«TROMPERIES DES PRÊTRES ET DES MOINES DE L'ÉGLISE ROMAINE,... [EN ITALIE]»
DE GABRIEL D'ÉMILLIANE ; 6e LETTRE
SIXIÈME LETTRE.
Du déplorable abus qui se fait de la prédication en Italie, etc.
Vous savez, Monsieur, que ce qui soutient l'Église, et qui en est comme l'âme et la vie, ce sont les sacrements et la parole de Dieu. C'est pourquoi il est de la dernière conséquence que ces deux choses y soient fidèlement et décemment administrées ; Et je prendrai toujours pour une marque de la véritable Église, la fidèle dispensation qui s'y en fait. Ce fut là le motif, étant à Rome, qui me porta à examiner particulièrement la pratique de l'Église romaine sur ces deux points. Je ne crus pas pouvoir trouver un lieu plus favorable pour mon dessein que cette grande ville, qui se vante, si on l'en veut croire, non seulement de renfermer dans son sein la principale Église du monde ; mais encore qui s'attribue — je ne sais pas pour quelle raison — le nom de sainte, Roma Sancta. Pour ce qui est de l'administration des sacrements, je ne puis pas dénier qu'elle ne s'y fasse avec un très bel ordre et solennité, et même avec des cérémonies qui vont dans la superstition. Il faudrait ici vous parler de celles qui s'observent dans la consécration des prêtres, dans celles de l'Eucharistie, et des pompeuses préparations pour la Pâque qui se font la semaine sainte, et qui attirent par leur éclat et majesté une infinité d'étrangers, qui se rendent à Rome de toutes parts, sur la fin du Carême, pour en être les spectateurs. Et l'on dit ordinairement, que pour passer son temps agréablement en Italie, if faut se trouver au Carnaval et à l'Ascension à Venise ; l'Octave du Saint Sacrement à Bologne ; la Semaine Sainte à Rome. Ce serait encore ici le lieu de vous parler d'une infinité de sottises qui s'y pratiquent à certaines fêtes de l'année, comme à Noël, à l'Ascension, et à la Pentecôte : mais comme cela irait en longueur, je les passerai présentement sous silence, pour m'arrêter au point plus considérable, dont j'ai particulièrement résolu de vous entretenir, qui est l'usage qui s'y fait de la prédication. Autant qu'il y a de superstition et d'excès dans la pompeuse administration des sacrements, autant y a-t-il de défaut, de négligence, et de mauvaise foi dans la dispensation de la Parole. Pendant l'espace de sept ans que j'ai demeuré en Italie, dans toutes les villes où je me suis trouvé les Avents et les Carêmes, j'ai été à une infinité de sermons ; mais je n'ai jamais vu ou su qu'aucun curé, ou prêtre séculier ait prêché, excepté une fois un chanoine à San Giovanni in Laterano à Rome, et un cardinal le jour de Pâques dans la cathédrale de Milan. De sorte que si la parole de Dieu a souffert de la décadence, et en souffre encore considérablement tous les jours, on n'en doit pas accuser les prêtres séculiers d'Italie, qui ne prêchent point du tout, ou qui sont la plupart du temps si ignorants qu'ils ne le sauraient faire : mais la faute en doit être uniquement rejetée sur les moines, et autres religieux qui en exercent l'office. C'est ce me semble assez dire, que de vous faire savoir que les véritables pasteurs, qui sont les curés, ne paissent pas leur troupeau ; mais s'en déchargent sur des étrangers ; je veux dire sur des moines, qui songent plus à satisfaire leur intérêt et leur vanité, qu'au salut des âmes. Les moines se sont même si absolument mis en possession de ce ministère, qu'ils ne souffriraient pas un prêtre séculier prêcher dans sa propre église ; et si quelqu'un entreprenait de le faire, et qu'ils ne pussent pas le supplanter, ils emploieraient malicieusement toutes sortes de moyens pour le noircir dans l'esprit du peuple, et lui faire perdre son crédit et sa réputation. Il est vrai d'autre par que les curés, amateurs d'une vie douce et tranquille, ne se mettent pas beaucoup en peine de réclamer leur droit à la chaire. Ils disent eux-mêmes hautement que c'est le fait des moines de prêcher, parce que n'étant point engagés par leur profession dans les affaires et les embarras du monde, ils peuvent trouver dans leurs monastères le temps d'étudier, et d'apprendre leurs sermons ; mais que pour eux, étant tout occupés dans l'administration des sacrements, à entendre les confessions, et aux enterrements, ils n'ont pas le loisir d'y vaquer. De sorte qu'on voit fort peu de procès sur cette matière-là. Étant à Rome j'allais fort souvent au couvent de Santa Maria sopra Minerva pour entendre les sermons. Ce sont des Pères dominicains ; on les appelle aussi Frères prêcheurs, parce que dans la division des grâces et des dons du Saint-Esprit que les moines ont faite entre eux, ceux-ci ont pris hardiment le don de la prédication. Mais on voit bien que ç'a été une usurpation faite sans l'aveu du Saint-Esprit ; car je n'ai guère vu des moines réussir plus mal qu'eux dans ce ministère. Dieu ne veut pas que l'on tranche en maître de ce qui n'appartient qu'à Lui seul de donner. Les Jésuites ont pris le don des langues, et d'enseigner la jeunesse. Cependant l'expérience fait voir qu'ils en sont fort ignorants, et que les écoliers qui ont étudié dans les universités sous d'autres maîtres, sont incomparablement mieux fondés en doctrine que les leurs. Les moines de S. Benoît ont pris pour leur caractère la retraite et le silence, mais on ne voit point de gens battre plus le pavé dans les villes et à la campagne qu'ils le font. C'était donc un de ces vieux Frères dominicains ou prêcheurs, qui prêchait à la Minerva, mais il le faisait d'une manière si indigne que je ne sais comme je pus me résoudre de l'aller entendre plus d'une fois. Tout ce qu'il avait d'attirant, c'est que bien qu'il fut fort vieux, il était entièrement bouffon, et faisait rire ses auditeurs à gorge déployés. Il se promenait dans sa chaire — car en Italie elles sont extrêmement longues et larges. Il frappait des pieds et des mains. Il roulait les yeux dans la tête et faisait cent gestes ridicules. Je vous rapporterai ici un petit bout d'un de ses sermons dont je me souviens, afin que par ce petit échantillon vous puissiez juger du reste. Il voulait faire une application morale de l'histoire qui est rapportée dans le livre de la Genèse au chapitre 21, lorsqu'Abraham chassa la servante Agar hors de sa maison. Il commença de cette sorte. Messieurs, dit-il, suivez-moi, et venez-vous promener avec moi dans l'Écriture sainte. Alors faisant trois pas dans la chaire ayant une main à son côté, il s'arrêta tout court au quatrième, et comme un homme qui dans une affreuse solitude verrait de loin venir une femme, il s'arrêta fort longtemps sans rien dire, et regardant fort attentivement jusqu'à ce que l'objet fût plus proche, il commença à dire : Qui est-ce que je vois ? N'est-ce pas là une femme ? Et restant encore un grand espace de temps, il dit : Oh Dieu ! il me semble que c'est Agar la servante d'Abraham. Oui c'est elle-même. Holà ma bonne amie : Dieu vous garde. Que faites-vous ici toute seule dans un désert si écarté et si épouvantable à la Nature ? Faisant ensuite comme s'il l'eut regardée depuis les pieds jusqu'à la tête. Elle n'a pas volé son maître, reprit-il, comme beaucoup de nos servantes sont les leurs ; car elle est dans un fort pauvre équipage. Dis-moi, Agar, d'où vient donc que tu as laissé ton maître ? Ici faisant parler Agar toute affligée et toute épleurée ; que c'était à cause de la jalousie de sa maîtresse, il repartit en riant. Vraiment, voilà bien de quoi ? N'y a-t-il que cela ? Voilà qui est plaisant ! Madame Sara chasse sa servante, parce qu'elle est jalousie ! Viens, Agar : viens t'en avec moi ; je veux aller de ce pas parler à ton maître. Faisant après sept ou huit tours dans la chaire en grommelant : Sara chasse sa servante, parce qu'elle est jalousie, voilà de belles raisons ! Il s'arrêta après, et frappant deux grands coups sur la chaire : Holà, holà, dit-il ; À la porte ; Qu'on me fasse parler à Abraham. Puis faisant une grande révérence comme s'il eut vu Abraham, il lui dit : Abraham, pourquoi avez-vous mis Agar votre servante dehors ? Elle dit que c'est parce que votre femme est jalouse d'elle. Faisant ici parler Abraham ; Abraham lui répondit : Si j'ai chassé ma servante, j'en ai eu l'ordre de Dieu, et je ne suis pas obligé de vous en rendre raison. Et puis Agar ne vous a pas dit tout. Ce n'est pas pour la jalousie seulement ; mais c'est qu'elle a un petit garçon qui est extrêmement méchant. Il bat celui que j'ai eu de ma femme. Ils se hargnent continuellement l'un l'autre : ils s'entre-arrachent les cheveux : ils crient et font un bruit insupportable dans le logis. Ma femme en a parlé plusieurs fois amiablement à sa servante : mais Agar est devenue trop impertinente. Elle répond avec arrogance, et elle a trop de gueule. C'est pourquoi, et pour mettre la paix dans mon logis, j'ai été obligé de la mettre dehors. Ici le vieux Père dominicain roulant les yeux dans la tête, et ridant son front, comme tout en colère contre Agar. Agar, dit-il, tu ne me disais pas le plus fin. Tu fais comme nos servantes de Rome, quand elles sortent d'un logis ce n'est jamais leur faute. C'est que leurs maîtresses sont d'une fâcheuse humeur, elles sont capricieuses, elles sont jalouses. Mais à ce que je vois, c'est que tu voulais faire la maîtresse. Il y avait à ton occasion du bruit au logis. Je savais bien que la jalousie n'était pas une raison suffisante pour renvoyer une bonne servante ; car autrement toutes nos dames romaines qui sont extrêmement jalouses n'en pourraient jamais garder une. Mais il faut de plus que cette jalousie cause de la dispute et du bruit dans la maison entre le mari et la femme ou entre les enfants, et alors je suis de l'avis d'Abraham ; il faut chasser la servante — Ejice ancillam, et filium ejus (1). Le père, après avoir bien fait le bouffon sur cette histoire de la Bible, passa à une autre qu'il traita de la même manière ; faisant éclater tout le monde de rire. Après quoi, il tomba sur la dévotion commune à leur Ordre qui est le rosaire. Car ils font venir cela à toutes sortes de matières. C'était là sa façon de prêcher, et l'église était toujours pleine de monde. Les Italiens aiment fort les sermons qui font rire. C'est ce qui fait que la plupart des prédicateurs s'appliquent au style bouffon et burlesque.
Les Jésuites ont une autre manière de prêcher que je pourrais appeler un style poétique. Comme ils ont passé leur jeunesse à enseigner les humanités dans leurs collèges, ils ont la tête remplie des métamorphoses d'Ovide et des fables d'Ésope, et tous leurs sermons en sont farcis. S'ils parlent de l'incarnation du Verbe, ils croiraient n'avoir rien dit qui vaille, s'ils ne disaient que le divin Prométhée a porté le feu du Ciel en Terre ; c'est-à-dire à uni personnellement la Divinité avec l'humanité. Ils citent une infinité de passages tirés des auteurs profanes et des poètes, comme de Cicéron, de Virgile, d'Horace, de Martial, etc. J'en ai entendu qui ont cité les comédies de Térence et le De arte amandi d'Ovide. Mais fort rarement on les entend citer les Pères, et encore plus rarement l'Écriture sainte. Le grand commerce qu'ils ont dans le monde avec les personnes de qualité, fait que leurs mots sont extrêmement bien choisis, leur discours net et poli, quoique la solidité la plupart du temps y manque. Leur geste est assez bien compassé, et leur déclamation n'est pas mauvaise. Pour donner plus de crédit à leur Ordre qui est si nouveau et néanmoins si puissant, ils citent fort souvent le Livre des exercices de leur fondateur S. Ignace. C'est un assez pauvre livre, encore dit-on qu'il le déroba lorsqu'il était frère convers dans l'abbaye des Bénédictins du Mont Serra. Les Capucins ont une autre façon de prêcher. Leur style est stoïque, emphatique et fulminant. Ils ne prêchent ordinairement que des choses terribles, comme de la mort, du Jugement dernier, du Purgatoire, et de l'Enfer. Ils remplissent l'air d'exclamations, frappent des mains et des pieds dans la chaire. Ils se prennent par leur grande barbe, et crient avec un ton de voix qui effrayé tout le monde. J'ai remarqué que tous les chiens s'enfuient de l'église quand un Capucin prêche. Enfin presque tous les religieux ont une manière différente de prêcher, et presque tous des théologiens différents, qui sont tous opposés d'opinion les uns les autres. Les Cordeliers ont leur Duns Scot et S. Bonaventure ; les Dominicains S. Thomas ; les Jésuites leur Francisco Suárez, et ainsi des autres. Pour ce qui est de l'ordre des parties du sermon, c'est le même par toute l'Italie. Ils commencent tous par la salutation angélique ou Ave Maria. Ce n'est pas par l'invocation du Père céleste, ni par celle du Saint-Esprit, qui sont néanmoins les plus propres ou plutôt les seules et uniquement nécessaires. Mais la doctrine qu'ils prêchent est si corrompue et si pervertie qu'il ne faut pas s'étonner si l'introduction à leurs sermons s'en ressent. Dieu nous manifestant même en cela que ce qu'ils prêchent n'est point la pureté de Sa parole, et permettant que les inventions des hommes ne soient débitées que sous les auspices d'une créature. Après l'invocation de la Vierge, ils prononcent leur texte, qui est ordinairement un texte tiré de l'Écriture, et quelquefois un verset tiré de quelque prière de leur église ou un introït de messe. Ils ne citent le texte de l'Écriture qu'à demi, et dans un sens coupé, sans dire ni ce qui précède, ni ce qui suit, et qui devrait être rapporté pour faire un sens parfait. Ensuite ils font leur proposition, et entrent en matière, la traitant ordinairement tout de suite, sans divisions ou subdivisions. Il est vrai que tout le sermon est partagé en deux parties, mais la seconde n'est qu'un ramas d'exemples, d'histoires, ou de contes faits à plaisir pour divertir le monde. Entre la première et cette seconde, on ramasse les aumônes dans l'église pour les pauvres. Il y a des gens destinés pour cela, qui ont des bourses attachées à de grands bâtons avec de petites sonnettes au bout, et ils les font passer partout les rangs afin que l'on mette dedans. Le prédicateur pendant ce temps-là exhorte avec un zèle incomparable à l'aumône. Je n'ai jamais vu des gens plus enflammés de charité pour le prochain qu'ils le sont en chaire. Vous diriez qu'ils sont pères des pauvres. En cela il faut que je leur fasse justice, d'avouer que nos ministres protestants ne sont pas si bons avocats pour les membres nécessiteux de Jésus-Christ, et ne prennent pas la cause des pauvres avec tant de chaleur que ces gens-là le font. Je veux bien néanmoins, Monsieur, que vous sachiez que lorsque je loue vos moines d'Italie, ce n'est pas leurs personnes que je loue, c'est leur action, ou plutôt l'apparence extérieure de leur action. Car si nous coupons cette belle pomme en deux, nous y trouverons le ver qui la gâte en dedans. Je veux dire, pour faire court, que le motif qui les porte à recommander si sérieusement les pauvres, est un motif intéressé, ou plutôt ce n'est autre chose que leur propre intérêt. Vous saurez donc, Monsieur, que la moitié des aumônes que l'on recueille dans l'église, et à la porte pendant le sermon, appartient au père prédicateur. Il était impossible de porter ces impitoyables moines, ces cœurs de marbre et de bronze, qui n'ont que l'insensibilité et la cruauté pour partage. Il n'était pas, dis-je, possible de les porter à des sentiments de miséricorde et de compassion pour les misères du prochain, si les séculiers n'eussent trouvé moyen de joindre l'intérêt des prédicateurs avec celui des pauvres et de n'en faire qu'un. Voilà le grand ressort qui remue la machine, et qui fait que ces moines s'efforcent dans leurs sermons de donner de si présents motifs pour tirer l'argent des bourses. Il y en a même qui sont si téméraires et si insolents, que je m'étonne comme on ne les fait pas descendre de chaire. J'allai un jour de Carême entendre la prédication à Sant'Andrea della Valle à Rome. C'était un père franciscain qui prêchait. Il traitait de la prédestination. Après avoir dit que le nombre des prédestinés n'était pas si petit que l'on s'imaginait. Je parle, disait-il, parmi les Catholiques ; car pour ce qui est de tous les infidèles qui ne croient point en Jésus-Christ, aussi bien que tous les hérétiques, comme les Luthériens, les Calvinistes, les Zuingliens, etc. Notre mère la sainte Église catholique, apostolique et romaine, nous enseigne qu'ils sont tous indubitablement damnés, et nous devons le croire. Puis faisant une grande énumération de tous ceux qu'il croyait fermement sauvés, il mettait de ce nombre tous ceux qui étaient enrôlés dans la Confrérie du Cordon de S. François, qui est si particulière à son Ordre ; parce que, disait-il, il est impossible, selon les bulles que nous en avons des papes, que ceux-là puissent mourir en péché mortel. Il faisait la même grâce à tous ceux qui portaient l'habit de son Ordre ; et se mettait ainsi lui-même au nombre des prédestinés. Ensuite s'étant fait une question à lui-même, s'il n'y avait point quelques marques visibles sur la Terre, par lesquelles on pût connaître les autres prédestinés d'avec les réprouvés, il se répondit que oui. Entre autres je me souviens qu'il dit, que d'aimer le son des instruments et la musique s'en était une, mais que la principale de toutes était de faire l'aumône. C'était là le point auquel il voulait venir, et il prit de là occasion d'exhorter tout son auditoire à vouloir donner ce jour-là aux yeux de tout le monde des marques de leur prédestination en mettant abondamment dans les bourses. Et, pour lui, il dit qu'il voulait observer du haut de sa chaire, comme d'un lieu éminent tous ceux qui en donneraient des signes, et connaître par là les réprouvés d'avec les prédestinés. Il s'assit donc dans sa chaire, et se tut ; et ouvrant de grands yeux du côté qu'on portait les bourses, comme il eût vu que tout le premier rang s'était montré libéral : Bon, dit-il, voilà déjà tout un rang qui est prédestiné. Le second et le troisième ayant suivi de la sorte : En vérité, ajouta-t-il, je crois que tout mon auditoire sera prédestiné. C'est une grande consolation pour moi d'avoir prêché ici le Carême, et j'en rends grâces à Dieu, car c'est un signe que les pécheurs se convertissent. Par ce moyen, le père fit faire assurément une très abondante quête. J'observai pendant tout ce temps-là qu'il y avait là des gens fort embarrassés ; particulièrement quelques femmes qui n'avaient point apparemment de monnaie sur elles. Elles étaient devenues toutes rouges au visage, et pour éviter la confusion de paraître des réprouvées, elles ne laissaient pas d'étendre la main sur les bourses, comme si elles eussent mis quelque chose dedans. J'entendis un artisan dans l'église qui disait à un autre. Ce moine-là avec ses signes de prédestination m'a fait mettre un écu malgré moi dans les bourses : Je n'avais point d'autre monnaie sur moi, et si je n'eusse rien donné, cela m'aurait perdu de réputation. On m'aurait pris pour une âme damnée, et personne ne serait venu acheter à ma boutique. Le moine tout ravi d'avoir tant vu de prédestinés, commença joyeusement la seconde partie de son discours, et étant extraordinairement de bonne humeur, il fit le bouffon à merveilles. Après avoir rapporté plusieurs petites histoires fort divertissantes, il fit commencer la seconde quête pour les âmes du Purgatoire. C'est la coutume en Italie de faire deux quêtes pendant le sermon, l'une à la fin de la première partie pour les pauvres, et l'autre à la fin de la seconde pour les âmes du Purgatoire. Il se servit du même moyen qui lui avait déjà si bien réussi. Il remontra que ce n'était pas assez d'avoir montré sa charité aux vivants, qu'il fallait encore pour un signe achevé de prédestination, qu'elle s'étendit jusqu'aux morts ; c'est-à-dire jusqu'aux membres de l'Église souffrante, ainsi qu'ils appellent le Purgatoire. L'argent de cette seconde quête va aux prêtres ou aux moines à qui appartient l'église où on prêche : et pour encourager davantage le prédicateur à la faire, on lui en donne la quatrième partie. C'est ce qui les rend si zélés à exhorter les peuples en chaire. Il y en a que le zèle des âmes transportées si fort, que non contents d'avoir fait une quête en général sur ce sujet, ils en font deux autres de suite. La seconde est à l'intention de soulager l'âme du parent, ou de l'ami que chacun des auditeurs en particulier a plus d'obligation d'assister ; et ils font faire la troisième pour l'âme qui est la plus abandonnée des suffrages dans le Purgatoire, et qui n'a ni parents, ni amis pour prier Dieu pour elle. C'est ainsi que des hommes fous et téméraires exaltent imprudemment leur bonté par-dessus celle de Dieu même, croyant que si leur charité ne s'étendait à ces pauvres âmes infortunées, destituées de tout secours — comme ils disent — Dieu serait assez impitoyable et cruel pour les laisser souffrir un très grand nombre d'années, et même jusqu'au jour de Jugement universel, sans leur faire miséricorde. On m'a raconté qu'un bon paysan voyant que le prédicateur de sa paroisse, après avoir fait trois quêtes de suite, se disposait à en faire une quatrième pour l'âme qui souffrait le plus ; lui cria tout haut : Mon père, je vous prie de fermer votre Purgatoire, car si vous en faites encore sortir une âme, elle sera en danger de s'en retourner sans rien avoir ; pour moi je vous déclare que je n'ai plus d'argent. Je ne sais pas si l'histoire de ce paysan est véritable, mais je sais seulement qu'on aurait fort souvent grand sujet de leur crier la même chose. C'est durant que l'on fait cette collecte que tous ces bons pères prédicateurs disent tout ce qui leur vient en pensée pour fournir des motifs pour un œuvre si charitable. C'est là qu'ils débitent avec chaleur toutes leurs fables et contes du Purgatoire. J'entendis un père carme dans la paroisse de Santa Sofia à Venise, qui ayant fait faire de la main un grand silence à tout son auditoire, et prêtant attentivement l'oreille, comme s'il eût entendu quelque chose, il leur demanda s'ils n'entendaient pas un bruit sourd comme d'une voix confuse. Puis prêtant encore davantage l'oreille, il dit ; qu'il entendait les âmes du Purgatoire qui leur criaient de ne pas épargner leurs charités, et de les soulager par une abondante aumône. Et corrompant ici ce passage de l'Apocalypse (2) : Audivi sub altare animas interfectorum lamentium, vindica sanguinem nostrum Deus noster — J'ai entendu sous l'autel les âmes de ceux qui ont été tués, crier, venge notre sang, ô Dieu. Il y changea la plupart des mots, disant : Audio sub altare animas defunctorum lamentium, refrigerate sanguinem nostrum fratres nostri — J'entends sous l'autel les âmes de Purgatoire qui crient : rafraîchissez notre sang, mes très chers frères. Je pris l'action de ce prédicateur pour une excellente figure de rhétorique, que l'on appelle fictio. Mais je suis sûr que plusieurs ne le prirent pas de même, et crurent véritablement que ce père avait entendu les âmes du Purgatoire sous le grand autel : et marque de cela, c'est que beaucoup de personnes se levèrent de leurs sièges pour regarder de ce côté-là. Le sermon étant fini, le prédicateur descend de chaire, et est conduit dans la sacristie, où l'on apporte les bourses. On les ouvre en sa présence, et on lui donne la portion qui lui appartient : semblables en ceci aux oiseaux de proie, ou aux chiens de chasse auxquels on fait une ample curée du gibier qu'ils ont pris.
Dans les endroits d'Italie qui confinent avec l'Allemagne, ou la France, le peuple ne se laisse pas si fort mener par le nez, que dans les provinces les plus intérieures et voisines de Rome. Les prêtres font bien tout leur possible pour faire valoir leur Purgatoire : mais les séculiers ne les regardent que comme des charlatans, qui débitent toutes sortes de menteries pour faire mieux acheter leurs drogues. Je fus prié une fois par le curé de Campodolcino, dans les Alpes, de prendre la peine de grimper sur la cime du mont Splügen, pour aller prêcher le jour de la Notre-Dame de la mi-août, à un petit village. J'y allai, et je fis tous mes efforts pour faire valoir la dévotion en faveur du curé : mais, pour tout cela, il ne me fut pas possible d'avoir autre chose que quelques livres de beurre ; quoique le curé m'eût fort prié de presser pour l'argent. L'argent est fort rare dans ces montagnes-là. Elles ne sont abondantes qu'en beurre, fromages, châtaignes et viandes salées ; et ces pauvres paysans apportent à l'église de ce qu'ils ont. Dans l'endroit où j'allai prêcher, ils n'y peuvent demeurer qu'environ deux mois dans le cœur de l'été. Après quoi le grand froid les en chasse, et ils vont demeurer dans un autre plus bas, où ils restent encore environ deux mois avec tout leur bétail ; et ils descendent comme cela par degrés jusque dans les vallées, où ils se tiennent pendant l'hiver.
Je reviens à nos prédicateurs. La seconde partie de leur sermon, comme j'ai déjà dit, n'est composée que de contes et de sottises. C'est ce qui fait que plusieurs personnes qui ne se plaisent pas à entendre conter des sornettes, et peut-être aussi pour n'être forcés par l'imprudence du prédicateur à mettre malgré eux dans les bourses, sortent de l'église sans avoir entendu la première partie. Cette première partie contient le corps et la substance de leur discours, et ceux qui font imprimer leurs Quadragésimaux et leurs Avents, pour ne pas déshonorer leur nom, ne font imprimer que celle-là, qu'ils trouvent moyen de diviser, et d'en faire comme deux parties. Les prédicateurs bouffons sont les plus suivis par la populace ; mais ceux qui prêchent par belles pensées sont les plus estimés, et les gens qu'ils appellent dotti ou virtuosi les vont entendre. Cette manière de prêcher par belles pensées consiste à ne rapporter presque jamais les choses dans leur sens naturel. S'ils allèguent un texte de l'Écriture, c'est dans un sens forcé, subtil, curieux, et recherché qui n'est point celui de l'Écriture. Et un prédicateur qui s'arrêterait au sens littéral ou au naturel, serait estimé pour simple, ignorant, et idiot, et à moins qu'il n'eût l'air bouffon il n'aurait que fort peu d'auditeurs. J'ai remarqué qu'ils ne prennent ordinairement dans le sens littéral que les paroles sacramentelles, Hoc est corpus meum — Ceci est mon corps. C'est là qu'ils s'obstinent opiniâtrement à la lettre. Encore ai-je entendu un père minime dans l'église de la Trinité-des-Monts à Rome, qui interpréta toute l'histoire de l'institution de la Sainte-Cène dans un autre sens. Il l'expliqua de l'aumône. Notre-Seigneur Jésus-Christ, dit-il, pour nous recommander davantage le soin des pauvres, voulut que la dernière action qu'il fit ici-bas sur la Terre, fût une action de charité et d'aumônes. Pour cette fin, n'ayant plus rien dans sa disposition qu'un pauvre morceau de pain qui Lui restait entre les mains, il le rompit et le donna à Ses disciples. La pensée fut trouvée belle. Cependant il est évident que ce n'est point là le sens véritable et naturel de l'Histoire sacrée. Car Jésus-Christ dans cette action, ne prétendit aucunement de faire l'aumône ; mais bien d'instituer un sacrement qui servît de soutien et de nourriture spirituelle à nos âmes. Ce moine reçut néanmoins de grands applaudissements de sa belle pensée, et il sut admirablement bien s'en servir pour la quête. Pour être plus féconds en belles pensées, les moines se retirent ordinairement dans des lieux plaisants, comme dans des jardins ou bocages, où ils vont méditer. D'autres vont dans des lieux obscurs et souterrains pour y rêver à leur aise. Plusieurs boivent de bon vin et en bonne quantité ; parce que selon le proverbe commun, Bonum vinum laetificat cor hominis [Le bon vin réjouit le cœur de l'homme]. Enfin d'autres suivent leur humeur particulière. Les supérieurs des maisons religieuses permettent à leurs moines qui prêchent, de faire tout ce qu'ils veulent, et d'aller où il leur plaît pour favoriser leurs belles pensées. On agit avec eux comme avec des femmes grosses, auxquelles on n'oserait rien refuser pour ne pas gâter leur fruit, qui sont leurs belles pensées. C'est cette grande indulgence qui fait que tant de moines en Italie s'appliquent à la prédication ; parce que s'étant une fois mis sur ce pied-là, ils sont exempts de toutes les observances de leur Règle. La manière de débiter en chaire leurs belles pensées est telle. Quand ils ont avancé quelque chose de curieux et qui surprend par sa nouveauté ; afin de faire voir que cela ne manque pas de solidité, ils s'efforcent pour l'appuyer davantage, de trouver dans l'Écriture des passages qui y soient favorables, et auxquels ils donnent la plupart, un tour aussi forcé qu'à celui qui sert de base et de fondement à leur pensée. Ils n'allèguent d'ordinaire que des bouts et des moitiés de versets, sans dire ni ce qui précède, ni ce qui suit, et ne citent que fort rarement les endroits d'où ils sont tirés. Ils se contentent de dire, «Comme il est écrit», ou, «Selon l'oracle du Saint-Esprit», ou «Comme il est rapporté dans les textes sacrés» ; et ils citent : mais il est impossible de s'éclaircir si ce qu'ils disent est fidèlement rapporté. Ainsi il est facile à ces corrupteurs de l'Écriture, pour faire valoir leurs belles pensées et beaux alambiquements d'esprit, de séduire un pauvre peuple qui n'a jamais lu dans la Bible, et à qui la lecture n'en est pas même permise. Après avoir tâché d'appuyer de cette sorte leurs belles pensées par l'Écriture, ils s'étudient encore de les fortifier par l'autorité des Pères. Ils mettent au rang des Pères non seulement les Anciens, comme S. Chrysostome, S. Ambroise, S. Jérôme, S. Augustin, etc. mais encore les plus nouveaux, comme S. Thomas d'Aquin [1225-1274], le cardinal Bellarmin [1542-1621], etc. De sorte qu'ils ont un champ bien vaste et bien étendu pour aller à la picorée. Comme on dit ordinairement que les beaux esprits se rencontrent, cela flatte extrêmement leur orgueil, de faire voir au peuple, que ces beaux génies de l'antiquité s'accordent si bien avec les leurs. Quelques-uns ont la sotte vanité de dire en chaire, S. Augustin, ou, S. Ambroise était dans la même pensée que moi, lorsqu'il disait, etc. Ils citent aussi fort rarement les livres et les chapitres dont ils tirent les autorités qu'ils allèguent ; et ils se contentent de dire en général : «Comme dit S. Augustin» ; «Comme assure S. Ambroise». Cependant l'expérience fait connaître qu'ils en citent une infinité à faux, où ils les corrompent si fort, que si on les allait chercher dans la source ; je veux dire dans les endroits d'où ils les ont tirés, on aurait de la peine à les reconnaître. J'entendis un moine bénédictin prêcher dans l'église de Santa Prassede à Rome, qui après s'être objecté à lui-même ; pourquoi tant de personnes qui avaient recours à la Vierge dans leurs besoins, plusieurs néanmoins n'en recevaient aucune assistance : événement qui semblait directement opposé à la croyance de l'Église de Rome, que tous ceux qui s'adressent avec confiance à la Vierge, en sont infailliblement assistés ? Il se répondit, que c'était parce que ces sortes de gens-là n'élevaient par leurs cœurs vers elle. Ils n'élèvent, disait-il, que trop souvent leurs yeux, leurs mains et leurs voix vers Marie ; mais leurs cœurs sont rampants sur la Terre, et ils ne les élèvent jamais vers elles. Là-dessus il cita S. Jérôme : Si volumus exaudiri a Maria erigamus corda nostra a Mariam — Si nous voulons que Marie nous exauce, élevons nos cœurs vers Marie. J'avais lu S. Jérôme auparavant, et je l'ai lu encore depuis, ayant ce passage-là du Bénédictin fort bien imprimé dans ma mémoire : mais je ne l'y ai jamais trouvé, et assurément qu'on ne l'y trouvera pas. Mais le mystère de ceci que ce passage favorisait extrêmement la belle pensée de ce moine. On ne doit point s'étonner si les Catholiques romains se vantent qu'ils ont les Pères de l'Église de leur côté ; car quand ils ne les ont pas, ils les y font bien venir par force, et les y tirent, comme l'on dit, par les cheveux. Ils font comme un autre moine italien, qui ne pouvait faire accorder S. Chrysostome avec une belle pensée qui lui était venue dans l'esprit. Il se mit comme en colère, et changeant aussitôt deux ou trois mots dans le texte, qui en corrompaient presque tout le sens, il dit en un fort bas latin, mais fort expressif, Faciam te bene venire ; et il l'ajusta de la sorte à sa folle imagination. C'est ainsi que ces misérables moines font souvent dire à ces vénérables Pères de l'antiquité, ce à quoi ils n'ont jamais pensé, et ce qui ne se trouve point dans leurs écrits : et cela pour repaître leur folle vanité, et faire recevoir leurs propres rêveries pour des vérités authentiques, crues dans les plus purs siècles du christianisme. Pour donner encore plus d'éclat à leurs belles pensées, ils ne manquent pas de les accompagner de plusieurs belles figures de rhétorique. Ce ne sont que métaphores, allusions et allégories saintes ; avec une belle élocution, de beaux mots choisis, et presque tous opposés les uns aux autres : en quoi la langue italienne est fort féconde. Voilà la belle coupe d'or où le venin du mensonge et de l'erreur est distribué pour empoisonner les âmes. Voilà la grande porte par où tant d'opinions extravagantes et dangereuses sont entrées dans l'Église de Rome. Vous pouvez juger par la nature d'un tel pâturage, de la disposition du troupeau ; et de la qualité de ces nouveaux pasteurs — je veux dire les moines — connaître quel est l'état de cette pauvre bergerie. Ce sont des pasteurs qui tondent la laine et se repaissent du plus gras, et qui se soucient fort peu de salut des âmes, pourvu qu'ils satisfassent leur avarice et leur ambition. Le noble vénitien Loredan (3), si fameux en Italie par ses belles et curieuses compositions, écrivant à Almorò Grimani à Vérone, pour lui recommander un prédicateur de ses amis, s'exprime en ces termes dans sa lettre : Sene viene in cotesta città il Padre Fra Girolamo Olivi, à far pompa d'eloquenza nel Corso Quadragesimale — Le père Jérôme Olivi va à Vérone, pour faire pompe de son éloquence pendant le Carême. Il ne dit pas que ce moine va prêcher l'Évangile et s'efforcer de gagner des âmes à Jésus-Christ : mais il dit qu'il va faire pompe de son éloquence ; et en cela il exprime parfaitement bien le motif de tous ces moines dans leurs prédications. Je n'ai pas de termes pour vous exprimer, Monsieur, les cabales, les intrigues, les sollicitations et les brigues qu'ils font pour parvenir aux meilleures chaires ; c'est-à-dire à celles où il y a le plus d'argent ou le plus d'honneur à gagner. On y interpose la faveur des Grandes et des Princes, pour s'en assurer quatre ou cinq ans auparavant qu'elles soient vacantes. Il y a des chaires qui valent au prédicateur pour un Avent et un Carême, 400, 500, 600 écus ; d'autres mille écus, et plus : sans compter la part qu'ils ont à l'aumône. Pour ce qui est de celles où il n'y a que très peu de profit à espérer, il n'y a pas grande presse : et dans de pauvres paroisses à la campagne où il n'y en a point du tout, on ne trouve pas un misérable moine qui y veuille aller prêcher une seule fois. Point d'argent, point de sermon. On ne prêche ordinairement en Italie que l'Avent et le Carême. Pour ce qui est des autres fêtes et dimanches de l'année, il n'y a point de sermon dans les paroisses. On y chante de grandes messes en musique ; on y dit de longs offices ; mais on n'y entend point la parole de Dieu. On prêche néanmoins dans de certains couvents de moines, après midi, mais ce sont des prédications particulières à ces Ordres-là, et toujours sur le même sujet. Les Dominicains prêchent éternellement sur le Rosaire ; les Carmes, sur le Scapulaire ; les Franciscains, sur le Cordon de S. François ; les Soccolans, sur S. Antoine de Padoue. Ce sont des matières assez sèches d'elles-mêmes, et je m'étonne comme ils y peuvent fournir continuellement. Il est vrai que presque tout le sermon consiste à rapporter des miracles, qu'il est aussi aisé au prédicateur de forger que de débiter. Les Jésuites ont érigé dans leurs maisons, des congrégations qu'ils appellent de la Vierge, et ils y prêchent aussi les dimanches et les fêtes. Afin d'attirer toutes sortes de gens à eux, ils font une distinction des personnes. Ils ont une congrégation pour les artisans, une autre pour les écoliers, une troisième pour les marchands, et une quatrième pour les nobles. Ils prêchent aussi dans leurs églises, à de certains jours, pour préparer les gens à bien mourir. Ils se sont emparés de cette dévotion-là, qui leur est fort utile ; car on les va quérir aussi pour venir faire des exhortations aux malades, et à ceux qui font à l'article de la mort. Et c'est là le temps le plus propre pour eux pour se faire écrire dans les testaments.
Il y a une autre sorte de prédicateurs en Italie que je n'ai point vu dans aucun endroit où l'on professe le papisme. Ce sont des prédicateurs qu'ils appellent «Prédicateurs de la place». Pour mieux entendre ceci, vous saurez, Monsieur, que dans les villes d'Italie, vers le soir, quand la grande chaleur est passée, les Italiens de quelque rang ou qualité qu'ils soient vont se promener à la place. C'est là qu'ils donnent audience, et qu'ils traitent de leurs affaires. Si l'on veut trouver quelqu'un à ces heures-là, la première chose que l'on fait c'est de l'aller chercher à la place. Il s'y rend toujours une grande quantité de chanteurs de chansons, de joueurs de gobelets, de charlatans, de diseurs de bonne aventure, et d'autres sortes de gens qui trouvent leur avantage dans la multitude. Le monde ne manque pas de s'assembler autour d'eux pour en avoir du divertissement, et entre autres on y voit plus de prêtres et de moines que de séculiers ; car après qu'ils ont dit leurs messes le matin, il n'y a point de gens qui soient plus oisifs qu'eux le reste du jour. Lorsque les charlatans montent sur leurs théâtres, je ne sais par quel motif ou quel zèle, on voit venir en même temps un moine avec un grand crucifix que l'on porte devant lui, et une petite cloche que l'on sonne. Il monte dans une chaire portative préparée dans un des côtés de la place opposée aux théâtres des bateleurs, et là il commence à prêcher. Une foule de peuple accourt de tous les côtés de la place pour l'entendre. J'étais fort édifié au commencement que j'étais en Italie de voir tant de gens quitter les comédiens pour aller entendre le sermon : mais m'étant aussi approché pour les entendre, je vis que ces prédicateurs faisaient encore plus rire que les bateleurs, par leurs plaisants discours et gestes ridicules. Les charlatans sont les fous sur leurs théâtres, et eux ils sont bouffons dans leurs chaires. Tandis que ceux-là s'efforcent de vendre leurs drogues pour avoir de l'argent, ceux-ci font faire une quête dans la place au nom des pauvres, et ils recommandent l'aumône avec beaucoup de chaleur : mais tout l'argent qu'on ramasse est pour eux-mêmes. Je me trouvai une fois dans une compagnie de moines, qui assuraient impudemment, que ces sortes de sermons dans les places, étaient une preuve manifeste de la vérité de la religion romaine contre les hérétiques : puisqu'en cela s'accomplissait visiblement l'oracle du Saint-Esprit au livre de la sagesse, qui dit, que la sagesse crie dans les places publiques : Et que cela s'exécutait uniquement parmi les Catholiques romains, où la sagesse, c'est-à-dire la parole de Dieu, se faisait entendre en public par le moyen de ces prédicateurs des places. Pour moi, Monsieur, je suis persuadé que si la sagesse y crie, c'est pour demander vengeance à Dieu, de l'abus qui s'y fait du Saint-Évangile, que l'on y tourne en ridicule pour faire rire le peuple. On ne peut pas dire non plus, que la sagesse y fait entendre sa voix par rapport aux personnes de ces prédicateurs ; car la plupart sont des moines extrêmement débauchés. J'en ai connu un à Venise, qui était un misérable scélérat, lequel à la sortie de la chaire, allait dépenser l'argent de sa quête dans des lieux infâmes avec des vilaines. Les Catholiques romains ne savent à quoi se prendre pour donner des signes visibles de la vérité de leur Église. Ils en produisent d'autres pitoyables que celui-ci ; entre lesquels ils content une certaine coutume introduite en Italie, de faire prêcher publiquement des enfants dans les églises, depuis Noël jusqu'aux Rois. Ils prennent de jolis petits enfants de trois ou quatre ans, et ils leur font apprendre par cœur de petits sermons sur la naissance de Notre-Seigneur, qui peuvent chacun durer environ un quart d'heure. Ils les exercent de longue main à le dire avec bonne grâce ; et le jour de Noël, ils les font prêcher aux crèches que l'on dresse dans toutes les églises au temps de Noël. Ces petits enfants font toutes les cérémonies des prédicateurs. Ils commencent par leur Ave Maria ; puis ils font leur petite introduction, et ensuite une petite division. Après la première partie, ils font faire la quête. Tout le monde leur donne. Ensuite ils prêchent pour les âmes du Purgatoire. Sitôt qu'un a fini son sermon, un autre prend sa place, et en commence un autre. Et cela se continue tous les jours, depuis Noël jusqu'aux Rois. Ils commencent d'assez bon matin, et ils finissent bien avant dans la nuit. L'argent de leurs quêtes sert ensuite pour leur faire faire la collation, et leur acheter des sucreries. C'est ainsi que ces petits lionceaux font élever de bonne heure à la proie, pour dévorer ensuite — étant devenus grands prédicateurs — les aumônes qui sont données uniquement pour les pauvres. Cependant tout ce petit ménage ici, est expliqué par les Italiens comme un signe de la vérité de leur Église, et ils leur appliquent ce verset du psaume : Ex ore infantium et lactentium perfecisti laudem (4). Vous avez — l'expliquent-ils — perfectionné l'ouvrage de la prédication par la bouche des enfants. Ils disent qu'il n'y a que dans leur Église que cela se voit. Ceci me donne occasion de vous parler de cette grande marque de leur Église dont ils se vantent si fort, et qu'ils objectent aux Protestants avec tant de véhémence. C'est la mission de ces prédicateurs évangéliques qu'ils envoient dans les pays étrangers, au nombre desquels sont particulièrement comptés tous ces misérables Jésuites qui viennent en Angleterre. Je ne doute point qu'il n'y en ait encore aujourd'hui une grande quantité. Cependant je puis vous assurer que si les Jésuites d'Italie et des autres pays de la Communion de Rome envoyaient ici de leurs missionnaires à proportion de l'argent qui leur est donné pour cet effet, tous les pères de leur Ordre ne pourraient pas y suffire. Il n'est pas possible de s'imaginer les sommes immenses qu'on leur donne pour cette fin. C'est là le grand prétexte qu'ils prennent pour aller continuellement, comme ils font, dans les palais des Grands, dans les maisons des veuves et des personnes riches pour les faire contribuer à un si saint œuvre. Ils se contentent néanmoins d'envoyer un certain nombre de leurs Jésuites qu'ils entretiennent, et du reste de l'argent ils en font ériger toutes ces belles maisons, ou plutôt tous ces superbes palais qu'ils font bâtir pour eux. Aussi ne veulent-ils pas qu'on les appelle monastères ou couvents ; et ils en augmentent les fonds avec le même argument à proportion. Un pauvre capucin qui va demander l'aumône, est content quand on lui donne de quoi bien remplir son ventre : mais le prétexte des Jésuites est spécieux ; c'est pour la conversion des âmes, et il faut ouvrir la bourse toute grande : Ad majorem Dei gloriam — Pour la plus grande gloire de Dieu. Autrement ils ne sont pas bien satisfaits. Cependant nous voyons de nos yeux ce qu'ils font ici en Angleterre, où leur nom est devenu même abominable. Ce n'est pas tant pour leur application à convertir, ou plutôt à pervertir les âmes, que pour les artifices dont ils se servent pour troubler le repos du public. Comme il ne leur est pas possible de persuader les gens par la faiblesse de leurs pauvres raisonnements, ils tâchent de mettre tout un royaume en combustion, et d'armer les Protestants les uns contre les autres, afin que s'étant entre-tiré le sang des veines, quelque prince catholique puisse faire ensuite plus facilement main basse sur le reste, et exécuter ainsi par le fer, ce qui leur est impossible de faire par la raison. C'est ce que me disait un père jésuite à Milan il y a environ trois ans. Nos révérends pères jésuites d'Angleterre, disait-il, nous écrivent que les Anglais sont extrêmement opiniâtres à persister dans leur hérésie ; et que le seul moyen de les convertir, c'est de les exterminer. C'est à quoi nos pères travaillent puissamment, et nous espérons de voir bientôt que Dieu aura béni leur entreprise. Lorsque j'arrivai à Londres, il y a environ un an et demi, les Jésuites étaient devenus extrêmement insolents. M'étant trouvé dans quelques occasions de disputer contre eux, comme ils se voyaient pressés et ne pouvaient pas répondre, ils se mirent à railler, et à dire que tous mes beaux raisonnements ne m'empêcheraient pas d'être damné. Un autre plus rusé, et peut-être aussi plus malin, me dit qu'il avait par écrit dans son logis des arguments invincibles ; et que si je voulais prendre la peine d'aller chez lui, il résoudrait facilement toutes les objections que je lui faisais. Je n'avais garde de me fier à un si honnête homme, et je me contentai de lui dire, que je le priais d'aller prendre ses papiers, ou de me donner un autre rendez-vous que sa maison. C'est ce qu'il ne voulut point faire. Après quoi je m'aperçus que ces Jésuites entreprirent de me faire quitter Londres. Pour cet effet, comme ils ne pouvaient pas l'exécuter ouvertement par la force, et que je me tenais fort sur mes gardes, ils mirent à mes trousses un grand nombre de coupe-jarrets et de filous, qui me suivaient partout pour me surprendre : mais comme je n'allais jamais la nuit dans les rues, ces bons missionnaires ne purent exécuter leurs desseins ; et la Révolution [de novembre 1688] qui suivit un peu après, les obligea de penser à autre chose. On ne voit point que les Jésuites soient si empressés d'aller dans les autres pays protestants, comme ils le sont de venir en Angleterre. On n'en voit pas beaucoup en Suisse ni en Allemagne. C'est que ce pays-ci a un charme tout particulier pour eux. Il y a plus d'argent, et s'ils pouvaient devenir un jour confesseurs et directeurs de toutes ces belles dames anglaises, cela leur plairait fort. On sait d'ailleurs quelle vie ils mènent ici, et que ce n'est pas une vie pénitente. Je ne vois donc pas que leur mission doive être une marque si infaillible de la vérité de la religion romaine, comme les Papistes le prétendent. Et on pourrait à bien plus juste titre attribuer cette marque — si c'en doit être une au temps où nous sommes — à ces zélés ministres protestants, qui ayant déjà souffert la prison et l'exil pour la défense de l'Évangile, sont retournés secrètement en France dans le plus fort de la persécution, et sont allés dans des provinces où ils n'étaient point connus, pour fortifier et encourager leurs frères à la persévérance, et tâcher de relever ceux qu'une trop grande fragilité avait fait succomber. Il n'y avait point là d'avantages temporels à espérer, et ils pouvaient s'assurer que si on les eût pris sur le fait, on les aurait envoyés aux galères ou condamnés à la mort, comme il est arrivé à plusieurs d'entre eux. Mais pour les Jésuites, ils sont si fort persuadés qu'on ne leur fait rien souffrir ici sur le point de la religion, que nonobstant tous les arrêts du Parlement qui sont seulement pour prévenir leurs mauvais desseins, ils s'y tiennent encore fort librement. Cependant quand ils s'en retourneront en leur logis, ils ne manqueront pas de publier partout, comme ils ont coutume de faire, qu'on les aura fort persécutés, mis en prison, et tourmentés ; et qu'on les aurait mis à mort, mais que par l'intercession de la Vierge ou de quelque saint auquel ils se sont voués, ils ont été miraculeusement délivrés.
Je repasse présentement en Italie, où je trouve encore une autre sorte de missionnaires, qui ne sont pas pour les pays étrangers, mais pour l'Italie même. Ce sont des moines tantôt d'un Ordre, tantôt d'un autre, mais fort souvent des Capucins, et encore plus ordinairement de certains frères que l'on appelle les Pères de la Mission. Après qu'ils ont disposé un assez bon nombre de sermons sur différentes matières, ils écrivent à Rome pour demander au pape leur mission ; c'est-à-dire, permission d'aller prêcher leurs sermons dans de certaines villes, ou provinces, avec toutes les indulgences, et le pouvoir d'absoudre de plusieurs cas réservés que l'on a coutume d'accorder en ces sortes d'occasions. La première que je vis ce fut à Montefiascone, à deux journées et demie de Rome. C'était des Capucins qui la faisaient. Outre leur habit, qui est extrêmement grotesque, et leurs grandes barbes, ils avaient pris de grandes calottes rouges sur leur tête, pour signifier le zèle et l'ardeur enflammés de leur charité pour la conversion des âmes. Car c'est encore un signe de la véritable Église, que de même que le Saint-Esprit descendit visiblement en forme de langues de feu sur les têtes des Apôtres, il se trouve encore aujourd'hui dans l'Église de Rome, des têtes que le feu de la pourpre distingue des autres ; c'est aussi la raison pourquoi les cardinaux qui sont tout amour de Dieu, ou plutôt qui le devraient être, portent des chapeaux rouges, et le pape un bonnet de la même couleur. La curiosité me porta d'aller entendre prêcher ces calottes rouges. J'entrai dans l'église, et je vis un de ces prédicateurs en chaire, avec une grosse corde au col, et un grand crucifix entre ses bras, qui s'efforçait d'exciter des affections sensibles dans le cœur de ses auditeurs. Le principal but de ces gens-là, c'est de faire pleurer le monde. S'ils peuvent une fois obtenir cela, ils sont heureux ; et c'est tout ce qu'ils demandent. Car cela leur attire la réputation d'être de grands missionnaires, et des hommes véritablement apostoliques. Pour cet effet ils se servent des paroles les plus tendres et les plus affectives qu'ils puissent trouver pour exciter aux larmes. Le prédicateur que j'entendis paraphrasait l'histoire de la Passion de Notre-Seigneur. Après s'être efforcé de représenter Jésus-Christ comme le plus beau d'entre les hommes, il faisait paraître d'un autre côté les impitoyables bourreaux, qui liaient avec de grosses cordes ses belles mains blanches comme de la neige, et frappaient sur son beau visage vermeil parsemé de lis et de roses. Il accompagnait ses expressions d'un ton de voix tout à fait lamentable, et avec des gestes fort bien compassés et proportionnés au sujet. Je reconnus par là que ce père était un excellent déclamateur. Alors quelques bonnes femmes toutes émues de compassion — comme le furent autrefois les femmes de Jérusalem qui pleuraient en voyant Jésus-Christ aller au Calvaire et auxquelles Notre-Seigneur dît de pleureur sur elles-mêmes — firent entendre leurs soupirs, et un moment après le quartier des femmes étant tout en larmes, l'émotion passa jusque dans celui des hommes, et toute l'église fut remplie des gémissements et de soupirs. Ici le Capucin prenant occasion de pousser sa conquête, se mit à genoux, et posant son grand crucifix sur la chaire, il éleva ses deux mains au ciel, et d'une voix lugubre et effroyable, en serrant la corde qu'il avait autour du col, comme s'il eût voulu s'étrangler, il s'écria : Miséricorde, miséricorde. Il répéta ce même mot, toujours avec plus de véhémence, environ quarante ou cinquante fois, jusqu'à ce que tout son auditoire se fut mis à crier comme lui. Alors on entendit un bruit épouvantable qui dura bien un gros quart d'heure, jusqu'à ce que l'estomac n'y pouvant plus fournir, le bruit diminua par degrés, et il se fit un grand silence, qui donna lieu au père de reprendre son discours, qu'il continua presque dans les mêmes affections de tendresse jusqu'à la fin. Je ne prétends pas blâmer ici la sensibilité du cœur humain sur ce qui concerne la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; bien loin de cela, je souhaiterais qu'il fût en mon pouvoir de l'imprimer dans le cœur de tous les hommes. Mais toujours cela ne m'empêchera pas de dire, que ces affections-là passent ordinairement comme un éclair ; et que de bons motifs, bien solides que l'on donne dans un sermon pour porter le people à une vie véritablement chrétienne, restent longtemps dans l'esprit, et sont propres dans les occasions pour mouvoir la volonté ; et c'est ce que ces missionnaires-là ne font point. Aussi ne voit-on que les Italiens avec toutes leurs missions, en soient meilleures gens pour cela. Après trois semaines ou un mois que ces sortes de missions-là durent, ils vont planter avec beaucoup de solennité, à quelque endroit élevé proche des villes où on les a faites, une grande croix de bois de trente ou quarante pieds de haut, ad perpetuam rei memoriam. Cela se fait avec beaucoup de cérémonies et de superstition. Ils la vont tous adorer, ayant les pieds nus et la corde au col. C'est là que prédicateur ferme la mission en donnant une grande bénédiction au peuple, et toutes les indulgences que le pape lui a envoyées.
Je rencontrai une fois des missionnaires dans les montagnes de l'Apennin, qui venaient prêcher d'une ville dans le comté d'Ombrie. Un gros garçon qui les était allé conduire environ sept ou huit miles de chemin, et qui les avait portés sur ses épaules pour leur faire passer un ruisseau, assurait qu'il n'avait jamais rien senti de si léger, et qu'ils ne pesaient pas plus qu'une plume. L'hôtesse chez qui ils avaient logé, dit en riant que ce miracle-là la surprenait d'autant plus qu'elle leur avait donné un grand dîner avant que de partir, et que quand il n'y aurait que ce qu'ils avaient mangé, ils devaient peser quelque chose. L'endroit où je les rencontrai était un autre hôtellerie, où ils se faisaient encore préparer un second dîner.
Par là je compris que tous ces zélés missionnaires avec leurs cordes au col ne sont pas toujours les plus grands amateurs de la pénitence ; de même que les Pharisiens qui portaient écrits leurs fronts les Commandements de la Loi, n'en étaient pas les plus grands observateurs. Cependant c'est à ces sortes de missionnaires que les Catholiques romains assurent que le don de la prédication est particulièrement communiqué dans la division que le Saint-Esprit fait de ses grâces. Pour moi je croirai toujours que ce beau privilège appartient en premier chef aux évêques et aux ministres des églises. Ce sont là les véritables pasteurs que les brebis doivent écouter. Et l'on peut dire en un sens, que le ministère de la prédication a presqu'entièrement cessé en Italie ; où l'on n'entend quasi plus que la voix des étrangers ; je veux dire une infinité de misérables moines qui ne sont pas les curés des églises. J'ai déjà dit dans un autre de mes Lettres que durant l'espace de sept ans que j'ai demeuré dans ce pays-là je n'ai jamais prêcher aucun qui fût d'autorité ecclésiastique ; c'est-à-dire curé ou évêque, excepté le cardinal Visconti, archevêque de Milan (5), qui avait coutume de prêcher aux quatre fêtes principales de l'année dans son église cathédrale. Encore y trouvai-je un très grand inconvénient. Car ce cardinal-archevêque, pour prêcher avec plus de magnificence, et peut-être aussi par un motif de vanité, ne voulait pas permettre le jour qu'il prêchait, qu'on fit aucune prédication ni soir, ni matin dans Milan, qui est une ville extrêmement grande et peuplée. L'église est bien vaste. Cependant je ne crois pas qu'elle puisse contenir la cinquième partie des habitants dans une distance où l'on puisse entendre le sermon. De sorte qu'à la réserve d'un certain nombre de personnes, tous les autres sont privés ces jours-là d'entendre la parole de Dieu. J'allai une fois l'entendre prêcher à un jour de Pâques. Je puis dire que je le vis prêcher, mais je ne l'entendis pas. Le son de sa voix ne pouvait pas s'étendre jusqu'à moi, et à cause de la foule je ne pouvais m'approcher plus près. Il était magnifiquement revêtu de ses habits pontificaux, et avait la mitre en tête. Comme la chaire de Milan est fort spacieuse, il avait plusieurs chanoines assistants à ses côtés, revêtus aussi de superbes ornements. Après lui avoir bien vu branler la tête et remuer les mains, je sortis de l'église, sans qu'il m'eût été possible d'entendre un seul mot de tout ce qu'il avait dit.
Puisque je parle ici d'un jour de Pâques, je ne puis pas m'empêcher, Monsieur, de vous entretenir ici d'une plaisante, mais néanmoins fort détestable et abominable coutume, qui s'est introduite le saint jour de Pâques en Italie au sujet de la prédication. Ils disent que le jour de Pâques est un jour de réjouissance pour les Chrétiens. Haec est dies, quam fecit Dominus : exsultemus et laetemur in ea (6), et en effet c'en est un ; mais dans un autre sens qu'ils ne le prennent. Pour leur donner plus de divertissement, il faut ce jour-là que tous les prédicateurs pour gravés et modestes qu'ils puissent, êtres fassent les bouffons en chaire et comme une espèce de petite comédie. Afin que le monde puisse entendre le prédicateur avec plus de satisfaction, le sermon qu'il fait pendant tout le Carême le matin, se fait le jour de Pâques l'après-dîner ; parce que, comme dit le proverbe latin : Venter jejunus non delectatur musica (7). Le mot Alléluia est le texte que tous les prédicateurs prennent ; ce mot dans propre signification veut dire : «Louez le Seigneur». Mais le jour de Pâques en Italie, il veut dire : «Messieurs et Mesdames préparez-vous à bien rire». Ils entrent ensuite en matière, et racontent tout ce qu'ils peuvent de plus ridicule. Ces sermons-là servent tout le temps de Pâques d'un agréable entretien dans les compagnies, où chacun prend plaisir de raconter aux autres ce qu'il a entendu. M'étant trouvé un jour de Pâques à Bologne, j'allai entendre le sermon à l'église de San Pietro, qui en est la cathédrale. L'archevêque y était présent. Le prédicateur était un père succolan. Après avoir tourné plusieurs passages de l'Écriture saint en ridicule, il rapporta le second verset du chapitre 20 de l'Évangile de S. Marc, où il est dit que les Maries arrivèrent au Sépulcre après le soleil lève — Orto jam sole, comme il est écrit dans leur Vulgate. Ensuite il l'oppose au premier verset du chapitre 20 de l'Évangile de S. Jean, où il est dit qu'elles y arrivèrent de grand matin, lorsqu'il n'était pas encore jour. Il demanda ensuite, comme il était possible d'accorder ces deux Évangélistes qui semblaient se contredire (8). Pour lui il dit que sa pensée était que les Maries ne s'étaient levées que bien longtemps après soleil levé, et même bien près de midi. Car nous voyons, disait-il, que c'est encore bien matin pour nos dames italiennes qui ne viennent jamais à la messe les dimanches qu'il ne soit onze heures et demie ou midi. Là-dessus il décrivit tout le réveil d'une dame dans son lit : Comme il lui faut beaucoup de temps pour s'essuyer les yeux et se détirer les bras, et cent autres choses impertinentes qui faisaient extrêmement rire. Ensuite, comme ce père était fort fécond en belles pensées, il se reprit, et dit que véritablement les Maries s'étaient levées de fort bon matin, mais qu'il leur avait fallu tant de temps pour s'habiller et s'ajuster, qu'elles n'avaient pu sortir de leur logis que fort tard, et arriver au Sépulcre Orto jam sole. Ici il décrivit l'habillement des dames : Combien il faut de temps pour se coiffer, se farder, se mettre des mouches, et faire cent grimaces devant un miroir. Il les contrefaisait admirablement bien par ses gestes. Cette belle pensée fut suivie encore d'une autre. Je me reprends, dit-il, les Maries n'étaient pas si vaines que je viens de le décrire. Mais c'était des causeuses. Elles se levèrent et sortirent de leur logis de grand matin, mais auparavant qu'elles eussent dit adieu à tous leurs voisins et voisines, il se passa un temps considérable, et elles n'arrivèrent que fort tard au Sépulcre Orto jam sole. Là il s'étendit fort amplement sur le caquet des femmes, et dit des choses si ridicules que le cardinal-archevêque qui y était présent, riait lui-même à gorge déployée. Il continua ainsi son sermon de Pâques jusqu'au bout, en profanant d'une manière indigne un si saint jour, et la vénérable histoire de ces saintes femmes qui furent jugées dignes d'être les premiers témoins du plus grand mystère de notre foi, qui est la Résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ. J'entendis une autre année le jour de Pâques, étant à Venise, un Bénédictin génois qui, parmi un grand nombre de choses impertinentes, rapporta celle qui suit, qui vous fera juger du reste : Une jeune demoiselle, dit-il, nouvellement mariée s'affligeait extrêmement de ce que son mari lui disait souvent qu'il ne pouvait pas l'aimer, parce qu'elle n'avait pas les yeux noirs. Elle alla déclarer sa peine à son confesseur. Ce bon père qu'elle avait choisi pour directeur de sa conscience, lui dit qu'elle ne s'attrista pas, et que si elle voulait lui apporter tous ses joyaux, et de grandes pièces d'or que son mari conservait fort chèrement dans son cabinet, il lui obtiendrait de Dieu par ses prières d'avoir les yeux noirs. La demoiselle, dans l'ardeur qu'elle avait de devenir plus belle, ne manqua pas de suivre la direction du confesseur. Elle lui apporta les joyaux et les pièces d'or. Le mari ne les ayant pas trouvées, et connaissant par les réponses ambiguës de sa femme qu'elle était coupable, la battit à outrance pour lui faire confesser où elle les avait mis. Il la rendit toute noire de coups. La pauvre dame toute affligée, et les larmes aux yeux vint raconter son désastre à son confesseur, et lui redemander ses joyaux : mais le père les lui refusa, disant qu'ils étaient présentement à lui, puisque selon l'accord qu'ils avaient fait, il lui avait obtenu de Dieu la grâce qu'elle avait souhaitée d'avoir des yeux noirs. En effet la pauvre dame les avait tous pochés et noirs des coups que lui avait donnés son mari. Ne voilà-t-il pas une plaisante histoire et digne d'être rapportée en chaire au saint jour de Pâques ? Il y a même toute l'apparence que ce n'était là qu'un conte fait à plaisir. Ainsi ces vilains moines au lieu de prêcher la parole de Dieu au peuple, ne leur débitent ordinairement que des mensonges.
Je crois que vous ne serez pas fâché, Monsieur, d'une petite digression que je ferai ici au sujet d'une autre plaisante coutume qui s'observe en Italie, de bénir des œufs à Pâques, qui sont d'une grande vertu pour sanctifier les corps et les âmes. La veille et le jour de Pâques, tous les chefs de famille font porter à l'église de grands bassins pleins d'œufs pour les faire bénir. Il y a des prières exprès, de grands signes de croix et d'aspersions d'eau bénite que les prêtres font dessus. À chaque plat d'œufs qu'ils bénissent, ils demandent combien il y en a de douzaines, afin de savoir combien ils en retiendront pour eux. Ils en prennent quelquefois trois ou quatre par douzaine, selon qu'ils voient que les gens qui les apportent ont de quoi. Il y a quelquefois de pauvres gens qui pleurent lorsqu'ils voient que les prêtres leur en prennent trop, ou bien qu'ils leur prennent les plus gros. Ces œufs bénis ont la vertu de sanctifier les entrailles, et doivent être la première nourriture grasse qu'ils reçoivent après l'abstinence du Carême. Les Italiens s'abstiennent non seulement de viande pendant le Carême, mais encore d'œufs, de fromage, de beurre, et de toutes sortes de laitage. Les œufs étant bénis, chacun remporte son plat en son logis : et dans la plus belle chambre qu'ils aient, l'on fait dresser une grande table. Ils la couvrent de leur plus beau linge, et de fleurs. Ils mettent environ une douzaine de couverts tout autour, et leur grand plat d'œufs au milieu. Il y a du plaisir de voir ces tables-là dans les maisons des Grands ; car ils étalent sur des crédences tout autour de la chambre, toute leur argenterie, et ce qu'ils ont de plus riche et de plus beau, pour faire honneur aux œufs de Pâques, qui font aussi une fort belle figure ; car les coques en sont toutes peintes de différentes couleurs, ou dorées. Il y en a quelquefois vingt douzaines en pyramide, dans un même bassin. La table demeure toujours dressée toute l'octave de Pâques. Et tous les amis qui viennent rendre visite ce jour-là, sont invités à manger un œuf de Pâques, qu'ils ne doivent point refuser. Ensuite on leur sert de toute sorte d'excellent vin.
Je retourne présentement à la prédication. Il ne me reste plus rien à dire sur ce sujet, si ce n'est qu'il y a encore une autre sorte de prédicateurs qui ne prêchent qu'aux grilles des religieuses. Ce sont des prédicateurs en taille douce, des mines sucrées, et ordinairement de beaux jeunes moines. Car à moins que la beauté et la douceur ne se rencontrent dans un prédicateur, les religieuses qui ont la liberté de choisir le leur, n'en veulent point. Toute l'étude de ces gens-là est de trouver de beaux mots, des expressions tendres et affectives, et de se mettre continuellement sur les louanges des nonnes auxquelles ils prêchent. J'ai entendu plusieurs de ces sortes de prédicateurs ; mais entre autres un jeune moine à Milan qui prêchait aux Bénédictines du monastère majeur. À peine pouvait-il dire trois mots de suite, sans leur exprimer l'estime et l'amour qu'il avait pour elles. Mes très chères et aimables sœurs, que j'aime du plus profond de mon cœur, disait-il presque continuellement. De sorte qu'ayant compilé tout son sermon en moi-même, je vis qu'il ne se réduisait presque à autre chose qu'à dire, qu'il les aimait toutes du plus tendre de son âme. Lorsqu'une fois un moine peut arriver à être prédicateur des religieuses, et qu'il est goûté, il peut s'assurer d'être heureux, et de vivre dans une délicatesse et mollesse voluptueuse tout le reste de ses jours. Car les religieuses n'ont rien tant à cœur que de procurer à leurs directeurs et prédicateurs toutes sortes d'aises, afin de se les rendre plus indulgents. Elles leur donnent de grosses pensions tous les ans, les entretiennent de linge, les fournissent de toutes sortes de confitures sèches et liquides, et leur envoient tous les jours un plat ce qu'elles peuvent trouver de plus délicat, et que l'on appelle le plat du prédicateur. De sorte qu'il n'est pas difficile à ces beaux moines de témoigner en chair l'amour qu'ils ont pour les bonnes mères nourricières, et de s'étendre sur leurs louanges. Cette manière de louer en chaire, me fait ressouvenir d'une autre coutume introduite parmi les moines, de se louer publiquement les uns les autres à de certains jours de l'année. C'est ordinaire le jour de la fête de leurs bienheureux fondateurs. Par exemple, si c'est la fête de S. Ignace de Loyola, fondateur de l'Ordre des Jésuites ou Compagnie de Jésus, on fait ce jour-là le panégyrique de ce saint dans toutes leurs églises. Après avoir bien préconisé le patriarche, on passe à faire l'éloge de ses enfants ; c'est-à-dire de tous ceux qui suivent sa Règle, et spécialement des pères du couvent où l'on prêche. Or comme suivant le proverbe commun, Proprio laus sordet in ore — C'est une chose fort vilaine de se louer soi-même — ils prennent un religieux d'un autre Ordre pour venir prêcher ce jour-là dans leur église. Un chacun sait que tous les moines s'entre-haïssent mortellement les uns les autres. Cependant le désir d'être loués à leur tour, prévaut par-dessus leur haine, et leur fait entreprendre ces sortes de panégyriques. Le Dominicain loue publiquement le Jésuite, et le Jésuite le Dominicain ; et ainsi des autres. Ils conviennent tous que ces sermons-là sont les plus difficiles à faire, et que rarement on y réussit comme il faut ; soit que cela vienne de l'avidité trop insatiable que les uns ont d'être loués outre mesure ; ou du peu d'inclination que les autres ont de les préconiser, qui fait qu'au milieu des louanges qui leur sont données, on y découvre je ne sais quoi de contraint qui en découvre la fausseté. En effet, comment peut-on louer comme il faut des gens à qui l'on voudrait avoir arraché le cœur ? Un Cordelier prêchant le jour de S. François dans l'église de Santa Lucia des pères jésuites de Bologne, les loua assez plaisamment, en leur donnant des éloges entièrement opposés à ce qu'ils sont et à ce que tout le monde sait qu'ils pratiquent. Voyez-vous, dit-il, les Révérends Pères Jésuites de cette maison ; ce sont les meilleurs gens de la Terre. Ils sont modestes comme des anges : Ils n'ouvrent jamais les yeux pour regarder les dames dans l'église : Ils sont si amateurs de la retraite, qu'on ne les voit jamais dans les rues : Ils ont la pauvreté si fort en recommandation, qu'ils ne se soucient point du tout des richesses de ce mode : Ils ne vont jamais auprès des agonisants et des veuves pour se faire écrire dans les testaments : Ils ne s'intriguent point dans les mariages ; Et on ne les voit jamais faire la cour au cardinal-légat, ni au cardinal-archevêque. Il parcourut ainsi l'un après l'autre, tous les points de leur conduite. Tout le monde riait dans l'église, et les Jésuites étaient dans la dernière confusion. Le Cordelier ayant fini son sermon, descendit de chaire ; et au leur d'aller dans le couvent des Jésuites pour y faire la collation, selon la coutume des prédicateurs, il prit le chemin de la porte. Il craignait qu'ils ne lui donnassent la discipline ; et je crois même que pour éviter leur vengeance, il ne se laissa plus voir dans Bologne.
Voilà, Monsieur, ce que j'avais à vous écrire, touchant la façon de prêcher, et la conduite des prédicateurs en Italie. Il me resterait de leur opposer la manière de prêcher des messieurs nos ministres protestants, et leurs profondes et solides prédications. Mais afin que vous ne m'accusiez pas d'être trop attaché à louer ceux de mon parti, je me contenterai de vous dire, qu'ils annoncent au peuple avec beaucoup de modestie et de révérence la parole de Dieu ; et ce qui est principal, ils prêchent toujours la vérité et pureté de l'Évangile, dans laquelle je souhaite vivre et mourir. Je vous souhaite la même grâce, et suis, etc.
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[Notes de bas de page.]
1. Galates 4:30, «Chasse l'esclave et son fils ;...» : cf., Genèse 21:10, «Renvoie cette servante et son fils ;...»
2. À proprement parler, ce passage est une paraphrase de l'Apocalypse 6:9,10 : Cum aperuisset quintum sigillum vidi subtus altare animas interfectorum propter verbum Dei et propter testimonium quod habebant. Clamabant voce magna dicentes usquequo Domine sanctus et verus non iudicas et vindicas sanguinem nostrum. — «Quand il ouvrit le cinquième sceau, je vis sous l'autel les âmes de ceux qui avaient été immolés à cause de la parole de Dieu et du témoignage qu'ils avaient porté. Ils criaient d'une voix forte : Jusques à quand, maître saint et véritable, différas-tu de juger et de venger notre sang sur ceux qui habitent la Terre ?»
3. Pietro Loredan, doge de Venise dès 1567 jusqu'à sa mort en 1570 ; Almorò Grimani, frère du doge Marino Grimani et procureur de San Marco.
4. Psaume 8:3, «De la bouche des petits enfants, Même de ceux qu'on allaite, Tu tires ta louange...» : cf., Saint Matthieu 21:16, «Tu as tiré ta louange de la bouche des petits enfants et de ceux qui sont à la mamelle ?...»
5. Federico Visconti, naquit à Milan en 1617, fut élu archevêque de sa ville natale le 23 juin 1681, créé cardinal dans le consistoire du premier septembre 1681, et y mourut le 7 janvier 1693.
6. Psaume 118:24, «Voici la journée que l'Éternel faite : Livrons-nous-y à la joie et à l'allégresse.»
7. Venter jejunus non delectatur musica — «Ventre creux ne se délecte pas en musique» ; variante de «Ventre affamé n'a pas d'oreilles».
8. Saint Marc 16:2, «Le premier jour de la semaine, comme le soleil venait de se lever, elles [Marie-Madeleine, Marie mère de Jacques, et Salomé] se rendirent au tombeau...» : cf., Saint Jean 20:1, «Le premier jour de la semaine Marie-Madeleine se rendit au tombeau de grand matin, comme il faisait encore obscur ; et elle vit la pierre enlevée de l'entrée du tombeau...»
«Tromperies des prêtres et des moines de l'Église romaine en Italie» :
Index et Carte ; 7e Lettre
[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]