre maîtresse de faire une sottise.

LAFLEUR.
La peste ; tu as des sentiments ; je veux te donner un baiser à cause de cela. (Il veut l'embrasser.)

Mlle DAMOUR, l'empêchant.
Oh, finis, allons, vas-tu recommencer à me lutiner.

LAFLEUR.
Du moins, abandonne-moi ta petite menotte ?

Mlle DAMOUR.
Eh bien, tiens, la voilà, mais ne me tourmente plus.

LAFLEUR lui baise la main et en se relevant rencontre sa joue qu'il baise aussi.
Tu vois bien que tu n'as qu'à te baisser pour en prendre.

Mlle DAMOUR.
Oh, mais, M. de Lafleur, je me fâcherai.

LAFLEUR.
Allons, tu fais l'enfant ? Est-ce ma faute d'ailleurs ? Ta joue s'est trouvée là ? L'occasion fait le larron. Il n'y a qu'un sot qui à ma place n'y eut pas été attrapé comme moi. Tu t'est baissée, tiens, veux-tu que je te montre comme cela s'est fait... Recommençons.

Mlle DAMOUR.
Tiens-toi donc, tiens-toi donc, voilà Madame.


SCÈNE VI.
LA COMTESSE, L'ABBÉ DE CORMORAN, LAFLEUR, Mlle DAMOUR.

LA COMTESSE.
Ah, Mademoiselle, allez me préparer tout ce qu'il me faut pour ma toilette.

Mlle DAMOUR.
En l'absence de Madame, il est venu...

LA COMTESSE.
Allez, allez, vous me conterez tout cela en m'habillant, Mademoiselle. Dépêchez seulement, parce que je suis pressé. Et vous, Lafleur, tenez-vous là dedans. (Mlle Damour et Lafleur se retirent.)


SCÈNE VII.
LA COMTESSE, L'ABBÉ DE CORMORAN.

LA COMTESSE.
Eh bien, mon cher abbé de Cormoran, en deux mots, dites-moi donc à présent ce grand secret que vous n'avez pas voulu entamer en chemin et que vous avez ravalé de toutes vos forces.

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Sur mon Dieu, Mme la comtesse, c'est un secret qui vous regarde... autant que moi. Mais allons par ordre. Apprenez d'abord que j'envoie au diable le petit collet.

LA COMTESSE.
Eh, comment, vous abandonnez les grandes espérances que vous aviez dans l'Église ?

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Eh, Madame, ce ne sont que des espérance et rien autre chose que des espérances, mordieu. Sous le prétexte que je ne suis pas dans les ordres...

LA COMTESSE.
Et que vous êtes peut-être au contraire dans le désordre ?

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Peut-être bien... Mais sous ce prétexte-là toujours ils ne me laissent pas avec un sacré prieuré de quinze cent livres, et ils donnent leurs bénéfices à des pleutres. Ils veulent que l'on aille se caserner dans des chiens de séminaires pendant des temps infinis. Eh, palsadieu, Madame, est-ce qu'un homme de ma qualité, riche comme je le suis depuis quinze mois par le mort du comte votre époux, dont je suis l'héritier, un homme de ma sorte, en un mot, est fait pour cette crapule-là ? Je vous le demande ? Oh, Madame, mon parti est bien pris, têtedieu, je vous le répète ; demain j'envoie au diable le petit collet.

LA COMTESSE.
Mais en quittant cet état, l'Abbé, que prétendez-vous faire ?

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Eh, mais, pardieu ; je prétends faire... Je compte faire des enfants... En un mot, je veux me marier.

LA COMTESSE.
Vous marier !

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Eh oui, me marier ! il m'en faut à moi ; je ne saurai m'en passer. Vous me direz à cela : Que ne prenez-vous plutôt des maîtresses, il y a tant d'honnêtes femmes qui ne demandent pas mieux ; cela est vrai. Mais que diable ! Dans ce temps-ci l'on est pris et quitté comme un éclair... Cela est tannant... Oh, je veux une femme à moi ; qui m'apartienne ; qui me reste... Je suis excédé, moi, d'être obligé d'aller toujours comme ça demander mon pain de porte en porte.

LA COMTESSE.
Ah, ah, ah de porte en porte ? Il est excellent.

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Eh oui, pardieu, Madame, ne pensez pas rire ? Rien n'est plus fatiguant, et c'est pour cela même que je veux me marier ; c'est pour me reposer, mordieu.

LA COMTESSE, d'un air stupéfait.
Quoi, tout de bon, vous allez vous marier, mon abbé ? et quelle est donc la prédestinée ?...

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Eh, palsamdieu ! Cela n'est pas bien difficile à deviner. C'est vous-même, Madame, pour qui je me sens un goût violent, que je veux aimer de toutes mes forces ; c'est, pardieu, vous-même qui êtes la prédestinée que je compte épouser.

LA COMTESSE, vivement en riant.
Mais, je ne veux point me marier, moi, mon très cher abbé de Cormoran ; je n'en suis pas encore réduite à ces extrémités-là ; et s'il fallait y venir d'ailleurs, tenez-vous pour dit que je ne veux de vous ni pour mon amant ni pour mon époux, mon cher roi.

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Eh, mais, ma chère reine, vous m'épouserez, cependant, j'en suis sûr et très sûr... Je ne vous demande que jusqu'à ce soir, pour prouver que vous ne pourrez pas faire autrement, mordieu.

LA COMTESSE, éclatant de rire.
Me prouver cela ? Ha, ha, ha, ha, vous me faites mourir de rire. Allez, allez, vous êtes fou comme le père des petites-maisons, mon cher ami.

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Oh bien, ma chère amie, vous épouserez donc le père éternel.

LA COMTESSE.
Je ne l'épouserai pas.

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Oh, vous l'épouserez, j'y ai regardé... J'ai rendez-vous pour cela avec votre avocat... Tenez, vous-vous me donner à souper. Je reviendrai ici après l'Opéra vous apporter les preuves de ce que je vous avance là, sur mon Dieu.

LA COMTESSE.
Oh, revenez souper tant qu'il vous plaira. Je le veux bien, mon pauvre abbé ; mais compter que vous ne prouverez de votre vie que je puisse vous épouser... Allons, allons m'habiller. (Elle tire la sonnette.) Aussi bien l'heure me presse. (À Lafleur qui arrive.) Lafleur, faites tenir dans ce salon-ci le monde qui me viendra jusqu'à ce que j'aie fini ma toilette. (Lafleur se retire.) Allez. (À l'abbé.) Sans adieu, vieux fou. Ah ça, revenez ce soir après l'Opéra, faire vos preuves, l'Abbé. (Elle sort.)


SCÈNE VIII.
L'ABBÉ DE CORMORAN, seul.

Mais voyez donc cette bégueule qui fait des façons pour m'épouser !... Pardieu, ma réputation sur ce qui touche essentiellement les femmes est trop bien établie, pour que celle-ci puisse ignorer ma prodigieuse supériorité ; et la comtesse, de l'humeur dont je la connais, est faire pour m'estimer sur le bruit seul que j'ai fait à cet égard-là. (Milord Tapp et Lafleur paraissent et restent au fond du théâtre.) Mais j'aperçois un des mes rivaux, ce damné milord... Serait-ce lui qui... Nous sommes dans l'habitude de nous plaisanter tout en riant, tâchons un peu de savoir ce qu'il a dans l'âme, cet animal-là.


SCÈNE IX.
L'ABBÉ DE CORMORAN, MILORD TAPP, LAFLEUR.

LAFLEUR.
Comme je vous l'ai dit, Milord, Madame va passer ici dans le moment. (À l'oreille de milord.) Et l'abbé va s'en aller.

MILORD, bas à Lafleur.
J'ai à te parler ; reviens ici quand ce vilain prêtre il sera parti dehors. (Lafleur se retire.)

L'ABBÉ DE CORMORAN, gaiement.
Comment donc, Milord ! Vous étiez là en conférence secrète avec le laquais favori de la comtesse ? Mais, dites-moi donc, vieux pécheur, est-ce vous ne lassez point de demander aux femmes des audiences particulières, dont vous n'abusez pas, à ce qu'elles disent.

MILORD.
Cardez fous pien de les crois leurs paroles, Monsié, ce sont des femmes qui se vantent.

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Qui se vantent ? Oui, pardieu, il y a bien là de quoi.

MILORD.
Eh, sans doute, il y a de quoi. Ces femmes ils se vantent d'avoir soumis des cœurs qu'elles n'ont jamais ni vus ni maniés.

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Oh, pour vous, mon lord, vous ne vous vantez jamais de rien ; vous ne ressemblez pas à ces femmes-là. Et c'est ce qui me fâche, car je meurs d'envie de savoir si notre comtesse n'aurait pas eu la curiosité d'essayer d'un cœur anglais. Dites-moi donc d'amitié, à quoi vous en êtes avec elle ? Eh mais, ne l'auriez-vous pas mise déjà dans le cas de se plaindre de vous ?

MILORD.
Monsié le plaisant, qui n'êtes point plaisant, ché répontrai à fous, que ché rien à vous répontre là-dessus. Ch'aime la comtesse et puis voilà tout.

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Oh diable, voilà une réponse bien sérieuse. Est-ce que vous penseriez à l'épouser ?

MILORD.
Tenez, Monsié l'éclisier, quoique je sois point homme d'éclisse, et nommément de fotre éclisse cath'lique ; malgré cela, j'épousse point, moi. La question que fous me donnez là, il est pien gratieux ! Moi, épousser ? Est-ce que ché suis un sot, heim ?

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Vous m'enchantez, Milord ; embrassez-moi, puisque vous n'êtes plus mon rival, puis le mariage du moins.

MILORD.
Assai, assai, Monsié, assai.

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Ah ça, c'est donc affaire de pure galanterie. Et voilà donc pourquoi, hier devant toutes ces femmes, et notament devant la comtesse, vous vous compariez à ce fameux landgrave de Hesse, auquel votre Martin Luther permet d'épouser une second femme du vivant de la première ?

MILORD.
Et oui... Et encore ché suprimé, foyez fous, que ce puissant Lantgraffe, il la carda cette première femme en poussant la seconde, parce qu'un seul femme, il suffisait point à ses grandes façons et belles manières. Ché leur dis point cela pour paraître pli galant à la comtesse, et qu'ellé voie point qu'un seul femme il est point assez pour moi.

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Oh, n'ayez pas peur, Milord, elle croira bien plutôt que c'est trop, car dans le fond, dites donc que c'est pour rire apparemment que vous avez voulu faire quelque comparaison de vous à ce prince du Saint Empire.

MILORD.
Eh, sans doute, c'était pour rire et pour faire foir que ché possède l'histoire.

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Eh bien, mon lord, ce que vous disiez hier de vous sans fondement est mon histoire véritable, à moi. Je vous jure, sur mon Dieu, que j'ai le malheur d'être dans le cas de ce Philippe, landgrave de Hesse... Ainsi vous voyez que je puis épouser la comtesse sans courur le risque d'éprouver des infidélités de sa part. J'épouserais bien même une seconde femme, comme lui, si j'étais luthérien comme il était.

MILORD.
Mais, mon cher papiste, il y aura touchours du risque pour vous, malcré cela, tant qu'il y aura les galants à Paris.

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Oh, à Paris,... des galants... Ventrebleu, je ne m'inquiète guère de tous ces roquets-là... Je saurai bien balayer tout cela, moi... à Paris !... C'est que dès le lendemain que j'aurais épousé la comtesse, je vous la fair partir pour ma terre... et je vous l'arrangerai... Allez, allez, laissez-moi faire. Adieu, mon lord, je vous crains si peu, vous et tous les galants du monde, que vous quitte pour aller à l'instant disposer tout pour ce mariage. (Il sort.)


SCÈNE X.
MILORD, seul.

Il extravague cet homme ; il est possédé cet abbé-là ! Il ressemble à un de nos Kouacres quand ils disent des folies par inspiration.


SCÈNE XI.
MILORD, LAFLEUR.

LA FLEUR.
Voilà notre abbé parti et je reviens à vos ordres, Milord.

MILORD.
Eh dis-moi, Lafleur, ce Cormoran, à ce qu'il dit, il va donner en mariache la main à la comtesse.

LAFLEUR.
La main ! Lui, un abbé ? Ah, comptez, Milord, que la comtesse en épouserait plutôt une demi-douzaine d'autres, tous à la fois, que de se marier à cet enragé-là ? La main ! Elle ne lui donnerait seulement pas bout du doigt.

MILORD.
Je le crois aussi, moi. Il est insensé, ce chapelain-là. Mais parlons autre chose. Tiens, Lafleur. Voilà encore dix louis ; ne mente pas à milord Tapp, dis-moi : es-tu bien le grison de la comtesse ? Es-tu bien le seul grison qu'elle ait ?

LAFLEUR.
Oh oui, Monseigneur Milord Trapp, je suis bien son seul et unique grison. Sa femme de chambre a bien aussi quelques petits détails, mais c'est sur moi que tout roule ordinairement.

MILORD.
Et grison dans la langue français, il feut pien dire confident... maquignon de l'amour ? Est-ce pas ?

LAFLEUR.
Oui, Milord, grison signifie l'homme de confiance ; c'est moi qui porte les billets, qui loue les carrosses de remise, qui dispose des escaliers dérobés, qui fair entrer de jour comme de nuit les gens à qui Madame a affaire.

MILORD.
Pien, très pien. Eh, Lafleur, quand ferez-vous entrer moi la nuit ?

LAFLEUR.
Quand j'aurai les ordres de Madame ; je croyais dimanche qu'elle ne tarderait pas à les donner pour vous ; mais je les ai portés ce matin à un autre.

MILORD.
À un autre ! Il est dur celui-là... Et qui est-il cet autre ?

LAFLEUR.
C'est un abbé.

MILORD.
Ah, à l'appé Douxdoux, est-ce point ? Heim, dis-moi ? Que veut-elle faire de ce petit paton de réglisse là ?

LAFLEUR.
Ce n'est point à lui non plus que...

MILORD.
Quoi ? Ce serait à ce puissant coquin d'abbé de Cormoran ? Eh, mais tout à l'heure il se mocquait donc de moi ?

LAFLEUR.
Encore moins, Milord ; c'est à un autre abbé.

MILORD.
Encore un autre appé ! Eh, mais, cette femme prendra bientôt toute l'Assemblée du Clergé, si ces messieurs s'y prêtent. Et qui est-il donc cet appé-là ?

LA FLEUR.
Oh, c'est un abbé qu'elle vit avant-hier dans un petit bal particulier, et en deux heures de temps elle en est devenue folle, et sa folie est d'autant plus singulière que, suivant l'adresse de sa lettre que j'ai mise à la poste ce matin, cet abbé demeure dans un fameux hôtel garni, chez une femme de condition de province qui entretient vraisemblablement cette jolie colonne de l'Église.

MILORD.
Et elle ne le connaît, dis-tu, que d'avant-hier, c'est aller vite, vite, et pien vite.

LA FLEUR.
Oh dame, quand le goût de ma maîtresse est une fois décidé, elle ne fait point languir. Tenez, Milord, je suis sûr que vous aurez votre tout tout comme un autre ; il n'est question que d'attendre avec Madame.

MILORD.
Quoi attendre ?... Après tous ces appés ?... C'est attendre que le Concile y soit passé... Et mais, cet appé pourrait-il point attendre après moi, lui ?

LA FLEUR.
Je ne sais pas, Milord, si l'abbé pourrait attendre après vous ; ce que je sais bien, c'est que Madame attend l'abbé avec la plus grande impatience, elle... C'est que, voyez-vous, l'abbé Fleur de Pêché, comme ils le nomment, est beau comme l'Amour, frais comme une rose, jeune comme Hébé... et fort comme Prandice... Allez, allez, tranquillisez-vous, elle ne le gardera pas longtemps.

MILORD.
Pourquoi donc ? Tu raisonnes en travers ; et pourquoi ne la carderait-elle pas longtemps ?

LA FLEUR.
Pourquoi ? C'est que d'autres femmes le lui auront bientôt enlevé ; imaginez-vous donc que l'abbé Fleur de Pêché, avec la plus jolie figure que Dieu ait créée, joint à cela, m'a-t-on dit, d'être le plus grand persifleur, le plus grand fat, et le plus insolent des hommes. Toutes les femmes se l'arracheront. Patientez, Milord, patientez.

MILORD.
Oui, mais la patience, il me donne de l'impatience à moi.

LA FLEUR.
L'impatience gâte les affaires... Tenez, Milord, ne vous pressez point. Je crois, moi, que la comtesse avait du goût pour vous, auparavant d'avoir vu ce petit coquin d'abbé. Du moins suis-je bien sûr qu'elle avait la curiosité de vérifier si vous êtes un homme aussi merveilleux que quelques dames anglaises qui se trouvent ici, le lui ont voulu faire entendre. Continuez toujours à lui exagérer vos exploits galants ; vantez-vous beaucoup vis-à-vis d'elle ; vous n'en sauriez trop dire ; mais gardez-vous bien de lui parler dans ce moment-ci de l'abbé Fleur de Pêché. Vous vous perdriez. Revenez au contraire ce soir souper chez elle à votre ordinaire, comme su de rien n'était, comme si vous n'étiez instruit de rien.

MILORD.
Tu as de l'esprit, Grison, je suivrai tes conseils à la lettre, à la lettre, Grison.

LAFLEUR.
Ah ça, Milord, nous n'avons plus rien à dire. Madame ne peut pas tarder ; permettez que j'aille donner un coup d'œil au boudoir de Madame, et arranger les sachets et les eaux que j'ai été chercher ce matin chez la Dulac.

MILORD.
Va, va-t-on, je t'attends ici ; je suis pien au fait. (Lafleur sort.)


SCÈNE XII.
MILORD, seul.

Je l'aime point cette femme. Mais je veux l'affoir une fois. Mettons-y du sens froid... du sens froid... Si je parais chaloux de l'appé à elle... ché déplairai à elle... N'en parlons point... point... parlons lui plutôt des miracles que l'amour il me fait opérer/ Menton lui pien serré sur cet article qui l'est point vrai... Au contraire... S'il lui en arrive de la malheur par un accident, cette femme il l'aura pien mérité, ch'espère.


SCÈNE XIII.
MILORD, LA COMTESSE.

LA COMTESSE, avec beaucoup d'humeur.
Ah, Milord, vous voilà ici ? Je vous croyais à l'Opéra.

MILORD.
Non, Matame, j'irai qu'à la dernière acte pour y foir la jambe, la jambe superbe de Mlle Lany qui danse avec beaucoup de justice, avec une grande justice.

LA COMTESSE, toujours avec humeur.
Vous devriez y aller plus tôt, Milord ; les premiers actes que l'on donner auparavant sont encore plus jolis, et Mlle Allard dans le prologue... Vous ne sauriez vous en aller trop tôt.

MILORD.
Oh, avant tout, Matame, il y aurait encore quelque chose de plus choli que ce prologue. Oui, che ferais un pien plus choli acte avec fous, si votre amour il foulait m'acorter maintenant, tout à stire, ce que vous m'avez fait entrefoir que vous ne retarderiez pas encore bien longtemps.

LA COMTESSE.
Mais, Milord, vous dites les chose bien crûment au moins. Quittez ce ton-là, croyez-moi.

MILORD.
Eh mais, Matame, che propose, c'est touchours poli, surtout quand on paise la main qui nous refuse. (Il baise sa main.)

LA COMTESSE, retirant sa main.
Finissez donc, Monsieur, je n'aime point qu'on me baise les mains comme ça... Sur quelle herbe avez-vous donc marché aujourd'hui ?

MILORD.
Ah, tous les chours, che marche pien ; c'est que fous ne connaissez point encore moi, Madame ; vous savez pas ce que fous refusez.

LA COMTESSE.
Oui, oui, Milord, je crois que j'y perds beaucoup.

MILORD.
Mais plis que peaucoup, Matame. Tenez. Avez-vous entendu parler du maréchal de Saxe dans son jeunesse, eh bien, il était rien, rien... en la comparaison de moi.

LA COMTESSE, le poussant.
Allez, allez-vous en à l'Opéra, Monsieur. Quels contes vous me faites-là ?

MILORD.
Ce sont point des contes ; che me porte pien, pien et touchours pien.

LA COMTESSE.
Eh mais, Monsieur, l'on ne vous demande pas des nouvelles de votre santé.

MILORD.
Elle n'en est pas moins ponne ma santai, quoique vous vous obstiniez à n'en pas fouloir savoir des nouvelles, et encore est-ce point là le tout. Tenez, Matame, il y a pien cinq années qu'à l'imitation de la statue de notre roi Henry huit, je fis grafer à Londres la figure de mon visage, et en remarquant mon grand nais, les dames anglaises ils furent curieuses, et il y en eut plus de soixante qui crièrent au miracle.

LA COMTESSE, riant.
Ce que vous dites là, Monsieur, est touchant et fort attendrissant au moins. (À part.) Il me divertit pourtant avec ses folies.

MILORD.
Ah ça, ne plaisantons plus, Comtesse, parlons raison. Fenez, fenez-vous en causer avec moi sur fotre chaise-longue, c'est que là nous parlerons raison pien plis commodément.

LA COMTESSE, très sèchement.
Tenez, Milord, encore une fois : allez-vous en à l'Opéra. Si vous restiez ici plus longtemps, je sens que nous nous brouillerions à n'y plus revenir. Ainsi, croyez-moi, partez au plus vite.

MILORD.
Oh, point de prouillerie, Matame, che fous opéis ; point de prouillerie. Ch'aime mieux aller foir l'ordre de la jartière de Mlle Lany et je fous reviendrai à souper, si vous le permettez.

LA COMTESSE.
Oh, point cela, à la bonne heure ; vous me ferez honneur et plaisir.

MILORD, d'un ton doucereux.
Ah, je vous fais point encore plaisir, mais cela il fiendra, ch'espère ; sans adieu et sans rancune, Matame. (Il sort.)


SCÈNE XIV.
LA COMTESSE, seule.

Il est bien extravagent cet Anglais-là ! mais il a de bien bonnes qualités, à ce que j'ai entendu dire. Il est gai, et dans le fond c'est un homme essentiel ; mais je dis, essentiel. En vérité, si je n'avais pas eu dans ce moment-ci de l'amour pour le petit abbé, je crois d'honneur que je me serais amusée de ses folies... L'on ne sait que faire par ce temps-ci... Mais le voilà ce petit ange. Cela n'a pas encore de barbe au menton. Les enfants sont charmants à cet âge-là ?


SCÈNE XV.
LA COMTESSE, LA MARQUISE DE KERLÉON en abbé.

LA COMTESSE.
Eh, arrivez donc, mon petit amoureux.

LA MARQUISE, l'embrassant.
Eh, bonjour, mon amoureuse.

LA COMTESSE.
Eh mais, mon petit éveillé, je ne vous disais pas de m'embrasser.

LA MARQUISE.
Bon, cela va s'en dire ; et puis, c'est sans conséquence d'ailleurs.

LA COMTESSE.
Comment, sans conséquence ; et moi je les sens toutes.

LA MARQUISE, d'un air léger.
Quoi donc, pour un simple baiser ? Eh, qu'est-ce cela ? Ce n'est rien ; il me faudrait bien autre chose pour me faire sensation à moi.

LA COMTESSE.
Eh bien, voilà ce que je ne crois point du tout, par exemple. Vous... Vous qui êtes d'une vivacité !... Mais je vois votre finesse, M. l'espiègle. Comme il est rusé ! Il traite un baiser de pure bagatelle pour faire entendre qu'il n'est pas homme à s'y arrêter.

LA MARQUISE.
Je ne suis pas homme... je ne suis pas homme si vous voulez à m'arrêter à la bagatelle... Il est pourtant vrai que je m'en tiens là très ridiculement le jour de ce bal, et j'ai de bons reproches à vous faire là dessus. Tenez, en bonne police, je devrais vous punir de m'avoir fait languir et d'avoir remis la partie à une autre fois.

LA COMTESSE.
Languir ! Languir ! Eh mais, il est divin ce cher abbé ? Comment, je ne vous connais que de ce jour-là que je vous rencontrai au bal, et vous prétendez...

LA MARQUISE.
Je prétends ?... Et vraiment oui, je prétends vous enlever de ce bal à trois heures du matin et vous faire passer jusqu'au jour à ma petite maison. Nous aurions vu ce que nous aurions fait ; mais vous traînes une affaire... Cela est misérable ?

LA COMTESSE.
Eh ! il n'est pas vif à ce qu'il dit. Écoutez donc.

LA MARQUISE.
Il n'y a point de vivacité à cela, c'est vous qui ne finissez rien... C'est que vous avez fait une défense aussi bourgeoise... Une défense de l'autre siècle... Enfin, l'on n'en voit plus comme cela ?

LA COMTESSE.
Mais, l'Abbé, jeune comme vous êtes — car vous n'avez l'air que d'un petit écolier — vous avez cruellement d'usage !

LA MARQUISE.
Assurément... J'en ai... (en riant) presque autant qu'une femme, et si vous me connaissiez bien...

LA COMTESSE.
Je crains de ne pas connaître quelque chose de trop bon ? À tout hasard, cependant, j'en veux courir les risques. Ah ça, commençons d'abord par faire notre paix ; le voulez-vous ?

LA MARQUISE, d'un air mutin.
Non, je crois que je ferai mieux de commencer par me venger d'avoir tant lanterné ; et pour cet effet il me prend envie de ne point coucher ici.

LA COMTESSE.
Comment ! Coucher ! Oh ! celui-là est fort ! Est-ce que vous avez compté là dessus ?

LA MARQUISE.
Ce n'est pas moi qui compte là dessus, en vérité c'est vous.

LA COMTESSE.
Moi ! l'Abbé, moi !

LA MARQUISE.
Oui, vous. Vous-même. C'est votre homme d'affaires, votre Lafleur qui me l'a dit de votre part. Eh bien, allez-vous faire l'enfant ?

LA COMTESSE, minaudant.
Eh bien, en ce cas-là... là, me boudez-vous encore ? et les préliminaires de notre paix une fois accordés, ne pouvons-nous pas, dès à présent, commencer à en goûter les douceurs ?

LA MARQUISE, la caressant d'un air d'embarras.
Les douceurs !... C'est parler, cela... (À part, en s'éloignant.) Ma foi, c'est parler de façon à me faire bientôt taire. Je n'ai pas de quoi soutenir la conversation sur ce ton-là, moi.

LA COMTESSE, allant à elle.
Où allez-vous donc ? Pourquoi vous éloigner ? Que je vous voie donc, l'Abbé ? Qu'il est beau ce petit ange !... Les cheveux plantés à merveille ! Attendez que je vous arrange une boucle qui s'est déplacée. (Elle lui passe la main sous le menton.) Le petit coquin. Il est de la plus jolie figure du monde, trop jolie même pour un homme.

LA MARQUISE.
Eh oui, oui... Cela a bien son petit inconvénient que vous appréhendez peut-être.

LA COMTESSE.
Que j'appréhende !... Que j'appréhende ?... Tenez, étourdi, voila l'épingle de votre jabot qui se détache et qui est prête à tomber. Laissez-moi que je raccommode tout cela moi-même. (Elle passe sa main sur la gorge de la marquise.) Ah ! grands dieux ! Quelle gorge ! Juste ciel ! Je crois que c'est une femme. Quelle horreur !...

LA MARQUISE.
Hélas oui, Madame, je ne suis qu'une femme comme vous voyez, et une femme bien folle, n'est-il pas vrai ? Mais je ne suis point une femme méchante. C'est une plaisanterie et non pas une noirceur que j'ai prétendu vous faire ici. Je donne ce soir le même petit bal où je vous ai vue, je me suis vite mise en abbé pour y aller, parce que je suis une peu calotine comme je vous l'ai dit, et que je trouve d'ailleurs que ce déguisement me sied assez bien, mais croyez, Madame, que je suis incapable de faire aucun mauvais usage.

LA COMTESSE, en fureur.
Oui, oui, je vous crois, Madame, je vous crois. (À part.) Une femme ! Cela n'est-il pas bien régalent. (Haut.) Mais, Madame, oserais-je vous demander à qui j'ai l'honneur...

LA MARQUISE.
Eh, Madame, permettez-moi de m'en retourner sans me faire connaître ; j'ai mes porteurs là-bas ; je vois que je ne pourrai faire ma paix vous moi-même ; il me fait un médiateur dans tout ceci, et avant qu'il soit une heure, je reviens ici avec lui, et je suis sûr que vous me pardonnerez. En attendant je vous promets le plus profond secret et je vous jure, Madame, qu'il n'y aura au monde que ce médiateur qui le saura. (Elle sort.)


SCÈNE XVI.
LA COMTESSE, seule, en fureur.

Qu'est-ce que c'est que ce médiateur ?... Qu'est-ce que c'est que ce galimatias-là donc ?... Qu'est-ce que c'est que cette femme-là ? C'est apparemment quelque femme de condition de province ; c'est quelque espèce, assurément, car on connaîtrait cela. Elle ne reviendra pas ; mais je saurai qui elle est, je la déterrerai, et quand elle me sera connue, et que je serai au fait de ses entours, je m'en vangerai ; oh, je m'en vengerai ; je veux lui enlever son amant. Mais voyez donc quelle extravagance ? J'ai renvoyé pour elle mon Milord, (d'un ton doux et affectueux), que je n'avais vu de ma vie aussi aimable qu'il l'était aujourd'hui. Une hurluberlue comme cela qui vient me déranger ? Je suis furieuse.


SCÈNE XVII.
LA COMTESSE, MILORD, LAFLEUR.

LAFLEUR, précédant Milord et l'annonçant.
Milord Tapp, Madame.

LA COMTESSE, bas à Lafleur.
Écoutez, Lafleur : le monde qui me viendra pour souper, qu'on le fasse passer dans mon grand salon, et que l'on n'entre pas ici que je ne sonne, entendez-vous ?

LAFLEUR, avec l'air du mystère.
J'entends, Madame. Je vais donner les ordres. Madame peut dormir en sûreté. (Il sort.)


SCÈNE XVIII.
LA COMTESSE, MILORD.

LA COMTESSE.
Pardon, mon lord, j'avais un petit ordre à donner. Eh bien, avez-vous été de l'Opéra, mon cher ami ?

MILORD.
Je l'ai quitté, Madame, qu'il était point fini ; et d'ailleurs, je l'ai point entendu ; j'y ai été comme une bête, comme une bête, je ne pensais qu'à fous, je ne rêvais qu'à fous, je ne voyais fous.

LA COMTESSE, légèrement.
Mais, savez-vous, mon cher milord, que voilà du sentiment tout plein, ça ? Et avec du sentiment on me tourne la tête à moi. N'allez pas continuer sur ce ton-là, je vous aimerais trop.

MILORD, lui prenant la main.
Ah, Matame, quand je commence, je finis point.

LA COMTESSE, d'un air tendre.
Mais, là, en conscience, ne vous abusez vous pas vous-même ? Êtes-vous donc si fort amoureux de moi que vous le croyez ? Ne vous exagérez-vous pas votre amour ?

MILORD.
Ch'exagère jamais, moi, jamais. Ché dis ce que je sens, et je fais touchours ce que che dis, mais touchours, touchours.

LA COMTESSE.
En ce cas-là, vous êtes un homme charmant, au moins, et je me ferais un vrai scrupule de ne pas me livrer au goût que j'ai pour vous, et dont je me défendais, je ne sais pas pourquoi.

MILORD, la caressant.
Je ne sais pas pourquoi. Il est pien dit ! Je ne sais pas pourquoi. Ah, Matame, Matame !

LA COMTESSE, l'arrêtant un peu.
Modérez-vous donc, mon lord, modérez-vous donc ! Tenez, pour couper court à tout ceci qui pourrait peut-être nous mener trop loin, venez que je vous fasse voir une copie du petit Amour de Bouchardon que j'ai placée ici, à côté de mon boudoir.

MILORD, avec transport.
Ah oui, Matame, voyons fotre amour dans fotre poudoir. Voyons votre amour dans fotre poudoir. (Ils se retirent dans le boudoir.)


SCÈNE XIX.
LAFLEUR, seul, entr'ouvrant la porte.

Je crois que Madame a sonné... Non, je me trompe. Il n'y a personne... Elle a passé sans doute avec Milord dans son cabinet des Étampes... Elle en a beaucoup de très belles et de très galliards. Milord sera longtemps à examiner tout cela. Ces Anglais sont curieux et connaisseurs. Ils ne voient pas les choses légèrement. Ils aiment à les approfondir. Je suis charmé, moi, qu'elle lui montre tout ce qu'elle a de nos plus grands maîtres. Il est très libéral, il me paiera bien la vue toutes ces curiosités-là, à moi. J'entends du bruit. Eh, vite, rentrons dans notre antichambre. (Il se retire.)


SCÈNE XX.
LA COMTESSE, MILORD.

LA COMTESSE, avec colère.
Allez, Milord, vous ne serez jamais que l'objet de ma colère ou plutôt de mon mépris... Avec vos vanteries et vos mensonges indignes, peut-on tromper une femme avec plus de bassesse ! Ce n'est point ainsi, Monsieur, qu'on en doit agir avec une honnête femme. Vous êtes un malheureux.

MILORD.
Oh, pien malheureux, Matame ! pien malheureux ! Mais ce n'est point ma faute, c'est que je me trouffe mal, ché sors, ché m'évanouis, ché sors, ché m'évanouis...

LA COMTESSE, en fureur.
Allez, Monsieur, allez-vous évanouir ailleurs. (Milord s'en va.)


SCÈNE XXI.
LA COMTESSE, seule et agitée.

En vérité, les hommes d'aujourd'hui sont bien maussades ! Sont-ce des hommes que ça ? Et encore n'est-ce point assez d'être persécutée par ces animaux-là, il faut encore que je rencontre une friponne déguisée en abbé qui se moque de moi ! Il ne me manquerait plus que de me marier aujourd'hui pour m'achever de peindre.


SCÈNE XXII.
LA COMTESSE, LAFLEUR.

LAFLEUR.
Madame veut-elle que je laisse entrer chez elle à présent que Milord a fini...

LA COMTESSE, l'interrompant.
Eh oui, Monsieur, oui. (Lafleur se retire.) Fini, fini, joliment. C'est là le mot. S'il y a un terme impropre dans la langue, les valets s'en saisissent toujours.


SCÈNE XXIII.
LA COMTESSE, seule.

Mais ce milord... Ce milord. Je n'en reviens point. Il faut donc renoncer au commerce... Ces aventures-là ne sont faites que pour moi... Voilà une jolie journée que je passe là. Il me tombe des galants bien agréables ! En l'un je trouve une femme, et dans l'autre je ne trouve pas un homme. Ces accidents-là ne sont-ils pas bien récréatifs ? Ils sont jolis, mes malheurs !


SCÈNE XXIV.
LA COMTESSE, L'ABBÉ DE CORMORAN.

LAFLEUR, annonçant et se retirant.
M. l'abbé de Cormoran.

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Eh bien ! Morbleu, Madame, je vous l'avais bien dit. Mon amour revient ici triomphant avec la lettre de votre avocat. Lisez, lisez.

LA COMTESSE, prenant la lettre.
C'est le plus habile et le plus honnête homme que je connaisse, Monsieur. (Achevant de lire.) Ruinée sans ressource, si vous ne vous accommodez pas.


SCÈNE XXV, et dernière.
LA COMTESSE, L'ABBÉ DE CORMORAN,
L'ABBÉ DOUXDOUX, LA MARQUISE DE KERLÉON en abbé.

LAFLEUR, annonçant et se retirant.
M. l'abbé Douxdoux.

LA COMTESSE.
Ah, mon cher cousin, mon cher abbé Douxdoux ! Venez voir une femme au désespoir. M. l'abbé de Cormoran qui jette le froc aux orties pour faire le malheur de ma vie, pour m'épouser ! Il faut que je me marié à un abbé. Moi, moi. Mon cousin, cela ne sera pas.

L'ABBÉ DOUXDOUX.
Pourquoi non ? ma belle parente. Il n'y a rien là d'extraordinaire. J'épouse bien un abbé, moi.

LA COMTESSE.
Que dites-vous ?

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Il extravague.

L'ABBÉ DOUXDOUX.
Je dis que j'épouse demain M. l'abbé Fleur de Pêché, que j'ai l'honneur de vous présenter, ma très délicieuse cousine.

LA MARQUISE.
Oui, Mme la comtesse, l'abbé Fleur de Pêché, en votre très humble servante la marquise de Kerléon, qui vient vous demander votre amitié (bas à la comtesse), et vous jurer encore le plus grand secret.

LA COMTESSE.
Ah, Madame, Madame !

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Corbieu ! Voilà un petit abbé qui n'est pas si chien ! Et je lui chiffonnerais bien volontiers son rabat. Mais, Mme la comtesse, ne perdons point mon affaire de vue.

LA COMTESSE.
Tenez, M. de Cormoran, en vérité, je ne puis me résoudre à vous donner la main ; Quoi ! n'est-il donc point quelqu'autre voie d'accommodement

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Et, de par tous les diables, non, oh non ; ou je vous ruine, ou je vous épouse ; il n'y a point de milieu.

LA MARQUISE, à Cormoran.
Ah, Monsieur ! Ce procédé...

LA COMTESSE.
Mais Monsieur, je ne puis prendre sur moi de vous épouser.

L'ABBÉ DOUXDOUX.
Vous auriez tort, ma bienheureuse cousine ; si vous étiez une connaisseuse, vous sauriez que c'est un trésor que ce gros garçon-là ; toutes les femmes le disent, du moins.

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Oh oui, il n'y a qu'un cri là dessus, et cela parce que cela est vrai. Allons, allons petite reine, décidez-vous donc en conséquence, et...

LA COMTESSE, montrant la lettre.
Eh mais, monstre d'abbé, il faut bien que me décidé. Il faut bien que je vous épouse, puisque sans cela je me vois à l'aumône ; la façon dont vous traitez votre mariage avec moi, c'est la bourse ou la vie, Monsieur, c'est la bourse ou la vie.

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Bon, bon, morbleu ! Allez. Venez que je vous embrasse.

LA COMTESSE.
Ah, comme il baise fort ! (À part.) Ah, de tous les accidents de cette soirée, je crois que le pire est ce mariage-ci.

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Que diable est-ce que vous dites là tout bas, ma très chère femme ?... Allons, allons, soupons tous ici.

LA COMTESSE.
C'est à quoi je pensais... Mais, mon cher cousin, et vous, ma très belle dame, contez nous donc l'histoire de vos amours et comment...

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Oh parlasambleu, ils nous conteront tout cela à table.

LA COMTESSE.
À la bonne heure. Je m'en vais donc faire fermer la porte, pour que cette belle dame abbé ne soit point gênée et me fasse l'honneur...

LA MARQUISE.
Je resterai volontiers à cette condition, et nous irons tous au bal ?

L'ABBÉ DOUXDOUX.
Au bal ! C'est bien fou.

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Tant mieux, ventrebleu. Et pour que cela soit encore plus fou, il faut que ma comtesse se déguise aussi en abbé. Cela fera un beau quadrille ecclésiastique. Comtesse, je vous prêterai un de mes habits.

LA COMTESSE.
Allons donc, vous rêvez, il me serait trop étroit.

L'ABBÉ DE CORMORAN.
Vous avez raison, je n'y pensais pas ; mais, en attendant que l'on serve, chantons quelques vilaines.

1.
Des galants Isabelle
Semblait avoir le choix
Et voulait, disait-elle,
Prendre la fleur des pois ;
Cependant cette belle
Prend Monsieur l'Intendant,
C'est là ce qu'on appelle
Un accident.

3.
Sapho dit d'un air grave
Qu'elle aurait méprisé
L'amour de ce Landgrave,
Que l'on a tant prisé.
Un tel amant, dit-elle,
Est un homme excédent.
Voilà ce qu'on appelle
Un accident.

5.
Une Circassienne
Dans le sérail attend
Qu'à la fin son tour vienne,
Il ne vient pas pourtant.
Elle reste pucelle
À son corps défendant,
C'est là ce qu'on appelle
Un accident.
2.
La malheureuse Hortense
Vient de perdre à Paphos
Un procès d'importance
Qu'on jugeait à huit clos ;
Son avocat, dit-elle,
Reste à court en plaidant,
C'est là ce qu'on appelle
Un accident.

4.
Iris croit plus honnête
De n'avoir qu'un amant,
Mais dans un tête à tête,
Son bon cœur la dément ;
Hélas ! c'est plus fort qu'elle,
Dit-elle, en se rendant,
C'est là ce qu'elle appelle
Un accident.

6.
Une beauté cruelle
D'abord me reusa
D'une façon cruelle,
Puis elle s'apaisa.
Elle fut plus cruelle
En me tout accordant ;
C'est là ce qu'on appelle
Un accident.

FIN.


[Notes]

1. Charles Collé (1709-1783), Les Accidents ou Les Abbés, représentation connue le 8 septembre 1769 à la maison de campagne de Pierre-Louis Dubus (1721-1799), dit Préville, à Fontenay-sous-bois [voir le site CESAR (Calendrier électronique des spectacles sous l'Ancien Régime et sous la Révolution), où vous trouverez des informations relatives aux pièces, aux personnes et aux lieux de représentation qui ont constitué le théâtre français aux 17ème et 18ème siècles].

2. Source : Amédée Marandet, «Une pièce inédite de Collé» et «Les Accidents ou Les Abbés, comédie en un acte et en prose de Collé», Bulletin de la Société de l'histoire du théâtre, 1909, février-avril, pp. 143-179, Paris, 1909. Marandet y dit : «Ce volume [Pièces de Théâtre — Tome VIII], qui comprend quatre pièces imprimées et six pièces manuscrites [dont Les Accidents...], doit, selon une hypothèse que j'essayerai de justifier, provenir de la bibilothèque du comédien Préville...»

3. Petite lexique : Amour de Bouchardon, sculpture par d'Edmé Bouchardon (1698-1762) de L'Amour se taillant un arc dans la massue d'Hercule (1750) ; landgrave de Hesse, Philippe le Magnanime (1504-1567), l'un des acteurs majeurs de la Réforme en Allemagne ; Hébé, divinité grecque allégorique ; Kouacres, Quakers ; Mamselle Lany, Mlle Louise-Madeleine Lany (1733-1777), danseuse française ; maréchal de Saxe, Maurice de Saxe (1696-1750), maréchal de France dès 1721 ; Médor (ici), allusion à Angélique et Médor, couple célèbre d'Orlando Furioso de l'Arioste ; Mlle Allard, Mlle Marie Allard (1742-1802), danseuse française ; Prandice, non trouvé ; trémousser (ici), prendre des soins pour faire réussir une affaire.

4. Transcription, avec l'orthographe actuelle (sauf la rétention du français faux du personnage de Milord Tapp), par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Mars 2008]