«LE NOUVEAU GULLIVER» DE L'ABBÉ GUYOT DESFONTAINES ; QUATRIÈME PARTIE.
«LE NOUVEAU GULLIVER»
PARTIE 4 : RELATION DU SÉJOUR DE JEAN GULLIVER À L'ÎLE DES LETALISPONS.
CHAPITRE 1. — L'Auteur est sur le point d'être dévoré par des ours dans l'île des Letalispons. — Comment il est reçu par ces insulaires. — Son séjour parmi eux. — Ses entretiens avec Taïfaco.
Après avoir séjourné quelque temps dans l'île des États, où nous eûmes le temps de nous rafraîchir, et où plusieurs de notre équipage qui étaient malades, recouvrèrent la santé, nous prîmes congé des Hollandais, qui nous avaient si bien reçus. Ils nous fournirent des vivres en abondance, et nous firent promettre de les revenir voir à notre retour des mers du Sud, pour leur apporter diverses choses dont ils avaient besoin, et que nous espérions trouver aisément sur les vaisseaux européens, qui font le commerce en interlope sur les côtes du Chili et du Pérou.
Nous mîmes donc à la voile le dix-septième août mil sept cent dix-huit, et nous poursuivîmes notre route par le détroit de Magellan, que nous passâmes heureusement et en peu de temps, à cause de la rapidité des courants. Après avoir rangé sur notre droite le cap de la Victoire, et ensuite l'île de Madre de Dios, lorsque nous fûmes à la hauteur du cap San Diego, il s'éleva un vent du sud-est, qui nous fit prendre la résolution de nous éloigner un peu des côtes, pour éprouver si nous ne pourrions point avoir la gloire de découvrir quelques îles nouvelles dans cette partie de la mer Magellanique, où les géographes n'en placent aucunes. Ce fut moi qui donnai ce conseil au capitaine Van Land et ses principaux officiers, en leur représentant qu'il était honteux que depuis cinquante ans les vaisseaux européens n'eussent fait aucunes découvertes. Hélas j'eus bientôt sujet de me repentir d'avoir donné ce funeste conseil.
Nous découvrîmes vers le quarante-cinquième degré de latitude de méridionale, et le deux cent soixante-neuvième de longitude, une île qui nous parut grande, et digne de notre curiosité. Nous ne fûmes point surpris que les vaisseaux de l'Europe qui vont au Chili et ai Pérou ne l'eussent point encore découverte, parce qu'ils côtoient d'ordinaire les côtes de cette mer Pacifique, où ils ne redoutent point les tempêtes qui y sont aussi rares que les écueils.
Nous étant approchés de cette île, appelée l'île des Letalispons — comme je l'appris dans la suite — environ à la distance de deux lieues, nous jetâmes l'ancre ; et le capitaine Van Land avec quelques officiers hollandais, plusieurs de nos Portugais, le capitaine Harrington et moi, descendit dans la chaloupe, qui nous conduisit à terre sans aucun danger. Nous trouvâmes d'abord un pays désert, et couvert d'épaisses forêts. Cependant nous aperçûmes un petit chemin battu, qui nous fit juger que cette île était habitée. Nous suivîmes ce chemin sans nous séparer, et fîmes environ une demie-lieue sans rien rencontrer. Je précédais les autres d'assez loin, accompagné d'un jeune Portugais très brave, qui à mon exemple prenait plaisir à marcher, et était impatient de satisfaire sa curiosité. Nous quittâmes le chemin, et étant montés l'un et l'autre sur une montagne assez escarpée, pour mieux découvrir le pays, nous laissâmes les autres derrière nous dans la vallée.
À peine eûmes-nous atteint le sommet, que nous vîmes plusieurs ours d'une grandeur démesurée descendre du côté gauche de la montagne. Nos gens qui les aperçurent n'osèrent ni avancer ni les attendre, et jugement à propos de retourner sur leurs pas et de se retirer. Nous voulûmes alors descendre de la montagne et suivre leur exemple, mais les ours nous coupèrent le chemin. Leur nombre et leur grandeur nous effraya : nos sabres ni nos fusils ne nous rassurèrent point. Dans cette triste conjoncture, me souvenant d'avoir ouï-dire, que le moyen d'échapper à la fureur de ces animaux, est de se coucher sur le ventre, et de s'y tenir sans faire aucun mouvement, et sans paraître respirer ; je pris ce parti, et dis à mon compagnon d'en faire autant, et il me crut. Les ours s'approchèrent de nous, et nous trouvant sans mouvement, comme si nous eussions été morts, ne nous firent aucun mal, et nous laissèrent. Cependant nos camarades qui fuyaient de toute leur force, nous voyant de loin couché par terre au milieu de ces bêtes cruelles, crurent que c'était fait de nous, et ne songèrent qu'à se rembarquer. Nous demeurâmes donc seuls dans ce pays inconnu, livrés à la douleur et au désespoir.
Je dis à Silva — c'était le nom du jeune Portugais — qu'il fallait nous éloigner de cet endroit dangereux, et suivre le chemin battu. Nous marchâmes cinq heures, sans trouver aucune habitation, ni aucun homme. Enfin sur la fin du jour, lorsque la nuit approchait, nous fîmes la rencontre d'un homme, qui paraissait âgé d'environ vingt-huit ans. Il portait un bonnet de maroquin rouge fait en forme de cône, dont les bords étaient relevés et attachés par une agrafe ; une espèce de casaque de satin vert lui descendait jusqu'au-dessous des genoux ; et sous cette casaque il avait un pourpoint rouge, des culottes et des bas de la même couleur attachés ensemble. Nous le saluâmes profondément, et nous étant approchés de lui, nous lui fîmes entendre par des gestes expressifs, que nous étions des étrangers malheureux, qui avaient besoin de son secours. Mais quelle fut notre surprise ! Cet homme nous parla espagnol, et nous ayant dit que nous lui paraissions des Européens, il nous demanda de quelle contrée d'Europe nous étions venu dans un pays si peu connu du reste du monde. Nous lui répondîmes en cette même langue, que l'un de nous était né en Angleterre, et l'autre en Portugal ; et en même temps nous lui apprîmes le long voyage que nous avions fait, le motif qui nous avait engagés à aborder dans cette île, et enfin le triste accident qui nous avait séparés de nos compagnons.
Ô infortunés voyageurs, nous dit-il, ne vous affligez point du malheur qui vous retient sur ce rivage ; vous êtes au milieu d'une nation bienfaisante, dont la première des lois est d'exercer l'hospitalité et de soulager les malheureux. Suivez-moi, ajouta-t-il, il y a un village qui n'est éloigné d'ici, où je vais vous conduire ; calmez la crainte et l'inquiétude peintes sur vos visages ; je vous logerai chez moi, et vous pouvez compter que ma femme, mes enfants, et mes petits-enfants seront ravis de vous voir, et vous procureront tous les secours que vous pourrez souhaiter.
Nous fûmes charmés de ce compliment, et nous rendîmes mille actions de grâce au généreux inconnu, qui nous faisait un si bon accueil ; mais nous ne concevions pas, comment un homme si jeune pouvait avoir une pareille postérité. Cependant nous prîmes le chemin du village, et en marchant nous demandâmes à notre conducteur s'il était né en Espagne ou en Amérique. Je suis natif du village même où je vous mène, nous répondit-il, et si je parle espagnol, n'en soyez point étonnés ; c'est que j'ai autrefois été dans le Chili il y a environ soixante-dix ans, et que le commerce que j'y ai eu avec les Espagnols, m'a fait apprendre leur langage ; je suis bien aisé que vous ne soyez point d'une nation, dont la cupidité a fait périr un million d'hommes dans le Chili, qui était autrefois le plus beau pays de l'univers, et qui n'est plus aujourd'hui qu'une terre dépeuplée et inculte soumise à leur tyrannie. Nous sommes heureux d'en être préservés, et nous rendons grâces au Ciel de n'avoir dans notre pays que des mines de fer et de cuivre ; cependant nous y possédons des avantages mille fois préférables à ces biens imaginaires ; nous y respirons un air pur ; la terre féconde nous fournit une nourriture saine, qui nous fait jouir d'une longue vie, exempte de toute infirmité. Dans les autres pays on meurt de vieillesse ; ici, après avoir longtemps vécu, on meurt de jeunesse. C'est ce que vous comprendrez, et ce que vous admirez, lorsque vous aurez demeuré quelque temps parmi nous.
Nous arrivâmes au village, où, comme il était déjà nuit, nous entrâmes incognito ; notre conducteur nommé Taïfaco — c'est ainsi que nous l'entendîmes appeler dans la suite — nous l'ayant fait traverser, nous fit entrer ensuite dans une grande maison qui était la sienne, et nous présenta d'abord à un enfant vêtu de satin noir, qui nous sembla âgé de dix ou douze ans, pour qui il paraissait avoir beaucoup de respect. Cet enfant, qui avait un air de maître, et dont l'esprit paraissait mûr, nous reçut très civilement, et après que Taïfaco lui eut parlé, il donna ses ordres pour nous faire bien traiter. En même temps toute la famille parut ; Taïfaco en me montrant une femme qui nous sembla âgée de trente ans, me dit que c'était son épouse et la fille de celui à qui il venait de nous présenter. Nous lui fîmes une profonde révérence, et la priâmes de vouloir bien nous accorder sa généreuse protection et nous honorer de ses bontés. Son mari ayant bien voulu nous servir d'interprète, lui dit que nous étions des Européens abandonnés par nos compagnons, et laissés par eux sur le rivage, par la crainte des ours de la forêt d'Arisba, qui les avaient contraints de s'enfuir, et de se réfugier dans leurs canots. Elle répondit avec une politesse extrême, qu'elle savait bon gré à son mari de l'honneur qu'il lui procurait ; qu'elle prenait toute la part possible à notre peine, et qu'elle n'oublierait rien pour nous consoler de cet accident. Taïfaco fit en même temps approcher sa fille, qui paraissait avoir quarante-cinq ans, et qui après nous avoir faire une révérence très modeste, nous présenta ses enfants, dont l'aîné nous parue aussi âgé que son grand-père, et moins que jeune son bisaïeul.
Nous nous regardions l'un et l'autre, Silva et moi, et nous ne pouvions concevoir cet ordre généalogique. Silva me dit à l'oreille, on veut ici se divertir à nos dépens, on nous prend pour des étrangers imbéciles, et pour hommes sottement crédules : il faut voir si cette comédie sera longue. Comme j'étais fait aux choses extraordinaires, et que j'avais beaucoup plus d'expérience que lui, je lui dis de suspendre son jugement, jusqu'à ce que nous fussions plus éclaircis.
Taïfaco nous conduisit alors dans une chambre, où des domestiques nous attendait pour nous laver, et pour nous donner du linge blanc et des robes de soie à la mode du pays, ce qui nous fit un extrême plaisir, parce que nous étions l'un et l'autre un peu malpropres, et que nous avions bien de la honte de paraître en cet état devant des dames. Nous fûmes baignés dans des eaux parfumées, et lorsqu'on eut achevé de nous habiller, nous vînmes retrouver la compagnie, et peu de temps après on vint avertir qu'on avait servi.
Aussitôt on ouvrit la porte d'une grande salle agréablement illuminée, où les petits-enfants passèrent les premiers, ensuite les enfants, puis le grand-père et la grand-mère, et enfin le jeune bisaïeul, qui nous prit l'un et l'autre par la main, s'assit le premier à table, et nous fit asseoir, moi à sa droite, et mon compagnon à sa gauche. Comme les enfants avaient passé avant leurs pères et leurs mères, et qu'on ne nous avait fait aucunes instances pour nous faire entrer les premiers dans la salle, je conçus qu'on avait prétendu nous faire honneur, en passant devant nous : ce qui ne me surprit point, sachant que cela se pratique en plusieurs autres pays.
Taïfaco, qui était assis à table à côté de moi, eut soin de me rendre en espagnol la plupart des choses qui se dirent pendant le repas. On s'entretint entr'autres choses d'un mariage qui devait se faire au premier jour, entre un homme de trente ans et une femme de soixante. On plaignit fort cette femme d'épouser un homme de cet âge, qui selon le cours de la Nature s'affaiblirait tous les jours pendant l'espace de trente années. On parla aussi d'un homme sexagénaire, qui était sur le point de prendre pour femme une fille de vingt-cinq ans ; on ajouta que cette fille était trop jeune ou trop âgée pour lui, qu'il aurait mieux fait de choisir une fille de soixante-dix ans ou de quinze. Quelles énigmes pour des étrangers comme nous, qui n'avions aucune idée de la prérogative singulière des habitants de cette contrée !
Au reste, quoique je ne puisse dire précisément ce que nous mangeâmes, et que je n'en puisse aucunement définir le goût, je serais fâché néanmoins que le lecteur ignorât, que nous fîmes un repas très délicat. Cependant il est certain qu'on ne nous servit aucunes viandes, parce que ces peuples qui croient la transmigration des âmes, ne donnent jamais la mort à aucun animal, à moins qu'il ne leur soit nuisible ; et en ce cas ils ont horreur de s'en nourrir.
Ce fut dans ce premier repas même, que j'appris leur opinion sur cette matière ; car ayant demandé à Taïfaco de quelle nature étaient les mets excellents, qu'il nous présentait, il me répondit, que ce n'étaient que des légumes singuliers qui croissaient dans le pays, et qu'on avait l'art d'assaisonner. Nous n'imitons pas, ajouta-t-il, les Espagnols et les autres Européens, qui se repaissent de la chair des animaux : funeste habitude qui les a en quelque sorte familiarisés avec l'effusion du sang des hommes. Les bêtes n'ont-elles pas une âme ? Quel droit à l'Homme de la séparer de leur corps et de s'approprier leur substance pour sustenir la sienne, tandis que la terre libérale lui offre une infinité de grains, de racines et de fruits dont il peut se nourrir légitimement.
Silva écoutait ce discours d'un air dédaigneux, et en souriait en ignorant. Comme il n'avait aucune teinture des lettres, il trouvait dans les préjugés de son enfance la réfutation complète de la doctrine de Taïfaco. Pour moi, qui dans ma première jeunesse m'étais appliqué à la philosophie, et qui comptais pour rien les idées populaires et nationales, si elles n'étaient conformes à la raison naturelle, je crus que la doctrine de notre hôte méritait d'être un peu autrement réfutée.
Je lui exposai d'abord les deux systèmes qui régnaient parmi nous touchant l'âme des bêtes. Le premier, lui dis-je, qui n'a que peu de partisans, refuse aux bêtes tout sentiment et toute sorte de connaissance. Selon les défenseurs de cette opinion, les bêtes sont des êtres inanimés, incapable de plaisir et de douleur, de crainte ou d'amour. Vous voyez que, selon ce système, la charité que vous avez pour elles est assez mal placée, et qu'il est aussi permis de les tuer, que d'abattre des arbres, de couper des herbes, ou de déraciner des plantes. Mais comme ce système où les bêtes sont traitées de pures machines, n'est adopté que par des hommes subtils, et peu attentifs à la voix de la Nature, je n'ai garde de m'y appuyer, pour la justification de l'usage où nous sommes de tuer les bêtes et de les manger. L'opinion la plus commune aujourd'hui, et qui paraît la plus solide sur cette matière, est que les bêtes ont une âme, mais une âme très inférieure à la nôtre, en ce qu'elle ne réfléchit point, et ne délibère point ; qu'elle est déterminée par les objets, maîtrisée par ses passions, et invinciblement emportée par tous ses mouvements. Les bêtes, comme vous voyez, sont donc extrêmement inférieures à l'Homme ; doué d'une âme qui pense, qui réfléchit, qui compare, qui délibère, qui est la maîtresse de toutes ses actions, qui connaît la vertu et le vice, et qui a la liberté de choisir entre l'un et l'autre.
Quand je vous accorderais tout cela, répliqua Taïfaco, je ne vois pas que vous en puissiez rien conclure en faveur du droit que vous vous attribuez, de tuer les bêtes et de vous en nourrir. Si les bêtes, lui répartis-je, font si inférieures à nous, elles ne sont pas nos semblables ; et par conséquent rien ne nous engage à les épargner. C'est par cette raison même, répondit Taïfaco, que vous devez le faire ; il y a une espèce de bassesse à abuser de leur faiblesse, et à vous prévaloir de votre supériorité pour les opprimer. Pourquoi vous comportez-vous envers elles d'une manière, dont vous seriez très fâchés qu'elles se comportassent envers vous. Vous détestez ces ours cruels, qui vous ont attaqués près de la forêt d'Arisba, et qui ont été sur le point de vous déchirer ; nous les regardons aussi comme nos ennemis, et nous ne faisons point difficulté de les tuer quand nous le pouvons, parce qu'il est conforme à la raison de détruire son ennemi. Mais est-il raisonnable d'avoir à l'égard de tant de bêtes innocentes, qui ne font aucun mal à l'Homme, et surtout à l'égard des oiseaux, dont le plumage est aussi agréable à nos yeux, que leur chant l'est à nos oreilles ?
Je lui répondis que tous les animaux avaient été créés pour l'Homme ; que par conséquent il était lui était permis de les tuer et de s'en nourrir ; que la Providence avait établi entre tous les animaux une subordination économique, qui faisait que quelques-uns servaient de pâture aux autres ; que l'âme de toutes les bêtes périssait avec elles ; au lieu que celle de l'Homme était immortelle ; qu'ainsi elles ne nous ressemblaient proprement, que par l'organisation de leurs corps. Taïfaco, en philosophe pythagoricien, voulut alors me prouver que l'âme des bêtes ne périssait point à leur mort. Mais toutes ses raisons me parurent de pures suppositions dénuées de preuves, et je puis dire que je l'ébranlai beaucoup, en lui faisant voir, que le système de la transmigration des âmes ne pouvait s'accorder avec la sagesse du Créateur.
CHAPITRE 2. — Questions que l'on fait à l'Auteur, et ses réponses. — Il apprend que dans l'île des Letalispons les gens ont le privilège de rajeunir.
Cette matière ayant conduit la conversation jusqu'à la fin du repas, on quitta la table, et on nous invita à venir nous promener au clair de la lune dans un grand parterre, pour y respire un air pur et frais ; les habitants de ce pays par une loi expresse sont obligés de se promener l'espace d'une heure après leur repas. Persuadez que cet exercice est favorable à digestion, ils trouvent cette loi très sage, ainsi que toutes leurs autres lois, qui se rapportent la plupart à la conversation et la prolongation de la vie.
Les dames nous ayant priés poliment de leur raconter quelques circonstances de notre voyage, je satisfis leur curiosité avec le secours de Taïfaco, qui me servait toujours d'interprète. Elles écoutèrent avec plaisir le récit de mes aventures dans l'île de Babilary, et elles me firent à ce sujet une infinité de questions : elles me demandèrent surtout, si la mollasse et l'oisiveté, où la supériorité des femmes avait plongé les hommes, n'était pas contraires à l'intérêt même des femmes qui les avaient réduits à cet état.
Des hommes efféminés, disaient-elles, ne sont point des hommes ; ils doivent s'acquitter bien mal des fonctions de leur sexe, et le pays ne soit pas être fort peuplé. J'admirai comme ces dames avait tout d'un coup saisi le point défectueux du gouvernement de Babilary ; ce qui me fit connaître la solidité et la pénétration de leur esprit. Je leur répondis, qu'il était vrai que depuis la révolution arrivée dans cette île, elle était beaucoup peuplée qu'autrefois : mais l'ambition des femmes avait regardé cela comme un léger inconvénient, auquel elles s'étaient imaginé pouvoir remédier avantageusement, par la liberté de répudier leurs maris, lorsque leur âge, leur tempérament, ou leur conduite cesserait de leur convenir. Ce droit des femmes, ajoutai-je, tient leurs maris dans un exercice continuel de complaisance et d'assiduité, et les maintient sur le pied d'amants. Mais tous leurs soins empressés et toute leur attention à plaire, ne sert qu'à reculer le divorce, dont ils sont toujours menacés, et dont la saison fatale arrive enfin au bout d'un certain nombre d'années. Car il n'y a qu'un très petit nombre de femmes constantes, qui aient le courage de conserver de vieux maris ; les vieilles mêmes s'accommodent du changement.
Les dames ne purent s'empêcher de sourire. Alors la plus jeune des petites-filles de Taïfaco, qui paraissait avoir environ quatorze ans, pria son grand-père de me demander à quel âge les filles étaient nubiles dans l'île de Tilibet. Je n'emploie point ici les termes dont elle se servit ; ce qui blesse la bienséance dans notre langue, est indifférent dans la leur, où toutes les paroles sont honnêtes. Taïfaco me rendit sa question fidèlement ; et j'y satisfis, en disant, que dans cette île on mariait d'ordinaire les filles à l'âge de trois ans. Ciel ! interrompit-elle avec vivacité, si j'étais née en ce pays-là, il y aurait donc déjà onze ans que j'aurais un époux. J'en ai vu à votre âge, lui répondis-je, qui étaient déjà veuves de quatre maris ; mais elles n'étaient pas alors aussi jolies que vous. Que les femmes heureuses en ce pays-là, reprit-elle, si en commençant d'être femmes de si bonne heure, elles pouvaient vivre longtemps et rajeunir comme nous.
Ce fut alors que Taïfaco, qui ne m'avait point encore donné d'éclaircissement sur cet article, m'apprit que dans le pays où j'étais, les hommes et les femmes vivaient d'ordinaire cent vingt ans ; qu'ils ne vieillissaient que jusqu'à l'âge de soixante ans ; et qu'après cela, loin de s'affaiblir comme les autres hommes, ils reprenaient de nouvelles forces et rajeunissaient. Nous ignorons, ajouta-t-il, si les habitants de ce pays sont une espèce particulière d'hommes, à qui l'éternel Seigneur du monde a daigné accorder cette prérogative, ou si nous en sommes seulement redevables à la pureté de notre air, à la salubrité de nos plantes et de nos fruits, à la vie douce et tranquillité que nous menons, et à nos lois qui défendent également l'excès du repos et du mouvement, et de nous livrer à aucune passion. Quoiqu'il en soit, c'est un précieux avantage, que nous possédons depuis un temps immémorial, et qui, comme vous voyez, met notre nation fort au-dessus de tous les autres peuples de l'univers. Regardez-moi, poursuivit-il, j'ai quatre-vingt-dix ans passés, et mon père que vous voyez, en a cent neuf.
Silva entendant ces dernières paroles, se mit à regarder fixement le petit bisaïeul de cent neuf ans ; et à force de l'examiner, il découvrit sur son visage jeune et même fleuri des marques imperceptibles d'un âge avancé, qu'il me fit secrètement remarquer. Sa peau paraissait un peu desséchée, et n'avait point ce suc vital qui caractérise la jeunesse ; il paraissait comme un fruit cueilli de la veille, qui n'a plus cette fleur qu'il conserve sur l'arbre. La comparaison que nous fîmes de lui avec son arrière-petit-fils, nous en fit sentir la différence. Taïfaco lui-même, malgré son air sain, frais, et vigoureux, à le considérer de près, montrait un teint un peu usé. Il ressemblait en un sens à ces femmes de mon pays, qui malgré leur âge prétendent toujours plaire, et ont l'art de perdre tous les matins vingt années, qu'elles retrouvent le soir en se couchant.
Je ne suis point surpris, dis-je à Taïfaco, que l'air que vous respirez, la vie douce et tranquille que vous menez, et le régime de vie que vous observez, vous fassent vivre plus longtemps que tous les autres hommes, qui semblent faire des efforts pour abréger leurs jours. Ce qui m'étonne, est de voir que la vieillesse n'est pour vous qu'une éclipse, et que vous rétrogradez, pour ainsi dire, et recouvrez toutes les années que vous avez perdues, en retournant à la jeunesse et même à l'enfance.
La lumière, répondit Taïfaco, est l'image de notre vie : elle naît le matin sur notre hémisphère, elle augmente peu à peu par l'élévation du flambeau qui la produit ; et quand l'astre du jour a touché le méridien, elle décroît insensiblement et revient au même degré et au même point où elle avait paru en naissant. La cause de votre étonnement est, que vous bornez la puissance du Seigneur éternel du monde, et que vous vous êtes imaginés jusqu'ici, que la Nature observe partout les mêmes règles ; mais à force de la rendre régulière et uniforme, vous la rendez stérile et impuissante. Par exemple, si nous n'avions jamais vu d'autres hommes que nos compatriotes, nous ne pourrions nous-mêmes nous persuader, qu'il y eut des hommes sur la Terre, qui mourussent de vieillesse.
Eh quoi, interrompis-je, n'est ce pas de vieillesse que meurent tous les animaux et toutes les plantes ; et leur exemple ne vous suffirait-il pas, pour vous faire juger de la destinée de tous les autres hommes ? Nous faisons une grande différence, repartit Taïfaco, entre la vieillesse et l'ancienneté. Les animaux et les plantes meurent, comme nous, d'ancienneté, mais non de vieillesse, à moins que quelque cause particulière ne change ce cours ordinaire de la Nature. Il en est ainsi des hommes : si nous n'observons point les lois de santé établies depuis longtemps dans ce pays : si nous nous livrons à un travail immodéré, ou à un repos trop durable : si nous ne réprimons point nos passions qui allument dans nos corps et y nourrissent un feu qui les consume ; il arrive alors que nous mourons neufs ou vieux, mais jamais anciens.
Nous entendîmes alors le bruit d'une espèce de violon, qui fit rentrer toute la compagnie dans la salle où nous avions soupé. Taïfaco nous apprit, que l'usage était parmi eux de danser tous les jours après les repas du soir ; et que ce n'était pas une des moins importantes de leurs lois de santé. Il ajouta, que ce serait un grand plaisir pour les dames de nous voir danser à la manière d'Europe, si nous voulions bien leur donner cette satisfaction. Nous répondîmes, Silva et moi, que nous danserions volontiers, mais que nous souhaitions ne le faire que les derniers ; afin de voir d'abord le goût de leurs danses, et d'être animés par leur exemple. Alors les plus jeunes de la famille commencèrent cette espèce de bal domestique, où tous dansèrent successivement, tantôt seuls, tantôt deux, tantôt quatre, et tantôt tous ensemble, et toujours avec beaucoup de justesse et de grâce. Lorsque notre tour de danser fut venu, je priai celui qui jouait du violon, de répéter un certain air que je lui avais entendu jouer, et dont le mouvement était celui de la gigue, que je dansai avec applaudissement de toute la compagnie. Pour Silva, il dansa un pas de deux, où il brilla moins par sa bonne grâce que par sa légèreté.
Les dames prirent alors congé de nous, et se retirèrent. Pour nous, nous fûmes conduits par Taïfaco dans un appartement composé de deux chambres agréablement meublées, mais sans magnificence, où nous trouvâmes d'excellents lits. Voilà, nous dit-il, où je souhaite que vous goûtiez les douceurs d'un profond sommeil. Dormez tranquillement, aimables étrangers ; et que les regrets et inquiétudes ne viennent point troubler votre repos.
À ces mots il nous salua civilement et nous fit adieu. Comme Silva et moi étions extrêmement fatigués, après avoir rendu grâce à la Providence du soin qu'elle prenait de nous, nous nous couchâmes, et fûmes aussitôt ensevelis dans un profond sommeil, dont nous ne sortîmes que le lendemain assez tard.
CHAPITRE 3. — Taïfaco explique à l'Auteur les lois de santé établies parmi les Letalispons.
Les aliments épurés que nous avions pris la veille, quoiqu'en grande quantité, à cause de notre appétit extrême, n'excitèrent pendant la nuit aucun tumulte dans notre estomac. Quelque temps après que nous fûmes éveillés, Taïfaco vint nous retrouver, et après nous avoir demandé obligeamment des nouvelles de la manière dont nous avions passé la nuit, il nous fit déjeuner ; puis il nous proposa une promenade vers un endroit agréable, où il nous assura que nous aurions du plaisir.
Aussitôt nous sortîmes de notre appartement et le suivîmes, il nous fit d'abord remarquer la beauté champêtre de plusieurs maisons qui s'offraient à nos yeux. Ce n'est point l'usage parmi nous, dit-il, de bâtir des villes comme vous. On dit que vous en avez en Europe de très grandes ; pour moi qui n'ai vu que les petites villes, que les Espagnols ont bâties dans le Chili, je m'imagine que ces grandes villes d'Europe doivent plutôt être un amas de prison et de cachots, qu'une suite de logements commodes. Comment pouvez-vous conserver un esprit libre, au milieu d'une si grande multitude d'hommes. N'y êtes-vous pas sans cesse assiégés de visites et d'affaires, qui souvent ne sont point les vôtres ? Il me paraît que les villes sont aux hommes ce que les cages sont aux oiseaux. Ce feu céleste qui est dans nous ne veut point être enfermé ; il aime l'air et les champs. C'est-là qu'il pense librement et à loisir, et qu'il est plus à couvert des préjugés et des passions. Dans les grandes villes, les vices en foule ne doivent point se sentir, mais se glisser par tout, sans qu'on s'en aperçoive. La vertu y doit être éclipsée et y périr presque toujours par la contagion de l'exemple. La vie champêtre est toute en exercice et en action ; ce qui aiguise l'appétit, endurcit et fortifie le corps. C'est donc avec beaucoup de sagesse que nos lois nous défendent de bâtir des villes. Si nous le faisons, il est vraisemblable que nous perdrions bientôt le don d'une longue vie et le privilège de rajeunir.
Taïfaco nous demanda alors, en quoi consistaient nos lois de santé. Nous lui répondîmes, que nous n'en avions aucunes, et que nos législateurs n'avaient jamais songé à prolonger notre vie ; qu'au contraire la plupart de nos lois ne servaient qu'à en abréger le cours, par les fâcheuses affaires qu'elles occasionnaient. D'ailleurs, ajoutai-je, nous estimons et révérons un homme qui dort peu, qui travaille beaucoup, qui mène une vie austère, qui brave les injures de l'air, le chaud, le froid, la faim, la soif, et qui ne nourrit que de mers sans suc, qui échauffent son sang et altèrent sa santé.
La vie n'est donc pas, selon vous, répliqua Taïfaco, le fondement de tous les biens, ni la santé le premier de tous les avantages. Le Seigneur éternel du monde vous a-t-il donné une vie, pour la ménager si peu ? Est-ce ainsi que vous respectez ce don céleste ? Pourquoi nous, qui regardons la vie comme le plus grand de tous les biens, nous tâchons d'en prolonger la durée le plus qu'il nous est possible, et de tenir notre âme le plus longtemps que nous pouvons dans le corps humain qu'elle anime actuellement ; et pour cela nos lois contiennent des préceptes admirables.
Nous lui demandâmes alors, en quoi principalement elles consistaient, et si elles étaient fort étendues. Elles ne comprennent, nous répliqua-t-il, que quatre ou cinq articles, que je vais vous expliquer en peu de mots. La première loi concerne l'air nous devons respirer. Par cet article important, il nous est ordonné expressément, de choisir toujours celui qui convient le plus à notre tempérament, sans considérer si c'est notre air natal ou non : car l'air que nous avons commencé à respirer en naissant, ne peut nous être salutaire qu'autant qu'il a le degré de température qui nous convient. Pour connaître la qualité de l'air qui nous environne, nous avons des thermomètres, des baromètres, des hygromètres, et des anémomètres ; et pour discerner celui qui nous convient davantage, nous avons parmi nous des hommes habiles, qui, en observant attentivement la respiration de ceux qui les consultent, jugent infailliblement de la nature de l'air que leur tempérament exige. Il est démontré que l'air est l'auteur de la fermentation qui arrive dans toutes les substances fluides : jugez du pouvoir qu'il a sur nos corps, où il entre non seulement par la bouche et par les autres conduits naturels ; mais qu'ils pénètrent encore par tous les pores extérieurs de la peau. Aussi en comparant les changements que l'air cause dans le corps humain à ceux qu'y produisent les aliments, on trouve que ceux que l'air cause sont beaucoup plus considérables. En général un air sain nous est recommandé ; et c'est pour cela qu'il nous est extrêmement défendu, comme je vous l'ai dit, de bâtir des villes, qui élèvent nécessairement des vapeurs chargées de corpuscules grossiers, capables de corrompre la masse du sang. Un air trop subtil, tel qu'on le respire sur les hautes montagnes, peut être aussi très nuisible, parce que la colonne n'y ayant pas assez de hauteur, et par conséquent la compression de cet air étant faible, les poumons s'enflent, et la respiration devient plus difficile. — J'avertis ici en passant le lecteur curieux, que dans les baromètres dont on se sert en ce pays-là, on emploie l'eau et non le mercure, conformément à l'opinion du savant Boyle qui dit avoir expérimenté que la compression de l'atmosphère est bien plus sensible dans le baromètre, lorsque l'on se sert d'eau, que lorsqu'on y emploie le mercure.
Le second article, poursuivit-il, regarde les aliments dont nous devons faire usage ; je vous ai déjà dit, que par l'art de la chimie nous avions trouvé le secret de les épurer et de les réduire à une espèce de quintessence. Ce n'est pas qu'il nous soit absolument défendu de manger les herbes, les légumes, les grains, et les fruits, tels que la Nature nous les offre, après les avoir assaisonnés. Mais en ce cas il nous est recommandé de ne point nous en rassasier, et d'éviter la trop grande variété, qui fait que la fermentation est plus difficile, la digestion plus lente, et que le chyle composé de trop de particules hétérogènes, ne peut que difficilement arriver à cette mixtion parfaite, qui est nécessaire à la nourriture de toutes les parties du corps. À l'égard de la boisson, notre usage est de ne boire jamais l'eau froide, mais de la mêler avec de l'eau qui a bouilli. Je sais que dans les ardeurs brûlantes de l'été, il est plus agréable de boire, l'eau non seulement froide, mais glacée ; mais nous éprouvons que la glace, loin d'éteindre la soif, ne fait que l'augmenter ; elle ferme par sa froideur les pores du palais, et bouche les fontaines salivaires, d'où coule cet humide radical qui tempère la chaleur du sang.
Le troisième article regarde l'exercice du corps. La loi nous recommande de le proportionner toujours à la nourriture que nous prenons ; en sorte que si nous mangeons peu, nous travaillons peu, et que si nous travaillons beaucoup, nous mangeons aussi beaucoup. C'est cette harmonie judicieuse entre le travail et la nourriture, qui fait les maladies sont très rares parmi nous, et que nous nous mettons en état de jouir du privilège singulier que la Nature nous a donné de rajeunir. Le mouvement des muscles réveille la chaleur assoupie, excite la circulation du sang, favorise la distribution des aliments, prévient et dissipe les obstructions, et augmente la transpiration.
Le quatrième article concerne la veille et le sommeil. La loi nous défend de renverser l'ordre que prescrit la Nature, et nous ordonne de donner la nuit au repos, et le jour au travail. Elle nous recommande de garder par rapport à l'un et l'autre la proportion de trois à un. Car si le sommeil est nécessaire pour délasser le corps fatigué des travaux de la journée, et pour détendre les fibres, il est certain que rien n'est plus capable de nous affaiblir, qu'un trop long sommeil, qui nous fait perdre dans le repos beaucoup plus d'esprits, que nous n'en pouvons dissiper par l'exercice.
Le cinquième article, continua-t-il, regarde les mouvements déréglés de l'âme, aussi contraires à la santé, que les exercices modérés du corps lui sont favorables. Pour en prévenir les funestes effets, on nous accoutume dès l'enfance à réprimer nos passions, et à dompter l'amour-propre qui en est toujours le principe. On punit surtout très sévèrement la colère, qui de toutes les passions est celle qui agit le plus sur le corps ; car c'est alors que l'âme offensée, réunissant en un instant toutes ses forces, pousse le sang et les esprits au dehors, et agite le cœur, dont les systoles sont si violentes, par le flux impétueux des esprits animaux, que le sang précipité dans les artères, au lieu d'entrer dans les veines, s'extravase en quelque sorte, et cause cette rougeur subite, qui éclate sur la peau d'un homme extrêmement irrité. Le contraire arrive dans la crainte, où il se fait une contraction générale de toutes les fibres, et où le sang est reporté vers le cœur par les artères ; ce qui est cause que la pâleur faisait toujours le visage d'un homme effrayé. C'est ainsi que par la liaison mécanique qui est entre l'âme et le corps, les mouvements de l'âme agitant toute la masse des fluides, l'économie naturelle est renversée. C'est donc avec raison que pour conserver la santé, et parvenir à une longue vie, nous nous exerçons de bonne heure à dompter nos passions ; et que notre principale éducation consiste dans une étude pratique des préceptes de la morale. Nous instruisons surtout les jeunes gens à faire un usage modéré des plaisirs de l'amour, dont l'excès est si nuisible et si honteux.
Vous autres Européens au contraire, ajouta-t-il, vous vous contentez d'appliquer d'abord la jeunesse à l'étude de plusieurs langues ; et vous songez bien davantage à cultiver l'esprit des enfants qu'à leur former le cœur et à déraciner leurs passions. Il arrive même que par une excessive application à l'étude, vous altérez leur constitution. Sous prétexte d'imprimer profondément dans leur cerveau les traces d'une infinité de mots et de règles grammaticales, vous en ébranlez les fibres tendres et délicates : leur mémoire surchargé appesantit leur imagination, et affaiblit leur jugement ; et la science que vous faites d'ordinaire entrer dans leur âme par la crainte (*) — ainsi que les Espagnols le pratiquent — leur donne pour le reste de leur vie, une timidité qui énerve leur esprit. Ce n'est pas que nous méprisons les lettres ; mais nous n'y donnons qu'une application modérée. La sobriété par rapport aux sciences nous est recommandée, de même que par rapport aux aliments ; parce que l'intempérance de l'étude éteint la chaleur naturelle, interrompt et détourne le cours des esprits. La tête, le siège de l'âme, et pour ainsi dire le palais de la science, échauffée par la continuelle action des fibres, et par la tension habituelle des nerfs, cesse de distribuer dans tous les membres les esprits vitaux, dont elle est le principe ; ce qui produit un abattement dangereux, et une espèce d'engourdissement, qui précipite les jours et hâte le trépas.
CHAPITRE 4. — Littérature des Letalispons. — Réflexions sur les vers rimés, et sur les vers latins.
Nous écoutions avec autant de plaisir que d'attention les maximes sages et utiles, que Taïfaco nous exposait ; nous étions surpris de trouver en lui une espèce de médecin, raisonnant clairement et avec justesse sur l'économie du corps humain. Mais en même temps nous ne pouvions nous imaginer qu'il y eut des médecins dans un pays où les hommes vivaient si longtemps. Taïfaco s'étant aperçu de notre étonnement, nous dit, qu'effectivement il n'y avait personne parmi eux qui fit profession de guérir les autres, parce que chacun étain médecin de soi-même ; en quoi ils suivaient les exemples de tous les animaux, qui dans leurs infirmités ne prennent conseil que de la Nature ; que d'ailleurs ils étaient très rarement malades, et que cela n'arrivait que lorsqu'ils violaient leurs lois de santé. Qu'en ce cas ils consultaient leur propre raison et leur expérience ; et que par la connaissance de leur tempérament, que chacun étudiait avec attention, ils se guérissaient aisément.
Comme il nous avait parlé du degré d'application qu'ils donnaient à l'étude des sciences, et de l'estime qu'ils faisaient des lettres, je lui demandai quelles sciences ils cultivaient particulièrement. À quoi il me répondit, qu'en général ils les cultivaient toutes ; mais que celles qui étaient les plus estimées parmi eux, étaient les mathématiques et la physique ; que communément ils préféraient à l'étude des sciences sublimes, celle des beaux-arts ; tels que la musique, la poésie, l'éloquence et la peinture, parce que ces arts les amusant agréablement, et flattant leurs sens, contribuaient à la conservation de leur santé, et à la prolongation de leur vie.
Notre poésie, ajouta-t-il, ne se ressemble pas à la poésie des Espagnols, dont les vers, malgré la noblesse et la majesté de leur langue, ont une cadence ennuyeuse et désagréable, causée par la grandeur affectée et monotone de leurs mots. D'ailleurs la rime, qu'ils regardent comme un agrément, et qui à ce que j'ai ouï-dire, caractérise les vers de la plupart des nations d'Europe me paraît une invention méprisable, et une affectation puérile. Qu'y a-t-il de plus ridicule et même de plus fatiguant pour l'oreille, que ce retour périodique de pareilles syllabes, placées régulièrement au bout de chaque ligne, avec les mêmes mesures et les mêmes poses ? Si rien n'est plus agréable aux sens que la variété, comment a-t-on pu s'imaginer, que des sons uniformes et semblables, pussent flatter l'oreille ? La rime doit gêner infiniment le poète, et ne peut rien produire qui soit capable de sonner de la force ou de la grâce au discours et d'émouvoir l'âme. Je ne pouvais autrefois sans rire entendre les tragédies des Espagnols, où je voyais des héros mourir en rimant. Mais ce qui me paraissait le plus absurde, était de voir que dans un changement de scène, celui qui entrait nouvellement sur le théâtre, et n'avait pu entendre les vers récités immédiatement avant qu'il arrivât, ne laissait pas de rimer avec le dernier vers qu'on avait dit en son absence, comme s'il l'eut ouï. En vérité, ajouta-t-il, je ne puis comprendre votre goût européen, ni la manie de vos beaux esprits. Pour nous, continua-t-il, nous n'avons qu'une versification métrique, composée de syllabes longues et brèves, qui nous fournit une variété harmonieuse de sons, qui par les degrés divers de leur gravité, ou de leur rapidité, expriment et excitent en même temps les mouvements tranquilles ou impétueux de l'âme.
Tels étaient, lui répondis-je, le vers des Grecs et des Romains, peuples célèbres de l'antiquité, dont nous avons emprunté toutes les sciences et tous les arts, qui fleurissent aujourd'hui parmi nous. Quoique leurs langues soient éteintes, et qu'il n'y ait plus que celle des derniers qui brille encore un peu dans les ténèbres de nos collèges — parce que nous l'apprenons d'ordinaire dans nos premières années pour l'oublier, ou pour n'en faire aucun usage le reste de notre vie — il se trouve néanmoins des hommes parmi nous, qui non contents de la cultiver, et de consacrer leurs veilles à en étudier les règles et le goût, prennent encore plaisir à composer dans cette langue des vers admirables que personne ne lit. Ces vers ont beaucoup plus de force et de grâce que les nôtres ; et une preuve de leur mérite et de leur beauté, est qu'il se trouve aujourd'hui des poètes, qui, quoique certaines de n'être point entendus, ne laissent pas d'en faire.
C'est dommage, continuai-je que le goût de cette versification harmonieuse se soit perdu, et que par un triste effet de notre paresse et de notre ignorance, nous soyons réduits à lui préférer notre barbarie vulgaire. La langue des anciens Romains était encore il y a cent ans celle de tous les savants et de tous les beaux esprits d'Europe, qui par le moyen de cet idiome commun, pouvaient sans peine se communiquer mutuellement leurs lumières et leurs découvertes. Mais le désir vain d'être lu et entendu des ignorants, leur a fait abandonner un langage, qui ne leur attirait pas assez d'applaudisseurs, pour rassasier leur vanité. De-là vient qu'ils ne peuvent plus aujourd'hui s'entendre, que par le secours des interprètes, où qu'ils sont obligés de perdre leur temps à acquérir l'intelligence de plusieurs langues vulgaires. Cet abus, ajoutai-je, est encore plus sensible par rapport à l'Angleterre, qu'à l'égard de tous les autres royaumes de l'Europe. Notre langue sèche et peu agréable n'est presque connue que dans nos îles ; et néanmoins c'est dans cette langue que nos savants Anglais écrivent aujourd'hui. Il semble qu'ils craignent ou dédaignent de faire part aux Étrangers de leurs richesses. Peut-être aussi veulent-ils forcer en quelque sorte la république des Lettres à adopter leur langue, c'est-à-dire, de la mettre au rang des langues savantes, et sur le pié de la française et de l'italienne, qui depuis un certain nombre d'années sont en possession de cet avantage.
CHAPITRE 5 — Description du village des Cérébellites, et des quatre clavecins. — Réception d'un nouveau Cérébellite.
En nous entretenant ainsi, nous arrivâmes insensiblement près d'un village très fameux parmi les habitants de cette contrée, et appelé dans leur langue Scaricrotariparagorgouleo, dont les environs me surprirent, par la bizarrerie des choses qu'ils offrirent à ma vue. J'y vis sur de hautes montagnes des prairies arrosées par le secours de plusieurs pompes, et des vignobles au bord des ruisseaux ; des jets d'eau sur la pointe des rochers ; des cascades à chaque pas, avec des pavillons isolés d'une architecture singulière, exposés à tous les vents, et sur lesquels on apercevait une infinité de girouettes bruyantes, et de cadrans lunaires.
Vous voyez, nous dit notre conducteur, le fameux village des Cérébellites de notre nation. Il eut beaucoup de peine à nous définir cette espèce d'hommes, qu'il nous avoua être au-delà de toute définition ; cependant nous comprîmes que ces Cérébellites se rapportaient à ce que nous appelons dans notre langue anglaise Maggot-headed, et à ce que les Françaises appellent «Calotins», gens dont le cerveau fécond, malgré le feu dont il est consumé, produit des choses étonnantes. C'est aujourd'hui, ajouta-t-il, le quatorzième jour de la lune, jour consacré parmi eux à la réjouissance ; je veux que vous soyez témoins de leurs amusements, et de leurs exercices. Ce n'est point au reste chez des fous que je vous mène, ou si l'on veut les appeler ainsi, ce sont au moins des fous pleins d'esprit, et d'un caractère aimable. En vérité sans cette espèce d'hommes, que la Providence a semé sur la surface de la Terre, pour le plaisir des sages, il me semble que le séjour en serait assez triste. Aussi je crois qu'il n'y a point de pays qui n'ait ses Cérébellites. Avançons d'abord de ce côté-ci, continua-t-il, c'est dans ce gros pavillon, que vous voyez à gauche, qu'ils ont coutume de s'assembler.
Lorsque nous fûmes arrivés à cet endroit, Taïfaco nous présenta d'abord au président de l'assemblée, petit homme, maigre, sec et agile, dont la tête chauve était couverte d'une calotte de métal plus brillante que celle de tous les autres. Tous les Cérébellites charmés de voir deux étrangers assister à leurs jeux périodiques, nous comblèrent d'honnêteté, et nous firent asseoir à la place la plus honorable ; et peu de temps après on commença une espèce de bal.
Ce qui attira le plus mon attention fut l'orchestre, composé de quatre clavecins, qui ne furent touchés que l'un après l'autre. Le premier, au son duquel on dansa, était composa de fils de laiton, lesquels aboutissaient à un grand nombre de timbres, proportionnés dans leurs volumes, dont les battants mis en mouvement par une main légère et savante, formaient des accords argentins, et rendaient une fois également perçant et harmonieux, avec une cadence digne de l'oreille des Cérébellites
Un concert succéda au bal, et fut exécuté par une seule famille. Le bisaïeul chantait le premier dessus, son fils le second dessus, son petit-fils la basse, et son arrière-petit-fils la haute contre. On ne se servit point dans ce concert du clavecin à timbres, qui aurait rendu un son trop éclatant, pour pouvoir agréablement accompagner les voix, mais d'un autre clavecin assez pareil aux nôtres, excepté que les touches au lieu de faire mouvoir des sautereaux, et d'ébranler par leur mouvement des cordes de fil de laiton, faisaient tourner par des ressorts cachés une certaine quantité de petites roues de bois enduites d'une espèce de colophane, dont chacune en tournant faisait résonner la corde de boyau qui lui était contiguë, à peu près comme dans nos vielles, où c'est une roue qui sert d'archet.
Ce clavecin me parut infiniment au-dessous des clavecins d'Europe, sur lesquels, comme le savant ceux du métier, on ne peut exécuter, ni tenues, ni diminutions, ni augmentations de son, et qui ont toujours une espèce de dureté et de sécheresse, quelque parfaitement qu'ils soient touchés. Celui-là au contraire était d'une douceur extrême, proportionné à sa force : on y pouvait aisément tenir, flatter, pincer, diminuer, et enfler les sons ; en sorte que je crus entendre un concerto de Corelli ou de Vivaldi exécuté par deux violoncelles et quatre violons d'Italie.
Je fais construire actuellement par un habile ouvrier de Londres un clavecin pareil à celui que je viens de décrire ; et je ne doute point qu'il ne réduise un jour tous les clavecins de l'Europe, qui ont été jusqu'ici en usage, au rang de la guitare, du luth, et du théorbe : instruments aussi surannés que les personnes qui se plaisent à en jouer. Cependant j'ai jugé à propos d'y faire quelque changement, suivant les avis d'un des premiers joueurs de clavecin d'Angleterre. Au lieu de cette multitude de roues, dont chacune en tournant ébranle la corde qui lui répond, il m'a dit qu'il était plus à propos de les réduire toutes à une seule d'une grandeur proportionnée à celle du clavecin, laquelle tournera toujours par le mouvement que lui donnerait le pied du jouer : qu'ainsi au lieu que dans le clavecin des Cérébellites, c'est la petite roue qui va chercher la corde, ici au contraire ce fera la corde qui cherchera la grande roue ; ce qui est plus simple, plus naturel, et plus aisé à exécuter.
Ce concert sérieux fut immédiatement suivi d'un autre petit concert burlesque qui me réjouit beaucoup, et qui fut exécuté avec le troisième clavecin, organisé d'une façon nouvelle. On avait rangé dans quinze différentes cages autant de petits cochons de différents âges ; sous chacune des touches du clavecin étaient perpendiculairement attachées de longues aiguilles, dont la pointe partait immédiatement sur le dos de ces animaux, selon que le musicien appuyait ses doigts savants sur les touches du clavecin ; les longues aiguilles ne manquaient point de piquer les cochons, qui étant proportionnés dans leur grandeur, rendaient aussi par leurs cris plaintifs des tons proportionnés, les uns à la tierce, les autres à la sixte, ceux-ci à la quinte, et ceux-là à l'octave. Ceux qui étaient destinés à faire la basse paraissaient assez gros, et semblaient articuler Hovvhn, comme les autres plus petits semblaient prononcer Hovvihn. Et afin que le son, que rendait chacun de ces animaux, finit régulièrement et avec précision, et ne causât aucune cacophonie, il y avait à cette espèce d'orgues des pédales, qui par le moyen de plusieurs courroies faisaient, quand on voulait, taire les cochons, dont le museau se trouvait bridé et serré, selon que le jouer appuyait son pied sur les touches. J'ai assisté quelquefois à des concerts, où les accords étaient moins justes, et les voix passables. L'inventeur de cet instrument nous dit, qu'il dressait actuellement des chats, et leur apprenait à chanter, conformément aux idées d'un ingénieux Cérébellite, qui avait publié un livre sur ce sujet.
Mais ce qui me causa un extrême plaisir et me donna une haute opinion des Cérébellites, fut le quatrième clavecin, instrument dont nous n'avais jamais eu d'idée en Europe. La longue vie des peuples de ce pays leur donne lieu de chercher la perfection et de la trouver ; chez nous au contraire la vie est courte et l'art est long. Cet instrument, qui dans sa construction ressemblait en effet à un clavecin, et à qui pour cela on donnait ce nom, quoiqu'il n'eut aucun rapport à la musique, s'appelle dans la langue du pays tir-à-flouc, c'est-à-dire, clavecin oculaire, ou tir-à-crac, c'est-à-dire, clavecin dramatique, et sert uniquement à la représentation de la comédie automatique. Un Cérébellite très versé dans cet art, par le mouvement rapide et les divers flexions de ses doigts agiles, qu'il appuyait sur différentes touches, faisait paraître et mouvoir sur un théâtre, qui s'élevait au bout du clavecin, plusieurs semblables à nos marionnettes, et les animait par les situations, les postures, les attitudes et les gestes divers, que ses doigts intelligents leur communiquaient, et par une espèce de voix fort jolie qu'il leur prêtait en déguisant et modifiant la sienne de cent façons différentes qui me surprirent.
Le poète auteur de la pièce, représentée par le clavecin dramatique, était présent. C'est une grande âme, me dit Taïfaco, qui ne travaille point en vue de s'acquérir une gloire chimérique, qu'il méprise. Il ne se propose dans ces sortes d'ouvrages qu'une honnête utilité. Comme on a lancé contre lui quelques petits traits satiriques, au sujet du motif qui lui fait exercer ce métier, son courage philosophique lui a fait prendre pour devise un âne mangeant des chardons, avec ces mots : Qu'ils me piquent, pourvu qu'ils me nourrissent : pour faire connaître, qu'il se met peu en peine des railleries piquantes que lui attirent ses vers sifflés du public, mais très bons au gré de son estomac, qui leur donne toujours son suffrage.
Après tous ces divertissements, on nous annonça qu'on allait recevoir un nouveau Cérébellite, qui par une infinité d'actions éclatantes, et par quelques ouvrages d'esprit, avait mérité d'être associé à cet illustre corps. On nous assura que ce digne prosélyte avait beaucoup brigué cet honneur, qui jamais ne s'accordait qu'aux plus vives et aux plus pressantes sollicitations. Enflé d'une orgueilleuse modestie, et affectant l'air d'un sage téméraire, il s'avança au milieu de l'assemblée, et s'étant mis à genoux aux pieds du président, il jura d'abord d'observer tous les statuts du corps, qui se rapportaient tous à trois chefs, comprenant toute la vie humaine, c'est-à-dire, aux pensées, aux paroles et aux actions.
Par rapport aux pensées, il promit solennellement, 1°. de suivre toujours les premières, et de n'avoir jamais égard aux secondes : parce que par rapport à un Cérébellite, il est faux que les secondes pensées soient préférables aux premières. 2°. De ne penser jamais comme le commun des hommes, mais de chercher toujours le neuf, le singulier, et le hardi. 3°. De regarder le goût, non comme une partie du jugement, mais comme un sixième sens. Par rapport aux paroles, il promit, 1°. de parler beaucoup, et d'avoir pour cela toujours dans la mémoire une abondante provision de contes bons ou mauvais. 2°. De s'accoutumer à ne penser qu'immédiatement après avait parlé. 3°. De s'exprimer toujours d'une façon neuve et particulière. Enfin par rapport aux actions, il s'engagea à mépriser ce qu'on appelle coutume, usage, bienséance, et à donner au moins une fois par an quelque scène agréable au public. Après le prestation de serment entre les mains du président, le récipiendaire reçut de lui la marque honorable de sa nouvelle dignité, qui consistait en une calotte de métal brillant. Il prononça alors un discours de remerciement, où l'on m'assura que, selon l'usage, il avait fait une satire ingénieuse contre le corps où il entrait.
Je remerciai mon conducteur de m'avoir fait passer une journée si agréable, et je lui dis que c'était dommage, que les Cérébellites de mon pays n'eussent pas de pareilles assemblées, et ne formassent pas un corps particulier, qu'à la vérité les Français, peuple voisin de notre île, en avaient fait une espèce d'Ordre ou de Régiment ; mais qu'on y enrôlait d'ordinaire les gens malgré eux, ce qui était contraire à la liberté d'une nation ; qu'ils n'avaient entre'eux aucune société ; qu'à peine même ils se connaissaient ; que la plupart n'entendaient point raillerie, surtout s'ils étaient constitués en quelque dignité ; et qu'ils regardaient les suffrages et les lettres d'association, dont on les honorait, comme des satyres personnelles ; que néanmoins rien n'était plus utile que ces lettres appelées brevets, puisqu'elles pouvaient servir à corriger quelques Français de leur sot orgueil, et à réprimer leurs failles extravagantes ; que l'appréhension d'être malignement incorporés dans ce burlesque Régiment, les empêchait souvent de se rendre ridicules avec éclat : en sorte que cette folle société était pour eux une école de sagesse, ou plutôt un préservatif contre la folie.
CHAPITRE 6. — Mœurs et gouvernement des Letalispons. — Ce qu'ils pensent au sujet de la souveraineté.
Comme j'ai toujours eu la curiosité dans les différents pays où la fortune m'a conduit, de m'informer des usages particuliers des peuples et de la forme de leur gouvernement, je crois que le lecteur attend de moi, que je lui dise quelque chose des mœurs et du gouvernement des Letalispons. On a vu jusqu'ici que cette nation rapporte tout à la conservation de la vie, que leur sagesse regarde comme le fondement de tous les biens. Par un effet du soin extrême qu'ils prennent de leur santé, ils fuient tout ce qui peut altérer la paix de leurs âmes. C'est pour cela qu'on ne les voit jamais en colère. Ils ne se haïssent point, il ne se persécutent point, ils ne se déchirent point l'un l'autre par des médisances malignes, ou par des calomnies cruelles : personne n'a d'ennemis, parce que personne n'est offensé par un autre, et que s'il échappe à la fragilité quelque chose qui puisse blesser, il est pardonné aussitôt que réparé.
Je me souviens que leur ayant dit un jour, que dans mon pays un homme offensé était toujours déshonoré, s'il ne tirait vengeance de l'injure qu'il avait reçue, ils me répondirent que parmi eux le déshonneur était toujours du côté de l'offenseur, qui par son offense avait commis une injustice, et que pour en perdre le témoin, c'était proprement à lui de souhaiter la destruction de l'offensé, s'il était permis de souhaiter la destruction de quelqu'un. Ils ne pouvaient concevoir, comment des hommes raisonnables mettaient l'épée à la main, et s'exposaient non seulement à tuer un autre homme pour une parole, et quelquefois un geste, mais encore à être tués eux-mêmes, pour laver leur propre affront. Sans cela, leur disais-je, nous nous insulterions fréquemment ; la crainte de la vengeance contribue à notre politesse, et on a remarqué qu'elle règne bien plus parmi ceux qui portent à leur côté de quoi punir ceux qui la blessent, que parmi eux à qui leur état interdit cet ornement meurtrier.
Vous vous respectez donc réciproquement par poltronnerie, me répliqua-t-il, et vous ne vous ménagez, que parce que vous vous craignez. Ne vaudrait-il pas mieux le faire par équité et par la raison ? Mais vous, à qui l'exercice de la vengeance est si familier, comment la connaissez-vous point vengeance, c'est pure cruauté. Car se venger, c'est causer du déplaisir à celui qui nous a offensé, et l'en faire repentir. Or étant tué, comment se repentira-t-il ? Il est à l'abri de tout mal, tandis que le vengeur reste dans la peine, livré à ses remords, et à la crainte des châtiments.
Qu'on ne soit point étonné de ce raisonnement singulier. Les Letalispons ont horreur de l'effusion non seulement du sang humain, mais encore de celui du moindre animal, ainsi qu'on l'a pu remarquer ci-dessus. Cependant l'amour de sa patrie et la nécessité de se défendre font qu'ils se battent très courageusement quand quelques peuples des îles voisins viennent les attaquer, parce qu'il est permis, selon eux, de verser le sang de ceux qui veulent verser le nôtre ; mais on ne les voit point dans le sein de la paix, au milieu de leur patrie et de leurs familles, porter des armes dangereuses, pour se faire respecter ou craindre. Ils ne s'arment que pour détruire les bêtes féroces, ou pour repousser les ennemis de la patrie.
Les mariages ne se font point chez eux, comme parmi nous, où les filles sont toujours à charge à leur famille, et où les plus jolies, lorsqu'elles ont peu de bien, ont beaucoup de peine à trouver des maris. Là les filles s'achètent, et une belle fille fait toujours la fortune de son père ; celles qui sont d'une beauté médiocre sont d'ordinaire épousées gratis. À l'égard de celles qui sont très laides, et qui ont le corps et l'esprit mal tournés, elles ruinent souvent leur malheureux père, qui selon la loi est toujours obligé de leur trouver un époux. Au reste l'esprit est toujours mis en compensation, soit par rapport aux belles, soit par rapport aux laides. D'un autre côté un jeune homme achète toujours à meilleur marché qu'un homme âgé. Un garçon bien fait et plein d'esprit a quelquefois pour rien une fille très jolie et très spirituelle. Tout est mis dans la balance de part et d'autre. On n'oublie pas non plus de faire attention à la fortune de celui qui épouse.
Ces peuples n'ont point, comme nous, une soif insatiable de richesses : cependant ils ne les méprisent pas ; ils blâment même ceux qui par un esprit philosophique paraissant s'en mettre peu en peine, et n'en faire aucun cas. Mépriser la richesse, disent-ils, c'est mépriser l'occasion de pratiquer plusieurs vertus. La pauvreté ne donne lieu que d'exercer le courage et la patience : l'abondance au contraire fournit les moyens de faire paraître de la tempérance, de la modestie, du désintéressement, d'être libéral et généreux.
Ils font beaucoup d'estime de la beauté, soit des hommes, soit des femmes, non par rapport au plaisir qu'elle peut causer par les charmes extérieurs, mais à cause de la relation qui est entre le corps et l'esprit. Ils sont persuadés qu'en général une personne laide et mal faite de corps a l'esprit de même, et qu'un bel homme ou une belle femme ont presque toujours l'âme belle ; à moins que l'éducation n'ait apporté quelque changement à ce cours ordinaire de la Nature. Ce qui me rappelle le mot de Socrate, qui en parlant de lui-même, disait, que la laideur de son corps était le signe de son âme : mais qu'il avait un peu diminué celle-ci par ses soins. Ce n'est pas qu'ils regardent cette règle comme certaine et invariable ; mais ils croient que ceux qui démentent leur bonne physionomie sont plus coupables que les autres, parce qu'ils trompent les yeux, en trahissant la promesse publique, que la Nature a tracée sur leur visage. À l'égard de ceux qui sont difformes et contrefaits, comme ils ne trompent personne, ils leur paraissent moins punissables.
La justice s'administre chez les Letalispons avec beaucoup de droiture et d'équité. Ce qu'il y a de singulier, et ce qui paraîtra incroyable en Europe, est que les procès ne produisent aucune haine entre les plaideurs ; ils se regardent réciproquement comme des hommes qui soutiennent deux opinions différentes sur un sujet problématique. Chacun défend son droit sans animosité, sans aigreur. Les parties sont même obligées par la loi de manger ensemble, au moins les deux derniers jours qui précédent immédiatement le jugement définitif ; et l'usage est, que celui qui perd sa cause, ne manque point de rendre visite à celui qui l'a gagnée, pour lui en faire compliment.
L'État était autrefois monarchique, et la Couronne élective. Mais depuis environ un siècle le gouvernement est devenu républicain ; non par aucune révolte des sujets contre leur prince légitime, ou par l'inconstance et la légèreté du peuple, mais par l'impossibilité de trouver dans le pays un homme raisonnable, et digne d'être roi, qui voulut l'être. Comme j'avais de la peine à me persuader que c'eût été là le véritable motif, qui eût causé cette révolution, Taïfaco me dit un jour, qu'il était surpris que j'eusse de la peine à comprendre une chose si naturelle ; et pour me la faire mieux concevoir, il me peignit ainsi les incommodités de la royauté, telles qu'il se les imaginait.
Les avantages de ce rang, me dit-il, qui semblent si flatteurs et si brillants, sont faibles et peu solides. Il est vrai que l'éclat de la souveraineté éblouit le vulgaire : ce ne sont qu'honneurs et que respects : une puissance absolue, dont dépend le bonheur et le malheur de plusieurs hommes, beaucoup de richesses et de magnificence : la jouissance aisée de toutes les choses qui flattent le plus vivement les sens : voilà ce qui peut rendre le sort d'un roi digne d'envie. Mais comparez avec ces avantages frivoles les misères réelles d'un souverain ; vous verrez qu'il est très à plaindre, et que de toutes les conditions c'est peut-être la moins heureuse.
Quel assemblage de talents rares et de qualités supérieures n'exige pas le rôle de roi, pour le bien jouer sur la scène de ce monde ? S'il est difficile de se gouverner soi-même, quelle difficulté n'y a-t-il pas à gouverner un peuple nombreux, à s'en faire craindre et aimer, à corriger les abus, sans blesser les préjugés, et à se rendre puissant, sans devenir odieux ? Un roi doit être meilleur que tous ceux à qui il commande, et faire voir en lui le modèle de toutes les vertus. Mais comment les alliera-t-il avec la politique ? Comment se rendra-t-il redoutable à ses ennemis, sans fouler ses sujets ? S'il est pacifique, on l'accusera d'indolence et de faiblesse ; s'il est guerrier, il fera murmurer ses voisins, et gémir son peuple ; les plaisirs qu'il goûte, sont-ils capables de la dédommager des fatigues que lui causent les affaires de son État ? Ces plaisirs sont bien au-dessous de ceux dont jouit un particulier : ils s'offrent à un roi, sans qu'il les cherche ; il ne les achète point, comme nous, par des soins agréables ; il n'en connaît point le plus piquant assaisonnement, qui est la difficulté et la résistance ; il n'agit point dans ses insipides plaisirs, il glisse, il sommeille.
Par rapport aux plaisirs de l'esprit, un roi ne goûte jamais purement celui de l'approbation et de la louange ; il sait qu'elle ne lui est point donnée par des personnes libres, qui puissent la lui refuser. Il n'est assuré de réussir à rien, si ce n'est à dompter un cheval ; car en tout autre exercice tout fléchit sous lui, et lui cède l'avantage ; le cheval seul n'est ni flatteur ni courtisan.
La grandeur d'un roi le gêne. Sans cesse privé de la liberté de voyager, il est en quelque sorte prisonnier dans son royaume, et captif dans sa cour, où il se trouve presque toujours environné d'une foule importune de courtisans, qui l'observent et l'étourdissent, les uns de leurs demandes, et les autres de leurs remerciements. Il est hors d'état de goûter les douceurs de l'amitié, qui n'est qu'entre les égaux. Tous les services qu'on lui rend partent ou de la coutume, ou de la contrainte, ou de l'ambition : aussi voyons-nous les méchants princes aussi bien servis que les bons : mêmes respects, mêmes cérémonies, mêmes éloges.
Mais ce qui fait le plus grand des souverains, est que la vérité les fuit ; ils ne voient d'ordinaire que par les yeux d'autrui ; et souvent les yeux dont ils se servent, empruntent encore le secours de plusieurs autres yeux, auxquels ils se fient et qui les trompent. De-là vient que souvent ils récompensent le vice et maltraitent ou négligent la vertu.
Je répondis à Taïfaco, que ce n'était pas ainsi que dans le reste du monde on regardait la royauté ; qu'un roi y passait pour l'homme le plus heureux de son royaume ; que pour avoir la gloire et le bonheur de régner sur une petite contrée, quelquefois un homme seul ébranlait une grande partie de l'univers, et faisait périr un million d'hommes, dont la moitié se battait pour ses intérêts, et l'autre pour ceux de son rival ; qu'une maxime reçue parmi les conquérants ambitieux, était que le crime cessait de l'être, quand il procurait une couronne ; que toutes nos Histoires étaient remplies de souverains trahis et détrônés, de sujets rebelles devenus usurpateurs, de tyrans qui avaient sacrifié à leur élévation tous les sentiments de la nature et de l'honneur, et qui ne s'étaient maintenus sur le trône, que par les ravages et les massacres ; que la fureur de régner avait autrefois renversé la plus puissante république de l'univers ; qu'un homme avait eu l'ambition de gouverner seul la moitié du monde, et y avait réussi ; et qu'il s'était trouvé parmi nous des potentats qui avaient aspiré à donner des lois à toute la terre.
Jugez de-là, ajoutai-je, que la condition d'un souverain ne nous paraît pas si malheureuse qu'à vous. L'éclat de la couronne éblouit tellement nos yeux, que nous n'y voyons point du tout ce que vous y voyez. Il n'y a personne parmi nous, qui ne sacrifiât volontiers ce qu'il a de plus cher, à la gloire d'être assis sur le trône, s'il pouvait se flatter raisonnablement d'y monter. Le bonheur de cet état passe même pour si indubitable, que lorsque nous voulons exprimer qu'un homme est heureux, nous disons ordinairement qu'il est heureux comme un roi. Nous comptons pour rien, les embarras de ce rang suprême. C'est à nos yeux l'objet le plus désirable, parce que nous ignorons tout le poids d'une couronne portée dignement.
CHAPITRE 7. — Histoire de Taïfaco et d'Amenosa.
Un jour que je m'entretenais avec Taïfaco à l'ombrage d'un bocage, où l'on respirait un air frais et pur, je lui demandai, pourquoi il avait autrefois quitté son pays, pour aller au Chili : si ç'avait été par le désir d'y commercer utilement, ou par une curiosité semblable à celle qui m'avait fait abandonner ma patrie, pour connaître les mœurs des peuples éloignés. Non, me répondit-il, ce ne fut aucune de ces motifs qui m'engagea à faire ce voyage, l'amour seul me le fit entreprendre.
À l'âge de dix-huit ans, je devins amoureux d'une fille nommée Amenosa, dont la jeunesse et les agréments m'avaient charmé, et dont le père passait pour un des hommes les plus riches de cette île. J'eus le bonheur de lui plaire; elle reçut mes vœux, et nous aurions été dès lors heureux l'un et l'autre, si la médiocrité de ma fortune qui n'avait point été dédaignée de la fille, n'eût été méprisée du père. Mais lorsque je la lui demandai en mariage, il me la refusa durement, en me disant que je n'avais point assez de richesse. Voyant que je n'étais malheureux, qu'à cause de mon peu de bien, je résolus de tenter toute sorte de moyens honnêtes pour l'augmenter. Dans cette résolution je fus plusieurs jours sans savoir quel parti prendre. Il est aisé de former le dessein d'être riche, mais il est difficile de bien choisir les moyens de le devenir.
J'étais dans cet embarras, accablé de tristesse et réduit au désespoir, lorsque je rencontrai un jour sur le bord de la mer, où j'étais tenté de me précipiter, un de mes amis intimes, nommé Hasco. Dès que je l'aperçus, je voulus m'éloigner ; mais aussitôt accourant vers moi, il me retint ; et m'ayant demandé affectueusement le sujet de mon chagrin et de ma triste rêverie, il m'obligea par ses tendres importunités à le lui découvrir. Si le Ciel, me dit-il alors, m'avait donné autant de richesses qu'au père de la belle Amenosa, je les partagerais volontiers avec vous pour vous la faire obtenir ; mais vous savez le peu de bien que j'ai hérité de mes pères, et je suis réduit à ne pouvoir vous offrir que mes stériles conseils. J'ai entendu dire, ajouta-t-il, que du côté de l'est, il y avait une terre fertile en or, source de celui qui est répandu dans cette île ; mais que depuis environ un siècle des hommes extraordinaires, armés de foudres et d'éclairs, l'avaient conquise, et en avaient égorgé ou foudroyé presque tous les habitants : ce qui avait interrompu le commerce que nous avions avec ces peuples, et avait rendu l'or moins commun parmi nous. Si vous m'étiez moins cher, poursuivit-il, je vous conseillerais de vous transporter dans cette riche contrée ; peut-être que le Ciel favorable à vos désirs, vous y serait trouvé les moyens d'en revenir chargé d'or. Mais les dangers où ce pénible voyage vous exposerait, ne me permettent pas de vous donner en ami un si funeste conseil.
Ah ! repris-je, les périls les plus affreux n'effrayent point mon âme. Trop heureux ! si en courant les plus grands dangers, je pouvais mériter ma chère Amenosa. Je vous rends grâces, cher ami, de l'idée que vous venez de me communiquer : le Ciel touché de mes maux vous l'a inspirée ; c'en est fait, je partirai. Hasco me voulut alors détourner du dessein que je venais de prendre, et qu'il m'avait lui-même suggéré ; mais voyant que j'étais inflexible : Eh bien, dit-il, puisque vous voulez vous exposer à périr, et que je suis la cause de votre funeste résolution, je veux vous accompagner dans votre voyage, et en partager avec vous tous les dangers. Il est juste que l'auteur du projet soit le témoin du succès. Je combattais en vain une générosité si héroïque, je fus contraint d'accepter ses offres, et nous nous disposâmes à partir ensemble.
La veille de mon départ j'allai trouver Amenosa, pour lui dire adieu, et l'informer de mon dessein. Elle fut inconsolable, et maudit cent fois cette estime des richesses, qui s'opposait à notre bonheur, et allait peut-être me coûter la vie. Elle fit ses efforts pour me détourner d'un voyage si périlleux, mais je le lui peignis moins dangereux qu'il n'était ; je la consolai par l'espérance d'un prompt et heureux retour, et la quittai, après nous être juré l'un à l'autre un amour éternel.
J'allai le lendemain dans l'endroit où Hasco m'avait promit de se rendre, et nous marchâmes l'un et l'autre vers le bord de la mer, où nous nous mîmes dans un canot que nous avions fait préparer et remplir de quelques provisions. L'espace qui nous sépare du Chili est d'environ soixante lieues. Nous avions fait assez heureusement la plus grande partie du chemin, à la faveur d'un vent d'ouest qui enflait notre voile, lorsqu'il s'éleva tout à coup un orage, qui nous mit dans un extrême péril. Nous amenâmes la voile, et nous luttâmes avec nos rames contre la fureur des vagues irritées. Notre canot fut trois fois submergé ; mais comme il était d'une écorce également légère et solide, nous sûmes, en nous jetant trois fois à la nage, l'empêcher de s'enfoncer entièrement, et le retourner avec adresse. Cependant une vague impétueuse, haute comme une montagne, vint nous envelopper, et accabla mon compagnon, que je ne vis plus depuis. Il fut enseveli dans les flots, et je perdis hélas ! un ami tendre et généreux, dans une triste circonstance où son secours m'était le plus nécessaire. Pour moi, je me tins fortement attaché au canot, que je retournai, comme j'avais déjà fait plusieurs fois. Le trouble où j'étais, m'empêcha de sentir la perte que je venais de faire aussi vivement, que je la ressentis dans la suite. Je ne songeai alors qu'à me préserver du naufrage, et qu'à défendre mes jours.
Cependant le vent cessa et les flots se calmèrent. Tout fatigué que j'étais, je me mis à ramer jusqu'au soir, qui s'éleva un petit vent assez favorable, qui me donna lieu de mettre la voile et de me reposer. J'avançais beaucoup pendant la nuit, en sorte que le lendemain vers le midi je vis terre. Au bout de trois heures, j'eus enfin le bonheur d'aborder à une pointe, appelée le cap de Quemchi, au-dessus d'Ancud. Je marchai jusqu'au soir, sans trouver aucuns habitants, ce pays étant stérile et désert. Cependant je me nourris de quelques racines assez mauvaises, et de quelques fruits sauvages, que je trouvai sur la côte, et je passai la nuit sur un arbre, où je dormis peu.
Le lendemain ayant longtemps marché de la côte du nord, je rencontrai sur le soir quelques naturels du pays, qui frappés de mon habillement étranger, s'approchent de moi, et me firent plusieurs questions sur le dessein qui m'amenait dans leurs pays. Notre langue ne diffère presqu'en rien de celle de ces peuples, parce que, si l'on en croit la tradition, notre île a été anciennement peuplée par une colonie de la contrée la plus méridionale du Chili. Ainsi j'entendis leur langage, et ils purent entendre le mien. Je leur répondis donc avec politesse, que j'étais un Letalispon, qui avait eu la curiosité de voir un peuple, dont nous tirions notre origine, et avec lequel nous avions autrefois été étroitement unis, avant qu'ils eussent été subjugués, et que leur pays eût été envahi par de cruels étrangers.
À ces mots les larmes parurent couler de leurs yeux ; ils me peignirent en général tous les maux que ces impitoyables vainqueurs leur avaient causés, et ils me firent ensuite entrer dans leur maison, où ils me traitèrent avec beaucoup d'humanité. Ils me dirent que je pourrais demeurer avec eux, autant de temps que je voudrais ; que par rapport à la liaison que leurs pères avaient autrefois eue avec les Letalispons et à notre espèce de filiation, ils me regardaient comme un de leurs compatriotes. Mais ils me conseillèrent de ne point paraître aux yeux de leurs tyrans — c'est ainsi qu'ils appelaient les Espagnols qui les avaient subjugués. Ils croiraient peut-être, me dirent-ils, que votre pays produit de l'or, comme le nôtre : ils vous contraindraient de les y conduire ; ils égorgeraient vos femmes et vos enfants, pour vous obliger de leur découvrir vos trésors, et vous immoleraient ensuite vous-mêmes, pour assouvir leur cruauté. Prévenez ces malheurs, en ne vous montrant, que lorsque vous aurez pris nos manières, et que vous pourrez paraître né dans ce pays.
Je les remerciai de leur conseil, et leur demandai, si les Espagnols étaient seuls en possession des mines d'or, et s'il n'était permis qu'à eux d'en approcher. Eux seuls, me répondirent-ils, en retirent tout le profit. Ils ont injustement envahi ce que le Ciel nous avait donné en partage ; et ils voudraient encore nous contraindre à nous ensevelir dans les entrailles de la terre, pour servir leur avarice. Mais ils n'ont pu encore nous y forcer.
Je jugeai alors que j'avais entrepris un voyage également pénible et inutile. Je résolus de m'en retourner dans ma patrie, et de faire tous mes efforts pour posséder Amenosa, et en cas que le destin continuât de m'être contraire, de mourir du moins à ses pieds. Je pris donc congé de mes hôtes, après avoir passé quelque temps chez eux et m'être reposé de mes fatigues, et je repris le chemin de Quemchi, où j'avais laissé mon canot.
Mais à peine avais-je fait six lieues, que je fus rencontré par des Espagnols qui chassaient. Voyant à mon habillement que j'étais étranger, ils m'arrêtèrent, et m'ayant demandé de quel pays j'étais, je jugeai à propos de leur répondre, que j'étais né dans une île fort éloignée. Je ne faisais pas attention que je me trahissais moi-même en leur répondant dans la même langue qu'ils me parlaient, c'est-à-dire, dans la langue chilienne. Votre pays est-il riche, me demandèrent-ils ? Non, leur répartis-je, et vous voyez en moi un exemple de sa pauvreté. Une tempête imprévue m'a jeté malheureusement sur ces côtes, et je cherche le moyen de pouvoir retourner dans mon pays. Je voulus alors continuer mon chemin, mais le chef de ces Espagnols m'ayant arrêté, me parla ainsi : Étranger, votre figure me plaît ; venez chez moi, je vous y donnerai un emploi honnête, et quand vous jugerez à propos d'aller revoir votre patrie, la récompense de vos services surpassera votre attente. Cette proposition me fit pâlir, et je craignis que cette promesse n'aboutît à me dévouer aux mines. L'Espagnol s'apercevant de mon trouble, me dit: Ne craignez rien ; oubliez ce que les naturels de ce pays vous ont pu dire à notre désavantage ; si vous vous fiez à ma parole, je n'omettrai rien pour vous rendre heureux ; si j'avais dessein d'attenter sur votre liberté, je pourrais vous contraindre à me suivre ; mais je me contente de vous y inviter.
Ce discours honnête me gagna, et malgré mes préjugés je crus devoir risquer ma liberté et ma vie, et les sacrifier à l'espérance d'acquérir de l'or. Je m'imaginai que si l'Espagnol me tenait sa parole, je serais bientôt en état de mériter Amenosa. Je fis donc une humble révérence à Don Fernandez de la Chirade — c'était le nom de l'Espagnol — pour lui faire connaître que j'acceptais ses offres. Aussitôt il ordonna à un des domestiques de sa suite de me donner son cheval.
Sur le soir nous arrivâmes à son logis. C'était une maison magnifique, située sur les bords de la mer. D'un côté on découvrait une vaste prairie couverte d'un tapis vert toujours renaissant, et environnée de collines couronnées d'arbres. De l'autre, on voyait la mer en perspective, quelquefois élevant ses flots agités jusqu'aux nues, mais le plus souvent calme et unie. La magnificence éclatait de toutes parts dans cette maison superbe. L'or y brillait dans tous les appartements : les moindres choses étaient de ce métal divin.
Mon nouveau maître — car, sans être son esclave, j'étais à lui — me traitant avec distinction, me fit asseoir à sa table. Mais ayant vu qu'on l'avait couverte de viandes de différente espèce, je m'en éloignai, et ne voulus point manger. Je demandai à Fernandez la permission de vivre dans sa maison, selon la coutume de mon pays, et de m'abstenir de manger de la chair des animaux. Il me le permit ; et j'allai aussitôt cueillir dans le jardin des légumes, des racines et des herbes, que j'assaisonnai et mangeai devant lui. Après le repas, il me prit en particulier, et me dit que comme aucun des Espagnols qui le servaient, ne savait la langue chilienne, il était bien aisé de m'avoir auprès de lui, aimant mieux se fier à moi, qu'aux naturels, qui conservaient toujours de la haine et ressentiment contre sa nation ; que ceux de ces naturels qui étaient à son service, ne cherchaient qu'à le trahir et à lui nuire ; que persuadé que je n'avais pas les mêmes motifs de le haïr, il me donnait une inspection générale sur leur conduite, et qu'il espérait que mon zèle et ma fidélité le garantiraient de tous leurs complots ; que comme je parlais leur langue, je pourrais m'insinuer dans leur esprit, découvrir leurs desseins, et les contenir dans leur devoir. Je lui promis de me comporter en homme d'honneur et de lui être fidèle, et je lui tins paroles, de manière que je gagnai entièrement son amitié et sa confiance.
Outre l'inspection que j'avais sur tous les naturels qui étaient à son service, la garde de ses trésors m'était encore confiée. J'étais heureux, si on peut l'être, éloigné d'une beauté qu'on adore et d'une patrie qu'on regrette. J'avais d'ailleurs tous les jours devant les yeux le spectacle le plus triste pour un cœur Letalispon : je veux dire, que je voyais Fernandez et les autres Espagnols tuer sans pitié les bêtes les plus aimables et les manger inhumainement. Je tâchais quelquefois par mes prières d'empêcher le meurtre de quelque animal ; mais au lieu de m'écouter on se moquait de moi. L'amour seul, auteur du désir que j'avais à acquérir de l'or, était capable de me faire rester parmi eux. Mais par un événement singulier et inattendu le Ciel me rendit à ma patrie et couronna mon amour, comme je vais vous le dire.
Quelques canoteurs de mon pays avaient trouvé sur les côtes de leur île le corps de Hasco que la mer y avait jeté. Ils l'avaient considéré, et comme il me ressemblait assez de visage, qu'il était à peu près de mon âge et de ma taille, que d'ailleurs j'étais beaucoup plus connu que lui, et que mon départ avait fait du bruit, ils avaient pris le corps défiguré de mon ami pour le mien. Le bruit de ma mort fut aussitôt répandu dans toute notre île. Ma mère qui m'aimait tendrement l'apprit avec une extrême douleur ; et étant allée chez le père d'Amenosa, elle l'accabla de reproches, et l'accusa d'être l'auteur de ma mort. Il ne répondit rien à tout ce qu'elle put lui dire ; il témoigna seulement beaucoup de regret de la perte qu'elle avait faite, et tâcha de la consoler.
Mais dès qu'Amenosa eut appris mon sort, elle s'enferma seule dans sa chambre, et voulut se donner la mort. La faiblesse attachée à son sexe arrêta heureusement son bras timide prêt à percer son sein. On enfonça la porte de sa chambre pour prévenir les funestes conseils de son désespoir, et on lui arracha son poignard ; mais on ne put lui arracher sa douleur, dont son père, qui l'aimait très tendrement, était aussi pénétré qu'elle. Tu n'es plus, cher Taïfaco, disait-elle avec transport, la dureté de mon père et la tendresse de ton cœur ont causé ta mort : elles causeront aussi la mienne, je te suivrai. Puisse mon âme, après mon trépas, se trouver sans le même séjour que la tienne, et animer un corps de la même espèce que celui qu'il anime en ce moment. Le Ciel équitable ne permettra pas que nous soyons à jamais séparés l'un de l'autre ; il nous réunira, pour récompenser ton courage et ma fidélité.
Après avoir ainsi donné un libre cours à sa douleur, elle demeura quelque temps ensevelie dans une profonde tristesse, sans prononcer aucune parole. Cependant elle trompa son père et tous ceux qui l'observaient. Affectant dans la suite un air moins affligé, elle fit entendre qu'elle pourrait avec le temps se consoler de ma mort. Son père la crut, et ne prit aucunes précautions contre son désespoir, qui éclata de cette manière. Après avoir quelque temps délibéré sur le genre de mort qu'elle devait choisir, elle préféra celui de se précipiter dans la mer, où elle croyait que j'avais fini mes jours. Elle se dérobe adroitement, et courte seule vers le rivage, pour y exécuter son funeste dessein. Mais l'image de la mort qu'elle se propose, la fait reculer. Quoi, dit-elle, mon esprit timide combat la généreuse résolution de mon cœur ! Ah ! je vais le contraindre à lui céder la victoire, en lui cachant les horreurs d'une mort qui l'effraie. Elle court aussitôt vers un canot qui était au bord de la mer ; elle y entrer sans hésiter, et coupe hardiment la corde qui l'attachait au rivage ; elle prend une rame pour s'éloigner du bord, et lève la voile. Alors, les yeux baignés de larmes, elle se couvre la tête et se couche dans le canot, qu'elle abandonne aux flots, craignant et désirant également la mort.
Le vent soufflait fort d'ouest-sud-ouest et était très favorable pour aller au Chili. Le canot après avoir vogué heureusement pendant vingt-huit heures, et avoir cinglé aussi directement, que s'il eût été conduit par un habile canoteur, fut rencontré le lendemain par une femme du Chili qui pêchait, et qui s'était avancée à trois ou quatre lieues en pleine mer. Surprise de voir un canot faire voile, sans être conduit, et sans qu'aucune personne parut être dedans, elle rama du côté de ce canot, s'en approcha, et fut bien plus étonnée encore d'y apercevait une jeune fille évanouie et à demie morte. Elle entra dans le canot, prit cette fille entre ses bras, et tâcha de la rappeler à la vie. Amenosa revenue de son évanouissement la regarda fixement, prononça mon nom, puis referma les yeux. J'ai su tout ce détail en partie d'Amenosa elle-même, et en partie de cette femme qui l'avait rencontrée, et qui ayant attaché son canot au sien, la conduisit dans sa maison située sur le rivage, et peu éloignée de la nôtre.
Elle me connaissait depuis longtemps, parce que son mari était chasseur de profession, et que j'allais souvent chez lui pour tâcher de racheter la vie aux animaux qu'il prenait avec les filets. Je me rendis par hasard dans sa maison, quelques heures après qu'Amenosa y eût été transportée. Ciel ! quelle fut ma surprise, lorsque je reconnus ma chère maîtresse. Jamais je n'éprouvai de sentiments pareils ; je sentais une joie mêlée de crainte et de douleur. J'étais charmé de la retrouver ; mais le triste était où je la voyais réduite, m'alarmait beaucoup plus que sa présence ne me ravissait. C'est donc vous, lui dis-je, adorable Amenosa. Quel destin vous a conduit sur ce rivage ? Hélas dans quel état êtes-vous !
Amenosa frappée vivement par le son de ma voix qu'elle reconnut, ouvrit ses beaux yeux éteints et me regardant avec une surprise égale à sa faiblesse : est-il bien vrai, dit-elle, cher Taïfaco, que mes yeux vous revoient ? Oui, lui répondis-je, c'est votre tendre et fidèle amant : rassurez-vous, et cessez de vous troubler. Daignez plutôt prendre quelque nourriture pour rétablir vos forces. Ma présence sembla la ranimer. Une douce joie se répandant sur son visage en diminua la pâleur. On croit, dit-elle, dans île, que vous n'êtes plus, et que vous avez été englouti par les flots. Que je suis heureuse de vous retrouver, lorsque je ne songeais qu'à mourir pour vous suivre ! C'est ce qui m'a fait exposer ma vie à la merci des flots et des vents, pour être ensevelie dans les ondes avec vous.
Quoique mon amour m'eût semblé être jusque-là au suprême degré, j'en sentis encore croître l'ardeur. Je remerciai le Ciel de m'avoir si heureusement conservé l'objet de tous mes vœux, et je priai instamment l'hôtesse d'avoir un soin extrême d'étrangère qui était chez elle ; je lui recommandai un profond secret, et lui promis une récompense digne de ses soins.
Amenosa rétablit sa santé en peu de jours, et j'aurais été au comble de mes vœux, si j'avais eu la liberté de retourner avec elle dans mon pays. Mais mon état, mon devoir, et les bienfaits dont l'Espagnol m'avait comblé, étaient des chaînes qu'il m'était difficile de rompre. J'avais au moins la consolation de voir tous les jours librement mon aimable maîtresse, et je l'aurais dès lors épousée, si, selon nos lois, le mariage contraire à la volonté des parents eût été permis.
Mais sur ces entrefaites, Don Fernandez tomba malade dangereusement. Connaissent que sa fin était proche et qu'il ne pouvait réchapper, il se disposa à la mort conformément aux principes de sa religion, et récompensa tous ses domestiques. Comme j'étais un de ceux qu'il aimait le plus, il me donna cent livres d'or pur avec trois mille livres d'argent quinté, et me fit encore quelques présents, en me priant de me souvenir de lui. Il mourut regretté de tous les Espagnols et de tous les Chiliens qui connaissent sa vertu. Heureuse contrée, si tous ceux de sa nation lui eussent ressemblé !
Alors je songeai à retourner dans mon pays et à y conduire ma chère Amenosa, persuadé que son père à la vue d'une fille unique que je lui rendrais, et des riches dont il me verrait possesseur, ne pourrait me la refuser. Je fis donc une provision de fruits, d'herbes et de racines, que je fis cuire, et après avoir remercié l'hôte et l'hôtesse d'Amenosa, et avoir payé leurs soins, nous nous embarquâmes l'un et l'autre dans un grand canot que nous avions fait construire exprès. Je prie deux habiles canoteurs pour nous conduire plus sûrement ; et je priai l'hôtesse, en lui promettant une récompense, de vouloir bien la bienséance accompagner Amenosa dans le voyage ; je l'assurai que le même canot la ramènerait chez elle dans peu de jours ; elle y consentit, et nous nous disposâmes à partir.
Lorsque nous étions sur le point de quitter le rivage, nous vîmes de loin accourir des Espagnols, qui nous firent signe de les attendre. Comme nous ignorions leurs desseins, et que nous soupçonnions qu'ils voulaient peut-être s'emparer de l'or et de l'argent que nous emportions, nous ne jugeâmes pas à propos d'obéir. Alors ils tirent quelques coups de fusil ; mais nous étions trop éloignés d'eux, pour que leurs balles pussent nous atteindre. Une lionne furieuse qui parut en même temps les obligea de prendre la fuite. Cependant nous coupâmes promptement la corde dont le canot était amarré, et nous nous hâtâmes de nous éloigner du rivage. La lionne accourut, pressée d'une faim dévorante, elle nous poursuivit dans la mer et se mit à la nage. Elle était prête de s'élancer dans notre canot, lorsque je lui déchargeai de toute ma force sur la tête un coup de rame qui la fit plonger ; mes deux canoteurs réitérèrent, et nous la frappâmes avec tant d'ardeur, de force et d'adresse, qu'elle s'enfonça entièrement dans l'eau et disparut. Amenosa armée d'une rame nous avait aidé à la repousser, et avait eu part à notre victoire.
Notre voyage fut heureux. Comme la mer était extrêmement calme, nous ne pûmes mettre à la voile, et nous fûmes obligés de ramer toujours ; ce qui fit que nous fûmes cinq jours sur la mer. Enfin nous revîmes notre chère patrie, et je conduisis d'abord Amenosa chez ma mère, qui nous reçut l'un et l'autre avec autant de joie que d'étonnement. Quoi, me dit-elle en m'embrassant, vous respirez encore mon cher fils ! Que vous m'avez coûté de larmes et de soupirs ! Votre heureux retour me rend la vie en m'assurant que vous vivez : et vous, charmante Amenosa, allez jouir des tendres embrassements d'un père qui vous pleure encore. Vous nous racontez dans la suite l'un et l'autre par quel heureux destin nous avons la consolation de vous revoir.
Ma mère conduisit le lendemain Amenosa chez son père. Mais je voulus auparavant l'aller trouver. Dès qu'il m'aperçut, il s'écria : est-ce vous Taïfaco, ou votre ombre irritée vient-elle pour me tourmenter ? J'ai expié mon crime par la perte de ma fille que j'ai refusée à vos vertus. Elle s'est elle-même précipitée dans les flots, où vous avez péri ; ce cruel souvenir me déchire assez, sans y ajouter de nouvelles peines ; coupable estime de la richesse, tu causes tous mes maux ! père infortuné ! tu n'as plus de fille, et il te reste des trésors. C'est ainsi que ma présence réveilla sa douleur et augmenta ses transports. Je tâchai de les calmer, en lui disant : je suis ce Taïfaco que l'on a cri enseveli dans les eaux, et dont vous vous reprochez la mort. Je respire, et votre fille aussi ; voyez si vous voulez qu'elle vive pour moi. À ces mots il m'embrassa d'un air transporté, et m'assura que nul autre que moi ne la possédait. Je lui rencontrai alors tout ce qui m'était arrivé sur la mer, la fortune que j'avais faite au Chili, comment sa fille y avait heureusement abordée, et comment je l'avais ramenée dans la compagnie d'une femme du pays.
Il était au comble de sa joie, et mourait d'impatience de revoir Amenosa : ma mère l'amena. D'abord elle se jeta aux genoux de son père, et lui demanda pardon de la douleur qu'elle lui avait causée. Il l'embrassa avec transport ; et après avoir versé un torrent de larmes, il lui demanda pardon à son tour des périls, où il l'avait en quelque sort lui-même exposée, en s'opposant à ses innocents désirs. Alors il prit nos mains à l'un et à l'autre, et nous fit embrasser en présence de témoins ; et ma mère en ayant fait autant, nous fûmes mariés dès ce moment, selon la coutume de cette île, où il n'y a point d'autre cérémonie pour la célébration des mariages.
Je vis avec Amenosa depuis soixante-neuf ans, ajouta-t-il, et jamais rien n'a altéré notre union. Mon bien joint à celui de son père, avec qui nous demeurons, a rendu notre maison une des plus riches et des plus florissantes de ce pays. Voilà quel fut le motif et le succès de mon voyage au Chili, où la pauvreté et le désespoir me conduisirent, et d'où je revins riche et heureux.
CHAPITRE 8. — L'Auteur s'étant mis dans un canot avec son compagnon, pour pêcher, rencontre un vaisseau français, sur lequel ils montent l'un et l'autre, pour retourner en Europe.
Depuis environ trois mois que je demeurais chez les Letalispons, sans parler de l'ennui dont il est toujours difficile de se défendre dans une terre étrangère, lorsqu'on ignore la langue des habitants, je me sentais pressé d'un désir violent de revoir ma chère patrie. D'ailleurs, Silva et moi, ne pouvions nous accoutumer aux légumes qui faisaient notre seule et continuelle nourriture ; et quoiqu'ils fussent apprêtés délicatement, nous en étions extrêmement dégoûtés.
Nous dîmes donc un jour à Taïfaco, que la vie que nous menions dans son pays, était trop austère par rapport à la nourriture ; que les moines et les ermites d'Europe, qui étaient de saints personnages, faisant profession de ne jamais manger de viande, mangeaient au moins du poisson ; que comme les poissons ne vivaient point dans le même élément que les hommes, qu'ils n'avaient aucun commerce avec eux, et qu'ils n'étaient point, à propre parler, habitants de la terre, il semblait que c'était une charité superflue, que de les épargner ; que si nous continuions de vivre à la manière des Letalispons, nous mourrions bientôt, parce que nous n'étions point accoutumés dès l'enfance à ce genre de vie.
Je serais au désespoir, nous répondit Taïfaco, que nos légumes si salutaires pour nous, vous fussent nuisibles. Vous mettez avec raison de la différence entre les animaux qui peuplent la terre, et ceux qui peuplent la terre et les fleuves. Quoique ceux-ci aient une âme, et soient, comme nous, l'ouvrage du Créateur, néanmoins ils ne sont point nos frères, comme les autres ; ils ne respirent point le même air, nous n'avons avec eux aucune société. Pour cette raison nous ne regardons pas absolument comme un grande crime de les tuer et de les manger. Cependant peu de personnes le sont parmi nous, soit par une espèce de scrupule, soit parce que cette nourriture ne nous paraît pas saine. Mais puisque vos corps sont d'une autre constitution que les nôtres, et que vous ne pouvez accoutumer à vivre comme nous, je ne trouve point mauvais que vous pêchiez du poisson, et que vous vous en nourrissiez. J'ai ici un canot dont nous nous servons quelquefois pour nous promener sur la mer dans un temps calme : vous pouvez le prendre ; et si vous avez l'industrie de faire des filets et de vous en servir, vous irez dans une petite baie peu éloignée d'ici, où vous trouverez beaucoup de poisson. Mais lorsque vous pêcherez, éloignez-vous du rivage le plus qui vous sera possible, de peur que quelqu'un ne vous voie, et ne soit scandalisé de votre action.
Nous remerciâmes Taïfaco de la bonté qu'il nous témoignait, et de la condescendance qu'il voulait bien avoir pour notre faiblesse. Dès le lendemain de grand matin, Silva et moi, nous mîmes sur nos épaules le canot, qui étant d'une seule écorce, était très léger, avec une voile et des rames ; et ayant pris le chemin de la baie, nous y arrivâmes dans être beaucoup fatigués. Nous avons fait la veille un épervier avec de la ficelle, que Taïfaco avait eu la bonté de nous donner. Suivant ce qu'il nous avait recommandé, nous nous éloignâmes beaucoup du rivage ; et comme le vent était favorable, pour nous épargner la peine de ramer, nous haussâmes la voile, qui était proportionnée à la petitesse du canot ; et avec ce secours nous nous éloignâmes du rivage, environ quatre lieues, et sortîmes même de la baie.
Lorsque nous étions prêts de lancer notre épervier, nous aperçûmes un gros vaisseau, qui était éloigné de plus de trois lieues. Ayant l'œil plus marin que Silva, je le lui fis remarquer, et lui dis en même temps, que puisque le Ciel nous fournissait peut-être une occasion favorable pour retourner en Europe, il fallait en profiter. Comme nous avions nos fusils, nous nous mîmes à tirer tous deux ensemble, pour faire un plus grand bruit, et avertir le vaisseau que nous voulions aller à bord. Cependant ayant ajusté notre gouvernail et notre voile, nous prîmes un quart de vent, et cinglâmes du côté du navire. Nous ne cessions de tirer, pour faire connaître notre intention ; aussi nous remarquâmes que le vaisseau avoir compris notre signal, car nous le vîmes tourner un peu sur la gauche, et s'approcher de nous, en sorte qu'au bout d'une heure nous en fûmes assez près, et que nous pûmes reconnaître à son pavillon qu'il était français.
J'avais quelques remords de quitter ainsi l'île des Letalispons, sans avoir dit adieu à Taïfaco. Il croira, dis-je alors, que nous serons péris, et il en sera affligé. Mais que faire ? Manquerons-nous une occasion si heureuse ? Silva s'avisa alors d'un expédient ; il me dit que lorsque nous serions prêts à entrer dans le vaisseau, il fallait tourner la voile, et ajuster le gouvernail, de manière que le canot put s'en retourner tout seul dans la baie, d'où nous étions pas fort éloignés ; que le vent avait changé, et qu'il était favorable pour le retour dans l'île, que cela étant nous ne risquerions rien d'écrire un billet à Taïfaco pour le remercier de ses bontés, et l'instruire de notre départ ; que comme il ne manquerait pas le lendemain d'envoyer nous chercher dans la baie, on y trouverait le canot avec la lettre que nous y aurions laissée. Je trouvais l'avis de Silva fort sensé, et comme j'avais sur moi une écritoire et du papier, je m'assis et écrivis cette lettre, pendant que Silva ramait vers le vaisseau.
À l'illustre et vertueux Taïfaco.
«Le désir de revoir notre patrie, cher Taïfaco, nous oblige de vous quitter, et de profiter de la rencontre heureuse d'un vaisseau européen sur lequel nous allons monter. Nous voudrions qu'il nous fût permis de retourner à terre, pour vous remercier de tant de bontés que vous nous avez témoignées. Mais nous ne savons si le vaisseau où nous nous préparons à entrer voudra nous le permettre. En tout cas, nous souhaitons que cette lettre parvienne jusqu'à vous, et que les mesures que nous avons prises pour cela réussissent. Soyez persuadé que nous conserverons toujours le précieux souvenir des bienfaits dont vous nous avez comblés. Nous publierons par toute la terre que l'île des Letalispons est l'île de la sagesse et de la vertu.»
Jean Gulliver. François Silva.
Nous mîmes cette lettre dans un endroit où elle put être aisément trouvée, sans qu'elle courut risque d'être emportée par le vent. Cependant après avoir tourné notre gouvernail et notre voile, nous quittâmes notre canot, et entrâmes dans un de ceux du vaisseau, où nous montâmes bientôt après. On peut juger que nous y fûmes bien reçus ; la nation française étant extrêmement polie et obligeante à l'égard des étrangers. Nous allâmes d'abord saluer le capitaine, à qui nous dîmes notre nom et notre pays, et à qui je racontai ensuite le malheur qui nous avait retenu plus de six mois dans l'île des Letalispons. Le capitaine nous dit qu'il retournait en droiture à Saint-Malo, d'où il était parti, depuis dix-huit mois ; et que nous trouverions aisément dans ce port des occasions de nous embarquer, l'un pour le Portugal, et l'autre pour l'Angleterre.
Nous comprîmes que le vaisseau avait fait le commerce de la mer du Sud en interlope, ce qui m'engagea à demander au capitaine, s'il n'avait point eu de nouvelles d'un vaisseau hollandais, nommé le Vulcain. Il me répondit qu'il était parti un mois avant lui du port de Coquimbo, et qu'il avait fait une assez bonne cargaison. Je lui demandai encore, s'il n'avait pas connu sur ce bord un Anglais nommé Harrington ; il m'en fit de grands éloges, et m'assura qu'il était parti en parfaite santé sur le Vulcain pour retourner en Europe. Ce qui me fit un extrême plaisir, et redoubla le désir que j'avais, de revoir l'Angleterre où j'espérais le retrouver.
Les Français n'ajoutent pas foi aisément aux choses extraordinaires et merveilleuses, non plus que nous autres Anglais ; et ce fut en quelque sorte malgré moi, que je me vis dans la nécessité de raconter aux officiers et aux principales personnes de l'équipage les aventures incroyables que j'avais eues. Silva, à qui je les avais dites assez en détail, et qui connaissait ma sincérité, ne doutant pas qu'elles ne fussent vraies, en avait parlé au capitaine, et à quelques autres officiers ; en sorte que je me vis pressé vivement de les leur raconter moi-même. Je passai d'abord pour un visionnaire, et peut-être pour un menteur. Mais lorsque l'on m'eut un peu plus connu, et qu'on eut vu clairement que je n'avais l'esprit ni faible ni égaré, et que j'étais extrêmement ami de la vérité, on commença à en juger autrement. On m'avait écouté d'abord par amusement, on m'écouta ensuite par curiosité ; une conviction mêlée d'étonnement succéda à l'incrédulité, surtout lorsque je leur eus dit, qu'Harrington, qu'ils avaient connu à Coquimbo, comme un homme très sage et très digne de foi, avait été témoin de mon aventure dans l'île de Babilary. Ils firent au sujet du gouvernement des femmes, qui leur parut ridicule, une infinité de plaisanteries, qui coûtent toujours fort peu aux Français ; et comme en parlant de ce qui m'était arrivé dans cette île, j'étais obligé de supposer qu'on m'avait trouvé beau garçon, comme je l'ai aussi supposé dans cette relation, je fus extrêmement raillé sur cet article. J'avoue qu'ils avaient raison ; cependant ce qu'on dit à son avantage ne doit choquer personne, lorsqu'un pareil aveu est ingénu, et n'est dicté ni par l'orgueil, ni par le mensonge.
Comme je n'avais eu aucunes aventures depuis mon départ d'Angleterre jusqu'à la mer de la Chine, ainsi que je l'ai dit au commencement de cet ouvrage, je n'en eus aucunes non plus dans mon retour en Europe. Pour me désennuyer sur le vaisseau, n'ayant point d'argent pour jouer, je mis à écrire une relation de mon voyage dans ma langue. Un Français avec qui je m'étais lié d'amitié, et qui entendait assez bien l'Anglais, entreprit de la traduire de mon consentement. Comme il n'avait pas plus d'argent que moi, il trouva aussi dans ce travail un remède contre l'ennui. Lorsque nous eûmes l'un et l'autre achevé notre ouvrage, il me demanda la permission de le publier dans son pays, lorsqu'il serait arrivé à Paris, et j'y consentis. Nous arrivâmes à Saint-Malo le huitième novembre 1720, et j'en partis le vingt pour me rendre à Portsmouth.
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[Notes de bas de page : ¹ = R. P.]Fin du dernier chapitre.
«Le Nouveau Gulliver» :
Table des Chapitres
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