«UN COUVENT DE RELIGIEUSES ANGLAISES À PARIS DE 1634 À 1884» ; CHAPITRE 6


CHAPITRE 6 : GOUVERNEMENT DE MME ANNE TYLDESLEY, 1698-1720.

À Mme Perkins succéda Mme Anne Tyldesley.

C'était la seconde des trois filles de sir Thomas Tyldesley, major général au service de Charles Ier. Gouverneur de Lichfield, de concert avec lord Aston, il défendit, avec un indomptable courage pendant six semaines, cette ville assiégée par les armées du Parlement, et vint ensuite se faire tuer pour la cause royale près de Wigan.

L'aînée des trois sœurs, Elisabeth-Christina, fit ses vœux au couvent 1656 et mourut en 1719.

La troisième, Dorothy, fit ses vœux en 1662 et mourut en 1705.

Anne, née en 1641, entra de bonne heure au monastère et fit ses vœux en 1659.

Son élection. — Durant vingt-quatre ans, elle exerça les fonctions de dépositaire. Les suffrages du chapitre l'en tirèrent pour lui confier le gouvernement de la maison. Six élections consécutives la maintinrent dans cette charge. Mais elle mourut au milieu de la sixième période quadriennale.

Il faut dire pourtant que la confiance de ses sœurs ne fut pas toujours sans partage. À l'élection du 30 juillet 1714, il y eut ballottage entre elle et Mme Frances Throckmorton ; mais, au second tour, Anne l'emporta.

Mouvements en sens contraires. — Deux mouvements en sens contraire se produisent, dans le monastère des Anglaises, sous le gouvernement de Mme Tyldesley : les limites du cloître s'élargissent, mais le nombre de ses habitants diminue ; des acquisitions successives donnent, à la propriété de ces Dames, son étendue et sa forme définitives ; mais en même temps commence, dans le personnel religieux, une décroissance qui ne s'arrêtera plus jusqu'à la fin de la Révolution française.

Acquisitions. — Admirablement secondé par la supérieure, Edward Lutton poursuivit l'idée qu'il avait toujours eue de faire entrer, dans la clôture, les maisons et les terrains dont le voisinage pouvait incommoder la communauté, et de lui créer ainsi une retraite à la fois vaste et indépendante. Aussi épiait-il toutes les occasions d'achats qui se présentaient dans un certain rayon autour du couvent.

De 1699 à 1711, quatre acquisitions suffirent pour lui faire atteindre son but, et avant de fermer les yeux à la lumière de ce monde, il put voir les religieuses anglaises établies dans le séjour qu'il avait toujours rêvé pour elles.

Les deux premières de ces acquisitions étaient celles de deux petites maisons de la rue des Boulangers, fort mal placées pour ces Dames au fond de leur jardin.

La troisième était un clos planté de vignes, d'une quarantaine d'ares et d'un fort bon rapport. C'était un quadrilatère touchant, par l'un de ses angles du côté de la rue Neuve-Saint-Étienne, un angle de la propriété des Anglaises.

Clôture rompue. — Pour séparer ce lopin de terre de la maison du vendeur, il fallait construire un mur. Or, pendant qu'on l'élevait, le mur mitoyen entre la propriété des Dames Anglaises et celle des Dames de la Congrégation leurs voisines, s'écroula. La clôture se trouva ainsi rompue. Avec la permission du supérieur, les deux communautés pouvaient se faire et se rendre des visites par la brèche.

Elles n'y manquèrent pas.

La Congrégation et les Dames Anglaises. — Alors ce fut pendant plusieurs jours un va-et-vient, un flux et reflux des Dames Anglaises chez les Dames de la Congrégation et de celles-ci chez celles-là. Et, d'une maison à l'autre, on allait chanter des messes à la chapelle, des motets aux pieds des statues, des De profundis sur les tombeaux. On faisait des processions autour des jardins, et l'on se donnait de petites collations. Tout cela se passait, du reste, avec discrétion, et de telle sorte que la règle n'eût pas à en souffrir.

Ces échanges de politesses et d'amabilités se terminèrent par des cadeaux qui devaient en perpétuer le souvenir. Les Dames Anglaises firent présent d'un tableau représentant un sujet allégorique : La Prière dans un jardin. Le sujet choisi par les Dames de la Congrégation était une grosse tête de mort et ses deux os classiques brodés en argent sur un fond de velours noir.

Description du monastère. — Désormais le couvent a ses limites et sa forme définitives. Il pourra subir quelques modifications intérieures ; ses locaux pourront recevoir des appropriations nouvelles ; son caractère sera toujours celui d'un ensemble de bâtiments qui n'ont pas été construits dans un but déterminé d'avance, mais que l'on a reliés entre eux, comme on a pu, pour les utiliser. Sa clôture sera toujours un polygone absolument irrégulier, résultant de l'ajoutage successif de pourtours de maisons et de terrains, où l'on n'a pu tenir aucun compte de la symétrie et de l'harmonie des lignes.

George Sand, dans son Histoire de ma vie, dépeint merveilleusement l'aspect général du monastère. «C'était, dit-elle, un assemblage de constructions, de cours, de jardins, qui en faisaient une sorte de village plutôt qu'une maison particulière. Il n'y avait rien de monumental, rien d'intéressant pour l'antiquaire... Mais cet ensemble hétérogène avait son caractère à lui, quelque chose de mystérieux et d'embarrassant comme un labyrinthe, un certain charme de poésie, comme les recluses savent en mettre dans les choses les plus vulgaires. Je fus bien un mois avant de savoir m'y retrouver seule, et encore, après mille explorations furtives, n'en ai-je jamais connu tous les détours et les recoins».

Elle parle, il est vrai, du monastère qu'elle avait connu lorsqu'elle y était élève, et un siècle environ s'était déjà écoulé ; mais «les changements, les ajoutances et les distributions successives», — pour nous servir de ses expressions, — que la suite des temps y avait apportés, l'avaient moins transformé qu'on ne pourrait le croire. Du temps d'Edward Lutton comme de celui de George Sand, «cet assemblage de constructions, de cours, de jardins» présentait déjà, à n'en pas douter, l'aspect d'un village.

Effroyable mortalité. — Or, pendant que d'un côté les murs s'étendent, de l'autre le nombre des personnes se restreint. Cette diminution n'atteint ni le pensionnat ni la haute pension ; elle porte uniquement sur la communauté religieuse.

Jusqu'à la fin du gouvernement de Mme Eugenia Perkins, la communauté n'avait cessé de s'accroître ; à partir de là, elle décroît sensiblement, au point que de soixante et onze sujets qu'elle comptait en 1698, vingt-deux ans plus tard, à la mort de Mme Tyldesley, elle n'en compte plus que quarante-six. La mort en avait enlevé quarante-cinq, et le recrutement n'en avait amené que vingt.

Il n'est pas une période quadriennale du gouvernement d'Anne qui ne soit marquée par de nombreux décès. Quatre religieuses meurent dans la première (1698-1702) ; sept, dans la seconde (1702-1706) ; quinze, dans la troisième (1706-1710) ; six, dans la quatrième (1710-1714). La mort s'apaise un peu dans la cinquième et n'en prend que trois (1714-1718) ; mais elle revient à la charge dans la première moitié de la sixième : elle en frappe neuf en moins de trois mois, et termine son œuvre de destruction par la supérieure elle-même (1718-1720).

1709. — L'année 1709 fut la plus malheureuse. L'abaissement extraordinaire de la température eut des effets terribles. Tous nos cours d'eau en France, nos fleuves les plus impétueux, la mer elle-même sur nos côtes étaient gelés. Les arbres les plus résistants éclataient, les pierres se fendaient, le bétail dans ses étables, les paysans dans leurs chaumières, les pauvres des villes dans leurs réduits, mouraient de froid. Toutes les récoltes furent perdues, et il s'ensuivit une famine que de honteux et abominables accaparements rendirent peut-être plus meurtrière que la rigueur de la saison.

Au monastère, où l'argent n'abondait pas, on eut cruellement à souffrir de ce double fléau. Environ quinze personnes y succombèrent dans l'année, sur lesquelles onze religieuses. En janvier, la cloche ne cessait pas de tinter des agonies et des décès ; le jardinier n'avait plus qu'à creuser des tombes ; l'infirmerie et le cimetière étaient devenus, en quelque sorte, les lieux les plus fréquentés de la maison. En général, la maladie était de courte durée. Mme Mary Howard meurt au bout de six jours ; Mme Ursula Brathwaite et Mme Cecily Towneley se mettent au lit le 14 janvier. La première meurt le 17, le jour même où la seconde recevait les derniers sacrements, et où Mme Anne Biddulph rendait le dernier soupir. Le surlendemain, Mme Cecily Towneley mourait à son tour, et on l'enterrait le 23. Le matin de ce jour, à quatre heures, Mme Catherine Salkeld se traînait de sa cellule à l'infirmerie : à six heures, elle n'était plus de ce monde. La mort, on le voit, était expéditive.

Il est facile de comprendre dans quel désarroi étaient les esprits. C'était la consternation, la stupeur, l'épouvante. Les religieuses en prenaient encore leur parti. On est surtout au couvent pour se préparer à bien mourir, et les circonstances favorisaient singulièrement cette préparation. Mais, parmi les dames pensionnaires, on en trouvait de moins résignées, et plusieurs d'entre elles profitèrent de leur liberté pour s'enfuir.

Soixante-quinzième anniversaire. — Cette même année 1709, le 28 février, au milieu de ces tombes fraîchement recouvertes, le monastère célébra le soixante-quinzième anniversaire de sa fondation. Mme Tyldesley ne voulait pas perdre cette occasion de relever les courages. Elle pensait, avec raison, qu'un regard jeté sur les épreuves du passé aiderait ses filles à supporter les épreuves présentes. Dans les circonstances les plus difficiles et les plus douloureuses, la Providence n'avait jamais fait défaut à la communauté; cette fois encore, la bonté divine en prendrait pitié et viendrait à son secours.

La fête fut du reste toute religieuse et intime ; aucun étranger n'y fut invité. La supérieure ordonna de faire certaines prières à l'église, au pied des statues de la Vierge et des saints au jardin, et ce fut tout. Les cœurs ne pouvaient être humainement à la joie au milieu de ces effroyables calamités ; mais, au souvenir des grâces accordées au monastère depuis son origine, ils étaient certainement tout entiers à la reconnaissance et à l'espérance, et l'on ne pouvait trouver une plus heureuse diversion aux tristesses du moment.


Suite, I.

Jusqu'ici, et à dessein, nous n'avons pas parlé de deux événements qui eurent un contre-coup des plus douloureux dans la communauté des chanoinesses.

En 1701 mouraient, à quelques jours d'intervalle, Jacques II, vénéré par elles comme un saint, et regardé comme leur roi légitime ; puis Mme de Fontenais, leur bienfaitrice, toujours nommée dans les Annales l'incomparable amie du monastère.

La place qu'ils occupèrent dans l'affection de ces Dames nous détermine à faire, au roi et à la bienfaitrice, une place à part dans cette histoire.

Derniers moments de Jacques II. — Le 8 septembre, on apprit, au couvent, que le roi d'Angleterre était en danger de mort. Six jours auparavant, Jacques s'était évanoui en entendant la messe à sa chapelle ; et deux jours après cet accident, ses médecins le trouvèrent si mal, qu'ils le firent mettre au lit. Le roi, croyant ses derniers moments proches, demanda immédiatement son confesseur, le P. Saunder. Après sa confession, il tomba en syncope. Revenu à lui, il voulut recevoir les derniers sacrements et voir son fils.

À la vue de son père mourant, le jeune prince se jeta dans ses bras en poussant des cris de douleur. Le roi l'embrassa tendrement. «Mon fils, lui dit-il, je n'ai que quelques mots à vous dire en vous donnant ma bénédiction. Soyez bon catholique, craignez Dieu, obéissez à la reine votre mère, et restez toujours attaché au roi de France».

Les médecins craignant les suites d'une émotion trop vive, voulurent éloigner le prince de Galles. «Ne m'ôtez pas mon fils, dit le roi, laissez-moi le bénir encore» ; et il fit le signe de la croix sur le front du prince, en lui renouvelant ses recommandations.

Le curé de Saint-Germain lui apporta la sainte Eucharistie et les saintes huiles. En voyant entrer le prêtre, le roi s'écria : «Voici donc, ô mon Dieu, l'heureux moment que j'ai tant désiré ! Allons à Dieu, monsieur le curé, je suis préparé. Je vous charge de dire au roi [Louis XIV] que je souhaite être enterré sans aucune cérémonie. Point de pompes ; point d'éloges ; je n'en suis pas digne. Je ne veux point d'autre épitaphe que ces simples mots : Hic jacet Jacobus Secundus». Puis il se mit lui-même en état de recevoir les sacrements.

Pendant ce temps-là, la reine se tenait prosternée au pied du lit du royal malade, et toute la Cour gardait un profond silence. Mais lorsque la princesse Louise se jeta en pleurs au cou de son père, l'émotion générale ne se contint plus, et les sanglots éclatèrent de toutes parts.

Le roi prodigua à sa fille les marques de la plus vive tendresse, et lui fit les mêmes recommandations qu'à son fils.

Sur ces entrefaites entra le nonce, auquel Jacques fit sa profession de foi catholique d'une voix aussi ferme que s'il eût été en pleine santé. La fièvre, qui ne l'avait pas quitté, s'apaisa un peu.

Lorsque ces nouvelles parvinrent au couvent, on courut aussitôt à l'archevêché pour demander la permission d'exposer le Saint-Sacrement et de faire les prières des «Quarante Heures». M. Lutton se rendit ensuite à Saint-Germain. Il y passa deux jours.

Le 14, Jacques reçut le saint Viatique pour la seconde fois, et ce fut alors qu'élevant la voix, dans un effort suprême, il pardonna à tous ses ennemis, et, particulièrement, au prince d'Orange et à la princesse de Danemark, sa fille. Puis il fit approcher de son lit les officiers et les serviteurs protestants de sa cour qui se trouvaient dans sa chambre et, avec l'accent d'une conviction profonde, il les exhorta à revenir à la religion de leurs pères, insistant sur ce que le témoignage qu'il leur rendait ne pouvait leur être suspect, puisque c'était celui d'un homme à son lit de mort et qui allait paraître devant Dieu.

Une autre joie d'un ordre plus terrestre, mais certainement bien profonde, lui était encore ménagée dans cette journée. Louis XIV vint lui faire sa dernière visite. Suivi de la reine d'Angleterre et du prince de Galles, il s'approche du roi mourant. «Monsieur, lui dit-il, en l'état où vous êtes, je ne crois pas pouvoir vous donner une consolation plus grande que de vous dire que je reconnais votre fils pour roi d'Angleterre, en cas que Dieu vous appelle à lui». Aussitôt Jacques, levant les yeux au ciel, répondit : «Je prie Dieu qu'il vous rende au centuple, en ce monde et en l'autre, tout ce que vous avez fait pour moi. Il n'y a que lui qui puisse vous récompenser».

On dit qu'alors les officiers anglais qui remplissaient la chambre, et qui se regardaient comme perdus à la mort de Jacques, oubliant dans un sentiment de reconnaissance et d'admiration la circonstance douloureuse qui les réunissait, s'écrièrent : «Vive le roi !»

Le lendemain, les symptômes de mort s'accusèrent sensiblement. Jacques faisait prier sans cesse autour de lui : on lui récitait les Litanies des Saints, les psaumes de la Pénitence et les prières des Agonisants.

Le vendredi, 16, jour de sa mort, la messe fut dite dans sa chambre, comme elle l'avait été durant toute sa maladie. À l'Agnus Dei, il sembla reprendre un peu de force et, par trois fois, il se frappa la poitrine.

Vers 10 heures, il ne donnait plus qu'un signe de vie : il suivait des yeux le crucifix que le curé de Saint-Germain lui présentait. Son agonie fut douce et dura quelques heures. Le médecin consultait fréquemment le pouls du moribond, et quand il jugea le dernier moment venu, le P. Saunder et le nonce s'approchèrent pour lui donner l'un, l'absolution, et l'autre, la bénédiction apostolique. «Vers trois heures de l'après-midi, Jacques, dit le document que nous avons sous les yeux, allait prendre possession d'une couronne immortelle inaccessible aux usurpateurs (1).

La reine priait en ce moment dans une chambre voisine où ses amis la retenaient, lorsque son confesseur vint lui proposer de s'unir à elle. En même temps, il commenca le Subvenite Sancti Dei que l'Église chante aux obsèques. «Ah ! mon Dieu ! s'écria-t-elle, c'en est donc fait !» Puis elle se prosterna fondant en larmes et répétant, à travers ses sanglots, ces mots de la résignation chrétienne : Fiat voluntas tua.

On l'emmena ensuite à Chaillot. Mais, avant de quitter son appartement, elle voulut voir son fils. «Monsieur, lui dit-elle, je vous reconnais pour mon roi, mais j'espère que vous n'oublierez jamais que je suis votre mère».

Depuis le retour de M. Lutton au monastère, on avait exposé les reliques de saint Justin, et le lendemain (15 septembre), on avait commencé une neuvaine de messes pour le roi. À la nouvelle de sa mort, les reliques furent rentrées, et la neuvaine resta inachevée. Les prières continuèrent néanmoins ; mais l'intention était changée : on priait pour le repos de l'âme du défunt, avec cette persuasion que cette âme jouissait déjà du bonheur éternel dans le sein de Dieu. Tous ceux qui environnaient Jacques, et connaissaient sa vie depuis son exil en France, le regardaient en effet comme un saint. Les personnes présentes à son autopsie imbibaient des linges de son sang, et les gardes autour de lui y trempaient leurs cravates, pour les conserver comme de véritables et précieuses reliques.

Du reste, quelque opinion que l'on ait pu se former du caractère de l'homme et de la politique du monarque, il faut le reconnaître, les dernières années de Jacques II furent sanctifiées par les pratiques de la piété la plus profonde et de la pénitence la plus austère. Ce roi déchu devient alors un modèle admirable de résignation, d'humilité et de renoncement aux choses périssables de la vie.

La nuit qui suivit l'autopsie, on transporta le corps du royal défunt, placé dans une voiture de deuil, chez les Bénédictins du faubourg Saint-Jacques. On déposa son cœur à Chaillot auprès de celui de sa mère, et sa cervelle fut donnée au Collège écossais. On la cacha soigneusement pendant la Révolution française. Des fouilles faites, il y a quelques années, dans l'ancienne chapelle du collège, découvrirent une cavité où l'on trouva, en même temps, la cervelle de Jacques dans une boîte de plomb, et le cœur de la duchesse de Perth.

Le 25 septembre, on reçut au couvent deux serviettes dans lesquelles le cœur du roi avait été enveloppé. On y reçut également un morceau de l'un de ses bras, que le chirurgien de l'hôpital de la Charité, M. Maréchal, enleva entre le coude et le poignet.

La supérieure l'embauma, l'enferma dans une boîte de plomb, et l'exposa sur une table entre deux cierges allumés. Il y resta jusqu'au 12 décembre. Ce jour-là, M. Lutton le plaça dans le mur du chœur, derrière une plaque de marbre. Jusqu'au moment du transfert, qui se fit avec solennité, les religieuses récitaient chaque soir, après les vêpres, un De profundis pour le repos de l'âme du roi.

Le service du quarantième jour et le service d'anniversaire eurent lieu en grande pompe. De nombreuses personnes de la petite cour de Saint-Germain y assistaient.

Les relations du monastère avec la famille royale d'Angleterre se maintinrent sous Jacques III. Les princesses y venaient faire de simples visites ou donner le voile à des novices comme par le passé. Jacques III y paraît moins souvent ; mais il est toujours royalement reçu comme son père, et nous l'y voyons exercer, comme lui, le pouvoir attribué aux rois de France et d'Angleterre de guérir les écrouelles par un simple attouchement : «He touched some that had, or fancied themselves to have that evill (2)».

Mort de la princesse Louise. — Jusqu'en 1712, la princesse Louise vient au monastère ; mais, le 18 avril de cette année, la mort enlève prématurément cette jeune et charmante princesse aux affections nombreuses que sa bonté et sa vertu lui avaient attirées.

Mort de la reine d'Angleterre. — Reste la reine, qui lui survit six ans. Puis, le 7 mai 1718, on lit dans le Journal : «Aujourd'hui nous apprenons la mort de la très illustre et très vertueuse reine de la Grande-Bretagne, décédée à 8 heures du matin, emportant les regrets de tous ceux qui ont eu le bonheur de la connaître».

On lit encore le 7 juin suivant : «Aujourd'hui un service solennel a été célébré pour Sa Majesté, feu la reine de la Grande-Bretagne. Le docteur Ingleton, son aumônier, a chanté la messe, assisté de tous les prêtres du séminaire de Saint-Grégoire. Nous avons mis, à cette cérémonie, toute la magnificence que nous a permise notre pauvreté, en témoignage du profond respect, de l'affection et de l'estime que nous avons toujours eus pour son auguste et royale personne. Les filles de Sion ne l'oublieront jamais».

Cette princesse, en mourant, laissait par testament 500 livres à tous les monastères anglais établis à Paris.

Fin des relations du couvent avec les Stuarts. — Cette mort mit fin aux relations du monastère avec la petite cour de Saint-Germain. Elles avaient duré vingt-quatre ans, et pendant ce temps-là la communauté ne cessa pas de prendre part à toutes les espérances, à toutes les déceptions, à toutes les douleurs des derniers survivants de la malheureuse dynastie des Stuarts.

Mort de Mme de Fontenais. — Dans l'après-midi du 25 novembre 1701, un convoi funèbre, parti de Saint-Louis-en-l'Île, s'acheminait vers le monastère des chanoinesses de la rue des Fossés-Saint-Victor. Vingt-deux prêtres marchaient en tête, et le cercueil, placé sur un char attelé de six chevaux, était suivi d'une longue file de carrosses occupés, la plupart, par les membres du Parlement.

On apportait au couvent, pour y être ensevelie dans le chœur de l'église, la dépouille mortelle de Marie Bourlon, veuve de Messire Nicolas Espaneul, seigneur de Fontenais et autres lieux.

Après les premières prières, le curé de Saint-Louis-en-l'Île, qui présidait la cérémonie, prit la parole, et fit, en quelques mots, l'éloge de la vénérée défunte. Ce n'était point seulement une femme distinguée par sa naissance et par les liens qui l'attachaient aux familles parlementaires les plus considérables ; mais elle l'était surtout par l'éminence de ses vertus et par l'excellence des exemples qu'elle n'avait cessé de donner, dans sa paroisse, depuis plus de quarante ans.

L'aumônier prit la parole à son tour. Il remercia le curé au nom de la communauté de la faveur qu'il lui accordait, en apportant lui-même et en lui confiant le dépôt précieux du corps de l'illustre défunte. Il se portait témoin, au nom de toutes les religieuses de la maison, de la parfaite vérité du discours que l'on venait d'entendre ; et il ajoutait que, si la charité est le comble de toutes les vertus, il était juste de dire que Mme de Fontenais était arrivée à un très haut point de perfection chrétienne. Elle était, en effet, toute à tous sans acception de personnes, et il suffisait d'avoir besoin de son secours pour avoir part à ses bienfaits. Les pauvres étrangères du monastère de Sion en étaient une preuve éclatante. Aussi le souvenir de leur bienfaitrice vivrait-il dans le monastère aussi longtemps que vivrait le monastère lui-même.

Après cette allocution, comme il était tard, on se hâta de dire l'office des morts ; et le cercueil fut descendu dans une fosse ouverte entre la stalle de Mme la Supérieure et celle de Mme la Sous-Prieure.

Sa charité. — C'est le 8 décembre 1695 que nous rencontrons pour la première fois, dans le Journal, Mme de Fontenais, et, tous les dimanches de l'Avent de cette année, elle vint s'asseoir à la table des religieuses à l'heure du diner et partager leur modeste et frugal repas.

Deux mois s'écoulent ensuite avant que nous retrouvions son nom ; mais dès le 1er février 1696, il est inscrit à toutes les pages et se mêle à tous les intérêts grands ou petits de la maison. Qu'elle soit à la ville ou à sa campagne de Bonnevillers, la charitable femme a les yeux ouverts sur tous les besoins de la communauté, et, de la cave au grenier, du bûcher à l'office, du dortoir au réfectoire, de l'infirmerie à l'église, elle étend avec une infatigable générosité sa sollicitude de pourvoyeuse. À s'en tenir à l'impression produite par la lecture de tant d'articles du Journal où figurent ses aumônes, on croirait qu'elle a pris sur elle tout le souci de l'administration du matériel, et que la dépositaire est réduite au rôle de teneur de livres. Si quelque prince de la famille royale d'Angleterre fait annoncer sa visite au couvent, c'est elle qui se charge de tous les frais du dîner ou de la collation. Dans ces circonstances extraordinaires, elle se tient, pour les poids et mesures, dans les limites restreintes aux exigences du moment ; mais quand il s'agit de la communauté, c'est par approvisionnements, par charges, quintaux et boisseaux, qu'elle procède. Au commencement de l'Avent ou du Carême, l'orge, le riz, les lentilles, les pois, les haricots, les fèves ruissellent des sacs dans le grenier. Aux approches de l'hiver, elle fait, en tout ou en partie, la provision de bois pour les salles communes — car les cellules n'étaient point chauffées — et celle de charbon pour le fourneau de l'infirmerie. Au printemps, on voit arriver de Bonnovillers un âne chargé de toutes sortes de plantes et de fleurs médicinales pour la pharmacie. En été et à l'automne, le même âne revient avec de grands paniers remplis de légumes frais et de fruits.

On conçoit que, dans cette distribution, la chapelle n'est point oubliée. Nous n'en finirions pas si nous faisions l'énumération de tous les présents qu'elle y fit, en statues, en tableaux, en tapis, en ornements des autels, en objets divers consacrés au culte divin. Mais ce que nous ne saurions omettre, c'est que dans sa tendre dévotion à la divine Eucharistie, elle établit un fonds qui permit au pauvre monastère de faire, chaque dimanche, les frais d'un Salut solennel du Saint-Sacrement.

Elle contribua également de ses deniers à divers achats de terrains et de maisons dont le voisinage était des plus gênants pour la communauté, et l'on put ainsi les faire entrer dans la clôture.

Comme elle aimait son cher couvent, elle voulait y intéresser tout le monde, et nous pourrions dresser toute une liste d'amis uniquement dus à sa recommandation. Nous ne nommerons ici que M. Bombar, son gendre, M. l'abbé Brunet de Beaugeret, son parent, et cette gracieuse et aimable princesse, l'un des plus doux rayons de joie qui éclairaient la Cour déjà bien assombrie de Louis XIV, et qui s'éteignit dans la désolation générale, la duchesse de Bourgogne, Marie-Adélaïde de Savoie, dauphine de France. Chaque mois, pendant quatorze années consécutives, elle envoya régulièrement un louis d'or au couvent.

Mme de Fontenais couronna ses œuvres de charité envers la maison par une donation testamentaire de trois mille livres tournois.

Le 24 juin, elle avait fait remettre 30 livres et le don mensuel de la duchesse de Bourgogne, et rien ne faisait présumer qu'un malheur se préparât, lorsque M. Bombar arrive en toute hâte dans la journée, et vient recommander aux prières de la communauté sa belle-mère qui était au plus mal. On commença pour elle une neuvaine de messes. Mme de Fontenais reprit un peu de forces et les cinq mois qui suivent sont signalés par des dons considérables de sa charité. Le 14 novembre, elle faisait encore parvenir de nouveaux approvisionnements au couvent. Mais le 17 du même mois, revenue de sa campagne, elle recevait le saint Viatique. Le lendemain, on lui administrait l'extrême-onction ; et le surlendemain, à deux heures du matin, elle allait recevoir sa récompense des mains de Dieu.

Selon la coutume, on célébra le service du 7e jour pour le repos de son âme ; mais, à cause des fêtes du temps de Noël, on dut retarder jusqu'au 17 janvier celui de la fin du mois. En attendant, la communauté se rendait chaque jour au pied de la tombe de la chère et regrettée défunte, et y récitait un Miserere et un De profundis.

Pendant dix années consécutives on célébra solennellement son anniversaire, et l'oubli n'est point survenu. Mme de Fontenais reste toujours, dans les pieuses pensées des Dames Anglaises, comme nous l'avons déjà dit, l'incomparable âmie du couvent.


Suite, II.

En 1710, Mme Tyldesley, autour de laquelle tant de tombes s'étaient déjà ouvertes, fut menacée d'en voir se creuser une autre, où disparaîtrait l'homme qui avait rendu le plus de services à la communauté avec les trois fondateurs.

M. Lutton frappé d'apoplexie. — Au commencement de septembre, Edward Lutton fut frappé d'une attaque d'apoplexie.

La perte de tant de sujets depuis 1698 ; la lenteur du recrutement à combler les vides ; les souffrances de l'hiver de 1709, dont les suites se faisaient encore sentir, non seulement dans l'état des santés, mais dans l'appauvrissement des ressources financières ; tous ces chagrins, toutes ces inquiétudes avaient profondément affecté le vieil aumônier. Il en avait perdu le sommeil, et, depuis quelque temps, la fièvre ne le quittait plus. Cela devait aboutir à la crise dont nous venons de parler et qui jeta la consternation dans le couvent.

Heureusement M. Lutton se rétablit ; mais, à partir de ce moment, ses forces physiques déclinèrent, et, s'il ne perdit rien du côté de l'intelligence, sa mémoire s'affaiblit considérablement.

Prévoyant qu'il n'avait plus beaucoup de temps à passer en ce monde, il employa ce qui lui restait d'activité à mettre ordre à ses affaires, à celles de la maison, et à se chercher un successeur.

Nomination de M. Lawrence Green comme aumônier. — Il le trouva, non sans de grandes difficultés, dans la personne de M. Green, prêtre du séminaire de Douai, et, comme Edward lui-même et Thomas Carre l'avaient été, procureur de ce collège.

Depuis l'entrée de M. Green à l'aumônerie, une année environ s'était écoulée. Edward l'avait assez bien passée, lorsque dans le mois de mai 1713, le couvent fut de nouveau mis en alarme par une crise que venait de prendre son aumônier.

On sortit les reliques de saint Justin, comme on avait coutume de le faire dans les plus graves circonstances. On commença une neuvaine en l'honneur du saint martyr. Chaque jour la messe conventuelle fut dite pour le malade, et l'on fit l'impossible pour retenir en lui ce reste de vie qui semblait devoir lui échapper à tous les instants.

Mort de M. Lutton.. — Le 24 juin, on jugea que ses derniers moments étaient venus. Un prêtre de la paroisse vint lui administrer les derniers sacrements. Edward les reçut avec une admirable ferveur. Dès lors, jusque pendant son agonie, on l'entendait murmurer de sa voix éteinte le psaume Miserere. Le 30, vers midi, il rendit le dernier soupir, dans la 76e année de son âge et la 53e de son sacerdoce.

Il fut enseveli dans la chapelle du monastère, au pied de l'autel du Sauveur.

Sa naissance, sa jeunesse et son sacerdoce. — Edward Lutton naquit en 1637 à Londres, où son père possédait une riche distillerie.

Ce nom de Lutton n'est qu'un pseudonyme, comme celui de Carre. Edward se nommait en réalité Elrington (3).

De bonne heure il annonça, par sa piété et le développement précoce de ses facultés, ce qu'il serait un jour, et aucune des promesses qu'il donnait alors ne devint dans la suite une déception. Enfant, il était doué d'un esprit sérieux et attentif, et il se portait à toutes choses avec une égale ardeur. Homme fait, ce fut un esprit réfléchi, judicieux, méthodique, d'une étonnante pénétration et d'une activité infatigable.

À l'âge de quatorze ans (8 mai 1652), il fut admis comme étudiant au collège de Douai. Son cours classique terminé, il fit sa philosophie et sa théologie, et il y obtint les remarquables succès qu'il avait toujours précédemment obtenus.

Le 14 septembre 1661, il fut ordonné prêtre. Bientôt après, il partit pour la mission d'Angleterre.

C'est à Londres, en 1662, qu'il rencontra pour la première fois Thomas Carre. Celui-ci était presque agonisant. Parmi les missionnaires qui veillaient au chevet du moribond, Edward était l'un des plus empressés et des plus assidus. Ni lui ni Carre ne soupçonnaient alors par quels liens devait bientôt les unir la Providence. Carre ne songeait guère qu'à bien mourir, et ne prévoyait certainement pas qu'il avait encore douze années de vie à donner à son monastère ; Lutton, tout entier à sa mission, ignorait absolument, à coup sûr, qu'il devrait consacrer quarante-cinq ans à continuer et perfectionner l'œuvre de Carre.

On connait les circonstances qui amenèrent Edward à prêter son concours à celui-ci et à devenir enfin son successeur (4).

Sa science. — Son biographe, dans les Annales du monastère, en fait un savant. Nous ignorons s'il l'était dans le sens où nous entendons cette qualification aujourd'hui : il ne nous en a laissé aucune preuve. Mais nous croyons qu'il en avait l'étoffe et qu'il était parvenu à un degré de culture intellectuelle peu ordinaire. Il possédait très bien ses classiques, il paraît avoir eu des connaissances sérieuses en théologie, et il maniait admirablement l'Écriture sainte dans ses discours.

M. Lutton, prédicateur. — C'était un excellent prédicateur. Le docteur Leyburne, témoin des premiers essais d'Edward dans la chaire, en parlait, dans ses lettres à Carre, comme d'un homme appelé par son éloquence à être l'un des plus beaux ornements du collège de Douai, et à exercer la plus heureuse influence sur les élèves.

Un jour, Mgr Bonaventure Giffard avait prononcé un discours fort admiré ; quelqu'un fit devant lui la remarque qu'il y avait entre sa manière de prêcher et celle de M. Lutton la plus grande ressemblance. «Vous ne sauriez, repartit l'évêque, me faire un compliment plus flatteur, car je fais tous mes efforts pour imiter M. Lutton dans la chaire».

Homme d'affaires. — Cet orateur était du reste, comme Thomas Carre, un homme d'affaires. Notre conviction est que, sans son habileté à le gouverner, depuis deux cents ans le monastère n'existerait plus. Non seulement il le sauva de la ruine, mais, malgré des difficultés inouïes, provenant de dettes à payer, de pertes d'argent, d'impôts écrasants, d'énormes dépenses indispensables, il parvint, par la sagesse et la prudence de sa gestion, à le conduire à son dernier degré de développement matériel.

Son caractère et ses vertus. — Orné de tous les dons d'une intelligence supérieure, il n'était pas moins bien doué du côté des qualités morales.

Ce qui le caractérisait était une volonté ferme et calme, qui le faisait poursuivre son but avec une inflexible persévérance. Les démarches les plus ennuyeuses, le travail le plus ardu ne lui coûtaient rien, quand il s'agissait de la réalisation d'un projet utile. Il savait à la fois attendre et se hâter ; et quand il était obligé de se rendre aux difficultés, on pouvait affirmer qu'il avait épuisé tous les moyens de les vaincre.

Et avec cela, c'était un homme d'une douceur et d'une simplicité qui n'étaient égalées que par son extrême modestie. Tout le monde autour de lui le pressait de faire imprimer ses sermons. «M. Carre, répondit-il, a dit, et fort bien dit tout ce que je pourrais dire moi-même, et je ne sais vraiment pas ce que je pourrais y ajouter». L'oraison funèbre de Carre fut le seul travail qu'Edward publia ; encore semble-t-il s'en excuser dans sa dédicace à lady Tredway et aux religieuses du monastère. Tous ces dons, toutes ces vertus naturelles furent du reste fécondés, soutenus et rehaussés en lui par ses vertus chrétiennes et sacerdotales.

Son jubilé sacerdotal et la lampe d'argent. — Nous ne connaissons rien de plus édifiant que la manière dont il célébra sa cinquantaine de sacerdoce. Son humilité profonde, sa foi simple et vive, son amour ardent mêlé à la crainte la plus respectueuse pour Jésus-Christ présent dans l'auguste Eucharistie, respirent dans toutes ses paroles et dans tous ses actes durant cette cérémonie.

Il avait eu le bonheur de dire sa première messe le jour de la Fête-Dieu, et il choisit ce jour-là (4 juin 1711) pour la célébration de cette solennelle cinquantaine.

Quelques jours auparavant, il fit présent au monastère d'une fort belle lampe en argent, destinée à brûler jour et nuit devant le tabernacle. Il voulait par là, disait-il, réparer un peu tant d'outrages dont il aurait pu se rendre coupable, dans cette chapelle, en y célébrant les saints mystères.

Le jour où cette lampe fut suspendue dans le sanctuaire, une cérémonie des plus simples et des plus émouvantes fut accomplie.

Toutes ces Dames, en habit de chœur, se tenaient debout dans leurs stalles. On vit alors entrer le vieil aumônier, revêtu de son surplis, un cierge allumé dans la main, accompagné par un prêtre du séminaire de Saint-Grégoire. Il s'avançait d'un pas ralenti, bien plus par la gravité des sentiments qui remplissaient son âme que par le poids de son âge et de ses infirmités. Il s'arrêta auprès de la lampe, l'alluma et se mit à genoux en silence.

Alors le chœur de ces Dames entonna divers chants d'actions de grâces.

Pendant ce temps-là, Edward Lutton immobile priait le visage inondé de larmes ; et quand le chœur eut terminé ses chants, le vieillard se prosterna la face contre terre, et resta dans cette attitude humiliée, si longtemps, qu'on se demandait comment, dans son état de faiblesse, il pourrait se relever.

Le jour de la Fête-Dieu, jour de son jubilé, il célébra les saints mystères de grand matin, afin de pouvoir recevoir la procession de la paroisse de Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Chaque année, en effet, cette paroisse, qui était celle du monastère, y faisait une station.

Après la cérémonie, plusieurs personnes exprimant à M. Lutton la crainte que les ornements n'eussent été trop lourds pour lui : «Rien ne pèse plus sur moi, dit-il en laissant tomber quelques larmes, que la terrible responsabilité de cinquante années de sacerdoce et celle de messes célébrées chaque jour».

Ces saintes frayeurs furent l'impression dominante d'Edward pendant tout le temps de la cérémonie.

Dieu sait pourtant avec quel respect et quelle dévotion ce prêtre, rempli de l'esprit de Jésus-Christ, montait au saint autel ! Mais plus la foi est vive, plus l'humilité est profonde dans un ministre de Jésus-Christ, plus il sent son indignité dans l'oblation de la victime trois fois sainte. Dieu et lui ! quel abîme de majesté, de grandeur les sépare ! Dieu, la pureté infinie entre les mains d'un pécheur ! quel terrifiant contraste ! quel saint, quel ange pourrait monter sans crainte à l'autel, et lui, lui, il y monte tous les jours !

Tels sont les sentiments qui remplissent un cœur vraiment sacerdotal, mais qui doivent se mêler néanmoins à ceux de la confiance et de l'amour. En certaines circonstances pourtant ces craintes se dégagent avec plus d'énergie. Parce qu'il ne se croit jamais digne d'offrir le saint sacrifice, il juge qu'il l'offre en quelque sorte indignement. Mais ce jugement même est une preuve des saintes dispositions qu'il y apporte, et plus il est sévère, plus il fait éclater la foi et l'humilité de celui qui le profère. Nulle part, dans la vie d'Edward Lutton, nous n'avons trouvé une marque plus sensible de la profondeur de ces vertus en lui que dans ses larmes sur ses cinquante années de sacerdoce, et dans l'accusation qu'il fait peser sur elles. Seule la vraie vertu sait tenir ce langage et pleurer ainsi.

M. Lutton, aumônier, confesseur et catéchiste. — Cet excellent homme, cet excellent prêtre fut en même temps excellent aumônier. Tout ce qu'il fut comme homme et comme prêtre, il le consacra à son cher monastère. L'œuvre de lady Tredway et de Carre était devenue son œuvre personnelle. Héritier de leurs idées sur la formation religieuse de la communauté et son développement temporel, il le fut également de leur activité et de leur zèle à les réaliser. Sous sa direction éclairée, vigilante, calme et ferme, l'esprit des fondateurs se maintint ; les traditions se fixèrent, et le monastère prit toute l'extension qu'il pouvait matériellement obtenir.

C'était un confesseur plein de patience, de charité et de lumières ; et ces Dames avaient, dans ses avis et dans ses décisions, une confiance illimitée, comme elles donnaient à ses instructions, toujours pratiques du reste, la préférence la plus exclusive. Ses allocutions aux malades, lorsqu'il leur portait les derniers sacrements, étaient, paraît-il, des plus touchantes. Il s'inspirait toujours alors d'un texte de l'Écriture qu'il commentait avec tant d'à-propos, tant d'onction, tant de désir d'exciter l'espérance et l'amour dans l'âme qui allait quitter ce monde pour se rendre à Dieu, que tous les assistants en étaient émus aux larmes.

Les soins qu'il prenait de sa communauté religieuse ne lui faisaient pas négliger cette partie de son troupeau qui se composait des jeunes pensionnaires. Comme la plupart d'entre elles étaient Anglaises et destinées à retourner dans une patrie malheureusement infectée par l'erreur, il s'appliquait d'une manière toute particulière à les instruire dans leur religion. Thomas Carre avait établi les traditions les plus sérieuses dans la maison sur l'enseignement catéchistique. Edward n'avait rien tant à cœur que de les continuer. Aussi avait-il formé toute une bibliothèque des livres les plus propres à la préparation des instructions religieuses, et il voulut que l'aumônerie en héritât après sa mort. Dès l'arrivée de M. Green, il la lui ouvrit à deux battants ; et sa plus grande consolation, dans ses derniers jours en ce monde, fut d'apprendre que son assistant était un catéchiste excellent et goûté également des maîtresses et des élèves.

Lettre du R. P. Drugeon. — Tel fut l'homme qui succéda à Thomas Carre dans l'aumônerie des Dames Augustines Anglaises, le digne prêtre qui accomplit son œuvre avec science et perfection : «Sacerdos doctus et perfectus.» (Esdras, 1:6, 2:63.) Nous n'osons pas dire que nous l'avons fait connaître autant qu'il le mériterait, que nous avons fait ressortir ses vertus autant qu'elles ont jeté d'éclat pendant sa vie. Nous regretterons toujours que l'intention de Mme Tyldesley n'ait pu être mise à exécution. Elle voulait que le R. P. Drugeon, de l'Ordre de Saint-Dominique, prédicateur distingué, fort goûté à la Cour, prononçât l'éloge funèbre d'Edward. Nul n'était plus capable de le faire ; car il l'avait beaucoup connu, beaucoup aimé. Aussi croyons-nous ne pas pouvoir mieux terminer cette insuffisante biographie qu'en traduisant quelques lignes de la lettre que ce religieux adresse à la supérieure pour s'excuser de ne pas être, dans la chaire, l'interprète des sentiments et des regrets de la communauté.

«Je suis si sensiblement affecté de la perte de M. Lutton, que je ne puis exprimer ma douleur. Si l'affliction dans laquelle me jette cette mort me permettait de parler, et de faire l'éloge de cet homme de bien, je voudrais dire à tous que j'ai toujours reconnu et admiré en lui la plus profonde science, la plus sérieuse érudition, jointes à la piété la plus tendre. Il possédait toutes les vertus chrétiennes et sacerdotales à un degré éminent ; mais l'humilité brillait en lui au-dessus de toutes les autres. Elle n'en était pas seulement la substance et le fondement, elle servait à M. Lutton comme d'un voile sous lequel il les dissimulait pour les conserver plus pures. Rien n'égalait sa modestie, sa bonté, sa simplicité, sa candeur. C'était en même temps un esprit maître de lui-même, une âme mortifiée, un cœur rempli d'une charité tendre et ardente. Que dirai-je de son application constante à se perfectionner lui-même, de l'estime qu'il avait pour tous ceux qu'il jugeait être arrivés à un certain degré de perfection chrétienne ! C'était son zèle à tendre vers cette fin bénie qui le fit poursuivre, pendant quarante-cinq années, la sanctification de celles au service desquelles il s'était attaché, n'omettant rien de ce qui pouvait les éclairer, les encourager, les soutenir (5)».

Mort de Louis XIV. — Après le décès de M. Lutton, nul événement grave, de 1713 à 1720, n'est à signaler dans l'histoire du monastère. Seulement la mort y continue son œuvre de destruction avec une lamentable activité. Au milieu de ces tombes de la famille religieuse, sur lesquelles ces Dames viennent chaque jour prier et pleurer, celle du Grand Roi, qui s'ouvrit en 1715, eut sa part, sinon de larmes, du moins de prières. Dès le 26 août, Son Éminence le cardinal archevêque de Paris avait envoyé au couvent l'ordre d'y exposer le Très Saint-Sacrement, Sa Majesté le roi de France étant dangereusement malade. L'exposition fut prolongée jusqu'au 1er septembre, jour où le roi expira vers huit heures et un quart du matin.

Le sixième denier. — Si Louis XIV était resté sourd aux sollicitations qu'on lui présentait de toutes parts, en faveur du monastère menacé de ruine par le nivellement de la rue des Fossés, il se montra plus accessible en 1704. Quelques années auparavant, les Dames Anglaises avaient acheté une maison aux Écossais, leurs voisins. Or, toute acquisition d'une propriété appartenant à une communauté religieuse était alors frappée d'une taxe nommée le sixième denier, parce qu'elle représentait le sixième du prix d'achat. La taxe fut réclamée au monastère. Ces Dames, trouvant la charge trop lourde, en sollicitèrent l'allègement auprès du roi par l'intermédiaire de la reine d'Angleterre. Le 1er janvier suivant, Louis XIV fait communiquer au couvent un ordre en vertu duquel une somme de 1,145 livres, 16 sous, 8 deniers devait être comptée à ces Dames sur le trésor royal. C'était juste la moitié de la taxe.

1715. — Ce ne fut pas sans difficulté que le couvent traversa les mauvais jours de 1715. Pour vivre, il fut obligé de vendre des rentes qu'il possédait sur l'Hôtel de Ville, et d'augmenter le prix de la pension des dames locataires. Cette mesure, prise par la majorité du conseil, n'atteignit que les Françaises ; ce qui paraît avoir vivement contrarié la supérieure. Elle s'en explique, en termes modérés mais où perce son mécontentement, dans deux notes écrites en marge du procès-verbal de la séance et signées de sa main. On voit qu'elle n'a pas voulu prendre, devant l'avenir, la responsabilité d'une mesure qui lui semblait irrégulière parce qu'elle manquait d'impartialité.

Ceci nous donne un trait du caractère de Mme Tyldesley : l'amour de la justice.

La lettre de cachet. — La fidélité aux règles et aux usages établis en était un autre. Un jour, le commissaire général du guet amène au couvent une religieuse bernardine, et remet à Mme la Supérieure une lettre de cachet dont voici la teneur :

«Il est ordonné à la sœur de Méré de se retirer de l'abbaye de ***, pour se rendre au couvent des Religieuses Anglaises de la rue des Fossés-Saint-Victor, à Paris. Fait à Versailles, ce 11 février 1705».

Immédiatement Mme Tyldesley prend la plume, et, avec tout le respect possible, expose en quelques mots les raisons pour lesquelles elle ne pouvait pas admettre cette religieuse dans la maison. La principale était que, depuis trente ans, la communauté s'était fait une loi inviolable de ne recevoir aucune religieuse parmi les dames pensionnaires.

Le commissaire prit connaissance de la lettre, l'emporta pour la remettre au roi, et emmena Mme de Méré.

Anne possédait à un degré éminent les qualités d'une supérieure. C'était une femme d'une foi profonde et d'une solide piété. Elle avait un cœur de mère pour ses filles en Jésus-Christ, mais elle savait au besoin montrer beaucoup de fermeté. Ce qui paraît surtout avoir caractérisé cette religieuse, c'est un amour inflexible de la règle. Comme dans sa conduite ordinaire, elle faisait preuve de beaucoup de modération et de beaucoup de douceur, elle était vénérée et aimée de toutes ses sœurs, qui ne laissaient passer aucune occasion de lui témoigner leur affection et leur estime.

Mort de Mme Tyldesley. — Elle paraît avoir été d'un tempérament vigoureux, car elle mourut à un âge avancé et résista à plusieurs maladies jugées fort graves par les médecins. Le 11 décembre 1719, nous voyons qu'on la porte à l'infirmerie. Elle y passe une année et se rétablit. Mais une rechute pouvait lui être fatale, et malheureusement elle la fit. Le 11 décembre 1720, on la jugea en danger de mort et les derniers sacrements lui furent administrés. Le 12, à trois heures du matin, elle sortait de ce monde. Elle avait 79 ans, et près de 63 ans s'étaient écoulés depuis sa consécration à Dieu dans la vie religieuse.

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[Notes de bas de page.]

1.  Lettre circulaire des Dames Religieuses de Chaillot, Paris, 1702. Brochure in-4°.

2.  Journal, 16 août 1704.

3.  Quelques-uns écrivent Eldrington. Nous suivons l'orthographe de son épitaphe, de Dodd et des Annales du monastère.

4.  Voir chapitre 2.

5.  Cette lettre fut très probablement écrite en français ; mais l'original est perdu, et nous n'avons à notre disposition qu'une traduction anglaise sur laquelle nous faisons la nôtre.


«Un Couvent de religieuses anglaises à Paris» :
Index ; Chapitre 7

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]