«UN COUVENT DE RELIGIEUSES ANGLAISES À PARIS DE 1634 À 1884» ; CHAPITRE 11


CHAPITRE 11 : GOUVERNEMENT DE MME MARY-LOUISA HOWELL, 1852-1867.

Les élections du 21 mai 1852 mirent Mme Mary-Louisa Howell à la tête de la communauté des Dames Anglaises.

Mme Mary-Louisa Howell. — C'était une ancienne élève de la maison. Au terme de son éducation, elle alla passer quelques années dans sa famille en Angleterre, et revint au couvent où elle fit ses vœux le 28 avril 1835. Pendant les dix-sept ans qu'elle vécut dans le rang des simples religieuses, elle se fit constamment remarquer par son humilité, son exactitude et sa bonté. Ces trois vertus, encore plus peut-être que la rectitude de son jugement, son bon sens parfait et un tact de la plus rare délicatesse l'ont faite supérieure. Personne du reste ne fut plus étonné qu'elle du résultat des votes ; personne, parmi les supérieures qui la précédèrent, ne comprit mieux la responsabilité des graves fonctions qu'on lui imposait ; personne enfin ne s'en acquitta avec plus de zèle et de sentiment profond du devoir.

Sévère pour elle-même, elle était pour ses filles en religion d'une indulgence toute maternelle. Elle savait réprimander sans doute, et elle ne manquait jamais de le faire, le cas échéant, avec une sincérité qui ne dissimulait rien de son mécontentement. Parfois même, elle se laissait aller à un peu de vivacité, mais elle en revenait vite, faisant au besoin des excuses ; et la délinquante s'en retournait toujours pardonnée et encouragée. «En vérité! nous disait une de ces Dames, on se serait volontiers rendu coupable de quelque petit manquement pour avoir le plaisir d'être morigénée par Dear Reverend Mother».

«Dear Reverend Mother», «la chère Révérende Mère, la bonne Mère». C'est le nom qu'on lui donnait et qu'on lui donne encore, dans la maison, quand on parle d'elle, et nulle ne l'a mieux mérité.

Son cœur était pétri de toutes les tendresses, ouvert à toutes les peines, les tristesses, à toutes les douleurs physiques et morales. Il s'en exhalait un parfum à la fois doux et pénétrant de charité. Elle avait le secret de s'insinuer dans les âmes, de les sonder, de les fouiller. Voyait-elle un visage abattu, elle allait, par quelques bonnes paroles, au-devant de la confidence ; et le plus souvent celle-ci n'attendait pas d'être provoquée pour s'épancher. S'apercevait-elle qu'une de ses sœurs fût indisposée, elle voulait en savoir la cause, l'interrogeait et lui faisait donner les soins convenables. Elle savait que dans une communauté les bonnes santés font ordinairement les bonnes têtes, et que celles-ci rendent singulièrement faciles l'harmonie et la paix.

Que n'aurions-nous pas à dire de sa foi simple, de sa piété ardente, de sa tendre dévotion envers la Vierge Mère de Dieu, la Sainte Famille, Jésus dans l'Eucharistie, le Sacré Cœur ! C'est à ces foyers divins qu'elle allait réchauffer son zèle pour le salut des âmes que la Providence lui avait confiées.

Les trois confraternités. — Pendant son administration, trois confraternités furent établies dans le pensionnat : celle des Enfants de Marie, le 29 mai 1862 ; celle des Saints Anges, le 2 octobre 1863 ; enfin celle de Saint-Louis de Gonzague, le 21 juin 1866. Mme Louisa n'inventait rien en fait de dévotions, comme on le voit ; elle s'en tenait à celles qui sont le plus en usage dans les maisons d'éducation religieuse, et qui, sans surcharger les enfants, les aident à pratiquer les vertus de leur âge et les forment peu à peu aux vertus de l'avenir.

Dieu bénit les efforts de «Dear Reverend Mother» : le nombre des religieuses s'accrut et celui des élèves également.

Bénédiction d'une cloche. — Dix jours à peine s'étaient écoulés depuis l'élection de Mme Louisa, qu'il y eut grande réjouissance au couvent. On y faisait la bénédiction d'une cloche.

La pauvre vieille Marie-Augustine ne chantait plus que d'une voix fêlée et éteinte. Il fallut la remplacer.

Un couvent ne peut pas se passer de cloche. Le navire a bien encore son capitaine, mais il n'a pas de portevoix ; il a bien son pilote, mais la barre du gouvernail est brisée. Puis, d'instinct, d'une manière inconsciente, les religieuses aiment leur cloche : ce petit être aérien qui se balance là-haut sur leurs têtes enveloppe toute leur vie de ses ondes harmonieuses, et jette à volée sur toutes leurs actions comme un parfum de poésie mystique. Mais surtout c'est pour elles le messager céleste qui leur apporte les ordres d'en haut, et leur distribue les heures du temps selon la volonté divine. Après cela, comme on criait autrefois: «Le roi est mort ! vive le roi !» ces Dames, qui avaient peut-être bien fait entre elles l'oraison funèbre de Marie-Augustine, étaient, à l'heure présente, tout à la joie de la voir remplacée par une nouvelle Marie-Augustine, à la voix fraîche, vibrante et bien timbrée.

C'était un présent de la munificence d'une fidèle et généreuse amie, ancienne sous-gouvernante des Enfants de France, actuellement Mme Baudon. Nous la connaissons déjà.

La cloche était soutenue par de solides tréteaux au milieu du chœur. Elle était revêtue d'une robe en drap d'or, retombant à longs plis ornés de superbes dentelles et de guirlandes de fleurs. Cette robe était un cadeau de Mme Adolphe Baudon, belle-fille de la donatrice de la cloche.

La cérémonie fut faite par M. de Girardin, alors supérieur, assisté de M. Murat, l'aumônier, et de plusieurs autres ecclésiastiques. Ces Dames occupaient leurs stalles. Le reste de l'église était rempli par divers invités, les Dames locataires et les élèves.

Pour donner plus d'éclat à la solennité, Mme Baudon avait amené l'organiste et les chantres de l'Abbaye-aux-Bois, sa paroisse. Elle fit également servir une fort belle collation au retour de l'église, et elle distribua elle-même des bonbons aux religieuses et aux élèves. Tout le monde se retira enchanté, et peu de temps après Marie-Augustine fut intronisée dans son campanile.

Les Dames Anglaises de la Conception. — En vertu des lettres patentes de Louis XIII octroyées à l'association des Dames Anglaises en 1633, et de celles qu'elles obtinrent postérieurement de Louis XIV, leur existence légale sur le sol de France fut incontestable jusqu'à la Révolution française ; mais les lois des 15 et 19 février 1790 et du 18 août 1792, en supprimant toutes les congrégations, annulèrent en même temps les autorisations précédemment accordées. Dès lors, l'association de ces Dames n'avait plus qu'une existence de fait et non de droit.

Sous le premier Empire, elles entreprirent de régulariser leur position à l'égard de l'État, et elles obtinrent de Napoléon Ier un décret daté de Saint-Cloud, le 11 juin 1806, en vertu duquel leur association fut provisoirement autorisée.

Le couvent vivrait peut-être encore sur ce provisoire, qui peu à peu avait pris dans les esprits le caractère du définitif, lorsqu'une circonstance imprévue vint éclairer les Anglaises sur l'illégalité de leur association.

Une veuve, Mme de Chennevières, par testament daté du 20 mars 1832, laissa au couvent, à titre purement gratuit, une petite rente sur l'État. Le couvent se mit en mesure de faire valoir ses droits. Démarches inutiles : il n'était pas définitivement reconnu. Il fallait se faire reconnaître. L'affaire traîna en longueur. La révolution de 1848 éclata. L'affaire n'en marcha pas plus vite. Enfin, le 23 novembre 1853, Napoléon III signa le décret d'approbation de la communauté des Dames Anglaises dites de la Conception (1), décret qui les autorise en même temps à accepter le legs de Mme de Chennevières. Le lendemain, il signait un autre décret approuvant les statuts, déjà adoptés par le chapitre de la communauté, après l'approbation de l'archevêque de Paris.

L'anneau de saint Cuthbert. — On se rappelle sans doute que la maison possédait l'anneau pastoral de saint Cuthbert. C'était une relique doublement précieuse, d'abord comme souvenir d'un grand et saint évêque anglais du septième siècle, ensuite parce qu'il venait de Mgr Richard Smith.

Le cardinal Wiseman convoitait depuis longtemps cet anneau. Déjà, en 1850, se rendant à Rome pour y recevoir le chapeau, il avait fait une visite rapide au couvent, et s'était fait montrer cette relique. Dans une autre visite, six ans plus tard, il exprima formellement son désir de la posséder. Le chapitre, consulté par la Révérende Mère Supérieure, refusa, en grande majorité, de s'en dessaisir.

Son Éminence ne se tint pas pour battue : elle renouvela sa demande dans une admirable lettre qui changea les dispositions des religieuses. Ce n'était pas pour lui-même, du reste, que l'éminent cardinal la désirait, mais pour le collège de Saint-Cuthbert, à Ushaw, dans le comté de Durham.

Le cardinal étant venu dire la messe au couvent, après le déjeuner, on vit paraître Mme la Supérieure qui portait respectueusement, dans un écrin, l'anneau de saint Cuthbert. Elle se mit à genoux aux pieds de Son Éminence, et le lui offrit au nom de la communauté.

L'expropriation. — Nous arrivons, après quelques années assez insignifiantes, à un moment fort pénible pour ces Dames, du moins pour les plus anciennes. Dans le mois de mai 1858, un bruit vague d'expropriation du couvent, pour cause d'utilité publique, commençait à se répandre au dehors, et ne tarda pas à pénétrer dans l'intérieur du cloître. Une rue nouvelle percée dans le voisinage devait emporter les bâtiments et les terrains adjacents. Mais, comme il n'y avait rien d'officiel dans cette rumeur, la première alarme qu'elle excita se calma promptement.

Cependant à mesure que l'hiver approchait, ce bruit prenait plus de consistance, et, vers la fin d'octobre, il acquit toute la fermeté d'une certitude. Les Dames Anglaises furent alors avisées du projet, arrêté par la Ville, d'une rue entre la place Maubert et le carrefour des rues Mouffetard et du Fer-à-Moulin. La rue Monge allait passer ; il fallait se retirer et se faire une tente neuve, ou du moins nouvelle, ailleurs. Gros souci pour les religieuses, souci mêlé du chagrin des unes et de la satisfaction des autres. Nous comprenons les deux opinions opposées qui se formèrent alors dans la communauté. Cet amas confus de bicoques délabrées, lézardées, ruineuses, était pour les plus âgées de ces dames, qui y avaient passé la majeure partie de leur vie, le vieil écrin où étaient renfermés les perles, les diamants, les bijoux de tous leurs souvenirs. On le leur enlevait pour y substituer quoi ? Un nouvel écrin sans doute, peut-être beaucoup plus beau que l'ancien, mais enfin il serait vide pour elles. Pouvaient-elles faire autre chose que de gémir de cet échange ?

Les plus jeunes n'avaient pas pour ces masures le même attachement. Elles n'avaient guère senti que les inconvénients de ces bâtiments irréguliers, froids, humides, incommodes, et, si elles ne se faisaient pas des châteaux en Espagne, elles espéraient du moins une demeure mieux ordonnée pour la communauté et le pensionnat.

La Providence leur donna satisfaction. Mais que d'allées et venues avant de trouver une habitation convenable !

Cependant, en février 1860, M. l'abbé Langénieux, alors promoteur du diocèse, maintenant cardinal archevêque de Reims, succède à M. de Girardin comme supérieur du couvent. Il va mettre son coup d'œil prompt et sa main expéditive à ces recherches qui durent depuis près d'un an et demi, et dans quelques mois elles seront terminées.

Un terrain à Neuilly. — On signale à ces Dames une propriété appartenant à une dame de Varaigne. Elle songe à la vendre pour un prix qui n'est pas exorbitant. C'est un vaste triangle d'une surface de 19,428 mètres, fort bien situé à l'entrée du parc de Neuilly. La base s'étend le long du boulevard Eugène (2). Au sommet, qui touche à la rue de Villiers, s'élève un hôtel de construction solide et élégante. Il y a de fort beaux arbres et de grands espaces où l'on pourra bâtir.

Oui, il faudra bâtir ! et cela sourit peu à ces Dames. Mais enfin, c'est encore ce qu'elles ont trouvé de mieux, et M. le promoteur, qui a vu cet emplacement, en est très satisfait. Il presse alors ces Dames de passer un contrat à l'amiable avec Mme de Varaigne, en attendant que la Ville verse entre leurs mains le montant de l'indemnité d'expropriation, et qu'un décret du gouvernement les autorise à un achat définitif.

L'affaire avait été commencée le 21 mars 1860 ; le 30 mai on posait la première pierre.

Pique-nique. — La cérémonie fut faite par M. Langénieux, accompagné de l'aumônier, M. Murat, et en la présence de quelques amis, de quelques dames locataires et de plusieurs servantes et serviteurs de la maison. Comme l'assistance des religieuses n'était pas nécessaire, aucune d'elles ne sortit de son cloître ce jour-là. Il en fut de même pour les élèves, qui étaient alors en retraite de première communion. Mais quatre ou cinq jours après, ces dernières obtinrent un dédommagement. Une sorte de pique-nique s'organisa. Des voitures, où elles prirent place comme des oiseaux dans une volière, les attendaient, dès le matin, à la porte de la maison. Arrivées à Neuilly, on lâcha toute la volée sur les gazons et dans les ombrages pour la journée tout entière. En voici pour huit jours au moins de pépiements et de caquetages dans les récréations au pensionnat.

Les dames pensionnaires. — Il faut songer à évacuer la maison et à trouver un logis provisoire. À la fin de juin, Mme Fairbairn, alors dépositaire, fit savoir aux dames locataires qu'elles eussent à se préparer à quitter leurs appartements dans le mois d'octobre suivant.

Ces Dames étaient alors au nombre de 30. La plupart d'entre elles vivaient depuis plus de vingt ans à la maison, y étaient fort attachées, y trouvaient leur commodité et leur avantage. Il fallait aller chercher ailleurs l'équivalent en soins, en confortable, en affection. Il ne serait pas facile de le trouver. Et là-dessus les plaintes, les pleurs, et peut-être les imprécations contre la rue Monge.

Plusieurs même voulaient suivre la communauté à Neuilly ; mais c'était une résolution bien arrêtée de n'y pas recevoir de dames locataires. Nous ne pouvons que féliciter le conseil et le chapitre de leur décision à ce sujet. La maison se privait sans doute d'une ressource ; mais, balance faite, le compte se soldait par un profit net en ordre et en tranquillité.

Les maisons de Saint-Joseph et Saint-Augustin. — Les Dames Anglaises avaient espéré rester dans leur maison de la rue des Fossés, en payant un loyer à la Ville, jusqu'au moment où elles pourraient prendre possession de leur couvent de Neuilly. Il fallut renoncer à cet espoir.

Heureusement elles trouvèrent dans la rue de Villiers, non loin de leur propriété nouvelle, une maison disponible. Toutefois, comme elle était trop étroite pour contenir toute la famille, on dut, bon gré mal gré, se résoudre à diviser la communauté en deux parties : l'une devait se composer des élèves et de leurs maîtresses, et habiterait le petit hôtel nouvellement acquis, auquel on donna le nom de Saint-Joseph ; l'autre habiterait la maison de la rue de Villiers que l'on nomma Saint-Augustin. On loua dans le voisinage un appartement pour l'aumônier.

C'est le 22 août 1859 que l'on signifia à ces Dames le jugement du tribunal de la Seine, prononcé le 2 du même mois et de la même année, en vertu duquel elles furent expropriées.

Le préfet de la Seine, au nom de la Ville de Paris, avec l'approbation de la Commission municipale, leur offrit une indemnité de 700,000 francs en leur laissant tout ce qui garnissait la chapelle, même ce qui était considéré comme immeuble par destination. La Ville devait verser chaque année 100,000 francs jusqu'à liquidation complète de la dette.

Dans le mois de septembre, le 26, fut signé, à Saint-Cloud, le décret de l'empereur autorisant les Anglaises à transférer leur communauté de la rue des Fossés-Saint-Victor à Neuilly, et à faire toutes les opérations nécessaires à l'acquisition du nouveau local.

Par un sentiment de tendre piété, envers l'Immaculée Reine des hommes et des anges, la Révérende Mère Supérieure ne voulut pas que personne prit possession de la demeure nouvelle avant qu'on y eût placé l'image de Marie. Accompagnée de Mme la dépositaire et d'une amie de la communauté, elle y porta une statue d'albâtre de la sainte Vierge depuis longtemps vénérée dans le couvent.

Le déménagement. — Le premier octobre 1860 on commença le déménagement.

Les jeunes pensionnaires qui restaient à la maison — la plupart heureusement étaient encore en vacances — partirent les premières. Chemin faisant, elles firent un petit pèlerinage à Notre-Dame-des-Victoires. Le mobilier du pensionnat avait été préalablement transporté, en grande partie du moins, à Saint-Joseph, et les jeunes filles aidèrent leurs maîtresses et les domestiques à mettre tout en ordre pour la prochaine rentrée des élèves.

Le lendemain, ces Dames assistèrent à la dernière messe dite dans leur vieille chapelle, et firent la sainte communion pour offrir à Dieu le sacrifice qui leur était imposé. Plusieurs certainement eussent fait plus volontiers celui de leur vie. C'étaient, comme nous l'avons déjà dit, les plus âgées. En vieillissant, nous mettons peu à peu et par instinct naturel notre cœur dans les choses, et c'est nous l'arracher que de nous les enlever ou seulement de les changer. Après la messe, l'aumônier adressa quelques paroles de consolation et d'encouragement à la communauté. Mais il avait déjà fini depuis longtemps que la plupart des vieilles religieuses restaient encore dans leurs stalles, les unes pleurant toutes leurs dernières larmes, les autres immobiles, pétrifiées, ouvrant de grands yeux effarés qui leur montraient des choses qu'elles ne pouvaient croire.

C'était «l'abomination de la désolation dans le temple». On dépouillait l'autel, on renversait le tabernacle, on démolissait les boiseries, tout était bouleversé, abattu, saccagé. Ces bonnes mères avaient l'air de n'y rien comprendre. Un peu plus, elles auraient crié au scandale, et la sous-prieure fut obligée d'user d'autorité pour les faire sortir.

Dans le couvent le spectacle n'était pas plus réconfortant pour elles. Une nuée d'ouvriers s'y étaient répandus de la cave au grenier ; montant, descendant, chantant, criant, portant des paquets, charriant des meubles, les entassant dans les jardins, les cours, les cloîtres, pour les transporter ensuite sur des charrettes, qui remplissaient toute la rue des Fossés-Saint-Victor et la rue des Boulangers. Pour comble de confusion, un bon nombre des dames locataires déménageaient en même temps que le couvent.

Trois jours durant, un tapage d'enfer y régna ; et il eut son écho à Saint-Joseph, que l'on acheva d'emménager, et à Saint-Augustin où l'emménagement était à peu près complet.

«Enfin est arrivé le triste moment, dit le Journal, où nous devons quitter notre cher vieux couvent. Mais, en vérité, nous y sommes si malheureuses, qu'il nous vaut mieux partir que de voir autour de nous ce désordre et cette dévastation.»

À la porte attendent les voitures. Ces Dames, chacune portant son petit bagage, disent un dernier adieu plein d'émotion à ces vieux murs tant aimés. Mais on a appris leur départ dans le voisinage, et une foule nombreuse, respectueuse et sympathique s'empresse autour d'elles. Alors ce ne sont plus des ruisseaux, mais des torrents de larmes qui ne peuvent plus se contenir et débordent. On ne s'est pas connu, c'est la première fois qu'on se rencontre ; mais sous ces voiles rabattus des pleurs coulent, inondent ces pèlerines blanches et ces manteaux noirs ; et l'émotion gagne cette foule ; et il n'est peut-être pas là une seule femme qui ne soit profondément attendrie.

Il est temps de partir. À cette scène, la respectabilité anglaise pourrait peut-être perdre quelque chose.

Huit voitures se sont déjà éloignées. La neuvième et dernière attend encore ; elle est incomplète. C'est la mère Marie-Stanislaus qui manque. On la trouve dans sa cellule où elle s'est enfermée. Ce départ lui a troublé momentanément le cerveau. Elle ne veut pas quitter la maison, et elle ne cède qu'aux sollicitations pressantes de Mme la dépositaire.

Le comique se mêle à tout. Le cocher a déjà fouetté ses chevaux ; une voix l'arrête ; la voiture n'est pas complète encore. Ce n'est ni quelqu'un ni quelque' chose qui manque ; ce sont... «the two cats».

M. le Supérieur a permis un petit pèlerinage ; et ces Dames vont reprendre un peu de courage aux pieds de Notre-Dame-des-Victoires, qui est aussi Notre-Dame des Sept-Douleurs. Puis on attendra, avec patience ou impatience, dans les logis provisoires, que le nouveau couvent soit bâti.

Mme la Supérieure laissa pourtant trois religieuses au vieux couvent. Elles devaient le livrer aux représentants de la Ville, presser le départ de toutes les locataires, et expédier le peu qui restait encore du mobilier.

Mme Finot. — Ces pauvres Dames eurent, dans la nuit qui suivit le départ de la communauté, une alerte des plus vives. Mme Finot, l'une des locataires, habitait une maison de la rue des Boulangers. Elle possédait des bijoux et des diamants auxquels elle tenait naturellement beaucoup. Pendant ces jours de déménagement, qui remplissaient le couvent d'ouvriers, elle était sans cesse poursuivie de la crainte qu'on ne fit main basse sur son trésor.

Au milieu de la nuit, elle saute vivement à bas de son lit, ouvre la fenêtre, et de toute la force de ses poumons, se met à crier : «Au feu ! au feu !» Tout le quartier est mis en émoi ; nos trois religieuses sortent épouvantées de leurs cellules. Les pompiers frappent à coups redoublés à la porte du couvent. Le jardinier qui fait les fonctions de concierge, éveillé en sursaut, à peine vêtu, son bonnet de coton sur les yeux, reste paralysé de frayeur. L'une de ces Dames est obligée de le pousser par les épaules vers la porte pour la lui faire ouvrir, et elle-même se sauve à toutes jambes quand elle voit se précipiter, officier en tête, toute une brigade qui se répand dans la maison, dans les jardins, cherchant le feu qui n'était heureusement qu'à ses lanternes.

Mme Finot avait eu certainement un cauchemar ou une hallucination ; elle était persuadée qu'elle avait entendu et vu les voleurs enfoncer sa porte. Croyant obtenir plus promptement du secours, ingénieusement elle s'était mise à crier : «Au feu !»

L'histoire est déjà jolie jusqu'ici ; mais ce qui en augmente l'agrément, c'est que, l'imagination toujours hantée des mêmes fantômes, Mme Finot obtint de la police trois gardiens. L'un veillait autour du couvent, les deux autres faisaient la ronde à l'intérieur. «Jamais, dit le Journal, le monastère ne fut mieux gardé que maintenant qu'il n'y reste plus rien, excepté les trésors de Mme Finot, quelques vieux matelas hors de service et de vieilles chaises dépaillées et boiteuses.»

Tout en effet avait été enlevé ; mais il y restait encore une chose plus précieuse aux yeux de ces Dames que les trésors de Mme Finot : les ossements vénérés de celles qui les avaient précédées dans la mort, et d'autres restes qui ne leur étaient pas moins chers.

Restes vénérés. — Le 21 novembre 1860, Mme la Supérieure, Mme Mary-Frances et M. Murat se rendirent, dès le matin, au vieux couvent pour y faire lever les pierres tombales qui dallaient la chapelle.

Là avaient reposé lady Tredway, Thomas Carre, Richard Smith, Edward Lutton, nombre de supérieures, de protecteurs et d'amis de la maison. Mais ces tombes avaient été violées pendant la Révolution, et que trouverait-on maintenant des cendres de ceux qu'on y avait ensevelis ?

Les ouvriers du nouveau propriétaire occupaient déjà la place pour des travaux de démolition. Heureusement, ils n'avaient pas à toucher au sol, et l'œuvre funèbre qu'on se proposait d'accomplir fut remise à un autre jour.

Toutefois Mme la Supérieure put rapporter à Neuilly quelques-uns de ces restes vénérés. Parmi ceux-ci était le cœur de lord Derwentwater qu'il avait laissé par testament au couvent, peu de temps avant son exécution en 1715. Il était alors prisonnier dans la Tour de Londres. «Ce trésor, dit le Journal, avait été conservé secrètement, pendant la Révolution, dans une petite niche creusée dans le chœur de la chapelle.»

Mme Louisa rapporta également le cœur de lord William Howard ; celui de sir George Throckmorton, dans la boîte recouverte d'une plaque que sa sœur, la Révérende Mère Anne Throckmorton, avait fait graver en 1705 ; puis le cœur de lord Teynham.

Ce ne fut que le 28 octobre 1863, lorsque la construction du nouveau couvent était terminée, que l'on transporta à Neuilly ce qu'on put recueillir d'ossements dans la chapelle et le cimetière de la rue des Fossés-Saint-Victor. Ce jour-là, l'aumônier chanta une messe solennelle des morts, après laquelle, ces restes furent transportés processionnellement, et déposés dans un petit caveau préparé au milieu du cloître pour les recevoir.

École gratuite. — On n'était pas encore installé dans les bâtiments nouveaux, que M. le Supérieur proposa d'établir une école destinée aux enfants pauvres de Neuilly et dirigée par ces Dames. C'était une excellente pensée. On donnait ainsi la charité pour fondement à l'édifice que l'on construisait, et l'on attirait sur lui la bénédiction divine. Tout le monde le comprenait dans la communauté ; mais on voulait réfléchir avant de donner suite à cette idée. On ne l'abandonna pas néanmoins : l'école fut bénite par M. Langénieux et ouverte le 10 octobre 1862.

Le nouveau couvent. — Dès le commencement du mois d'avril de cette même année, on se mit en mesure de prendre possession des nouveaux bâtiments.

C'est une vaste construction, percée de croisées nombreuses qui laissent largement passer l'air et la lumière sous des plafonds élevés. Sa forme est celle d'un quadrilatère. La façade principale regarde l'ouest. Elle a 14 mètres de longueur, et 56, si l'on y comprend l'aumônerie sur la gauche et la loge du concierge sur la droite. Depuis quelques années on a construit un appendice à cette façade ; et si l'on y a gagné en commodité, l'aspect général y a certainement perdu quelque chose en harmonie. On a bien fait du reste: l'utile doit passer avant l'agréable. Ce sera toujours ainsi chez les Anglais, qui sont surtout des gens pratiques.

Les façades latérales ont 36 mètres de longueur.

Le bâtiment est divisé en deux quartiers : celui des religieuses et celui des élèves. L'ouest et le sud appartiennent à ces dernières. Elles y ont leurs salles d'étude, leurs classes, leurs dortoirs, leur réfectoire, etc. Le nord et l'est sont réservés aux religieuses. Ces Dames y ont leurs cellules, leur réfectoire, le noviciat, une salle de réunion que l'on nomme aussi la chambre de Mme la Supérieure, etc.

Le hall vitré. — Le centre du bâtiment était encore occupé, il y a deux ans, par un jardin de 16 mètres carrés entouré d'un cloître. C'était une faute de placer là un jardin, et surtout d'y recueillir les eaux de pluie dans un puits perdu. Ce puits, les arrosages et les plantes y entretenaient une humidité continuelle et qui pouvait être dangereuse. Mme la Supérieure actuelle, sœur de Mme Louisa, a eu l'excellente idée, dont nous ne pouvons assez la louer, de faire disparaître ce jardin et conduire les eaux pluviales hors des bâtiments. Ce n'est pas tout. Le sol a été creusé pour en extraire la terre décomposée ; puis on l'a recouvert d'une épaisse couche de ciment. Enfin, on a élevé au-dessus de la cour un dôme de verre, qui l'a métamorphosée en un véritable palais de cristal. Ce changement n'est pas seulement, de l'avis de tout le monde, d'un merveilleux effet, mais il est en même temps fort utile. Aux jours de pluie, les élèves, au lieu de prendre leur récréation dans une salle trop étroite, viennent s'ébattre maintenant dans ce hall vitré ; et aux jours de réunions artistiques et littéraires, aux distributions des prix, on trouve là un local assez vaste pour contenir à la fois les élèves, leurs maîtresses et un nombreux public de parents et d'invités.

Bénédiction de la chapelle. — Son Éminence le Cardinal Morlot bénit la maison et la chapelle le 15 mai 1862.

Depuis ce temps-là cinq années se sont écoulées dans une paix profonde. Mais nous ne voyageons jamais longtemps en ce monde, sans nous meurtrir le pied aux inévitables aspérités du chemin.

L'année 1867 apporta d'abord les plus vives inquiétudes à la communauté, et ces inquiétudes ne tardèrent pas à devenir un profond chagrin.

Maladie de Mme Mary-Louisa Howell. — La Révérende Mère avait vu mourir d'un cancer, dans l'ancien couvent, il y avait une vingtaine d'années, l'une des dames locataires. Elle avait gardé, de cette redoutable maladie, une horreur instinctive, et comme un pressentiment qu'elle en serait atteinte un jour.

Ce jour vint en effet. Plusieurs médecins consultés déclarèrent que le cas était des plus graves. Ce fut une désolation dans la communauté. Les prières, qui avaient commencé dès l'instant où Mme Louisa avait ressenti les premiers symptômes du mal, se multiplièrent avec toute l'ardeur que peut inspirer la foi en présence d'un malheur imminent, et l'amour que des enfants éprouvent pour la meilleure des mères. Chaque semaine, plusieurs religieuses passaient la nuit du jeudi au vendredi au pied du Très Saint Sacrement. On faisait prier dans les pèlerinages, dans les maisons religieuses, partout. Des amis de la maison, des évêques, un ambassadeur recommandèrent la malade au Souverain Pontife Pie IX, qui voulut bien prier pour elle et lui envoyer sa bénédiction apostolique.

Dieu ne rendit pas la santé à la chère malade ; mais il lui accorda la plus parfaite résignation, et la force de soutenir, avec calme et une douce joie intérieure, les plus cruelles et les plus atroces souffrances. Au milieu de ses douleurs, elle recevait, le sourire sur les lèvres et avec de bonnes paroles, ses chères filles quand elles venaient la visiter. Elle leur donnait ses conseils, s'inquiétait de leur santé, les encourageait, les réconfortait, et retrouvait pour elles, dans sa longue agonie, les tendresses toujours vivantes de son cœur de mère.

Sa démission. — Sachant bien qu'elle ne recouvrerait jamais la santé et inquiète de sentir la communauté décapitée en quelque sorte par sa maladie, elle donna sa démission.

On était au 30 mai. Un peu moins d'une année restait à la chère malade pour atteindre le terme de son gouvernement. Il fut convenu que l'élection d'une nouvelle supérieure aurait lieu le 4 juin, et ne serait valide que pour le temps pendant lequel la supérieure démissionnaire aurait pu garder encore l'autorité.

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[Notes de bas de page.]

1.  Les Dames Anglaises prennent généralement ce titre dans les actes publics. Cela résulte, croyons-nous, d'une convention faite avec les Dames conceptionnistes, les Blue Nuns. Nous n'avons jamais pu éclaircir ce point obscur.

2.  Aujourd'hui boulevard Victor-Hugo.


«Un Couvent de religieuses anglaises à Paris» :
Index ; Chapitre 12

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]