«HISTOIRE DE L'ABBAYE ROYALE DE SAINT-PIERRE DE JUMIÈGES» ; 18


CHAPITRE 18. — Guillaume de Montaigu, 76e abbé (1639). — Pierre du Cambout de Coislin, 77e abbé (1641). — François de Harlay, 78e abbé (1644). — Notes de bas de page.


GUILLAUME DE MONTAIGU, SOIXANTE-SEIZIÈME ABBÉ (1639).

La nomination du roi est du 4 juin 1638 ; mais le sieur de Montaigu ne prit possession que le 18 août 1639, en vertu d'un arrêt du Conseil rendu à la sollicitation de ses amis sur le refus de ses bulles par le souverain pontife, jusqu'à ce que la France eût un agent général en Cour de Rome pour ces sortes d'expéditions.

Le 18 avril de cette même année 1639, mourut Dom Pierre Gosse, né à Jumièges le 1er avril 1600, d'une famille qui subsiste encore aujourd'hui à Sainte-Marguerite-sur-Duclair. Après avoir brillé dans ses études et dompté les passions de sa jeunesse par la crainte du Seigneur, jusqu'à l'âge de vingt ans, une salutaire défiance de lui-même le fit passer du monde au cloître pour être plus à couvert des tentations du malin esprit. L'odeur de sainteté que répandait la congrégation de Saint-Maur l'attira à Saint-Faron de Meaux, où il fit profession le 10 août 1620, âgé de vingt ans quatre mois et dix jours. Comme il joignait à une solide vertu une grande connaissance des lettres, ses supérieurs se contentèrent de le faire étudier en philosophie et en théologie. Il excella bientôt dans ce dernier genre d'étude ; en sorte que ses maîtres, charmés de ses progrès et de l'étendue de son esprit, le proposèrent eux-mêmes pour enseigner aux autres cette divine science à la fin de son cours. Il en donnait des leçons à Paris dans le collège de Cluny lorsqu'il fut attaqué de la maladie dont il mourut. Les médecins ne crurent pas d'abord qu'elle fût mortelle, et dans cette persuasion ils employèrent toutes les ressources de la médecine ; mais voyant que les remèdes étaient inutiles et que le malade se disait lui-même frappé à mort, ils furent forcés de lui avouer que leur art était trop faible contre la violence de son mal. Quoique Dom Gosse redoutât la mort, cette déclaration ne l'affligea point. Soutenu par une abondance de grâces, et fortifié par l'espoir d'une récompense prochaine, il se prépara, par une confession générale, à recevoir le saint viatique et à paraître devant son juge. Plus la douleur abattait et détruisait son corps, plus son esprit s'élevait et se perfectionnait. Voyant ceux qui l'environnaient s'attendrir sur son état pendant qu'on lui donnait l'extrême-onction, il interrompit le prieur, qui achevait la cérémonie et dit d'une voix embarrassée mais intelligible : «Les âmes des saints sont au Ciel dans des transports de joie», et ayant achevé ces mots, il rendit doucement son âme à Dieu.

La communauté fut plongée dans la tristesse la plus amère ; ses disciples s'abandonnèrent aux larmes et firent retentir le collège de leurs cris. Leur douleur alla même si loin tant elle était sincère, que le chapitre général, tenu à Vendôme au mois de juillet suivant, fut forcé sur l'avis du prieur de les retirer de Cluny, où ils avaient encore une année de théologie à faire. Ils furent envoyés à Jumièges pour la finir, quoiqu'il y eût déjà un cours de philosophie et que la communauté fût nombreuse ; mais Jumièges était, en ce temps-là, la ressource de la congrégation, et l'on ne se plaignait jamais d'être trop chargé. C'est ce que prouve une lettre de Dom Grégoire de Verthamont, successeur de Dom Paul de Rivery dans la place de prieur, au père général, qui lui avait fait des excuses d'avoir taxe l'abbaye à 800 livres de subvention pour le prieuré de Bonne-Nouvelle de Rouen, et de lui avoir envoyé un second cours :

«Il est vrai, M. R. P., que notre communauté est nombreuse, que nos charges sont grandes. Un accident imprévu vient encore de les multiplier : la seconde cloche des tours du portail ayant été cassée, nous l'avons fait refondre dans le mois dernier ; mais tout ce que nous faisons pour nous, quoique fait aussi pour la gloire de Dieu, ne nous dispense pas de contribuer de nos biens au soulagement des monastères que vous réformez avec tant de peine. Ne sommes nous pas trop heureux et en quelque sort récompensés dès ce monde par la part que vous nous faites avoir aux pieuses entreprises dont vous portez tout le poids au nom et comme chef de notre sainte congrégation ? Quant à nos confrères, ils sont logés et contents, et la communauté ne l'est pas moins de leur conduite et de leurs études. Pour moi, ayant tous les sujets de m'en louer, je n'aurai rien plus à cœur que de trouver les occasions de procurer leur avantage, comme aussi de vous faire connoître que personne ne vous respecte et n'est plus véritablement que moy, etc.

A Jumiéges, le 12 septembre 1639.»

Les prélats du royaume, mécontents des privilèges accordés à la congrégation par les papes Grégoire XV et Urbain VIII, songèrent cette année à prendre des mesures plus efficaces pour les renverser au moins en partie. Ils prétendirent tous comme de concert au droit de tenir chapitre dans les monastères de leurs diocèses, de visiter les lieux réguliers, d'interroger chaque religieux en particulier et de faire des règlements en conséquence, ce qui mit les supérieurs dans un embarras d'autant plus fâcheux que, ne pouvant se résoudre à trahir les intérêts de leur corps, ils paraissaient s'exposer à perdre la bienveillance des évêques, qui leur avaient souvent rendu des services importants, et que la congrégation avait respectés dès son jeune âge. Le cardinal de Richelieu les délivra d'inquiétude en écrivant aux évêques de se borner à la visite du Saint-Sacrement ; et ce fut, en effet, le parti que prit l'archevêque de Rouen, dans le cours de ses visites, surtout à Jumièges où il arriva le 21 avril 1640. Il fut reçu sous le dais, au son de toutes les cloches, avec l'eau bénite, l'encens et le Livre des Évangiles. Le prieur le harangua et n'oublia rien, pendant son séjour, pour le convaincre de son respect filial et de celui de la communauté, qui eut l'honneur de l'en assurer elle-même et de le complimenter en habit de chœur dans une chambre de l'hôtellerie.

Le prélat, charmé des égards qu'on avait pour lui, et persuadé qu'ils étaient sincères, crut ne pouvoir mieux témoigner sa reconnaissance, qu'en renonçant au droit qu'il prétendait avoir de visiter le cloître et de de connoître de la régularité : c'est ce qu'il fit par un écrit, de sa main et daté de Jumièges le 22 avril de la même année. Par un autre acte du même jour, il donna à Dom Grégoire de Verthamont, dont il connaissait les talents, et à ceux de ses religieux qui en auraient la volonté et qu'il trouverait capables, le pouvoir de prêcher dans tout son diocèse, d'entendre les confessions et d'absoudre des cas réservés, précaution d'autant plus sage, que le besoin d'ouvriers fut plus grand cette année, où la peste enleva en moins de quatre mois, plus de 1,200 personnes dans la seule péninsule.

Pendant les travaux des moines de Jumièges auprès de tant de moribonds, Louis de Bourbon, comte de Soissons et abbé de Jumièges, ou plutôt possesseur de ses revenus depuis l'an 1612, sous les noms de Marian de Martinbos [le soixante-treizième abbé], de Baltasar Poitevin [le soixante-quatorzième], de Jean-Baptiste de Croisilles [le soixante-quinzième], et de Guillaume de Montaigu [le soixante-seizième], cherchait à répandre par tout le royaume, l'esprit de mécontentement et de révolte. Les quatre années qui lui avaient été accordées par le roi pour demeurer à Sedan étant sur le point d'expirer, il travailla sourdement à se faire un parti pour entrer en France à main armée. On ne s'occupa à Sedan que des préparatifs de la guerre ; on en répara les fortifications, on y transporta toutes les munitions nécessaires pour soutenir un long siège ; on y fit venir des troupes, on fit des traités avec les couronnes étrangères ; enfin le comte de Soissons, soutenu des ducs de Bouillon et de Guise, leva l'étendard de la révolte et se montra à la tête d'une armée pour combattre les troupes du roi, le 6 juillet 1641. Les rebelles furent victorieux ; mais ils perdirent plus par la mort du comte de Soissons, qu'ils ne gagnèrent par leur victoire. Les historiens rapportent sa mort différemment. Les uns veulent qu'il ait été tué dans la mêlée ; les autres croient qu'il se tua lui-même.


PIERRE DU CAMBOUT DE COISLIN, SOIXANTE-DIX-SEPTIÈME ABBÉ (1641).

Quoi qu'il en soit, le roi crut l'abbaye de Jumièges vacante par la mort de ce prince, et il la donna à Pierre du Cambout de Coislin, fils de Pierre César du Cambout, marquis de Coislin, et de Marie Seguier, fille de Pierre Seguier, chancelier de France, âgé seulement de six ans. M. du Becquet, lieutenant criminel au Bailliage de Rouen, prit possession pour le jeune abbé. Sa commission ne s'étendait pas au-delà, et il ne se proposait rien de plus ; mais un agent de l'abbé, digne modèle de ceux qui depuis se sont imaginé être de seconds abbés, fit naître une contestation, qui donna lieu à ce magistrat d'exercer les fonctions de juge. Il s'agissait des clefs du chartrier. L'agent prétendait en avoir une ; les religieux, au contraire, soutenaient que la garde du chartrier leur appartenait et que les trois clefs devaient rester entre leurs mains. On était sur le point d'avoir un procès ; les menaces étaient faites ; mais M. du Becquet termina la querelle en adjugeant la possession aux religieux.

Ce serait ici le lieu de parler de quelques traités entre l'abbaye et les habitants de Jumièges et du Mesnil, pour les sauver des peines effectives qu'ils avaient méritées par leur rébellion aux ordres du roi en 1640 et 1641. Mais comme leurs mauvais procédés envers leurs bienfaiteurs nous donneront occasion de rappeler ailleurs ces traités, nous nous contenterons maintenant d'en citer les époques, pour n'être pas forcé de nous répéter. Dom Grégoire de Verthamont était encore prieur Jumièges et il le fut jusqu'au 27 juin de l'année 1642, que le chapitre général l'ayant nommé visiteur de la congrégation dans la province de Normandie, lui donna pour successeur Dom Maur Dupont qu'il remplaça de nouveau, 18 mois après.


FRANÇOIS DE HARLAY, SOIXANTE-DIX-HUITIÈME ABBÉ (1644).

Vers le même temps, François de Harlay, archevêque de Rouen, permuta son abbaye de Saint-Victor de Paris avec Pierre du Cambout, abbé de Jumièges. L'économat fut donné pour six mois, par lettres patentes du premier janvier 1644, à Louis-Nicolle Bourgeois, de Louviers, et le terme expiré, Dom Toussaint Thibault, prit possession au nom de M. l'archevêque, qui en témoigna sa joie en plein synode par un éloge pompeux de la communauté de Jumièges. La suite nous fera voir qu'il était sincère de la part du prélat et que les religieux le méritaient.

La démission de Dom Maur Dupont, qui se croyait indigne de gouverner une si sainte maison, suffirait seule pour convaincre le public sur ce dernier point. Car, outre les places de prieur qu'il avait dignement remplies, outre la charge de visiteur qu'il avait exercée avec honneur, et qui prouvent suffisamment son mérite et l'estime que les supérieurs en faisaient ; outre une physionomie heureuse et une conversation agréable, il avait une imagination vive, un esprit délicat, une éloquence mâle, des inclinations droites, un cœur bien fait, compatissant, charitable, et porté comme naturellement à la dévotion. Tels étaient à peu près les religieux de Jumièges, si estimables aux yeux de l'archevêque de Rouen.

Tel était en particulier Dom Maur Boucault, ancien religieux de Saint-Bertin, dont il avait refusé la crosse pour embrasser la réforme de Saint-Maur dans Jumièges, où il mourut le 13 octobre de cette même année 1644, avec la réputation du vrai sage (
1), d'un religieux modeste, d'un esprit judicieux et d'un homme de probité, consommé en toutes sortes de vertus. Tel était le vénérable père Dom Claude Martin, dont le panégyrique imprimé à Tours, chez Filibert Masson, en 1697, ne fait pas difficulté de dire que sa vie n'a jamais été tachée d'aucun défaut, ni même d'aucune imperfection. Tel était encore le R. P. Dom Antoine-Maur Tassin, l'un des plus distingués d'entre eux et des plus grands supérieurs qu'ait eus la congrégation. Comme il mourut peu de temps après l'éloge que M. de Harlay avait fait de ses religieux de Jumièges, et que l'occasion d'en parler ne reviendra plus, on nous permettra d'exposer ici l'abrégé de son histoire. Sa vie, qui pouvait passer pour merveilleuse, si elle était écrite, mérite au moins cette notice.

Dom Antoine-Maur Tassin, naquit à Soissons, vers l'an 1576, de parents dans le commerce. Il avait près de vingt-trois ans, quand il prit l'habit religieux à Saint-Crespin-le-Grand (2), d'où il fut envoyé à Paris pour y faire ses études ; ce fut là, qu'après avoir été reçu bachelier, il conçut le dessein de vivre conformément aux vœux qu'il avait faits, et d'embrasser la réforme. Dans cette vue que le Ciel lui avait inspirée, il partit pour Verdun et s'enrichit dans la nouvelle congrégation de Saint-Vannes, où il fit profession entre les mains de Dom Didier de la Cour, le 25 mars 1614. Il se distingua si bien par sa vertu, que dès l'année 1616 on le nomma prieur de Saint-Augustin de Limoges, d'où il fut envoyé la même année avec Dom Anselme Rolle, visiteur des monastères réformés de France, à l'abbaye de Jumièges, pour y jeter les premières semences de la réforme ; en quoi il réussit si heureusement que l'on peut dire c'est aux exhortations de ces grands serviteurs de Dieux et aux soins de Dom Langlois que ce monastère est redevable du rétablissement de la discipline et des avantages spirituels que tant de bons religieux en ont depuis retirés, et qui faisaient dire à archevêque de Rouen que toutes les bénédictions que Dieu avait coutume de répandre sur son diocèse, étaient maintenant réunies sur la seule maison de Jumièges.

Dom Maur Tassin se trouva en 1618 au premier chapitre général, qui se tint aux Blancs-Manteaux pour l'érection de la congrégation de Saint-Maur, et il y fut définiteur, comme dans presque tous les chapitres généraux jusqu'en 1636, qu'il demanda sa démission pour se retirer à Jumièges et s'y préparer à la mort. Il y avait été maître des novices dix-huit ans auparavant, et n'en avait été retiré que pour établir la réforme en d'autres monastères, ayant un goût décidé pour cette sorte d'emploi, à cause des peines qu'il y avait à souffrir, et de l'extrême pauvreté où il se trouvait réduit dans ces introductions. Il n'en fut pas de même de la dignité de visiteur dont on le revêtit en 1624. Il ne l'accepta qu'avec répugnance, parce que les voyages le détournaient de son oraison continuelle et que la multiplicité des objets l'obligeait sans cesse à combattre les impressions qu'elle formait dans son imagination. Dieu le permettait ainsi pour faire éclater Sa puissance et pour éprouver la fidélité de Son serviteur, qui recourait aussitôt à l'oraison et au jeûne comme aux seules armes destinées à chasser cette sorte de démons. Aussi, sa vie n'était-elle qu'une alternative de mortification et de prières. Il passait la plus grande partie des nuits en oraison devant le Saint-Sacrement, et lorsqu'après un peu de sommeil il se réveillait, il retournait promptement à l'église se prosterner devant le Seigneur. La prière était pour lui comme pour ses religieux le canal des grâces, et l'un d'eux, l'étant venu l'y trouver un jour pour lui découvrir quelque peine d'esprit, il le fit mettre en prières auprès de lui, et le renvoya bientôt après, non seulement sans troubles, mais dans une grande tranquillité d'âme. La même chose arriva à plusieurs personnes du monde, qui ont avoué que, si elles avaient quelquefois résisté à ses exhortations, elles avaient été obligées de céder à l'efficacité de ses prières.

Sur la fin de sa vie, ses yeux ne pouvant plus seconder son ardent pour la lecture, ses oraisons devinrent encore plus fréquentes. Il ne sortait presque plus de l'église. Quand un office était fini, il attendait en prières que l'heure d'en commencer un autre fût arrivée. La psalmodie était un délassement pour lui, et la sainte habitude qu'il s'était formée d'adorer les trois personnes divines dans le verset consacré en leur honneur, le remplissait de tant de consolation, qu'il croyait être parmi le chœur des anges, et que ces esprits bienheureux lui faisaient part de leurs lumières et de leurs hauts sentiments sur la grandeur de Dieu qu'ils adorent. Ces sentiments lui rendaient la vie insupportable ; il la regardait comme supplice, et dans l'impatience de sortir de son corps, il le traitait avec la dernière rigueur. Il ne mangeait que des légumes, et l'eau faisait toute sa boisson. Ingénieux à se procurer des mortifications inconnues, il pratiquait les plus communes avec une dureté qui les lui rendait particulières. Les disciplines de fer, les haires, les cilices, les autres instruments de pénitence lui étaient devenus familiers ; mais il s'en servait si secrètement qu'on ne le sut qu'après sa mort.

Nous ne dirons rien ou très peu de choses de sa vie intérieure, parce qu'il est impossible d'exprimer son union avec Dieu, les douceurs et les consolations qu'il goûtait dans les entretiens avec Lui, à moins que d'être animé du même esprit. Il en fut quelquefois privé, ou pour éprouver son amour, ou pour punir de quelques négligences, sans lesquelles les plus grands saints n'ont pas vécu, et ce fut pour lui un temps d'aridités et de sécheresses, qu'on pourrait comparer à celles de Sainte Thérèse ; mais Dieu y mit fin, et depuis sa retraite à Jumièges il reçut tant de grâces intérieures, que de son aveu toutes les faveurs précédentes dont Dieu l'avait comblé n'étaient rien en comparaison. Huit jours avant sa mort il fut attaqué d'une maladie violente, qui ne lui fut sensible que parce qu'elle l'empêchait de tenir son esprit aussi appliqué à Dieu qu'il le souhaitait. Dès le second jour qu'il fut à l'infirmerie, il voulut recevoir les sacrements d'eucharistie et d'extrême-onction. Avec ces secours il attendit la mort avec beaucoup de résignation. Il expira paisiblement le 7 décembre 1645 en faisant le signe de la croix et en disant : «Je vous adore et vous bénis, ô mon sauveur Jésus-Christ, de ce que vous avez racheté le monde par votre croix.» Il fut enterré au cloître du côté du chapitre, par Dom Harel, prieur de l'abbaye.

François de Harlay, archevêque de Rouen, n'était pas le seul qui regardât les religieux de Jumièges comme les favoris de Dieu, et qui les honorât de sa bienveillance : la reine régente Anne d'Autriche n'en pensait pas moins favorablement, lorsqu'en 1644, elle se recommandait à leurs prières, en les confirmant dans leurs privilèges et exemptions de tous droits aux ponts et ports de la rivière de Seine pour les passages de leurs vins et autres provisions de bouche provenant de leurs fonds. Elle n'avait pas changé de sentiments à leur égard en 1646 et 1648, où l'on voit qu'en considération de leur piété et de dévotion elle leur accorda des sauvegardes pour les paroisses de Jumièges, du Mesnil, de Duclair, de Guiseniers et de Saint-Pierre de Longueville, dont ils étaient seigneurs. Ajoutons qu'en 1649, le duc de Longueville (3), sans autre motif que d'avoir été édifié à Jumièges, dans un passage, fit défense aux officiers des troupes qui arrivaient à Duclair de loger aucun soldat chez les fermiers de l'abbaye, et d'y prendre ou fourrager aucune chose appartenant aux serviteurs de Dieu, dont les biens doivent être épargnés à cause de leur vertu. La même année et la suivante, Henri de Lorraine, comte d'Harcourt (4), mit en la protection et sauvegarde du roi et de la reine régente et en la sienne particulière toutes les paroisses dépendantes de l'abbaye, dont leurs Majestés lui avaient singulièrement recommandé les intérêts. Nous ne devons pas oublier de dire qu'en 1654, le duc de la Valette (5) rendit un semblable office aux religieux de Jumièges par un brevet dont les termes méritent d'être rapportés :

«Nous trouvant voisin et ami de l'abbaïe de Jumiéges, et aiant une extrême passion de pouvoir servir et obliger les religieux d'icelle en tout ce qui les touche, d'autant que nous avons expérimenté leur bienveillance, et que nous souhaitons de participer à leurs prières et sacrifices, nous supplions très-affectueusement tous ceux qui sont à prier, tant officiers de cavalerie et d'infanterie que leurs cavaliers et soldats, et commandons aux autres qui dépendent de notre autorité, tant officiers que cavaliers, d'exempter de logements et de contributions les terres, manoirs et fermes de Jumiéges, Duclair et du Mesnil, et de ne permettre qu'il soit fait aucun tort durant les routes, quartiers et passages des gens de guerre, mais de leur donner tout aide, garde, protection et assistance, si besoin est, quoique tout ce qui appartient et dépend de la dite abbaïe royale soit sous la protection et sauve-garde de sa Majesté.»

Cette protection du roi et de la reine régente, dont les religieux de Jumièges avaient ressenti les effets dès l'année 1644, eut cependant des bornes. Leur requête au roi en 1645, tendant à ce qu'il lui plût leur faire délivrer 16 minots de sel à Caudebec, en payant seulement le prix du marchand, fut totalement rejetée, et nous ne voyons pas qu'il nous reste d'autre fruit de leur démarche, que la connaissance de 4 salines à Honfleur, de 7 setiers de sel à Dive et à Varaville, de 13 sommes à Lheure (6) et de 100 boisseaux à Bouteille, près le Havre-de-Grâce (7), dont ils avaient perdu la jouissance, par la destruction de ces salines emportées ou couvertes par la mer.

Vers le même temps, les évêques de France obtinrent du pape Innocent X les mêmes indulgences qu'il avait accordées à l'Italie, pour le jubilé de l'année de sa consécration. Ce jubilé occasionna une querelle entre les religieux de Jumièges et l'archiprêtre ou doyen de Saint-Georges, qui avait assigné l'église de Caudebec pour station aux habitants de Jumièges, d'Yainville, du Mesnil et de Duclair ; mais l'archevêque de Rouen, en ayant été instruit, révoqua l'ordre de son archiprêtre, et commit le prieur de Jumièges pour ordonner les stations des quatre paroisses qu'il aviserait plus à propos. La commission est datée du 1er avril 1645.

Trois mois après, Dom Grégoire de Verthamont fut transféré de Jumièges à Saint-Jean d'Angely, et eut pour successeur Dom Anselme des Rousseaux, qui n'exerça que six semaines ayant été demandé par la reine régente pour prieur des Blancs-Manteaux, à la sollicitation de l'abbesse et des religieuses du Val-de-Grâce, qui le voulurent avoir pour visiteur Dom Jean Harel, dont il prenait la place aux Blancs-Manteaux, fut installé prieur de Jumièges le 1er septembre de la même année par Dom Martial des Forges, visiteur de la province. Quoique l'histoire de ce grand homme appartienne en général à la congrégation, nous ne croyons pas pouvoir nous dispenser d'en dire quelque chose, parce qu'elle intéresse également les habitants de Jumièges, et les religieux de l'abbaye par des rapports intimes, le Père Harel étant de Jumièges et ayant été pendant trois ans prieur de l'abbaye.

Il vint au monde le 31 mars 1592 dans la salle appelée de Charles VII, que les religieux avaient cédée à sa famille dans un temps de trouble, où tout le bourg de Jumièges, tant hommes que femmes, s'était réfugié dans l'abbaye. Quelques mémoires disent même que sa mère accoucha de lui dans l'église. Quoi qu'il en soit, dès ses plus tendres années, ses parents, remarquant en lui un naturel porté à la piété et un esprit vif et pénétrant, s'appliquèrent à cultiver de si heureuses dispositions par une bonne éducation. Après les études ordinaires ils l'envoyèrent à Bourges pour étudier en droit, et le firent passer avocat. Le jeune Harel en fit les fonctions au Parlement de Rouen et y, fit paraître avec éclat la force et la vivacité de son esprit. Il plaida même une cause contre une abbaye de la congrégation, et il la gagna ; mais la congrégation, en perdant sa cause, gagna plus qu'elle ne perdit, car l'avocat reconnut tant de droiture et remarqua quelque chose de si édifiant dans la conduite de ceux contre lesquels il avait plaidé, que quelques jours après le gain du procès il demanda d'être reçu parmi eux. Il fut admis et renvoyé aux Blancs-Manteaux pour y faire son noviciat.

Notre novice fit paraître dès lors ce qu'on devait attendre un jour de lui, par sa ferveur, son zèle, son humilité, son obéissance et son exactitude à l'observance des règles, vertus qui depuis firent son caractère distinctif. Son attachement à sa vocation et le mépris qu'il faisait de lui-même parurent surtout lorsque la contagion ayant obligé les supérieurs de transférer le noviciat des Blancs-Manteaux au prieure de Saint-Nicolas de Nadon, dépendant de l'abbaye de Saint-Faron de Meaux, non seulement il demeura ferme dans le dessein de se consacrer à Dieu, mais qu'il demanda à servir ceux de ses confrères qui furent attaqués de la peste. La maladie ayant cessé, on le ramena aux Blancs-Manteaux, et il y prononça ses vœux avec une joie incroyable, le 7 janvier 1620. Depuis ce jour, il devint un modèle parfait de régularité et d'étude : ce qui porta les supérieurs à lui donner une chaire de philosophie au collège de Cluny, quoiqu'il ne fût pas encore prêtre. Il y fit voir la beauté de son esprit lorsqu'on l'obligea de présider à des thèses de théologie, qui, selon la coutume du collège, se soutenaient tous les dimanches de l'année : car encore qu'il n'eût jamais étudié en théologie, il se fit également admirer, et des externes et des écoliers du collège, dont il s'était contente de lire les cahiers qu'ils avaient pris en Sorbonne quelques jours auparavant.

Après avoir achevé son cours de philosophie à Cluny, il fut envoyé à Corbie pour y étudier la théologie sous le père Dom Athanase de Mongin, dont le nom, la piété et l'érudition sont encore en bénédiction dans la congrégation. Il se comporta dans ses études comme s'il eût encore été novice, et cette occupation ne le détourna jamais d'aucune observance. Il ménageait si bien ses moments qu'il avait du temps pour l'étude et du temps pour vaquer à Dieu. Il devint aussi un savant théologien et un excellent religieux, unissant dans sa personne deux choses qui paraissent incompatibles, une grande science et une profonde humilité. Ce fut la vertu dans laquelle Dom Athanase de Mongin, qui avait un grand discernement des esprits, prit soin de le former, prévoyant ce qu'il pouvait devenir un jour, et voulant munir son cœur de bonne heure par l'humilité, contre les écueils de l'élévation.

L'habile professeur ne s'était pas trompé dans l'idée avantageuse qu'il avait conçue de son élève. Dès l'année 1626, Dom Harel, à peine sorti de ses études et ordonné prêtre, fut élu prieur de Corbie, et nommé en même temps pour enseigner la théologie à ses jeunes religieux. Son administration de Corbie ne fut pas celle d'un novice en fait de gouvernement. Il s'y comporta comme un sage et expérimenté supérieur, et entretint sa communauté dans une parfaite union et une exacte observance. Sa qualité de professeur de théologie ne lui fut jamais un prétexte pour se dispenser de l'office divin ni d'aucun exercice ; sa dignité de prieur ne diminuait rien de son humilité, et ne l'empêchait point de s'occuper, aux choses les plus humiliantes, qui n'étaient pas en petit nombre en ce temps-là. Cette sainte vertu ne l'empêcha cependant pas dans l'occasion de témoigner sa fermeté. C'est ce qui parut à l'égard du gouverneur de Corbie, qui voulait avoir une clef du monastère, pour y entrer et sortir à sa volonté. Il en reçut des invectives très vives, mais l'humble et ferme prieur sans s'arrêter aux injures lui fit voir l'injustice de sa prétention, et le força malgré lui de s'en désister. Quelque temps après, il eut l'honneur de recevoir le roi Louis XIII à Corbie, et de lui faire une harangue qui fut si goûtée par les seigneurs de la Cour qu'ils se disaient les uns aux autres que c'était ainsi qu'il fallait parler aux rois.

Après six ans de gouvernement à Corbie, Dom Jean Harel fut transféré à Saint-Jean-d'Angely, pour y exercer les mêmes offices de prieur et de professeur. Dans l'un et dans l'autre de ces deux monastères, sa conduite fut toujours accompagnée de douceur et de fermeté. Il ne refusait jamais rien de ce qu'il pouvait accorder suivant les règles ; mais il ne se relâchait en rien sur ce qu'il croyait devoir refuser. Tendre pour ses religieux, charitable pour les pauvres, compatissant pour les affligés, il souffrait dans sa propre personne tout ce qu'il leur voyait endurer. Attentif pour les malades, il voulait qu'on leur donnât tous les soulagements possibles ; vigilant à faire remplir les obligations à ceux qui se portaient bien, il ne souffrait point que l'on se dispensât des exercices de régularité ; studieux amateur de la solitude, il ne regardait comme véritables moines que ceux qui la gardaient avec exactitude, et n'aimaient point les courses inutiles. Dans la nécessité où l'on se trouvait à Saint-Jean-d'Angely, d'entendre les confessions des séculiers, il fallut obtenir les pouvoirs de l'évêque de Saintes ; le prélat voulut que les sujets qui seraient destinés pour ce saint ministère vinssent se présenter devant lui ; mais sur les représentations du prieur qui préféra d'être dispensé de cette charge plutôt que d'exposer ses religieux à un voyage qui ne pourrait que nuire à la vie spirituelle qu'ils avaient embrassée, il lui donna la permission d'approuver lui-même ceux qu'il trouverait capables de s'acquitter dignement de cette fonction.

Au chapitre général de 1639 il fut élu assistant du du R. P. Dom Grégoire Tarisse. Cette nouvelle dignité ne fit que l'affermir davantage dans l'humilité, en évitant autant qu'il lui était possible les occasions de paraître, et cachant les grands talents que Dieu lui avait donnés. Le Père Tarisse qui était du Conseil du cardinal de Richelieu, l'ayant un jour mené avec lui, donna occasion de connaître dès la première fois le mérite et la capacité de son assistant. Après que toute l'assemblée eût parlé, on demanda au Père Harel son sentiment sur l'affaire proposée ; il le donna d'une manière si délicate et si solide, qu'il les amena tous à son avis et fit l'admiration de tout le Conseil. Ses six années d'assistance révolues, il fut fait prieur de Blancs-Manteaux, puis de Jumièges, pour les raisons que nous avons rapportées. Il profita de sa retraite pour vaquer à l'oraison, à l'instruction de ses religieux dans des conférences familières, et aux œuvres de pénitence. Il augmenta les pensions de quatre anciens qui vivaient encore et entra fort avant dans la confiance de l'archevêque de Rouen, avec lequel il commença plusieurs traités pour l'utilité du monastère, qu'il se proposait de finir, lorsque le chapitre général de 1648 jeta les yeux sur lui pour le mettre à la tête de la congrégation que Dom Grégoire Tarisse n'était plus en état de gouverner à cause de ses infirmités.

Dom Jean Harel qui assistait au chapitre comme député de sa province et comme définiteur, voyant les dispositions de ses confrères, pâlit à la première proposition qu'on lui eu fit, et mit tout en œuvre pour faire valoir les talents de ceux qu'il croyait mériter le gouvernement de la congrégation, afin de détourner les définiteurs du dessein qu'ils avaient de le lui déférer ; mais ce fut inutilement, tous les suffrages se réunirent en sa faveur. Lorsqu'il s'entendit nommer dans le définitoire en qualité de supérieur général, il se prosterna le visage contre terre, en suppliant les définiteurs de faire un meilleur choix, et de ne lui point imposer une charge dont il se reconnaissait incapable. N'ayant pu rien obtenir, il demanda permission d'aller un moment à sa chambre, et de retour, il se jeta de nouveau aux pieds des électeurs et réitéra ses instances ; mais voyant qu'ils persistaient dans leur élection, il déclara qu'elle n'était pas canonique et qu'il s'y opposait. Il releva pour ce sujet une petite formalité que l'on avait omise, savoir que l'on avait brûlé les billets d'élection, sans examiner le sien pour savoir s'il ne s'était pas donné sa voix à lui-même ; espérant par là manifester sa répugnance, et faire changer le dessein de l'élire ; pour le satisfaire, on fit un nouveau scrutin, dans lequel rien ne fut omis, et il fut élu pour la seconde fois. Alors se confiant dans le secours du Ciel, il fit le signe de la croix et continua comme auparavant à s'appliquer aux affaires du chapitre.

Étant général, il conserva toutes ses pratiques d'humilité, de simplicité, de retraite et de pauvreté. Il allait au travail manuel, et il fut souvent trouvé dans cet habillement, qui le faisait prendre pour un frère convers. Bien loin de s'annoncer comme supérieur général, il était charmé de pouvoir cacher sa qualité. C'est ce qu'il fit un jour chez le président de Maisons, en allant le remercier de quelques services rendus à la congrégation. Il se fit annoncer comme religieux de Saint-Germain-des-Prés, il ne parla de lui qu'en tierce personne, et causa un grand étonnement à ce digne magistrat quand il apprit que c'était le général lui-même qui lui avait rendu visite. La même chose lui arriva dans l'abbaye avec un évêque qu'il entretint longtemps sans se faire connaître. Mais quelque soin qu'il prît de se cacher, son humilité même lui attirait des admirateurs et des visites bien contraires à ses dispositions. Lorsqu'il était connu, il faisait son possible pour diminuer l'idée qu'on avait de lui, et faire voir qu'on le connaissait mal. C'est par un effet de cette même humilité qu'avec une science profonde et une facilité d'écrire et de parler au-dessus du commun, il n'a cependant rien laissé par écrit, quelque capable qu'il fût d'entreprendre les plus beaux ouvrages. Dans ses lettres mêmes, il affectait de répondre en peu de mots et si précisément aux choses nécessaires, qu'on y remarquait son industrie à cacher ce qu'il était.

Il eut de fâcheux événements à soutenir pendant son gouvernement, dans lesquels il fit paraître une force d'esprit admirable et une patience sans exemple. Sa foi vive lui faisait voir en toutes choses la conduite de la Providence, à laquelle il se soumettait si parfaitement, qu'on lui a reproché quelquefois d'être trop indifférent. L'expulsion des religieux de la congrégation du monastère de la Couture, et tout ce qui s'en suivit, était bien capable d'altérer la plus grande modération ; cependant il demeura calme au milieu de cet orage sans rien perdre de sa tranquillité, et se contentant de donner les ordres nécessaires, sans témoigner aucune inquiétude. Dans les affaires épineuses, ils assemblait ses assistants, et après avoir conféré avec eux, il se retirait dans sa solitude et rentrait dans son recueillement. Ce fut lui qui ordonna qu'on tiendrait trois fois la semaine une assemblée composée du général, des assistants et du secrétaire pour traiter des affaires spirituelles et temporelles de la congrégation.

Il la gouverna l'espace de douze ans avec une approbation universelle de tous les religieux, qui s'estimaient heureux de vivre sous un supérieur aussi doux, aussi humble, aussi affable, aussi égal et d'un mérite si distingué. Lui seul avait de lui-même des sentiments tout opposés. Dans tous les chapitres, il avait fait des instances accompagnées de larmes pour être déchargé de la supériorité, et jamais les définiteurs n'y avaient voulu entendre, mais enfin dans celui de 1660, il pressa si vivement, qu'à sa sollicitation, on élut en sa place Dom Bernard Audebert. Le Père Harel crut alors être libre de suivre son penchant pour la solitude ; il songeait même à se retirer à Jumièges ; mais il se trouva bien éloigné de l'accomplissement de ses désirs, lorsqu'il s'entendit nommer prieur de Saint-Denis. Il se plaignit aux définiteurs du nouveau jusqu'on lui imposait ; mais toutes ses remontrances furent inutiles, et il fut obligé de commander par obéissance. Il vécut, étant prieur de Saint-Denis, comme il avait fait étant général, dans la pratique de toutes les vertus. Toute la douceur qu'il trouvait dans ce nouvel emploi était que, n'étant pas regardé par tant de personnes, il y en avait moins qui eussent occasion de l'estimer.

Tous ses travaux se bornèrent à des conférences ou exhortations familières à ses religieux, tantôt sur la grandeur de l'Être souverain, tantôt sur le néant de la créature. Lorsqu'il parlait de Dieu, c'était en des termes pleins de respect et avec des paroles toutes pleines de feu. Sur l'article de l'humilité, ce qu'il en disait partait d'un cœur tellement pénétré, que, s'attendrissant jusqu'aux larmes, il était souvent forcé d'interrompre, quelquefois même de finir son discours. C'est ce qu'ont déclaré plusieurs religieux qui avaient assisté à ses conférences, et qui ont témoigné en même temps qu'il embrassait leurs cœurs d'un feu tout divin. Il ne prêchait pas moins efficacement par ses exemples que par ses paroles. Il était toujours le premier à tous les exercices soit de jour, soit de nuit, et ne pouvant satisfaire à ce point de la règle qui ordonneé au supérieur de sonner l'office divin, il voulut néanmoins y satisfaire en partie en se chargeant d'éveiller les religieux pour l'office de nuit. Il allumait les lampes, préparait ce qui était nécessaire pour les matines, puis se mettant à genoux à sa place, il entrait dans un recueillement profond dont il fallait quelquefois le tirer pour commencer l'office. Quoiqu'il fût supérieur, il animait toutes les actions du mérite de l'obéissance. Tout ce qui se trouvait écrit était pour lui comme la voix de son supérieur, et l'infraction des moindres observances lui était insupportable. Il disait ordinairement que, tant que l'on serait fidèle à ces petites pratiques, la congrégation se soutiendrait et que Dieu la ferait prospérer ; mais que si on les négligeait, elle tomberait infailliblement. La pénitence faisait toutes ses délices, et l'amour de la pauvreté se faisait remarquer dans tout ce qui était à son usage ; habits, ameublements, tout était pauvre. Il gardait un silence si rigoureux, qu'à peine parlait-il dans la nécessite, principalement avant d'avoir célébré les saints mystères ; il conversait même très rarement pendant l'heure de la récréation, la solitude ayant une liaison essentielle avec le silence ; il ne sortait presque jamais de sa chambre ; il fallait un ordre exprès des supérieurs pour qu'il allât à Paris, et lorsqu'il prévoyait que quelques compagnies devaient arriver à Saint-Denis, il se rendait à Argenteuil et y passait la journée en prières.

Quelque temps avant sa mort, il eut un pressentiment que sa fin approchait. Pour s'y disposer, il commença ses exercices des dix jours ; mais dès le second, étant à matines, il fut attaqué d'une fièvre violente, qui, jointe à une fluxion de poitrine, l'enleva au bout de cinq jours. Lorsqu'on lui apporta le saint viatique, voyant tous ses religieux assemblés, il leur recommanda l'humilité, sans laquelle on ne peut entrer dans le royaume des cieux et l'obéissance qui en est le chemin. Il pria Dieu ensuite de leur donner et à lui Sa bénédiction ; après quoi, il fit sur lui le signe de la croix sans rien dire davantage, se ferma les yeux, et après une agonie d'une demi-heure, il expira doucement le 14 mars 1665, vers les six heures du soir. Il mourut avec les regrets de ses religieux, qui perdaient en lui un père tendre, un pasteur vigilant, et un maître excellent de la vie spirituelle. Pour sa personne, c'était un homme fort bien fait, d'une grande taille, d'une complexion robuste, sans aucune infirmité considérable. Il avait l'esprit vif et brillant, il était savant canoniste et possédait parfaitement l'Écriture sainte qui, depuis plusieurs années, était devenue son seul livre.

Nous avons déjà remarqué que depuis l'entrée de Dom Jean Harel à Jumièges, en qualité de prieur, l'abbaye perdit un de ses plus excellents sujets dans la personne de Dom Antoine-Maur Tassin, décédé le 4 décembre 1645. Treize mois après, elle fit une seconde perte, qui, pour lui être commune avec la congrégation et même avec la république des lettres, ne lui fut pas moins sensible. Le 2 février 1641, Dieu retira de ce monde pour le couronner d'une gloire immortelle, Dom Thomas Dufour, un de ces grands religieux, de ces savants profonds, de ces hommes irréprochables, dont on peut faire l'éloge en disant, avec le Sage, «qu'ayant peu vécu, ils ont rempli la course d'une longue vie, par leur âme était agréable à Dieu». Il naquit à Fécamp, dans le pays de Caux, le 27 janvier 1618, trois mois après la mort de son père Gédéon, vicomte de Fécamp, qui étant né dans l'hérésie, rentra dans le sein de l'Église et fut un très zélé catholique, amateur des pauvres et des orphelins, versé dans la lecture des Saints Pères, bon canoniste et habile controversiste. Sa mère, Anne Vimars, fille du sieur Vimars, contrôleur au grenier à sel de la ville du Havre, était douée des vertus les plus recommandable à son sexe. Elle demeura veuve à l'âge de vingt-trois ans, chargée de cinq enfants, auxquels son mari avait laissé peu de biens, beaucoup de dettes et de grandes affaires à démêler. Mais, comme elle était riche de son côté, elle ne voulut pas renoncer à sa succession ; elle fit honneur à tous ses engagements, débrouilla ses affaires et vécut avec ses enfants dans une grande économie, renonçant aux pompes et aux vanités du siècle et ne songeant qu'à leur donner une pieuse éducation.

Thomas, le plus jeune de tous, profita si bien des instructions, qu'il ne lui donna jamais occasion de le reprendre. Lorsqu'il fut en état d'étudier, sa mère qui l'aimait particulièrement, le confia à un saint prêtre, habile et savant dans les sciences humaines. La docilité du jeune étudiant, la vivacité de son esprit et sa grande mémoire firent juger dès lors qu'il serait un jour l'honneur de sa famille. Ayant achevé ses humanités, il fut envoyé à Paris, où il employa la première année à l'étude de la langue hébraïque et des autres langues orientales, dans lesquelles il fit des progrès merveilleux. Il apprit l'hébreu sous un ancien professeur, qui, dans une occasion publique, fit son éloge comme, du plus excellent écolier qu'il eût eu jusqu'alors, et d'un enfant né pour les langues orientales. À l'égard du syriaque et du chaldéen, il l'apprit sans le secours d'aucun maître. La seconde année, il commença sa philosophie dans l'Université de Paris, n'étant encore âgé que de seize à dix-sept ans, et en même temps, du consentement du principal de son collège, il enseigna la langue hébraïque ce qu'il continua pendant toute sa philosophie, au bout de laquelle il était difficile de distinguer lequel était le plus habile philosophe du maître ou du disciple. Il composa des thèses en hébreu sur toute la philosophie, pour la soutenir en cette langue sans avoir de président et un petit lexicon hébreu de tous les termes dont on se sert en philosophie. Il partageait toutes ses heures hors de la classe en exercice de piété et dans l'étude des langues.

Ses thèses soutenues, il s'appliqua à l'étude de la théologie, et devint si profond en cette science, que, disputant un jour sur une question qui venait d'être expliquée, il poussa si loin ses arguments que le professeur fut obligé d'avouer que l'objection était plus forte que sa réponse. Sa seconde année de théologie achevée, il prit la résolution de se faire chartreux, étant pour lors âgé de vingt et un ans. Il fut envoyé à la Chartreuse du Mont-Renaud, près de Noyon, où il fut reçu avec joie et admiré de tous les religieux pour son zèle et sa ferveur. Il y demeura six semaines avant qu'on lui parlât de prendre l'habit ; mais lorsqu'on fut sur le point de le lui donner, le médecin, homme habile et expérimenté, jugea que les longues veilles, jointes au jeûne et à l'abstinence, le rendraient pulmonique et qu'il deviendrait inutile et à charge à l'ordre ; c'est pourquoi on le pria de se retirer. Il quitta sa chère solitude et toutes les douceurs spirituelles qu'il y goûtait, dans un esprit de soumission à l'ordre de Dieu, sans rien perdre de la sérénité de son âme, à sans honte de reparaître dans le monde.

Sa mère qui était inconsolable de sa retraite, eut une joie extrême de le revoir, espérant que son fils, étant prêtre séculier, elle aurait la consolation de vivre avec lui ; mais l'attrait de Thomas pour la solitude lui inspira d'autres desseins. Il résolut d'aller étudier à Harfleur pendant deux ans, pour donner à son tempérament le temps de se fortifier ; après quoi, il se proposait de quitter le monde et de se présenter pour être reçu dans quelque corps religieux, jusqu'à ce qu'un refus marqué lui fit connaître que c'était par la volonté de Dieu ; auquel cas, il entrerait dans l'état ecclésiastique séculier pour y vivre séparé du monde et sans bénéfices. Il n'eut point d'autre occupation à Harfleur que l'étude et l'oraison. Il passait les jours et souvent les nuits entières sans se coucher ni se déshabiller, se contentant, lorsque le sommeil l'accablait, de s'assoupir dans sa chaise, s'accoudé sur sa table, pendant une heure ou deux. Il reprenait ensuite l'étude avec autant d'ardeur qu'auparavant. Sa grande lecture, ses collections, un abrégé de toute la théologie et plusieurs autres écrits qu'il fit en si peu de temps, surpassent toute créance. Lorsqu'il se couchait, vers les deux ou trois heures après minuit, c'était sur des nattes ; il jeûnait tous les vendredis de l'année, et, le reste du temps, il était très sobre. Comme Dieu lui avait donné le don d'oraison, il passait tous les jours deux heures à l'église dans cet exercice, sans parler des prières qu'il faisait dans la retraite et dans sa chambre. Il communiait tous les jours et se confessait deux ou trois fois la semaine de fautes si légères qu'on avait peine à trouver en lui matière d'absolution. Souvent, il allait visiter les pauvres malades pour les consoler, les instruire et les assister du peu qu'il avait. Il était fort réservé dans ses discours, et ne parlait pas même des défauts publics de personne. S'il arrivait qu'en sa présence il échappât à quelqu'un de dire du mal de quelqu'autre, à l'heure même, il le reprenait ou se rendait le défenseur de l'accusé, soit en l'excusant, soit en diminuant la faute. Jamais il ne voulut étudier le traité de la virginité, de peur de souiller la pureté de son cœur par une connaissance quoique théologique des fautes contraires.

Enfin, ne pouvant souffrir le séjour du monde, il alla se présenter au noviciat de Jumièges, où il fut admis, étant âgé d'environ vingt-trois ans et consommé en toutes sortes de sciences et de vertus. Un savant théologien de ce temps-là et son ami intime, lui voyant prendre l'habit, s'écria : «Oh! que de lumières et de sciences renfermées dans le cloître et cachées sous l'habit religieux ! Si, de quatre cents que nous étions en Sorbonne, on eût fait choix des six meilleurs esprits pour les fondre en un seul, il n'eût pas égalé M. Dufour.» Il passa l'année de son noviciat, non comme un novice, mais comme un ancien profès accompli dans la pratique de toutes les vertus religieuses ; il fit profession le 10 août 1637, et le supérieur dit alors à un de ses frères qui s'y était rendu : «Votre frère est un ange et non pas un homme ; il est entré chez nous plus religieux que nous ne sommes nous-mêmes.»

Quelque temps après sa profession, le père Dom Grégoire Tarisse, supérieur général de la congrégation, désirant appliquer ses religieux à l'étude de l'Écriture sainte et persuadé qu'on ne pouvait l'apprendre à fond que par l'intelligence des langues grecques et hébraïques, fit venir à Saint-Germain-des-Prés, Dom Thomas Dufour, et pour savoir au juste jusqu'où allait sa science, il invita un jour à diner M. de Muis (8), le plus habile professeur de langue hébraïque qui fût à Paris. Après le repas, il le conduisit à la bibliothèque et le pria de conférer avec Dom Thomas Dufour. M. de Muis lui fit d'abord quelques interrogations comme à un écolier, puis lui fit interpréter quelques chapitres aisés de la Bible, et voyant qu'il répondait à tout, il le mit sur les grandes difficultés. Dom Dufour ayant pleinement satisfait à toutes avec autant d'humilité que de lumières, M. de Muis prit le Père Tarisse en particulier et lui dit que ce religieux était un maître, qu'il ne croyait pas qu'il y eût dans Paris un seul professeur aussi capable que lui, et qu'il pouvait hardiment le mettre à enseigner les langues. Sur ce témoignage, on lui donna douze religieux, qu'il instruisit si parfaitement, qu'ils devinrent eux-mêmes en état d'enseigner les autres. Quelques années après, il composa une grammaire hébraïque qu'il fit imprimer par un ordre exprès du père général, qui, pour le perfectionner encore davantage dans l'hébreu, l'envoya demeurer à Avignon, où il y avait beaucoup de Juifs, avec lesquels il pourrait conférer et s'instruire de plus en plus.

En ce temps-là on songeait à imprimer la Polyglote de Le Fay, et l'on avait cherché les plus habiles gens pour travailler à cet ouvrage. Ces Messieurs prièrent Dom Thomas Dufour de les aider. Comme il s'agissait de la gloire de Dieu et de l'utilité publique, il y consentit avec l'agrément du père général ; mais voyant qu'on n'apportait pas tout le soin nécessaire à corriger cet ouvrage pour le mettre dans la perfection dont il était susceptible, il ne voulut pas davantage assister aux conférences, pour éviter les contestations de ceux qui s'opposaient à ses sentiments ; et il s'excusa avec autant d'humilité que de prudence.

Sa religion et son humilité ne souffrirent point de ses études, ni de sa grande réputation. Se regardant comme le plus grand pécheur qui fût sur la terre, il croyait que le monde ne serait jamais assez tôt débarrassé d'un fardeau inutile comme lui. Après les matines, il restait en oraison jusqu'à six heures. L'office de prime étant fini, il allait dire la sainte messe et reprenait son oraison, ce qui ne l'empêchait pas d'avoir encore des heures destinées à la prière pendant le reste du jour. Les dernières années de sa vie, il réduisit toutes ses lectures à l'Écriture sainte, aux ouvrages de Sainte Thérèse, de Sainte Gertrude et de Sainte Catherine de Gênes. Il demanda la permission de s'en retourner à Jumièges, sa maison de profession, où le père général l'exhorter de travailler à un commentaire sur les Psaumes. Il l'entreprit par obéissance, mais comme il ne voulait pas se relâcher de ses exercices de piété et de la règle, il ne put continuer cet ouvrage. À peine était-il au dixième psaume qu'il fut attaqué du poumon avec tant de violence, qu'il ne fit plus que languir. Le médecin lui annonça que cette maladie le conduirait à la mort, et cette nouvelle, loin de l'affliger, excita sa reconnaissance pour Notre Seigneur qui lui tenait les portes de la mort fermées jusqu'à ce qu'il fût parfaitement converti. Enfin, sentant approcher son heureux trépas, il se munit de tous les sacrements, qu'il reçut avec toute la piété qu'on pouvait attendre d'un homme qui avait mené une si sainte vie. Dieu, pour achever de le purifier et de le sanctifier, lui donna une agonie qui dura huit jours, durant lesquels il ne cessa de témoigner son ardent désir de jouir de Sa divine présence. Il mourut, ainsi que nous l'avons remarqué, le 2 février 1647, âgé seulement de trente-quatre ans, et fut enterré au cloître, du côté du chapitre. Dom Harel, qui reçut ses derniers soupirs écrivit de lui au père général en ces termes : «Il est mort si saintement, qu'on ne sauroit rien souhaiter de plus pour bien mourir.» Le nécrologe de Jumièges en parle ainsi :

«Dom Thomas Dufour mourut l'an 1647 ; le grand dégoût qu'il avoit de la vie présente, l'aversion des remèdes qui la pouvoient prolonger, le fervent désir de voir Dieu, alléguant qu'un pauvre chien meurt d'envie de voir son maître, marquent ce qu'il étoit, un fort bon religieux, fort intérieur et fort vertueux. Il étoit grandement versé dans la connoissance des langues orientales, comme on peut voir dans la grammaire hébraïque qu'il a composée ; et lorsqu'il fut surpris de la maladie dont il est mort, il faisoit une exposition des psaumes, où l'on voit sa piété et sa doctrine.»

Au mois de juin de l'année suivante, 1648, la congrégation tint son chapitre général à Vendôme, et nomma pour prieur de Jumièges, Dom Martial des Forges, ancien visiteur de la province. Il commença son gouvernement par faire bâtir l'hôtel de la Poterne dans la ville de Rouen. Il travailla ensuite avec M. l'abbé pour le retrait de la baronnie de Norville et la démolition du logis abbatial, qui était abandonné et sans meubles depuis plus de cinquante ans. Mais comme ces traités ne furent exécutés que longtemps après, il n'est pas encore temps d'en parler.

Sur ces entrefaites une révolution extraordinaire et bizarre mit la France à deux doigts de sa perte. Les Frondeurs et les Mazarins, c'est-à-dire le peuple et le Parlement de Paris, d'un côté, le cardinal Mazarin et la Cour, de l'autre, causèrent cette révolution, dont les tristes effets s'étendirent bientôt de la capitale du royaume, assiégée au nom du roi par le prince de Condé, et défendue par le prince de Conti, protecteur du Parlement et du peuple, dans presque toutes les provinces. Une partie de la Normandie suivit les mouvements de Paris et se laissa entraîner au torrent de la rébellion (9). Le comte d'Harcourt qui s'était déclaré pour le roi, y fut envoyé avec une petite armée pour la retenir ou pour la remettre dans l'obéissance. Il occupa le Pont-de-l'Arche sur la rivière de Seine, et avec sa troupe, soutenue du comte de Montgommery, du marquis de Canisy et de quelques autres seigneurs, il se maintint dans cette place et fit quelques courses qui n'aboutirent qu'à des pillages et à la prise de quelques petites villes, telles que Quillebeuf et le Pont-Audemer, tandis que le duc de Longueville, venu au secours de la province, dont il était gouverneur, se jeta dans Rouen et conserva le reste de la Normandie au parti du Parlement. Cependant, l'alarme était universelle, et comme rien ne pouvait arrêter la cupidité du soldat dans l'une et dans l'autre armée, des familles entières abandonnèrent leurs maisons, et se réfugièrent avec leurs effets dans les lieux où elles crurent pouvoir être en sûreté. L'abbaye de Jumièges avait des sauvegardes, non seulement du roi et de la reine régente, mais du comte d'Harcourt même et du duc de Longueville, chefs des deux partis dans la province : ce qui y attira un nombre presque infini de personnes de tout état et de tout sexe, qu'on logea aux plus petits frais possible dans tous les lieux de l'abbaye qu'on put honnêtement leur céder. MM. de la Porte et Dubreuil avec leurs ménages furent logés dans le manoir abbatial, Mme la comtesse de Maulévrier avec toute sa famille occupa les infirmeries qui étaient alors entre le dortoir neuf et les bosquets. M. de Harden, sieur de la Marebroc et du Lendin, partagea, avec quelques autres gentilshommes, la salle de Charles VII et les hôtelleries. Les habitants de Jumièges, d'Yainville et du Mesnil furent distribués dans les bois et chargés de monter la garde tour à tour aux portes du monastère, que l'on tint exactement fermées pendant près de trois mois ; mais cette précaution fut inutile : le comte d'Harcourt et le duc de Longueville tinrent la main à l'exécution de leurs sauvegardes ; pas un soldat ne se présenta pour entrer dans l'abbaye, jusqu'au commencement d'avril que les troubles cessèrent, et que chacun se retira dans désordre avec ce qu'il avait apporté. Quelques manuscrits nous apprennent que M. Mouret (10) ne profita point de cet avantage ; peut-être ne le voulut-il pas parce qu'il était en procès avec les religieux au sujet de leur pêche dans la rivière de Seine, dont il leur disputait le droit au-delà du lit de cette rivière, du côté de son fief du Pont. Le procès durait depuis plus d'un an, quoique la discussion des titres de part et d'autres n'exigeât pas tant de délais ; mais les troubles, dont nous venons de parler, n'avaient pas peu contribué à en retarder le jugement. Il fut enfin terminé, le 16 juin de cette année, par une sentence de la Table de marbre, qui maintint les religieux et leurs pêcheurs, non seulement dans la propriété de la rivière, mais dans le droit de tirer leurs filets à pied sec sur le fief du Pont et tout autre fief limitrophe dans l'étendue de leur pêche (11).

Cependant la congrégation de Saint-Maur s'étendait et se formait de jour en jour par l'introduction de ses religieux en plusieurs abbayes du royaume. Henri de Bourbon, évêque de Metz et abbé de Fécamp, lui offrit la sienne du consentement des anciens ; et, toutes les choses réglées, Dom Jean Harel, supérieur général, donna commission au père visiteur d'aller avec Dom Martial des Forges et quelques religieux de Jumièges prendre possession des lieux réguliers : ce qui fut exécuté le dernier jour de décembre de cette même année, vers les six heures du soir, en présence du grand prieur qui les introduisit, de quelques anciens et des officiers de la justice qui en dressèrent un procès-verbal. L'abbaye de Jumièges perdit à ce nouvel établissement son prieur et quatorze de ses religieux avec deux frères convers qui les avaient accompagnés et qui demeurèrent à Fécamp. On donna pour successeur à Dom Martial des Forges dans le gouvernement de Jumièges Dom Benoît Bonté, qui fut lui-même remplacé, au chapitre général du mois de juin 1651, par Dom Jean-Baptiste de Boulogne, ci-devant prieur de Saint-Germer.

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[Notes de bas de page : * = originale ; † = par l'abbé Loth.]

1*.  Nécrologe de Jumièges.

2†.  Crespin-le-Grand : Crespin-en-Chaye, abbaye de l'ordre de Saint-Augustin, au diocèse de Soissons.

3†.  Duc de Longueville : Henri d'Orléans, gouverneur de Normandie.

4†.  Henri de Lorrane, comte d'Arcourt : comme lieutenant-général pour le roi en la province de Normandie.

5†.  Duc de la Valette : Louis-Charles-Gaston de Nogaret de la Valette et de Foix, lieutenant-général des armées du Roi, mort le 28 janvier l658.

6†.  Lheure : près du Havre.

7†.  Bouteille : près de Dieppe.

8†.  Siméon Marotte de Muis (1587-1644) : archidiacre de Soissons, professeur royal en langue hébraïque à Paris, auteur d'un commentaire estimé sur les Psaumes et d'un livre intitulé : Opera omnia... in omnes psalmos Davidis et selecta Veteris Testamenti cantica, alter vero Varia sacra variis..., Paris, Henault, 1650.

9*.  Paul Pélisson, Histoire de Louis XIV, Paris, Rollin, 1749, t. II.

10†. Mouret : fief su Pont, sis à l'Anneville-sur-Seine.

11*. Archives de Jumièges.


«Histoire de l'abbaye royale de Saint-Pierre de Jumièges» :
Table des Chapitres ; Lexique ; Chapitre 19

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]