«LE NOUVEAU GULLIVER» DE L'ABBÉ GUYOT DESFONTAINES ; DIVERS
LE NOUVEAU GULLIVER,
ou
VOYAGE DE JEAN GULLIVER,
FILS DU CAPITAINE GULLIVER.
Traduit d'un Manuscrit Anglais,
Par Monsieur L. D. F.
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À PARIS,
Chez La veuve CLOUZIER, Libraire, à la descente du
Pont-neuf, près la rue de Guénégaud, à la Charité,
ET
FRANÇOIS LE BRETON, Libraire, à la descente du
Pont-neuf, près la rue de Guénégaud, à l'Aigle d'or.
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ÉPÎTRE À MADAME LA COMTESSE DE ***.
Madame,
Le jugement favorable que vous avez porté du premier Gulliver, et l'honneur que vous lui avez fait de la défendre souvent contre la critique, sont des motifs qui m'engagent à vous dédier celui-ci, dans l'espérance que vous voudrez bien continuer au fils la protection que vous avez accordée au père. Ce n'est pas que je croie leur mérite égal, mais il me semble que le fils a au moins quelque chose du père, et peut-être que par cet endroit il saura vous plaire. Vous ne verrez dans cet ouvrage qu'une critique générale des mœurs des hommes et une morale en action ; et vous n'y trouverez rien de ces romans, qui ont coutume de gâter le cœur et quelquefois l'esprit. Je souhaite que votre imagination soit agréablement amusée par les idées allégoriques que je lui offre, et qu'elles puissent servir à vous rappeler des vérités communes, mais solides, qui, exposées simplement et sans aucune enveloppe, vous paraîtraient insipides et ennuyeuses. Quoique cet ouvrage soit un peu satirique, vous n'y verrez personne offensé. C'est ce que l'auteur paraît avoir eu principalement en vue, il ne s'est pas même permis la critique littéraire, qui est néanmoins si permise, et si autorisée par l'exemple des plus grands écrivains. Comme votre modestie n'a pont souffert que je misse votre illustre nom à la tête de ce livret, ce serait vous donner des louanges perdues, que de suivre l'usage ordinaire, et de vous rendre la seule confidente des sentiments d'estime et d'admiration que votre mérite m'a inspiré. Je ne puis néanmoins m'empêcher de vous dire, Madame, que votre beauté et votre esprit, l'un et l'autre si connus dans le monde, sont à peu près du même caractère. qu'ils ont dans un degré égal, de la régularité, de l'éclat et de la finesse, et que la seule différence qu'on y remarque, est que l'un est beaucoup plus cultivé que l'autre, dont vous seule paraissez faire peu de cas. Souffrez la liberté que j'ai prise de profiter de cette occasion, pour publier les sentiments de respect et de vénération avec lesquels j'ai l'honneur d'être,
Madame,
Votre très humble et très obéissant serviteur, L.D.F.
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PRÉFACE DE L'ÉDITEUR.
Après le succès heureux des Voyages du premier Gulliver (*), c'est avec une véritable timidité qu'on ose publier cet ouvrage (†) ; et on ne se flatte point que le public prévenu avec justice contre les continuations des livres estimés, daigne faire grâce à celui-ci. Le monde se persuade aisément que tout continuateur est une espèce de copiste, qui marche servilement sur les traces d'un autre, qui ne fait que glaner après lui, et qui n'ayant point la force d'inventer, n'a que le faible talent de mettre à profit les idées de son original, pour les étendre, et y ajouter les siennes. Il est toujours soupçonné de vouloir faire réussir un nouvel ouvrage à la faveur d'un ancien : ignorant malheureusement, que plus le public a estimé un livre, moins il est disposé à en estimer un autre dans le même genre.
Cela supposé, on croit devoir dire ici, que quoique cet ouvrage soit intitulé, le nouveau Gulliver, il n'est point du tout la continuation du Gulliver, qui a paru il y a environ trois ans. Ce n'est ni le même voyager, ni le même genre d'aventure, ni le même goût d'allégorie. La seule conformité est dans le nom de Gulliver. L'un est le père, l'autre est le fils ; et on verra sans peine, qu'il eût été aisé de nommer tout autre nom au héros de cet ouvrage, et que si l'on a choisi ce nom préférablement à un autre, c'est parce qu'on a cru que le public familiarisé avec les idées philosophiques et hardies du premier Gulliver, serait moins surpris de celles du second, lorsqu'il les verrait en quelque sorte réunies sous un titre semblable ; car quoique les fictions fort différentes, elles ont néanmoins entr'elles une espèce d'analogie.
Dans le premier Gulliver, ce sont des Nains et des Géants prodigieux, des hommes immortels, une île aérienne, une république de chevaux raisonnables. Dans celui-ci, c'est un pays, où les femmes sont le sexe dominant ; un autre, où les hommes vieillissent de bonne heure, et dont la vie est très courte ; un autre, où ceux qui sont disgraciés de la Nature, paraissent bien faits, et plaisent de leurs semblables ; un autre enfin, où les hommes ont reçu du Ciel le don d'une longue vie, et celui de rajeunir, lorsqu'ils ont atteint le milieu de leur course. C'est par la singularité de ces suppositions que les deux ouvrages peuvent le ressembler en général ; mais ces suppositions en elles-mêmes sont très différentes, et les moralités qui en résultante, n'ont les unes aux autres aucun rapport particulier. Les aventures du fils n'ont rien de commun avec celles du père ; elles n'en dépendant en aucune sorte ; et elles n'en sont la suite (qu'on me permette cette comparaison) que comme les Avantures de Télémaque (‡) sont la suite de l'Odyssée (§). Tout le monde sait que ces deux poèmes (si l'on peut donner également ce nom à l'un et à l'autre) n'ont entre eux aucune dépendance, et n'ont ni la même forme, ni le même objet. Ce n'est qu'à cause de quelques légers rapports, et d'une conformité très superficielle, qu'on a qualifié l'ouvrage de M. de Fénelon, de suite de l'Odyssée d'Homère.
Comme toute fiction est méprisable, si elle n'est utile, et si elle ne sert à représenter la vérité, on se flatte que le lecteur découvrira aisément la morale cachée sous les images qu'on lui offre ici ; sans parler de celle qu'on a semée le plus qu'il a été possible dans les dialogues, lorsque l'occasion s'en est présentée : la première fiction, par exemple, fera voir que c'est une maxime bien condamnable, que celle qui est répandue parmi nous, et que la corruption du siècle autorise, par rapport à la pudeur. Nous nous figurons que c'est proprement la vertu des femmes seules, et sous ce prétexte les hommes ne croient se déshonorer, en la perdant, et en les pressant de la perdre. À la vue d'un pays où le contraire arrive, et où les femmes devenues le sexe dominant, sont ce que les hommes sont ici, et imitent leur corruption, nous ne pourrons nous empêcher de trouver ces mœurs très étranges, et de les condamner. Cependant dès que les femmes sont supposées supérieures aux hommes, on ne doit pas être fort étonné de ce renversement, qui fait connaître que les hommes parmi nous ne sont si corrompus sur cet article, que parce qu'ils abusent de leur supériorité. Mais faut-il que le sexe fort soit le plus faible en un sens, et qu'il veuille le prévaloir de sa force pour attaquer sans cesse, avec un mépris préparé pour celles dont il triomphera ? Cette moralité est connue de tout le monde ; il s'agissait de la mettre en action, ainsi que plusieurs autres qu'on verra ici.
Le pays, où les hommes vieillissant et mourant de bonne heure, vivent néanmoins en quelque sorte plus longtemps que nous, fournira par lui-même assez de réflexions, sans qu'il soit nécessaire de prévenir le lecteur sur le sens de cette allégorie, qui a rapport au vain usage que nous saisons de la vie.
Le séjour de Gulliver parmi des nations sauvages, et les entretiens qu'il a avec eux, n'ont rien d'aussi extraordinaire que le reste, et renferment une philosophie paradoxale, qui s'expliquera assez d'elle-même. On y verra la censure de toutes les nations policées dans la bouche d'un vertueux sauvage, qui ne connaît que la raison naturelle, et qui trouve que ce que nous appelons société civile, politesse, bienséance, n'est qu'un commerce vicieux, que notre corruption a imaginé, et que notre préjugé nous sait estimer.
La figure grotesque des peuples soumis à l'empereur Dossogroboskou, et la prévention qu'ils ont en leur faveur, nous fera connaître, que la beauté et la laideur, la bonne et la mauvaise grâce, sont des qualités purement arbitraires.
Enfin dans l'île des Letalispons, peuples qui rajeunissent à un certain âge et vivent fort longtemps, on aura à sentir le tort qu'ont la plupart des hommes, qui, faisant beaucoup de cas de la vie, prennent si peu de soin d'en prolonger le cours, et vivent comme s'ils se souciaient peu de vivre. Pour ce qui est de la philosophie singulière de ces peuples par rapport aux bêtes, et de leurs lois de santé, en profite qui voudra. Ce sont des opinions, qui peuvent avoir quelque fondement, mais qui ne courent aucun risque d'être suivies.
Il est inutile de parler des différentes îles qu'on suppose dans la Terre de Feu. On a jugé à propos d'en mettre la description dans la bouche d'un Hollandais, de peur que ces bizarres imaginations qui n'ont rien de vraisemblance, et qui sont purement allégoriques, n'eussent fait sortir notre voyageur de son caractère de sincérité, s'il eût raconté lui-même tout ce qui regarde ces îles.
La lettre du docteur Ferruginer, qu'on trouvera à fin du second volume, contribuera à donner un air de vraisemblance à toutes les choses qui auront paru extraordinaires dans l'ouvrage, et qu'on y raconte cependant comme véritables. Le profond savoir de ce docteur, qui fouille dans les livres anciens et modernes, pour en tirer de quoi appuyer sérieusement les idées badinées qui composent ce livre, sera peut-être un contraste assez agréable. Après tout ses savantes citations rendent un assez bon office à Jean Gulliver, ou à celui qui parle sous son nom. Car la vraisemblance est ce qu'on doit avoir principalement en vue, lorsqu'on entreprend d'envelopper la vérité sous des images.
C'est en quoi l'on admire le génie de M. Swift, qui dans le premier Gulliver, a eu l'art de rendre en quelque forte vraisemblances des choses évidemment impossibles, en séduisant le jugement de son lecteur, par un arrangement de faits finement circonstanciés et suivis. Comme les fictions de cet ouvrage sont moins singulières et moins hardies, il en a dû coûter moins d'efforts, pour venir à bout d'imposer.
On se borne à souhaiter que ce petit ouvrage ait une partie du succès qu'a eu en France la traduction de celui de M. Swift. Je n'ignore pas que le public a été fort partagé sur ce livre, que les uns ont mis au rang des meilleurs ouvrages qui eussent paru depuis longtemps, et que les autres ont regardé comme un recueil de fictions puériles et insipides. C'est que ceux-ci ne se sont attachés qu'aux simples faits, sans en considérer l'esprit et l'allégorie, qui est pourtant si facile à concevoir dans presque tous les endroits. Ils se sont plaints de n'y avoir point été intéressés par des intrigues et par des situations : ils voulaient un roman selon les règles, et ils n'ont trouvé qu'une suite des voyages allégoriques, sans aucune aventure amoureuse.
On a eu quelque espèce d'égard à leur goût dans celui-ci. Cependant on ne s'y est livré que médiocrement, de peur de sortir du genre. Voilà les réflexions que j'ai cru pouvoir placer à la tête de ce livre, conformément aux intentions de son auteur et de son traducteur. Ce dernier, qui m'a fait l'honneur de me charger de la publication de son ouvrage, m'a laissé entrevoir, qu'il pourrait bien être lui-même l'auteur. C'est néanmoins ce que je n'ose assurer positivement.
* Jonathan Swift (1667-1745), Travels into Several Remote Nations of the World, Londres, Motte, 1726 ; révisé et réimprimé comme Gulliver's Travels, Londres, Faulkner, 1735. — Jonathan Swift, Voyages de Gulliver, Paris, Guérin, tomes I et tome II, 1727 ; préface et traduction de l'abbé Desfontaines.
† Pierre-François Guyot Desfontaines (1685-1745), Le Nouveau Gulliver ou Voyage de Jean Gulliver, fils du capitaine Gulliver, Paris, Clouzier et Le Breton, tome I et tome II, 1730.
‡ François de Salignac de La Mothe Fénelon (1651-1715), Les Avantures de Télémaque, fils d'Ulysse, Paris, Delaulne, 1717.
§ L'Odyssée, poème épique attribué à Homère.
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CONTINUATION DU TRADUCTEUR.
Depuis 1720, que mon ami M. Jean Gulliver est de retour en Angleterre, j'ai entretenu avec lui un commerce de lettres assez régulier. À peine y fut-il arrivé, qu'il me manda qu'il avait trouvé son père, sa mère et toute sa famille en plaine santé, que son père écrivait actuellement la relation de ses voyages, et se disposait à la donner au public ; que lorsqu'elle serait prête à paraître, il me priait en attendant, de ne communiquer à personne la traduction que j'avais faite de la sienne, jusqu'à ce que celle de son père eût paru. Quelque temps après il m'écrivit qu'il avait eu la joie de retrouver son cher ami Harington, qu'il était prêt d'épouser une de ses filles.
Sur la fin de l'année 1726, il eut la bonté de m'envoyer les deux volumes imprimés des Voyages du capitaine Lemuel Gulliver, avant qu'aucun exemplaire n'en eût encore paru en Angleterre ; et il m'engagea à les traduire, ce qui je fis. Tout le monde sait quel fut le succès de cet ouvrage imprimé à Paris en 1727, et combien toute la France, à l'exemple de l'Angleterre, en goûta le hardi badinage. Je souhaite que l'ouvrage que je publie aujourd'hui réussisse également en français. L'original anglais doit paraître à Londres le même jour que cette traduction paraît à Paris. On ne manquera pas sans doute de comparer l'ouvrage du fils avec celui du père. Si l'on y trouve dans celui-ci moins de feu, moins de génie, moins de délicatesse que dans l'autre, on y trouvera peut-être en récompense des images un peu plus riantes, et une morale aussi utile, amenée par des récits moins extraordinaires.
L'auteur m'ayant fait la grâce de m'envoyer depuis peu une lettre d'un de ses amis, au sujet de son ouvrage, j'ai jugé à propos de la traduire et de la donner au public. Je n'ai jamais rien négligé de tout ce que peut faire honneur à mes amis.
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LETTRE DU DOCTEUR FERRUGINER À L'AUTEUR.
Je vous rends mille grâces, Monsieur, d'avoir bien voulu communiquer le manuscrit de votre relation, qui contient des faits que je crois aussi certains que curieux. Je ne suis point du nombre de ces esprits défiants et incrédule, qui traitent de supposition tout ce qui n'est pas conforme à leurs mœurs et à leurs préjugés. S'ils n'avaient jamais vu de Nègres, j'imagine que le rapport de ceux qui ont été sur les côtes de Sénégal et de Guinée les convaincrait à peine qu'il y en a. En vérité je ne connais point de marque plus sûre d'un esprit faible que l'incrédulité.
L'Histoire sacrée et profane nous apprend, qu'il a eu autrefois des géants et les relations de quelques voyageurs nous assurent qu'il y en a encore dans les Terres australes. Cependant presque personne n'a voulu aujourd'hui ajouter foi à ce que M. votre père a publié des géants de Brobdingnag, non plus qu'à ce qu'il a rapporté des petits hommes de Lilliput. Peut-on dire néanmoins que les combats d'Hercule avec les Pygmées soient fabuleux ; que Paul-Jove s'est trompé, lorsqu'il a assuré qu'il y en avait au nord de Laponie Moscovite et de la Tartarie Orientale ; que les Samojedes, peuples sujets du Czar, ne sont point tels qu'on nous les dépeint ; qu'enfin les Sauvages américains en imposent aux Européens, lorsqu'ils assurent qu'il y a de très petits hommes au nord de leur continent ? J'ai lu depuis peu dans une relation fidèle de l'Amérique, qu'une fille de la nation des Esquimaux fut prise et amenée en 1717 à la côte de Labrador ; qu'elle y resta trois ans, et qu'elle assura qu'il y avait au nord de son pays des nations entières, dont les hommes avaient à peine trois pieds et dont les femmes étaient beaucoup plus petites.
Il faut avouer, Monsieur, que les savants qui ont eu l'avantage de lire Ctesias, Herodore, Pline, Solin, Pomponius Mela, Orose, Manethon, sont bien plus disposez à croire les choses extraordinaires qu'on rapporte des pays éloignés, que la plupart des autres hommes, que l'ignorance et le préjugé rendent soupçonneux et difficiles. Quand on a lu, par exemples, dans ces auteurs respectables (1), qu'il y a des nations de Cynocéphales, c'est-à-dire, d'hommes à tête de chien ; d'Acéphales, ou d'hommes sans tête ; d'Enotocetes, comme les appelle Straborn, c'est-à-dire, d'hommes qui ont les oreilles si longues et si larges, qu'ils peuvent s'en envelopper (quelques auteurs les appellent Famesiens, d'autres Satmales) ; d'Arimaspes, qui n'ont qu'un œil ; de Monosceles ou de Sciopodes, qui n'ont qu'une jambe et un pied. Lorsqu'on lit dans ces mêmes auteurs, qu'il y a des pays, où les femmes n'accouchent jamais qu'une seule fois ; d'autres, où les enfants naissent tous avec des cheveux blancs ; qu'il y a des peuples qui n'ont point de nez ; d'autres qui n'ont ni bouche ni fondement, et par conséquent ne mangent point, mais se nourrissent d'une façon particulière. Quand on sait tout cela, on n'est plus étonné de rien, et on croit tout aisément. C'est pourquoi Pline (2) dit fort judicieusement, qu'avant que l'expérience nous eut appris que plusieurs choses étaient possibles, on les croyait impossible.
Mais quand même on serait assez téméraire, pour douter de ce que des auteurs si éclairés nous ont transmis, pourrait-on se défendre d'ajouter foi aux relations modernes des îles occidentales, qui confirment les témoignages de ces auteurs anciens ? Elles nous apprennent qu'il y a encore des hommes, dont les oreilles monstrueuses leur pendent jusqu'au-dessous des épaules, et qui prennent plaisir à les allonger à leurs enfants par des poids qu'ils y attachent : Qu'il y a des pays (3) où les hommes ont des mamelles, qui leur tombent jusqu'aux cuisses, en sorte qu'ils les lient autour de leur corps, quand ils veulent courir : Qu'il y a dans la Guyane des hommes qui n'ont point de tête ; qu'il y en a dans d'autres pays, les uns qui ne mangent point, les autres qui n'ont qu'une jambe et un pied très larges ; d'autres qui sont d'une hauteur et d'une grosseur incroyables, tel que le roi de Juda, qui ayant depuis peu chargé les Français qui commercent sur cette côte, de lui faire faire un habit en France, ne put jamais mettre celui qu'on lui apporta, quoiqu'on en eût pris la mesure sur un muid.
Venons maintenant aux faits curieux contenus dans votre relation. À l'égard des mœurs des usages de votre île de Babilary, il n'y a personne qui ne sache, qu'il y a eu en différentes parties du monde des pays, où les femmes avaient un courage viril, et où les hommes au contraire étaient lâches et efféminés. Les relations de l'Amérique nous représentent parmi les Illinois et les Sioux, dans le Jucaran, à la Floride, à la Louisiane, des hommes qui étaient autrefois habillés en femmes pendant toute leur vie, et vivaient comme elles : semblable à ces prêtres de Cybèle ou de Venus Uranie, dont parle Julius Firmicus (4), qui portaient toujours des habits de femme, qui avaient un soin particulier de leur beauté et de leur parure, qui se fardaient et s'efforçaient par toute forte de moyens de conserver la délicatesse de leurs traits, et la fraîcheur de leur teint. Heureux de n'avoir pas eu le sort de quelques-uns de ces hommes efféminés de l'Amérique dont je viens de parler, qui furent dévorés par les dogues, que les Espagnols lâchèrent sur eux (5).
On sait aussi la coutume de quelques anciens peuples, chez qui les maris se mettaient au lit, lorsque leurs femmes avaient accouché. En cet état ils recevaient les compliments de leurs voisins, et se faisaient servir par leurs femmes mêmes qui venaient d'accoucher. Cet usage était parmi les Ibérians, anciens peuples d'Espagne ; chez les habitants de l'île de Corse ; chez les Tibareniens en Asie ; il se conserve encore, dit-on, dans quelques provinces de France voisines de l'Espagne, où cette ridicule cérémonie s'appelait faire la couvade. Les Japonais, les Caraïbes, les Galibis, la pratiquent aussi. Tour cela fait connaître, qu'il n'est point étrange de voir des hommes contrefaire les femmes, et renverser des lois qui nous semblent naturelles.
Pourquoi donc serais-je surpris de voir dans votre relation touchant l'île de Babilary, des hommes entièrement féminisés, surtout lorsque vous nous apprenez l'origine de cet usage introduit autrefois dans cette île, par l'ignorance, l'oisiveté, et la mollesse où les hommes s'étaient plongés ? Je suis encore moins étonné de voir les femmes y dominer, faire le métier des hommes, et porter les armes : comme ces Ménades ou Bacchantes, qui suivirent autrefois Bacchus à la guerre, c'est-à-dire, Denis roi de Lybie, ou comme ces anciennes guerrières, qui s'établirent d'abord sur les bords du Tanaïs, et qui dans la suite étendirent leur empire, depuis le fleuve Caïque jusqu'aux extrémités de la Lybe. Par combien d'exploits ces illustres Amazones ne se signalèrent-elles pas ? Quelles héroïnes, que Ponthesilée et Talestris ! Quels combats ne soutinrent-elles pas contre Hercule, contre Thesée, contre Achille, et enfin dans les derniers temps contre Pompée, dans la guerre de Mithridate, où elles furent presque toutes détruites. Aujourd'hui encore, selon toutes les relations on trouve de ces femmes guerrières en Amérique, sur les bords du fleuve Maragnon, ou des Amazones ; et si l'on en croit un auteur italien, missionnaire de la Colchide, il y a encore des Amazones sur le mont Caucase.
La révolte des femmes de Babilary contre tous les hommes de cette île, ne ressemble-t-elle pas un peu à la conspiration d'Hypsipes et des femmes de Lemnos, qui, selon, les anciens historiens, coupèrent dans une nuit la gorge à tous leurs maris ? N'est-ce pas en quelque sorte avoir autant fait, que d'avoir eu, comme les Babilariennes, le courage et l'adresse de faire perdre aux hommes de leur pays la supériorité qu'ils avaient depuis longtemps sur elles ?
Cependant comme le sexe masculin est naturellement le plus fort, cette usurpation du sexe féminin aurait de quoi surprendre, si l'Histoire n'en fournissait pas plusieurs exemples :
"Les Lyciens, dit Hérodote (6), suivent en partie les lois des Crétois, et en partie celles des Cariens. Mais ils ont cela de particulier et qui ne s'observe point ailleurs, que c'est de leurs mères qu'ils prennent leurs noms, et que si quelqu'un demande à un autre de quelle famille il est, il cherche sa noblesse dans la maison de sa mère, et en tire sa généalogie. Si une femme noble épouse un roturier, les enfants qui en naissent, sont nobles : et si un homme noble et distingué entre eux épouse une étrangère, ou une femme qui ait été concubine, les enfants qui naissent de ce mariage, ne sont point nobles."
"Les Lyciens, dit Héraclite du Pont (7), n'ont point de lois écrites, mais seulement des usages établis parmi eux. Les femmes y sont maîtresses depuis leur première origine."
"Les Lyciens, dit Nicolas de Damas (8), sont plus d'honneur aux femmes qu'aux hommes. Ce sont les mères qui donnent le nom aux enfants, et les filles y sont héritières des biens, et non les garçons."
Cette Gynécocratie (ou empire des femmes) n'était seuls Lyciens. Les Scythes et les Sarmates étaient soumis aux femmes ; et dans toutes les contrées où les Amazones avaient étendu leurs conquêtes, elles avaient inspiré aux femmes le goût de maîtriser les hommes de leur pays. Isis, selon Diodore de Sicile, avait établi cet usage parmi les Égyptiens. Isis, dit-il, s'était acquis tant de gloire parmi eux, que les reines y étaient plus honorées et avaient plus d'autorité que les rois. On donnait dans les accords de mariage tout pouvoir aux femmes sur leurs maris, qui étaient obligés de faire serment qu'ils obéiraient en tout à leurs épouses.
Chez les Mèdes et les Sabéens, les femmes commandaient aussi hommes, et leurs reines les conduisaient à la guerre : ce que Claudien (9) a exprimé ainsi : Medis levibusque Sabaeis Imperat hic sexus, reginarumque sub armis Barbariae pars magna jacet.
Les enfants des Garamantes, peuple d'Afrique, étaient extrêmement attachés à leurs mères, et fort peu à leur père, qu'ils respectaient médiocrement, et qu'ils semblaient à peine reconnaître pour tels. On aurait dit, que les enfants étaient en commun, et appartenaient à tous les hommes de la nation en général : parce que les enfants ne pouvaient, selon leur idée, discerner leur véritable père, ou du moins s'en assurer positivement.
Chez tous les peuples d'Espagne, et en particulier chez les Cantabres, dit Strabon, le mari apportait une dot à sa femme ; les filles héritaient au préjudice des garçons, et étaient chargées du soin de marier leurs frères. On prétend qu'aujourd'hui encore les Basques, descendu des ces anciens Cantabres, ont retenu quelque chose de cet usage de leurs ancêtres, par rapport aux mariages et aux successions.
Plutarque (10) rapporte qu'une dame étrangère, logeant chez Leonidas à Lacedemone, dit un jour à sa femme, nommée Gorgo, comme une chose qui faisait honte à sagesse des Lacedemoniens, qu'il n'y avait que les seules femmes de Sparte, qui eussent un pouvoir absolu sur leurs maris (en quoi elle se trompait) et que Gorgo lui répliqua fièrement, qu'il n'y avait aussi que les femmes de Sparte, qui méritassent d'avoir cette supériorité, parce qu'elle seules mettaient au monde des hommes.
Je sais que toutes ces Gynécocraties étaient de différente espèce, et que les femmes exerçaient diversement leur supériorité chez tous les peuples dont je viens de parler. Mais il en résulte toujours, que ce n'est point une chose nouvelle et si contraire à la raison, de voir les hommes sous l'empire des femmes, et celles-ci maîtresses absolues du gouvernement.
Personne n'ignore aussi que chez presque tous les peuples nègres de l'Afrique, dans tout le Malabar, dans plusieurs pays des Indes orientales, et surtout dans l'Amérique, l'usage a établi dans la ligne collatérale maternelle la succession au trône, préférablement à la ligne directe, en sorte que les enfants sont toujours exclus de la succession de leurs pères. Pour conserver plus sûrement la couronne dans la famille royale (dit M. Owington au sujet du pays de Malemba) on a coutume de choisir pour succéder au prince le fils de sa sœur. Cette sœur du roi cherche pour cette raison à avoir des enfants le plus qu'elle peut, et quiconque s'offre à lui en faire est bien reçu de Malabar, lorsque le roi se marie, un brahmine, c'est-à-dire, un prêtre, couche la première nuit avec la reine, afin de faire voir à la nation que le fils dont elle accouchera ne sera point du sang royal, ce qui est cause que., pour succéder au roi, on prend ses enfants, mais ceux de sa sœur.
Conformément à cet usage, Nicolas de Damas dit que les Éthiopiens rendaient tout l'honneur à leurs sœurs, que les rois choisissaient, non leurs propres enfants, mais les enfants de leurs sœurs, pour les succéder ; et qu'en cas qu'elles fussent stériles, ou que leurs enfants mourussent, on choisissait alors dans la nation celui qui paraissait le plus accompli, le mieux fait, le plus belliqueux.
Je trouve, il est vrai, dans les usages que vous rapportez de l'île de Babilary, la Gynécocratie portée jusqu'à son dernier point. Les hommes y sont soumis aux femmes, jusqu'à en être quelque sorte les esclaves. On a bien vu des femmes gouverner [...] et conduire des armées d'hommes : on a vu aussi des armées de femmes, telles que les Amazones. Mais ce qui me surprend dans votre île, est d'y voir les femmes revêtues de toutes les charges de l'État, et tous les emplois de la magistrature et de la finance. Après tout ce n'est qu'une suite naturelle de la Gynécocratie, et quand on sait que des femmes ont gouverné des royaumes et ont livré des batailles, peut-on être étonné de les voir ministres État et magistrats, auteurs, et académiciennes.
Ce qu'il y a encore de différent entre l'état gynécocratique de Babilary, et celle qui a été autrefois chez les peuples dont j'ai parlé, est que parmi eux les hommes n'étaient ni lâches ni efféminés. Il semble même que l'empire des femmes contribuait à les rendre plus braves. Les Scythes, les Garamantes, les Spartiates, quoique soumis aux femmes, ont toujours passé pour des peuples très belliqueux. C'est que les femmes ne se mêlaient pas de la guerre, et que les hommes. malgré la supériorité des femmes, étaient néanmoins les guerriers de la nation. Mais je suis persuadé que dès que les femmes seules sont la guerre, les hommes doivent nécessairement devenir mous et timides. Aussi ne voit-on point que dans les pays, où les Amazones ont dominé, les hommes y aient fait aucun exploit de guerre.
Après tout, le courage viril des femmes s'accorde très bien avec l'esprit efféminé des hommes ; lorsque les actions sont d'un côté, il est naturel que l'oisiveté soit de l'autre. Les femmes parmi nous sont timides, faibles, paresseuses, parce que les hommes ont pris pour leur partage, la hardiesse, la force, l'activité.
J'ai lu dans une relation de Siam, que la langue de ce pays-là a la même perfection que vous attribuez à la langue babilarienne, qui à l'exemple de la langue anglaise, n'admet point la distinction ridicule des genres masculins et féminins, dans les noms qui expriment des choses inanimées ; ils n'ont pas même de genres pour l'expression des deux sexes. Lors même que, par exemple, les Siamois veulent attribuer à la femme une qualité, qui, prise toute seule, s'entend de l'homme, ils se contentent d'y joindre l'adjectif jeune. Par exemple, pour dire l'impératrice, ils disent, le jeune empereur. Pour exprimer la femme d'un ministre, ils disent, le jeune ministre, et ainsi des autres. Ce qui, comme on voit, est assez flatteur pour les femmes, qu'on appelle toujours jeunes, quelque âge qu'elles aient.
Venons maintenant à l'Oligochronisme, où à la vie courte des habitants de votre île de Tilibet. J'avoue que cela est plus singulier, que tout ce que j'ai lu jusqu'ici dans les anciens et dans les modernes. Il me semble cependant que cela est analogue à ce qu'on rapporte des habitants de la presqu'île occidentale de l'Inde, qui sont formés, dit-on, beaucoup plutôt que nous le sommes, et qui par conséquent finissent aussi plutôt que nous. On se marie parmi eux dès l'âge de cinq à six ans, et à cet âge les filles deviennent femmes.
Je trouve que les habitants de cette île raisonnent, non seulement d'une manière convenable à la durée de leur vie, mais encore conformément à l'idée que les anciens philosophes avaient de la durée de la nôtre. On sait que Caton d'Utique répondit à ceux qui voulaient l'empêcher de se tuer, qu'il n'était plus dans un âge, où l'on put lui reprocher d'abandonner trop tôt la vie. Cependant il n'avait alors que quarante-huit ans ; mais il regardait cet âge, comme un âge assez avancé, auquel la plus grande partie des hommes n'arrivait point. On dit souvent que le cours ordinaire et naturel de la vie est soixante-dix, soixante-quinze et quatre-vingts ans. Cependant comme il est bien plus rare de parvenir à cet âge, que de mourir à vingt et à trente ans, il me semble que notre idée devrait plutôt borner là le cours ordinaire de la vie humaine, qui de cette sorte est bien plus naturelle que le cours d'une vie dont la longueur est si peu commune. Ne peut-on pas conclure de-là que nous commençons à vivre trop tard, c'est-à-dire, que nous n'entrons point dans le monde assez tôt, et qu'on diffère trop de nous confier le maniement de nos biens et les emplois de la République ? Si on voulait changer la forme ordinaire de l'éducation des enfants, et les accoutumer de bonne heure au commerce du monde, au manège de la politique, aux affaires et aux soins domestiques, sans leur faire perdre les premières années de leur vie dans des études stériles, les hommes, dont la vie est si courte, pourraient alors jouir d'une vie un peu plus longue.
Selon les anciennes lois romaines, on ne pouvait posséder de magistrature qu'à trente-cinq ans. Auguste jugea à propos de retrancher cinq années, et déclara qu'il suffirait à l'avenir d'avoir trente ans. N'aurait-il pas bien fait d'en retrancher encore dix ? En vérité nous sommes à vingt ans à peu près ce que nous serons tout le reste de notre vie. Après cet âge l'esprit ne se développe plus : seulement l'expérience s'accroît et les passions s'affaiblissent ; et il est faux que dans la suite l'âme se déploie, l'esprit s'augmente, et le jugement se fortifie. Recueillez toutes les belles action des héros anciens et modernes, vous verrez que la plus grande partie de ces actions mémorables ont été faites par de jeunes gens, qui n'étaient pas encore parvenus à leur trentième année. Alexandre, Annibal, Scipion, le prince de Condé, se sont immortalités avant cet âge. Les plus célèbres ouvrages d'esprit ont été enfantés par de jeunes écrivains. Plus on vit, l'émulation, le courage, la vigueur, la fermeté, les grâces, et l'enjouement diminuent. Enfin je trouve que l'habitant de Tilibet fait un calcul très juste, lorsque'après avoir disputé le temps que nous perdrons dans l'enfance, celui que nous emporte une longue éducation, celui qui nous échappe pendant le sommeil, et celui qui est tristement rempli par les maladies, le chagrin, l'ennui, et enfin la vieillesse, il conclut que ceux qui parmi parviennent jusqu'à l'âge le plus avancé, n'ont pas vécu vingt années complètes.
Le mépris que les Tilibetains sont du sommeil, me rappelle un beau passage de Plutarque, qui compare agréablement le sommeil à un Maltôtier. "De même, dit-il, que ces gens-là dérobent toujours la moitié de ce qui passe par leurs mains ; aussi le sommeil nous dérobe la moitié de notre vie." Ce passage, Monsieur, prouve deux choses : la première, que du temps de Plutarque on dormait comme aujourd'hui : la seconde, que les Maltôtiers avaient alors la même réputation qu'ils ont à présent.
À l'égard de ces différentes îles de la Terre de Feu, dont vous rapportez qu'un Hollandais vous fit la description, permettez-moi de vous dire, que, quoiqu'à la rigueur cela puisse être vrai, cette description paraît néanmoins un peu dans le goût de l'Histoire véritable de Lucien, c'est-à-dire, fabuleuse et allégorique. Au reste, comme vous n'en garantissez point la vérité, je vous sais bon gré d'en avoir orné votre ouvrage, que cette fiction ne discréditéé point.
Mais ce qui loin de me paraître fabuleux, me paraît conforme à la raison et à l'expérience, est la Palinneasie ou le rajeunissement des Letalispons. Cette heureuse île méritait dans doute d'être consacrée aux deux filles d'Esculape, Hygie et Panacée. Je ne suis nullement étonné de la longue vie de ces insulaires, lorsque je me rappelle l'exemple de ces anciens Anachorètes, qui ne se nourrissant que de racines, d'herbes, et de dates, ont vécu un siècle entier, comme saint Jérôme le rapporte de saint Paul l'Ermite et de saint Antoine. C'est aussi de cette dernière qu'a vécu le noble Vénitien Louis Cornaro, qui fut toujours sain et robuste, jusqu'à l'âge de quatre-vingt-seize ans, qu'il mit au jour son livre, Des Avantages de la vie sobre (11), sur lequel j'ai formé le dessein de publier un jour des commentaires, dont chacun pourra faire usage, suivant son Idiosyncrasie, ou tempérament particulier. J'y ferai voir la vérité de ce que dit Celse (12) : Siquidem ignavia corpus hebetat, labor firmat, illa maturam senectutem, hic longam adulescentiam reddit, et j'appliquerai au corps humain ce qui Virgile dit de la renommée : Mobilitate viget, viresque acquirit eundo (13).
Je ne manquerai pas de citer aussi ces lois de santé qu'observent les Letalispons, et que je préfère aux lois des douze tables (14).
Si quelqu'un regardait comme chimérique, ce que vous rapportez du rajeunissement régulier de ces insulaires, je le renverrais à la savante dissertation de M. Begon, médecin au Puy-en-Velay, imprimée en 1708. L'auteur y cite l'exemple de plusieurs personnes qui ont réellement rajeuni, et surtout celui d'une marquise, qui reprit ses règles dans sa centième année, après cinquante ans de suppression, lesquelles lui revenaient encore dans sa cent quatrième année (lorsqu'il écrivait ce fait) de même que dans la fleur de sa jeunesse. Tout le monde sait que le célèbre Guillaume Postel, à l'âge de cent vingt ans recouvra l'usage de sa raison affaiblie, que ses rides s'effacèrent, et que ses cheveux blancs devinrent noirs ; en un mot qu'il rajeunit, et que ses amis ne l'auraient point reconnu, s'ils n'eussent été eux-mêmes les témoins de cette admirable transformation. Or ce qui est arrivé à quelques-uns parmi nous, ne peut-il pas arriver à un peuple entier ?
Au reste je suis charmé, Monsieur, de l'exactitude géographique qui règne dans votre ouvrage. Elle ajoutera sans doute de nouvelles beautés, aux yeux de ceux qui sont instruits de la situation des différentes parties de la Terre, et cette attention scrupuleuse au vrai vous fera honneur. Je suis avec l'attachement le plus parfait et le plus tendre, etc.
[Notes de bas de page]
1. Voir : Caius Plinius Secundus, dit Pline l'Ancien (23-79), Naturalis Historia, l. VII, cap. 3 ; Gaius Julius Solinus, dit Solini, De mirabilibus mundi, cap. 44 ; Pomponius Mela (fl. 40), De Chorographia, l. I ; Pseudo-Augustinus, Sermones Ad fratres in eremo, 37 [cf., Jacques-Paul Migne (1800-1875), Patrologia Latina, t. 40].
2. Pline l'Ancien (23-79), ibid., l. VII, cap. 1.
3. Johannis de Laet (1582-1649), Novis orbis seu descriptiones Indiæ Occidentalis, Antwerp, 1633, lib. 17, cap. 7 [cf., Jean de Laet L'Histoire du Nouveau Monde ou Description des Indes occidentales..., Leyde, Bonaventure et Elseviers, 1640] ; Walter Raleigh (1552-1618), The Discovery Of Guiana, London, 1595.
4. Julius Firmicus Maternus Siculus, De Nativitatibus sive Matheseos, c. 337 ; Firmicus Maternus, De errore profanarum religionum, c. 337-350.
5. Francisco Lopez de Gomara (1511-1564), Hispania Victrix. Primera y secunda parte de la historia general de las Indias..., Madrid, 1553.
6. Hérodote d'Halicarnasse (v. 480-429 av. J.-C.), Historiæ, l. I.
7. Herakleides Pontikos, dit Héraclite du Pont (entre 388-315 av. J.-C.), l. II.
8. Nicolas de Damas [historien, poète et philosophe grec, 1er siècle avant J.-C.], AYKIOI.
9. Claudius Claudianus, dit Claudien (v. 365-404), Invecta in Eutropium, l. I, v.¹ [¹ Medis levibusque Sabaeis Imperat hic sexus, reginarumque sub armis Barbariae pars magna jacet. — Ce sexe règne sur les Mèdes et les Sabéens légèrement armés ; et une grande partie des barbares est soumise aux armes des reines.]
10. Mestrius Plutarchus, dit Plutarque (v. 46-125), Moralia, In Lacon. Apotheg.
11. [Luigi Cornaro (1475-1566), Discorsi della vita sobria, Padova, 1558.]
12. Aulus Cornelius Celsus, dit Celse (25 av. J.-C. - 50 ap. J.-C.), Alethés Lógos, l. I, cap. 2 [ou bien De arte medica, l. I : Siquidem ignavia corpus hebetat, labor firmat, illa maturam senectutem, hic longam adulescentiam reddit — Bien que l'inaction faiblisse le corps, du travail le fortifie ; la première provoque la vieillesse précoce, le dernier prolonge la jeunesse.]
13. [Publius Vergilius Maro, dit Virgile (v. 70-19 av. J.-C.), Énéide, l. IV, v. 175 : Fama, malum qua non aliud velocius ullum : Mobilitate viget viresque adquirit eundo — La renommée, de tous les maux le plus véloce : la mobilité accroît sa vigueur et la marche lui donne des forces.]
14. [Les «Lois des Douze Tables», rédigées en 451 av. J.-C, constitue le premier corpus de lois romaines écrites.]
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APPROBATION DU CENSEUR ROYAL.
J'ai lu par l'ordre de Monseigneur le Garde des Sceaux un manuscrit, qui a pour titre : Le Nouveau Gulliver, ou Voyage de Jean Gulliver, fils du capitaine Gulliver ; et j'ai trouvé dans cet ouvrage une imagination vive et agréable, des réflexions ingénues, et des traits de morale, qui peuvent même en rendre la lecture utile. Fait à Paris ce 13 septembre 1729.
DANCHET.
PRIVILÈGE DU ROI.
Louis, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre : à nos amés et féaux Conseillers, les Gens tenants nos Cours de Parlement, Maîtres des Requêtes ordinaires de notre Hôtel, Grand Conseil, Prévôt de Paris, Baillis, Sénéchaux, leurs Lieutenants Civils, et autres nos Justiciers qu'il appartiendra, Salut. Notre bien-aimé FRANÇOIS LE BRETON père, libraire à Paris ; Nous a fait remontrer qu'il lui aurait été mis en main un ouvrage, qui a pour titre : Le Nouveau Gulliver, ou Voyage de Jean Gulliver, fils du capitaine Gulliver, traduit de l'anglais ; qu'il souhaiterait faire imprimer et donner au public, s'il Nous plaisait lui accorder nos lettres de privilège sur ce nécessaires ; offrant pour cet effet de la faire imprimer en bon papier et beaux caractères, suivant la feuille imprimée et attachée pour modèle sous le contre sceau des présentes. À ces causes voulant traiter favorablement ledit exposant, Nous lui avons permis et permettons par ces présentes de faire imprimer ledit livre ci-dessus spécifié en un ou plusieurs volumes, conjointement ou séparément, et autant de fois que bon lui semblera, sur papier et caractères conformes à ladite feuille imprimée et attachée pour modèle sous notre dit contre sceau ; et de le vendre, faire vendre et débiter par notre royaume pendant le temps de six années consécutives, à compter su jour de la date desdites présentes. Faisons défenses à toutes sortes de personnes de quelque qualité et condition qu'elles soient, d'en introduire d'impression étrangère dans aucun lieu de notre obéissance, comme aussi à tous imprimeurs, libraires et autres, d'imprimer, faire imprimer, vendre, faire vendre, débiter, ni contrefaire ledit livre ci-dessus exposé en tout ni en partie, ni d'en faire aucuns extraits sous quelque prétexte que ce soit, d'augmentation, correction, changement de titre ou autrement, sans la permission expresse et par écrit dudit exposant, ou de ceux qui auront droit de lui, à peine de confiscation des exemplaires contrefaits, de quinze cents livres d'amende contre chacun des contrevenants, dont un tiers à nous, un tiers à l'Hôtel-Dieu de Paris, l'autre tiers audit exposant, et de tous dépens, dommages et intérêts. À la charge que ces présentes seront enregistrées tout au long sur le Registre de la Communauté des Libraires et Imprimeurs de Paris, dans trois mois de la date d'icelles ; que l'impression de ce livre sera faite dans notre royaume et non ailleurs, et que l'impétrant se conformera en tour au Règlements de la Libraire, et notamment à celui du 10 avril 1725 ; et qu'avant de l'exposé en vente, le manuscrit où imprimé qui aura servi de copie à l'impression dudit livre, sera remis dans la même état où l'approbation y aura été donnée, ès mains de notre très cher et féal Chevalier Garde des Sceaux de France le Sieur Chauvelin ; et qu'il en sera ensuite remise deux exemplaires dans notre Bibliothèque publique, un dans celle de notre Château du Louvre, et un dans celle de notre dit très cher et féal Chevalier Garde des Sceaux de France le Sieur Chauvelin ; le tout à peine de nullité des présentes. Su contenu desquelles vous mandons et enjoignons de faire jouir l'exposant ou ses ayant cause pleinement et paisiblement, sans souffrir qu'il leur soit fait aucun trouble ou empêchement. Voulons que la copie des dites présentes, qui sera imprimée tout au long, au commencement ou à la fin dudit livre, soit tenue pour dûment signifiée, et qu'aux copies collationnées par l'un de nos amés et féaux Conseillers et Secrétaires, soi soit ajoutée comme à l'original. Commandons au premier notre Huissier ou Sergent, de faire pour l'exécution d'icelles tous actes requis et nécessaire, sans demander autre permission, et nonobstant clameur de Haro, Charte Normande, et Lettres à ce contraires ; car tel est notre plaisir. Donné à Versailles le seizième jour du mois de septembre, l'an de grâce mil sept cent vingt-neuf, et de notre règne le quinzième. Par le Roi en son Conseil.
SANSON.
Registré ensemble les deux cessions de l'autre part sur le Registre VII de la Chambre Royale des Libraires et Imprimeurs de Paris N. 451, fol. 398, conformément aux anciens règlements confirmés par celui du 28 février 1723. Fait à Paris le 10 octobre 1729.
Signé, P. A. LE MERCIER, Syndic.
Et le Sr. le Breton a cédé et transporté à Madame la veuve Clouzier le privilège ci-dessus, pour en jouir en son lieu et place, suivant l'accord fait entre eux. À Paris ce 19 septembre 1729.
LE BRETON.
Et ladite veuve Clouzier a cédé aux demoiselles le Breton la moitié de part au présent privilège, suivant l'accord fait entre elles. À Paris ce 19 septembre 1729.
La veuve CLOUZIER.
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TABLE DES CHAPITRES.
PREMIÈRE PARTIE : |
CHAPITRE 1. — Éducation de l'Auteur. — Son inclination naturelle pour les voyages. — Son application à l'étude. — Son dégoût pour la philosophie de l'école. — Il balance entre la profession d'homme d'affaires et celle à homme de lettres. — Il s'embarque pour la Chine. |
DEUXIÈME PARTIE : |
CHAPITRE 1. — L'Auteur fait naufrage et se sauve dans un canot. — Il aborde à l'île de Tilibet, où il est fait esclave. — Description des mœurs de ces insulaires. — Leur vie courte, et l'usage qu'ils en font. |
TROISIÈME PARTIE : |
CHAPITRE 1. — L'Auteur avec tous les Portugais s'embarque sur vaisseau hollandais. — La jeune sauvagesse amoureuse de l'Auteur se précipite dans la mer. — Il retrouve Harrington, qui lui raconte ce qui lui est arrivé dans l'île des Bossus ; construction d'une forge et d'un navire l'empereur de l'île des Bossus vient voir le vaisseau construit par les Hollandais ; leur départ ; combat naval, où ils remportent la victoire. |
QUATRIÈME PARTIE : |
CHAPITRE 1. — L'Auteur est sur le point d'être dévoré par des ours dans l'île des Letalispons. — Comment il est reçu par ces insulaires. — Son séjour parmi eux. — Ses entretiens avec Taïfaco. |
«Le Nouveau Gulliver» :
Introduction ; Première Partie
[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]