«TROMPERIES DES PRÊTRES ET DES MOINES DE L'ÉGLISE ROMAINE,... [EN ITALIE]»
DE GABRIEL D'ÉMILLIANE ; 4e LETTRE
QUATRIÈME LETTRE.
D'un voyage à Lorette, etc.
Vous ayant promis dans ma dernière Lettre de vous parler de mon voyage de Lorette, je ne doute point que la curiosité d'apprendre quelques particularités touchant ce lieu de dévotion qui fait tant de bruit dans le monde, ne vous porte à souhaiter que je m'acquitte de ma promesse. Pour tâcher de vous satisfaire sur ce point, je vous dirai, Monsieur, que du mont Alverne m'étant séparé de ma compagnie qui n'allait pas plus loin, je descendis tout seul de l'autre côté de l'Apennin, et prenant mon chemin par les villes d'Urbania et de Fossombrone, j'arrivai à Fano qui est une jolie ville sur le bord de la mer Adriatique. Étant sorti le matin pour chercher quelque commodité pour aller à Lorette, je vis arriver une grande compagnie de personnes assez plaisamment montées et habillées. C'était des pèlerins qui venaient de Bologne. Ils étaient au nombre de soixante, et tous montés sur des ânes, qui est une commodité assez douce, dont on se sert sur la marche d'Ancône, plutôt que de chevaux. On commence à trouver ces sortes de montures à Imola, à demi-journée de Bologne. On les prenait autrefois à Bologne, mais comme cela donnait occasion de faire une allusion qui ne plaisait pas aux écoliers ni aux docteurs de l'université de cette ville-là — car on disait communément : Nous irons à Lorette et nous prendrons un âne à Bologne — les magistrats défendirent en leur faveur de s'en servir. On les prend donc à Imola, et pour la valeur d'environ douze sols on peut aller six miles, qui est ce que ces sortes de bêtes sont accoutumées de faire. Ils ont de petites selles et des étriers comme des chevaux. On n'a que faire de fouet et d'éperon ; car sitôt qu'on les a montés, ils courent continuellement de toute leur force jusqu'à ce qu'ils soient arrivés à leur terme. Alors il est impossible avec tous les coups qu'on leur peut donner, de les faire avancer un pas plus loin, et l'on est obligé de les laisser là et d'en prendre d'autres. On en change ainsi successivement de six miles en six miles, jusqu'à la montagne d'Ancône, qui n'est pas beaucoup éloignée de Lorette. C'était donc là les montures de nos pèlerins. Ils étaient tous revêtus de leurs habits de pèlerinage. Ces habits consistent en une grande veste de toile, de couleur de cendre, qui descend jusqu'à demi-jambe, avec de grandes manches qui viennent jusqu'au poignet. Au haut du collet, par derrière, il y a une espèce de grand capuchon qu'ils font venir par dessus leurs têtes, et l'enfonçant bien profondément, ils le font descendre jusqu'à l'estomac ; de sorte qu'ils ont le visage tout couvert. Pour avoir la vue et la respiration libres, ces capuchons ont des trous aux endroits qui correspondent aux yeux et à la bouche, comme des masques. Ils ne mettent ces capuchons sur leurs têtes que quand ils entrent dans des endroits où ils ne veulent pas être connus ; autrement ils les laissent pendre par derrière sur leurs épaules. Ils serrent cette veste sur les reins avec une ceinture. Un peu au-dessus de la ceinture sur la poitrine, ils ont un écusson où sont représentées les armes de leur société, confrérie, ou compagnie, qu'ils appellent en italien sacola. Il n'y a presque point d'Italiens qui ne soit de quelqu'une. Ces pèlerins ont un grand chapelet à leur ceinture, et un bourdon à la main, qui est la principale marque de leur pèlerinage. Ce sont des bâtons de la hauteur d'une demie pique avec des nœuds faits autour, au haut et au milieu. Ils les portent à l'église pour les faire bénir par leurs curés avant que de partir ; ce qui se fait avec de grandes prières et avec l'eau bénite. Quand ils les ont reçus, il ne leur est pas permis de rester plus de trois jours dans les lieux de leur résidence, et ils ne peuvent point être reçus à la communion qu'ils n'aient accompli leur pèlerinage ; si ce n'est qu'ils fassent changer le vœu qu'ils en ont fait en quelque peine pécuniaire. Alors ils en sont volontiers déchargés par les prêtres. Les pèlerins que je vis arriver à Fano étaient tous revêtus d'une même couleur, et avaient déjà couru une poste ce matin-là sur leurs ânes. Leurs vestes étaient neuves et d'un lin extrêmement fin. Comme ce n'était pas apparemment un esprit de pénitence qui les leur avait fait prendre, ils n'avaient pas manqué de les retrousser en plusieurs endroits assez haut pour faire entrevoir les beaux habits de brocard, d'or et de soie qu'ils avaient par-dessous. C'est ce qui me fit croire aussi que ce pouvait être des personnes de qualité. De plus leurs ceintures étaient d'une soie de la couleur de leurs vestes, parfaitement bien travaillées. M'étant informé qui ils étaient, on me dit que c'était la Compagnie de Notre-Dame de la Vie de Bologne. C'est un très riche hôpital pour les pauvres malades, où les prêtres ont érigé une congrégation ou société de personnes nobles qui y ont leurs messes et prières journalières. Ils s'obligent d'assister de leurs biens et de leurs soins les malades de ce lieu. La plus grande partie des maladies de Bologne est de cette compagnie. Ils vont processionnellement tous les ans à Lorette, vers la fin de l'automne, après la récolte des fruits, comme font aussi la plupart des autres compagnies. Étant arrivés proche de la grande église, les prêtres vinrent au-devant d'eux avec la croix et la bannière pour les recevoir. On leur fit une petite harangue, à laquelle le prieur de cette compagnie, qui était un comte de Bologne, répondit en peu de mots. Après quoi ils entrèrent dans l'église où ils firent une courte prière, et se dispersèrent ensuite dans les meilleures hôtelleries de la ville, où l'on avait envoyé dès le soir précédent les ordres nécessaires pour un bon dîner. Il était environ dix heures du matin lorsque ces pèlerins arrivèrent, et une demie-heure après ils furent suivis d'environ une vingtaine de calèches pleines de dames. C'était des pèlerines qui étaient parties de Bologne dans le même dessein, et qui étaient toutes ou parentes ou amies de ces messieurs. Elles étaient superbement habillées, et même avec une lasciveté indigne de personnes qui vont par dévotion en pèlerinage. Elles avaient de petits bourdons attachés à leurs corps de jupes d'environ de la longueur de la main. Les uns étaient d'or, et les autres d'ivoire enrichis de perles fines et de diamants. Quelques-unes en avaient composées de fleurs d'orange, ou de ces fleurs artificielles dont on fait tant d'estime à Bologne, et qui font la plus grande partie du trafic des religieuses de cette ville-là. D'autres en portaient de travailler à l'aiguille qui pouvaient être l'ouvrage de plusieurs années. Enfin d'autres en avaient de quelque autre matière précieuse.
Les pèlerins n'eurent pas plutôt été reconnaître les hôtelleries et donné ordre de tenir tout prêt, qu'ils allèrent au-devant de leurs dames pour les recevoir, et les conduisirent avec beaucoup d'honneur dans les appartements qui leur avaient été préparés. La curiosité me porta de retourner à mon hôtellerie où j'avais vu les grands préparatifs qu'on y faisait. Comme ces messieurs manquaient d'une chambre, je leur fis offre de la mienne, et eux fort civilement me prièrent à dîner. La table fut couverte de plusieurs services, et pendant le repas presque tout l'entretien fut de railler les dames sur leurs bourdons. Ce n'était pas une raillerie piquante, mais de certaines rencontres heureuses, pleines d'esprit, et de certains mots à double entendre que ces Italiens savaient être du goût de leurs Italiennes. Après le dîner, un chacun se mit en ordre pour continuer le voyage. Les pèlerins montèrent sur des ânes, et les dames dans leurs calèches. Pour moi je me joignis à un fort honnête homme natif de Parme, qui n'allait pas en pèlerinage, mais qui voyageait par curiosité. Nous suivîmes cette troupe de fort près, sur de semblables montures, ne pouvant pas nous mêler avec eux dans la marche, parce que nous n'avions pas d'habits de pèlerins. Je demandai à cet Italien pourquoi ces messieurs qui étaient tous des gens de qualité, et qui apparemment avaient tous leurs carrosses et de bons chevaux à Bologne, se servaient de ces ânes. Il me dit que quelques-uns s'en servaient par gaillardise pour se divertir mieux par le chemin ; et d'autres par humilité, et pour avoir plus de mérite ; et que ces ânes qui avaient porté tant de dévots pèlerins à Lorette, avaient même quelque sorte de bénédiction particulière, qui était, qu'il n'arrivait jamais d'accidents fâcheux à ceux qui les montaient, et que si par hasard on tombait de dessus, on ne se faisait point de mal ; ou s'il arrivait qu'ils jetassent dans quelque bourbier, on s'en retirait toujours heureusement. De sorte que je commençai à m'apercevoir que ce pauvre monsieur était persuadé que ces ânes étaient aussi miraculeux. Il me dit que quelques corsaires d'Alger ayant fait depuis peu une descente sur la marche d'Ancône, n'avaient jamais pu attraper une troupe de voyageurs qui étaient montés sur ces saintes bourriques, quoique'ils les poursuivissent de fort près ; et qu'ayant fait un grand feu sur eux, ils n'en avaient ni tué, ni blessé aucun.
Nous jetions de temps en temps les yeux sur nos pèlerins qui allaient devant nous. Et nous voyons que leur plus grande application sur le chemin, était de divertir les dames qui étaient dans les calèches. Les uns s'étudiaient en passant et repassant, de faire des postures plaisantes et ridicules devant elles pour les faire rire ; les autres se laissaient tomber tout exprès de leurs ânes pour le même sujet. Enfin tout le long du chemin, comme les Italiens ont l'esprit extrêmement agréable et inventif, ce n'était que plaisanteries et comédies. Ces dames ne manquaient pas assurément dans leurs âmes, de donner mille bénédictions au jour et au moment qu'elles avaient été assez heureuses de former le vœu d'aller à Lorette, puis qu'apparemment elles n'avaient jamais été si bien diverties. Un chacun fait que les Italiens n'ont pas plutôt une femme qu'ils en font une esclave. Cependant leur jalousie n'a pas encore eu le pouvoir de les empêcher d'aller les fêtes et les dimanches aux églises et aux lieux de pèlerinage, lorsqu'elles en ont fait le vœu. L'Église de Rome ayant fait un péché mortel, de ne pas aller à la messe en ces sortes de jours, et de ne pas accomplir les pèlerinages dont on a fait vœu, elle a ôté en même temps la liberté aux maris d'empêcher leurs femmes de satisfaire à ces pressants devoirs. Si quelqu'un entreprenait de les contredire là-dessous, l'Inquisition en prendrait connaissance, et procéderait contre lui comme contre une personne qui n'approuve pas la messe ni les pèlerinages, et qui par conséquent est un hérétique. Les dames ne manquent pas de se prévaloir bien de ce privilège, et d'avoir recours lorsqu'elles le jugent nécessaire, à cette dernière table de leur liberté qui leur reste : Ultima naufragio libertatis tabula. À peine voit-on une dame aller à ces sortes de dévotions, qu'elle n'ait toujours quelque amant fort dévot qui la suive. Il était aisé de juger à l'air des pèlerins et des pèlerines dont je vous parle, du principal motif qui les avait portés à entreprendre ce voyage. On s'arrêta vers les quatre heures du soir, à un village pour s'y rafraîchir ; après quoi les gentilshommes prirent le devant pour aller au bourg prochain faire les cérémonies de l'église avant que les dames arrivassent, comme ils avaient fait le matin à Fano. Après quoi ils se retirèrent avec leurs dames dans les meilleures hôtelleries de la ville, où ils ne manquèrent pas de se faire bien traiter et de se divertir bien ; et continuèrent ainsi toute le reste de leur marche jusqu'à Lorette. Ne voilà-t-il pas en vérité un pèlerinage bien dévot, capable de confondre les Protestants, qui n'en ont point, et qui se contentent d'invoquer leur Père céleste qui est au Ciel, sans se mettre en peine de l'aller chercher à Lorette ou à Rome ?
Nous trouvâmes outre ceux-ci que nous suivions de près, plusieurs autres bandes de pèlerins, tant marchands qu'artisans. Les uns revenaient de Lorette, et les autres y allaient. Ils faisaient les fous avec leurs bourdons et leurs habits extravagants partout le chemin, et grande chère dans toutes les hôtelleries qu'ils rencontraient. J'ai reconnus depuis que tous les gens de métier en Italie, ont chacun une petite boîte de réserve, dans laquelle ils ramassent le plus d'argent qu'ils peuvent pendant l'année, pour faire ensuite quelque pèlerinage ou à Lorette, ou à S. Antoine de Padoue, où quelque autre endroit plus loin ou plus près, selon qu'ils voient que leur argent peut suffire pour aller et revenir en faisant bonne chère. Il n'y a rien assurément de plus agréable que ces sortes de voyages en Italie, vers le commencement du printemps où à la fin de l'automne lorsque les grandes chaleurs sont passées, particulièrement quand on est en bonne compagnie, où il se trouve toujours quelqu'un qui a le talent de faire rire les autres. Les Italiennes surtout se servent de mille intrigues et inventions pour obliger leurs pères et mère, ou leurs maris, de les faire aller en pèlerinage. Il n'y a point de vœu qu'elles fassent plus volontiers. Elles emploient surtout l'autorité de leurs confesseurs, pour leur donner à entendre que c'est la volonté de Dieu qu'elles y aillent. Tout le voyage se passe en bouffonneries, comme je viens de vous marquer, et toutes les plaisantes aventures qu'elles y ont eues, leur servent ensuite l'hiver auprès du feu, d'un agréable divertissement pour entretenir la compagnie. Voilà quels sont les pèlerins et les pèlerines dont j'avais promis de vous parler ; Lesquels joints avec ceux qui vont dans les hôpitaux, comme vous avez vu dans ma dernière Lettre, comprenant tout ce qu'il y a de pèlerins riches et pauvres. Les Papistes ont beau dire que se sont là des faits particuliers qui ne peuvent point être allégués contre le fond de leur doctrine, car cette sainteté des pèlerinages en général ne se trouve non plus que l'universel à parie rei. On a beau se figurer une nature humaine universelle, on ne trouvera jamais d'humanité que dans les individus. Si les pèlerinages avaient la vertu de sanctifier les hommes on verrait aussi des pèlerins devenus saints par les pèlerinages ; et le vieux proverbe ne serait pas vrai, comme il est, qui dit que jamais bon cheval, ni méchant homme n'en devint meilleur pour aller à Rome. Si saint Jérôme, sainte Paule ont été visiter les saints lieux de la Palestine, ce n'est pas ce qui a fait leur sainteté ; et ils auraient sans doute aussi bienfait de se tenir chez eux. Ce n'est pas que je les veuille blâmer là-dedans, non plus que je ne voudrais pas entreprendre un honnête homme qui par curiosité, sans pourtant négliger ses affaires, et sans faire tort à personne irait à Constantinople où à Rome. Il est même naturel d'avoir quelque sorte de respect et vénération pour des gens qui ont beaucoup voyagé. C'est une belle curiosité d'aller voir en Jérusalem tous les saints lieux où Jésus-Christ a opéré notre rédemption : mais par rapport au salut, je trouve que c'est une chose fort inutile, et je croirai jamais pour cela que personne en soit plus grand saint. Jésus-Christ n'a point attaché notre salut à de certains endroits du monde plutôt qu'à d'autres, et ne permettra jamais que ces nouvelles additions que les hommes ont fait à l'Évangile pour arriver à leurs fins, servent de moyens efficaces pour leur sanctification. J'ai conversé avec une infinité de gens qui ont été en pèlerinage, mais je n'ai jamais reconnu pour cela le moindre amendement en leur vie. Au contraire plusieurs m'ont semblé beaucoup pires. On me conseillait en Italie de faire comme faisait un certain Génois. Il demandait fort souvent à son boucher quand il irait à Lorette. Le boucher le pria un jour de lui dire pourquoi il lui faisait la même demande si souvent. Le Génois lui repartit, qu'il avait remarqué que toutes les fois qu'il retournait de ce pèlerinage, il ne lui donnait jamais le juste poids, et que pour celle-ci il était résolu à son retour de le laisser reposer cinq ou six mois sans se servir de lui. En effet tous ces gens-là font des dépenses étranges dans le voyage, après quoi la plupart ne font point de scrupule pour se refaire de voler sur le commune. De plus, comme je vous ai déjà fait remarquer dans ma troisième Lettre, il y en a fort peu qui entreprennent ces sortes de voyages avec un véritable esprit de dévotion. C'est plutôt par récréation ou par curiosité, ou par quelque autre motif qui leur est connu. Mais enfin comme je ne prétends pas juger en dernier ressort de l'intérieur de qui que ce soit par l'extérieur, je veux bien supposer en leur faveur qu'ils y aillent tous avec de très hauts sentiments de dévotion, je dis qu'en cela même ils ne sont excusable devant Dieu que dans leur bonne volonté, et sont dignes de compassion de se méprendre si fort dans le culte qu'ils rendent à leur Créateur des devoirs qui ne sont dûs qu'à Lui seul. Oh quam bona voluntate miseri sunt ! C'est là toute la grâce qu'on leur peut faire. Car on ne peut en aucune manière justifier ces adorations qu'ils rendent à la Vierge et aux saints, aux maisons où ils ont vécu, et aux instruments de leur martyre. Comme ce point regarde particulièrement la théologie, et que mon dessein n'est pas de vous écrire en théologien, mais en voyageur, je le mettrai à part pour le présent, et continuerai à vous parler de mon voyage de Lorette. J'y arrivai sur la fin du mois d'octobre. Cette ville est située au milieu d'une très fertile et très agréable campagne, environ deux ou trois miles loin du bord de la mer Adriatique. Il n'y avait autrefois que la chapelle toute seule dans cet endroit, mais par succession de temps on y a fait bâtir des maisons, et les papes à qui tout ce pays appartient les ont fait entourer de murailles et de bastions. De sorte que c'est aujourd'hui une considérable forteresse, qui défend l'État ecclésiastique de ce côté-là, et particulièrement contre les descentes des Turcs et autres corsaires qui venaient fort souvent ravager cette côte-là. Cette chapelle est appelée par les Italiens Santa Casa, c'est-à-dire la Sainte Maison. Les Catholiques romains croient que c'est la même maison où Jésus-Christ demeura en Nazareth avec la Sainte Vierge Sa mère, et Son père putatif S. Joseph, l'espace de trente ans, jusqu'au temps qu'il commença à prêcher Sa sainte doctrine, et à la confirmer par Sa vertu divine et par Ses miracles. Ils prétendent qu'elle fût transportée par les anges de Nazareth où elle était, dans l'endroit où elle est présentement. L'histoire qu'ils en font est telle. Les Sarrasins s'étant rendus maîtres de la Palestine et des saints lieux ; la Vierge ne voulant pas laisser entre les mains de ces infidèles, un si grand trésor comme était la maison qu'elle avait habitée avec son fils Jésus-Christ sur la Terre, commanda aux anges de la transporter dans les terres des Chrétiens ; les anges l'enlevèrent toute entière avec tous les fondements et la portèrent de nuit en Dalmatie. Mais s'étant aperçus depuis de la faute qu'ils avaient faite, et que ces peuples-là n'étaient pas si bons que les Italiens, ils la reprirent de nouveau, et la portèrent une autre nuit proche de la ville de Recanati en Italie, dans un champ qui appartenait à deux frères. Elle y resta plusieurs années, jusqu'à ce que ces deux frères entrés en dispute touchant le partage des aumônes que l'on y faisait, la Vierge pour les punir, commanda aux anges de l'enlever pour la troisième fois et de la porter dans le champ d'une pauvre veuve appelée Lorette, qui lui était fort dévote. La bonne femme s'étant levée le matin, et trouvant une petite maison où il n'y en avait point le soir précédent, ne fut pas moins surprise que les deux frères l'étaient de ne la plus voir dans leur champ. Elle en écrivit au pape, qui savait déjà par révélation tout ce qui s'était passé, et qui donna aussitôt de grandes indulgences à ceux qui iraient rendre leurs devoirs à cette sainte maison. Les autres papes ont confirmé tout cela depuis, et y ont accordé une infinité d'autres pardons. Ce lieu ensuite par un très grand bonheur pour eux, est devenu une source inépuisable de richesses, qui leur produit encore aujourd'hui des sommes immenses d'argent tous les ans. Ne voilà-t-il pas une plaisante histoire, et le seul récit qu'on en fait n'est-il pas capable d'en donner du mépris ? Ces bons anges qui portèrenet la première fois la Santa Casa en Dalmatie étaient bien étourdis, et ne regardaient guère à ce qu'ils faisaient. De plus si la Sainte Vierge l'ôta aux deux frères de Recanati parce qu'ils étaient en querelle l'un contre l'autre, je m'étonne comme elle la laisse présentement au milieu d'un amas de vauriens et de filous qui s'y sont établis, et qui sont presque tous des vendeurs de chapelets et de médailles. Car tous ceux qui ont été à Lorette savent, et on les avertit auparavant qu'ils y entrent, que pour y faire ses dévotions et n'être point volé, il faut tenir son chapelet d'une main, et sa bourse de l'autre.
Je passe maintenant à la description de cette chapelle ou Santa Casa. Elle est toute de brique d'environ vingt-cinq pieds de longueur. Sa largeur n'est pas proportionnée à sa longueur. Le bois dont elle était lambrissée étant tombé de pourriture, on l'a voûtée de briques. Elle a deux fenêtres et deux portes aux deux côtés, et une autre fenêtre dans le bas ; par laquelle on dit qu'entra l'ange Gabriel pour annoncer à la Vierge le mystère de l'Incarnation. On a dressé un autel dans le fond, dans l'endroit où ils disent que la Vierge était à genoux lorsque l'ange entra. Et sur l'autel il y a une sainte vierge de bois d'environ quatre pieds et demi de hauteur, qui est la statue miraculeuse à laquelle on rend les adorations. Elle a des habits pour tous les jours ouvriers, pour les fêtes et pour les dimanches ; elle en a de toutes sortes de couleurs, et même sept habits de deuil pour la semaine sainte. On la change d'habits avec beaucoup de cérémonies. Je m'y trouvai un samedi au soir lorsque les prêtres l'habillèrent pour le dimanche. Ils lui ôtèrent un habit de pourpre qu'elle avait, pour lui en mettre un vert. Ils commencèrent par lui ôter son voile, ensuite son grand manteau royal, puis sa robe et ses jupes de dessus et de dessous ; et ensuite avec beaucoup de révérence, ils lui ôtèrent sa chemise pour lui en mettre une blanche. Je vous laisse à penser, Monsieur, quelles pensées cela peut exciter dans l'imagination de ceux qui en font les cérémonies, et des assistants qui en sont les spectateurs. Il est vrai que cette statue n'est pas une nudité. L'ouvrier qui y a travaillé a été plus modeste : il l'a faite habiller. Mais cet acte d'habiller et de déshabiller la représentation d'une femme, est quelque chose qui offense les esprits tant soit peu chastes et honnêtes. J'avoue qu'ils font cette cérémonie avec beaucoup de respect extérieur, si ce n'est qu'on veuille l'appeler plus proprement idolâtrie ; car ils baisent chaque harde qu'ils lui ôtent, et à toutes les fois ils fléchissent les genoux en terre devant la statue et l'adorent. Le peuple qui est là présent à genoux se bat la poitrine, et on entend des soupirs et des gémissements dans la chapelle de tous côtés, avec des paroles entrecoupées : «Sainte Vierge de Lorette aidez-moi», «Mère de Dieu exaucez-moi», et d'autres semblables exclamations. Lorsque la statue est nue le bruit redouble, et à mesure qu'on la rhabille il diminue. Je ne saurais m'imaginer quelle peut être la cause de ce changement de ton, si ce n'est que quand la statue est dépouillée elle frappe davantage leur imagination, et leur fait croire qu'ils voient la Vierge en personne, et que c'est alors le temps de la prier plus ferventement. On la revêtit d'un habit vert entièrement riche. C'était un ouvrage à fleurs sur fond d'or. Le voile qu'on lui mit sur la tête était encore plus précieux, car outre qu'il était de la même étoffe, il était tout semé de grosses perles fines ; après quoi on lui mit sur la tête une couronne d'or chargée de pierres précieuses d'un prix inestimable. On lui mit ensuite son collier, ses pendants d'oreilles et ses bracelets de diamants, et plusieurs grosses chaînes d'or au col, où étaient attachés un grand nombre de cœurs et de médailles d'or, qui sont des présents que des reines et des princesses catholiques y ont envoyés par dévotion, pour témoigner qu'elles voulaient être esclaves de cette statue. Tout l'ornement de l'autel était également somptueux et magnifique. Ce n'était que vases, bassins, lampes, et chandeliers d'or et d'argent enrichis de pierreries. Tout ceci à la faveur d'une grande quantité de cierges qui y brûlent jour et nuit, rendait un éclat dont la beauté ravissait l'âme par les yeux. Je ne m'étonne point de ce que quelques-uns assurent qu'ils ressentent dans ce lieu une dévotion extraordinaire. Car outre que l'on ne peut pas y entrer sans penser à Dieu, puisqu'on a déjà l'imagination préoccupée que c'est là, la chambre où le Verbe éternel a pris chair humaine, c'est que c'est le propre des plus resplendissantes créatures d'élever notre cœur au Créateur, plus que ne le font les plus obscures et les plus ordinaires, particulièrement si leur éclat est joint à la nouveauté. Si on lève les yeux au Firmament dans une nuit sereine, lorsqu'il est tout semé d'étoiles, cette vue élève notre âme à l'Éternel et nous fait dire : Quam augusta est Domus Dei ! De même des gens qui ne sont pas accoutumés de voir tant de luminaires, tant d'or, d'argent, et de pierres précieuses qui rehaussent l'éclat l'un de l'autre ; lorsqu'ils entrent dans cette chapelle de Lorette où ils trouvent toutes ces choses réunies ensemble, ils ne peuvent pas naturellement qu'ils n'en soient émus. Les naturalistes remarquent que les pierres précieuses sont la plupart extrêmement amies du cœur de l'homme. Elles le recréent et le réjouissent par une vertu secrète et sympathique qu'elles ont en elles-mêmes. Il y en a un nombre presque infini de toutes les sortes dans cette chapelle ; qui peut douter qu'elles ne fassent une grande impression sur les cœurs ? Ce qui étant pris par quelques personnes simples et ignorantes pour une grâce de Dieu toute particulière attachée à ce lieu, leur fait croire que c'est un continuel miracle. Les extravagances qui se commettent dans ce lieu-là, font bien voir que Dieu ne s'en mêle point. Ils baisent les murailles tout autour de la chapelle ; ils lèchent les briques avec leurs langues, ils y font toucher leurs chapelets ; ils prennent un fil, et l'ayant tourné tout autour de la chapelle comme pour en prendre la mesure, ils s'en font ensuite une ceinture qu'ils disent servir contre les sorciers et contre toutes sortes de maux. Les prêtres cependant ne s'oublient pas de leur profit. Ils ont des gens de tous côtés dans la chapelle et dans la grande église qui pressent le peuple à faire des aumônes et à faire dire des messes à la Madonna. On paie les messes un écu pièce. Ils promettent qu'ils les feront dire toutes à l'autel de la Vierge qui est dans la chapelle. Il est constant qu'ils reçoivent plus de cinquante mille messes tous les ans ; cependant il n'est pas possible d'en dire plus de dix mille chaque année sur cet autel ; ainsi tous les autres qui ont donné leur argent, sont nécessairement frustrés de leurs intentions. Les personnes riches sont de grands présents à la statue de bois de la Vierge qui est dans la chapelle, qui est appelée sans aucune addition ou modification «La Sainte Vierge de Lorette». Ils lui donnent des colliers et des bracelets de perles et de diamants, des cœurs d'or, des médailles, des chandeliers, des lampes, et des tables en relief d'or et d'argent, d'une grandeur et pesanteur prodigieuse. Plusieurs lui envoient des anneaux et de très précieux joyaux pour l'épouser. Elle a plus de cinquante robes d'un prix inestimable, sans celles que l'on défait tous les jours au profit des prêtres, lorsqu'elles lui ont un peu servi. De sorte qu'elle est aujourd'hui la plus riche catin de l'univers, et le morceau de bois le plus richement paré qu'il y ait dans le mode. C'est à cette statue que furent adressées ces litanies si fameuses, et si fort en usage dans l'Église de Rome, que l'on appelle communément, les Litanies de la Vierge, ou bien, les Litanies de Notre-Dame de Lorette, où elle est appelée Reine des Anges, Mère de la Grâce Divine, Porte du Ciel, Aide des Chrétiens, Refuge des Pécheurs, etc. Tous ces précieux ornements et ces beaux titres, n'empêchent pourtant pas les vers de faire leur office. Je vis lorsqu'on la changeait d'habits, que le bois en était tout vermoulu et tout percé de vers. C'est ainsi que ce bois qui est supposé exaucer les vœux de tant d'idolâtres, porte sa condamnation avec lui, et ne peut pas se défendre de la corruption. Les papes qui tirent plus d'or et d'argent ce lieu-là que d'aucun autre endroit du monde, y ont aussi donné le plus d'indulgences ; ils ont accordé à cette chapelle tous les privilèges qu'ils ont à leur Saint-Pierre de Rome. Les grands pénitenciers et les confesseurs qui sont des Jésuites, y absolvent de toutes sortes de cas, réservés même aux papes. Comme c'est un lieu qui est dans les territoires de leur Sainteté, il leur est indifférent que ce soit là que l'on se fasse absoudre ou à Rome, parce que leur profit ne leur saurait manquer ; mais je ne doute point que si les anges prenaient encore la peine de transporter cette chapelle dans les états de quelque prince étranger, qu'ils ne révoquassent incontinent tous leurs pardons. Ils ont un très grand soin de conserver cette chapelle dans son entier ; et tous les foudres du Vatican sont lancés contre ceux qui entreprendraient d'en détacher quelque petite pierre ou d'en gratter les murailles ; il est permis de les lécher : mais non pas de les mordre. La conséquence de ceci est que selon le principe de Rome : Pars sumitur pro toto. Quand on a le doigt ou quelque autre petite partie d'un corps saint, c'est autant que si on l'avait tout entier. Il s'ensuit de même que qui aurait un petit morceau de la Santa Casa, pourrait aller faire bâtir une chapelle dans quelque pays étranger, et y faisant enchâsser le morceau de brique, la rendre aussi considérable que celle de Lorette, et par ce moyen épargner à beaucoup de gens la peine d'aller si loin en pèlerinage. Vous pouvez par là concevoir le grand désavantage qu'il en arriverait aux papes, et le grand intérêt qu'ils avaient de faire attacher, comme ils ont fait de tous côtés dedans et dehors la chapelle, et dans la grande église qui l'environne, les anathèmes et les excommunications qu'ils ont prononcées contre ceux qui seraient assez téméraires que d'en enlever la moindre parcelle. Nonobstant comme ils n'ont pas cru que ceci fut encore assez fort pour s'assurer de leur grand trésor, ils ont eu recours à la ruse, et ont fait publier faussement que Dieu avait puni de mort subite plusieurs personnes qui avaient eu la hardiesse d'en détacher des pierres ; que d'autres étaient demeurés immobiles jusqu'à ce qu'ils eussent voué de reporter ce qu'ils en avaient pris ; enfin que les anges arrachaient les pierres des mains de ceux qui emportaient, pour les remettre en leur place. On y montre entre autres deux briques qui sont attachées dans une des murailles de la chapelle avec deux morceaux de fer, pour les distinguer des autres. L'une qu'un seigneur polonais avait emportée dans le dessein de faire bâtir une chapelle semblable à celle de Lorette, en son pays ; on dit qu'il fut arrêté par une force invisible, dans son voyage, qui le rendit immobile, et fut obligé de renvoyer la brique qu'il avait prise à Lorette ; après quoi il lui fut aisé de poursuivre son chemin. L'autre fut prise par un seigneur espagnol dans le même dessein ; les anges le poursuivirent, et après l'avoir bien battu, lui ôtèrent la pierre et la reportèrent à Lorette. Ces miracles ici, et plusieurs autres semblables et aussi ridicules, sont imprimés et affichés en plusieurs endroits de l'église pour être lus par les voyageurs. Pour moi, Monsieur, je puis vous assurer que ce sont là tout autant de grandes menteries, forgées et inventées par les papes, pour tâcher de persuader par la ruse leurs Catholiques romains, qu'ils ont la Santa Casa toute entière, et qu'il ne faut pas croire qu'il y en ait la moindre partie dans aucun endroit de la terre habitable. Ce qui me fait avancer ceci avec tant de confiance, c'est que moi-même qui vous écris, j'ai détaché un morceau considérable de cette muraille de Lorette, et l'ai emporté avec moi sans que les anges m'aient battu, ni qu'aucune vertu invisible m'aie rendu immobile. Si les gardiens de cette chapelle n'ont pas fait reboucher le trou, je suis sûr qu'on l'y doit voir encore. On commence tous les jours, à deux heures après minuit, à dire des messes à cet autel de la Vierge. Je m'y rendis environ sur les trois heures, et n'ayant trouvé que très peu de personnes dans la chapelle, je me tins à l'entrée, où je ne pouvais pas être aperçu, ayant tout le monde devant moi, et personne à mes côtés ou derrière. Alors avec un fer je rompis un morceau de la muraille et l'emportai avec moi. J'ai voyagé depuis par toute l'Italie ; j'ai été en France et en Allemagne, et grâces à Dieu, jamais aucun accident fâcheux ne m'est arrivé. Jusqu'à ce qu'enfin, étant ennuyé d'avoir cette pierre dans ma poche, et la considérant comme une charge inutile, je la jetai dans les champs par mépris, et comme par indignation de ce qu'elle avait reçu des adorations qui ne sont dues qu'à Dieu seul. Il faut avouer que je fus un peu étonné à deux journées de Lorette, proche de Tolentino, en allant à Rome. Il tomba une si grosse pluie pendant deux jours, et les torrents se grossirent si fort, qu'ils inondèrent une grande partie de la campagne. En passant sur un vieux pont, une des arches émue par le pas de mon cheval, tomba avec un bruit effroyable dans l'eau, à deux pas de moi. Alors je retournai bride bien vite la moitié du pont en arrière ; et au même moment la pierre que j'avais prise à Lorette me revint en pensée. Je délibérais si je devais retourner pour la reporter : mais consultant sur ceci la raison, plutôt que le présent accident, je fis les réflexions suivantes. Premièrement, je considérai que s'il était vrai que Dieu fût si jaloux de conserver cette chapelle dans toutes ses parties, Il n'aurait pas permis que le lambris qui en était une partie si considérable, fût pourri et tombé ensuite ; au défaut de quoi, comme j'ai dit ci-dessus, on y a fait une voûte. En second lieu, je pensai en moi-même, que la crèche de Bethléem et le Saint-Sépulcre n'étaient de rien inférieurs en dignité à cette petite maison de Nazareth, et que cependant Dieu les avait laissés entre les mains des infidèles ; et qu'ainsi ce que l'on disait du transport de la Santa Casa, ne pouvait être qu'une fable. Enfin, comme j'avais moi-même été témoin de tant de fourberies et de mensonges que les prêtres de l'Église de Rome inventent pour avancer leurs profits, ce me fut une raison assez forte pour ne point ajouter foi à tous ces miracles prétendus. Ils ne sont inventés que pour conserver la chapelle de Lorette dans le territoire du pape, ou au moins pour mettre les esprits dans une certaine disposition, que quand il arriverait dans quelque guerre que quelque prince étranger s'en emparât et la fît transporter dans son pays, ils crussent néanmoins que les anges l'auraient rapportée. Et alors ils dénieraient hardiment que ce prince, que je suppose, eût la véritable. Tout ceci me fit conclure qu'il n'y avait rien d'extraordinaire dans la chute de ce pont ; qu'il était tombé par sa propre caducité, ou que la rapidité des eaux en avait sapé les fondements. Ainsi j'allai chercher un autre endroit pour passer l'eau, et continuai mon voyage, par la grâce de Dieu, fort heureusement. Si je m'en fusse retourné reporter la pierre à Lorette et raconter ce qui m'était arrivé, les prêtres n'auraient pas manqué de crier miracle. Ce serait publié partout. On aurait fait un tableau de cet accident, que l'on aurait mis au nombre de plusieurs autres de cette sorte qui sont attachés aux murailles de l'église. On aurait distingué ce morceau de pierre avec des fers pour le montrer aux étrangers et aux pèlerins. Cependant l'expérience et le temps m'ont fait voir que Dieu n'avait point entrepris cette cause, et que la chute de ce vieux pont était purement casuelle.
Avant que de quitter Lorette, je vous dirai en général que le trésor qui y est conservé, est inestimable. Un pape étant averti qu'on en avait donné connaissance aux Turcs, et qu'ils projetaient déjà d'y venir faire une descente, fit entourer la ville de fortes murailles et de bons bastions, où il fit planter plusieurs pièces de canon. Il craignait assurément que les anges ne fussent pas si zélés à défendre le trésor, qu'ils l'étaient à défendre les briques de la Santa Casa. Il est aisé de remettre des pierres où il en manque, et de dire que les anges les ont rapportées : mais si les Turcs venaient une fois à enlever les pierres précieuses du trésor, il ne serait pas si facile de faire le miracle. Les Jésuites qui ne manquent pas de s'emparer de tous les bon postes, ont obtenu les confessionnaux dans cette église, et à certaines heures du jour ils s'y rendent pour entendre les confessions en toutes sortes de langues. Ils ont une adresse merveilleuse pour attraper de l'argent des étrangers. Ils en demandent à toutes les personnes qui vont à confesse à eux, sous prétexte d'en vouloir assister les pauvres pèlerins : mais ils retiennent tout de leur côté, et ne leur donnent au plus que quelques sols de temps en temps. Ils se servent pour cela de leur restriction mentale ; ainsi que m'a assuré un Jésuite qui était sorti de leur Société. Car comme ils ont fait vœu de pauvreté personnelle — c'est-à-dire, de ne posséder rien en particulier, mais tout en commun — ils prétendent être les premiers pauvres, et même pèlerins, parce que tout homme est pèlerin sur la Terre. Ainsi ils se donnent les aumônes à eux-mêmes, et croient par là avoir satisfait à l'intention de ceux qui leur en ont confié la distribution. Un pauvre prêtre savoyard qui était réduit dans un pitoyable état, m'étant venu demander l'aumône, je l'adressai à un de ces Jésuites, que je savais avoir reçu ce matin-là soixante écus d'un homme riche à qui j'avais parlé moi-même. Le Jésuite lui dit qu'il était fort fâché de ne le pouvoir pas assister, parce qu'il y avait longtemps qu'on ne lui avait confié de charités, et le renvoya de la sorte sans lui rien donner.
De quelque côté que l'on se tourne dans cette sainte ville de Lorette, on ne voit que des gens qui vous demandent de l'argent. Les prêtres vous en demandent pour faire dire des messes. Les Jésuites pour faire des aumônes à la manière que je viens de dire. Une infinité de porteurs de boîtes qui font des collectes pour la chapelle, sont incessamment à vous importuner dans les rues et dans l'église pour mettre dans leurs boîtes. Les marchands de la ville qui sont tous des vendeurs de médailles et de chapelets, vous appellent de tous côtés pour venir acheter de leurs bagatelles. Une infinité de vagabonds en habit de pèlerins, vous viennent demander la passade et vous coupent la bourse s'ils peuvent. Enfin les cabaretiers et les hôtes vous vendent leurs denrées à un prix exorbitant. Ils s'excusent sur ce que le pape met de si grands impôts sur tout ce qui entre dans Lorette, qu'il leur est impossible de se sauver autrement. De sorte que le tout bien considéré, le pape est le plus grand exacteur de tous. Ne voilà-t-il pas un lieu bien rempli de sainteté pour en faire la ville chérie de la Sainte Vierge ? Et ne voilà-t-il pas un peuple bien élu pour obliger Dieu à faire tant de miracles pour lui conserver la possession de cette maison, que les Catholiques romains prétendent être celle où le Verbe s'est fait chair ?
On voit une infinité de petits tableaux attachés aux murailles de la grande église, où sont dépeints les miracles que la Sainte Vierge a faits en faveur de ceux qui ont fait vœu d'y aller en pèlerinage. À cette occasion je vous dirai de quelle manière les miracles se sont encore tous les jours en Italie, et ce que c'est que ces miracles. J'en ai remarqué trois causes principales. La première est l'avarice des gens d'Église. La seconde, la ruse de certains gueux. Et la troisième c'est l'erreur populaire, jointe à une coutume que les prêtres ont introduite d'envoyer des tableaux aux églises qui représentent les dangers dont ils ont échappé. Pour ce qui est de la première cause qui est l'avarice des prêtres et des religieux, qui sont les deux ordres qui partagent le Clergé, il n'y a point de meilleure invention pour la contenter après le Purgatoire, que celle de publier de temps en temps quelques miracles, qu'ils disent avoir été faits dans leurs églises. Je dis après le Purgatoire, qui est à la vérité une source plus abondante de richesse pour eux, parce que la chose est plus générale. Tous les hommes doivent mourir ; et tous les prédestinés, selon leur doctrine, doivent passer au moins par les flammes du Purgatoire pour quelques heures ou quelques jours. Il n'y a eu, disent-ils, que la Sainte Vierge qui par un privilège tout particulier en a été exempte. Ceci fait qu'il n'y a point de Catholiques romains qui ne donnent de l'argent pour faire dire des messes, et des prières pour les âmes de leurs parents et amis défunts, ou qui ne fasse des legs ou des fondations pour en faire dire pour soi-même après sa mort. Mais pour ce qui est des miracles cela n'arrive que dans de certains cas particuliers. Cependant comme la vie humaine est sujette à beaucoup d'accidents fâcheux, on serait bien aise d'être assuré de quelque miracle dans l'occasion. C'est ce qui fait que ceux de la Communion de Rome à qui leurs prêtres en promettent à tout moment, pourvu qu'ils soient dévots à la chapelle d'un tel saint miraculeux qu'ils disent avoir dans leur église, ou qu'ils se fassent écrire en quelqu'une de leurs confréries, se laissent aisément persuader de leur donner l'argent qu'ils demandent. Néanmoins il est nécessaire de temps en temps de réveiller l'attention des peuples par le récit de quelque nouveau miracle, et c'est ce qu'ils font avec beaucoup d'adresse. La plus commune voie dont ils se servent, c'est d'aller visiter les malades, et de leur porter du vin, ou de l'eau, ou quelque morceau de linge qu'ils ont béni au nom du saint, ou de la sainte, auquel ils veulent attribuer le miracle. Si la personne malade après s'en être servi revient en santé, comme cela se peut faire fort naturellement, puisque nous voyons qu'il arrive tous les jours que les personnes les plus désespérées des médecins réchappent, alors les prêtres attribuent le recouvrement de sa santé au saint de leur église. Ils en demandent attestation à celui qui était malade ; ils en font grand bruit dans les villes ; ils le prêchent le dimanche publiquement en chaire. De même, si quelque personne est sur le point de faire un voyage, ils la vont trouver, et lui font faire un vœu à quelque saint de leur église. Ensuite s'il arrive que cette même personne ait dans le voyage quelque fâcheux accident, comme quelque tempête en mer, ou quelque roue de carrosse qui se rompe sur le chemin, et qu'elle en réchappe avec la santé et la vie, comme arrive même fort souvent aux plus scélérats, alors elle en attribue la cause ou à la sainte d'une telle église. À son retour elle ne manque pas d'en aller avertir les prêtres ou les moines, qui commencent de nouveau à faire grand bruit, à crier miracle, et à prêcher que rien n'est plus efficace contre les tempêtes et contre tous les malheurs qui peuvent arriver sur les grands chemins, que de s'adresser au saint de leur église, et d'y faire dire des neuvaines et des messes, comme a fait la personne qui est depuis peu de retour, et à laquelle le miracle est arrivé. D'autres qui ont la conscience plus large et qui croient qu'il est permis de mentir pour rehausser l'honneur de leurs saints, supposent hardiment des miracles, et se produisent eux-mêmes pour exemple ; disant qu'ils ont eu des révélations, ou que ces saints leur sont apparus, ou les ont guéris de leurs infirmités. Le peuple qui se laisse aveugler par l'apparence extérieure de piété de ces gens-là, ne prend pas la peine d'examiner les choses plus avant, et les croit sur leur parole. Il y a des gens qui connaissent naturellement deux ou trois jours auparavant quels temps il doit faire ; comme par les douleurs que font les cors au pied, on peut savoir s'il pleuvra, ou s'il fera beau temps. Un certain père de l'Ordre des Servites à Vincence, homme de mauvaise vie, qui entretenait trois femmes débauchées à Venise, dont il avait eu plusieurs enfants, après avoir gagné un mal qu'il n'est pas honnête de nommer, ne manquait pas d'en ressentir de plus vives atteintes trois jours avant qu'il dût pleuvoir. Il fit une sécheresse extraordinaire de trois mois, qui porta un extrême dommage à tous les fruits de la terre. Enfin le temps étant prêt de changer, le père ne manqua pas d'en avoir à l'ordinaire de tristes avertissements. Il était sacristain d'une église appelée la Madonna di Monte Berico, qui est à une demi-lieue de la ville de Vicence, sur une agréable colline, où l'on conserve une image miraculeuse de la Vierge. Comme il vit que la dévotion s'était déjà beaucoup ralentie, et qu'il manquait d'argent, il entreprit de la rallumer. Pour cet effet, se servant de la conjoncture du temps, il envoya dire au podestà ou gouverneur de la ville de Vicence, qu'étant la nuit en prière devant l'image de la Vierge, dont il avait l'honneur d'être sacristain, elle lui avait dit avec une voix intelligible et un agréable souris, qu'elle portait beaucoup de compassion aux afflictions de son peuple pour la grande sécheresse qui désolait la campagne ; et que si les habitants de la ville de Vicence faisaient dans trois jours une procession générale à son église, elle ouvrirait les cataractes du Ciel et ferait pleuvoir abondamment. Le gouverneur fit publier aussitôt un ordre pour faire la procession au jour que le bon frère avait marqué. Le temps ne manqua pas à se changer et à favoriser ses vœux. À peine la procession fut-elle arrivée à moitié chemin, qu'il tomba une si grosse pluie, que tous qui y étaient en furent percés, et arrivèrent avec grande peine à l'église, où ils chantèrent des hymnes à la Vierge en action de grâces. Ce miracle s'étant divulgué dans le pays, attira pendant deux mois une infinité de peuple à cette image miraculeuse. Le dévot sacristain voyant que sa bourse était remplie, alla le Carnaval suivant à Venise pour s'y divertir, et rendre ses maîtresses participantes de son bonheur. Il leur communiqua le bon succès qu'avait eu sa ruse. Mais quelque temps après, l'une d'entre elles ayant été mal satisfaite, le trahit comme une autre Dalila, et découvrit sa fourberie. Dans un autre pays, on aurait pu lui faire porter la peine de son imposture : mais en Italie c'est une fort bonne excuse que de dire, que l'on n'a prétendu en cela que d'avancer l'honneur de la Vierge.
Une autre adresse des prêtres que j'ai découverte, et sur laquelle peut-être peu de gens avant moi ont fait réflexion. C'est qu'ils ont coutume de conter aux enfants une infinité de fausses histoires et de contes faits à plaisir touchant des apparitions et des miracles qui n'ont jamais été. Pour mieux vous expliquer ceci, vous saurez, Monsieur, qu'en Italie, tous les dimanches, et toutes les fêtes de l'année, à une heure après midi, on fait le catéchisme aux enfants dans toutes les églises. Pour les y faire venir plus volontiers, les prêtres, après leur avoir expliqué un point de doctrine, leur content toujours à la fin quelque histoire plaisante, avant que de les renvoyer à la maison. Ces petits Italiens les écoutent avec beaucoup d'attention, et les vont ensuite raconter ay logis à leurs mères. J'ai remarqué que ces prêtres prennent ordinairement leurs sujets sur quelque miracle qu'ils disent avoir été fait dans leur église. J'entrai une fois dans une chapelle où l'un de ces jeunes catéchistes instruisait les enfants. La chapelle était dédiée à S. Martin. On dépeint ordinairement ce saint à cheval qui coupe avec son épée la moitié de son manteau pour la donner par aumône à un pauvre. C'est dans cette posture que sa statue qui était d'un très beau marbre blanc le représentait sur l'autel de cette chapelle. Le catéchiste se mit à raconter à ces enfants une assez plaisante histoire de cette statue. Il leur dit qu'un bon curé de cette paroisse l'avait souvent vu descendre de dessus cet autel et courir la poste hors de l'église ; qu'il avait pris un jour la liberté de lui demander où il allait. Saint Martin lui dit qu'il allait aider un fort honnête homme qui avait fait dire plusieurs messes à son autel ; que cet homme étant tombé dans un bois entre les mains des voleurs, était en grand danger de sa vie ; mais qu'il espérait arriver à temps pour le secourir, et qu'à son retour il lui dirait le succès de son voyage. Le catéchiste embellit ce récit avec des circonstances si ridicules qu'il était impossible de s'empêcher de rire : car il décrivit tout le voyage de S. Martin sur ce cheval de marbre, comme il galopait par-dessus les villes. Ces pauvres enfants écoutaient cela avec un silence et une attention merveilleuse. La conclusion de cette histoire fut que quiconque avait une grande dévotion à cette chapelle et y faisait dire des messes en l'honneur de S. Martin, pouvait s'assurer de ne jamais périr sur les grands chemins par la main des voleurs. Le lendemain j'eus occasion de parler à ce jeune ecclésiastique, et je le fis ressouvenir de son S. Martin de Marbre qui courait la porte. Il me dit en riant : Que voulez-vous, Monsieur, c'est la coutume de ce pays ici de raconter de semblables histoires aux enfants, lorsqu'ils viennent aux catéchismes ; car sans cela ils n'y viendraient pas. Il n'est pas possible de leur en dire toujours de véritables, et on est obligé quelquefois d'en composer quelqu'une. Les choses ne sont mauvaises qu'autant qu'elles peuvent produire un mauvais effet : ces sortes d'histoires n'en peuvent produire avec le temps qu'un très bon, qui est de leur inspirer une grande confiance aux saints, de les porter à les prier, à faire dire des messes en leur honneur. Ne voilà-t-il pas une morale bien fine et des enfants bien instruits : On les appelle à l'École de la vérité, et on ne leur débite que des mensonges ? Cependant il n'y a rien qui fasse plus d'impression dans les esprits, et dont l'on se ressouvienne mieux que de ce que l'on a appris de jeunesse : tous ces sots discours ne laissent pas de produire un grand effet et de passer avec le temps pour des vérités dans l'esprit des Papistes, qui sont d'ailleurs accoutumés à croire une infinité d'absurdités, et de contradictions dans la Transsubstantiation qu'ils soutiennent, et c'est là apparemment ce qui a rempli l'Italie de fables et d'histoires si impertinentes et si ridicules. Ces peuples néanmoins en sont si infatués que si quelque honnête homme amateur de la vérité, voulait en faire une trop curieuse recherche, ou les désapprouver, ils le tiendraient pour un hérétique : comme un certain qui fut mis à l'Inquisition pour avoir dit qu'il ne croyait pas ce que l'on disait de l'âne de S. Antoine de Padoue qui s'était mis à genoux pour adorer l'hostie à la confession des Protestants.
De cette première cause des miracles, qui est l'avarice des gens d'Église, je passe à la seconde, qui est la ruse de certains gueux. La pauvreté est une source de bénédictions à ceux qui la savent supporter patiemment, la recevant de la main de Dieu, et en s'en faisant un bon usage. Mais elle est aussi un abîme de misères et de malheurs pour ceux qui la reçoivent dans un esprit contraire, et je ne crois pas qu'il y ait une méchanceté égale à celle d'un méchant pauvre. Un méchant pauvre n'a point de conscience, il est dans la disposition de tout entreprendre pour se tirer de la misère de sa condition. Il s'en trouve plusieurs de cette sorte en Italie qui ne vivent que de ruse et d'adresse. Il y en a qui ont la patience de contrefaire les boiteux, paralytiques, ou aveugles cinq ou six ans durant, pour aller faire ensuite un miracle dans quelque église, attribuant leur délivrance à quelque image de la Vierge ou à quelque saint. Le profit qui leur revient de cela est que le peuple, étant informé du miracle qui leur est arrivé, les croit être de fort bonnes personnes et de grands amis de Dieu, puisqu'ils en ont reçu des faveurs si signalées. C'est ce qui porte les gens à leur faire de bonnes aumônes, pour avoir part à leurs prières. Quelque personnes riches et dévotes en prennent même fort souvent le soin, et font qu'il ne leur manque rien tout le reste de leur vie. Les prêtres et les moins leur donnent aussi leur entretien, lorsqu'ils ont donné du crédit à quelqu'une de leurs chapelles, et qu'il leur en revient un profit considérable. On m'a montré plusieurs de ces pauvres-là dans les couvents, qui vivent présentement parmi les domestiques fort à leur aise, et sans rien faire.
La troisième source d'où procèdent les miracles en Italie, c'est une erreur populaire qui s'y est glissée ; et qui a pris présentement de si profondes racines qu'il est comme impossible de l'extirper : C'est qu'au moindre petit accident qu'il arrive aux Italiens, et la moindre maladie qu'ils ont, ils font un vœu à quelque statue ou image de la Vierge, ou quelque autre saint pour en être délivrés. Toutes sortes de mauvaises rencontres ne sont pas fatales à la vie, et toutes les maladies ne sont pas mortelles. C'est ce qui fait qu'ils en réchappent fort souvent : mais par une superstition étrange, au lieu d'en attribuer la gloire à Dieu seul, qui est le Seigneur de la vie et de la mort, ils attribuent le recouvrement de leur santé, ou la délivrance du danger où ils étaient, aux statues ou images auxquelles ils ont fait vœu. Pour rendre leur reconnaissance plus authentique, suivant la mauvaise coutume qui s'est introduite, ils font faire un tableau où est représenté ce qui leur est arrivé, et eux dans l'acte d'implorer la statue ou l'image, qui pour cet effet est dépeint dans un des coins du tableau, et vers laquelle ils tendent les bras ou les mains jointes avec ces trois lettres : P. G. R. ; qui signifient en italien Per Grazia Ricevuta — Pour une grâce reçue. On voit en Italie généralement de ces sortes de vœux dans toutes les églises. Il y a toujours là quelque idole miraculeuse qui reçoit les encens, et à laquelle on attache les tables des naufrages. On n'a que faire de tapisserie dans ces sortes de chapelles, car tous ces petits tableaux joints l'un à l'autre couvrent toutes les murailles. On y en voit de toutes sortes de façons : les uns représentent des gens poursuivis par des assassins ; d'autres qui ont reçu des coups poignard ; et d'autres battus sur mer par de furieuses tempêtes. Il y a en même de fort scandaleux ; car on y voit des carrosses de messieurs et de dames qui renversent les uns sur les autres ; des filles forcées par leurs amants, et des femmes en couche représentées dans leurs lits d'une manière fort lascive et luxurieuse. Un seigneur italien me disait qu'il allait fort volontiers entendre la messe aux autels où il y en avait le plus, parce qu'ayant là de quoi repaître son imagination, elle ne lui semblait pas si longue. Ces tableaux qui ne sont que de simples vœux, ont acquis peu à peu tant de crédit sur les esprits du peuple, qu'ils passent présentement pour de véritables miracles. Les prêtres et les moines qui écrivent les histoires des lieux de dévotion qui leur appartient, ne font point de difficulté de les citer sur ce pied-là : De sorte que l'on conte aujourd'hui en Italie les miracles par ces sortes de tableaux ; et plus une statue ou image en a autour d'elle, plus elle est estimée miraculeuse.
Je vous rapporterai à ce sujet un tableau que quelques jeunes moines de l'abbaye de San Vittorio de Milan firent faire du temps que j'y étais. L'accident qui leur arriva fût tel. On dorait la voûte d'une des ailes basses de l'église. Ces moines, par curiosité, tandis que les ouvriers étaient allés dîner montèrent au nombre de sept ou huit sur l'échafaud pour considérer l'ouvrage. L'un d'entre eux, plus étourdi que les autres, mit le pied sur une planche qui n'était pas bien assurée et tomba sur le pavé de l'église. Tous les autres étant effrayés, et croyant que tout l'échafaud allait tomber, se jetèrent sur les échelles et se laissèrent couler en bas sans se faire aucun mal. Il n'y eût que ce pauvre misérable qui était tombé avec la planche qui fût froissée. On l'enleva dans un pitoyable état, et il fût obligé de garder deux ou trois mois le lit avant que d'être entièrement remis. J'étais présent lorsque l'accident arriva, et je ne vis rien dans tout ce qui se passa de très naturel. Celui qui tomba se fit un mal proportionné à la hauteur dont il était tombé ; et les autres ne se firent point de mal, parce qu'ils se coulèrent tout doucement en bas par moyen des échelles. Il n'y a point là de miracles. Cependant, comme l'échafaud était dressé devant la chapelle du bienheureux S. Bernard de Sienne, ces moines conclurent qu'il fallait que ce saint les eût aidés. Ils firent faire un tableau de leur chute, où le saint était dépeint en un coin qui leur tendait les bras. Ils publièrent partout dans la ville que ce saint les avait soutenus en tombant. Le cardinal-archevêque en fut informé, et un chacun les congratula du bonheur qu'ils avaient d'être si fort dans les bonnes grâces de ce saint-là. De ceci, Monsieur, et de tout ce que je vous ai rapporté ci-dessus sur le fait des miracles, vous pouvez comprendre de quelle force sont ces belles légendes des vies des nouveaux saints de l'Église de Rome, de quel poids doivent être toutes ces grandes listes de miracles qui les accompagnent, et qui en font presque toute la substance. Ils ont tous rendu la vue aux aveugles, l'ouïe aux sourds, l'usage de la langue aux muets ; ils ont fait marcher droit les boiteux ; enfin ils ont préservé de toutes sortes d'accidents et guéri de toutes sortes de maladies. Mais quand on vient à l'examen de tout cela, tout s'en va en fumée : et tout ce réduit, au plus, à quelques petits tableaux, que quelques superstitieux, qui ont cru sans fondement en avoir reçu des grâces, ont fait faire. Cependant quand on envoie ces légendes-là dans les pays étrangers qui suivent la Communion de Rome, cela fait grand bruit. On considère cela comme des miracles qui ont été bien avérés, et dont il y a eu des preuves et des témoins suffisants. On reproche aux Protestants qu'il ne se fait point de miracles chez eux, et on veut que ce soit là un argument invincible pour prouver qu'ils sont dans l'erreur. Un Jésuite (1), dans une oraison latine qu'il fit dans la cathédrale de Strasbourg, un peu après que les Français en eurent pris possession, s'écria en ces mots : Quid dubitamus de falsitate religionis eorum apud quos cessavit propheta et sacerdos, et miracula periere ? — Doit-on douter de la fausseté de la religion de ceux, chez qui les prophéties, le sacerdoce et les miracles ont cessé ? Les Protestants lui auraient pu répondre avec vérité, que l'on n'a aucun sujet de douter, qu'une religion si pleine de superstition, et de faux miracles, comme est le papisme, ne soit très fausse. La profession d'un véritable Chrétien doit être de vivre selon l'Évangile, et non pas de le confirmer par miracle. C'est l'ouvrage de Dieu seul, et on ne se le doit point reprocher les uns aux autres. Nous voyons tous les jours que des joueurs de gobelets, quoique l'on sache qu'ils trompent, et qu'on regarde ce qu'ils font avec toute l'attention possible pour en découvrir l'artifice, sont néanmoins si adroits qu'ils se moquent de nous à nos yeux : et on en croira aveuglement aux Italiens qui ont la subtilité en partage ? Sic notus Ulißes ? Pour moi dans le temps où nous sommes, je ne croirai jamais de miracles, lorsque je pourrais découvrir par ma raison que le fait est falsifiable par les hommes. On tient que corps de S. Nicolas de Bari, dans la Pouille, est miraculeux, et qu'il dégoûte continuellement de son tombeau une huile fort salutaire pour les malades : mais c'est assez que je sache que les hommes y peuvent mettre de l'huile, et le faire adroitement couler, pour n'y point reconnaître de miracle. J'ai vu quelquefois de pauvres pèlerins qui retournaient de ce pèlerinage et qui avaient de petites bouteilles toutes pleines de cette huile, qui leur avaient coûté beaucoup d'argent. Ils les voulaient ensuite donner pour un morceau de pain, et personne n'en voulut. Ce qui fait voir que les Italiens avec toute leur bigoterie, n'y croient pas eux-mêmes. De même à Naples, les prêtres montrent une bouteille, qu'ils disent être pleine du sang de S. Janvier, archevêque de cette même ville. Lorsqu'ils l'apportent, ce sang prétendu y est congelé ; et quand ils l'approchent du corps de ce saint, il se liquéfie peu à peu. Pour ceci, il me suffit aussi pour n'y pas ajouter foi, de savoir que cette liqueur peut-être congelée, comme on fait les sorbets, et se résoudre ensuite par la chaleur du lieu où on la vient montrer, et des mains de ceux qui la manient. On voit à Padoue le tombeau de S. Antoine de Padoue qui rend une odeur assez douce entre l'ambre et le musc. Les frères de ce couvent disent qu'elle sort des os de S. Antoine qui y sont renfermés. Mais le témoignage de ces gens-là, qui y sont intéressés, ne me satisfait pas ; tandis que je saurai qu'ils le peuvent eux-mêmes graisser avec des quintessences odoriférantes, comme il est certain qu'ils le font, parce que cette odeur est la même que celle des chapelets parfumés que l'on vend dans les boutiques à Padoue. Dans le même lieu, on montre dans un beau cristal, appuyé sur un superbe piédestal d'or, extrêmement bien travaillé, la langue du même S. Antoine, qu'ils disaient avoir été trouvée dans son tombeau avec le privilège de l'incorruption ; les autres chairs qui environnaient les os ayant été corrompues. Ils ont l'effronterie d'assurer que cette langue, pour avoir été le fléau des Sacramentaires (2) de son temps, est conservée dans son entier, comme un perpétuel miracle pour rendre témoignage de la Transsubstantiation. La plupart des légendes de Rome, disent qu'elle est aussi fraîche que lorsqu'elle était vivante : mais cela est très faux, car je l'ai vue et elle est sèche. Ceux qui ont l'art d'embaumer les corps, et de les dessécher, peuvent conserver une langue de cette manière plusieurs années, et même plusieurs siècles, sans qu'il y ait rien d'extraordinaire.
Voilà, ce me semble, Monsieur, les plus fameux miracles de l'Italie, que les Catholiques romains prétendent être si palpables et sensibles, qu'on ne saurait les dénier sans démentir les sens et la raison. J'y ajouterai encore trois corps de saintes qui sont conservés incorrompus, et que j'ai vus tous trois. L'un est de sainte Rose de Viterbe ; l'autre est de sainte Claire de Monfaucon ; et l'autre de sainte Catherine de Bologne. Ces corps ont été conservés en leur entier, mais sans aucune beauté. Ils sont desséchés comme du carton, et extrêmement noirs. Ils font peur à les regarder, quoiqu'on les ait habillés avec de riches robes, et qu'elles aient plus de joyaux, de perles et de diamants que n'en ont les reines au jour de leur couronnement. Quelques-uns font grand cas de ces sortes d'incorruptions ; et je les estimerais aussi, si les corps restaient beaux, avec un teint frais, et une couleur naturelle : mais d'être si sec, si noir et si hideux, il vaudrait mieux, ce me semble, entrer dans la voie universelle de la chair : et je ne vois pas que Dieu eût fait en cela une grande grâce à ces bonnes Béates, de les conserver dans un état propre à faire horreur à la nature, et à épouvanter les hommes. Les ouvrages de Dieu sont parfaits : Il ne fait jamais une grâce à demi, et s'Il donnait l'incorruption à des corps, Il leur conserverait aussi toutes les qualités naturelles qui leur conviennent dans cet état. C'est pourquoi je ne crois pas que l'on doive attribuer les incorruptions défectueuses des corps de ces saintes, qu'à l'adresse de ceux qui les ont desséchés ou embaumés. On voit à la Chartreuse de Venise le corps d'un noble Vénitien, qui a été embaumé et conservé dans son entier depuis plus de cent ans. Il n'a jamais passé pour un saint. Cependant je l'ai trouvé incomparablement plus beau que les corps de ces trois Béates, quoiqu'il soit beaucoup plus négligé ; car on l'a laissé dans un vieux coffre de bois qui ne ferme point, et où tous ceux qui vont à la Chartreuse le voient et le touchent. Mais les corps de ces Béates sont dans des chapelles extrêmement sèches, et où les grands luminaires qui y brûlent jour et nuit, purifient l'air de toute sorte d'humidité et d'impureté. J'ai vu aussi en France, à Vendôme, dans l'église collégiale du château, le corps de Jeanne d'Albret [1528-1572], qui mourut une très zélée Protestante il y a plus de cent ans. Son corps a été fort bien embaumé ; et si on le levait présentement du lieu où il est, qu'on l'habillât, et qu'on le conservât dans un lieu bien sec, il serait assurément plus beau que celui de ces religieuses. Cependant je suis sûr que les Catholiques romains ne diront pas qu'elle est une sainte.
Puisque me voilà sur le chapitre de ces Béates, je vous dirai que j'ai lu plusieurs fois l'Histoire de leurs vies, et de plusieurs autres, dans les légendes de l'Église de Rome : mais je n'ai rien vu de plus ridicule. Et même j'ai reconnu que ce sont ces prophétesses dont le Jésuite parlait à Strasbourg et que les Protestants n'ont point : Apud quos cessavit propheta. Presque toutes les religieuses, lorsqu'elles sont arrivées à un état que l'on appelle de perfection, se mêlent de prophétiser. Pour mieux comprendre ceci, vous saurez qu'à Rome on a divisé la vie spirituelle en plusieurs états, comme une maison qui a plusieurs étages : le bas, le milieu et le haut. Il y a un état qu'ils appellent actif ; c'est le plus bas, et qui consiste seulement dans l'action, et à régler les opérations des sens selon la loi de Dieu. Le second est l'état contemplatif, qui consiste dans la méditation des choses qui n'ont aucune communication avec les sens. Le troisième est un état extatique et abstrait purement passif, où l'âme ne fait rien ; mais par une simple application, adhérence, et union à l'essence Divine, reçoit sans aucune action, affection, ou contemplation de sa part, les impressions de Dieu. Il y en a peu qui arrivent à ce haut étage : mais lorsqu'ils y sont une fois venus, s'ils profèrent quelque parole, ou font quelque action, ce n'est plus eux qui parlent ou qui agissent, mais c'est Dieu qui parle et agit en eux. Pour eux ils ne partent jamais de leur union. On observe tout ce qu'ils font et tout ce qu'ils disent en cet état, parce que tout est Divin. S'ils parlent des choses passées, ce sont de révélations ; et s'ils parlent des choses futures, ce sont des prophéties. C'est par cette porte que sont entrées dans l'Église romaine tant de nouvelles connaissances que l'on y croit aussi fermement que l'Évangile, quoiqu'elles n'aient point d'autre fondement que le cerveau échauffé de ces Béates. Plusieurs d'entre elles ont écrit elles-mêmes leurs révélations, comme sainte Brigitte, sainte Melchide, sainte Catherine de Sienne, sainte Gertrude, et plusieurs autres. Par le moyen de ces saintes, l'Église romaine a reçu toutes les particularités de la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Combien il reçut de coups dans Sa flagellation ; combien il tomba par terre sous le pesant fardeau de Sa Croix ; combien d'épines percèrent Son sacré chef ; et combien de crachats il reçut sur Sa sainte face. Par la même voie, ils ont découvert tout ce qui se passa en la crèche de Bethléem ; comme la Sainte Vierge prit le voile de sa tête et en fit des langes au petit Jésus ; ce qu'elle dit, et ce qu'elle fit avant que d'accoucher ; et une infinité d'autres particularités qui ne se voient point dans l'Évangile. Par là, ils ont eu connaissance du grand mystère de l'Assomption de la Vierge, lorsqu'elle monta en corps et en âme au Ciel, le discours qu'elle fit aux Apôtres, comme elle s'élevait peu à peu en l'air en leur donnant des bénédictions. Enfin presque toute la nouvelle doctrine du papisme est découlée de cette source seconde, qui n'est pas encore tarie, et qui durera tant qu'il y aura dans cette Église, de ces sortes de prophétesses. Pour donner plus de poids à ces imaginations, ces Béates assuraient que Jésus-Christ leur apparaissait fort souvent, et leur était devenu extrêmement familier ; qu'il leur parlait comme un époux parle à son épouse, et qu'elles prenaient occasion dans sortes de familiarités de Lui demander tout ce qu'elles souhaitaient savoir. Jésus-Christ apprit lui-même à sainte Catherine de Sienne à lire ; il venait souffler le feu, il balayait sa chambre, comme on le voit en l'histoire de sa vie ; c'est pourquoi elle avait occasion de lui parler souvent. D'autres recevaient des visites de Jésus-Christ, qui les venait visiter accompagné de Sa sainte mère et de Ses apôtres. Ils avaient de grandes conférences ensemble ; et ces saintes qui les écoutaient discourir, découvraient beaucoup de secrets et de mystères. Elles les ont ensuite communiqués aux papes et à l'Église ; et c'est ce qui fait aujourd'hui une grande partie de la différence qu'il y a entre la doctrine des Papistes et celle des Protestants : Apud quos cessavit propheta. Il n'y a point de couvent de religieuses en Italie, qui n'ait encore aujourd'hui quelque prophétesse ; et c'est toujours quelque vieille mère qui a été deux ou trois fois supérieure, et qui ne pouvant faire autre chose, s'applique à la vie unitive. Dans un séjour assez long que je fis à Vicence, j'allais voir fort souvent l'abbesse des religieuses de Saint-Thomas. Je lui demandai une fois l'état où étaient ses religieuses. Elle me dit qu'elle en avait quarante-quatre dans la vie active, trois dans la contemplative, et une dans la vie mystique ou unitive. Une jeune comtesse qui était dans le même couvent, et qui était entretenue par quatre ou cinq galants qui la venaient voir à la grille, n'était encore que dans la vie active.
Je ne m'engagerai pas plus avant pour le présent à vous parler des religieuses d'Italie. Je pourrais vous entretenir une autre fois plus à loisir. Je retourne à ces Béates dont les corps sont restés incorrompus. Elles étaient toutes trois arrivées à l'état unitif, et ont toutes trois fait des prophéties. Sainte Rose de Viterbe fut longtemps à importuner les religieuses dominicaines de la même ville, de la recevoir, et de lui donner l'habit de l'Ordre. Mais ces nones voyant qu'elle était extrêmement pauvre, et ne pouvait point comme les autres apporter de l'argent au couvent, la refusèrent, et ne voulurent pas même la recevoir au nombre de leurs sœurs converses. La sainte voyant le refus qu'on lui faisait, leur dit, qu'elles ne voulaient point d'elle en vie, mais qu'elles seraient bien aises de l'avoir morte. Cette prophétie se vérifia ; car Rose étant morte en odeur de sainteté : et plusieurs miracles à l'italienne s'étant faits à son tombeau, les religieuses demandèrent son corps qui leur fut octroyé. Le grand nombre de messes que l'on y fait dire, et les grandes aumônes que les voyageurs et les pèlerins y laissent, fait qu'ils la considèrent aujourd'hui comme leur plus grand trésor. Cette prophétie de sainte Rose tait fort facile à faire. Elle savait qu'elle était assez suffisamment entrée dans la bonne opinion du peuple pour être estimée comme une sainte après sa mort. Elle connaissait de plus, que les corps saints ne sont jamais sans un grand profit ; que les religieuses de ce couvent, aussi bien que les autres d'Italie, étaient fort avaricieuses, et qu'en vertu de vœu qu'elle avait fait à S. Dominique, elles ne manqueraient de demander ses reliques. C'est pourquoi elle pouvait prophétiser à coup sûr. La Béate dont on voit le corps à Montfaucon a quelque chose d'assez remarquable. On montre tous les instruments de la Passion de Notre-Seigneur, que l'on dit qui furent trouvés dans Son cœur après Sa mort. Ils sont de chair desséchée de même que Son cœur. Ils sont fort confus, et on ne peut pas les distinguer tous. On montre trois petites boules de chair, que l'on de même qui furent tirés de Son cœur. L'une de ces boules étant mise dans une balance pèse autant que les trois ensemble, et les trois ensemble ne pèsent plus qu'une. C'est ce qui leur fait dire que Dieu a bien voulu imprimer dans le cœur de cette sainte un vestige de la Très Sainte Trinité. Car de même que ces trois boules, quoique différentes en nombre, ne font qu'un poids, et que le poids d'une seule n'est pas moindre que celui de toutes les trois ; aussi quoiqu'il y ait trois personnes dans la Sainte Trinité, il n'y a pourtant qu'une Essence, et l'une de ces personnes n'est pas moindre en perfections divines que les deux autres. J'ai vu ces trois boules, mais bien loin que l'on permette d'en faire l'expérience, l'on ne permet pas même d'y toucher avec le doigt pour sentir si c'est de la chair ou non. Un chacun sait qu'une imagination forte est capable de faire d'étranges opérations dans un corps. On voit tous les jours des enfants qui viennent au monde marqués des envies de leurs mères, qui sont des effets de l'imagination. Il se peut faire que cette Béate se soit imaginée si fortement tous les instruments de la Passion, qu'ils lui soient restés gravés dans le cœur, il me semble que c'est faire à la nature une violence qui ne peut point être agréable à Dieu qui en est l'Auteur. Pour ce qui est de sainte Catherine de Bologne ; elle s'est rendue particulièrement fameuse pour sa vie abstraite. L'histoire de sa vie dit qu'elle était dans une continuelle union avec Dieu. Le docteur Molinos n'était pas éloigné de cette unitive, car c'est ce qu'il appelle oraison de repos (3). Je ne doute point qu'il n'eût été un jour un des saints de Rome, si l'obéissance aux supérieurs et particulièremnt au pape, n'y eût point été intéressé. Le pape peut permettre tant qu'il vous plaira de s'unir à Dieu, pourvu néanmoins que cette union n'empêche pas qu'on lui obéisse plus qu'à Dieu même. Je ne doute point à la vérité qu'il ne puisse y avoir encore aujourd'hui des âmes parfaites qui sont ravies jusqu'au troisième Ciel, comme un S. Paul ; mais ce sont des grâces extraordinaires, qui ne sont dûes à aucun effort que la nature puisse faire pour les acquérir. Mais quand je considère que les Catholiques romains ont fait un état fixe de cette union ; qu'ils en donnent les règles ; et qu'il suffit, selon eux, de se mettre entre les mains d'un de ces docteurs mystiques et unitifs, et suivre ses directions pour y arriver. Quand je considère ceci, dis-je, je ne puis que condamner leur erreur. C'est une impiété d'attacher les opérations divines au caprice des hommes ; de donner des règles pour acquérir par mérite ce qui n'est donné que par grâce, et de se faire soi-même le dispensateur des dons célestes, comme ces sortes docteurs prétendent le faire. De plus les mauvaises conséquences qui s'en ensuivent sont très pernicieuses aux âmes. Premièrement, cette seule assurance que l'on reçoit de ces gens-là, que l'on est dans la vie unitive, et que tant d'autres ne sont que dans la contemplative ou dans l'active, qui lui sont beaucoup inférieures, est capable d'inspirer beaucoup d'orgueil. En second lieu, cela peut beaucoup décourager ceux qui sont nécessairement engagés dans la vie active, de savoir qu'il y ait des états si parfaits au dessus d'eux, auxquels il ne leur est pas permis d'arriver, parce que ces docteurs ne les y veulent pas admettre. Troisièmement, c'est que cela donne entrée à beaucoup de superstitions et d'erreurs ; car les Actifs ne prennent pas la peine d'examiner ce que disent les Contemplatifs, ni ceux-ci ce que disent les Unitifs. Ils se reposent ainsi les uns et les autres sur ces derniers, qui sont la plupart des têtes folles, des gens extravagants dans leurs pensées, qui croient que tout ce qu'ils disent et tout ce qu'ils font est de Dieu. Il est évident que l'opinion de la Transsubstantiation n'est venue que de leurs caprices, par l'impropriété, l'abus et la confusion des termes ils se servent pour s'expliquer. Car de même qu'ils appellent leur vie mystique tantôt union, unité, identité, confusion de l'âme avec Dieu, d'autrefois perte de l'âme en Dieu, pure vue de Dieu, possession paisible de Dieu, et beaucoup d'autres que l'on peut voir dans les livres qui traitent de la vie mystique, dont les uns sont très faux et impiés, comme ceux d'unité, d'identité, de confution et de perte ; et tous les autres n'appartiennent qu'à la vie future : de même, dis-je, qu'ils se servent de ces termes pour signifier une simple adhérence, complaisance et acquiescence de notre âme au bon plaisir de Dieu, qui n'est point identifiante ; aussi anciennement ils appelèrent la Sainte Cène, union réelle de Jésus-Christ avec nos âmes, et le pain que l'on y donne, vérité, réalité, substance du corps de Jésus-Christ, qui n'y est néanmoins qu'en figure ; et enfin quand l'erreur a été bien enracinée, ce beau grand mot de «Transsubstantiation» est venu, qui fait présentement la principale différence entre les Papistes qui la soutiennent, et les Protestants qui la combattent. Il ne faut pas s'étonner si une erreur d'une telle conséquence, s'est glissée dans l'Église romaine sans faire grand bruit : Car, premièrement, elle n'allait point contre l'autorité du pape ; et ensuite, c'est qu'il n'était pas permis au peuple d'examiner ce que disaient ces mystiques. De même qu'encore aujourd'hui en Italie, si l'on parle à un Contemplatif, ou à un Unitif, pour les contredire en quelque chose, ils vous répondent fort librement que ce n'est pas là votre affaire ; qu'il faut les en croire là-dessus ; et qu'ils sont mieux instruits que vous dans les voies de Dieu, puisqu'il y a tant de temps qu'ils sont entrés dans la vie mystique.
Je n'ai guère vu de ces sortes de mystiques qui ne soient extrêmement superbes. Ils se regardent comme des aigles qui prennent leur essor dans le plus haut de l'air ; et les autres hommes, comme des bêtes qui rampent sur la terre. Une vie commune et humble, pleine d'affabilité, de bénignité et de douceur pour le prochain aura toujours pour moi plus d'attraits que tous ces grands alambiquements d'esprits qui inspirent tant d'orgueil : et s'il plaît à Dieu de m'élever à ce haut état de contemplation et d'union, ce sera Son ouvrage, et non pas aucune règle ni direction que les hommes m'en puissent donner. En Italie, on en fait comme un métier ; et si l'on ne se met entre les mains de ces docteurs mystiques, qui prétendent être de vieux routiers dans le chemin du Ciel, et qui sont les professeurs de l'art d'y conduire les âmes, on ne doit pas espérer d'y arriver jamais. Ces professeurs sont ordinairement de vieux Jésuites, de vieux Capucins, ou de vieux Pères de la Mission qui ne pouvant plus courir dans les pays étrangers, en Hollande et en Angleterre, pour y pervertir les Protestants, s'appliquent dans leurs couvents à faire les pères séraphiques, pour se faire suivre d'une troupe de dévots et de dévotes qu'ils entretiennent matin et soir dans leurs églises. Lorsqu'ils sont dans leurs assemblées, ce ne sont que des soupirs, gémissements et paroles entrecoupées, bien autres que ceux des Quakers en Angleterre ; et en cela, ils n'ont rien assurément à se reprocher. Le directeur est assis dans son confessionnal, au milieu de tous ces gens-là, qu'il appelle ses fils et ses filles spirituelles. Là, comme dessus un trône, il juge en dernier ressort, de leurs soupirs et de leurs pensées, s'ils viennent de Dieu, du Diable, ou de leur amour-propre. Les jeunes filles, ou les femmes mariées, ne se trouvent guère à ces sortes d'assemblées ; parce qu'elles se sont ordinairement les jours ouvriers, et que ces jours-là les Italiens les tiennent enfermées sous la clef. Mais ce sont des veuves ou de vieilles filles qui n'ont personne qui les commande. On les appelle en Italie Béates, Bonnes Sœurs, Dévotes, et quelquefois par dérision Bigotes. Les pères directeurs sont fort zélés pour leur avancement dans la vie mystique, et ne les abandonnent point, qu'ils ne les aient dépouillés si fort de l'amour des biens et des richesses de ce monde, que pour s'en décharger elles n'en aient fait la cession à leur couvent. Alors elles sont arrivées à la perfection ; ils les appellent «sœurs» ; ils leur donnent à entendre qu'ayant donné leurs biens à leurs monastères, c'est tout autant que si elles avaient fait profession parmi eux ; ils leur donnent de leurs habits, qu'ils appellent «petits scapulaires», qu'elles portent par-dessus leurs corps de jupes. En vertu de ces petits morceaux d'étoffe, elles sont rendues participantes de tout le bien qu'ils font, de toutes les grâces, privilèges, bénédictions et indulgences accordés à leur Ordre. Quand elles sont mortes, ils enterrent dans leurs églises, et ils tâchent s'ils peuvent, pour encourager les autres, de les faire passer pour des saintes. Il est même assez facile de le faire : car pour cet effet, la première personne malade qu'ils vont visiter, ils lui font un ample récit de l'état de perfection où était arrivée Madame une telle qui a été enterrée depuis peu dans leur église ; qu'ils ne doutent point qu'elle ne soit une grande sainte ; et que si le malade la prie et l'invoque avec confiance, ils croient qu'elle fera un miracle en sa faveur. Ils s'offrent même quelquefois de bénir du vin, du sirop, ou quelque autre liqueur au nom de la sainte ; ou d'y tremper quelque harde qui lui a servi, comme sa discipline ou son chapelet. Après quoi ils donnent cette liqueur à boire au patient. S'il réchappé de sa maladie, c'est un miracle pour la sainte : on en fait faire un petit tableau, que l'on porte à son tombeau. Et s'il arrive que le patient meure, ou que sa maladie tire trop en longueur, il n'en est jamais dit un mot, et on attend une meilleure occasion. Ceux qui ont quelque connaissance de l'Italie, savent que je n'avance rien ici qui ne soit très véritable. De là on peut concevoir de quelle manière sont entrés dans l'Église de Rome, tant de nouveaux saints et saintes à qui l'on a présentement érigé des autels. Il ne sert de rien ici d'alléguer, qu'à Rome on prend tant de précautions pour examiner les faits, dans les procès-verbaux que l'on fait de leur canonisation, qu'il est impossible que rien échappe à la connaissance de ceux qui en ont la charge. On ne connaît que trop le grand pouvoir que l'or et l'argent ont à Rome. L'on ne canonise jamais un saint, que cela n'apporte à ces gens-là des sommes immenses. Si on forme quelques difficultés, ce n'est que pour faire redoubler l'argent.
Mon dessein était de ne vous entretenir dans cette Lettre que des pèlerinages ; mais à l'occasion de ces trois saintes, dont les corps sont incorrompus, j'ai fait cette digression. Pour achever seulement en peu de mots ce qui me restait à dire sur mon premier dessein ; c'est que tous les autres pèlerinages d'Italie, excepté celui de Lorette, de Rome, et de S. Antoine de Padoue, sont fort peu considérables. Quelques pèlerins vont au Santuario di San Michele sul Gargano dans la Pouille : d'autres à la Basilica di San Nicolas à Bari. Mais il n'y va presque que des gueux. Car comme le chemin est peu fâcheux depuis Naples ; qu'il faut passer de hautes montagnes, et que les habitants de ce pays-là sont presque tous des voleurs ; les seigneurs italiens se donnent bien de garde d'y aller promener leurs dames avec leurs beaux bourdons de diamants. La délicieuse marche d'Ancône est bien plus propre et plus sûre pour ces sortes de pèlerins et de pèlerines. Le pèlerinage de S. Antoine de Padoue, dans l'agréable pays des Vénitiens, leur est aussi beaucoup plus propre. Il n'y a guère d'Italiens qui n'en fasse le voyage de trois ans en trois ans. Plusieurs y vont même régulièrement tous les ans. Ce saint a acquis tant de crédit en Italie, qu'il y va de pair avec la Vierge et avec Dieu même. Quelques-uns l'ont appelé avec beaucoup de raison le Dieu de l'Italie : Italia Deus. Quand un Italien a juré par Sant' Antonio, c'est le plus grand serment qu'il pût faire. Au lieu que dans les autres pays l'on a coutume de dire «J'espère aller en un tel endroit un tel temps, si Dieu me conserve la vie ; Je ferai ceci ou cela, s'il plaît à Dieu», ils ont coutume de dire «J'irai là, et ferai cela s'il plaît à la Vierge et à S. Antoine». Leur plus commune interjection lorsqu'ils sont dans quelque danger, surprise, ou admiration, c'est de dire : Madonna Santissma ! ou Sant' Antonio ! Et par un blasphème étrange, quoiqu'ils en fassent un grand point de dévotion, ils l'impiété de dire : «J'espère en S. Antoine que je ne périrai jamais». On l'appelle Il Santo — «Le Saint», sans queue — qui est un grand honneur, mais qui n'est dû qu'à Dieu seul, auquel les anges crient incessamment : Saint, Saint, Saint. Il n'y a point d'églises en Italie, qu'il n'y ait un autel dédié à S. Antoine de Padoue. On invoque ce saint particulièrement pour les choses perdues. On rapporte à ce sujet, l'histoire suivante. Un riche marchand vénitien étant en pleine mer, laissa par mégarde tomber dans la mer un diamant d'un très grand prix. Étant de retour à Venise, il alla à Padoue, et eut recours al Santo. Il pria les frères de ce couvent de lui dire une neuvaine de messes, et de joindre leurs prières aux siennes pour recouvrer son diamant. Le neuvième jour, la neuvaine étant finie, le marchand voulut donner à dîner à tous les frères du couvent. Il acheta entre autres choses, un fort gros poisson qu'il leur envoya. Le frère cuisinier l'ayant effondré, trouva dans ses entrailles le diamant que marchand avait laissé tomber dans la mer. Il lui fut rendu tout aussitôt, et grâces furent rendues au saint de ce qu'il avait exaucé leurs vœux. Cette histoire est rapportée tout entière dans la légende de sa vie. Mais ne vous semble-t-il pas, Monsieur, qu'elle ait été faite à dessein par ces bons frères, pour porter les gens à leur donner à dîner et à leur faire faire dire des neuvaines ? On en rapporte une autre assez plaisante, qu'ils se donneront bien de garde de mettre dans leur légende. I Frati del Santo passent sans contradiction pour les plus débauchés de Padoue, même plus que les écoliers de l'université. Un de ces bons frères ayant sollicité pendant plusieurs mois une jeune demoiselle, elle succomba enfin à tentation. Mais un moment après, elle eut un regret si sensible de sa faute, qu'elle en était inconsolable. Le frère s'en étant aperçu, trouva encore le moyen de la persuader, que si elle lui donnait quelque somme considérable pour faire des messes à S. Antoine, le saint lui rendrait la virginité qu'elle avait perdue. Ainsi outre qu'il avait satisfait sa passion, il eut encore de l'argent d'elle pour se divertir ailleurs. Je ne voudrais pas vous obliger à croire cette histoire, n'ayant pas des garants suffisants pour la croire moi-même. Seulement je suis sûr que ces bons frères, à la faveur de leur S. Antoine, font d'autres tours qui valent bien celui-là. Je pourrai vous en entretenir plus au long dans quelqu'une de mes Lettres. Je finis celle-ci en vous assurant que je serai toute ma vie, etc.
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[Notes de bas de page.]
1. Il s'agit du docteur Ulrich Obrecht (1646-1701), jurisconsulte et philologue français ; celui-ci abjura le luthéranisme entre les mains de l'abbé Jacques-Bénigne Bossuet en 1684, et fut nommé par Louis XIV préteur royal de Strasbourg le 31 mars 1685.
2. Sacramentaires : nom donné aux hérétiques qui ont enseigné des erreurs touchant à l'Eucharistie. Ne pas confondre ce mot avec son homonyme qui désigne le livre liturgique ancien réunissant toutes les parties récitées ou chantées par le célébrant.
3. Miguel de Molinos (1640-1696), fondateur du quiétisme ; la bulle Cœlestis Pastor, rendue par le pape Innocent XI le 2 septembre 1687, et lue dans l'église dominicaine de Santa Maria sopra Minerva le jour suivant, prononcée soixante-huit propositions de Molinos d'être hérétiques, erronées, suspectes, scandaleuses, etc.
«Tromperies des prêtres et des moines de l'Église romaine en Italie» :
Index et Carte ; 5e Lettre
[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]