«TROMPERIES DES PRÊTRES ET DES MOINES DE L'ÉGLISE ROMAINE,... [EN ITALIE]»
DE GABRIEL D'ÉMILLIANE ; 8e LETTRE


HUITIÈME LETTRE.

De la corruption des prêtres et moines italiens
dans leurs dévotions et dans leur morale, etc.

Je vous ai déjà fait connaître dans ma dernière Lettre qu'un séjour de deux ans que je fis à Bologne dans l'abbaye de San Michele in Bosco m'avait fourni une occasion fort favorable de pénétrer dans la conduite des moines. J'aurais pu y rester plus longtemps, si les persuasions d'un noble Vénitien n'eussent prévalu sur mon esprit pour me faire aller à Venise. Il semble même que la Providence divine m'y conduisit pour y exposer de plus près à mes yeux la manière de vivre des autres ecclésiastiques, que l'on appelle prêtres séculiers. Ce n'est pas que j'en fusse fort ignorant auparavant, ayant toujours été élevé parmi eux, et l'un d'entre eux ; mais c'est qu'il y a quelque différence assez considérable entre les ecclésiastiques en Italie, et ceux qui vivent en France où j'ai reçu mon éducation. Les premiers vivent sans contrainte, et sans être beaucoup observés de ceux de leur nation, qu'ils ont corrompus aussi bien dans la morale que dans les dogmes, ainsi que je vous déduirai plus particulièrement dans la suite. Et les seconds, je veux dire les ecclésiastiques de France, ont appris l'art de dissimuler et se tiennent mieux sur leurs gardes, pour être moins exposés à la censure des Protestants qui éclairaient leur conduite de toutes parts.

Étant à Venise je fus assez heureux pour m'attirer la protection de quelques personnes des plus considérables dans la République, et en moins d'un mois de temps je me vis pourvu de trois petits bénéfices dans trois églises différentes. Cela me donna lieu de converser avec une infinité d'ecclésiastiques de toutes sortes de nations, qui viennent dans cette ville de liberté pour y jouir des douceurs de la vie. Après trois ans de séjour que j'y fis, j'entrepris un autre voyage de Rome, attiré par les promesses d'un cardinal qui mourut huit jours après que j'y fus arrivé. Cette mort ayant déconcerté les espérances que j'avais de faire un plus long séjour en cette ville, j'en partis quelques mois après pour m'en retourner à Venise, après avoir fait auparavant le voyage de Naples (1). Je passai à mon retour par Milan, sans aucun dessein d'y rester : mais la persuasion de quelques seigneurs milanais, l'emporta sur ma première résolution. L'abbé de la grande San Vittorio, entre autres, me fit des offres si considérables pour m'engager à venir demeurer dans son abbaye, et prendre le soin d'enseigner ses religieux, comme il savait que j'avais déjà dans l'abbaye de San Michele de Bologne du même ordre, que je me laissai aller à ses persuasions. Je me trouvai par ce moyen-là engagé de nouveau avec les moines.

Si je vous marque ici quelques endroits d'Italie où j'ai demeuré, et quelques emplois que j'y ai eus, ce n'est pas, Monsieur, dans le dessein de m'en faire un honneur particulier, ni pour m'en vanter ; mais c'est seulement pour vous faire connaître que si je parle présentement des prêtres et des moines de l'Église de Rome, je peux le faire savamment, ayant eu occasion de faire plusieurs remarques, que beaucoup d'autres qui ont écrit ne pouvaient pas faire. J'ai eu d'autres emplois en Italie, et en Allemagne, dont je pourrais me vanter davantage ; mais comme ils ne font rien au sujet que je traite, je les passe sous silence. Il est vrai qu'il ne serait pas quelquefois hors de propos de faire paraître au public que l'on avait dans les pays étrangers quelque emploi, et que l'on y pouvait subsister honnêtement ; afin de réfuter par là les calomnies que les Papistes ont coutume de jeter sur les prêtres de leur parti qui les abandonnent pour aller satisfaire leur conscience dans les Églises réformées. Ils disent ordinairement ou que ce sont des vagabondes, ou des gens qui n'avaient pas de quoi vivre parmi eux, et à qui leur condition est devenue odieuse faute de quelque bon bénéfice pour la soutenir ; ou enfin ils disent que ce n'est que le libertinage qui les fait changer. Cette dernière accusation, comme la plus odieuse, m'obligea lorsque j'étais en Italie, de prendre des attestations de bonnes mœurs, dans tous les endroits où j'ai fait quelque séjour, pour avoir en main les moyens de m'en défendre si quelqu'un avait assez de malice pour vouloir me mettre de ce nombre. De sorte que je peux parler par la grâce de Dieu ouvertement, et me mettre à couvert des langues envenimées. J'avoue néanmoins que le sujet de cette dernière Lettre, est beaucoup contre mon humeur et inclination naturelle de parler des vices et défauts des autres : Cependant j'ai considéré que si Jésus-Christ a si souvent déclamé contre l'hypocrisie des Scribes et des Pharisiens de Son temps pour l'instruction salutaire des peuples ; l'on peut aussi dans de certaines occasions, mettre au jour les défauts de ceux qui sont non seulement les corrupteurs de la morale, mais encore des dogmes et de la doctrine du Saint Évangile ; afin que l'on s'en puisse mieux garder : Cavete a fermento Phariseorum (2). Par là on verra aussi à quoi sert tout ce grand argent qui revient aux prêtres de l'Église de Rome, de leurs subtiles inventions et artifices de dévotion, dont je vous ai entretenu dans mes Lettres précédentes. Car enfin l'or et l'argent ne sont que pour le service des hommes ; et l'on peut juger par l'usage qu'ils en font, de la fin qu'ils s'étaient proposée lorsqu'ils cherchaient les moyens de l'acquérir. M'étant donc particulièrement appliqué en Italie, à rechercher à quoi les prêtres et les moines employaient leurs vastes revenues, j'ai reconnu que c'est pour satisfaire chacun leurs passions dominantes. Quelques-uns sont si idolâtres du trésor, que plus ils accumulent, moins ils pensent posséder, et meurent ainsi comme de petits Crœsus, pour ne pas dire comme de mauvais riches, au milieu de leurs richesses, dont ils n'ont pu être séparés que par la mort. C'est dans ces pays-là le cri commun des pauvres, qu'il n'y a rien de plus dur, de plus insensible, et de plus impitoyable que le cœur des gens d'Église. C'est peine perdue que de s'adresser à eux pour leur demander l'aumône ; on n'en a que des refus, et même des paroles de mépris et fort rebutantes. De sort que leur avarice est comme un gouffre où tout se perd, et dont rien ne sort. J'ai connu des prêtres qui avaient des coffres pleins d'or, et qui néanmoins s'épargnaient un morceau de pain. Quelques-uns avaient l'adresse de faire passer leur sordide avarice, pour un amour qu'ils avaient pour la mortification et pour l'abstinence : mais comme bien loin de donner un denier d'aumône, on voyait qu'ils ne pouvaient pas souffrir qu'on la leur demandât ; de là on pouvait conclure, qu'une si belle vertu comme est l'abstinence, ne pouvait pas habiter dans des cœurs si avares : Sublevamen pauperis sit absitinentia jejunantis. D'autres emploient leur argent à bâtir des palais. Je dis palais ; car quoiqu'il serait beaucoup plus sortable à leur condition de se faire bâtir des maisons ou quelque reste d'humilité chrétienne si convenable aux ministres des autels se fît reconnaître, ils n'épargnent rien pour ériger de superbes fabriques qui font honte aux palais des plus grands princes. Pour preuve de ce que je dis, on n'a qu'à jeter les yeux sur tous les monastères d'Italie ; et ceux qui ont voyagé dans ces pays-là, savent que le plus beau palais qui se trouve proche de l'église, est toujours la maison du curé.

D'autres font servir leurs revenus à se faire bien traiter et à se divertir. Comme ils n'ont point de familles, ce serait profaner, disent-ils, les dons de Dieu — c'est-à-dire les grands biens que leurs messes leur ont acquis — s'ils ne les employaient à se faire du bien en ce monde ; Eux, qui en font tant aux âmes du Purgatoire dans l'autre. C'est ce qui fait qu'on voit leurs tables si bien couvertes, et qu'ils se traitent entre eux tour à tour si splendidement. C'est aussi ce qui a donné lieu à cette expression si commune en Italie, lorsqu'on parle d'un morceau friand et délicat ; on l'appelle un boccone di cardinale — un morceau de cardinal. Ce que je dis des dépenses de la bouche, se doit aussi entendre de toutes les autres choses requises pour mener une vie délicieuse. Ils se les procurent avec une superfluité qui n'est pas excusable.

Pour voir un abrégé ou plutôt le comble de la vanité, de la lasciveté et de la mollesse, il suffirait de jeter les yeux sur la Cour de Rome. Cette cour n'est que composée que de prêtres et de moines, et elle se vante de surpasser en pompe et en magnificence celle des plus puissants monarques de la terre : On y voit des évêques qui ont deux ou trois évêchés, et des abbés qui ont cinq ou six abbayes. C'est comme un déshonneur à un ecclésiastique de n'avoir qu'un bénéfice, et à moins qu'il ne soit d'un grand revenu, il fait pauvre figure à la cour des prêtres. La vanité de cette cour est montée à un tel excès que les membres qui la composent bien loin d'en rougir en font leur principale gloire. Un cardinal ou un évêque ne fait pas une partie de chasse, et ne donne pas un dîner à un de ses confrères qu'il faut que cela se fasse savoir à toute la terre. Toutes les gazettes qui nous viennent de Rome ne sont presque remplies que de ces sortes de vanités. On y voit toujours que Monsieur le cardinal un tel a été rendre visite à cet autre ; qu'un tel a été à l'opéra, ou a fait faire une nouvelle livrée et s'est fait accompagner d'une suite de tant de carrosses, J'ai pris souvent plaisir lorsque j'étais à Rome de voir les dimanches au matin les cardinaux aller au Vatican lorsque le Saint-Père y tient chapelle. Ils sont comme autant de poupées rouges dans leurs carrosses ; et toutes leurs créatures sont autour d'eux avec un air extrêmement efféminé. Il faut avoir une grande foi pour croire que tous ces gens-là s'étant ensuite assemblés dans une chambre, le Saint-Esprit se trouve au milieu d'eux pour donner la loi à toutes les consciences. Si s'assembler avec tant d'ambition et de vanité est s'assembler au nom du Seigneur Jésus-Christ, qui a paru dans un état si humble n'est pas venu en ce monde au même nom. Chaque cardinal a son neveu ou plus proche parent auprès de lui qui tient son bonnet rouge à la portière du carrosse. C'est un grand honneur pour lui et la marque qu'il est la créature la plus chérie du cardinal. C'est le népotisme dont on a tant entendu parler du temps d'Innocent XI et que ce pape, qui était dans sa morale un homme assez sévère, prétendait extirper ayant commencé cette réforme dans sa propre maison. Cependant nous voyons sur quel pied les choses ont été rétablies depuis. Tous les efforts du pauvre Innocent XI n'ont été que comme un peu d'eau jetée sur un feu rouge qui ne sert qu'à le rendre encore plus en feu. Et pour moi je ne saurais concevoir comme une Église où la chair et le sang prévalent si fort, puisse se vanter que les portes de l'Enfer ne prévaudront jamais contre elle.

Le népotisme n'a pas seulement lieu dans la Cour de Rome, mais soit par imitation ou par inclination qui est naturelle de faire du bien à ceux qui nous sont liés de consanguinité, on le voit régner dans tout le reste des ecclésiastiques où l'avarice et l'amour des plaisirs n'ont pas tant d'ascendant. Ils ne songent qu'à enrichir ceux ou celles de leurs familles qui leur donnent le plus dans le génie. J'avoue que c'est encore là la plus louable et aussi la plus innocente de toutes leurs dépendances ; car enfin il y a là-dedans quelque apparence de charité ; mais dans le fond ce n'est pas une vertu chrétienne, puisqu'elle nous est commune avec les païens. Les Turcs font du bien à leurs parents et à leurs amis aussi bien que les prêtres de l'Église de Rome, et peut-être leur en font-ils aussi pendant leur vie, ce que ces derniers font fort rarement, puisqu'ils ne disposent ordinairement de ce qu'ils ont en faveur de leurs familles que lorsqu'ils se voient prêts d'en être séparés par la mort. Le népotisme est donc un gouffre qui engloutit une grande partie des biens des ecclésiastiques. Mais il y a un autre abîme qui en absorbe bien davantage, et d'une manière qui fait honte à leur profession et même à la nature : en un mot, le grand commerce qu'ils ont avec les deux sexes. Tout le monde sait qu'il n'est pas permis aux prêtres et aux moines de l'Église romaine de se marier, et qu'ils protestent contre le mariage dans la réception de leurs ordres, et dans leurs professions, comme contre une chose qui rend, disent-ils, l'homme souillé, pollue et incapable de servir décemment aux autels. Sur ce principe ils ne se marient point, et l'on brûlerait tout vif un prêtre qui serait convaincu d'avoir violé cette loi. Cependant ce n'est pas qu'ils ne voient bien qu'ils ont conté sans leur hostie, et leur entreprise est toute autre dans la pratique, qu'elle ne l'était dans la spéculation. Ils n'ont pas plutôt fait leur vœu de chasteté, qu'ils s'étudient de tout leur pouvoir à trouver les moyens de le rompre. Ils se font fermés volontairement la porte d'un mariage honnête et légitime ; c'est pourquoi il ne leur reste plus que celle de la fornication, de l'adultère, de l'inceste, du rapt, et des sacrilèges pour satisfaire leur concupiscence et assouvir leurs plaisirs infâmes. Pour en venir à bout, il faut de l'argent, parce que le sexe corrompu est doublement intéressé à leur égard. On ne leur fait pas si bon quartier qu'aux autres ; et les femmes débauchées ont l'effronterie de leur dire, que puisque d'avoir affaire avec eux, est un plus grand péché, il est juste aussi qu'ils leur fassent de plus grands avantages. L'ecclésiastique trouvant donc que le monde lui est assez incivil de ce côté-là, et gémissant de ce que sa condition l'oblige à ne pouvoir pas s'en passer, résout de son côté de lui être également rude. Il ne dirait pas une messe, ni une oraison, et ne ferait point un pas pour qui que ce soit, qu'il n'en soit bien payé. Si on l'appelle pour baptiser un enfant, pour exhorter un malade, ou pour enterrer un mort, il demande auparavant ce qu'on lui donnera, et fait son marché avant que de s'engager. Les confréries, les fêtes, les processions, les bénédictions, les dévotions pour les âmes du Purgatoire, sont sollicitées avec la dernière vigueur, comme un moyen très prompt et efficace pour remplir la bourse. Il n'y a rien qui les incommode davantage, que la pensée où est la plupart du sexe, que d'avoir affaire à des gens consacrés à Dieu comme ils le sont, c'est un sacrilège et le plus grand de tous les crimes. C'est là ce qui s'ensuit véritablement de leurs principes ; mais néanmoins c'est ce qu'ils tâchent d'amoindrir le plus qu'ils peuvent. Ils ne parlent jamais contre la lubricité, l'incontinence, l'adultère, etc. Et s'ils en disent quelque chose, c'est sans invective, et ce n'est que pour tâcher de diminuer l'horreur qu'on pourrait en concevoir. Quelques-uns ont l'impudence que ce sont là les plus innocents de tous les vices ; et que Dieu voyant qu'ils naissent et croissent avec nous, et ont leur principe dans le sang et le corps qui nous environnent, les excuse et pardonne fort facilement. Ils disent que ce sont là les arguments de la fragilité humaine, et que pourvu que l'on reste convaincu de sa faiblesse, qu'on s'en confesse, et qu'on s'en humilie, c'est assez ; un Ave Maria, ou un signe de croix avec un peu d'eau bénite, est toute la pénitence que l'on ordonne ces sortes de crimes. On traite fort doucement les séculiers sur ce point-là dans les confessions, et particulièrement les femmes ; afin, disent les prêtres, que la confusion qui en est inséparable ne les décourage pas de s'en confesser avec toutes les circonstances. Mais dans la vérité, c'est afin de se rendre les séculiers plus indulgents dans leurs censures, et de n'être pas eux-mêmes observés de si près lorsqu'ils commettent les mêmes fautes. La confession auriculaire et secrète, est le moyen le plus commode que les prêtres aient en main pour préparer leur proie. C'est là qu'ils mettent les femmes à la question, et que les accoutumant peu à peu de la jeunesse à parler avec confidence de leurs transgressions, ils leur font perdre enfin la honte naturelle qu'elles ressentiraient autrement d'en faire la moindre ouverture. Lorsqu'ils ont reconnu leurs inclinations et leur faible ; s'ils les reconnaissent d'un tempérament amoureux, il leur est facile de parler pour eux-mêmes et de s'insinuer. Il est évident que l'on ne voit presque que des femmes aller à confesse. Les hommes n'y vont ordinairement qu'une fois l'année, vers le temps de Pâques. La raison en ayant été une fois demandée en ma présence, une personne d'un fort bons sens répondit, que l'on ne voyait que des femmes à confesse parce que les hommes confessaient ; mais que si les femmes confessaient, il était à présumer que l'on n'y verrait que des hommes. La raison de ceci est, que les femmes trouvent la plupart, du plaisir à s'aller confesser ; étant bien assurées que les confesseurs leur feront des questions qui leur déplairont d'autant moins, qu'elles sont sûres que si elles s'émancipent dans leurs réponses, le secret de la confession les mettra à couvert. Il a y en a même une infinité qui se prévalant du secret de ce tribunal, et encouragées par les exhortations des prêtres de ne rien retenir de caché, non pas même les pensées des honnêtes qu'elles pourraient avoir à l'égard de leurs personnes, leur déclarent ingénument qu'elles les aiment, qu'elles ne sauraient ni jour ni nuit se les ôter de leur esprit, et que leurs tentations amoureuses sont si violentes, que si Dieu n'y met la main, ou si les ministres n'en ont compassion, la tête leur tournera infailliblement.

Les hommes ne vont pas souvent à confesse, particulièrement les Italiens, parce qu'ils n'aiment pas qu'on leur fasse beaucoup de questions sur leurs amours. Un père capucin qui était extrêmement laid, et avait la mine d'un satyre avec sa grande barbe, me disait un jour en riant que son confessionnal servait d'épouvantail aux femmes ; mais qu'en échange il était le confesseur des amants jaloux. Sa pensée était que les femmes ne voulaient aller se confesser à lui, parce qu'il était laid ; et que les hommes y allaient volontiers, parce qu'ils le jugeaient comme incapable de leur faire aucun tort en devenant leur rival. Un confesseur qui a envie de se prévaloir de la fonction de son ministère, trouve bien les moyens par les questions qu'il peut faire, et auxquelles son pénitent est obligé de répondre, de découvrir qu'elle est la dame dont le gentilhomme parle ; et il ne lui est pas ensuite fort difficile de faire ses tentatives. Un jeune noble Vénitien ayant été interrogé en confession un peu trop indiscrètement, par un moine où demeuraient ses maîtresses, jura qu'il ne se confesserait jamais sur ce point-là, qu'à l'article de la mort, ou bien lorsqu'il serait las d'elles, et lorsqu'il n'y aurait plus de danger pour lui d'avoir un compétiteur. J'ai su de la bouche de plusieurs dames, que les confesseurs les étaient allées trouver dans leurs maisons, se servant des lumières qu'ils avaient par le moyen de la confession.

Cette confession est un des nouveaux sacrements de l'Église romaine, et on voit à quel usage profane elle sert, et l'intérêt que les prêtres et les moines ont de le conserver. C'est ce qui les fait protester si hardiment contre le mariage dont ils se soucient fort peu ; la nature de l'homme étant d'ailleurs si corrompue que la transgression lui semble plus douce que ce qui est honnête et légitime. Il me souvient d'une sentence qu'un abbé régulier d'un monastère d'Italie me dit un jour parlant des femmes : Melius est habere nullam quam aliquam. Lui ayant demandé en quel sens il l'entendait : il répondit que c'était parce que celui qui n'était pas attaché à une, en pouvait avoir plusieurs. C'était là une fine morale, et la pratique de ce prélat était entièrement conforme à sa doctrine. Il entretenait plus d'une vingtaine de femmes du revenu de son abbaye. Il avait plusieurs maisons de campagne, et il en avait fait autant de bordels infâmes pour lui et pour ses amis. Il les y régalait splendidement et les dépenses excessives qu'il y faisait l'avaient surnommé le libéral. Mais il n'en était pas de même à l'égard des pauvres fermiers qui travaillaient à faire valoir son bien, et à cultiver ses terres. Il était un exacteur insupportable à leur égard, et à peine pouvaient-ils se faire payer d'une partie de l'argent qui leur était dû. S'en voyant si maltraités, ils résolurent un jour d'avoir leur vengeance et de jouer un malicieux tour à leur maître. Ils savaient que l'archevêque était ennemi juré des moines et des abbés, et qu'ils le trouveraient dans la disposition de favoriser leur entreprise. Ils allèrent lui faire rapport de la vie scandaleuse que menait cet abbé qui était actuellement à trois lieues de Bologne dans une de ses fermes avec trois jeunes demoiselles, qui ne faisaient qu'un lit avec lui toutes les nuits. L'archevêque ne perdit point de temps. Il envoya le même soir toute sa maréchaussée composée du bargello ou prévôt, et de soixante sbires ou sergents bien armés pour se saisir de l'abbé et des femmes qui étaient avec lui. Ils arrivèrent à la maison de campagne de l'abbé justement un moment après qu'il s'était mis au lit. Les fermiers qui avaient le mot et aussi toutes les clefs des portes, firent entrer le prévôt et les sbires à droite route dans la chambre du prélat, qui fût fort épouvanté de cette visite à laquelle il ne s'attendait pas. Il demanda à composer avec le prévôt et les archers, comme il avait déjà fait en d'autres rencontres. Il leur ouvrit une bourse pleine d'or. Mais les ordres étaient trop exprès, et les fermiers qui par vengeance avaient sollicité la prise de leur maître, étaient là présents, qui n'auraient pas manqué de donner une bonne information de tout ce qui se serait passé à l'archevêque. Ainsi le prévôt et les sbires, gens d'ailleurs qui ont l'âme extrêmement basse et avare, montrèrent une résolution forcée de ne point se laisser corrompre par l'argent. Ils lièrent l'abbé, tout nu qu'il était, sans lui permettre de mettre sur son corps qu'une robe de chambre. Ensuite l'ayant fait monter avec les trois femmes ses concubines dans un vieux chariot qu'ils trouvèrent dans la basse-cour, ils les lièrent tous ensemble dos à dos, et les traînèrent ainsi en triomphe, ou plutôt avec la dernière ignominie, jusqu'à Bologne devant l'archevêque. Il était environ minuit lorsqu'ils y arrivèrent, et l'épaisseur des ténèbres épargna beaucoup de confusion au pauvre abbé. L'archevêque le voyant en cet état se mit à rire, et dit en raillant que puisqu'il ne lui était permis de prendre connaissance des affaires des moines, il voulait faire l'honneur que de les faire eux-mêmes juges des actions de leurs confrères. Il donna ordre qu'on le conduirait à l'heure même dans cette posture à San Michel in Bosco, abbaye du même Ordre distante une portée de canon de la ville. Il était environ une heure après minuit lorsque tout ce beau train y arriva. Les sbires frappèrent avec tant de force à la grande porte du monastère, et firent une telle huée que l'abbé fut obligé de se lever et d'aller lui-même accompagné de tous ses moines, à la grande porte, où il vit un spectacle auquel il ne s'attendait pas. Il refusa d'abord de reconnaître le vieux abbé pour son confrère, sous prétexte qu'il était en robe de chambre, et n'avait pas l'habit de l'Ordre ; et il ne voulait pas le recevoir. Sur quoi les sbires lui dirent, qu'ils allaient donc le remmener à l'archevêque, qui aurait son de lui envoyer quérir ses habits, et de le lui renvoyer le lendemain en plein midi, habillé en prélat, avec ses vilaines. L'abbé voyant bien qu'il n'y avait rien à gagner qu'une confusion redoublée, commanda à ses religieux de l'aller délier. Il l'admit au-dedans, et fit mettre les femmes en liberté. Cet abbé eut pour pénitence de l'affront et du scandale qu'il avait causé, de rester quinze jours au monastère sans sortir dehors. Cela lui fut d'autant plus facile à exécuter, que le récit de cette galante histoire s'étant répandu dans Bologne, il aurait eu trop de confusion de se faire voir sitôt dans les rues. Le général qui l'aurait pu déposer de sa charge d'abbé, jugea qu'une si légère faute n'en valait pas la peine ; et ainsi par un esprit de charité, qui ne veut pas que l'on fasse à autrui ce que l'on ne voudrait pas que l'on nous fît, particulièrement lorsque l'on se trouve dans les mêmes circonstances ; se contenta de le faire changer pour quelque temps d'abbaye, et il le fit venir auprès de lui au mont Olivet où il faisait sa résidence.

J'ai rapporté cette histoire avec fidélité, comme en ayant été en partie témoin oculaire, parce qu'elle arriva du temps que je demeurais dans l'abbaye de San Michel in Bosco. Cela me donna occasion de faire une assez plaisante découverte. Lorsque les sbires arrivèrent à l'abbaye, un jeune religieux tout épouvanté, et craignant qu'on ne vint faire la visite dans les chambres où il entretenait depuis trois semaines une jeune demoiselle, s'en vint directement à moi, et sans beaucoup examiner à qui il s'adressait, il me pria pour l'amour de Dieu, de retirer sa dame dans une des chambres les plus secrètes de mon appartement, jusqu'à ce que l'orage fût passé. Nonobstant toutes les instances qu'il m'en fît, je ne trouvais pas à propos d'exposer mon honneur pour sauver le sien ; et sachant d'ailleurs combien il est dangereux de rebuter entièrement un Italien, particulièrement un moine, je l'adressai fort doucement à l'apothicaire, qui était un jeune homme de son pays, et qui n'était pas si scrupuleux. Le jeune homme la reçut fort volontiers, et l'enferma dans une des grandes armoires de l'apothicairerie, où elle resta le reste de la nuit, et le jour suivant, avec des frayeurs mortelles. Le jeune religieux vint le lendemain me faire ses excuses ; et comme il était apparemment fâché de m'avoir donné occasion, par les ouvertures qu'il m'avait faites, de croire que les autres étaient meilleurs que lui, il me découvrit des choses que je n'avais pas encore pénétrées depuis six mois que je demeurais dans cette abbaye. Il me dit que la plupart des autres religieux avaient leurs putains, qu'ils entretenaient dans leurs chambres. Ils les faisaient venir de temps en temps ; les uns les gardaient huit jours, les autres quinze, et un mois, selon l'accord qu'ils avaient fait avec elles, et que leur argent pouvait suffire. Ce n'est pas que l'abbé n'en eût connaissance : mais la coutume avait réduit parmi les choses à un tel état, qu'il était obligé de fermer les yeux à tout, et de se contenter des présents qu'ils lui faisaient de temps en temps. L'heure la plus propre pour introduire leurs dames était au commencement de la nuit. Elles se rendaient dans un endroit qu'on leur avait marqué précisément à une telle heure ; et les moines qui les avaient fait venir, leur portaient des capuchons et des frocs, et les habillaient en moines comme eux. Après quoi ces bons frères rentraient tous sans distinction, dans le monastère, en plus grand nombre qu'ils n'avaient sorti. Je m'étais plusieurs fois étonné auparavant, de voir passer dans les dortoirs de certaines figures de moines que je n'avais jamais vues, et l'on m'avait toujours donné à entendre, que c'était des moines étrangers qui étaient arrivés au monastère.

La plupart des chambres des religieux sont doubles, ce qui est une commodité pour recevoir leurs femmes. Les abbés en font leur profit, et un religieux ne peut pas avoir une de ces chambres doubles qu'il ne leur paie environ cent écus. Ils savent bien à quel usage elle doit servir ; mais pourvu que leurs religieux se comportent d'une manière que les séculiers ne puissent pas avoir la connaissance de leurs mauvais déportements, ils n'y prennent pas garde, et cela n'empêche pas qu'ils ne les avancent aux charges de la religion autant que s'ils étaient les plus honnêtes gens du monde. Je connaissais à Venise un chanoine régulier de l'abbaye de Saint-Sauveur qui était un jeune homme assez savant, qui enseignait publiquement la philosophie. Il entretenait la plus infâme courtisane de toute la ville qui servait de modèle aux peintres de l'Académie. Il y avait plus d'un an que le commerce durait, et son abbé lui donnait tous les soirs du Carnaval, permission de s'habiller en masque, et l'aller prendre pour la mener à l'opéra ou à la comédie. Après quoi, ou il la menait dans sa chambre dans le monastère, ou il allait passer le reste du jour chez elle. Tandis que la chose fut secrète et ne fit point d'éclat au dehors, l'abbé laissa toujours faire le jeune religieux sans le reprendre ; et même comme il lui portait de l'affection, il avait déjà disposé toutes choses pour le faire élire abbé ; lorsque par un malheur pour ce jeune moine, un grand nombre d'artisans qui demeuraient dans la rue de la courtisane, et qui en avaient reçu apparemment quelque déplaisir, virent par vengeance faire leurs plaintes au monastère. L'abbé s'étant mis en devoir de les adoucir, et voulant excuser son religieux, ils s'aigrirent davantage ; et le dimanche suivant, ils s'assemblèrent dans l'église, proche de la chapelle où ils savaient que le jeune religieux avait coutume de célébrer la messe. Leur dessein était de l'affronter publiquement, et de lui empêcher le passage à l'autel. Mais l'abbé en ayant eu avis, leur envoya une pièce d'argent pour les faire retirer, ainsi qu'ils firent. Ce prélat néanmoins voyant que la chose était publique, se déclara dès lors contre le jeune religieux ; et quoiqu'il ne lui eût jamais fait jusqu'alors la moindre réprimande pour le remettre dans son devoir, il écrivait au père général de l'Ordre pour le faire casser aux gages. Quinze jours après il arriva un ordre pour lui ôter sa lecture de philosophie, et le reléguer dans un petit monastère à la compagne. Son crime autant que je le puis connaître, n'était pas d'avoir entretenu le commerce infâme, qui depuis un an n'était que trop connu à son supérieur, mais c'était d'avoir eu le malheur de le faire éclater en public. L'Italie sans contredit passe pour un pays extrêmement corrompu : mais ce sont assurément les prêtres et les moines, ces gens qui ont voué une chasteté éternelle, qui ont attiré sur elle le juste reproche qu'on lui en fait. Les richesses immenses qu'ils possèdent leur sont une occasion de scandale ; et les femmes qui n'en sont pas ignorantes, s'estiment heureuses d'entre dans leur amitié, étant un proverbe en Italie, qu'une putain de prêtre et de moine ne manque jamais de rien.

Les moines, outre le vœu de chasteté, ont fait encore celui de pauvreté, et pour cette raison ils ne devraient pas avoir de l'argent en propre : mais l'avarice des papes les a rendus propriétaires. On a beau couvrir l'institution des Ordres monastiques avec le beau prétexte de mener une vie plus parfaite et plus chrétienne, le principal motif et qui persévère encore aujourd'hui, ç'a été l'enrichissement des papes et des prélats de la Cour de Rome. Que l'on cherche tant que l'on voudra dans les cloîtres cet esprit de chasteté, de pauvreté et d'obéissance que l'on y professe, on l'y trouvera moins assurément que dans plusieurs familles de séculiers : mais les papes y trouvent toujours de l'argent quand ils veulent. Ils n'instituent de nouveau Ordres, que parce qu'ils savent qu'ils ne dureront pas longtemps sans tomber en décadence, et que leur chute, par le moyen de la suppression, leur sera infiniment avantageuse. Il n'y a pas bien longtemps qu'un pape en supprima trois tout d'un coup ; savoir l'Ordre de S. Jérôme, celui des Jésuates et celui des Eaux, qui professaient aussi la même Règle (3). L'institution de ce dernier fut assez plaisante, et la fin n'en a pas été moins ridicule. Les premiers pères de cet Ordre inspirés, comme ils disaient, par le Saint-Esprit, se mirent à distiller des eaux pour le service des pauvres malades, et de cette distillation d'eaux qui faisait leur caractère de distinction, on les appela Padri dell'acquavita — Pères de l'eau-de-vie. Peu de temps après toute cette spiritualité alambiquée, se réduisit à ne distiller des eaux que pour les dames, pour leur faire venir les mains blanches, et conserver ou augmenter leur beau teint. Ces trois Ordres étaient devenus extrêmement riches et scandaleux lorsque le pape les supprima et réunit au Saint-Siège toutes leurs possession, et donna leurs églises à d'autres moines qui dans le fond n'étaient pas meilleurs qu'eux. C'était les réduire bien bas que de les dévêtir ainsi de tous leurs revenus, et leur faire pratiquer effectivement, quoique fort à contrecœur, leur vœu de pauvreté, les réduisant à la besace et à l'aumône de leurs parents. C'est ce qui rend ces sortes de suppressions si formidables aux moines ; et les papes qui n'en sont pas ignorants, n'ont qu'à les en menacer, lorsqu'ils veulent tirer d'eux des sommes d'argent considérables, ainsi que le dernier pape, Innocent XI, a fait plusieurs fois aux Ordres des chanoines réguliers, et à plusieurs congrégations de l'Ordre de S. Benoît. Celle du mont Olivet lui envoya pour une seule fois, un présent de cent mille écus pour apaiser la colère de Sa Sainteté. Il n'y avait pas longtemps qu'un autre pape leur avait fait trouver quatre cent mille écus ; et comme il leur était impossible alors de trouver dans le peu de temps qui leur était prescrit tant d'argent monnaie, il leur permit d'engager les fonds et d'aliéner les terres de leurs monastères. Ils le firent, et se servant adroitement de la conjoncture, ils demandèrent au pape, qui était alors en bonne humeur de ce qu'ils se disposaient à lui donner tant d'argent, qu'il leur fût permis de recevoir des pensions de leurs parents, et de posséder des terres en propre. C'était autant que demander qu'en faisant vœu de pauvreté, il leur fût permis de n'être pas pauvre. Et c'est ce que ce pape eut la conscience de leur accorder, aussi bien qu'à toutes les autres maisons religieuses dont il tira de l'argent. Voilà ce qui rend aujourd'hui les moines d'Italie si pécunieux et à leur aise ; car outre qu'ils reçoivent chacun d'eux une honnête subsistance de leurs monastères, ils ont encore de grosses pensions annuelles de leurs familles, dont ils disposent à leur volonté, et pour satisfaire leurs plaisirs. J'en ai connu qui avaient douze mille livres de pension.

Les cardinaux, qui voient que les papes tirent un avantage si considérable des ordres religieux, s'efforcent aussi de leur côté d'en tirer du profit. Ils leur vendent leur protection pour de l'argent. Chaque Ordre a un cardinal protecteur à qui il fait une pension annuelle de trois ou quatre mille écus. C'est afin d'en être protégé dans l'occasion en Cour de Rome. Les abbés de la Congrégation du Mont-Olivet, voyant qu'Innocent XI était résolu ou faisait semblant de les vouloir supprimer, eurent recours à leur protecteur le cardinal Facchinetti (4). Ils lui écrivirent une lettre, dans laquelle ils lui exposaient le grand danger où était leur Congrégation, et le suppliaient d'employer tout son crédit auprès du Saint-Père, pour la conservation de leur Ordre, et qu'en considération d'un service si signalé, ils augmenteraient sa pension de mille écus tous les ans. J'étais présent lorsque le cardinal ouvrit la lettre, et voyant la promesse qu'on lui faisait de mille écus d'augmentation, il s'écria un sentiment fort tendre : Ma chère Congrégation de Mont-Olivet, je ne souffrirais pas qu'il soit dit, qu'il te soit arrivé un si grand affront tandis que je serai ton protecteur. Il envoya immédiatement son secrétaire au Vatican, pour savoir s'il pourrait avoir audience du pape sur un sujet fort pressant, et de grande importance. Elle lui fut donnée justement à temps lorsque l'on travaillait actuellement à dresser la forme de la cassation de l'Ordre. Son Éminence se jeta aux pieds de Sa Sainteté, et lui dit comme en pleurant, que s'il passait plus avant dans sa résolution, il l'allait mettre au tombeau. Le pape le releva avec beaucoup de bonté, et comme il était son ancien ami, il ne voulut pas l'affliger. Il lui promit qu'en sa considération l'Ordre ne serait point supprimé ; et en effet l'on voit qu'il subsiste encore aujourd'hui, quoique les moines n'en soient pas meilleurs qu'au temps qu'on le voulait supprimer.

On aurait lieu de s'étonner, de voir que l'on souffre qu'il y ait tante de monastères et de couvents en Italie remplis de gens qui faisant vœu d'obéissance ne font que leur volonté, qui professant la pauvreté sont plus propriétaires que les gens du monde ; et qui enfin ayant consacré leur chasteté à Dieu, mènent la vie la plus libertine et plus scandaleuse que l'on se puisse figurer. On aurait lieu, dis-je, de s'en étonner, si l'on ne savait qu'à Rome l'or y est plus puissant que Dieu même. Y a-t-il rien de plus infâme que la vie des moines ? Qu'on aille à Rome, à Venise, et dans les principales villes d'Italie au temps de carnaval, on ne voit que des moines en masques dans les rues avec des courtisanes. Tous les théâtres des comédies, des opéras, et tous les lieux publics où l'on joue en sont pleins. Ils font même gloire de tous ces excès qui devraient les confondre. J'ai connu une infinité de moines qui en temps de carnaval s'approchaient de moi, et ôtaient leurs masques pour se faire reconnaître. Ils menaient chacun leurs demoiselles par la main. Et le lendemain dans les sacristies tout leur entretien, avant que d'aller à l'autel pour dire la messe, était des débauches qu'ils avaient faites le jour précédent, et de celles qu'ils devaient encore faire le même jour. Je me souviens d'une histoire que me raconta un jour un de ces bons moines, laquelle pour quelques circonstances assez rares et particulières mérite bien que je vous en fasse le récit. C'est à Venise qu'elle s'est passée. Ce moine rapporta qu'il y avait trois semaines qu'il lui était arrivé une très heureuse aventure ; savoir qu'en allant le soir à la comédie, il avait rencontré une dame de qualité en masque, qui était autant qu'il l'avait pu conjecturer depuis, une noble Vénitienne. Comme elle était seule et qu'elle s'adressait à lui plus qu'il ne s'adressait à elle, il la prit d'abord pour une femme publique, et dans cette pensée il la pria d'aller avec lui à la comédie. La dame accepta volontiers ses offres. La comédie étant finie le religieux s'offrit de la reconduire chez elle ; et elle qui ne demandait pas mieux fit aussitôt signe aux gens qui l'attendaient à la rive avec sa gondole, de la venir recevoir. Le moine entra avec elle, et trouva au fonds de la barque un gentilhomme masqué qui le reçut fort civilement. La dame craignant que la peur ne l'eût saisi, lui dit de ne rien craindre, et commanda aux barquerolles de voguer. Il était environ une heure après minuit. La lune était dans le défaut, et l'air étant tout couvert de nuages empêchait qu'on ne pût rien entrevoir à la lueur des étoiles. On lui fit faire tant de tours et de détours dans les canaux de Venise, qu'il ne lui fût pas possible de s'imaginer en quel endroit de la ville il était. Tout ce qu'il pût reconnaître, c'est que l'on fit arrêter la gondole à la porte de derrière d'un grand palais, et aussitôt plusieurs laquais masqués vinrent éclairer avec des flambeaux, et on le conduisit par un escalier secret dans une grande salle en haut, où il trouva encore quelques personnes masquées. Quoique ce moine fût un jeune homme fort résolu, il avoua qu'il fût saisi d'une frayeur extrême, particulièrement lorsqu'il vît que la dame s'était retirée, et l'avait laissé seul avec le gentilhomme et quelques valets masqués ; et il ne s'attendait rien moins qu'à la mort. Mais le gentilhomme d'un autre côté fit tout son possible pour le rassurer. On couvrit la table d'un fort beau dessert, et on lui servit de plusieurs sortes d'excellents vins. Après quoi on lui montra un fort beau lit, où on lui dit de s'aller coucher. Le moine voyant qu'il y avait danger à ne pas obéir fit tout ce qu'on voulait de lui. Sitôt qu'il fut au lit, on éteignit le feu et tous les flambeaux dans la chambre, et un moment après la dame entra et alla se coucher avec lui, lui donnant mille assurances qu'il ne lui arriverait point de mal. Le religieux fut gardé et servi pendant quinze jours consécutifs de la manière que je viens de dire, sans qu'il pût reconnaître où il était, ni aucun des gens qui l'accompagnaient ou le servaient. Tout ce qu'il pût conjecturer par les discours de la dame fut : Que comme elle ne pouvait pas avoir d'enfants de son mari, il avait consenti pour se venger des plus proches parents, à qui il ne voulait pas que succession tombât après leur mort, qu'elle trouvât les moyens d'avoir un héritier, et qu'ils n'avaient jugé de personne plus propre pour ce dessein que de se servir d'un jeune moine bien fait comme lui. Ainsi après beaucoup de civilités et de bons traitements, mais aussi après un horrible péché, il fut congédié. On lui donna la valeur de cinquante guinées en or ; et l'ayant fait rembarquer une nuit, après plusieurs tours et détours qu'on lui fit faire, on le remit à peu près à l'endroit où on l'avait pris, sans qu'il lui ait jamais été possible de rien découvrir davantage. Il racontait lui-même cette aventure avec un transport de joie, qui marquait bien, quoiqu'il fût sur le point d'aller dire la messe, qu'il n'aurait pas été fâché de se trouver encore dans de semblables circonstances.

Un autre moine n'eut pas une si bonne fortune que celui-ci. Une dame de qualité l'avait introduit en l'absence de son mari, et peut-être dans la pensée aussi de lui donner un héritier ; mais par malheur le mari étant retourné à l'improviste, le bon frère fut surpris et pris sur le fait. Le gentilhomme lui donna une des chambres de son logis pour prison, et l'y fit garder quinze jours jusqu'à une certaine fête, où l'on devait faire une procession générale. La procession devait passer par devant son logis. Le gentilhomme ayant donc pris son temps, il le fit fouetter par quatre de ses laquais, et justement au milieu de la procession lorsque les pères carmes passaient qui était l'Ordre religieux dont ce frère était, il le fit mettre dehors tout nu avec un grand écriteau sur le dos, et l'obligea de s'enfuir au travers de la procession. Cela causa un grand scandale. Et les pères carmes qui s'y trouvaient les plus affrontés, portèrent leurs plaintes à l'Inquisition, prétendant que le gentilhomme était un hérétique ennemi des Ordres religieux, qui ne cherchait qu'à en prostituer l'honneur : mais cet honnête homme sut fort bien se défendre, et justifier son procédé contre la malice diabolique de ces moines.

Je pourrais vous rapporter ici une infinité d'histoires curieuses des amours et des intrigues des moines et des prêtres, si je ne savais qu'il est du devoir d'un honnête homme, de ne parler qu'avec beaucoup de modération, d'un vice dont la découverte est également dangereuse à celui qui l'a fait, et à ceux à qui elle est faite. Je vous dirai seulement pour trancher court sur ce point ici, que je n'ai jamais conversé avec un seul moine ou avec un seul prêtre de l'Église romaine, autant de temps qu'il en fallait pour les fonder un peu, que je n'aie reconnu à la fin qu'il avait des pratiques secrètes avec les femmes, ou ce qui est pire, et que je ne voudrais pas nommer, qui n'ait été adonné au vice abominable de la sodomie. Plusieurs d'entre eux étaient des saints en apparence. Ils ne parlaient que de la Sainte Vierge et du Purgatoire, et je ne recherchais leur amitié que parce que je les croyais d'abord gens de bien. Mais quelque temps après je reconnaissais à mon grand regret, que je m'étais trompé dans la bonne opinion que j'avais conçue de leurs personnes.

Je connaissais à Venise un procureur d'une maison religieuse qui était l'homme qui avait la physionomie la plus avantageuse du monde. J'étais édifié de voir avec quelle modestie et humilité extérieure il était habillé. Au lieu que la plupart des autres moines d'Italie portent de belles étoffes lustrées, de beaux chapeaux, des bas de soie, et des souliers mignons, celui-ci n'avait rien que de fort simple, et portait un grand vieux chapeau d'un pied et demi de bord qui lui pendait de tous côtés, avec un grand chapelet de bois à sa ceinture. Il avait avec un air et un port qui ne respirait que la dévotion, et sa messe, que les autres expédient en moins d'un quart d'heure, durait toujours une heure et demie. Il aimait aussi les livres ayant passablement bien étudié. Ces bonnes qualités jointes à quelques autres qu'il possédait encore et à un fort bon renom qu'il s'était acquis, quoique ce fut par son hypocrisie, furent les motifs qui me portèrent à rechercher son amitié. Je m'estimai de rencontrer beaucoup de facilité dans l'exécution de mon dessein et pendant sept mois de conversation que j'eus avec lui, je ne reconnus rien que de fort honnête dans ce religieux. Il semblait même qu'il eût comme un esprit de prophétie ; car ce qu'il avait prédit de la délivrance de Vienne et de l'entière déroute des Turcs fut fort ponctuellement accomplie [le 12 septembre 1683]. Il aurait été à souhaiter pour lui, qu'il eût aussi bien prévu les mauvaises conséquences que devait attirer sur lui la vie licencieuse et débordée qu'il menait secrètement, pour tâcher d'y remédier. Ce bon moine en apparence, que j'estimais comme un homme venu du Ciel, fut obligé par un accident qui lui arriva, de me découvrir toute sa mauvaise vie. Une femme débauchée qu'il avait entretenue pendant plusieurs années, avait enfin résolu de le perdre de réputation. Sachant mieux qu'aucun autre combien ce moine hypocrite était amateur de la vaine gloire, il y avait déjà quelques mois qu'elle le menaçait de le décrier s'il ne lui donnait l'argent qu'elle lui demandait. Elle avait déjà tiré en deux fois cent écus, et était venue pour la troisième lui demander une pareille somme. Il n'aurait avancé de rien de la lui donner ; car la femme n'aurait pas manqué quinze jours après, de lui venir faire les mêmes menaces, qui étaient de déclarer en présence du prieur du couvent et de tous les religieux, que celui-ci entre les mains de qui tout l'argent du monastère passait, avait non seulement forcé sa fille, mais encore abusé un de ses garçons de la manière la plus abominable. Le moine avouait que véritablement il avait eu affaire à l'un et l'autre, et à la mère aussi ; mais qu'il n'avait pas été le premier, puisqu'il y avait longtemps qu'ils menaient une vie prostituée, et qu'il les avait bien payés ; que cependant pour obvier à son imprudence, il me priait de l'aller avertir sérieusement, que si elle ne se contentait de l'argent qu'elle avait reçu de lui, il était dans résolution de la faire tuer. Je fus si éloignée de lui offrir en ceci mes services, que je conçus dès lors horreur de sa personne, et pris résolution de ne jamais plus le voir. J'eus néanmoins la curiosité avant que de me séparer de lui, de lui demander pourquoi il allait vêtu d'un habit si grotesque avec son grand chapeau, lui qui d'ailleurs aimait si fort à courtiser les femmes. Il me répondit qu'il s'était toujours bien trouvé de cet habit-là, parce qu'étant officier du monastère, lorsqu'il allait pour se faire payer des rentes, on en avait plus de respect pour lui : et cela lui aidait aussi à faire sa bourse particulière. Il m'expliqua de quelle manière cela se faisait. Comme nos monastères ne sont jamais sans procès, dit-il, on sait ce que coûte une assignation, une poursuite, un contrat, une quittance, et cent autres formalités que les gens qui plaident savent : il suffit que je fasse voir lorsque je rends mes contes, que j'ai faire tant d'assignations, de consultations, de quittances, etc. et qu'ainsi cela monte à tant d'argent. C'est là mon profit ; car quelquefois je n'ai rien déboursé. Je vais chez l'avocat, chez le procureur, et chez le notaire avec mon grand chapeau : Je fais là le pleureux, et représente le plus qu'il m'est possible la pauvreté du monastère, d'une manière que je porte le plus souvent à compassion, et ainsi ils ne prennent point d'argent de moi, ou bien ils se contentent de peu de chose. De sorte que cela reste dans ma bourse, et je ne suis pas obligé d'en tenir compte à mes supérieurs, étant un fruit qui provient de mon fonds et de ma propre industrie. Mais si j'allais me présenter à ces gens de palais, poursuivit-il, avec un petit chapeau et un habit bien propre, ils diraient : Voilà de bons gros moines qui sont bien à leur aise et qui ont de quoi ; et ainsi ils me feraient payer toutes choses en rigueur : Pour ce qui est des femmes, je suis toujours sur que si ma personne ne leur plaît pas, mon argent leur plaira, et qu'ainsi je serai toujours bienvenu auprès d'elles. Je vis par là que tous ces grands chapeaux, ces vieux capuchons, ces barbes de Capucins, et ces grands collets de Jésuites ne doivent pas êtres des preuves certaines — comme quelques-uns le prennent — que ceux qui les portent sont d'honnêtes gens. Cette connaissance que j'ai eue de leurs désordres, a servi aussi à me convaincre, que le vice de l'impureté est celui qui règne le plus parmi eux ; et que de tous ces voueurs de chasteté, il y en a fort peu, et peut-être point du tout qui l'observent en vérité ; parce que Dieu ne donnera jamais Sa bénédiction aux confiances folles, ni aux vœux téméraires.

De tout ceci, il n'est pas mal aisé de comprendre comme les ecclésiastiques peuvent employer leurs vastes revenus, ce vice de la chair étant un de ceux qui demande le plus de frais pour l'entretenir. Il est vrai que tous les prêtres et les moines ne sont pas également riches. Il y en a plusieurs à qui les bénéfices et les pensions manquent, et qui par conséquent n'ont pas les moyens de faire de grandes dépenses : mais cependant ils en font à proportion. J'en ai vu plusieurs qui n'avaient que l'argent de leurs messes ; ils se laissaient presque mourir de faim pour épargner quelque petite chose, afin d'aller tous les quinze jours, ou une fois tous les mois aux femmes publiques. Il y en a d'autres qui ont l'âme si vile, qu'ils apprennent des métiers et les exercent secrètement pour gagner quelque argent. J'en ai connu qui étaient menuisiers, d'autres tailleurs, et quelques-uns qui rhabillaient des souliers. Beaucoup de gens les font travailler, parce qu'ils font les choses un peu à meilleur marché que les autres. Il y en a même qui apprennent à travailler pour les femmes, comme à faire leurs manteaux et corps de jupes, pour avoir occasion de les aller voir chez elles. Quelques-uns professent de dire la bonne aventure ; et d'autres sont de véritables nécromanciens. Enfin d'autres n'ont pas seulement l'âme basse, mais encore sacrilège : Car quoique selon leurs principes, célébrer plusieurs fois la messe en un jour, soit une des plus grandes profanations que l'on puisse faire ; ces prêtres et moines qui sacrifient toute sorte de religion à leur propre intérêt, passent volontiers par-dessus ce point ici, et disent quelquefois trois ou quatre messes par jour, en différents endroits. Un jour de fête j'entendis de grand matin dans l'église de San Marco à Venise, la messe d'un pauvre prêtre que je connaissais ; et ayant eu occasion la même matinée d'aller à Murano, qui n'est éloigné qu'une petite lieue de Venise, en traversant par une église, je vis le même prêtre qui célébrait encore une autre messe. Deux heurs après je fus obligé de passer à un endroit qu'on appelle la Giudecca, et là je trouvai encore le même prêtre qui célébrait dans un couvent de religieuses. Ce prêtre s'étant tourné au Dominus vobicum de la Messe, me reconnut, et voyant qu'il était découvert, il entra dans une si furieuse crainte et inquiétude durant tout le reste de sa messe, qu'il ne savait presque plus ce qu'il disait, ni ce qu'il faisait. Il omit une partie des collectes et des bénédictions accoutumées ; et après avoir consacré le calice, il s'oublia de l'élever en haut pour le faire adorer du peuple, selon la coutume. La messe étant finie, il se déshabilla avec une précipitation extraordinaire, prit son chapeau et son manteau, et s'enfuit sans demander la paie de sa messe. J'aurais pu le faire arrêter : mais comme c'était une matière d'Inquisition, et que ce tribunal ne m'a jamais plût, je ne le voulus pas faire. Et d'ailleurs je savais qu'il n'était pas le seul, et qu'une infinité d'autres font le même métier tous les jours.

Ma plume est lasse de rapporter des actions scandaleuses et infâmes. Cependant comme il n'y a point de mal dont on ne puisse tirer un grand bien, je souhaite, Monsieur, que de ce que je vous ai écrit ci-dessus, et dans toutes mes Lettres précédentes, vous puissiez au moins en tirer celui-ci, d'être convaincu que le premier argument qui a donné lieu à mes Lettres, et sur lequel vous vous appuyez si fort pour vous confirmer dans la religion romaine, est bien pauvre, bien faible et bien dangereuse ; Qu'il n'est pas possible que ce grand nombre de moines et de prêtres qui tiennent le gouvernail de votre Église soient dans l'erreur, et qu'ainsi l'on peut bien s'en reposer sur eux. C'est là un de ces arguments qu'on appelle : Circulus vitiosus — Un cercle vicieux. Les séculiers s'en reposent pour les matières de la Foi sur les prêtres et les moines : Et en divisant maintenant les prêtres et les moines comme on les divise à Rome — savoir en prêtres en deçà, et en prêtres au-delà des Alpes — on voit que les seconds s'en reposent sur les premiers qui sont les Italiens, et ceux-là en croient entièrement à ceux de Rome, savoir à ce nombre d'ecclésiastiques qui sont autour du pape, et qui passent dans leur esprit pour de grands docteurs. Ceux-ci d'un autre côté ne s'en reposent pas tant sur leur science, qu'ils savent être fort médiocres, que sur le grand nombre de prêtres et de séculiers qui les en croient. C'est ce qui fit dire un jour en chaire, à un de leurs grands prédicateurs, qu'un argument invincible pour prouver la vérité de la Transsubstantiation, était le grand nombre de ceux qui la croyaient, en comparaison du petit qui la déniaient ; que leurs Catholiques étant vingt contre un, devaient être estimés les plus forts. Je ne m'arrêterai pas ici à vous montrer combien ces arguments tirés du nombre ou de la dignité des personnes sont faibles ; il me suffit d'avoir exposé à vos yeux ce que j'ai pu découvrir moi-même de la mauvaise foi de vos pasteurs, et de l'intérêt temporel qu'ils ont de vous abuser et de se tromper eux-mêmes en vous trompant. Car de même qu'ils sont bien aises de servir à la multitude, d'argument de ce qu'elle croit ; aussi Dieu permet que la même multitude leur soit un argument de ce qu'ils croient. Si un aveugle mène un autre aveugle, ils tomberont tous deux dans la fosse, et si un en mène vingt, ils y tomberont tous ensemble. Il vaut bien mieux s'appuyer surtout ce que nous avons de plus fixe, qui sont les Écritures, pour tâcher d'en pénétrer le véritable sens, que de mettre sa confiance sur les hommes, qui aveuglés par leurs intérêts ou par leurs passions, peuvent nous aveugler nous-mêmes et nous tromper. Je finirai cette relation de mon voyage, ou plutôt des remarques que j'ai faites en Italie, par le récit de quelques petites circonstances qui méritent d'être rapportées.

De Milan je pris mon chemin vers le lac de Côme où j'embarquai pour aller pour aller dans la Valteline, et de là je repassai pour une seconde fois la montagne de Splügen où j'allai rendre visite au curé de Campodolcino, mon ancien ami, qui était un docteur de Milan. Il fût surpris de me revoir et d'apprendre que mon dessein était de faire encore un autre voyage aux Grisons et en Suisse. Il m'avertit fort sérieusement de me donner de garde des hérétiques, et de ne converser que le moins que je pourrais avec eux. Je lui dis qu'il serait assez difficile dans uns pays où ils sont si fort mêlés avec Catholiques, de les éviter, et même de les reconnaître. Il me répondit là-dessus, que je les reconnaîtrais tout aussitôt par leurs manières de parler. Vous ne serez pas, dit-il, un demi-quart d'heure dans leur compagnie, que vous entendrez sortir de leurs bouches quelqu'une de ces paroles : La pureté de l'Évangile ; la liberté des enfants de Dieu ; la vérité écrite, le Testament de Jésus-Christ ; et autres mots semblables, qui tendent à exalter la Sainte Écriture par-dessus l'autorité du Saint-Siège. Bien loin que cette notion que ce bon docteur me donna des Protestants me fit concevoir du mépris pour leurs personnes, j'y remarquai quelque chose de beau, qui me les rendit encore plus aimables. Je méditai en passant par les Alpes, que ce qu'on leur objectait comme un crime, pourrait bien faire leur apologie. Comme j'entretenais mon esprit dans ces pensées, j'aperçus de loin une troupe de petits enfants qui accouraient d'un petit hameau qui était sur la montagne, pour me venir demander l'aumône. Je remarquai que ces enfants ne me demandaient l'aumône qu'au nom de Dieu et pour l'amour de Jésus-Christ. Par là je reconnus qu'ils étaient Protestants ; et quoique je n'eusse pas alors de monnaie pour leur faire grand bien, ils ne laissèrent pas de me donner mille bénédictions, et s'en retournèrent fort paisiblement. J'avançai mon chemin, et comme les Catholiques sont mêlés dans ce pays-là avec les Protestants, j'arrivai en descendant dans un autre petit hameau, d'où il sortit aussi des enfants pour venir demander la charité. Ils la demandaient pour l'amour de la Très Sainte Vierge, de S. Antoine de Padoue, et des âmes du Purgatoire. Ils ne voulurent pas se contenter du peu que j'avais donné aux autres, et ils me suivirent avec importunité plus d'un quart de lieue, en récitant un grand nombre d'Ave Maria et de prières pour les morts. Après quoi, voyant qu'ils ne pouvaient rien avoir davantage, ils changèrent leurs oraisons en mille malédictions, et prirent des pierres en leurs mains qu'ils me jetèrent en s'enfuyant. Je connus par cette action, que ces petits Catholiques-là n'étaient pas si bien élevés que les enfants des Protestants, et que la doctrine qu'on leur enseignait, ne produisait pas un si bon effet, que la pureté de l'Évangile dans les autres.

Je continuai ainsi ma route par le pays des Grisons et des Suisses, et sans m'arrêter à l'avis du curé de Campodolcino, je conversai indifféremment avec les Protestants et avec les Catholiques. Je sais qu'il est bien difficile qu'un peuple divisé de religion, quoique sous les mêmes lois et un même gouvernement, comme sont les Suisses, s'entre-aiment parfaitement. Mais j'observai que les Papistes parlaient avec beaucoup plus d'aigreur contre les Protestants, que ceux-ci contre eux ; quoique ces derniers en eussent assurément beaucoup plus de sujet ; car c'était au temps que la persécution était poussée avec le plus de fureur. Je fus soit édifié de plusieurs protestants réfugiés en Suisse, qui bien loin de se plaindre des misères qu'ils avaient souffertes, s'exhortaient par des paroles tirées de la Sainte Écriture, à supporter patiemment toutes les autres que leur exil pourrait leur causer. Ils ne pouvaient même souffrir que l'on parlât mal de leurs persécuteurs, et témoignaient de ne souhaiter rien tant, sinon qu'il plût Dieu de leur pardonner et de les convertir. Un vieux gentilhomme reprit en ma présence avec beaucoup de charité, un jeune soldat français, de ce qu'il s'emportait de paroles contre le roi de France [Louis XIV] ; et lui demanda si la lecture de la Bible lui avait appris cela. Le jeune homme en demeura confus, et le pria d'excuser cette faute, qu'il n'avait commise que par le chagrin de se voir réduit à mener la vie de soldat, après avoir perdu tout son bien.

Me trouvant en Suisse et si proche de Genève, j'y allai passer trois ou quatre jours. J'étais logé chez une bonne veuve fort zélée Protestante. Je m'y trouvai plusieurs fois engagé à disputer sur les matières de la religion. Comme je défendais alors une faible cause, j'éprouvai que les arguments que l'on me proposait étaient faux ; et quoique je ne me rendisse pas d'abord, on remarqua la modération avec laquelle je donnais mes réponses : ce qui fit dire à un des ministres qui s'y trouva, qu'il serait à souhaiter que tous les prêtres de l'Église romaine eussent autant de retenue, parce que cela donnerait plus de lieu de mettre la vérité au jour ; mais qu'ordinairement par leurs emportements, leurs paroles de mépris et leurs injustices, ils rompaient toutes leurs disputes lorsqu'ils se voyaient un peu trop pressés. Ils en agirent assurément avec moi avec beaucoup de civilité ; et après la dispute ils firent préparer une fort belle collation, à laquelle ils m'invitèrent ; me priant seulement, par un certain reproche qui ne me déplût pas parce que je le trouvai juste, de vouloir faire réflexion que leur esprit n'était pas semblable à celui des Papistes : Car, Monsieur, me dirent-ils, vous savez que si nous avions autant disputé en France ou en Italie pour soutenir nôtre croyance, comme vous avez disputé ici pour soutenir la vôtre, on nous maltraiterait, on nous mettrait en prison, et on nous brûlerait tout vifs ; mais pour nous, bien loin d'en venir à des extrémités si barbares, nous ne vous en regarderons pas même de plus mauvais œil, et vous ne recevrez de nous que les meilleurs traitements que nous serons capables de vous faire. Il me sembla apercevoir dans cette conduite, cet esprit de bonté et de douceur avec laquelle Jésus-Christ et les premiers prédicateurs de la Foi convertissaient les infidèles et les pécheurs. L'idée m'en est toujours restée depuis dans l'esprit, et m'a fait appliquer ensuite avec des dispositions plus désintéressées, à lire les livres des Protestants, et à peser leurs raisons. Et les ayant trouvées solides, appuyées sur la parole de Dieu ; et les pratiques de la Réforme conformes à celles des premiers siècles de l'Église, Dieu m'a fait assez de grâce pour disposer ma volonté à les embrasser en abjurant toutes les erreurs de l'Église romaine, auxquelles j'ai renoncé, et renonce de tout mon cœur ; vous souhaitant par charité le même bonheur, comme étant, etc.

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[Notes de bas de page.]

1. Voir Gabriel d'Emillanne, Observations on a Journey to Naples. Wherein the Frauds of Romish Monks and Priests are Farther Discover'd, Londres, Clavell, 1691 — «Observations sur un voyage à Naples, où les tromperies des prêtres et des moines de l'Église romaine sont découvertes davantage.»

2. Cf., Saint Matthieu 16:11, Cavete a fermento Phariseorum et Saduceorum. — «Gardez-vous du levain des Pharisiens et des Sadducéens.»

3. Les Jésuates de S. Jérôme, qu'on appelait aussi les Clercs apostoliques de S. Jérôme, furent fondés à Sienne entre 1360 et 1364 par le marchand Giovanni Colombini ; leur Ordre fut approuvé par le pape Urbain V en 1367 ; à l'origine ces moines suivaient la Règle de S. Benoît, et ensuite celle de S. Augustin. Le pape Clément IX dissoudra l'Ordre le 6 décembre 1668, à cause des couvents vides pour manque de vocations, des discordes au sein de la compagnie entre laïques et prêtres, et des richesses accumulées par la distillation des herbes. Les Jésuates s'établirent à Venise vers 1390, à l'église de Santa Giustina, puis à Santa Agnese et enfin à San Gerolamo où, grâce à une donation du marquis Francesco I Gonzaga, ils purent ériger un couvent dès 1423 et recevoir l'investiture officielle du pape Alexandre VI ; leur église fut dédiée à Santa Maria della Visitazione par l'évêque Jean de Tibériade le 21 décembre 1524 ; suit à la dissolution de l'Ordre en 1668, leurs biens furent confisqués par la République vénitienne ; et, en 1669, le couvent et l'église furent achetés par les Dominicains.

4. Cesare Facchinetti, naquit à Bologne le 17 septembre 1608, fut créé cardinal dans le consistoire du 13 juillet 1643, et mourut à Rome le 31 janvier 1683.


«Tromperies des prêtres et des moines de l'Église romaine en Italie» :
Index et Carte

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]