«DEUX VICTIMES DES SEPTEMBRISEURS [LES BIENHEUREUX FRÈRES LA ROCHEFOUCAULD]» DE
LOUIS AUDIAT ; CHAPITRE 10


CHAPITRE 10. — Pierre-Louis ordonne des prières. — Mandement, le 9 mai 1789. — Union et enthousiasme des trois ordres. — Fêtes. — Le feu de la Saint-Jean. — Émeutes en divers endroits. — Prière pour les biens de la terre. — Notes de bas de page.


L'évêque de Saintes, sentant s'élever l'orage et voyant l'abîme déjà se creuser, ordonne des prières publiques dans tout son diocèse pour le succès des États généraux. Comme il était triste, lui, citoyen généraux, de voir compromise l'œuvre de régénération qu'il appelait de ses vœux, et à laquelle il apportait le concours le plus dévoué ! Nous possédons ce monument de sa sagesse et de sa piété non moins que de son patriotisme affligé et de sa prévoyance, hélas ! trop justifiée. Ce mandement est daté de Versailles, dit-il, «où nous sommes retenus en notre qualité de député aux États généraux, le 9 mai 1789.» :

«Les pensées des hommes sont toujours faibles et vaines, nos très chers frères ; leurs projets sont petits et incertains. Il n'y a que Dieu qui produise sans cesse des pensées grandes et sublimes, des projets toujours immuables, parce que son éternelle sagesse et son infinie prévoyance embrassent tous les objets et enchaînement tous les événements. Aussi, dans toutes les occasions éclatantes, au milieu des révolutions physiques et politiques, tous les hommes élèvent vers Dieu leurs timides supplications. C'est un usage attesté par l'histoire de toutes les nations anciennes et modernes, policées ou sauvages. C'est un de ces sentiments primitifs, que la nature et la religion ont gravés de concert dans le cœur de l'homme et que rien n'en peut effacer. Ce sentiment est bien plus actif encore et plus vif chez les chrétiens, à qui l'évangile donne des principes élevés et lumineux sur la Providence divine et sur l'efficacité de la prière.

«C'est à ce même sentiment que nous vous rappelons aujourd'hui, N. T. C. F.

«Quelle circonstance fut plus propre à réveiller chez un peuple les idées religieuses ? Depuis quelque temps, des maux de toute espèce ont désolé la France : des grêles désastreuses, les rigueurs excessives du froid, des inondations destructives et l'indigence et la faim. Ce n'est pas tout ; et la crainte a glacé tous les cœurs ; et une ardente inquiétude agite toutes les têtes ; et une fermentation sourde gagne toutes les parties du royaume ; et ce qu'il y a de plus fâcheux, ce qui met le comble à notre douleur, l'oubli des principes et le mépris des devoirs, ont desséché le germe de toutes les vertus, et ouvert la porte à tous les vices.

«Ne nous flattons pas que la sagesse humaine guérisse nos plaies : tous les efforts de l'autorité, tous les calculs de la politique n'y pourront rien, si Dieu n'y met la main. Si Dieu est contre nous, qui sera pour nous ? Si sa tendresse paternelle ne veille sur cet empire, s'il ne soutient cet édifice ébranlé, il faudra qu'il tombe en ruines.

«Un monarque, vertueux et ami de la nation, a cherché tous les moyens de lui rendre son ancienne splendeur : il n'en a pas trouvé de plus efficace que d'implorer le secours de celui qui a fait le ciel et la terre. C'est par un hommage solennel rendu à la religion de ses pères, qu'il a voulu commencer cette Assemblée nationale, attendue et désirée par tous les citoyens. Tous les temples de la capitale ont retenti des chants et des prières d'un peuple nombreux.

«Nous vous annonçons avec joie, N. T. C. F., ce que nous avons vu avec attendrissement : déjà votre roi a recueilli les bénédictions de ses sujets, et les cris répétés de leur reconnaissance. C'est sous cet heureux auspice qu'ont été ouverts les États généraux, et l'espérance renaît dans tous les cœurs.

«Nous vous exhortons à joindre vos prières aux nôtres, afin que cette sagesse suprême, qui assiste au trône de Dieu, et qui préside au gouvernement de l'univers, guide notre souverain dans un moment aussi intéressant, et qu'elle inspire tous ceux qu'il a rassemblés autour de lui pour la restauration de la chose publique, qu'elle maintienne la paix et l'union parmi les représentants de la nation, qu'elle règle leurs opinions, qu'elle forme toutes leurs délibérations.

«Nous n'avons pas besoin de prouver à des Français qu'ils doivent aimer leur prince. Quand même ce sentiment ne serait pas héréditaire parmi nous, comme la couronne l'est chez nos rois, nous vous dirions que Louis XVI a des droits particuliers sur vous : que la généreuse confiance avec laquelle il se montre, le noble caractère qu'il déploie, appellent et exigent l'amour et la confiance des sujets ; qu'il est le digne successeur d'une longue suite de rois, dont plusieurs ont fait la félicité générale du royaume ; que ceux dont il aime à lire l'histoire, dont il cherche à imiter les exemples, sont ceux dont les noms vivront à jamais consacrés par les hommages universels, saint Louis, Louis XII, Henri IV ; que, dans ce moment même, sa plus chère idée est de nous rendre heureux ; que, bien différent de tant de rois que leur puissance enivre, il est disposé à faire toutes sortes de sacrifices pour concilier l'exercice de son autorité avec le bonheur de tous.

«Ne vous laissez pas tromper, N. T. C. F., par cette fausse et sombre philosophie qui discute les fondements de l'autorité pour la combattre et la détruire, et qui méconnaît les droits sacrés du législateur, pour lui substituer les volontés aveugles et violentes de la multitude. Si la révélation ne nous eût pas appris que tout homme doit plier sous les puissances supérieures : Omnis anima potestatibis sublimioribus subdita sit, la seule raison nous prouverait qu'une soumission réfléchie à une autorité ancienne et respectable, est mille fois préférable aux nouveaux systèmes qui favorisent l'orgueil de l'homme par la promesse de la liberté, et qui, rompant les liens de la subordination, conduisent insensiblement à la licence, et de là aux affreux désordres de l'anarchie (1).

«Ne vous défiez pas moins de ces tristes déclamations qui veulent semer le trouble parmi les divers ordres de l'État, et désunir les membres du même empire. Ils peuvent éblouir par l'idée chimérique de cette égalité primitive que la nature a mise entre les hommes ; mais ils n'aperçoivent pas que cette égalité est impossible ; qu'elle serait le renversement total de la société ; qu'il faut dans tout gouvernement une inégalité réelle de rangs, de fortunes, de talents ; que cette inégalité, qui choque les esprits superficiels, est précisément ce qui unit tous les citoyens par les devoirs et les services réciproques ; que cette confusion apparente produit une harmonie admirable.

«Si la position actuelle du royaume nécessite de nouveaux efforts, nous vous conjurons de vous y prêter avec zèle et générosité : servir son roi, sa patrie ; sacrifier à l'État son temps, ses talents, sa fortune, sa vie, voilà les principes des vrais citoyens ; voilà les antiques maximes des Français. Elle nous ont été transmises par nos pères, et elles valent mieux que les préceptes du froid égoïsme, qui, plaçant l'intérêt particulier avant l'intérêt général, étoffent toute énergie et rétrécissent les âmes.

«Nous nous reprocherions, N. T. C. F., de n'avoir pas rempli notre ministère épiscopal, si nous passions sous silence un autre article qui est l'objet le plus direct de nos sollicitudes et de nos vœux, la régénération des mœurs publiques. Grand Dieu ! dans quel abîme de corruption nous sommes tombés ! comme on voit parmi nous, parmi des chrétiens, des scandales, des vices, des excès de tous les genres ; des infamies qu'il vaut mieux taire que de les décrire ; des crimes révoltants qui font frémir ; des abominations plus grandes peut-être que celles que saint Paul reprochait à Rome païenne, à l'époque de sa dépravation la plus effrénée ! Ce sont là nos plus grands maux ; cette plaie conduit à la mort. Ah ! conjurons le Seigneur de ne pas nous traiter dans toute la rigueur de sa justice : nous ne l'avons que trop mérité, mais plutôt de faire descendre son esprit sur nous, pour renouveler la face de cet empire, dont il est depuis si longtemps le protecteur, de nous rappeler à la pratique de l'évangile, qui forme les saintes, et produit tous les biens ; de faire renaître, au milieu de nous, la paix, la justice, la piété, l'humble foi de nos pères, leur sage simplicité, leur respect pour le culte public, leur inépuisable charité, en un mot, toutes leurs vertus domestiques, sociales et religieuses. Qui nous donnera de voir ainsi le règne de Jésus-Christ s'établir sur les débris de l'empire de Bélial ?

«Comme nous bénirons l'auteur d'un si grand changement ! Comme nous serions autorisé à former les plus douces espérances sur le sort de notre patrie ! N'en doutons pas, tout état où il y a des mœurs, renferme un principe de vie que les plus fâcheuses révolutions ne peuvent détruire : mais tout état où les mœurs sont anéanties, offrît-il les dehors les plus brillants, porte un signe certain d'une décadence prochaine et bientôt d'une entière destruction.»

Ces prophétiques paroles, ne l'oublions pas, sont signées par un évêque bientôt victime des fureurs qu'il annonçait. Elles sont aussi contresignées par son secrétaire Jean-Louis-Simon Rollet, chanoine de la collégiale de Saint-Georges de Rex depuis 1788, qui, plus heureux, échappa aux bourreaux (2).

Le mandement ordonnait que, jusqu'à la fin des États généraux, chaque prêtre dît à la messe les oraisons pro congregatione statuum regni, et que tous les dimanches et fêtes il fût chanté, à l'issue de vêpres, dans toutes les églises du diocèse, le Dominum, salvum (3), et quelques antiennes et oraisons. De plus les 22, 23 et 24 mai, il y eut à la cathédrale les prières des quarante-heures, avec messe solennelle à dix heures et salut le soir. Ce fut l'archidiacre de Saintonge, M. de Luchet, chanoine, qui fut nommé par le chapitre pour officier. Les 25, 26 et 27, les mêmes prières furent faites dans les paroisses de la ville, ensuite continuées dans les autres églises paroissiales et conventuelles.

Pour qui ne regarderait qu'à la surface ou n'écouterait que les récits embellis des optimistes obstinés et des narrateurs officieux, ces triduum solennels étaient une superfétation. Les troubles sont finis ; il n'y a plus qu'à jouir tranquillement de la vie. On ne voit chez nous que festins fraternels, accolades touchantes, harmonie universelle. Au fond la lutte est sourde mais ardente. Les convoitises sont allumées. Jacques Garnier, plus tard régicide et chevalier de l'Empire, évince de l'hôtel de ville (26 juillet 1789) Arnaud-Guillaume Gaudriaud, qui s'y trouvait depuis trente-deux ans. Deux mois après, 9 octobre (4), il vient au conseil municipal se plaindre amèrement de Bernard des Jeuzines, qui le contrecarre en tout. Puis on s'embrasse, et la paix est faite. L'abbé de La Magdeleine prie les avocats au présidial et le corps de l'échevinage d'oublier les torts qu'ils se reprochent depuis longtemps. L'on s'embrasse encore. Le 5 août, à l'hôtel de ville, repas de corps entre les officiers de la milice bourgeoise et ceux de la milice nationale, auquel prennent part des membres de la Noblesse, du Clergé et du Tiers, «spectacle digne du siècle des patriarches, s'écrie le Journal du temps (5). Le 9, même dîner donné par M. d'Aiguières ; même gaieté, même cordialité». Le 10, c'est la noblesse qui traite : «on croyait assister à une fête de famille. Point de distinction de rang ni prérogative de naissance... La satisfaction brillait sur tous les visages et paraissait échauffer tous les cœurs». Le 6 septembre, les milices locales fêtent le régiment du roi cavalerie dans le bosquet du séminaire, mis à leur disposition par Jean Claude, supérieur des prêtres de la mission. «Les soldats se précipitent dans les bras de leurs officiers qui se prêtent avec bonté à ces marques d'épanchement.» On s'offre des cocardes aux couleurs bleu, blanche et rouge, jadis livrées personnelles des rois de France, devenues les couleurs nationales (6). Si le mari n'est pas là, la femme la reçoit ; à Marennes, Mme Garesché, à Saintes, Mme Lemercier. Et l'on continue de rendre à la religion les respects qui lui sont dus. On l'appelle à toutes les cérémonies de la vie civile et politique. Le 2 août, a lieu à la cathédrale la bénédiction des drapeaux du régiment national composé de cinq à six cents jeunes gens de la ville et des faubourgs qui avaient mis à leur tête le marquis d'Aiguières, comme lieutenant général, avec le comte de Brie (7), de Montalembert et de Baune, procureur du roi au présidial, pour ses aides de camp, et dont le véritable chef était Bernard des Jeuzines sous le titre de colonel avec Bourignon pour lieutenant-colonel. L'abbé Delaage officie et prononce un discours (8). La première fois que Charles de Reynaldi, leur aumônier, leur célèbre la messe dans l'église des Jacobins, il leur fait une harangue qu'on écoute avec plaisir (9).

Le 8 novembre, la milice nationale de Saint-Eutrope-les-villages demande au curé Bonifleau de bénir son drapeau. Elle assiste à la cérémonie, son colonel, Bachelot, en tête avec les officiers de l'hôtel de ville.

Fait grave ! En 1789, il n'y a pas eu de feu de la Saint-Jean. Le peuple a murmuré. Le 29 juin, Bernard des Jeuzines rejette la faute sur Gaudriaud, qui n'a pas convoqué l'assemblée. Or, Gaudriaud a été mis à la porte de la marie, le 8 mars, par Bernard lui-même, et il s'abstient jusqu'à ce que, le 26 juillet, il se démette officiellement. «Cette cérémonie, s'écrie Bernard, n'est pas une réjouissance profane, mais un acte religieux, un acte pieux institué en l'honneur de saint Jean-Baptiste, précurseur de Jésus-Christ.» Animé d'un beau zèle, Bernard fait décider qu'on demandera au procureur général du parlement de Bordeaux le moyen de réparer «ce manquement grave et essentiel», et que, si le mauvais temps continue, Mestayer et Riquet iront à l'évêché demander des prières publiques. Zèle admirable pour la religion, qui ne se maintint pas longtemps (10).

Malgré ces actes tout pacifiques et ces pieuses démonstrations, la province n'était pas tranquille. On veillait et l'on craignait tout. À Baigne la maison du receveur des aides fut pillée. Le comte de Montausier, «l'un des gentilshommes dont le patriotisme est le moins équivoque», dit Bourignon (11), fut maltraité. La prise de la Bastille vint bientôt donner malheureusement raison aux prévisions sinistres de l'évêque de Saintes et augmenter l'agitation dans les provinces. Le massacre de Launay, gouverneur de la forteresse, de Losme, major, de Flesselles, prévôt des marchands, et de quelques canonniers dont les têtes furent promenées du faubourg Saint-Antoine à la rue Saint-Honoré, effrayèrent les honnêtes gens, excitèrent les mauvais et firent dire au duc de La Rochefoucauld cette parole si tristement vraie : «Il est bien difficile d'entrer dans la véritable liberté par une pareille porte.»

Le 16 juillet, le comité de l'hôtel de ville avait ordonné la démolition de la Bastille. Le duc de La Rochefoucauld l'avait annoncé au roi comme une mesure de salut : «C'est un peu fort, » répondit Louis XVI ; et il ajouta : «Puisque vous l'avez cru nécessaire au rétablissement de la paix, à la bonne heure.»

Eh bien ! la chute de la vieille forteresse, les meurtres de Flesselles, de Launay, de Losme qui la suivirent n'avaient fait qu'allumer l'ardeur de la vengeance et la soif du sang. Le 22 juillet, devant l'Assemblée nationale qui assiste à ce hideux spectacle dans une sereine impassibilité, on assassine Foulon et son gendre Berthier de Sauvigny avec des raffinements de cruauté vraiment dignes d'un peuple civilisé. Et les orateurs populaires excusent ces égorgements en leur opposant ceux de la royauté. Comme si les Saint-Barthélemy amnistiaient les massacres des Septembriseurs ! (12) Selon un remarque bien juste du publiciste que nous citions tout à l'heure, ceux qui font triompher la liberté comme la religion, ce ne sont pas les bourreaux, ce sont les martyrs.

Les provinces se donnèrent le plaisir d'imiter la capitale. En quelques mois soixante-dix châteaux, quoique n'étant pas des Bastilles, flambèrent. Aussi des paniques s'emparèrent de toutes parts des populations. Parfois ridicules, elle n'en montraient pas moins l'anxiété générale. Le 3 juin 1790, jour de la fête-Dieu, un beau zèle enflamme les gardes nationales des bourgs voisins de Thenac près de Saintes, qui n'ont pas eu encore occasion de signaler leur civisme, et le regrettent. Elles se rendent donc en armes à Thenac, et fouillent la maison d'un honnête bourgeois. Elles y cherchaient le prince de Lambesc. Ce ne fut qu'à grand' peine qu'elles se résignèrent à ne pas le trouver. «Que sont devenus ces jours de paix qui éclairaient l'horizon de l'heureuse Saintonge ? demandait Bourignon, le 9 mai 1790. Les horreurs de l'anarchie et du désordre les ont remplacés ; le démon du brigandage a dévasté une partie de son territoire ; et je vois dans un sinistre lointain les tourbillons de fumée que vomissent les maisons et les châteaux incendiés.» Et ce passage du journaliste n'est pas une pure amplification du futur professeur de rhétorique.

En présence de ces brigandages, on est étonné de l'assurance de Michel-Louis-Étienne Regnault, député de Saint-Jean d'Angély. Quand, à la séance du 5 novembre 1790 (13), Jean-Siffrein Maury, abbé de La Frenade, près de Cognac, annonça à l'Assemblée nationale que 17 paroisses de Saintonge avaient pris l'engagement de ne payer aucun impôt et d'assassiner les collecteurs, Regnault prétendit que les mouvements, maintenant apaisés, étaient dirigés seulement contre les droits féodaux. Oui, çà et là, on s'était mutiné contre les droits féodaux, comme en temps de révolution on s'agitera toujours contre l'impôt, que que soit celui qui le perçoit. Et l'on devait bien murmurer encore puisque, le 11 décembre suivant, plusieurs habitants de Villars-les-Bois venaient au directoire du district de Saintes regretter leur refus de payer ce qu'ils devaient à leur ci-devant seigneur (14).

Les registres des délibérations du directoire du district sont pleins de ces sortes d'affaires. Mais l'incendie et le meurtre n'ont rien de commun avec ces discussions d'intérêts. Les droits féodaux étaient le prétexte dont des meneurs habiles se servaient adroitement.

Pierre-Louis de La Rochefoucauld eut de nouveau recours à Dieu. Il ordonna pour le 20 septembre une procession générale de tout le clergé séculier et régulier de Saintes à l'église Saint-Eutrope. C'est vers le premier apôtre de son diocèse, nous l'avons déjà vu, qu'il tournait particulièrement ses regards. Pressentait-il qu'il devait avoir un sort semblable et périr pour la foi ? Au retour il y eut salut et bénédiction à la cathédrale. Les officiers de l'hôtel de ville, du présidial, de la juridiction consulaire, la milice bourgeoise et nationale, la gendarmerie, corps de 60 hommes récemment organisé (15), y assistèrent. Le lendemain, toutes les paroisses, toutes les communautés eurent aussi salut et bénédiction avec les prières ordonnées. Et comme si tout conspirait pour la ruine de la malheureuse province, les pluies continuelles empêchèrent la cueillette des raisins. Le conseil de ville assemblé le 8 octobre 1789, constatant que la récolte des vins est menacée d'une perte totale, que les semailles sont indéfiniment retardées et ne pourront même se faire dans certains cantons, prie les vicaires généraux d'ordonner des prières publiques. Il assiste lui-même, le 9 et les deux jours suivants, à la procession et aux prières de l'église. Qu'on ne voie pas là un vain simulacre, la force de l'habitude ou l'hypocrisie : car le 20 avril, sans que rien l'obligeât, et même en un moment où les passions se déchaînaient contre le culte et ses ministres, le conseil municipal, après examen et discussion, demandait à l'Assemblée nationale un décret qui déclarât la religion catholique, religion dominante de l'État (16).

L'Assemblée nationale était toute disposée à proclamer la liberté du culte ; elle la proclama, en effet ; mais en même temps, comme raillerie, elle faisait la constitution civile du clergé, loi la plus oppressive qu'on eût vue depuis les persécutions de la primitive Église. Au moins les empereurs, en lançant leurs édits de proscription, ne criaient pas aux chrétiens : Vous êtes libres !

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[Notes de bas de page.]

1.  François-Joseph de La Rochefoucauld, Instruction pastorale : «Qu'elle fuie donc loin de nous cette philosophie d'intérêt et de cupidité !... Elle se vante de faire fleurir les États et de ramener l'homme au bonheur... Bientôt par des leçons perfides, l'État destitué de l'esprit de vie qui l'anime, ne serait plus qu'un ramas confus d'êtres bas et rampants, isolés, divisés... que dévorerait promptement le poison des plus viles passions.»

2.  Jean-Louis-Simon Rollet, né à Rochefort le 4 juillet 1746, était fils d'Anne Lecercler des Ormeaux, qui, veuve de Jean-Jacques Rollet, conseiller du roi et prévôt de la marine, épousa à Saintes, le 22 avril 1754, Jean-Élie Lemercier, lieutenant criminel¹ au siège présidial de Saintes, veuf d'Angélique-Élisabeth Le Berton de Bonnemie. Par l'influence de son frère utérin, le sénateur Louis-Nicolas Lemercier, président du conseil des Anciens au 18 Brumaire [9 novembre 1799], grand-père de M. le comte Anatole Lemercier, il fut nommé, en 1802, évêque de Montpellier, diocèse désolé par la Petite Église, et quatre ans après, fin d'avril 1806, il apprit, par une lettre de Portalis, qu'il avait donné sa démission, et que Napoléon le nommait chanoine de Saint-Denis. [¹ Actuel préfet de police.]

3.  [Note de l'éditeur.  D'habitude, ce motet est intitulé Domine salvum fac regem — soit «Dieu protège le roi».]

4.  «A l'assemblée générale convoquée et tenue en la salle d'audience du sénéchal de cette ville, attendu que la femme du concierge de l'hôtel commun était à l'agonie, et sur les quatre heures du soir, et après la procession faite et demandée pour obtenir du beau temps.»

5.  François-Marie Bourignon, Journal (p. 270).

6.  Charles IX (régné de 1563 à 1574) portait ces couleurs à son entrée à Nîmes en 1564; voir Revue des sociétés savantes (Paris, février 1869 ; tome IX, p. 121).

7.  René-Alexandre, comte de Brie, baron de Ciré en Aunis, seigneur d'Artigues et chevalier de Saint-Louis, fut capitaine d'infanterie ; il servit en émigration dans la compagnie de Saintonge-Angoumois sous le comte de Montausier.

8.  François-Marie Bourignon, Journal (p. 277).

9.  François-Marie Bourignon, Journal (p. 302).

10. Il serait assez curieux de mettre en regard de ces paroles de Bernard, qui s'appelait alors André-Antoine Bernard des Jeuzines, d'une métairie en la paroisse des Essarts, ou bien de ses protestations toutes emmiellées et toutes dévotes dans sa Requête contre Pierre Fourrestier, négociant, et Jeanne-Eustelle Fourrestier, épouse d'Augustin Mollet, ses parents, où il se dit «doué d'un caractère doux et bienfaisant», ses actes postérieurs tels qu'on les peut lire dans la Dénonciation faite par les 6 sections de la commune de Dijon à la convention nationale des crimes commis par Léonard Bourdon et Pioche-Fer Bernard, de Saintes, pendant leur mission dans le département de la Côte d'Or (Dijon, Frantin, an III), ou bien le chapitre du républicain Louis-Marie Prudhomme : Précis historique des crimes commis à Dijon sous le pro-consulat de Bernard de Saintes dans son Histoire générale et impartiale des erreurs, des fautes et des crimes commis pendant la Révolution française (Paris, Prudhomme, 1797).¹ Sur ce personnage, voir l'ouvrage de Armand Lods, Un conventionnel en mission. Bernard de Saintes et la réunion de la principauté de Montbéliard à la France (1888). En 1895, la ville de Saintes a donné le nom de Bernard à une rue. [¹ Pour un résumé de l'odieux sacrilège de Bernard à Dijon, y compris l'incendie de l'irremplaçable Sainte Hostie, voir Étienne Metman, L'Église Saint-Michel de Dijon (Dijon, Rateil-Cotosset, 1914 ; pp. 158-163).]

11. François-Marie Bourignon, Journal (p. 278).

12. [Note de l'éditeur.  Le massacre de la Saint-Barthélemy du 24 août 1572, où plusieurs milliers de protestants trouvèrent la mort, restera toujours comme une des pages les plus sombres de l'Histoire de France : ceci dit, il faut le replacer dans le contexte des guerres de religion qui ensanglantèrent la France de 1562 à 1589 - quand l'Édit de Nantes fut signé.]

13. Moniteur (VI, 297). [À propos, Michel-Louis-Étienne Regnault et Jean-Siffrein Maury furent plus tard «victimes» de la justice sommaire. Donc, lorsque l'Académie française fut rétablite, ceux-ci furent deux sur onze académiciens expulsés de l'Institut de France, le 21 mars 1816 ; selon le titre X de la Constitution de l'an III, le but avoué de cet Institut, quasi-remplacement pour l'Académie française, fut «... de recueillir les découvertes, de perfectionner les arts et les sciences.»]

14. Louis Boscal de Réals, officier au régiment de La Fare infanterie, était père de Charles-François Boscal de Réals, maire de Saintes et député sous la Restauration (1815), qui mourut en 1866. La terre de Villars, dépendance de la seigneurie de Burie, appartenait aux Guinaudeau, seigneurs de Burie. Anne Guinaudeau l'apporta à son mari, Joseph-Roch de Chasteigner, seigneur de Saint-Georges, dont la fille, Marie-Anne de Chasteigner, l'eut comme dot en épousant Charles-François de Béchillon, seigneur de Vallans et d'Allery, en 1702. Leur fils, Pierre-Charles de Béchillon, la donna en dot à sa parente, Marie-Félicité de Béchillon, qui épousa Louis Boscal de Réals en 1776.

15. Cette gendarmerie avait pour colonel Étienne Garat, chevalier de Saint-Louis, servant comme capitaine de cavalerie aux gardes du corps, marié à Marthe Garnier, et pour major l'avocat Pierre-François Héard du Taillis, plus tard accusateur public près du tribunal criminel de Saintes, marié à Élisabeth Biétry.

16. «Le conseil général de la commune, considérant que l'établissement de la religion catholique en France est l'époque de la gloire de l'État, de la monarchie ; que, dans tous les temps, elle a été regardée, avec juste raison, comme le lien le plus sacré, qui unit les sujets entre eux, et que c'est dans la pratique des saintes maximes qu'elle prescrit que tout bon citoyen trouve la règle de sa conduite ; considérant que rien n'est plus essentiel au maintien du bon ordre et à la tranquillité du public que de le rassurer contre les craintes qui peuvent l'agiter à cet égard, et qu'il n'est pas de devoir plus pressant que celui de calmer les alarmes des peuples qui ne peuvent avoir d'intérêt plus cher et plus précieux que la conservation d'une religion, qui, dans toutes les époques de la vie, présente les réponses les plus douces et les plus consolantes ; considérant qu'il n'est pas de moyen plus sûr pour opérer ce bienfait que de faire une loi solennelle qui assure à jamais le maintien de la religion catholique, apostolique et romaine ; considérant enfin que la sollicitation du conseil général de la commune ne peut porter aucune atteinte, ni causer aucun préjudice au règlement qui, en assurant à la religion catholique, apostolique et romaine, la prérogative dont elle a toujours joui d'être la religion de l'État, accorde à tous les citoyens de cet empire les mêmes droits, les mêmes honneurs et les mêmes privilèges qu'à ceux qui ont le bonheur de la professer : le conseil général, ouï et requérant le procureur de la commune, a arrêté qu'il sera envoyé une adresse à l'Assemblée nationale et au roi, pour les supplier de rendre un décret solennel par lequel il sera déclaré : 1° que la religion catholique, apostolique et romaine continuera d'être la religion dominante de l'État ; 2° que ce décret sera mis au rang des lois constitutionnelles et fondamentales de la monarchie.» — Délibération du 20 avril 1790. Ont signé au registre : Garnier, maire ; Lebouc, officier municipal ; Chesnier Duchesne, Bonnaud de Mongaugé, Briaud, le chevalier de Luchet, Dugué, de Saint-Légier, chanoine, Boisnard, l'abbé de La Madeleine, Landreau et Senné. Godet signa aussi mais avec cette mention : «contre mon avis quant à l'adresse à l'Assemblée nationale contre laquelle adresse je déclare hautement protester.»



«Deux victimes des Septembriseurs» :
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[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]