«UN COUVENT DE RELIGIEUSES ANGLAISES À PARIS DE 1634 À 1884» ; CHAPITRE 1


CHAPITRE 1 : LA FONDATION, 1634.

Le couvent des Dames Anglaises est une filiation directe de l'abbaye de Notre-Dame-de-Beaulieu, comme nous l'avons dit dans l'Introduction.

Mais comment une communauté anglaise est-elle sortie d'une communauté flamande ?

Le projet. — Depuis plus d'un demi-siècle, William Allen avait fondé, à Douai, ce collège anglais devenu si célèbre par ses savants professeurs, ses nombreux missionnaires, ses confesseurs de la Foi et ses martyrs. En 1624, les chanoinesses de Notre-Dame-de-Beaulieu vinrent établir leur abbaye dans son voisinage. Or, ce fut entre une chanoinesse anglaise de cette abbaye, lady Lettice-Mary Tredway, et un prêtre du collège, Miles Pinkney, plus connu sous le nom de Thomas Carre, que fut concerté le projet de créer, à Douai, un monastère exclusivement ouvert aux Anglaises. Les unes s'y consacreraient définitivement à Dieu dans la vie religieuse, en vue d'obtenir, par leur exil volontaire et le sacrifice de leur liberté, la conversion de l'Angleterre ; les autres y recevraient une éducation religieuse assez solide pour les rendre capables, au retour dans la patrie, de défendre leurs croyances contre les attaques et les séductions de l'erreur.

Cette idée, du reste, n'était pas neuve. Lady Tredway et Carre, dans leur amour de la religion et de leur pays, subissaient l'influence de ce magnifique mouvement de foi et d'espérance chrétienne qui amena sur le continent, au seizième et au dix-septième siècles, un si grand nombre d'Anglais fidèles à la véritable Église de Jésus-Christ.

Collèges et couvents anglais sur le continent. — À partir du moment où la persécution se ralluma, sous le règne d'Élisabeth, il fut aisé de voir que c'en était fait du catholicisme dans l'Île des Saints, si l'on n'organisait pas promptement une résistance sérieuse aux envahissements de l'hérésie. Dès lors surgirent à Douai, à Rome, à Valladolid et ailleurs, ces collèges où des jeunes catholiques anglais venaient s'instruire dans les belles-lettres, et surtout se fortifier dans la foi. Les plus intelligents et les plus dévoués d'entre eux s'appliquaient à l'étude de la philosophie et de la théologie, puis ils faisaient le serment de recevoir les saints Ordres et de retourner dans leur pays comme missionnaires, au péril de leur liberté et de leur vie.

Ce n'est pas tout. La vie monastique avait toujours été abondante et féconde en Angleterre, il ne fallait pas en laisser les sources se tarir. Et l'on vit s'ouvrir, à côté des collèges, de nombreux asiles de recueillement et de pénitence où vinrent se réfugier les âmes avides de solitude, de renoncement et d'immolation d'elles-mêmes à Dieu.

Des communautés d'hommes de la plupart des ordres religieux s'établirent bientôt et envoyèrent aussi leurs missionnaires dans l'Île. Plus nombreuses encore furent les communautés de femmes, et nous ne voyons pas, parmi elles, un seul grand institut de vierges chrétiennes qui n'y ait eu sa représentation. Plusieurs, du reste, s'adonnaient à l'éducation des jeunes Anglaises ; tant on était pénétré de cette vérité, que l'éducation de la jeunesse en général et des jeunes filles en particulier, était l'un des plus puissants leviers à mettre en œuvre pour déraciner et renverser l'hérésie.

On le voit, lady Tredway et Thomas Carre, dans leur projet, obéissaient à un entraînement général. Ils voulaient grossir les rangs de cette milice pacifique qui combattait sans relâche par la prière, la parole et le sacrifice, et qui finit, à force de patience et de persévérance, par reconquérir le droit de vivre sans crainte sur le sol de la patrie, et d'y professer en liberté l'antique foi des aïeux.

Le projet dont nous venons de parler ne fut pas conçu, croyons-nous, avant l'année 1631.

Lady Lettice-Mary Tredway. — C'était alors une femme dans 38 ans, ayant près de 20 ans d'expérience de la vie religieuse, et réunissant en elle toutes les qualités de piété, d'intelligence, de cœur et de volonté nécessaires au gouvernement d'une communauté.

Née vers la fin de 1593, elle était de fort noble lignée. Lord de la Ware, troisième baron d'Angleterre, figurait dans sa parenté. Son père était sir Walter, Esquire de Buckley Park dans le Northamptonshire ; sa mère, Elizabeth Weyman. Son unique sœur, nommée également Elizabeth, épousa William Stafford de Blotherwick.

À quelle époque lady Tredway passa-t-elle sur le continent? Nous ne saurions le dire, mais elle devait être encore fort jeune, et ce fut probablement pour faire son éducation chez les Chanoinesses de Notre-Dame-de-Beaulieu.

Le 14 juillet 1616, elle entra au noviciat de cette abbaye, et le 2 octobre de l'année suivante, elle s'engagea définitivement dans les liens de la vie religieuse.

Nous savons fort peu de choses de sa vie claustrale à Sin-le-Noble et à Douai. Dieu la préparait dans le silence aux grands devoirs qu'il devait lui imposer plus tard. Aimée de toutes ses sœurs, elle les édifiait par sa piété profonde et sa stricte observation des moindres règles. Mme d'Assonville, son abbesse, l'avait prise en grande affection. Elle la rapprocha de sa personne, en l'instituant sa chapelaine. Ce n'était point là sans doute une dignité qui conférât une part directe au gouvernement de la maison, mais une marque de haute estime, accordée par la supérieure à une religieuse qui devenait, en quelque sorte, sa confidente officielle.

Thomas Carre. — C'était d'une ancienne famille de Broom Hall, dans l'évêché de Durham, où il était né en 1599. Il avait ainsi six ans de moins que lady Tredway.

Ses premières années et une partie de sa jeunesse se passèrent dans le protestantisme ; mais il entra bientôt dans le giron de l'Église catholique, frappé d'un prodige qui arriva sous ses yeux.

Voici comment Edward Lutton, son successeur dans l'aumônerie des Dames Anglaises, rapporte le fait au cours de son oraison funèbre de Thomas Carre lui-même.

«Dieu, qui l'avait prédestiné à être un membre influent de son Église, l'y amena en le rendant témoin de l'exorcisme d'un possédé par un prêtre catholique.

Le pauvre possédé donna de telles marques de son malheur, que la triste vérité ne pouvait pas être mise en doute. La merveilleuse soumission du malin esprit aux commandements du prêtre montrait, d'une manière éclatante, que l'Esprit de Dieu devait être dans l'Église dont les ministres exerçaient un tel empire sur les démons.

Vous le savez, continue l'orateur, c'est par le doigt de Dieu que les démons sont chassés, si in digito Dei ejicio dæmonia (1)... Ce doigt divin ne pouvait indiquer que la véritable Église à notre cher défunt, et il lui fut facile de reconnaître la société des vrais fidèles, en rapprochant ce qu'il voyait de cette promesse de Jésus-Christ : Voici les miracles qui accompagneront ceux qui auront cru ; ils chasseront les démons en mon nom (2)».

Carre entra d'assez bonne heure au collège de Douai où il fit de brillantes et solides études littéraires et philosophiques, et se distingua surtout par une profonde et tendre piété.

À peine avait-il commencé sa théologie, que des affaires de famille l'appelèrent dans son pays.

Les supérieurs jugèrent à propos de ne pas le laisser partir avant qu'il eût reçu les ordres sacrés. On se hâta de lui en enseigner les cérémonies, et, dispensé des interstices, il fut ordonné sous-diacre le 11 juin 1625, diacre le 14 du même mois et prêtre le 9 juillet de la même année.

De retour à Douai, il continua et termina ses études théologiques.

Il est probable qu'il partit pour la mission d'Angleterre. Suivant les règlements du collège, il en avait fait le serment en recevant la tonsure, le 13 juin 1620. Nous n'avons trouvé cependant aucune trace de sa vie de missionnaire. Ce qu'il y a de certain, c'est que le docteur Kelisson, son supérieur, ayant reconnu en lui de remarquables aptitudes aux affaires, l'institua procureur du collège. Ce fut pendant qu'il exerçait cette fonction que lady Tredway et lui échangèrent leurs idées sur la fondation d'un monastère exclusivement réservé aux Anglaises.

Projet approuvé. — Dans toutes nos entreprises, à plus forte raison dans celles qui tiennent à la gloire de Dieu et au salut des âmes, la sagesse chrétienne nous fait une loi de recourir à trois grandes sources de lumière : la prière, qui incline Dieu vers nous et nous le rend favorable ; la réflexion, par laquelle nous consultons la Raison éternelle dans le sanctuaire de notre propre raison ; le conseil, dont le contrôle impartial rectifie nos idées, et prévient ou guérit les illusions de l'imagination et de l'amour-propre.

Lady Tredway et Thomas Carre prirent donc leur temps pour la prière et la réflexion ; puis, quand ils jugèrent leur projet assez mûr, ils le soumirent, la première à son abbesse, Mme d'Assonville ; le second au docteur Kelisson et aux membres du conseil du collège.

Il fut unanimement approuvé.

Carre ne s'en tint pas là. Les affaires de la procure ou du clergé l'appelant à Londres, il voulut recueillir les avis du chapitre d'Angleterre.

Ils lui furent également favorables.

Recherches de postulantes. — Le moment d'agir était venu, et Thomas Carre n'était pas homme à s'endormir sur la grève lorsque le vent poussait sa barque au large.

Le point important était de rassembler les premiers éléments d'une communauté : on trouverait facilement une maison à Douai. En attendant, les postulantes seraient placées comme pensionnaires à Notre-Dame-de-Beaulieu. Lady Tredway y commencerait leur formation religieuse. L'argent ne manquerait pas : lady Tredway était en grand crédit auprès des personnes les plus considérables de la ville, et les fonctions de Carre lui avaient procuré de nombreuses et riches relations.

Dès lors, il lança les plus actifs de ses amis, parmi les missionnaires, à la recherche de jeunes Anglaises se destinant à la vie du cloître.

Quand on entre dans un chemin battu depuis longtemps, on n'a qu'à le suivre, on sait où il mène, et l'on n'a guère à prévoir que les fatigues de la marche. Mais quand il faut le frayer soi-même dans l'épaisseur des bois, sans bien savoir où l'on aboutira, on a besoin d'une forte dose d'énergie pour ne pas jeter le manche après la cognée, et toutes les volontés ne sont pas douées de ce vigoureux ressort. Il fallait donc à nos fondateurs des coopératrices assez déterminées pour ne pas regarder en arrière après avoir mis la main à l'œuvre, et pour se jeter, tête baissée, dans une entreprise dont les commencements surtout exigeraient le plus généreux esprit de sacrifice.

La Providence divine prit soin de les leur choisir elle-même.

Bridget et Dorothy Mollyns. — Bientôt, en effet, arrivèrent à l'abbaye de Beaulieu deux jeunes misses, Bridget et Dorothy Mollyns, l'une âgée de 18 ans, l'autre de 17.

C'est l'âge des généreuses audaces dans les âmes viriles.

Elles étaient de noble souche. Leur père était l'Esquire William Mollyns, du comté d'Oxford ; leur mère, Bridget Tamworth, du Lincolnshire.

L'aînée de ces deux enfants ne se doutait pas que les suffrages d'une nombreuse communauté l'appelleraient, quarante ans plus tard, à succéder à celle aux pieds de laquelle elle se jetait maintenant, et qui allait être bientôt son abbesse.

Une assez singulière mésaventure, au commencement de leur voyage, retarda leur arrivée.

Sur le point de s'embarquer à Douvres pour traverser le détroit, elles furent arrêtées par la police, et, sans autre forme de procès, emprisonnées dans la forteresse.

Quel fut le motif de cette arrestation ? Les Annales du couvent n'en disent pas le moindre mot. La réponse se trouve peut-être dans la date de l'incident.

C'était en 1632. On ne sortait pas alors en toute liberté de l'Angleterre. Pour arrêter le progrès de l'émigration des Puritains en Amérique, des édits royaux prescrivaient à tout sujet anglais, quittant l'Île, de prêter auparavant le serment de foi anglicane et de suprématie épiscopale. C'était faire des principes mêmes des Puritains la barrière qui devait les retenir dans le pays. Mais ce serment était encore moins acceptable par les Catholiques.

Il est probable qu'il fut exigé de nos jeunes voyageuses qui se refusèrent naturellement à le prêter.

De là leur séquestration.

Nous ne pensons pas qu'elles restèrent fort longtemps sous les verrous. Elles furent ramenées à Londres, et là, mises en liberté.

Plus d'une, à leur place, découragée par ces commencements, eût laissé sa vocation religieuse dans la tour de Douvres. Il n'en fut pas ainsi des deux sœurs. Leur désir ardent de se donner à Dieu triompha en elles de la crainte des édits royaux. Elles renouvelèrent leur tentative d'évasion, et, s'embarquant dans nous ne savons quel port, où les yeux de la police étaient probablement moins ouverts, elles arrivèrent enfin à Douai, après un long détour en mer.

Lady Tredway n'eût pas mieux accueilli deux anges descendus du Ciel pour lui annoncer que son projet était béni de Dieu ; et les jeunes postulantes, en attendant que leur nombre s'accrût et qu'une autre demeure leur fût préparée, restèrent en qualité de pensionnaires à Notre-Dame-de-Beaulieu.

Elles durent passer une année sans voir arriver de nouvelles compagnes, mais enfin Carre, revenant de Londres, en amena deux avec lui.

Éléonore Skinner et Sarah Morgan. — La première, fort hésitante entre le monde qui lui ouvrait les plus brillantes perspectives et le cloître qui ne l'attirait pas moins, voulait, pour en finir avec ses incertitudes, se recueillir devant Dieu, et s'éclairer des conseils de lady Tredway, dont on lui avait fait le plus grand éloge. C'était Eleonore Skinner, fille d'Anthony Skinner, Esquire du comté de Warwickshire, et d'Elizabeth Gage, du comté de Sussex.

La seconde était une enfant, une perle, un bijou, tout ce que vous voudrez de tendre, de gracieux et d'aimable. Elle était, croyons-nous, orpheline, et vivait sous la garde de deux bons vieillards, son oncle et sa tante, qui ne voyaient plus en ce monde, à leur horizon, que Dieu et cette ravissante créature.

Il y eut bien des larmes versées lorsque vint le moment de la séparation. Mais Dieu avait parlé au cœur de l'enfant, et il s'était fait entendre également à la conscience et à l'amour chrétien de ses protecteurs. Et les deux vieillards ouvrirent avec résignation leurs mains émues, laissant tomber au pied de la croix cette fleur charmante, qui jusque-là avait embaumé leur vie. Elle se nommait Sarah Morgan et sa vieille famille remontait à la conquête normande. Son père était John Morgan de Tredegar (Monmouthshire), et sa mère, Mrs Eston ou Elston de Maidsmorton (Buckinghamshire).

Le voyage ne se fit pas, dit Carre, sans traverses, difficultés et accidents. Mais enfin on arriva à Douai, et les deux jeunes recrues furent installées auprès de leurs compagnes.

Projet pour Paris. — Or, pendant que Thomas Carre était en Angleterre, George Leyburne, — ancien chapelain de la reine Henriette de France, ami de Monk avec lequel il s'était lié dans la Tour de Londres, président nouvellement élu du Collège de Douai, — avait fait une visite à lady Tredway et à Mme de la Rue. Cette dernière avait promis à lady Tredway de la suivre au futur monastère.

George Leyburne leur avait dit des merveilles de Paris. Il fallait s'établir là et non à Douai. Les maisons religieuses étaient en pleine prospérité dans la grande ville, et l'on y trouverait, pour la nouvelle fondation, des ressources qu'on ne trouverait nulle part ailleurs.

Son discours eut auprès de ces Dames un tel succès de persuasion, qu'elles ne rêvaient plus que Paris. Elles ne voulaient plus entendre parler que de Paris, et elles se mirent, l'une et l'autre, à harceler le pauvre Carre pour le déterminer à renoncer à Douai pour Paris.

Il était bien loin pourtant de partager leur enthousiasme. Aux yeux de son bon sens, c'était sans doute un très beau rêve, mais c'était un rêve et rien de plus. Quitter Douai, où ils avaient tant d'amis disposés à leur procurer des ressources, pour s'aventurer dans une fondation, sans argent, sans crédit, à l'étranger, dans une vaste cité où ils ne connaissaient personne, c'était lâcher la proie pour l'ombre, s'exposer témérairement à tous les périls de l'inconnu, et en vérité tenter la Providence. Il ne pouvait pas, ne devait pas, lui, se mettre à la poursuite d'une semblable chimère.

Ces considérations, malgré leur justesse, ne touchaient nullement ces Dames. Elles trouvaient réponse à tout, et tenaient bon pour Paris. Si bien que Thomas Carre se sentit ébranlé dans son opinion par leur persistance, et qu'il commença à craindre, en faisant trop la sourde oreille, de s'opposer aux vues de la Providence divine.

Mgr Richard Smith. — La seule connaissance qu'il eût alors à Paris, était Mgr Richard Smith, évêque in partibus de Chalcédoine, ex-vicaire apostolique d'Angleterre et d'Écosse. Ce prélat, obligé de fuir sa patrie, vivait auprès de Richelieu dans le palais même du cardinal-ministre.

Nul mieux que lui n'était en mesure d'éclairer Carre sur la possibilité de fonder un monastère à Paris ; nul mieux que lui n'était en position de lui en faciliter les moyens. Carre se décida à aller le consulter.

Smith le reçut à bras ouverts, et voulut qu'il fût son commensal pendant toute la durée de son séjour.

À la première ouverture que le procureur de Douai fit de son projet, ou plutôt de celui de ces Dames, le prélat le regarda avec un sourire de compassion.

«J'admire, lui dit-il, le courage avec lequel vous vous jetez dans une entreprise où vous recueillerez tant de soucis.

— Monseigneur, repartit aussitôt Carre, beaucoup moins décidé que l'évêque ne pouvait le croire, si Votre Grandeur n'approuve pas ce projet, j'y renonce à l'instant même.

— Mon intention n'est point de vous décourager, reprit Smith, bien loin de là ; je veux, au contraire, vous aider de tout mon pouvoir. Je fais de votre affaire ma propre affaire, et si elle ne réussit pas, soyez assuré que ce ne sera pas faute d'y avoir mis tout mon zèle».

Il tint parole, communiqua le projet à Richelieu, et obtint de lui son intervention personnelle auprès de Louis XIII.

Une requête fut aussitôt présentée au roi, par lady Lettice-Mary Tredway, pour fonder à Paris un monastère de chanoinesses régulières de l'Ordre de Saint-Augustin.

Lettres patentes de Louis XIII. — Le roi lui accorda alors par lettres patentes données à Saint-Germain-en-Laye, au mois de mars 1633, signées de sa main et scellées du grand sceau de cire verte, la permission «d'acheter ou faire acheter en quelque lieu le plus propre et commode de sa bonne ville de Paris ou aux faubourgs d'icelle, une place pour bastir, ériger ou faire ériger un monastère dudit ordre de Saint-Augustin.»

Il y mettait certaines conditions.

Cette fondation devait se faire «en connaissance de son amé et féal conseiller en ses conseils d'Estat et privés, le Sieur de Gondy, archevêque de Paris.»

Dans ledit monastère on recevrait «seulement des filles natives du royaume d'Angleterre, ou qui seraient nées hors d'iceluy de père et mère anglais.»

«L'établissement dudit monastère et l'entretainement des religieuses ne seraient pas à la charge du public.»

«Pour la direction et gouvernement dudit monastère et religieuses, seraient donnés et institués des prêtres séculiers anglais et non d'autres.»

Enfin, «tant ladite suppliante que les autres religieuses seraient tenues de faire prières à Dieu tous les jours pour la prospérité et santé du roi et de ses successeurs, pour la prospérité et tranquillité de l'Église et de ses États (3).»

Exigences d'Henri de Gondi. — D'après la teneur de ces lettres royales, l'agrément de l'archevêque de Paris devait être obtenu avant de rien entreprendre, et Henri de Gondi refusa absolument son consentement. Il exigeait qu'on lui montrât les titres d'une fondation de rentes assurant la subsistance de la communauté.

La condition était irréalisable : lady Tredway n'avait en perspective que les dots des jeunes filles alors réunies à Notre-Dame-de-Beaulieu, et ces dots ne pouvaient être perçues avant la profession de celles-ci ; or qui savait avec certitude si elles persévèreraient dans leur résolution ?

Richard Smith fit l'impossible pour obtenir de l'archevêque qu'il se montrât plus coulant sur cet article.

Il échoua.

Sans se décourager, il le fit solliciter par plusieurs de ses collègues dans l'épiscopat.

Henri resta inflexible.

Sur ces entrefaites, Carre fut rappelé par des affaires urgentes à Douai. Comme il ne désespérait pas de vaincre l'obstination d'Henri de Gondi, dans la crainte que les démarches ne vinssent à languir, il pria le docteur Strafford d'accompagner Smith dans ses visites de solliciteur.

Mary Seaburne et Margaret Dormer. — Pendant son absence, deux nouvelles postulantes étaient arrivées à l'Abbaye par les soins de ses amis d'Angleterre.

L'une était Mary Seaburne, de l'ancienne et noble famille de ce nom. Son père, l'Esquire Christopher, était de Sutton (Herefordshire) ; sa mère était Mary Arundell, de Lanherne.

L'autre, Mary Dormer, descendait par son père Anthony, dit Carre, des comtes de Carnarvon, et, par sa mère Margaret, fille de sir Terringham, de Terringham (Buckinghamshire), elle appartenait à la grande maison d'Arthur Terringham. Mary avait alors treize ans.

Prise d'assaut. — Les nouvelles arrivées de Paris firent prendre aux deux fondateurs une grande détermination. Il fallait en finir, s'emparer d'assaut de la position, ou, si l'on n'y parvenait pas, revenir à l'idée de fonder à Douai. Les postulantes se multipliaient, et il était temps de les tirer d'un provisoire énervant.

Thomas Carre part alors pour Paris avec trois d'entre elles. Ils s'installent dans une auberge et font prévenir Smith de leur arrivée.

Celui-ci est bien quelque peu surpris de cette descente soudaine ; mais il est trop bon pour en montrer du mécontentement. Il s'empresse, au contraire, de se rendre auprès des voyageurs, et, pour consoler les jeunes filles un peu tristes de ce dépaysement nouveau, il met à leur disposition sa voiture pour visiter Paris.

Carre lui soumet alors son avis. Pour lui, la démonstration est faite ; personne au monde n'a le poignet assez fort pour renverser l'obstacle opposé par Henri de Gondi. Il faut se hâter alors de recourir à la haute intervention du cardinal-ministre.

Richelieu et le Cordon Bleu. — Richelieu ne se fit pas prier longtemps. Il connaissait l'archevêque, et savait le point juste où il fallait le toucher pour lui faire lâcher, comme par un coup de ressort, le consentement refusé.

Henri, en ce moment, était en instance pour obtenir le Cordon-Bleu de l'Ordre du Saint-Esprit (4). C'était un fort grand honneur que celui d'appartenir à cet ordre illustre dont le roi de France lui-même était le Grand Maître, et Henri l'ambitionnait depuis longtemps.

Là était la détente. Richelieu y posa le doigt avec toute la délicatesse possible, et le coup partit.

Le 24 mai 1633, des lettres patentes autorisant lady Tredway à établir un monastère à Paris, étaient signées de la main et scellées du sceau de Henri de Gondi, archevêque de Paris.

Couvent de la rue d'Enfer. — Restait à trouver un local convenable pour y abriter la jeune communauté.

C'était une grosse affaire.

Pas d'argent !

Qui ferait les frais de cette installation ?

On se flattait que ce serait le cardinal-ministre. Mlle de Combalet, sa nièce, en était persuadée. Son tout-puissant oncle tiendrait à honneur d'être le fondateur de ce monastère anglais.

L'hypothèse était assez plausible ; Richelieu paraissait avoir tellement pris à cœur le succès de cette entreprise !

Là-dessus, la noble dame s'empressa de mettre en campagne son aumônier, pour épargner à Carre, qui se serait perdu dans Paris, la difficile recherche d'un logement.

Bientôt l'aumônier en découvrit un au faubourg Saint-Michel, dans la rue d'Enfer, derrière le palais de Marie de Médicis, aujourd'hui palais du Luxembourg. Le loyer, pas trop cher, était de 700 livres tournois par an.

Il y fit dresser huit ou neuf petits lits éblouissants de blancheur, et mettre tous les meubles et ustensiles nécessaires aux besoins d'une communauté religieuse. Ce n'était certes pas du luxe ; mais rien d'essentiel n'y manquait. Le cher homme y allait d'autant plus largement, qu'il avait en perspective la bourse du grand cardinal.

Hélas !... Mais laissons la parole à Carre.

«Les espérances que nous avions fondées sur le cardinal nous ménagèrent une grande déception. Avant même que tous nous eussions vu Paris, déjà nous y étions endettés. Bien loin d'y apporter avec nous la richesse ou de l'y trouver, il nous fallait, avec rien, payer une dette de neuf cents à mille livres tournois que nous avions ramassée sur notre chemin».

Tout étant prêt pour recevoir la communauté naissante, Carre confia les trois jeunes filles qu'il avait amenées avec lui au docteur Holden, et courut à Douai pour hâter le départ.

Pendant que lady Tredway en faisait les préparatifs, il se rendit à Arras, afin d'obtenir de Mgr Baudot, pour cette religieuse et Mme de la Rue, la permission de sortir de leur cloître.

L'évêque était à Bruxelles où il assistait aux États réunis alors dans cette ville. Carre dut aller l'y chercher, et, sur la présentation des lettres patentes du roi de France et de l'archevêque de Paris, l'évêque s'empressa d'accorder toutes les autorisations demandées.

Mme de la Rue et Mme de Bury. — Ce retard ne fut pas inutile à lady Tredway : voici que Mme de la Rue, sur laquelle elle comptait, et qui avait si vigoureusement éperonné (5) Carre pour le déterminer à faire la fondation à Paris, revenait sur ses promesses et sa résolution.

Lady Tredway dut frapper aux portes de toutes les cellules de l'abbaye pour trouver une remplaçante à la malencontreuse démissionnaire. Enfin l'une de ses sœurs consentit à la suivre. C'était Mme de Bury, excellente religieuse ; issue d'une très bonne famille de Douai.

Peut-être était-elle parente de ce chanoine, son contemporain, son compatriote et son homonyme, qui se consolait de la goutte en composant des épigrammes en langue flamande et en latin.

Nous retrouverons bientôt Mme de Bury, prieure de la communauté nouvelle. Mais nous ne voyons pas bien quel service elle put lui rendre à ce titre, car elle ne savait pas un mot d'anglais et, jusqu'à la fin de ses jours, elle ne put ni le parler ni l'entendre.

Les premiers fonds. — Mme d'Assonville détacha deux servantes du service de l'Abbaye pour celui de l'abbaye future. Puis elle donna à sa chapelaine quantité d'étoffes diverses pour les ornements de la chapelle et de la sacristie et pour les vêtements des religieuses. Elle y ajouta des objets de dévotion, de literie, etc., etc., et dix pistoles pour le voyage.

Ce fut, avec une petite rente que lui fit sa famille, toute la fortune qu'emporta la future abbesse.

Nous nous trompons : elle emportait, en outre, une chose plus précieuse à ses yeux que toutes les autres, et qu'elle considérait comme l'un des fondements de l'édifice spirituel qu'elle voulait élever : les anciennes constitutions de Notre-Dame-de-Beaulieu. Pour être sûre de les avoir dans leur intégrité originelle, elle les avait fait reviser par Van Coverden, confesseur de l'Abbaye. Celui-ci lui remit un certificat dans lequel il attestait leur parfaite conformité avec celles de plusieurs abbayes de chanoinesses ayant plus de 400 ans d'existence en Belgique, entre autres l'abbaye de Puny à Cambrai et l'abbaye des Prêts à Tournay.

Adieu pour toujours. — Le 20 février 1634, lady Tredway et les jeunes postulantes restées avec elle à Notre-Dame-de-Beaulieu se mirent en route pour Paris.

Le voyage dura sept jours !

La petite colonie parisienne alla au-devant des voyageuses à Saint-Denis, et tout le monde revint en voiture dans la rue d'Enfer.

La réunion. — C'était la veille de la Translation des reliques de saint Augustin, l'une des dates marquantes dans les éphémérides des Dames Anglaises.

Jusqu'ici la petite communauté que nous rencontrons en ce moment sur le seuil du monastère de la rue d'Enfer n'était pas encore constituée. Ses éléments s'étaient rendus un à un à leur centre d'attraction, mais, entraînés dans le mouvement de Notre-Dame-de-Beaulieu, ils ne pouvaient encore former un corps distinct et homogène.

Il n'en est plus ainsi à cette heure. Les huit ou neuf personnes qui la composent sont réunies sous le même toit, et ce toit est le leur. Le père et la mère, Carre et lady Tredway, sont là, et les enfants se groupent autour d'eux. Pas d'étrangers ; c'est la famille chez elle, rassemblée pour la première fois au foyer, et prenant enfin conscience d'elle-même et de sa vie propre.

La prière. — Mais c'est la famille religieuse, le vrai Père est là-haut. C'est à lui qu'on doit le présent ; c'est lui qui fera l'avenir. Dès leurs premiers pas dans la demeure qu'il leur a préparée, ses enfants se dirigent vers leur pauvre petite chapelle par un mouvement spontané de reconnaissance, de confiance, de foi et d'amour. Là, ils tombent à genoux au pied de l'autel, et, de tous ces cœurs émus, il nous semble entendre sortir la même prière :

«Seigneur, soyez béni, vous qui nous avez visités dans votre miséricorde, et nous avez rendus triomphants de tant d'obstacles que nous n'aurions pu renverser sans vous.

Ne détournez pas vos regards de cette humble famille qui a tout quitté pour vous ici-bas, et se jette entre vos bras dans sa faiblesse, ne vous demandant que l'accroissement de votre amour en elle, et un peu de pain chaque jour pour se nourrir.

Multipliez-la, Seigneur, et donnez à ses prières l'efficacité de celles de Moïse tendant les bras vers vous sur la montagne, tandis que nos missionnaires, dans la patrie, combattent pour votre vérité contre l'erreur.

Illuminez ceux qui sont dans les ténèbres et assis à l'ombre de la mort, et conduisez toujours nos pas, mon Dieu, dans le sentier de votre paix (6)».

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[Notes de bas de page.]

1.  Luc 11:20.

2.  «The Funeral sermon of Miles Pinkney», Paris, 1675. — Marc 16:17.

3.  Au mois de mars 1655, ces Dames obtinrent de Louis XIV de nouvelles lettres patentes leur permettant de recevoir des sujets de tous les autres États de l'alliance française. Dans l'enregistrement qui eut lieu le 7 septembre, le nombre des Françaises est limité à dix... Dom Michel Félibien, Histoire de la ville de Paris, Paris, 1725, II, livre XXIX, § XX, p. 1456.

4.  Cet ordre fut fondé par Henri III, en 1678.

5.  C'est l'expression de Carre lui-même.

6.  Nous ne donnons certes pas cette prière comme authentique ; mais les sentiments qu'elle exprime furent bien ceux de la petite communauté au moment où elle prenait possession de son monastère.


«Un Couvent de religieuses anglaises à Paris» :
Index ; Chapitre 2

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]