«LE NOUVEAU GULLIVER» DE L'ABBÉ GUYOT DESFONTAINES ; DEUXIÈME PARTIE.
«LE NOUVEAU GULLIVER»
PARTIE 2 : RELATIONS DES SÉJOURS DE JEAN GULLIVER À L'ÎLE
DE TILIBET ET, PAR LE SUITE, À L'ÎLE DE MANOUHAM.
CHAPITRE 1. — L'Auteur fait naufrage et se sauve dans un canot. — Il aborde à l'île de Tilibet, où il est fait esclave. — Description des mœurs de ces insulaires. — Leur vie courte, et l'usage qu'ils en font.
Le dessein d'Harrington, à qui j'avais fait part d'une partie des pierreries, que Mejax m'avait laissées en mourant, était de retourner en Angleterre, très satisfait de cet avantage beaucoup plus grand, que s'il avait ramené son vaisseau chargé de marchandises. Comme nous n'en avions aucunes sur notre navire, il nous aurait été inutile de nous rendre ailleurs ; je fus de son avis, et nous prîmes la route d'Europe. Au bout de six semaines de navigation, pendant lesquelles nous avions eû le vent assez favorable, nous fûmes accueillis d'une violente tempête, étant environ à douze degrés de latitude septentrionale, et cent quatre de longitude. Les vents déchaînés, après avoir brisé nos voiles, emportèrent notre mât de misaine, et celui de beaupré eut endommagé fort. Les vagues funestes ayant inondé notre navire, nous éprouvions suffire à pomper, et puisqu'il était heurté contre des rochers, il était fracassé et fait eau dans plusieurs endroits. Nous vîmes alors que le naufrage était inévitable.
Cependant les rochers contre auxquels nous nous étions brisés, nous laissâmes voir que nous n'étions pas éloignés de quelque terre, que l'obscurité nous empêchait de voir. Dans cet extrémité, nous jugeâmes à propos d'abandonner le vaisseau et d'échouer. Nous descendîmes la chaloupe, dans laquelle tout l'équipage, hommes et femmes, se jetèrent aussitôt. J'étais prêt de m'y jeter aussi, lorsque malheureusement il me vint en pensée d'aller chercher ma boîte de pierreries, qui était dans une armoire de la chambre du capitaine. Je courus donc vers cette armoire ; je l'ouvris, en tirai ma boîte. Mais à l'instant le vaisseau commença à s'enfoncer : je me crus perdu, et je me mis à courir de toute force pour gagner la chaloupe. Mais ceux qui étaient dedans, étaient si troublés, et il y avait parmi eux tant de confusion, que sans songer que je n'étais pas avec eux, ils coupèrent le câble qui attachait la chaloupe au vaisseau, et à l'instant la violence des flots les emporta si loin, qu'il ne leur fut plus possible de me secourir.
Dans ce péril extrême, je ne délibérai point, je sautai dans un des canots ; et sans perdre de temps, je coupai le câble qui l'attachait au vaisseau, qui un moment après s'abîme dans les flots. Ce fut en vain que je voulus ramer pour atteindre la chaloupe ; la mer était si agitée, et le temps si sombre, que je la perdis bientôt de vue.
Je ramai longtemps, sans savoir si je m'éloignais, ou si je m'approchais de la terre. Je ne songeais qu'à lutter contre les flots et à me garantir du naufrage. Cependant l'obscurité se dissipa peu à peu ; le vent tomba, et la mer devient assez calme. Je vis terre, et cette vue rendit aussi un peu le calme à mon âme. Je pris courage, et je ramai de toutes mes forces pour pouvoir aborder. Je me flattais de retrouver mes compagnons sur le rivage. Mais, hélas, je ne les ai jamais vus depuis, si ce n'est le capitaine Harrington, comme je dirai dans la suite. Ils furent engloutis dans les flots, et je ne cesserai jamais de regretter ces chers compagnons de voyage, surtout Zindernein, et les braves Babilariennes.
Après avoir ramé cinq heures, j'aborderai enfin et descendis à terre avant le coucher du soleil. Comme j'étais épuisé, je me mis à cueillir quelques fruits, que je trouvai heureusement à quelque distance du rivage. Je montai sur une éminence, d'où je vis des terres bien cultivées et aperçus quelques villages. Je jugeai alors que les habitants étaient policés ; ce qui me donna quelque consolation. Je voulus m'avancer du côté de ces villages ; mais la nuit me surprit en chemin, et ne sachant plus de quel côté aller, je m'arrêtai et montai sur un arbre, pour y passer la nuit à l'abri des bêtes féroces. On devine aisément que je dormis peu, et que je fis beaucoup de réflexions, dont je ferais part à mon lecteur, si les réflexions des malheureux n'étaient pas toujours ennuyeuses.
Le lendemain, dès que le jour commença à paraître, je m'éveillai au bruit de quelques chiens, que j'entendis aboyer autour de mon arbre. Je vis en même temps un jeune homme bienfait, portant un arc et un carquois, s'avancer de mon côté. Déjà il était assez proche, il se mettait en état de me tirer une flèche, lorsque je jetai un cri horrible. Le jeune homme, qui peut-être m'avait pris d'abord à travers les branches, pour quelque gros oiseau, ayant entendu le son d'une voix humaine, baissa aussitôt son arc et s'approcha tout auprès de l'arbre. Voyant que ce chasseur avait de l'humanité, je descendis, me jetai à ses genoux, et me mis en diverses postures suppliantes, pour lui marquer mon respect, ma soumission, et le besoin que j'avais de son secours.
Il me considéra quelque temps, et par plusieurs gestes gracieux, me fit connaître qu'il aurait soin de moi, et qu'il ne m'arriverait aucun mal. Cependant il m'ordonna de le suivre, et me montrant une maison, qui me semble grande et bien bâtie, il m'y conduisit. Étant entré, je vis une femme qui me parut la sienne, des enfants et des domestiques, qui tous me témoignèrent beaucoup de bonté, et m'offrirent à manger. Comme je portais ma boîte de pierreries sous mon bras, la dame du logis désira voir ce que c'était ; je la lui présentai, et je crus ne pouvoir me dispenser de la lui offrir en présent. Mais l'ayant ouverte, et ayant considéré ce qu'elle renfermait, elle me la rendit, sans daigner toucher aux diamants. Voyant que je la lui offrais honnêtement, et que je la pressais d'accepter au moins les diamants les plus précieux, elle se mit à sourire d'un air dédaigneux, en me faisant entendre que ce n'était pas là des choses dignes d'êtres offertes ni acceptées. J'appris dans la suite que les habitants de ce pays ne faisaient aucun cas des diamants, comme n'étant d'aucune utilité pour les besoins et les agréments de la vie : Étrange aveuglement, de ne pas connaître le prix de ces pierres luisantes, qui ayant le mérite de réfléchir la lumière plus vivement que les autres corps naturels, sont avec raison si estimées et si recherchées en Europe, que les femmes les préfèrent souvent à tout ce qu'elles ont de plus précieux.
Ayant fait entendre à mes hôtes, que j'étais un étranger d'un pays très éloigné, et que j'avais fait naufrage sur leur côte, ils parurent me plaindre, et tâchèrent de me consoler, en me faisant comprendre, qu'ils auraient de la bonté de moi, pourvu que je les servisse avec affection et avec fidélité. Peu de jours après on m'habilla comme les autres esclaves de la maison, et on me confia le soin des bains de Jalassou — c'était le nom de la maîtresse du logis — cet emploi me fit trembler, et je m'imaginai que puisqu'on me le confiait, on me destinait le sort des esclaves, qui chez les Turcs sont chargés d'un pareil soin. Mais ma crainte était mal fondée. Les hommes de ce pays, ainsi que je l'appris dans la suite, exempts de jalousie, ont une si haute idée de la vertu de leurs femmes, qu'ils ne prennent aucune précaution pour s'en assurer. Cette généreuse confiance des maris fait que les femmes en effet leur sont constamment fidèles, et n'abusent jamais d'une liberté, qui rendrait insipides pour elles des plaisirs criminels, dont la jalouse défiance d'un époux ombrageux est souvent le seul assaisonnement.
Il y avait à peine un mois que j'étais dans la maison, que je fus réveillé sur le minuit, ainsi que les autres esclaves, parce que Jalassou venait d'accoucher. Nous entrâmes tous dans son appartement pour être en état de la secourir, s'il était nécessaire. L'accouchement fut heureux, et ce fut un garçon qu'elle mit au monde. Mais quelle fut ma surprise, lorsque je vis l'enfant, dont elle venait d'accoucher depuis une heure, assis sur une chaise, ouvrant déjà les yeux, jetant des regards curieux de tous côtés, et articulant quelques mots que personne n'entendait. Au lieu de pleurer, comme tous les enfants qui viennent au monde, il riait, chantait, et témoignait la joie qu'il avait à se voir hors du ventre de sa mère, comme un prisonnier nouvellement élargi. Il paraissait charmé d'être sorti du néant et de se voir au nombre des créatures.
Je le vis aussitôt se lever, et courir vers sa mère, qui lui donna à téter. Quelques heures après, on fit venir un tailleur pour prendre sa mesure et lui faire un habit, qu'on ordonna d'achever le plus promptement qu'il serait possible, parce que l'enfant croissait et grossissait presque à vue d'œil, ce qui fut cause que tous les mois il fallut dans la suite lui en faire un neuf. J'admirais la Nature qui dans ce pays était si favorable aux hommes et qui les faisait vivre dès qu'ils naissaient.
Le même jour on fit venir un maître de langue pour apprendre à parler au nouveau-né. Ce maître ne faisait qu'articuler le mot qui signifiait une chose ; l'enfant le répétait après lui, et dès lors il savait pour ne le plus oublier. Aussi au bout de quinze jours, il parla comme tous les autres enfants de la maison. Je me servis de cette occasion favorable pour apprendre aussi la langue. Mais quelque heureuse qui soit ma mémoire, j'avoue qu'il me fallut beaucoup plus de temps pour apprendre tous les termes. Cependant au bout de trois mois, j'en sus assez pour me faire entendre, et pour comprendre tout ce qu'on me disait.
À peine pus-je expliquer mes pensées, que je demandai à un des esclaves, qui était le plus ancien et le plus accrédité dans la maison, si tous les enfants du pays étaient comme le dernier dont notre maîtresse venait d'accoucher ; si à cet âge ils apprenaient tous la langue aussi facilement, et si au bout de trois mois ils avaient l'esprit aussi ouvert et aussi formé. Que dites-vous, me répondit-il ? Celui-ci ne sait encore que la langue, tandis qu'il devrait savoir déjà un peu de danse et de musique : je fus assuré qu'à l'âge de deux ans, il ne saura pas encore faire ses exercices ; il est petit pour son âge, et il a à peine quatre pieds de hauteur. Les enfants, lui répliquai-je, croissent en bien peu de temps dans ce pays-ci. Est-ce que ce n'est pas de même dans le vôtre, me répartit-il ? Non vraiment, lui répondis-je. Par exemple qu'âge croyez-vous que j'ai ? Cinq ans, me répondit-il ; car vous paraissez à peu près de même âge que moi. Vous vous trompez, répartis-je, j'ai vingt ans. Ah Ciel, s'écria-t-il, vingt ans ! cela n'est pas possible. C'est l'âge le plus avancé où nous puissions parvenir. Au moins jamais aucun homme dans cette île n'a vécu au-delà de vingt-quatre ans, et cependant vous paraissez aussi jeune et aussi robuste que moi. L'ayant assuré que ce que je disais de mon âge était vrai, et que dans mon pays on vivait quatre-vingt, et quelquefois cent ans, il se leva et courut vers Furosolo — c'est ainsi que s'appelait notre maître — pour lui rapporter ce que je venais de lui dire.
Toute la famille se mit alors à me considérer, comme s'ils m'eussent vu pour la première fois. Ils ne pouvaient comprendre ce que je leur disais, et ils me firent cent questions pour s'assurer de la vérité. Un mathématicien habile qui était dans la maison, et qui enseignait les mathématiques aux deux derniers enfants, me demanda adroitement, si je me souvenais d'avoir vu dans mon pays quelques éclipses de soleil. Comme je me souvenais distinctement d'en avoir vu six, et que je n'avais oublié ni l'année, ni le mois, ni le jour, ni l'heure de ces éclipses, parce que dès ma première jeunesse j'avais aimé à me mêler un peu de tout ce qui se passe dans le ciel, je lui dis exactement ce qui ma mémoire me rappelait. Aussitôt il consulta son livre astronomique, il trouva que les éclipses devaient être arrivées au temps précis que je lui avais marqué. (C'est ainsi que les Chinois prétendent prouver, dit-on, l'antiquité de leur empire et l'authenticité de leur Histoire, en faisant voir que dans leurs anciens livres, il est fait mention de plusieurs éclipses conformes aux règles du mouvement des planètes, et en prouvant que les auteurs de ces livres ont dû les avoir vues, parce que ces livres existaient déjà dans un temps où leurs ancêtres ignoraient l'astronomie, et étaient incapables de faire avec justesses des calculs rétrogrades sur la combinaison antérieurement possible des mouvements célestes.)
Le mathématicien frappé de mes réponses, dit à la famille qu'il fallait que j'eusse effectivement l'âge je me donnais, et qu'il n'y avait plus lieu d'en douter. Qu'avez-vous donc fait, me dit mon maître, depuis tant de temps que vous vivez ? J'ai passé, lui répondis-je, les six ou sept premières années de ma vie, sans faire aucun usage ni de ma raison, ni de ma liberté. Je bégayais encore à trois ans ; à l'âge de quatre ans j'ai commencé à parler un peu, alors on m'a appris à lire et ensuite à écrire : après cela on m'a envoyé au collège, où j'ai étudié plus de sept ans.
Qu'étudiez-vous pendant un si long espace de temps, interrompit Furosolo ? J'étudiais, lui répondis-je, les langues latine et grecque. Ce sont apparemment, me répartit-il, les langues de quelques peuples voisins de votre pays ? Non, lui répliques-je ; ce sont les langues éteintes qu'aucun peuple ne parle plus. Pourquoi donc les faisait-on apprendre, me dit-il ? N'auriez-vous pas mieux employé votre temps à étudier des choses utiles à votre famille et à votre patrie, ou capables de vous rendre la vie plus agréable ? Je lui répondis, qu'il y avait des hommes parmi nous, qui consacraient les trois-quarts de leur vie à l'étude de ces langues ; qu'ils en apprenaient outre cela plusieurs autres également éteintes, telles que l'hébreu, le samaritain, le chaldéen ; qu'à la vérité ces linguistes n'étaient pas les savants les plus considérés parmi nous ; que nous faisions beaucoup plus de cas de ceux qui avaient le courage de passer toute leur vie à remplir leur mémoire de la date et des circonstances de tous les événements, et à apprendre tout ce qui s'était passé dans le monde, avant qu'ils y fussent, depuis la création de l'univers jusqu'à présent.
Que vous profitez mal de la longue vie que le Ciel vous a accordée, répartit Furosolo ! Je vous que quoique vous viviez quatre fois plus longtemps que nous, vous ne vivez pas davantage, puisque les trois-quarts de votre vie sont perdus. N'est-ce pas une folie de passer tant de temps à apprendre l'art d'exprimer une même chose en plusieurs termes différents ? Vous ressemblez à un ouvrier, qui au lieu d'apprendre son métier et de s'y perfectionner, emploierait un grand nombre d'années à mettre dans sa mémoire les noms différents que les anciens peuples donnaient aux instruments de sa profession. À l'égard de l'application sérieuse que vous donnez à l'Histoire, pourquoi vous mettez-vous tant en peine de ce qui est arrivé depuis le commencement du monde ? Ce qui se passe sous nous yeux n'est-il pas un spectacle suffisant pour nous occuper, ou nous amuser ? Que nous importe ce qui a été, lorsque nous n'étions point ? Le passé n'est plus ; s'en occuper, n'est-ce pas s'occuper de rien ? Le passé n'a pas plus de réalité que l'avenir, qui n'en a point encore, et je trouve qu'il est aussi inutile de songer à l'un, que de songer à l'autre.
Telle était la philosophie paradoxale de Furosolo, conforme aux idées singulières des habitants de cette île, appelé en leur langue Tilibet. Comme le peuple de cette île vit peu de temps, il met à profit ce court espace. Il ne songe qu'à jouir, sans se mettre en peine de connaître ; et il ne passe point, comme nous, un temps considérable de la vie, à faire des provisions superflues pour un voyage, qui est toujours achevé avant qu'elles soient entièrement faites.
Quelles sont encore les autres occupations des hommes de votre pays, me demanda une autre fois Furosolo ? Les uns, lui répondis-je, s'adonnent au commerce, les autres à la guerre, les autres... Quoi, interrompit-il, vous faites assez peu de cas de votre longue vie, pour vous exposer à la perdre dans les combats ? Nous, dont la vie est si courte, nous regardons néanmoins la guerre comme une folie, quoique nous ne laissions pas de la faire quelquefois, lorsqu'il s'élève entre nous quelque division. Mais si nous pouvions espérer de vivre aussi longtemps que vous, je suis assuré que personne parmi nous ne serait assez insensé, pour risquer un bien si précieux et si durable. Je vous que ces jours trop longs vous sont à charge, et que vous cherchez tantôt à en dissiper une partie, et tantôt à vous en délivrer tout à fait.
Ce que vous dites n'est que trop vrai, répondis-je. Nous jugeons que le plus grand malheur qui nous puisse arriver, est d'être réduit à penser que nous sommes : pensée, qui nous détruit en quelque sorte. C'est pour cela que nous nous formons mille occupations différentes, afin d'éviter cette affreuse idée, qui n'est autre chose que l'ennui, que nos philosophes définissent : «l'attention aux parties successives de notre durée». J'eus assez de peine à faire comprendre à Furosolo ce que c'était que l'ennui ; parce que, comme ces peuples ne s'ennuyaient jamais, ils n'ont point de termes en leur langue pour exprimer cette maladie de l'âme, et n'en ont pas même la première idée. Ils ne sont pas, comme une grande partie des Européens, mélancoliques par tempérament, et tristes par caprice. La joie et la satisfaction de leurs âmes est empreinte sur leurs visages toujours ouverts et sereins ; et ils semblent pratiquer à la lettre, le précepte d'Horace : Dona præsentis rape lætus horæ (¹). Occupés du présent qui les remplit, ils oublient le passé et méprisent l'avenir ; et leur cœur est également fermé aux craintes frivoles, et aux espérances chimériques. La vie leur paraît trop bornée, pour se livrer à des désirs sans fin, et pour consumer le présent en idées de l'avenir. Ils sont heureux aujourd'hui, et ne songent point à l'être demain.
Pendant mon séjour dans l'île de Tilibet, je n'omis rien pour m'informer des mœurs de ces insulaires, et de la nature de leur gouvernement. La partie de l'île où je faisais mon séjour, était alors gouvernée par un monarque, qui était à la fleur de son âge, et âgé de quatre ans. Son Premier ministre en avait seize, et dans sa vieillesse il conservait un corps sain et un esprit vigoureux. Il conduisait le Prince et l'État avec une extrême sagesse ; les peuples et même les Grands applaudissaient à son heureux ministère, et souhaitaient qu'il durât toujours. Uniquement attentif à ses devoirs, et aux intérêts de l'État inséparables de ceux du Prince, modeste, poli, affable, désintéressé, il était extrêmement chéri du Roi, qui aimant la vérité et la justice, ne pouvait s'empêcher de suivre exactement tous les conseils d'un ministre si prudent et si modéré. Par ses soins la vérité régnait à la Cour, et la justice dans les tribunaux. Il y a dans la même île deux autres royaumes, qui ont chacun un prince particulier, auquel ils sont soumis. La sagesse du ministre entretenait la paix entre les trois monarchies, et il était l'arbitre de tous les différends qui naissaient entre ces peuples.
Les arts et les sciences utiles à l'homme, et tout ce qui est capable de perfectionner l'humanité, est estimé avec raison chez les peuples de cette île, et ceux qui se distinguent entr'eux par des talents, sont toujours favorisés par le ministre, qui a remarqué, que dès qu'on avait cessé de les protéger, les lettres et les arts, manquant d'émulation, et de motifs pour être cultivés, étaient tombés dans l'oubli, et que l'ignorance et la stupidité s'étaient emparé des esprits. Aussi le Roi veille-t-il soigneusement à l'entretien de tous les génies distingués de son royaume.
Ce qu'il y a de singulier à la Cour de ce Prince, et ce qui au moins n'a point d'exemple dans les Cours de l'Europe, est qu'on y a moins d'égard à la noblesse du sang qu'à celle de l'âme, et que la vertu et le mérite y fait la seule illustration des sujets. On est élevé aux chargés de l'État, non par des brigues puissantes, ou par des vertus simulées, mais par la droiture et la capacité. La Cour du Prince n'est composée que de personnes d'un mérite supérieur, et on peut dire de lui, qu'il voit la meilleure compagnie de son royaume.
Les Tilibetains ignorent absolument la navigation, parce qu'ils trouvent la vie trop courte, et trop précieuse, pour en consumer la meilleure partie dans des voyages pénibles, et pour l'exposer aux fureurs de la mer. On comprendra aisément, pourquoi ces insulaires fuyant le sommeil, et dorment bien moins que nous. Furosolo, me voyant dormir sept à huit heures de suite, me dit un jour : vous dormez le tiers de votre vie ; ainsi elle n'est pas si longue que je l'avais cru d'abord. Pour nous, dont la vie est plus bornée, nous mettons tous les moments à profit ; et comme le sommeil est une espèce de mort, nous le fuyons le plus qu'il nous est possible, et nous nous accoutumons à ne dormir qu'une heure tout au plus chaque nuit.
Je lui dis alors, que les femmes parmi nous, et même quelques hommes, dormaient souvent dix et douze heures de suite, ou au moins passaient la moitié de la journée au lit, afin de la trouver moins longue ; que nous regardions comme un bonheur de savoir passer temps : en sorte même que le mot de passe-temps était le nom que nous donnions à nos plaisirs les plus doux ; qu'un jour long et un jour triste étaient pour nous des termes synonymes, et que le plus heureux était celui qui avait longtemps vécu, et avait trouvé sa vie courte.
Furosolo surpris de ce que je lui disais, me demanda à quel âge nous commencions à jouir de notre liberté, et à entrer dans le monde : si nous n'étions pas sujets à de longues maladies et de violents chagrins : si dans notre vieillesse, et lorsque nous avions atteint l'âge de soixante ans, nous jouissions d'une santé parfaite, et étions encore agréables dans la société.
Je lui répondis, que nous ne commencions à être libres et à entrer dans le monde, qu'environ à l'âge de vingt ans : qu'il nous arrivait d'ordinaire d'essuyer des maladies et des chagrins pendant le cours de notre vie, surtout, si nous nous livrions trop à nos passions ; que vieux, nous étions sujets à mille incommodités fâcheuses ; que nous devenions chagrins et incommodes, et que les jeunes gens avaient coutume de fuir la compagnie des vieillards.
Tout cela n'est point parmi, me répliqua-t-il. Nous sommes libres, et entrons d'ordinaire dans le monde à l'âge de quatre ans : nos corps ne sont sujets à aucunes infirmités ; si ce n'est dans une extrême vieillesse, vers l'âge de dix-sept ou dix-huit ans, où nous conservons néanmoins toute la gaieté de la jeunesse ; en sorte que, calculant le temps que vous donnez au sommeil, celui qui est perdu pour vous avant que d'entrer dans le monde, celui que vos maladies et vos chagrins vous rendent insupportable, et les tristes années qui composent votre vieillesse, je trouve que nous vivons encore plus longtemps, que ceux d'entre vous à qui le Ciel accorde la vie la plus longue.
CHAPITRE 2. — L'Auteur se sauve de l'île de Tilibet, et monte sur un vaisseau portugais qui relâche à une île. — Il est pris par les sauvages qui se préparent à l'assommer, et à le manger. — Comment il est délivré.
Quoique Furosolo eût beaucoup de bonté pour moi, ainsi que sa femme et toute sa famille, je m'ennuyais néanmoins beaucoup de mon séjour dans cette île, où j'étais depuis un an, et du triste état auquel j'étais réduit ; en sorte que je pensais nuit et jour au moyen d'en sortir ; je regrettais l'île de Babilary, et je faisais la triste comparaison de ma honteuse condition d'esclave, avec l'auguste rang auquel j'avais renoncé.
Un jour que je me promenais seul au bord de la mer, dont la maison Furosolo n'était pas fort éloignée, j'aperçus une chaloupe amarrée, et dix ou douze hommes bien armés qui venaient de descendre à terre, et qui paraissaient chercher une fontaine. La vue de leur habillement européen me cause de la joie, mais je craignis qu'ils ne me prissent pour quelque espion des insulaires, et que peut-être ils ne me tuassent. Cette crainte fit que je me cachai dans un petit bois qui était proche, afin que je pusse les observer sans être aperçu d'eux. Cependant ils s'approchèrent tellement du lieu où j'étais, que je pus les entendre parler, et que je connus qu'ils parlaient portugais. Alors je ne fis point de difficulté de sortir de l'endroit où j'étais caché, de les saluer honnêtement, et de leur parler dans cette langue que j'avais apprise d'un Portugais, qui était sur notre vaisseau, lorsque nous partîmes d'Angleterre.
Les Portugais, s'imaginant que j'étais un de leurs compatriotes, m'embrassèrent, et m'ayant témoigné beaucoup d'amitié, me demandèrent ce que je faisais dans cette île, où ils croyaient qu'aucun Européen n'avait encore abordé. Je leur dis que j'avais été jeté sur cette côte par une tempête qui avait fait périr le vaisseau où j'étais, et que depuis un an je me voyais réduit à la condition d'esclave parmi ces insulaires ; que je les suppliais de vouloir bien me délivrer ; qu'ils me paraissaient chercher une source pour faire eau ; que j'allais leur en montrer une, et que pendant qu'ils rempliraient leurs tonneaux, j'irais à la maison où je demeurais, qui n'était pas éloignée de plus d'une lieue, pour y chercher ce que j'avais pu sauver de mon naufrage.
Ils me promirent obligeamment de ne point retourner à bord, que je ne fusse revenu ; alors, après leur avoir indiqué une source, je courus vers le logis pour y prendre mes pierreries. Lorsque j'y fus arrivé, je trouvai par malheur que Furosolo, à qui je les avais données à garder, était absent. Ce fut un triste contretemps pour moi, je craignais extrêmement qu'il ne revînt de longtemps : en ce cas j'étais résolu d'abandonner mon trésor. Mais heureusement mon maître revint peu de temps après ; et aussitôt je le priai de me donner ma boîte. Que veux-tu faire, me dit-il, de ces pierres luisantes ? As-tu trouvé quelque imbécile qui les veuille acheter ? Je lui répondis d'un air embarrassé que j'avais trouvé une occasion favorable, pour en tirer dans la suite quelque profit. À la bonne heure, me répondit-il, je suis ravi que tu retires quelque utilité d'une chose si inutile.
Je pris ma boîte, et aussitôt étant sorti de la maison, sans dire adieu à personne, je me rendis par un chemin détourné à l'endroit où les Portugais m'avaient promis de m'attendre. Je leur aidai à faire leur provision d'eau, et étant entré avec eux dans leur chaloupe, je me rendis à bord du vaisseau, qui était à l'ancre, environ à une demie-lieue du rivage.
Le capitaine me reçut avec beaucoup de politesse, et quoique je lui eusse dit, que j'étais Anglais, il me traita comme si j'eusse été de sa nation. Ayant appris de moi tout ce qui m'était arrivé depuis trois ans que j'avais quitté l'Angleterre, il me félicita du bonheur que j'avais de me voir délivré de tant de dangers, et me dit que je devais me consoler du naufrage que j'avais essuyé, et de l'esclavage où j'avais été réduit, puisque j'avais sauvé une marchandise aussi précieuse que celle dont j'étais possesseur. Grâce à mes pierreries, je me vis considéré, non seulement du capitaine, mais encore de tous les autres officiers et de tout l'équipage, qui me regardèrent comme un homme, qui allait bientôt faire dans mon pays une figure brillante. Je tirai de ces pierreries un autre avantage, qui fut de leur faire ajouter foi au récit de mes aventures dans l'île de Babilary. Sans cela j'aurais peut-être passé pour un menteur, ou au moins pour un fabuliste.
Le vaisseau était en retour de Macao, île dépendante de la Chine, à l'entrée du golfe de Quang-Cheu, où les Portugais qui y ont une forteresse, font un assez grand commerce, moins considérable néanmoins depuis que les Hollandais les ont chassés de la plus grande partie des Indes orientales. La cargaison du vaisseau était riche, et il était muni suffisamment de vivres, pour le voyage qu'il devait faire au Brésil, avant que de retourner à Lisbonne.
Il y avait environ trois mois que nous naviguions, et nous étions dans la mer du Paraguay, vers le trente-cinquième degré de latitude de méridional, lorsqu'on s'aperçut que le navire faisait eau en deux endroits. On tâcha d'abord de boucher les voies avec de l'étoupe, et on crut y avoir réussi. Mais le lendemain on trouva plus de quatre pieds d'eau dans le fond de cale. On mit alors les pompes en usage, et tout le monde travailla. On pompa cinq heures de suite, et les voies furent mieux bouchées que la première fois. Cependant comme on craignait qu'elles ne se rouvrissent, et qu'il s'en faisait tous les jours de nouvelles, on résolut, afin de pouvoir radouber le vaisseau, de mouiller à une île que nous découvrîmes avec le télescope, quoiqu'elle ne fut point marquée sur notre carte.
Le lendemain, comme nous avions le vent favorable, nous nous en vîmes fort proche. Ayant alors mis la chaloupe à la mer, nous entrâmes dans une baie, et sur les quatre heures du matin nous nous trouvâmes à l'embouchure d'une rivière. Ayant amarré, nous descendîmes dans notre chaloupe au nombre de vingt-cinq, dont je fus un, et nous remontâmes la rivière environ l'espace de deux lieues. Nous mîmes pied à terre, et bientôt nous trouvâmes une vaste plaine au détour d'une colline, sur laquelle ayant monté, nous vîmes au pied une longue suite de cabanes. Nous nous tînmes alors sur nos gardes, de peur d'être surpris. Nous étions armés de fusils, de baïonnettes, de pistolets et de sabres, en sorte que si l'on fut venu nous attaquer, nous étions dans la disposition de nous bien défendre.
Bientôt après nous vîmes sortir des cabanes et d'un petit bois qui les environnait un grand nombre de sauvages armés de massues, qui nous ayant aperçus, s'avancèrent vers nous d'un air fier et menaçant, et en jetant de grands cris. Nous nous rangeâmes alors sur une ligne et nous nous préparâmes à les recevoir. Dès qu'ils furent à la portée du fusil, nous fîmes une décharge sur eux, et en tuâmes quinze ou seize ; alors quelques-uns d'eux qui étaient armés de flèches, nous en décochèrent, et blessèrent légèrement un de nos camarades. Nous ne nous effrayâmes point, et nous les laissâmes s'avancer jusqu'à la portée de nos pistolets, que nous déchargeâmes si à propos, que nous en tuâmes encore une douzaine, et en blessâmes autant. En même temps nous mîmes la baïonnette au bout du fusil, et nous fondîmes sur eux. Ils se défendirent avec leurs massues le mieux qu'il leur fut possible, et quoiqu'ils eussent déjà perdu plus de quarante hommes ils ne reculaient point, mais jetaient des cris horribles, qui retentissant au loin, furent accourir d'autres sauvages de tous côtés, en sorte que qu'en un moment nous en vîmes plus de deux cents venir à leur secours. Alors nous jugeâmes qu'il nous serait difficile de résister à un si grand nombre, et nous songeâmes à nous retirer. Les sauvages voyant que nous reculions, avancèrent sur nous. Ayant formé une espèce de bataillon carré, nous nous battîmes en retraite l'espace d'un quart de lieue, et leur tuâmes encore beaucoup de monde, sans perdre aucun de nos gens, parce que nous tenants serrés et leur présentant toujours la baïonnette, il leur était impossible de nous atteindre.
Enfin nous gagnâmes notre chaloupe avec bien de la peine. Comme je fus des derniers à y entrer, et que les sauvages, quoique toujours repoussés, ne cessaient de nous poursuivre, je fus malheureusement pris avec trois de mes camarades, et tout ce que purent faire pour nous secourir ceux qui étaient entrés dans la chaloupe, fut de charger leurs fusils à la hâte, et de tirer sur les sauvages des coups qui ne portèrent point.
Cependant ils nous conduisirent vers leur habitation, avec des hurlements affreux ; et aussitôt que nous y fûmes arrivés, leurs femmes vinrent danser autour de nous, et nous ayant dépouillés jusqu'à la ceinture, nous peignirent le dos et la poitrine avec des couleurs rouges et bleues. Le même soir les sauvages qui nous avaient pris, nous firent un grand festin, ce qui nous surprit extrêmement. Mais nous le fûmes encore davantage, quand nous vîmes plusieurs d'entre'eux venir à la fin du repas nous toucher les uns les bras, les autres la jambe, ceux-ci la cuisse, ceux-là les épaules, et en même temps faire un présent au maître de la cabane, où nous étions régalés. J'appris dans la suite que ceux qui nous touchaient ainsi, retenaient chacun les membres de notre corps qui étaient le plus selon leur goût, afin de les manger lorsqu'on nous aurait assommés. On nous donna une natte pour nous coucher et passer la nuit. On peut juger que ni moi, ni mes compagnons ne dormîmes guère, persuadés que cette nuit était la dernière de notre vie.
Le lendemain matin, on apporta en cérémonie les corps de tous ceux qui avaient été tués dans le combat du jour précédent. Nous vîmes alors un grand nombre de femmes assises à la porte de leurs cabanes pousser des gémissements, et jeter des cris lugubres, accompagnés de ces tristes paroles, qu'elles répétaient souvent : Stulli baba coubico somac barahou fuhanahim ; him him ! fartana frebicachou rabapinouficou, courtapa sallourik, him him ! C'est-à-dire, comme je l'ai su depuis : «Mon amour, mon espoir, charmant visage, œil de mon âme, hélas hélas ! jambe légère, beau danseur, vaillant guerrier, tard au lit, éveillé le matin, hélas, hélas !» Après espèce de Nenie, ou de chant funéraire, plusieurs hommes sortirent de leurs cabanes, d'un air triste et abattu, la tête baissée, et gardant un profond silence. Ils semblaient regarder les cris plaintifs et les gémissements des femmes comme indignes de leur courage, et renfermer une douleur vive au fond de leur cœur.
Cependant les femmes se levèrent, se prenant toutes par la main, se mirent à danser autour des morts en chantant d'un ton lugubre plusieurs chansons funèbres ou thrènes ; ce qui me rappela ce que j'avais lu dans un ancien auteur (*) ; que ce qui a fait instituer les chants funéraires, a été l'idée que les hommes avaient, que les âmes séparées des corps remontaient au Ciel, lieu de leur origine, et où est celle de toute l'harmonie qui conserve l'univers ; c'est pour cela que ces sauvages chantaient en l'honneur de leurs morts, et dansaient aussi en cadence, pour imiter le mouvement régulier et harmonique des corps célestes.
Peu de temps après on frappa sur des écorces d'arbres et l'on fit un grand bruit, dans la vue, comme je l'ai su depuis, d'obliger les âmes des défunts de s'éloigner de leurs corps et de se rejoindre à celles de leurs ancêtres : ce qui fut suivi d'un long discours que fit un des chefs pour célébrer les vertus des morts, et consoler les vivants de leur perte. Après cela on se mit à creuser un grand nombre de fosses rondes, semblables à des puits, et l'on y enterra les morts, en les mettant dans la même situation, où sont les enfants dans le ventre de leurs mères ; pour signifier que la terre est la mère commune de tous les hommes : usage conforme à ce qu'Hérodote (†) rapporte des Nasamons. On mit dans les fosses de petit pain, de la sagamité, du tabac, une pipe, une courge pleine d'huile, un peigne, avec diverses couleurs, dont les sauvages ont coutume de se peindre le corps.
Après l'enterrement il y eut un festin public, où nous n'assistâmes point, et où nous vîmes cependant qu'on servit tous les chiens des morts, qu'on avait cuits et préparés. Le repas étant fini, un des chefs qui présidait à la cérémonie, jeta au milieu des jeunes gens un bâton de la longueur de quatorze pouces, dont tous s'efforcèrent de se rendre les maîtres, en se culbutant les uns sur les autres, et en se donnant mille coups de poing. On en jeta un semblable au milieu d'une troupe de jeunes filles qui firent de pareils efforts pour le saisir, et n'épargnèrent ni les coups de poing, ni les coups de pied. Ce combat, ou plutôt ce jeu funèbre, qui dura environ une demi-heure, après avoir réjoui tous les spectateurs, et leur avoir fait perdre les tristes idées de l'enterrement, fut terminé par la distribution des prix, qui furent donnés à celui et à celle qui avaient remporté la victoire : après quoi chacun se retira.
Pendant ce temps-là nous étions renfermés dans une cabane, d'où nous pouvions voir néanmoins toute cette cérémonie. On nous en fit sortir, et tous les sauvages s'étant alors rangés autour de nous, armés de bâtons et de rondaches, on nous rendit nos pistolets, en nous faisant entendre qu'on allait nous assommer ; mais que l'usage était parmi eux, de rendre aux prisonniers une partie de leurs armes, afin qu'ils pussent périr bravement en vengeant leur mort ; qu'ainsi nous n'avions qu'à frapper comme nous pourrions, avec ces instruments, tous ceux qui s'approcheraient de nous, et que tout nous était permis. Nous priâmes que, cela étant, on eût aussi la bonté de nous rendre nos sabres ; mais on nous les refusa, parce que cette arme leur parut trop meurtrière. Ceux qui nous les avaient enlevés, les tenaient en leur main et se glorifiaient extrêmement de les avoir.
Cependant nous tirâmes chacun de notre poche de la poudre et des balles, dont nous chargeâmes nos pistolets. Les sauvages voyant ce que nous faisions, ne savaient quel était notre dessein. Quoique nous eussions tué plusieurs d'entre'eux à coups de fusil et de pistolet, ils s'imaginaient que nous avions lancé du feu sur eux, et ils ne concevaient pas qu'à moins d'en mettre dans nos pistolets, nous puissions leur faire aucun mal, avec de la poussière noire et de petites balles.
Je dis alors à mes camarades qu'il fallait d'abord casser la tête aux quatre sauvages qui étaient les plus proches de nous, et qui avaient nos sabres ; qu'il fallait en même temps les leur enlever et se saisir de leurs rondaches ; que peut-être en nous défendant avec courage, sans nous séparer, et en nous secourant adroitement l'un l'autre, nous sauverions notre vie, ou qu'au moins nous la perdrions avec honneur. Ils me promirent de faire ce que je leur recommandais, et de se battre courageusement, jusqu'à ce qu'ils rendissent le dernier soupir.
Nous bandâmes alors nos pistolets, et nous étant approchés de fort près des quatre sauvages, qui tenaient nos sabres, nous leur cassâmes la tête de trois balles, dont chacun de nos pistolets était chargé. Ils tombèrent à la renverse, et à l'instant nous leur enlevâmes leurs rondaches avec nos sabres. Quelques autres sauvages étant accourus aussitôt, pour nous empêcher de désarmer ceux qu'ils voyaient étendus par terre, dans le temps qu'ils levaient leurs bâtons pour nous frapper, nous leur fîmes subir le même sort. Alors nous jetâmes nos pistolets, qui ne pouvaient plus nous être d'aucun usage, et nous étant mis tous les quatre dos à dos, nous nous mîmes en devoir de résister à tous les sauvages qui nous environnaient, et d'en massacrer le plus qu'il nous serait possible. Nous en tuâmes et blessâmes un assez grand nombre. Quelques-uns ayant ramassé nos pistolets, s'avisèrent de vouloir faire comme nous, et crurent pouvoir nous tuer, en nous présentant le pistolet de fort près, et en faisant leur bouche un bruit approchant de celui que fait la poudre enflammée en sortant du canon. Leur épreuve leur coûta cher, et nous leur fendîmes la tête avec nos sabres.
Cependant le nombre des sauvages et notre lassitude nous accablaient. Plusieurs voyant qu'avec leurs bâtons, dont nous parions les coups adroitement avec nos rondaches, ils ne pouvaient venir à bout de nous assommer, allèrent chercher leurs massues ; ce qui était néanmoins contraire à l'usage. Cependant il était difficile que nous puissions résister plus longtemps, et nous étions près de succomber, lorsqu'un secours inopiné arriva, et nous délivra du péril.
Ceux de nos compagnons qui s'étaient sauvés dans la chaloupe, avaient porté au vaisseau la nouvelle du combat, et du malheur qui nous était arrivé. Le capitaine au désespoir de ce funeste accident, parce que son neveu était des quatre prisonniers, exhorta tous ceux qui étaient sur le vaisseau, dont la plupart était de fort braves hommes, à retourner à la charge et à faire leurs efforts pour nous retirer des mains des sauvages. Tous les passagers, avec la meilleure partie de l'équipage, s'offrirent courageusement pour cette expédition. Le capitaine leur dit qu'il ne fallait point s'effrayer du grand nombre des ennemis, qui n'avaient que de mauvaises armes, et qui ne sachant point combattre, seraient aisément défaits.
Cent hommes bien armés, ayant à leur tête le capitaine du vaisseau, descendirent dans la chaloupe, et ayant remonté la rivière, abordèrent près de l'habitation des sauvages, qui ayant vu venir à eux un si grand nombre d'ennemis, prirent tous la fuite et se dissipèrent dans le bois. Cependant nos gens s'avancèrent et mirent le feu à leurs cabanes abandonnées. Pour nous rien ne nous empêcha de nous aller joindre à tous nos compagnons, qui nous revirent avec une grande joie, et auxquels nous témoignâmes toute la reconnaissance, que méritait leur générosité.
CHAPITRE 3. — Tandis qu'une partie de l'équipage est à terre, ceux qui étaient restés sur le vaisseau, lèvent l'ancre. — L'Auteur avec plusieurs Portugais est obligé de rester longtemps dans l'île de Manouham. — Ils font alliance avec une nation sauvage.
Le capitaine ayant alors fait prendre les haches et les scies, qui'il avait fait mettre dans la chaloupe, ordonna d'abattre deux gros arbres, de les scier, et d'en faire des planches, pour radouber notre vaisseau. Mais dans le temps que nous étions occupés à cet ouvrage, sous la conduite d'un nommé Oviélo, qui s'entendait fort bien dans la charpente des navires, nous vîmes arriver deux de nos gens dans le canot, qui étant descendus à terre, nous apprirent une triste nouvelle. Ils nous dirent que les trente hommes que nous avions laissés sur le vaisseau, pour le garder en notre absence, voyant le capitaine et tous les officiers à terre, avaient formé le dessein de dessein de s'emparer du navire et de toute sa cargaison ; que ma boîte de pierreries les avait extrêmement tentés, et qu'ils avait levé l'ancre et mis à la voile ; que comme le capitaine leur avait donné à l'un et à l'autre le commandement du vaisseau dans son absence et dans celle de tous les officiers qui étaient à terre, ils avaient tâché de s'opposer de toutes leurs forces à cette coupable résolution, mais qu'on ne les avait point écoutés ; qu'on les avait même menacés de les poignarder ; qu'ils avaient alors jugé à propos de se jeter dans le canot et de nous venir rejoindre, pour ne se voir pas obligé de tremper dans un crime si horrible.
Cette nouvelle nous jeta dans la consternation, et en mon particulier je regrettai fort ma boîte, où était enfermée toute ma fortune. Nous n'avions aucuns vivres, et il ne nous restait pour toute ressource, que nous fusils avec deux barils de poudre, et un sac rempli de balles de plomb qu'on avait mis dans la chaloupe, pour nous en servir en cas que la guerre contre les sauvages eût plus duré. Nous n'avions donc d'autre parti à prendre, que celui de rester dans l'île et d'y vivre de notre chasse. Dans cette extrémité nous tînmes conseil, et il fut délibéré que nous tuerions d'abord le plus de gibier que nous pourrions ; que nous le boucanerions, et que l'ayant porté dans la chaloupe, nous côtoierions l'île, et tâcherions ensuite de nous établir dans quelque endroit, où nous n'eussions rien à craindre, jusque'à ce que nous pussions trouver quelque moyen de retourner en Europe, car il n'était pas possible avec la chaloupe qui nous restait de faire une si longue route, ni même de nous rendre à aucune côte du continent de l'Amérique, dont nous nous jugions trop éloignés.
Nous nous mîmes donc à chasser, mais sans nous séparer, de crainte d'être surpris par les insulaires. Nous tuâmes assez de gibier que nous boucanâmes, et dont chacun de nous mangea le soir avec un grand appétit. Nous passâmes la nuit dans le bois, où après avoir établi deux sentinelles, qu'on devait relever toutes les heures, nous nous endormîmes sous les arbres. Le lendemain matin nous portâmes le reste de notre gibier dans la chaloupe, et y étant tous entrés, nous côtoyâmes l'île toute la journée.
Vers le soir nous descendîmes à terre, dans un endroit qui nous parut agréable, et où nous crûmes pouvoir passer la nuit. Un ruisseau que nous avions aperçu, nous fit choisir ce lieu. Nous mangeâmes comme le jour précédent de nos viandes boucanées, et nous nous couchâmes ensuite sous des arbres, avec les mêmes précautions.
Nous dormîmes assez tranquillement ; mais dès que le jour commença à paraître, les sentinelles nous éveillèrent, en criant, aux armes. Quatre sauvages avaient auprès d'eux, et s'étaient approchés de nous, pour nous reconnaître. Nous nous éveillâmes à l'instant, et ayant pris nous fusils, nous courûmes et enveloppâmes les quatre espions que nous prîmes. D'abord nous leur fîmes entendre que nous ne leur ferions aucun mal, et que nous étions dans la résolution de ne point nuire aux habitants de l'île, pourvu qu'ils ne nous attaquassent point : nous leur offrîmes à manger ; et après les avoir beaucoup caressés, nous les priâmes de dire à ceux de leur nation que nous étions leurs amis, s'ils voulaient être les nôtres, et que nous leur rendrions tous les services dont nous serions capables. Nous tâchâmes de leur faire entendre cela par des signes qu'ils parurent comprendre. Charmés de nos manières, ils nous firent entendre aussi par d'autres signes que nous n'aurions rien à craindre de leur nation. Nous les renvoyâmes, après avoir donné à chacun le petit couteau, que nous leur avions prêté pour manger, et qu'ils avaient plusieurs fois considérés avec attention.
Cependant nous ne jugeâmes pas à propos de nous fier entièrement à leur parole, et nous continuâmes de nous tenir sur nos gardes. Nous nous avançâmes dans le pays sans nous éloigner beaucoup de notre chaloupe, que nous ne voulions pas abandonner.
Vers le midi, nous vîmes venir à nous une grosse troupe de sauvages, portant des fruits et toute sorte de rafraîchissements. Dès que nous les aperçûmes, nous les saluâmes de la manière que nous avions vu que les quatre sauvages nous avaient salués ; c'est-à-dire, en croissant nos deux mains sur notre tête, et en faisant un souri gracieux. Ils nous rendirent de loin le même salut, et s'étant alors approchés de nous, ils nous offrirent leurs présents, que nous acceptâmes en les embrassant.
Nous leur montrâmes notre chaloupe, et leur fîmes entendre que nous venions d'un pays très éloigné, et que c'était par un malheur extrême que nous étions obligés de séjourner dans leur île ; que nous les prions de nous recevoir, comme leurs alliés et leurs frères, ils nous firent signe alors de les suivre, et de venir vers leur habitation, qui n'était pas fort éloignée ; ce que nous fîmes volontiers.
Lorsque nous y fûmes arrivés, les femmes et les enfants se mirent à danser devant nous, et bientôt après on nous présenta à manger d'une espèce de gâteau, avec de la viande et des fruits, et on nous fit boire d'une liqueur, qui nous parut assez agréable. Comme nous avions un peu d'eau-de-vie, nous leur en fîmes goûter, ce qui leur fit un grand plaisir. Mais ayant vu qu'ils voulaient en boire un peu trop, nous leur fîmes entendre que l'excès de cette boisson les ferait mourir, et qu'il n'en fallait prendre que fort peu. Ils nous crurent, et les chefs de la nation défendirent aux autres d'en boire davantage. Tout l'après-dîner se passa à danser et à chanter ; le soir on nous donna des nattes pour nous coucher, et on nous mit tout ensemble dans une grande cabane.
Comme plusieurs d'entre nous avaient été blessés dans le dernier combat, les sauvages nous firent entendre qu'ils voulaient les guérir. En effet ils allèrent chercher un homme qu'ils paraissent regarder comme un saint, et pour qu'ils témoignaient une grande vénération. Cet homme extraordinaire visita nos blessés, et ensuite s'enferma seul dans une cabane que nous vîmes trembler violemment pendant deux ou trois heures, sans pouvoir comprendre comment cela se faisait. Il revint ensuite retrouver les malades, se rinça la bouche, suça leurs plaies, et leur appliqua une certaine herbe inconnue en Europe. Au bout de vingt-quatre heures tous nos blessés furent parfaitement guéris. Cette preuve de la bonté de nos sauvages nous ôta tout soupçon, et fit que nous commençâmes dès lors à les regarder comme nos vrais amis.
Le lendemain ils nous proposèrent d'aller à las chasse avec eux, et nous présentèrent des arcs et des flèches. Mais nous leur fîmes comprendre, en leur montrant nos fusils, que nous avions des armes qui valaient bien les leurs. Ils se mirent alors à les considerer attentivement. Ils paraissaient ne pouvoir comprendre comment avec de pareils instruments, il était possible d'attendre des objets éloignés. Mais lorsqu'ils nous virent tuer avec nos fusils des oiseaux et abattre de loin des bêtes fauves, ils furent extrêmement surpris, et jugèrent, comme avaient fait les autres sauvages de l'île, auxquels nous avions eu affaire, qu'il y avait du feu caché dans le canon de nos fusils, et que nous avions l'art de lancer ce feu à notre gré. Nous les détrompâmes, et leur fîmes comprendre ce que c'était, en leur montrant notre poudre et nos balles, et en chargeant devant eux deux ou trois fusils, que nous leur fîmes décharger. Cette confiance que nous leur marquions les charma ; ils nous regardèrent comme des hommes extraordinaires qui avaient des lumières supérieures et une grande affection pour eux.
Au retour de cette chasse nous mîmes en délibération conjointement avec les sauvages, si nous bâtirions une grande cabane qui pourrait nous contenir tous, ou si nous en bâtirions une pour chacun de nous en particulier, dont les femmes et filles des sauvages voudraient bien prendre soin, pour nous y préparer à manger, en les mettant toutes les unes auprès des autres, ce qui agrandirait l'habitation. Les femmes que nous consultâmes aussi bien que les hommes, furent, je ne sais pourquoi, unanimement de ce dernier avis. Nous mîmes donc tous la main à l'ouvrage, et les insulaires charmés de voir croître leur village, travaillèrent avec nous ; en sorte qu'au bout d'environ un mois nous fûmes tous logés et meublés.
Il y avait parmi nous un Espagnol, nommé Rodriguez, qui avait passé plusieurs années à la Terre de San Gabriel ; il nous dit qu'il n'y avait pas plus de différence entre la langue des peuples de cette côte et celle de nos insulaires, qu'entre l'espagnol et le portugais ; qu'il entendait la plupart des choses qu'ils disaient, et qu'avant qu'il fût huit jours, non seulement il serait en état de les entendre parfaitement, mais même de leur parler assez bien pour être entendus d'eux. Comme nous ignorions le temps que nous aurions à passer dans cette île, et que nous avions besoin du secours continuel des insulaires, avec lesquels nous étions liés, nous l'exhortâmes à s'appliquer à leur langue, afin qu'il pût leur parler en notre nom et nous servir d'interprète. Il nous le promit, et effectivement au bout de peu de jours, il commença à parler la langue de Manouham — c'était le nom de l'île où nous étions — nos insulaires furent charmés de pouvoir par ce moyen s'entretenir avec nous, et nous en témoignèrent une joie infinie. Comme j'avais une grande disposition pour les langues, il me prit envie, pour me désennuyer, d'apprendre celle de Manouham ; et pour cet effet je priai l'Espagnol, qui avait autrefois ses études, de m'en dresser une espèce de grammaire, et de me donner de temps en temps des leçons. Je m'y appliquai tellement, qu'au bout de quelque mois je commençai à entendre un peu la langage de nos sauvages, et que je me hasardai même quelquefois de leur parler en leur langue ; ce qui m'y fit faire de plus grands progrès.
Dès que notre Espagnol avait été en état de s'entretenir avec eux, il leur avait appris que nous étions des hommes d'un pays très éloigné, qui courions les mers depuis plusieurs années ; que pour radouber notre vaisseau, nous avions été obligés de relâcher à l'île où nous étions ; qu'étant descendus à terre nous avions été attaqués par les habitants méridionaux de l'île, qui avaient voulu nous massacrer ; mais que nous les avions repoussés et en avions fait un grand carnage ; que pendant ce temps-là, ceux à qui nous avions confié la garde de notre vaisseau, avaient disparu ; en sorte que nous avions été réduits à la nécessité de demeurer dans l'île. L'Espagnol raconta notre combat et notre victoire avec un air de vanité et de complaisance qui nous déplut ; en sorte que nous le priâmes d'ajouter que c'était malgré nous, que nous avions causé ce désordre, qui n'était arrivé, que parce qu'on nous avait attaqués injustement, et que nous avions été dans la nécessité de nous défendre.
Nos sauvages écoutèrent avec beaucoup d'attention le détail que Rodriguez leur fit de notre aventure, du péril que nous avions couru, et de la victoire que nous avions remportée. Ce sont, dirent-ils, de très méchants hommes que ceux que vous avez vaincus ; et nous vous savons gré de les avoir punis. Nous sommes depuis longtemps en guerre avec eux, et peut-être que Halaimi — c'est le nom du principal dieu que ces insulaires adorent, et qui est sans doute une corruption du mot hébreu Elohim — vous a exprès conduites en cette île pour nous aider à exterminer cette nation injuste : Soyez toujours nos frères, nous serons les vôtres : Vivez parmi nous, comme si vous étiez les enfants de nos mères et de nos femmes : Nous n'omettrons rien, pour vous procurer toutes les satisfactions qui dépendront de notre nation.
CHAPITRE 4. — L'Auteur devient amoureux d'une jolie sauvagesse. — Ses entretiens avec elle et son père, qui censure les mœurs européennes.
Nous nous accoutumâmes peu à peu à la vie des sauvages, et nous commençâmes même à la goûter, passant tout notre temps à boire, à manger, à dormir et à chasser. Nous n'avions d'autre inquiétude, que celle que nous causait de temps en temps le désir de revoir notre patrie, que malheureusement nous ne pouvions oublier. Pour en affaiblir l'idée, et me lier en quelque sorte au pays où j'étais, je m'attachai à une jeune sauvagesse, qui avait beaucoup d'agréments et d'esprit, et que j'aurais même épousé, si notre capitaine et tous mes amis m'en eussent détourné. Elle m'aimait éperdument, et je puis avouer aussi que je passai avec elle des moments bien doux.
Soit que son père, qui avait beaucoup de bon sens, eût pris un soin particulier de son éducation, soit que la Nature lui eût donné une raison supérieure, jamais je n'avais vu de femmes raisonner de toutes choses, avec tant de justesse et de pénétration. Ni les femmes de Babilary qui ont l'esprit si orné, ni celles d'Angleterre qui l'ont si délicat, n'approchaient point à mon gré de cette ingénieuse et aimable sauvagesse.
Je faisais mon possible pour lui plaire, et la plupart de nos entretiens roulaient sur des paradoxes galants, que je lui débitais pour l'amuser et la flatter. Je me souviens, qu'elle me demanda un jour, si les femmes de mon pays étaient plus belles que celles du sien. Les femmes d'Angleterre sont très blanches, lui répondis-je, et c'est en quoi consiste leur principale beauté, si on peut dire néanmoins que c'en soit une : car cette blancheur est, selon moi, un avantage très médiocre ; et je vous avoue même que depuis que j'ai le bonheur de vous connaître, je commence à douter, si ce n'est pas une véritable laideur.
Les femmes de mon pays, dégoûtées elles-mêmes de la couleur naturelle de leur teint, font aujourd'hui leur possible pour la changer. De-là vient qu'elles se couvrent le visage d'une rouge très foncé ; et je m'imagine qu'avec le temps elles pourront bien se faire peindre en noir, pour mieux déguiser la couleur de leur peau. Après tout, si cet usage venait à s'établir dans notre île, elles pourraient alors d'un avantage dont vous jouissez. Elles ont le malheur de ne pouvoir sortir de leurs maisons, lorsqu'il fait soleil ; ou si elles sont absolument obligées de le faire, il leur faut prendre mille précautions gênantes. Au contraire le soleil le plus ardent ne fait que vous embellir, en donnant à votre teint un plus beau noir. La blancheur de nos dames, quand elle est à un certain degré, a quelque chose de fade et d'insipide : aussi préférons-nous toujours les brunes aux blondes dont la blancheur est extrême. Par-là vous voyez, que ce qui approche un peu de votre couleur, ou du moins ce qui s'en éloigne moins, est plus goûté même parmi nous.
Comme nous préférons, poursuivis-je, les brunes aux blondes, les femmes de mon pays ne manquent pas aussi de préférer les hommes, dont le visage est fort brun, à ces hommes extrêmement blancs, dont le teint ménagé est un signe de mollesse, et annonce ordinairement peu de vigueur. À l'égard des parures de toute espèce, que les femmes de mon pays employaient, pour relever leur beauté, je puis vous assurer qu'il n'y a point d'hommes parmi nous, qui ne souhaitât sincèrement qu'elles ne fussent pas plus parées que vous. Elles cachent souvent mille défauts sous leurs vastes et pompeux habits, qui ne servirent qu'à déguiser leur tailler et à nous tromper. Mais elles entendent si peu leurs intérêts, qu'elles portent de grandes pièces d'étoffe plissée, qui leur descendent depuis la ceinture jusqu'aux pieds, d'énormes cercles de fanon de baleine revêtus de toile, qui les font paraître grosses et prêtes d'accoucher. Elles marchaient au milieu de ces mobiles cerceaux, qui les entourent sans cesse, comme vous petits enfants, à qui vous apprenez à marcher, et que vous emboîtez dans de petites machines, qu'ils font avancer ou reculer, par mouvement qu'ils font.
Je demande pardon aux dames anglaises, d'oser rapporter cette réponse, que je fis à la question de ma petite sauvagesse. Un amant trouve toujours sa maîtresse la plus belle de toutes les femmes ; et comme la mienne était extrêmement noire, et n'avait d'autre parure que ce simple habit d'été que les sauvages des pays chauds portent en toutes les saisons, je ne pouvais, selon les règles de la bienséance et de la politesse, m'empêcher de préférer son teint et son habillement au teint à l'habillement de toutes les femmes de l'Europe. Si quelques-unes d'elles s'en scandalisent, je les prie de faire grâce à la sincérité d'un voyageur, qui ne veut rien omettre ni déguiser.
Son père nommé Abenoussaqui, avait, comme j'ai dit, beaucoup de raison et de bon sens, mais de ce bon sens, tel qu'il sort des mains de la Nature, sans être poli et façonné par les passions. Comme j'allais souvent à sa cabane où sa fille m'attirait, j'avais de temps en temps avec lui des entretiens, qui valaient peut-être les Dialogues de Platon. Pourquoi — me dit-il un jour dans une promenade que nous fîmes, tandis que tous nos gens à la chasse avec les sauvages — vous autres Européens quittez-vous le pays où la Nature vous a fait naître, et risquez-vous sur la mer le petit nombre de jours que vous avez à vivre ? Ne seriez-vous pas mieux de les passer dans le sein de votre famille, ou dans compagnie de vos amis, et de vous occuper de la chasse, qui est un exercice aussi utile qu'agréable ? Si vous aviez suivi ce genre de vie, vous n'auriez point été exposé à tous les périls et à tous les malheurs, que vous a fait essuyer une vaine curiosité.
Il est vrai, lui répondis-je, que je n'ai quitté ma patrie, et que je ne me suis embarqué, que par le désir curieux de voir des pays éloignés, et de connaître les peuples divers répandus sur la surface de la terre. Mais si j'ai beaucoup souffert dans ce voyage, et si je me suis vu exposé aux plus grands dangers, j'ai eu aussi la satisfaction de voir des choses très singulières ; je me saurai toujours bon gré d'avoir été conduite par la fortune dans l'île de Babilary et dans celle de Tilibet, dont je vous ai raconté plusieurs particularités, qui vous surpris et réjoui.
Ce que vous m'avez dit de votre pays, me repartit-il, m'a paru pour le moins aussi étonnant et ne m'a pas moins diverti. Mais après tout je ne puis comprendre, que pour le seul plaisir de s'instruire des mœurs et des usages de différents peuples, on prenne la peine de bâtir de grandes cabanes flottantes, et qu'on ait la témérité d'affronter les tempêtes et d'essuyer tant de fatigues et de périls.
J'étais jeune, lui répliquai-je, lorsque je quittai mon pays, et j'avoue qu'une vaine et folle curiosité fut le seul motif de mon embarquement. Mais ceux qui avaient bâti le vaisseau, et ceux qui y montèrent avec moi, avaient des motifs plus solides et plus raisonnables. C'était pour commencer, et rapporter des pays étrangers des marchandises, qui à leur retour étant vendues dans notre pays devaient leur produire beaucoup d'argent. Pour avoir de cet argent, et en amasser le plus qu'il est possible, nous travaillons toute notre vie, et nous nous rendons actuellement malheureux, dans l'espérance d'être un jour heureux ; persuadés que sans l'argent nous ne pouvons l'être.
Qu'est-ce donc que cet argent, s'écria le sauvage, qui a la vertu de vous rendre heureux, dès que vous le possédez ? Voyez, lui dis-je, en lui montrant une pièce d'or et une autre d'argent que j'avais depuis longtemps dans ma poche : voilà ce qui nous procure toutes les nécessités de la vie, et ce qui nous fait jouir de toutes les commodités et de toutes les délices que nous pouvons souhaiter. La possession de ces deux métaux règle les rangs parmi nous, nous fait considérer et respecter, et même nous donne du mérite et de l'esprit.
Abenoussaqui voyant qu'il y avait sur mes pièces d'or et d'argent des figures et des caractères, s'imagina qu'ils avaient peut-être une certaine vertu magique, et me pria de lui en prêter une, pour éprouver si en effet elle pourrait donner de l'esprit à son fils, qui selon lui en avait fort peu. Je veux voir, ajouta-t-il, si vous ne me trompez point, et si cette pièce aura le pouvoir que vous dites.
Elle ne fera aucun effet sur lui, répartis-je, quand même il aurait assez de ces pièces pour en remplir la plus grande de vos cabanes. Il n'y a donc que dans votre pays, interrompit-il, où ces pièces aient de la vertu ? Cela est vrai, lui répondis-je ; parce que nous y attachons de concert des idées que vous n'êtes pas capables d'avoir. Par exemple, lorsqu'un grand nombre de ces pièces se trouve dans un coffre, nous nous imaginons qu'il y a dans ce coffre de grandes terres des maisons commodes, des habits magnifiques, des honneurs et des rangs, un grand nombre de domestiques, de belles femmes, des mets exquis. Ce qui vous paraîtra surprenant, est qu'en ouvrant ce coffre, nous y trouvons en effet tout cela, si nous voulons. Alors en acquérant ces choses, qui sont en quelque sorte adorées dans notre pays, parce qu'elles sont ardemment souhaitées, chacun nous estime, nous révère, nous fait la cour, nous donne du mérite et de l'esprit.
Abenoussaqui ne comprenant rien à cette énigme, crut que je lui débitais des chimères, et que je me voulais jouer de sa crédulité. Mais lui ayant ensuite expliqué, comment tout cela arrivait, il trouva nos mœurs très méprisables, et l'usage de l'or et d'argent utile peut-être et commode dans sa première institution, mais pernicieux par l'abus déraisonnable que nous en faisions : en sorte que qu'il conclut, que puisqu'il nous en coûtait tant de peines et de fatigues pour être heureux, et que nous attachions follement notre bonheur à une chose qui ne dépendait point de nous, nous étions malheureux de notre propre gré et méritions de l'être. On n'est heureux, disait-il, qu'autant qu'on ne désire rien ; et cependant toute votre vie se passe à désirer. Pour nous, nous avons tout, parce que rien de ce que nous désirons ne nous manque.
Mais, poursuivit-il, ces hommes qui parmi vous ont beaucoup plus d'argent que les autres, se voyant estimés et révérés, comme vous dites, n'ont-ils pas le cœur enflé d'un ridicule orgueil, et ne méprisent-ils pas ceux qui moins de richesse qu'eux ? C'est ce qui arrive presque toujours, lui répondis-je ; un riche est le plus souvent un sot, un homme sans vertus et sans talents : n'importe, il croit que sa richesse supplée à tout et lui donne une supériorité incontestable sur l'homme d'esprit et de mérite, qui, quoique peur à son aise, ne lui demande rien. S'il arrive par hasard qu'ils se trouvent ensemble, on s'aperçoit que l'un, quelques honnêtetés qu'il daigne faire à l'autre, ne lui parle point comme à son égal. Mais si l'homme de mérite est d'une indigence malheureusement exprimée par ses trop modestes habits, il lui serait bien moins préjudiciable d'avoir une réputation flétrie. La pauvreté aux yeux d'un riche est de toutes les qualités la plus déshonorante, et le premier de tous les ridicules.
Ce qui ne se conçoit pas, est que l'homme opulent, qui a été pauvre lui-même et nourri dans le sein de misère — comme il y a en beaucoup — est ordinairement de tous les riches le plus impertinent et le plus insupportable. Il oublie la bassesse de sa naissance et de sa première condition, et jamais celle de son éducation, qui fait celle de ses mœurs. Enfin ces nouveaux riches, que nous appelons hommes de fortune, se distinguent d'ordinaires des nobles, et de ceux dont la richesse est héréditaire et ancienne, et se font reconnaître à ces marques. Ils saluent ceux qu'ils rencontrent, et qui les saluent les premiers, par une légère inclination de tête, en souriant d'un air content ou distrait : ils parlent haut et mal : tous leurs meubles sont toujours la dernière mode : ils régalent magnifiquement les personnes de condition et d'un rang distingué, dont la table leur est néanmoins interdite : ils ne sont libéraux qu'à l'égard de leurs maîtresses. Comme la vertu n'enrichit personne, et que le crime est d'ordinaire l'auteur de leur fortune, on ne les voit jamais rendre hommage à la Divinité, qu'ils savent irritée contre eux, à moins qu'ils ne le fassent par une odieuse hypocrisie, pour imposer au public. Ils ont honte de leur nom, qu'ils éclipsent d'ordinaire par un surnom magnifique, et ils tâchent de faire oublier ce qu'eux ou leurs pères ont été, par un nuage bigarré de domestiques qui les suivent partout.
Expliquez-moi, interrompit, Abenoussaqui, ce que vous entendez par ce mot de domestique. Est-ce que l'argent vous sert à multiplier le nombre de vos enfants ? Ce ne sont pas nos enfants qui nous servent, lui répartis-je, à moins que nous ne soyons extrêmement pauvres. Pour peu que nous soyons à notre aise, nous donnons de l'argent à des hommes et à des femmes que nous logeons, et que nous engageons à nourrir, pour nous rendre les plus bas offices ; à qui nous faisons faire tout ce qu'il nous plaît, qui essuient tous nos caprices, et qui n'osent nous désobéir. Sont-ce, me demanda-t-il, des hommes d'un autre pays que le vôtre, des prisonniers de guerre ? Non, lui répondis-je, ce sont nos compatriotes, ceux de notre nation, qui, manquant de cet argent dont je vous ai parlé, se soumettent à nous, et se rendent en quelque sorte nos esclaves, pour en acquérir une petite portion, capable de les faire subsister.
Comment se peut-il faire, s'écria Abenoussaqui, qu'il y ait des hommes parmi vous d'un cœur assez bas, les uns pour se rendre les esclaves de leurs compatriotes, et les autres pour souffrir que leurs compatriotes soient leurs esclaves ? Je vois que l'argent est votre ennemi, puisqu'il vous réduit à l'esclavage, et qu'il vous asservit à ceux qui le possèdent. Il est vrai, répondis-je, que l'argent est une espèce de tyran, et que c'est un grand malheur pour nous que d'être nés dans la disette des choses nécessaires à la vie.
Votre pays, me répliqua-t-il, est donc ou trop petit, ou trop peuplé ; puisqu'il ne peut nourrir ses habitants, et qu'ils y a parmi vous des hommes qui n'y peuvent subsister, ou qui n'y subsistent que par des moyens vils et indignes. Je lui répondis que notre pays était très fertile, et capable de nourrir deux fois plus d'hommes qu'il ne contenait ; mais qu'il y avait parmi nous des hommes puissants, qui s'étaient emparés de la plus grande partie de la terre que nous habitons ; en sorte qu'il ne restait plus rien pour les autres, qui, afin de pouvoir vivre, étaient obligés de travailler pour eux nuit et jour.
Abenoussaqui me demanda alors si ces hommes puissants, qui dominaient ainsi sur les autres, étaient en plus grand nombre que ces hommes pauvres, qui étaient obligés de mener une vie si humiliante et si misérable. Je lui répondis, que le nombre des pauvres surpassait de beaucoup le nombre des riches. Si cela est, répliqua-t-il, les pauvres parmi vous n'ont guère d'esprit et de courage, de souffrir paisiblement qu'un nombre d'hommes moins que le leur envahisse tout et ne leur laisse rien. Les lois les en empêchent, lui repartis-je. Qu'est-ce que ces lois, interrompt le sauvage ? Sont-ce des hommes armés de fusils et de sabres, qui servent de sauvegarde aux riches, pour les maintenir dans la possession de leurs richesses, et pour les défendre contre les justes prétentions des pauvres ?
Les lois, lui répondis-je, sont des règles et des maximes publiques, reçues depuis longtemps parmi nous, et que les pauvres et les riches révèrent également ; parce qu'elle sont, selon nos idées, les liens et les garants de notre société civile ; les uns et les autres se liguent donc ensemble, pour les soutenir et les faire observer : en sorte qu'un pauvre, qui, par exemple, aurait dérobé quelque chose à un riche, serait très rigoureusement puni. Non seulement les riches exigeraient cette punition ; mais tous les pauvres l'approuveraient, et même quelques-uns d'entre'eux seraient les ministres et les exécuteurs. Il n'est pas étonnant, comme vous sentez bien, que les riches vengent un pareil attentat, et qu'ils l'appellent une action basse, honteuse, et criminelle, comme elle l'est en effet. Mais vous êtes peut-être surpris, que ceux qui ne sont pas riches, condamnent autant cette action que ceux qui le sont, et qui y ont beaucoup plus d'intérêt qu'eux. Mais deux motifs les engagent à la détester, s'ils ont de la probité et de l'honneur, et par conséquent à maintenir les riches dans la possession des biens qui leur sont échus en partage, de quelque façon que ce soit. Le premier est, que s'il était permis au pauvre de s'approprier ce qui appartient au riche, le peu de chose que possède le pauvre, pourrait aussi lui être enlevé, ou par un riche, ou par un autre pauvre : il est donc intéressé à maintenir la loi qui défend toute sorte de larcin. Le second motif est fondé sur un grand principe de morale, que nous regardons comme le pivot de notre société civile : ce principe est de ne point faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qu'on nous fit à nous-mêmes. En sorte que le pauvre sentant bien qu'il serait très fâché qu'on lui enlevât ce qu'il a pu gagner par son travail, s'abstient, pour ne point fâcher le riche, de lui dérober quoique ce soit.
Nous reconnaissons aussi bien que vous, me repartit Abenoussaqui, ce principe morale de toute justice, qui est né avec nous, et que nous portons toujours dans le cœur, quelque corrompus que nous soyons. Mais il me semble qu'il n'est point dans vos idées, et suivant que vous venez de me dire, aussi pur et aussi sacré que dans les nôtres. Votre manière de vivre, et ce que vous appelez votre société civile, vous le fait observer avec une espèce de partialité, qui le défigure ; parce que, selon vos mœurs et vos usages, il est évidemment plus favorable aux uns qu'aux autres. Il est bien aisé aux riches de dire : j'ai beaucoup de bien, je serais fâché qu'on me l'enlevât ; il ne faut donc pas que je ravisse le bien de ceux qui en ont. Le pauvre au contraire, qui manque de tout, ne peut dire autre chose, que ceci : si j'avais du bien, je serais fâché qu'on me le ravît ; il ne faut donc pas que je m'empare de celui qui appartient à autrui. Remarquez la différence qu'il y a entre le j'ai que dit le riche, et le si j'avais que dit le pauvre, et vous conviendrez que l'application du principe est parmi vous très différente ; que par conséquent votre morale est défectueuse par sa partialité, puisqu'elle n'est point égale pour tous les hommes et pour toutes les conditions, et que le riche et pauvre sont obligés de raisonner différemment.
Quelque chose que vous disiez, repartis-je, cette loi naturelle est parmi nous également révérée de tous ; elle maintient l'ordre dans tous les États, chacun s'y soumet, et personne n'ose réclamer contre elle. Il est vrai qu'elle n'est pas toujours religieusement observée. Le pauvre dérobe souvent ce qui appartient au riche, et le riche s'empare quelquefois, non seulement des biens du riche, mais il envahit aussi ce que le pauvre a pu acquérir par son travail ; mais alors si la loi est enfreinte, elle est aussitôt vengée, avec cette différence toutefois, que le pauvre est toujours rigoureusement puni, comme il le mérite, et que le riche ne l'est pas toujours.
Pourquoi cette honteuse distinction, interrompit le sauvage ? C'est que les riches parmi nous, répondis-je, sont les arbitres et les dispensateurs de la justice, et que les riches penchent d'ordinaire à favoriser les riches ; ce qui fait que le pauvre opprimé juge souvent plus à propos d'étouffer ses plaintes. D'ailleurs ces ministres respectables de la justice, que nous appelons magistrats, sont naturellement portés à rendre à chacun ce qui lui appartient, lorsque rien ne vient traverser leurs idées d'équité. Mais comme d'un autre côté il est naturel de s'aimer encore plus soi-même que les autres, lorsqu'il arrive que leur intérêt est flatté par un peu d'injustice, ils sont alors un peu tentés de s'y livrer. Si, par exemple, ils se voient sollicités par une jolie femme, leur premier mouvement est certainement toujours pour elle ; mais heureusement le second est quelquefois pour l'équité. La crainte du déshonneur a coutume de les retenir ; il y a néanmoins de fâcheuses circonstances, où cette crainte n'a point lieu : ce sont celles où l'iniquité peut demeurer secrète : alors malheur à celui qui n'a que raison, et qui n'a d'autre protecteur que son innocence ou son bon droit. Dans la crainte du Ciel, ajoutai-je, ce désordre serait parmi nous beaucoup plus commun qu'il ne l'est. Mais notre religion, dont les préceptes sont conformes à ceux de la loi naturelle, nous fait regarder la prévarication d'un juge comme le plus énorme de tous les crimes que l'humanité puisse commettre ; en sorte que pour peu qu'un magistrat craigne la Divinité, il s'abstient toujours prononcer contre sa conscience. Mais quelquefois il en a une, qui le fait ressembler à ceux qui n'en ont point.
Le sauvage me demanda en cet endroit si toutes nos lois n'étaient pas renfermées dans la conscience. Comme la conscience, lui répondis-je, ne suffit pas pour retenir ceux qui veulent commettre le mal ; et que ceux mêmes qui le commettent, se persuadent aisément qu'ils ne le commettent point, nous avons une infinité de lois, qui défendent une infinité de choses, qui forment une multitude de décisions sur des cas innombrables, et qui imposent différentes peines à ceux qui les violent. À quoi servent tant de lois, répliqua Abenoussaqui, lorsque vous avez la loi naturelle, qui est si simple et si décisive ? Nos lois, lui répliquai-je, ne sont autre que cette loi naturelle étendue et appliquée à différentes espèces de cas particuliers.
Mais, ajoutai-je, malgré la sagesse de nos législateurs et la sagacité de leurs interprètes, il règne parmi nous un monstre ardent à gueule béante, qui protégé et chérit d'une foule de têtes cornues, qui le nourrissent et qu'il nourrit, brave la justice dont il se moque, dévore la substance des familles, et s'efforce d'anéantir ou d'éluder toutes les lois.
Ce monstre dangereux s'appelle la chicane, plus à craindre mille fois que l'injustice même, qui, en nous opprimant ouvertement, nous laisse au moins le droit vindicatif de murmurer et de nous plaindre. Mais la chicane est si enveloppée dans ses replis, et si artificieuse dans ses détours, qu'à la faveur de certaines formalités, qui sont des chaînes, qu'il nous a plu de donner à la justice, elle nous fait tout perdre par les oracles des juges, jusqu'à la consolation de pouvoir dire qu'ils ont mal jugé. Les redoutables ministres de la chicane assiègent tous les tribunaux, les échauffent par un feu continuel qu'ils y entretiennent, et les sont sans cesse retentit de leurs cris perçants, qui néanmoins n'ont pas toujours la force de troubler le sommeil des juges ; ce qu'il y a de fâcheux, est que ce sont les vieux seuls qui dorment, et qui les jeunes sont éveillés.
Il faut avouer, continuai-je, que la justice est plus révérée et peut-être mieux administrée, parmi vous autres sauvages que parmi nous. À l'occasion de ce mot de sauvage qui m'avait échappé, Abenoussaqui m'interrompit, et me demanda ce que j'entendais par ce terme, et pourquoi je l'appelais sauvage ? C'est, lui dis-je, parce que vous et vos compatriotes n'êtes point civilisés et façonnés comme nous, que vous vivez dans l'indépendance, et que vous ne suivez que le seul instinct naturel, que vous n'observez que très peu de règles de bienfaisance, que vous manquez de ce que nous appelons monde et savoir-vivre, qui sont des lois essentielles parmi nous, que nous égalons presque aux lois de la Nature ; enfin parce que vous êtes nus, et que vous n'avez ni princes et magistrats comme nous.
Quel est votre aveuglement, s'écria alors Abenoussaqui ! Quoi, parce que nous nous contentons de suivre l'instinct de la Nature, et que nous ne connaissons que sa loi, vous nous appelez sauvages ! Vous vous croyez plus formés, plus polis, plus civilisés que nous, à cause de mille institutions arbitraires, auxquelles vous avez sacrifié votre liberté. Pour nous, qui conservons la nôtre, et qui la regardons comme le plus beau présent de la Nature, nous croirions l'avoir perdue, si nous étions assujettis à cette multitude de règles superflues, qui forment votre société civile. Quelque chose que vous pensiez, nous trouvons que notre société est beaucoup plus civile que la vôtre, parce qu'elle est plus simple et plus raisonnable ; nous n'y souffrons ni injustice, ni partialité ; nous nous croyons tous égaux, parce que la Nature nous a fait tels, et que nous nous gardons bien d'altérer son arrangement. Nous obéissons à nos pères, nous révérons les anciens, qui ont plus d'expérience, et par conséquent plus de raison, que ceux qui sont nés depuis eux. C'est, comme vous voyez, la Nature seule qui a établi parmi nous ces prééminences. Nous avons un chef principal, que nous élisons ; parce que nous avons remarqué, que tous les hommes, quoiqu'ils naissent égaux en dignité, ne naissent pas tous égaux en génie, en talents, en bravoure, en force de corps.
La Nature, ajouta-t-il, qui a fait elle-même cette distinction entre ses enfants, nous apprend donc à nous y conformer, et par conséquent à mettre à notre tête celui qui parmi nous a été plus favorisé d'elle. Est-ce la règle que vous suivez dans l'attribution des honneurs et dans la distinction des rangs ? À l'égard de toutes vos lois de bienséance, dictées par le caprice, elle ne servent qu'à fomenter votre corruption et votre orgueil, et qu'à flatter toutes vos passions. De la manière dont je vous vois vivre ici les uns avec les autres, ce que vous appelez politesse et savoir-vivre n'est que mensonge et dissimulation. Vous vous gênez réciproquement pour vous tromper ; et ce soin assidu, est une servitude continuelle, que vous vous imposez. Vous regardez comme des devoirs importants mille choses, dont l'observation n'est plus raisonnable que l'omission.
Prétendriez-vous, continua-t-il, être plus civilisés que nous, parce que vous portez des habits ? Mais si nous étions nés dans un pays éloigné du Soleil, comme le vôtre, n'aurions-nous pas le soin de nous couvrir le corps, comme vous. Nous nous contentons de cacher à la vue, ce que la Nature a destiné pour la continuation de notre espèce, de peur d'accoutumer nos yeux à des objets, qui vus sans cesse plairaient moins. Nous ignorons ces arts, que vos besoins vous ont fait inventer, et qui tirent leur origine de la bizarre inégalité de vos conditions. Car quel est l'homme parmi vous, qui pouvant subsister sans travail, s'aviserait de travailler ? Ces arts, dont vous vous prévalez, sont donc la preuve de votre misère, et comme ils ne produisent que des commodités arbitraires, ou des plaisirs superflus, nous ne vous les envions point ; nous ne désirons que ce que nous connaissons ; et ce que nous connaissons suffit à nous rendre heureux.
Enfin, ajouta-t-il, nous ne voyons point ici un homme demander à un autre homme de quoi vivre, travailler lui en mercenaire, ou le servir lâchement ; nos femmes cultivent nos terres, dont le fond n'appartient pas plus à l'un qu'à l'autre, et dont la culture seule, à laquelle nous avons part, nous donne droit à ce qu'elles rapportent. Notre arc et nos flèches nous amusent, et nous font vivre sans soins et sans inquiétude. Nous n'avons pas votre industrie pour bâtir de grandes cabanes sur terre et sur mer : nous sommes contents sous les nôtres, et jamais nous n'avons eu la pensée de nous éloigner de notre île. Nous n'avons que de petits canaux d'écorces d'arbre pour la côtoyer, pour descendre et remonter nos rivières. Si nos cabanes tombent, il nous coûte peu de peine pour les relever. Tout croît dans notre île, parce que tout ce qui n'y croît pas nous semble inutile. Voyez à présent la différence, qui est entre vous et nous, et quel est le sauvage de nous deux. Vous semble-t-il que celui suit les traces de la Nature, est plus sauvage, que celui qui s'en détourne et l'abandonne, pour suivre l'Art ? Ces arbres, qui sans culture et sans soin produisent dans cette île des fruits délicieux que vous mangez sans aucun assaisonnement, sont-ce des arbres sauvages ? Faites-vous plus de cas de certaines plantes qui ne portent des fruits qu'à force de travail et de culture ? Si cela est, je consens que vous vous préfériez à nous.
Je ne prétends pas néanmoins, continua-t-il, que quoique nous soyons les partisans de la simple Nature, nous en suivons toujours exactement les lois sacrées, ni que nos mœurs soient toujours pures, et tous nos usages irrépréhensible. Nous avons des passions comme vous ; et ces passions corrompent la Nature, après avoir altère la raison. Par exemple, nous sommes trop cruels envers nos ennemis : c'est un vice ancien, qui a jeté de profondes racines parmi nous, et dont la coutume et le préjugé nous dérobent la difformité. Peut-être qu'un jour nous ouvrirons les yeux.
J'étais charmé de la profonde sagesse qui régnait dans les discours de cet insulaire : mais j'étais en même temps humilié par ses raisons, que je ne pouvais néanmoins m'empêcher de goûter. Je rêvai quelque temps, sans répondre aux dernières paroles d'Abenoussaqui, ce qui l'engagea à me parler ainsi : «Ne croyez pas, ô Gulliver, que je sois irrité du nom de sauvage que vous m'avez donné. Au contraire, si par considération pour moi, vous vous suffisez abstenu de ce terme, j'aurais toujours passé pour sauvage dans votre esprit, et je n'aurais point eu occasion de vous désabuser. Je sais que l'amour-propre nous sollicite toujours en faveur de notre pays, et je vous pardonne volontiers d'avoir paru vous préférer à nous.»
En parlant de cette sorte, notre promenade s'acheva ; et nous revînmes à l'habitation, où nous trouvâmes nos compagnons avec plusieurs des insulaires, de retour de la chasse, et chargés de gibier, dont ils nous firent part. Les femmes l'apprêteront, et nous fîmes dans la cabane d'Abenoussaqui, où plusieurs des chasseurs furent invités de se trouver, un repas presqu'aussi agréable que je l'aurais pu faire en Angleterre au milieu de mes amis ; après quoi, nous prîmes tous le calumet, et ne le quittâmes que fort avant dans la nuit.
CHAPITRE 5. — Combat des Kistrimaux et des Taouaous. — Ceux-ci remportent la victoire par le secours des Portugais. — Discours de l'Auteur pour empêcher le supplice des prisonniers. — La paix est conclue les deux nations.
En ce temps-là nous apprîmes que les Kistrimaux, qui étaient ces sauvages contre qui nous avions combattu à notre arrivée dans l'île, ennemis depuis longtemps de ceux parmi lesquels nous vivions, et qu'on nommait Taouaous, avaient depuis peu fait des dégâts sur leurs terres, et s'étaient avancés en grande nombre, dans le dessein de venir brûler leur habitation, et de tuer ou enlever tous les Taouaous qu'ils pourraient rencontrer. Dans cette conjoncture nous offrîmes nos services à nos alliés, et nous les pressâmes de souffrir que nous les aidassions à repousser des ennemis, qui avaient déjà senti la puissance de nos armes.
Les Taouaous ayant accepté nos offres avec reconnaissance, nous leur dîmes de s'assembler le lendemain, parce que nous voulions leur apprendre à combattre en bon ordre, ce qui leur donnerait une grande supériorité sur leurs ennemis. Ils consentirent que notre capitaine fut leur général, et ils promirent d'exécuter tous ses ordres, et d'obéir dans le combat à ceux d'entre nous qu'il choisirait pour être officiers, et commander sous lui. Notre petite armée était composée de neuf cents hommes, nous compris ; notre général s'appliqua d'abord à faire faire l'exercice aux sauvages pendant quelques jours, le mieux qu'il lui fut possible, sans prétendre néanmoins en faire des soldats disciplinés comme les nôtres. Au bout de quelques jours les jugeant suffisamment instruits, il les mena aux ennemis. Nos sauvages étaient armés d'arcs, de flèches, et de haches faites avec des pierres noires dures comme le fer. Pour nous nous avions nos fusils, nos pistolets et nos baïonnettes. Nous n'eûmes pas fait une lieue, que nous arrivâmes au pied d'une colline, où notre général accompagné de son neveux, et de moi, monta pour reconnaître les ennemis, que nous coureurs nous disaient campez dans la plaine. Nous les découvrîmes environ à une demie lieue de distance, et nous jugeâmes par la manière dont ils étaient portés, qu'ils étaient plus forts que nous ; car ils avaient fort étendu leurs ailes pour nous envelopper, ayant apparemment appris notre petite nombre. Ils avaient encore l'avantage du lieu ; un bois fort épais les couvrait à la gauche, et un large ruisseau était à la droite. Notre général ayant attentivement considéré la disposition des ennemis, changea celle de son armée et la rangea ainsi. Comme les ennemis ne pouvaient être pris en flanc, et qu'il leur eût été aisé de nous envelopper par leur grand nombre, si nous les eussions attaqués de front, il fit trois bataillons de son armée ; le premier était commandé par Cuniga, Portugais, d'une grande bravoure et d'une expérience consommé, qui avait servir sur les frontières de Portugal sous milord Galloway dans la dernière guerre des alliés contre les deux Couronnes ; ce corps était composé de deux cent sauvages et de vingt-cinq Portugais. Le second bataillon était commandé par le neveu du capitaine, et composé de même celui de Cuniga ; quatre cents sauvages et cinquante Portugais composaient le troisième où j'étais, et dont le général se réserva le commandement.
Nous marchâmes en cet ordre, et nous nous aperçûmes que les Kistrimaux avaient encore élargi leurs ailes ; nous nous arrêtâmes pour voir s'ils ne viendraient point nous attaquer ; mais voyant qu'ils ne branlaient point, nous avançâmes jusqu'à deux portées de fusil des ennemis, qui jetèrent alors mille cris affreux. Cuniga et le neveu du capitaine commencèrent l'attaque par deux côtés différents, et notre général envoyait du secours à l'un et l'autre, selon qu'il le jugeait nécessaire. Voyant que la troupe de son neveu ne se combattait qu'en retraite, il me commanda avec cent sauvages, et vingt-cinq Portugais pour le soutenir. À coups de sabre, et par le feu de notre mousqueterie, nous fîmes changer la face du combat. Le neveu du capitaine et sa troupe reprirent cœur, et chargeant de nouveau les sauvages avec furie, nous en fîmes un grand carnage ; ils ne reculaient pas malgré leur désavantage ; il semblait au contraire que plus on leur tuait d'hommes, plus ils avaient de courage ; Cuniga et sa troupe faisaient des merveilles, et ce brave homme taillait en pièces les ennemis de l'aile gauche, pendant que nous les repoussions à l'aile droit, les Taouaous nos amis montraient une joie sans égale de nous voir si bien combattre pour eux et pour leur patrie ; mais il faut ici avouer, qu'ils se battirent eux-mêmes avec un courage extraordinaire.
Cependant le général n'appréhendant plus qu'on nous enveloppât, marcha lui-même aux ennemis. Ce fut alors que la mêlée devint sanglante, les Kistrimaux ne fuyaient point, quoiqu'ils eussent déjà perdu beaucoup de monde. Ils se battaient avec une valeur, et une opiniâtreté qui auraient encore fait balancer la victoire, s'ils n'avaient eu affaire qu'aux Taouaous. Nous les entendions s'écrier les uns aux autres, Can, obami paru, nate fris miquie ; ce qui signifie, «Mourons donc tous, puisqu'il nous faut céder» ; il ne s'en sauva guère du combat et on fit beaucoup de prisonniers.
Après une victoire où nous avions eu tant de part, les Taouaous ne purent plus douter que nous fussions leurs véritables amis ; et ils nous rendirent mille grâces. Mais pendant qu'on était occupé à se féliciter de la victoire, Abenoussaqui, qui ne m'avait point quitté durant le combat, me fit remarquer la cruauté de ses compagnons, qui égorgeaient tous les blessés des ennemis ; et il me témoigna la peine que lui causait une pareille inhumanité. Cependant on songea à s'en retourner à l'habitation, et il fallut faire panser nos blessés, qui étaient en grand nombre. J'avais moi-même une légère blessure à l'épaule d'un coup de hache qui avait glissé. Ma petite sauvagesse voulut elle-même être ma chirurgienne, et étant allé chercher des plantes, dont elle connaissait la vertu, elle les applique sur ma plaie, qui fut guérie promptement.
La nuit étant venue, on nous fit assembler dans la grande cabane, et là on nous donna un grand souper dont les prisonniers furent ; ils ne mangèrent pas avec moins d'appétit que nous, et ne parurent aucunement touchés de leur triste sort. Nous nous séparâmes tous après le souper, et nous convînmes de nous rendre le lendemain au même endroit.
Le lendemain nous étant assemblés, un des chefs s'approcha de nous, et nous demanda si nous étions d'avis de brûler ou d'assommer les prisonniers. Il ajouta poliment, que comme nous avions eu tant de part à la victoire, il était juste de nous déférer l'honneur d'être les principaux exécuteurs du supplice des vaincus ; et en même temps on présenta à notre capitaine une massue et une torche, afin qu'il marquât par son choix le genre de mort, auquel il condamnait les prisonniers. On peut juger que notre capitaine se garda bien d'accepter l'horrible emploi dont on voulait l'honorer. Pour moi me ressouvenant alors que j'avais été dans la même situation que ces misérables, je parlai ainsi à tous les sauvages assemblés :
«Est-il possible, ô généreux Taouaous, que des hommes si éclairés, si sages, si vertueux, aient tant d'inhumanité ? N'est-ce pas assez que vous ayez vaincu vos redoutables ennemis, que vous ayez abaissé leur orgueil, que vous les ayez mis en fuite, et que vous ayez couvert de leurs bataillons terrassés la plaine sanglante, où vous ayez si généreusement combattu ? Le carnage a cessé ; faut-il que de malheureux vaincus, échappés à vos armes dans la fureur du combat, soient après la victoire les victimes de votre courroux ? Que ne les avez-vous immolés sur le champ de bataille, lorsqu'ils avaient les armes à la main, et qu'ils pouvaient se défendre ? Quelle gloire trouvez-vous à faire mourir cruellement un ennemi désarmé ? Si en sauvant la vie dans le combat à ces malheureux, vous avez prétendu les faire servir à votre triomphe, que ne rendez-vous ce triomphe plus durable, en conservant ceux dont vous avez triomphé, qui, tant qu'il respireront, publieront malgré eux votre gloire et leur défaite ? Quels avantages ne retirez-vous pas cette conduite modérée ? La fortune des armes change ; si vos ennemis remportent quelque jour une victoire sur vous, et que ceux de votre nation aient le malheur de tomber entre leurs mains, vous pourrez proposer un utile échange et les délivrer. C'est donc en quelque sorte vous sauver la vie à vous-mêmes, que de la sauver à ces captifs. Mais je sens, ô généreux Taouaous, que ce motif vous intéresse trop pour toucher vous cœurs magnanimes. Il faut à vos grandes âmes des motifs plus nobles, et des objets plus grands. Signalez donc aujourd'hui votre générosité par une action digne d'elle. Ne vous contentez pas d'abolir parmi vous un usage barbare, contraire à la raison et à la vertu, et de sauver la vie à des guerriers infortunés qui ne peuvent plus vous nuire ; faites plus : rendez-leur la liberté et renvoyez-les généreusement à leurs compatriotes, qui frappez de cette action héroïque avoueront que votre vertu est encore au-dessus de votre bravoure, et qui, autant par estime que par reconnaissance, rechercheront votre amitié. Est-il un bien plus précieux que la paix ? On ne doit faire la guerre pour y parvenir. Or cette paix, qui ne s'achète d'ordinaire que par le sang, vous pouvez aujourd'hui vous la procurer, en vous abstenant de le répandre. Cette liberté dont vous êtes si jaloux, et que la guerre expose si souvent, vous allez l'assurer pour toujours, en la rendant aujourd'hui à ceux qui sont en votre pouvoir. Si vos ennemis sont assez dépourvus de raison, pour refuser à votre action magnanime la justice et les éloges éclatants qui sont dûs, ils seront forcés au moins de juger alors que vous les avez assez méprisés pour vous mettre peu en peine de les affaiblir en diminuant leur nombre ; et cet aveu qui sera pour eux le comble de l'humiliation, sera pour vous la source d'une gloire immortelle.»
Dès que j'eus fini mon discours, Abenoussaqui, qui était extrêmement respecté de sa nation, se leva, se tournant du côté des ses compagnons, leur dit : qu'il y avait longtemps qu'il condamnait dans sons cœur cette coutume barbare que je les exhortais d'abolir ; que rien n'était plus contraire à la vertu, dont ils faisaient profession ; que la gloire d'une nation était de vaincre ses ennemis, et non de les accabler ; qu'il y avait de la faiblesse à vouloir les détruire autrement que dans les combats, et de l'inhumanité à faire souffrir un cruel supplice à des guerriers pris les armes à la main, et réduits à l'esclavage pour avoir généreusement combattu. Qu'au reste, puisqu'ils étaient redevables de leur victoire aux braves Européens qui les avaient si bien secondés, il était juste qu'au moins en cette occasion on leur fit présent de tous les prisonniers, et qu'on les rendit les arbitres du sort de ces malheureux.
Il se leva alors un grand murmure parmi nos insulaires, qui se mirent à délibérer sur ma harangue, et sur le discours d'Abenoussaqui. Les femmes plus vindicatives et plus cruelles que les hommes, avaient médiocrement goûté nos raisons. Elles insistaient fortement pour l'observation de l'ancien usage, et demandaient la mort des captifs. Mais malgré leurs cris, l'avis d'Abenoussaqui prévalut ; et il fut décidé, que tous les prisonniers nous seraient remis, avec pouvoir d'en disposer à notre gré. Aussitôt on les alla tirer de la cabane où ils étaient enfermés ; ils parurent, et croyant qu'on les allait faire mourir, ils demanderont d'abord leurs haches, suivant la coutume, pour venger leur mort. Se voyant ensuite livrés à nous, ils nous regardèrent fièrement, et commencèrent par nous accabler d'injures et de reproches. Ils nous disent, en nous bravant, que si le puissant Démon qui nous favorisait, n'avait pas rempli d'un feu liquide et impétueux les longs tubes que nous poussions, ils nous auraient coupé en pièces sans peine ; que nous étions des lâches, qui avions combattu avec plus d'artifice que de valeur.
Un chef des Kistrimaux, qui était parmi ces prisonniers, m'ayant reconnu, s'adressa à moi et me dit : «C'est toi qui a autrefois échappé au supplice que tu avais mérité, et que j'aurais rendus le plus cruel qu'il m'aurait été possible, si le Démon qui te protège ne t'avait pas arraché de nos mains ; et je t'aurais fait brûler à petit feu, et j'aurais eu soin qu'aucune partie de ton corps n'eut été exempte de douleur. Je te défie aujourd'hui d'être aussi ingénieux dans les tourments que tu me prépares, que je l'aurais été dans ceux que je destinais. Mais avant que j'expire, peut-être serai-je assez heureux, moi et mes compagnons, pour vous faire tous partir. Oui, c'est sur vous, étrangers odieux, que nous allons venger notre mort, puisque ce sont vos armes meurtrières et infernales, qui ont été la cause de notre défaite.»
Ce discours barbare nous étonna tous, et déjà je commençais presque à me repentir de ma harangue, lorsque notre capitaine s'approchant de ce chef, avec un air de douceur et d'humanité, qui parut le surprendre, lui parla ainsi : «Braves insulaires, nous avons été les défenseurs de nos généreux alliés, et nous sommes à présent les arbitres de votre sort : mais vous nous connaissez mal. Nous détestons l'usage de faire mourir un ennemi désarmé, et encore plus celui de la faire souffrir. Aucun de vous ne mourra par nos mains ; loin de vous condamner à des tourments douloureux, nous voulons même vous épargner celui de la captivité, et vous renvoyer libres. Allez dire à ceux de votre nation, que nous savons encore mieux pardonner que vaincre, ou plutôt que nous ne savons vaincre que donner la paix : Dites-leur, qu'armés ils nous trouveront toujours aussi terribles qu'ils l'ont éprouvé ; mais que désarmés, ils verront toujours en nous des vainqueurs humains, compatissants et incapables d'abuser de la victoire. Partez, vous êtes livres : mais souvenez-vous que nous ne vous craignons, ni ne vous haïssons.»
Ce discours également plein de douceur et de fierté, causa de l'admiration à tous les prisonniers, qui nous regardant comme des hommes extraordinaires, aussi bienfaisants que formidables, demeurent quelque temps interdits, jusqu'à ce que leur chef s'étant incliné devant nous, nous regarda avec un visage, où l'estime et la reconnaissance étaient peintes.
«Magnanimes étrangers, dit-il, votre générosité qui n'a point d'exemple, et qui captive nos cœurs en nous rendant la liberté, est une seconde victoire que vous remportez sur notre nation, en lui faisant voir que votre valeur, qui a surpassé la nôtre, cède encore à votre humanité. Ne croyez pas que l'ingratitude nous fasse jamais oublier cette action généreuse, ni que le ressentiment des maux que vous nous avez causé, essaie jamais d'en travestir le mérite. Votre haine éteinte étouffe la nôtre, et votre générosité efface nos ressentiments. Je vais avec mes compagnons inspirer à ma nation que sa défaite n'aura point abattue les sentiments d'une magnanimité qui puisse égaler la vôtre. Je l'exhorterai à pardonner en votre considération aux Taouaous vos alliés.»
«C'est ce que nous désirons le plus ardemment, répondit le capitaine. Après vous avoir vaincus, après vous avoir rendu la liberté, il ne manque plus à notre gloire, que de vous rendre la paix, et de vous réconcilier avec les généreux Taouaous, qu'une haine invétérée et injuste vous fait regarder comme vos ennemis. Nous nous offrons pour être les médiateurs d'une paix solide et durable.»
Les prisonniers ayant été mis en liberté, nous leur donnâmes un repas le plus magnifique qu'il fut possible ; nous comblâmes leur chef de caresses et d'honneurs ; et on n'omit rien pour les gagner. Nous sentîmes alors la raison reprendre ses droits sur ces âmes féroces et barbares, et nous éprouvâmes, qu'où elle n'est point entièrement éteinte, il y a toujours des ressources pour la vertu.
Cependant les prisonniers partirent, et au bout de trois ou quatre jours, nous les vîmes revenir en qualité d'ambassadeurs, chargés de présents, et de pouvoirs pour conclure la paix, non seulement avec nous, mais encore avec les Taouaous nos amis. Elle fut enfin résolue et jurée solennellement. Il y eut de grandes réjouissances en cette occasion, et je remarquai qu'on traita de part et d'autre avec beaucoup de droiture et de franchise.
Les Kistrimaux nous dirent que si nous voulions les aller voir, ils nous recevraient avec tous les honneurs qui nous étaient dûs ; mais nous les remerciâmes de leurs offres, et nous ne jugeâmes pas à propos de leur promettre notre visite. Ils me firent des présents beaucoup plus considérables qu'à tous les autres, parce qu'ils avaient appris le discours que j'avais prononcé dans l'assemblé en leur faveur, et que j'avais été le premier auteur de l'avis salutaire, qui leur avait sauvé la vie. Les présents consistaient en fourrures, en paniers délicatement travaillés, et en fruits de toute espèce. Après cela ils reprirent le chemin de leur village, très satisfaits de nos honnêtetés, et du succès de leur ambassade.
_____________________________________
[Notes de bas de page : ¹ = R. P.]«Le Nouveau Gulliver» :
Table des Chapitres ; Troisième Partie
[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]