«LE NOUVEAU GULLIVER» DE L'ABBÉ GUYOT DESFONTAINES ; TROISIÈME PARTIE.
«LE NOUVEAU GULLIVER»
PARTIE 3 : RELATION DU SÉJOUR DU CAPITAINE HARRINGTON À L'ÎLE DES
BOSSUS, PUIS CELLE DE JEAN GULLIVER À L'ÎLE DES ÉTATS, ET ENFIN
UNE DESCRIPTION DES DIFFÉRENTES ÎLES DE LA TERRE DE FEU.
CHAPITRE 1. — L'Auteur avec tous les Portugais s'embarque sur un vaisseau hollandais. — La jeune sauvagesse amoureuse de l'Auteur se précipite dans la mer. — Il retrouve Harrington, qui lui raconte ce qui lui est arrivé dans l'île des Bossus ; construction d'une forge et d'un navire ; l'empereur de l'île des Bossus vient voir le vaisseau construit par les Hollandais ; leur départ ; combat naval, où ils remportent la victoire.
À peine les Kistrimaux furent-ils partis, que six de nos compagnons, que nous avions coutume d'envoyer tous les jours dans un canot à la découverte, vinrent nous rapporter, qu'ils avaient vu un vaisseau à l'ancre, environ à trois lieus ; que l'ayant aperçu avec le télescope, ils avaient ramé vers lui ; et qu'ayant ensuite remarqué qu'il portait pavillon hollandais, ils n'avaient point fait de difficulté d'aller à bord, et de demander à parler au capitaine ; qui leur avait dit qu'il était prêt à nous recevoir tous sur son vaisseau, pourvu que nous lui apportassions des vivres, dont il commençait à manquer.
Cette nouvelle nous combla de joie. Nous renvoyâmes le canot, pour prier le capitaine hollandais de vouloir bien nous attendre, et lui dire que nous allions faire une chasse générale, afin de fournir à son vaisseau une abondance de vivres, dont il serait content. Cependant les sauvages apprirent que nous nous disposions à les quitter ; et cette nouvelle parut les affliger extrêmement. Nous leur dîmes qu'il fallait que nous retournassions dans notre patrie pour consoler nos femmes, nos enfants, tous nos parents et tous nos amis, qui nous croyaient peut-être ensevelis dans le sein des flots, que nous n'oublierions jamais l'amitié qu'ils nous avaient témoignée ; et nous les priâmes aussi de vouloir bien se souvenir de nous.
Ces bons insulaires, quoique très touchés de notre départ, se mirent alors à chasser pour nous, et tuèrent une quantité prodigieuse de gibier. Leurs femmes prirent le soin d'en faire boucaner une partie, en sorte que pendant plusieurs jours on ne cessa de porter au vaisseau des vivres, dont on chargeait les canots à chaque instant : on eut soin aussi de renouveler l'eau. Enfin au bout de cinq jours, nous prîmes congé de nos chers alliés, et nous entrâmes tous dans la chaloupe.
Non seulement les Taouaous, mais encore les Kistrimaux, qui avaient appris la nouvelle de notre départ, vinrent pour nous dire adieu, et nous donner des vivres, en sorte que la mer paraissait en cet endroit tout couvert de canots. Lorsque notre chaloupe m'était plus environ qu'un quart de lieu du vaisseau, le capitaine hollandais nous envoya demander, si les sauvages ne seraient point effrayés du canon, qu'il avait envie de faire tirer, en signe de réjouissance. Avant que de donner la réponse, nous communiquâmes la proposition aux principaux des Kistrimaux et des Taouaous, qui en ayant donné part à ceux de leur Nation, nous dirent, que cela leur ferait un grand plaisir ; et que puisque nous avions eu la bonté de les avertir, ils n'auraient aucune défiance. Nous fîmes donc dire au capitaine, que nous le remercions de l'honneur singulier, qu'il voulait bien nous faire, et que les sauvages qui nous accompagnaient, prendraient à cette salve un plaisir dont nous lui saurions gré.
À peine la réponse lui eut-elle été portée, qu'on entendit une décharge, dont le bruit égalait celui du tonnerre. Ce fut un plaisir pour nous, de voir alors la contenance des sauvages, dont les uns ravis d'admiration restaient immobiles, et les autres frappés de peur, quoique prévenus, semblaient vouloir s'enfuir dans leur île. Enfin nous vînmes à bord et fûmes reçus des Hollandais avec toute la civilité possible.
Je ne puis omettre ici les larmes et les regrets dont l'aimable fille d'Abensoussaqui honora mon départ. Le jour que nous partîmes elle s'échappa de la cabane, où son père l'avait enfermée, et m'accabla de reproches. Jamais la reine de Carthage ne fut plus désespérée au départ du capitaine troyen, et jamais mon cœur n'éprouva de plus rude combats ; je regrettais autant l'île que je quittais, que dans le long séjour que j'y avais fait j'avais regretté ma patrie. J'assurai ma maîtresse que jamais je ne l'oublierais ; je lui promis, pour calmer son âme, de la revenir voir dans quelque temps. Mais rien ne fut capable de la consoler ; et lorsqu'elle vit la chaloupe s'éloigner du rivage, elle se précipita dans la mer, et s'y noya : spectacle qui me fit verser des larmes en abondance, et qui m'aurait peut-être coûté la vie, si le capitaine portugais et tous mes amis ne m'avaient fait rougir d'une faiblesse indigne d'un vrai marin.
Le capitaine hollandais ayant appris que j'étais anglais, me dit qu'il avait sur son vaisseau un homme de mon pays, qui avait beaucoup de sagesse et d'expérience ; que ce serait une grande satisfaction pour moi, de me trouver avec un compatriote de son mérite, qui d'ailleurs avait séjourné dans des pays inconnus, dont il racontait des choses étonnantes. En même temps il fit chercher cet Anglais pour me présenter à lui.
Ô mon cher lecteur, quelle fut ma surprise et ma joie, lorsque cet Anglais parut à mes yeux, et que je reconnus Harrington ! Nous nous embrassâmes étroitement, et nous ne pûmes l'un et l'autre retenir nos larmes. Nous ne pouvions parler, parce que nous avions trop de choses à nous dire, et que nous étions saisis et transportés. Cependant nous rompîmes le silence tous deux à la fois, et nous nous demandâmes réciproquement, comment il se pouvait faire, que nous nous trouvassions actuellement ensemble, et comment nous étions échappés du naufrage. Je répondis le premier, et lui fis un fidèle récit de tout ce qui m'était arrivé. Je lui dis comment j'étais abordé dans l'île de Tilibet avec mon canot ; comment j'étais sorti de cette île par le moyen d'un vaisseau portugais, qui y était venu faire eau ; comment ensuite nous avions abordé dans l'île dont nous sortions ; et comment nous avions été obligés d'y séjourner plus d'un an, par la perte de notre vaisseau, nos matelots ayant levé l'ancre, pendant que nous étions à terre. Je lui racontai les peines que nous avions eues dans cette île, les périls que j'y avais courus, les victoires que nous y avions remportées, et enfin le genre de vie que nous y avions mené.
Harrington m'ayant écouté avec une attention, qui marquait la part qu'il prenait à ce qui me touchait, me parla ainsi : «Apprenez aussi, mon cher Gulliver, ce qui m'est arrivé depuis notre triste séparation. Lorsque la violence de la tempête nous eût contraints d'abandonner notre vaisseau, et de nous jeter avec précipitation dans la chaloupe, nous vous cherchâmes parmi nous, et ne vous trouvant point, nous voulûmes nous rapprocher du vaisseau pour vous prendre. Mais un coup de vent nous éloigna tellement, qu'il nous fut impossible de le faire, malgré tous nos efforts. Le péril affreux où nous étions, ne nous empêcha pas d'être sensibles à votre perte.
Cependant la mer se calma un peu, et après avoir longtemps vogué, nous aperçûmes terre avec le télescope, et cette vue nous rendit l'espérance que nous avions perdue. Alors nous fîmes force de rames, pour nous approcher du rivage que nous voyons, et déjà nous en étions assez près, lorsque notre chaloupe, qui avait plusieurs fois heurté contre les rochers, et qui était très endommagée, s'ouvrit tout à coup sur la pointe d'un rocher qui était à fleur d'eau, et que malheureusement nous n'avions point aperçu. En un instant elle se remplit d'eau, et coula à fond avec tout l'équipage qui se noya. Pour moi ayant par bonheur saisi une planche, je me sauvai comme je pus, et je fis des efforts extraordinaires pour gagner le rivage. J'y abordai enfin, accablé de lassitude, et du poids de mes vêtements tout mouillés, mais beaucoup plus encore de la douleur où j'étais plongé.
Dans ce triste état pressé d'une soif extrême, je fis plus de trois lieues, pour tâcher de découvrir quelque ruisseau ; mais, sans avoir pu rencontrer, je me vis surpris de la nuit, et obligé de me coucher dans une plaine, où le mal que je souffrais et la crainte des bêtes féroces ne me permirent point de dormir. Le lendemain dès que le jour commença à paraître, je me mis en marche, et trouvai heureusement sur mon chemin des arbres qui portaient un fruit pareil à la cerise, mais d'un bien meilleur goût. Je mangeai de ce fruit avec un plaisir extrême, parce qu'il me rafraîchissait et me rassasiait en même temps. Je continuai ma pénible marche et arrivai sur le bord d'une rivière assez large et très rapide.
Je suivis son cours environ deux lieues, en remontant. Enfin j'aperçus quelques paysans qui travaillaient dans la campagne. Je m'approchai d'eux, et par mille postures humbles, je tâchai de m'attirer leur protection. Mais au lieu de répondre à mes honnêtetés, ils se mirent à faire de grands éclats de rire, en me regardant. Cependant après avoir beaucoup ri, ils me firent signe de me rendre dans un village, qui n'était pas éloigné ; où dès que je fus arrivé, je vis tous les habitants sortir de leurs maisons et venir en foule et en riant, me considérer comme un homme d'une espèce rare et curieuse.
Je ne pouvais comprendre le sujet de leur empressement et de leurs risées ; mais ayant remarqué que tous ces hommes étaient bossus, je m'imaginai qu'ils étaient peut-être étonnés de ma figure, et de ce que je n'avais point de bosse comme eux. Je ne me trompai point dans ma conjecture. On me fit entrer dans une maison, où les valets ne se lassèrent point de me regarder et de me rire au nez. Je remarquai pourtant qu'une femme me considérait sans rire, et j'en sus la raison dans la suite.
Cependant le maître du logis, homme grave et prudent, mais plus bossu encore que tous les autres, fit entendre à tous ceux de sa maison, qu'il ne fallait point ainsi insulter un pauvre étranger disgracié de la Nature. Mais malgré ses remontrances, on continua toujours de rire, et lui-même, avec toute sa gravité grotesque, ne pouvait de temps en temps s'en empêcher. Ayant fait signe que j'avais faim, ils me donnèrent un morceau de gâteau, avec un verre d'une boisson si mauvaise, que j'aimai mieux boire de l'eau.
Après ce mauvais repas, qui marquait le peu de cas qu'on faisait de moi, on me laissa seul, et on me conseilla de ne point me montrer, de peur d'être insulté par la canaille. Le soir on me donner à manger un morceau de pâte mal cuite, et on me conduisit ensuite dans une espèce de grenier, où je trouvai un méchant grabat, sur lequel je me couchai, sans autre couverture que mes habits que j'avais un peu séchés.
Le lendemain matin j'allai remercier de ce bon traitement le maître et la maîtresse du logis, qui me demandèrent par signes, si j'étais né dans un pays fort éloigné du leur. Je leur fis comprendre que j'avais traversé plusieurs mers, et que je venais de fort loin. Le maître me dit alors, qu'ils avaient ouï dire qu'à l'extrémité de l'île, vers le sud, il y avait des étrangers faits à peu près comme moi, et qui venaient aussi d'un pays très éloigné ; que le lendemain il aurait soin de s'en mieux informer, ne le pouvant ce jour-là, parce que sa fille se mariait.
En effet, l'amant de cette fille vint un moment après, pour rendre visite à sa future épouse ; et je vis un petit homme bossu par-devant et par-derrière, qui avait pourtant l'air assez galant, et qui paraissait très persuadé de sa bonne mine et de son mérite. La jeune fille, qu'il devait épouser, n'avait qu'une bosse entre les deux épaules : mais elle était si pointue et si haute, qu'en la regardant par-derrière, on ne voyait que le sommet de sa tête. Les deux amants se firent beaucoup de politesses, et parurent charmés l'un de l'autre. Tout le monde les félicitait sur le bonheur dont ils allaient jouir, et on ne pouvait surtout se lasser d'admirer la taille charmante de la future épouse. On disait que le père m'avait exprès reçu chez lui, pour mettre mieux en jour les tailles parfaites de sa fille et de son gendre, et pour les rehausser par la comparaison de ma figure avec la leur. Pour moi, malgré le triste état où j'étais, je ne pouvais quelquefois m'empêcher d'éclater de rire, en voyant une assemblée de tant de bossus de deux sexes ; et de leur rendre intérieurement une partie des moqueries, dont ils m'avaient accablé la veille, où l'abattement de mon esprit et de mon corps m'avait empêché de rire aussi bien qu'eux.
Cependant on sortit pour aller faire la célébration du mariage, et je voulus y assister. Mais on ne jugea pas à propos de me le permettre, de craindre que ma figure extraordinaire n'excitât des ris indécents, et ne troublât la cérémonie. Je restai donc au logis avec la mère de celle qu'on allait marier, qui se mit à sa toilette, et qui, avec les secours de sa femme de chambre, se para de son mieux. Elle s'était enfermée avec elle, et comme je ne savais que faire, en attendant le retour des nouveaux mariés, je m'avisai de regarder par le trou de la serrure. Je vis d'abord sur la toilette deux bosses artificielles de grosseur honnête. La dame se dépouilla d'abord jusqu'à la ceinture inclusivement, et fit mettre par sa femme de chambre, sur son dos et sur son estomac, les deux bosses dont je viens de parler, qu'elle fit attacher à sa chemise avec beaucoup d'adresse et de propreté. Je conçus alors, pourquoi elle n'avait point ri la veille comme les autres, son amour-propre, ou plutôt sa conscience l'avait rendu sérieuse.
Les nouveaux mariés étant revenus, avec tous les parents et tous les amis, on fit de grandes réjouissances ; et après le repas, qui fut magnifique, on m'obligea de danser pour divertir la compagnie. J'étais pour eux une espèce de polichinelle : aussi ma danse les fit-elle beaucoup rire. Quelques-uns d'eux, plus honnêtes et plus charitables que les autres, s'approchèrent de moi, et me firent comprendre qu'il fallait un peu excuser leurs ris involontaires ; qu'au reste je devais me consoler de mes épaules unies, et de ma poitrine plate, tout le monde ne pouvant pas être bien fait, et notre figure ne dépendant point de notre choix. Tant il est vrai que rien en foi n'est difforme ou ridicule, et que ce qui nous semble tel n'est que singulier par rapport à nous. Cependant la dame du logis qui s'était toujours abstenue de rire, pria la compagnie de me ménager, et de ne me témoigner aucun mépris. Nous aimons toujours ceux qui nous ressemblent, même par les défauts.
Le lendemain on voulut bien me donner un paysan pour me conduire vers l'endroit où étaient ces étrangers semblables à moi, qu'on disait être au nord de l'île. Je pris donc congé de mes hôtes, après les avoir remerciés de leurs bons traitements. Je me mis en campagne, accompagné du paysan qui m'ayant montré la route que je devais tenir, me quitta au bout de deux lieues. Mon voyage fut de sept jours, et enfin après m'être égaré, et avoir beaucoup souffert de la faim, de la soif, de la lassitude et de l'ennui, j'arrivai près de l'habitation qui m'avait été indiquée.
Je fus agréablement surpris d'y trouver des amis et des voisins de notre nation, je veux dire des Hollandais. Comme la plupart entendait ma langue, je leur exposai mon infortune, et les priai de vouloir bien me permettre de rester avec eux. Ils me reçurent avec honnêteté, et me dirent qu'ils étaient au nombre de cent cinquante, qui avaient été comme moi maltraités par une tempête, et obligés d'échouer sur les côtes de cette île ; que depuis six mois qu'ils y faisaient leur séjour, ils n'avaient point quitté le rivage où ils étaient, se tenant toujours sur leurs gardes ; que personne ne les avait inquiétés jusqu'alors, et que tout le mauvais traitement qu'ils avaient reçu des habitants du pays, qui leur avaient paru difformes et contrefaits, était d'avoir souvent excité leur risées : ce qui leur faisait juger que ce peuple était présomptueux, méprisant, railleur et malin : qualités ordinaires aux hommes d'une figure telle que la leur.
Cependant, ajoutèrent-ils, nous sommes condamnés à passer peut-être le reste de notre vie dans ce triste séjour, parce qu'il ne nous reste qu'une mauvaise chaloupe, sur laquelle nous n'osons nous mettre en mer. Nous avons de bons charpentiers, mais qui ne peuvent la radouber, n'y ayant point de fer dans cette île, et nous étant par conséquent impossible de couper des arbres. Quand même nous le ferions avec des pierres tranchantes, à la manière des habitants du pays, à quoi nous servirait le bois que nous pourrions abattre et mettre en œuvre, puisque la plupart des veilles ferrures de la chaloupe sont brisées, et ne peuvent plus servir ?
Ce discours, qui m'ôtait presque toute espérance de revoir ma patrie, m'affligea extrêmement ; mais enfin je pris mon parti, et je résolus de vivre comme tous ceux avec qui j'étais, c'est-à-dire, de passer les jours entiers à chasser, à manger et à boire. Combien de gentilshommes de mon pays, me disais-je, mènent une vie pareille ? Que font-ils autre chose ? Cependant ils sont satisfaits, tandis que les habitants des villes, dont les occupations sont différentes, les méprisent, et les regardent comme une espèce d'hommes aussi brutes que les animaux à qui ils font la guerre ; de même à peu près que les habitants de cette île nous méprisent et se moquent également de notre figure et de notre genre de vie. Après tout, puisque je suis réduit à ce misérable état, il est inutile de m'en affliger.
Je me mis donc à chasser avec tous les autres compagnons de mon exil ; et l'habitude me fit goûter peu à peu un exercice, où je ne concevais pas auparavant, qu'un homme un peu raisonnable put prendre beaucoup de plaisir.
Un jour en revenant de la chasse, et me trouvant dans une vallée assez profonde, j'aperçus quelques fentes (R), signes ordinaires, qui, comme on sait, indiquent des dépôts de mineral de fer. J'allai aussitôt porter cette nouvelle à mes compagnons, et les engageai à venir le lendemain fouiller dans la terre, pour voir si en effet il n'y avait point de fer dans l'endroit où j'avais remarqué ces fentes. Nous n'eûmes pas creusé environ un pied, que nous fûmes surpris et charmés tout ensemble, de trouver la plus belle mine ronde que nous pussions souhaiter. À quelque distance de-là, nous eûmes encore le bonheur de trouver, après quelques recherches, une castine excellente. Cette heureuse découverte nous engagea quelques jours après à bâtir un petit fourneau. Comme nous n'avions aucune fonte, pour en construire les voûtes, nous nous servîmes de pierres. À l'égard des soufflets, nous prîmes quelques planches de notre chaloupe, que nous ajustâmes, et que nous garnîmes de peaux, attachées avec des chevilles de bois. Les buses de ces soufflets grossiers furent faites avec des canons de pistolets. La difficulté était de faire jouer ces soufflets, n'ayant point d'eau qui passât auprès de notre fourneau, nous fûmes obligés de les ajuster, de façon que nous les puissions faire mouvoir à force de bras, ainsi qu'il se pratique en Europe chez les serruriers et les maréchaux-ferrants.
Comme nous avions du bois en abondance, nous fîmes du charbon, à peu près ce qu'il en fallait pour mettre notre fourneau en feu. Nous tirâmes du mineral de fer à proportion ; et après avoir fait le travail ordinaire, nous coulâmes une gueuse d'environ trois cents livres ; cette opération était d'autant plus surprenante, que nous n'avions pu travailler qu'avec des ringards et des fourgons de bois.
Quand nous eûmes notre gueuse, nous fîmes des marteaux, des heusses, des taquets, des enclumes, et nous continuâmes de couler le fer, afin d'être en état de travailler bientôt à une forge. Pour cela nous construisîmes une chaufferie, où nous employâmes nos taquets et nos soufflets ; nous mîmes une base de fonte, et fîmes des barres de différente grosseur, des coins, des haches, des scies, des tenailles, des étaux, des clous, et tout ce qui nous était nécessaire pour la construction de notre vaisseau. Un serrurier, que nous avions parmi nous, nous fut d'un grand usage pour façonner diverses pièces de fer, et former l'acier nécessaire pour tous nous outils. Ce qui nous coûta le plus de peine furent les ancres, que nous vînmes cependant à bout de forger, comme le reste.
Nous allâmes ensuite couper plusieurs grands arbres, que nous sciâmes, et que nous accommodâmes avec nos outils, afin qu'ils pussent nous servir de mâts et de vergues. Nous sciâmes des planches de différente grandeur ; et alors nos charpentiers, qui étaient fort habiles, se mirent à commencer la construction du vaisseau, qui en peu de mois fut assez avancé. Cependant il nous manquait des câbles, du goudron, de la toile pour faire des voiles. Afin de nous en procurer nous donnâmes des pièces différente de fer de fonte, et de fer forgé aux insulaires, qui étaient venus en foule admirer notre travail, et dont les yeux s'étaient tellement accoutumés à notre figure, qu'ils n'étaient plus tentés de rire en nous voyant. Nous leur donnâmes, dis-je, des pièces différentes de notre fer ; et en échange ils nous fournirent en abondance de la corde et des toiles, avec du goudron composé d'une résine excellente, qui croissait sur de grands sapins situés au nord se l'île.
Notre vaisseau étant entièrement construit, nous le goudronnâmes parfaitement, aussi bien que nos cordages, dont nous fîmes des câbles de toute grosseur. Nous plantâmes les mâts avec leurs hunes et leurs haubans, et y attachâmes les vergues, les voiles, et tous les cordages ordinaires. Enfin après un travail de plus d'une année, nous lançâmes à la mer le navire que nous appelâmes le Vulcain, parce qu'il était redevable de son origine à la forge, que nous avions si heureusement construite dans un pays où il n'y en avait jamais eu.
Ce fut alors que la curiosité des insulaires augmenta. Un d'entre'eux nous offrit une somme considérable, à condition d'avoir le droit de montrer notre vaisseau en cet état pour de l'argent, et d'en retirer le profit. Nous y consentîmes, et il y eut un concours extraordinaire d'habitants du pays, qui témoignèrent autant d'admiration que d'empressement ; ce qui rendit beaucoup d'argent.
Il y avait parmi un jeune homme, qui avait beaucoup de disposition pour apprendre les langues, et qui ayant un peu appris celle du pays où nous étions, nous avait été d'une grande utilité dans le commerce, que nous avions été obligés d'avoir avec les naturels de l'île, afin de pouvoir fournir de tout ce qui nous était nécessaire pour notre départ. Ce fut lui qui nous servit d'interprète dans la visite, que nous reçûmes alors d'un envoyé de l'empereur de l'île, nommé Dossogroboskovv LXXVII. du nom, qui régnait avec beaucoup de gloire depuis trente années.
L'envoyé nous dit, que Son Indépendance — c'est le titre d'honneur qu'on donne à cet empereur — ayant ouï parler du grand et vaste canot que nous avions construit, souhaitait que nous le lui apportassions pour le voir ; que pour cet effet, elle nous enverrait autant de chameau que nous voudrions pour nous faciliter le moyen de le transporter à la Cour. Nous lui répondîmes par notre interprète, que ce que Son Indépendance souhaitait était impossible ; et que si Elle était curieuse de voir notre ouvrage, il fallait qu'Elle prit la peine de se transporter Elle-même sur le rivage, et que nous tâcherions de la recevoir avec tous les respects et tous les honneurs dus à un aussi grand prince.
Il nous réplique, qu'il fallait donc qu'il toisât le grand canot, pour faire goûter notre réponse à l'empereur, qui ne consentirait jamais à prendre la peine de le venir voir, qu'après qu'on lui aurait démontré l'impossibilité absolue de le transporter par terre. Il entra aussitôt dans notre vaisseau, et après en avoir pris exactement toutes les dimensions, et en avoir estimé la pesanteur, il nous promit d'en faire un rapport fidèle à Son Indépendance, et de tâcher de Lui faire entendre que le transport par terre était impraticable. Il partit, et revint quelques jours après pour nous annoncer que l'empereur en personne viendrait le lendemain avec toute sa Cour, et que c'était à nous de nous préparer dignement à un si grand honneur.
Par malheur nous n'avions point de canons, et nous étions au désespoir, de nous voir hors d'état de briller dans une occasion si glorieuse. L'envoyé nous dit, que dès que l'empereur serait arrivé à cent pas de distance, il suffirait de nous prosterner tous la face contre terre, pour l'adorer ; qu'après cela nous nous relèverions, et que notre chef, ou l'interprète en son nom et au nom de toute la troupe Lui serait compliment court, pour Lui témoigner l'admiration que nous causait son auguste présence, et la reconnaissance dont nous étions pénétrés de l'honneur singulier qu'il voulait bien nous faire. En même temps il remit entre les mains de notre premier capitaine, nommé van Land, une espèce de sarbacane ou porte-voix, en nous avertissant, que lorsque l'empereur donnait audience, ceux à qui il accordait cette grâce, ne pouvaient s'approcher de sa personne sacrée qu'à la distance de cent pas ; qu'il fallait par conséquent qu'ils Lui parlassent par le moyen d'une sarbacane, et que son chancelier répondit de même.
Il nous avertit encore, que lorsque l'empereur s'approcherait pour voir de près le grand canot et le visiter, nous devions alors éloigner à gauche à cent pas de distance ; que cependant il nous enverrait ses ministres et ses courtisans pour nous entretenir. Lorsqu'il nous eut instruits de ce bizarre cérémonial, nous demandâmes à l'envoyé, si en parlant aux ministres du prince et à ses courtisans, il fallait leur donner quelques titres d'honneur, comme votre Grandeur, votre Excellence. Il nous répondit, que l'usage était parmi eux, de donner des titres à chacun, non selon ses qualités personnelles, mais selon les qualités qui convenaient à son rang et à sa profession. Par exemple, dit-il, lorsque vous parlerez aux ministres, vous leur direz, votre Affabilité ; aux gens de guerre vous direz, votre Humanité ; aux administrateurs des Finances vous direz, votre Désintéressement ; aux magistrats de Cour, votre Intégrité ; aux Bracmanes de la suite de l'empereur, votre Science ; aux dames, votre Rigueur ; aux jeunes seigneurs, votre Modestie ; et à tous les courtisans en général, votre Sincérité. Notre interprète retint toutes ces formules, et promit de les observer le mieux qu'il lui serait possible.
Le lendemain, l'empereur monté sur un superbe chameau, précédé d'une foule de Gardes, et suivi d'une Cour nombreuse, arriva sur les trois heures après midi. Lorsqu'il fut environ à cent pas de nous, il s'arrêta, et aussitôt nous nous prosternâmes, comme on nous l'avoir prescrit. Nous nous relevâmes, et alors notre interprète prenante la sarbacane complimenta Son Indépendance durant cinq minutes. La réponse du chancelier qui fut très polie et très éloquente dura trente seconds ; après quoi nous retirâmes sur la gauche, pour laisser avancer l'empereur, qui étant descendu dans notre canot, avec quelques-uns de ses favoris, se mit en devoir de monter sur le navire. Son Indépendance, qui était grosse et pesante, eut besoin du secours de tous ceux qui l'accompagnaient, pour pouvoir passer du canot dans le vaisseau, et elle pensa tomber dans la mer. Elle nous fit l'honneur d'être deux heures sur notre navire ; et tous les courtisans y étant montés les uns après les autres, témoignèrent tous beaucoup d'admiration.
L'empereur passait pour un des princes les mieux faits qui eût jamais été assis sur le trône de cette île ; il était fort grand et fort gros ; il avait de très larges épaules, au milieu desquelles s'élevait une bosse parfaitement convexe, qui effaçait entièrement son omoplate, et qui pouvait faire honte à tous les chameaux de sa suite. Une autre bosse naturelle qu'il avait par-devant, lui tombait jusque sur l'estomac et était presque contiguë à son gros ventre : ce qui lui donnait une gravité très majestueuse aux yeux de ses sujets.
Notre interprète s'entretint avec plusieurs des courtisans, qui nous dirent poliment, qu'ils prenaient part à la joie que nous ressentir d'avoir pu procurer à leur auguste maître un plaisir nouveau. Cependant l'empereur ayant vu et examiné à loisir le vaisseau, et ayant eu la bonté de nous donner quelques éloges, descendit dans le canot, et ensuite remonta sur son chameau, puis s'en alla avec toute sa suite. Avant que de partir, il voulut bien envoyer à notre capitaine son portrait garni de diamants et d'émeraudes. Il était très fidèle, excepté que le peintre, pour flatter le monarque, avait un peu enflé ses deux bosses.
Cependant comme nous ne pouvions partir que dans un mois, et que nous n'avions plus chacun que cinq ou six coups de poudre, il fut résolu que nous ménagerions nos provisions jusqu'au temps de notre embarquement, et que nous garderions notre poudre, pour tuer du gibier deux jours avant que de partir, afin de pouvoir l'embarquer, sans qu'il fût nécessaire de le boucaner. Nous prîmes donc le parti de vivre de poisson jusqu'à notre départ ; mais nous n'avions point de filets pour pêcher. Comme nous étions un peu embarrassés, je trouvai ce moyen pour attraper du poisson.
J'allai dans la forêt qui n'était pas éloignée, et y coupai huit branches fort droites, dont je fis autant de perches hautes de dix pieds. Je fis ensuite faire par notre serrurier cinq ou six cents petits crochets très pointus. J'attachai tous ces crochets garnis d'un peu de viande à mes dix perches, et les allai planter sur la grève dans le temps du reflux, sachant que l'endroit devait être inondé lorsque le flux arriverait. Je voulus l'attendre pour voir si les premières vagues ne renverseraient point mes perches ; mais j'eus la satisfaction de les voir rester de bout et immobiles, parce qu'elles étaient solidement plantées. Trois heures après, lorsque la mer commençait à se retirer, je vis toutes mes perches chargées de poissons de différente grosseur. J'allai alors chercher plusieurs de mes camarades, et les priai de venir m'aider à apporter une charge de gibier que j'avais pris. Ils furent agréablement surpris de voir l'heureuse pêche que j'avais faite. Nous la réitérâmes plusieurs fois jusqu'au jour de notre départ ; et nous prîmes assez de poisson, pour en pouvoir charger une grande quantité sur notre vaisseau.
Le navire étant suffisamment lesté et en état de nous transporter, nous fîmes une chasse générale pendant trois jours, et nous eûmes le bonheur de tuer des bœufs sauvages, des biches, et plusieurs autres animaux, que nous portâmes sur le vaisseau. Enfin le vent étant favorable pour retourner en Europe, nous levâmes l'ancre et mîmes à la voile.
Au bout de huit jours nous prîmes hauteur, et nous estimâmes que nous avions fait cent trente lieues. Nous ne manquions point de boussole, notre contre-maître nous ayant fourni une excellente pierre d'aimant, qu'il avait heureusement sauvée du naufrage, et avec laquelle il frotta une aiguille, que notre serrurier nous avait faite. Mais malheureusement nous n'avions point de canons, et nous n'avions pour toutes armes, que nos sabres, nos baïonnettes avec nos fusils et nos pistolets, qui ne pouvaient nous être d'aucun usage, n'ayant plus de poudre, en sorte que nous craignions extrêmement les rencontres ; mais ce fut une rencontre même qui nous fournit ce qui nous manquait, comme je vais vous le dire.
Il y avait environ deux mois que nous naviguions, lorsqu'un corsaire d'Achem parut, et nous donna la chasse. Nous fîmes forces de voiles, pour nous en éloigner ; mais ce fut en vain, et il nous atteignit. Nous nous préparâmes alors à la défense, et nous convînmes avec le capitaine van Land, le pilote, et le contre-maître, qu'il fallait faire nos efforts pour accrocher le navire ennemi, qui était petit et paraissait faible d'équipage.
C'est en effet ce que nous fîmes. Après avoir essuyé quelques bordées de canon, qui ne nous firent que peur de tort, nous prîmes le dessus de vent, et tombâmes sur le corsaire, que nous accrochâmes ; aussitôt nous sautâmes à l'abordage, les premiers le sabre à main, et les autres la baïonnette au bout du fusil. Cette action rapide et vigoureuse ayant étonné les barbares, dont le nombre n'égalait pas le nôtre, nous en massacrâmes la plus grande partie, et nous nous rendîmes maîtres de leur vaisseau, dont nous prîmes les vivres, les marchandises, tous les agrès qui pouvaient nous convenir, la poudre, et surtout les vingt-quatre pièces de canon, qui nous firent un grand plaisir : après quoi nous renvoyâmes les corsaires dans leur vaisseau, ne jugeant pas à propos de nous charger de tels prisonniers.»
Il y a environ deux mois que cette action s'est passée, et comme nous avions à présent sur notre vaisseau par moyen de cette prise, des marchandises très précieuses de l'Orient, telles que toiles de Bengale et de Surate, et des soies de la Chine, nous avons jugé à propos d'aller aux mers du Sud, pour y commercer en interlope. Nous avons heureusement passé près de l'île, où la fortune vous avait conduit ; et un calme de quelques jours nous ayant retenus dans cette plage, vous nous avez aperçus, et avez imploré notre secours. Bénissons à jamais l'adorable Providence, mon cher Gulliver, et espérons toujours en elle, dans nos plus grands malheurs.»
Je vous ai raconté, ajouta-t-il, ce qui m'est arrivé depuis notre séparation, et vous voyez que j'ai mené une vie assez triste : mais votre rencontre m'a rendu toute la joie que j'avais perdue. Cependant apprenez-moi pourquoi vous semblez regretter le séjour que vous venez de quitter : l'amour de la liberté et de la patrie, qui touche si sensiblement tous les hommes, ne fait-il sur vous aucune impression ? Avez-vous contracté une funeste habitude de mélancolie, par cette suite de malheurs que vous avez essuyés ?
Je ne pus alors me défendre de lui faire confidence de la passion violente, que m'avait inspiré la fille d'un sauvage, et de la douleur dont j'avais été pénétré, en la voyant périr à mes yeux, par le désespoir que lui avait causé mon départ. Harrington n'omit rien pour me consoler, et me dit obligeamment, qu'il avait en Angleterre deux filles qui passaient pour belles ; que si nous étions assez heureux pour revoir notre patrie, il m'en donnerait le choix, avec la moitié de son bien ; qu'il m'avait obligation de la liberté qu'il avait perdue dans l'île de Babilary, et que par mon moyen il avait recouvrée, et qu'il ne pouvait trop faire pour payer ce bienfait.
CHAPITRE 2. — L'Auteur aborde à l'île des États. — Description des différentes îles de la Terre de Feu ; îles des Poètes, des Philosophes et des Géomètres, des Musiciens, des Comédiens, des Médecins, et des Gourmands.
Les entretiens fréquent que j'eus avec Harrington, calmèrent un peu ma douleur ; peu à peu ma raison prit le dessus, et les troubles de mon cœur se dissipèrent. Deux jours après notre arrivée dans le vaisseau, il s'éleva un vent, qui quoique médiocrement favorable, nous fît lever l'ancre. Nous déployâmes nos voiles, et fîmes toute en louvoyant ; le vent devint ensuite très favorable, en sorte qu'au bout de six semaines nous entrâmes dans le détroit de Magellan, entre la Terre de Feu et la Patagonie. On sait que cette Terre de Feu fut découverte en 1520 par le célèbre Ferdinand Magellan, qui la prit pour une grande île ; mais il est certain aujourd'hui, par les découvertes des voyageurs, que cette Terre n'est pas une seule île, mais un nombre considérable d'îles très hautes, dont on n'a pourtant encore qu'une connaissance peu distincte. Les habitants de ces îles, si l'on en croit les espagnols, sont des géants ; mais si l'on en croit les relations des autres nations, qui ont passé souvent dans les mers du Sud par le détroit de Magellan, ces îles sont habitées par des hommes, qui à la vérité sont robustes, mais d'une taille ordinaire, qui vivent comme des bêtes, et qui malgré le froid du climat sont nus, et habitent les cavernes des montagnes.
Pour moi je crois que les uns et les autres nous en ont imposé, et que ces peuples sont très civilisés, comme l'ont été de tout temps les nations de l'Amérique méridionale, qui n'en sont séparées que par un espace fort étroit. Quoiqu'il en soit, les découvertes que nous fîmes dans notre passage par le détroit de Magellan, pourtant servir à corriger l'erreur où nous avons été jusqu'ici, par rapport à ces îles, que nous avons cru peuplées d'hommes grossiers et sauvages. Il y en a au moins dont les habitants ne sont nullement barbares, comme on le verra dans la suite.
Les gens de notre vaisseau voulurent s'approcher de l'île des États, qui est la plus méridionale de toutes ces îles. Elle fut autrefois découverte par les Hollandais, qui ne nous en ont donné qu'une idée générale et confuse : ce qui fait croire qu'ils la connaissaient peu. La curiosité nous porta à nous instruire si cette île était véritablement stérile et inhabitée, comme on le disait, et s'il était impossible d'y former une habitation et d'y établir quelque commerce. Nous côtoyâmes plusieurs îles, et lorsque nous fûmes près de celle des États, nous fûmes fort surpris de voir venir à nous une petite chaloupe remplie de gens habillés à l'Européenne, et qui, s'étant approchés de notre vaisseau, nous parlèrent hollandais, et nous invitèrent à mouiller dans leur port ; ils nous guidèrent à travers mille rochers qui formaient une espèce de boulevard autour de leur île, et qui, sans le secours de la chaloupe, nous en auraient empêche l'entrée. Comme c'était au mois de janvier, nous trouvâmes le climat fort chaud ; mais on nous assura qu'aux mois de juin et de juillet il y fallait un froid considérable. Nous entrâmes dans une petite baie, qui formait une rade assez sûre, et nous jetâmes l'ancre dans un enfoncement qui est à gauche.
Bien loin de trouver une île stérile et inhabitée, nous vîmes un pays très fertile et bien peuplé. Je puis dire que je ne vis jamais de si beaux hommes ni de si belles femmes, et j'ose assurer que je n'en vis aucune, dont la figure approchât tant fois peu de la laideur. Un vaisseau hollandais, selon ce qu'on nous raconta, ayant abordé dans cette île, je ne sais par quel motif, en 1673, trouva le pays si riant et si fertile, les habitants si honnêtes et si polis, et les femmes surtout si douces et si charmantes, que l'équipage ne voulut jamais quitter un pays si délicieux, où toutes les commodités de la vie se trouvaient en abondance, et où l'amour plus fort que tous les autres motifs les attachait malgré eux. Ils oublièrent donc leur patrie et leur famille ; et s'étant mariés avec plusieurs femmes du pays - car la polygamie y est autorisée par les lois et par l'usage — ils en eurent des enfants, ce qui les attacha encore davantage à cet heureux séjour.
On peut juger que nous y fûmes bien reçus. Dans tous les endroits où j'avais été, je ne m'étais jamais si bien trouvé. En vérité nous fûmes tentés d'imiter les Hollandais, qui à la vue de ce pays avaient autrefois perdu la mémoire du leur. Mais notre capitaine, aussi bien que tous nos autres officiers, qui étaient d'un âge où l'on est peu épris des femmes, résistèrent aisément à la tentation. Pour moi j'avoue que j'y aurais succombé, sans les sages remontrances de mon cher Harrington, qui me dit que la beauté des femmes ne devait jamais être un motif, qui nous portât à prendre des engagements durables ; que je me devais à ma patrie et à ma famille ; que mon père n'était peut-être plus ; et que j'en devais servir à mes frères et mes sœurs, qui étaient encore fort jeunes.
Pendant le séjour que je fis en cette île, je vis une foule de naturels du pays venir au port et s'embarquer sur des chaloupes avec empressement. J'en demandai la raison à jeune Hollandais né dans l'île, nommé Wanoüef, que me parla ainsi : Sachez, me dit-il, qu'autour de cette île il y en a plusieurs autres avec lesquelles nous commerçons, et où il se fait plusieurs trafics de différente espèce. Il va s'ouvrir incessamment dans l'île de Foollyk, située à cinq lieues d'ici au nord-ouest, une foire fameuse, qui se tient toutes les années en ce temps-ci. Pour comprendre en quoi consistent les marchandises curieuses de cette célèbre foire, il faut d'abord vous dire que les plus considérables habitants de cette île sont tous Poètes, et se disent inspirés du Ciel. Ils prétendent être descendus d'un certain Herosom, poète illustre et très ancien, fils du Soleil et de la Lune, dont ils publient que la céleste race est sans cesse favorisée de l'influence de ces deux puissants astres. Ils adorent cet Herosom et lui rendent un culte solennel. À son imitation, ils passent toute leur vie à composer des vers de toute espèce, qu'ils sont noblement débiter à la Foire dont il s'agit.
Je demandai alors à Wanoüef, si ce commerce était utile et lucratif. Fort peu, me répondit-il, en général cette île est fort stérile, et les habitants sont très pauvres, mais heureusement on y méprise la richesse, et le commerce de vers, qui est le seul qu'on y fasse, suffit à la subsistance du peuple, et à la dépense médiocre des Grands, c'est-à-dire, des poètes. Comme le royaume est électif, c'est toujours parmi eux que le roi est choisi ; mais les électeurs sont tirés du corps du peuple : autrement il serait impossible aux Grands de s'accorder sur l'élection ; chacun d'entre'eux voudrait être élu, parce qu'il n'y en aurait aucun qui crut mériter de l'être.
Les Grands, lui répartis-je, n'excitent-ils pas quelquefois des troubles dans l'État ? Cela arriva fort souvent, me répliqua-t-il, et le gouvernement est sujet à fréquentes révolutions, causées par l'ambition des Grands, qui sont vains, superbes, jaloux, envieux, inconstants, factieux, et toujours inquiets. Il y a environ vingt-quatre ans qu'on élut un roi, nommé Hostoginam, il avait alors une grande réputation parmi le peuple ; son esprit juste, pénétrant et sublime, sa profonde sagesse, sa politesse extrême lui concilièrent tous les suffrages. Cependant il parlait un peu mal sa langue, et c'était le seul défaut qui put lui fermer le chemin du trône. La langue des Grands de ce royaume est fort difficile à parler, parce qu'ils sont obligés de la parler en cadence, en mesure et en rimes, et d'employer un langage détourné, et très éloigné de celui du vulgaire.
Malgré son défaut Hostoginam fut élu. D'abord on n'eut point lieu de se repentir de ce choix : car il gouverna très sagement, et régna avec beaucoup de politique et de modération ; il ménageait les Grands, il les flattait et dissimulait toutes leurs fautes ; à l'égard du peuple, il en était devenu l'idole. Cependant ce prince si spirituel et si judicieux éprouva les vicissitudes de la fortune. Comme il était très éclairé, et un ennemi de la nouveauté, il essaya de supprimer le culte de HEROSOM, qu'il affirma pour être un simple homme; et a dit qu'il ne l'a pas mérité les autels devraient être érigés dans son honneur. Il publia une proclamation pour la suppression de ce culte ; mais cela a été considéré comme l'impiété la plus effrontée, et dégoûta les Grands non moins que le peuple. Ils convoquèrent un Parlement, représentant toute la nation, qui fut d'avis que comme Hostoginam a été reconnu coupable d'une conception pour renverser la religion ancienne du pays, ils devraient donc l'appeler pour révoquer son décret scandaleux et reconnaître immédiatement HEROSOM comme Dieu. Hostoginam refusa de se soumettre et s'est opposé aux conspirateurs avec un petit nombre de sujets fidèles, qui avaient approuvé son innovation ; et furent aussi incrédule, au moins, que lui-même, touchant la prétendue divinité du père des poètes. Alors tous les esprits s'agirent ; Hostoginam compta vainement sur son autorité affaiblie, sur l'amour de ses sujets refroidis et dégoûtés.
Celui des Grands qui était alors le plus puissant et le plus accrédité dans l'État, s'avisa de rechercher la généalogie de Hostoginam, et soutint qu'il n'était point de la race poétique d'Herosom : on ne sait si ce fut une accusation bien fondée. Quoiqu'il en soit, cette prétendue découverte servit de prétexte pour le perdre. On fit le procès au prince, qui fut déclaré déchu de la couronne. Comme il avait des partisans redoutables, quelques Grands opinèrent pour lui ôter la vie. Mais cet avis fut unanimement rejeté, et Hostoginam fut seulement relégué dans une maison royale située au bord d'un fleuve qui arrosé la capitale. C'est-là qu'il passe ses jours dans la compagnie de ses anciens amis, hommes de mérite comme lui, qui malgré sa chute ne l'ont point abandonné. Exemple de constance et de fidélité, dont on trouve peu de modèles dans l'Histoire.
Cependant Bastippo, qui avait le plus contribué au détrônement d'Hostoginam, fut mis en sa place et couronné solennellement. Ce prince aurait été mis au rang des plus grands rois de l'île, s'il avait eu plus de politique et de modération. Mais il ne ménagea point les Grands ; au contraire il s'étudia à les rabaisser, et en toute occasion il leur marqua du mépris et même en maltraita plusieurs. Les amis du roi détrôné profitèrent alors du mécontentement des Grands, pour former une ligue contre lui, et entraînèrent même dans leur parti ceux qui l'avaient élevé sur le trône. La révolte éclata de toutes parts, et le nouveau roi se vit obligé de sortir de l'île, de crainte d'être immolé à la vengeance des Grands. Depuis ce temps-là le Gouvernement est réduit à une espèce d'anarchie, le peuple ne s'étant pu accorder sur l'élection d'un nouveau roi.
Ce détail me fit un extrême plaisir. Je demandai alors à mon Hollandais, si la foire de l'île, qui attirait tant de marchands, était bien fournie. On y trouve, me répondit-il, des assortiments de toute espèce. Dans une boutique ces sont des tragédies ; dans une autre des comédies ; dans celle-ci des paroles d'opéra, des cantates, des idylles ; dans celle-là des poèmes épiques ; ici des satires, des épîtres et des élégies ; là des fables, des contes, des épigrammes, des vaudevilles. Il y a des boutiques si bien garnies, qu'on y trouve de tout, depuis le poème épique et la tragédie, jusqu'à la chanson et à l'énigme. Il y a aussi des manufactures à toutes sortes de prix, et surtout des cantiques à bon marché.
Les marchands, lui dis-je, qui achètent tout cela, en font-ils un heureux débit ? C'est selon, me répondit-il ? Comme la plupart des acheteurs, qui sont marchands en détail, ne sont point connaisseurs, ils se voient souvent trompés et réduits à vendre à vil prix ce qu'ils ont acheté assez cher. Au reste le commerce de ces marchands, ajouta-t-il, n'est pas fort avantageux ; parce que les marchandises qu'ils ont achetées à la foire de Foollyk, sont toujours exactement visitées lorsqu'on les débarque dans les autres îles, et que ce qu'il y a de plus piquant est quelquefois confisqué par les inspecteurs.
Mais, interrompis-je, n'y a-t-il point dans cette île des orateurs, des philosophes, des géomètres ? S'il y en a, comment souffrent-ils la domination des poètes ? Il y en avait autrefois un grand nombre dans l'île, me répliqua le Hollandais, mais ils en ont été chassés, comme des perturbateurs de la tranquillité publique ; parce qu'ils méprisaient la race d'Herosom, c'est-à-dire, les enfants du Soleil et de la Lune, eux qui n'étaient que les enfants de la Terre et de l'Air ; ils ne cessaient de déclamer contre la poésie ; ils décriaient les meilleurs manufactures, et en mettaient les plus illustres ouvriers au rang de ces vils sauteurs, dont l'art pareil au leur était, disaient-ils, aussi difficile qu'inutile.
Les orateurs se sont heureusement retirés dans un pays abondant et fertile, où néanmoins la plupart sont ou maigres ou bouffis. Mais les Philosophes et les Géomètres ont été réduites à faire leur séjour dans un pays sec et aride, où il ne croît que des fruits amers, au milieu des ronces et des épines. Là, les géomètres passent le jour à tracer des figures sur le sable, et à se démontrer clairement à eux-mêmes, qu'un et un sont deux, et la nuit à observer les astres. On les prendrait pour des êtres inanimés ; il règne dans leurs villes un silence éternel ; à force de penser à la ligne courbe, à l'angle obtus, au trapèze, leur esprit semble avoir pris ces figures.
Pour les philosophes, les uns s'occupent à peser l'air, les autres à mesure le chaud, le froid, le sec, et l'humide ; à comparer deux gouttes d'eau, et à examiner si elles se ressemblent parfaitement ; à chercher des définitions, c'est-à-dire, remplacer un mot par plusieurs autres équivalents, à disputer sur la nature de l'être, sur l'infini, sur les entités modales, sur l'origine des pensées, et autres pareilles matières qu'ils croient extrêmement dignes d'occuper l'esprit humain.
Ils se plaisent surtout à entreprendre de vastes édifices, qu'ils appellent des systèmes. Ils les commencent d'abord par le faîte, qu'ils étaient le mieux qu'ils peuvent, en attendant que les fondements soient posés ; mais souvent dans cet intervalle le bâtiment s'écroule, et l'architecte est écrasé. Ils ne parlent, les uns que de tourbillons et de matière subtile, les autres que d'accidents absolus et de formes substantielles ; ce qui fait que ceux qui ont eu la curiosité d'aborder dans cette île, pour apprendre quelque chose, en reviennent toujours presqu'aussi ignorants, que ceux qui n'y ont jamais été. Au reste ce pays est toujours couvert de neige, les chemins en sont difficiles et l'on s'y égare souvent.
Si les habitants de Foollyk, dis-je alors, n'ont pu souffrir dans leur île les philosophes, les orateurs et les géomètres, ils n'ont pas eu sans doute les mêmes sentiments à l'égard des musiciens, dont l'art a tant de rapport à celui des poètes. Les Musiciens ne demeurent point dans leur île, me répondit-il, ils habitent une île très voisine, où ils vivent paisiblement, en payant un tribut au roi de Foollyk. Leur île est très agréable ; on n'y entend d'autre bruit que celui des voix et des instruments, qui y forment un concert perpétuel ; les parterres de leurs maisons de plaisance sont figurés de façon, qu'en les considérant, on croit voir un papier réglé et noté ; tous leurs jardins sont des partitions de musique, où l'on trouve à livre ouvert des airs de toute espèce ; de sorte que c'est en ce pays-là qu'on peut dire avec vérité, qu'on chante les fleurs, la verdure et les bocages. Toutes leurs maisons sont tapissées d'opéras, de cantates, de ballets et de sonates ; le peuple ne parle qu'en chantant, et les choses les plus communes donnent lieu à des récitatifs et à des airs de mouvement. Ils sont gouvernés par un prince, dont le sceptre est en forme de cylindre ; il l'a toujours à la main, et il s'en sert pour réprimer leurs failles et mettre un frein à leur caprice. Enfin ils sont tout voix ou tout oreille, et ils semblent ne faire aucun usage de leurs autres sens, et moins encore de leur raison. Cependant si le raisonnement se pouvait noter, on assure qu'ils seraient fort raisonnables. Ils sont une grande consommation des marchandises de la foire de Foollyk ; mais ordinairement ils font l'emplette de ce qu'il y a de plus mauvais, parce qu'ils ont l'art de faire paraître tout bon, en le frelatant savamment ; alors ils vendent fort cher ce qui leur coûte peu.
Une autre espèce d'hommes, qui habite une île peu éloignée, suit à peu près la même méthode, et y trouve également son compte, ce sont les Comédiens, gens polis et aimables et qui ne cherchent qu'à plaire. Ils se répandent dans toutes les îles de leur voisinage, et y bâtissent des théâtres, sur lesquels ils passent leur vie à parler en public ; ils n'ont point de gouvernement fixe, mais une espèce d'anarchie ; on assure qu'ils possèdent au souverain degré l'art de donner de l'élégance aux vers plats, de la force aux pensées faibles, de la sublimité aux extravagances, de la grâce aux choses communes. Enfin je ne sais si les habitants de Foollyk pourraient subsister, sans les musiciens et sans les comédiens, qui font un heureux débit de la plus grande partie de leurs manufactures.
Après ce détail qui me parut amusant, et dont je n'ose garantir entièrement la vérité, ne sachant tout cela que par ouï-dire, le Hollandais continua ainsi — je rapporte en historien tout ce que ma mémoire me fournit. Puisque je vous ai parlé de toutes ces îles, me dit-il, je ne dois pas omettre de vous entretenir d'une autre île très célèbre et très riche, qui est encore au nombre de celles que les Européens ont appelé mal à propos la Terre de Feu. Cette île est l'île des Médecins. Il n'y croît que de la manne, de la rhubarbe, de la casse, du séné et autres pareilles plantes médicinales ; tous les ouvriers sont apothicaires, ou faiseurs de seringues, de bistouris et de lancettes ; toutes les eaux qui y coulent sont minérales ; de sorte que la terre n'y produit rien de tout ce qui est nécessaire à la nourriture du corps et à l'usage de la vie.
Cependant les habitants sont très riches et ne manquent de rien ; les peuples des autres îles s'imaginant avoir besoin de leur secours y viennent en foule chargés d'argent, et s'en retournent ordinairement nus et mains vides, s'ils peuvent s'en retourner : car plusieurs meurent. Aussi leurs campagnes ne sont-elles que de vastes cimetières, parce que, malgré la salubrité des plantes, l'air y est très dangereux surtout pour les étrangers. Les habitants de Foollyk disent qu'il y a dans cette île un souterrain, qui conduit aux enfers par des chemins très courts, et qu'on y trouve la source de l'Achéron et du Léthé.
Le gouvernement de cette île est semblable à celui de l'ancienne Rome. Les médecins qui y dominent, représentent les patriciens ; et les chirurgiens qui sont le second corps de la république représentent les plébéiens. Les uns et les autres s'assemblent tous les jours dans un palais lugubre, tapissé de velours noir. C'est-là se tiennent toutes les délibérations, avec cette différence que les premiers, qui composent la Chambre haute, font leurs essais et leurs discours sur les vivants, et les seconds sur les morts.
Ces deux corps se haïssent à l'imitation du Sénat et du peuple romain, l'un a aussi ses consuls et l'autre ses tribuns. Les premiers cherchent sans cesse à humilier les seconds ; mais ceux-ci étant en plus grand nombre et munis de la puissante protection des prêtresses de la déesse d'Amour, qui est fort révérée en cette île, se soutiennent courageusement, et bravent les vains efforts de leurs adversaires, bien qu'ils les reconnaissent pour les maîtres.
Les premiers voyant que les seconds commençaient à prévaloir, ont publié depuis quelques années un gros volume in quarto intitulé : Les Meurtres et homicides des chirurgiens, contenant la liste de ceux qu'ils ont estropiés ou massacrés depuis un siècle. Les chirurgiens, par représailles, ont publié la liste de ceux que les médecins ont assassinés, depuis dix ans : ce qui forme, dit-on, vingt volumes in folio, en caractères très menus, apostillés et paraphés par tous les parents des morts. L'édition de ces vingt volumes, fruit de leur guerre civile, leur a fait quelque tort dans les îles voisines, où plusieurs les regardent comme les destructeurs de l'humanité. Cependant leur réputation se soutient toujours, et on continue d'avoir confiance en eux, parce que l'amour de la vie est plus fort que tous les raisonnements et que toutes les expériences, et qu'un seul homme qu'ils guérissent, efface l'idée d'un million qu'ils ont fait périr.
Après tout il faut convenir que ce n'est pas toujours leur faute, s'ils ne rendent pas la santé à tous les malades ; le monde est si injuste, qu'il voudrait que personne ne mourût entre leurs mains, comme s'ils étaient les maîtres absolus de la Nature, et qu'il fût on leur pouvoir de changer les lois de la destinée. Ils ont entr'eux une espèce de Coran, ou de Talmud, qu'ils suivent à la lettre, et dont, selon leurs statuts, il leur est défendu de s'éloigner. Tant pis pour ceux, que ce Coran ou ce Talmud condamné à mourir.
Outre les chirurgiens révoltés sans cesse contre les médecins, il y a dans l'île une autre espèce de mutins réfractaires, également haïs des uns et des autres. Ce sont les charlatans, qui exercent la médecine en fraude ; ils sont traités comme des faussonniers ; et quand ils sont pris sur le fait, leur supplice ordinaire est de leur faire avaler à la fois tout l'aloès, tout le mercure, et toutes les pilules qu'on peut saisir chez eux. Au reste les médecins de cette île déclamer, dit-on, contre le célibat ; on croit qu'ils le font ou par conscience ou par politique, afin de réparer le tort que leur art fait à la Nature.
Ceux qui contribuent le plus à la richesse de cette île, sont les habitants d'une île voisine, située au couchant, dont le gouvernement est purement hiérarchique, c'est-à-dire, entièrement sous la puissance des prêtres du dieu Ventre, appelé dans leur langue Baratrogulo : ce dieu ridicule y est représenté dans son temple sous une figure monstrueuse. C'est une statue d'une grandeur médiocre, mais extrêmement grossière et matérielle, dont le ventre large et pointu à quatre aunes de circonférence. Ses yeux sont très grands, à proportion de sa tête, qui est étroite, plate, et sans oreilles ; ses mâchoires paraissent larges et armées de dents aiguës et tranchantes : sa bouche, qui s'ouvre à chaque instant par le moyen d'un ressort caché dans son estomac, fait entendre un claquement de dents continuel.
Il est assis devant une table, sur laquelle le peuple superstitieux a la dévotion de mettre sans cesse des viandes et des mets de toute espèce, lesquels servent à la nourriture des prêtres de son temple, qui par leur embonpoint, leur épaisseur, et leur menton à triple étage, ressemblent assez aux chanoines d'Europe. Ce qu'il y a de singulier, est qu'ils sont ce qu'on appelle Gastrimythes ou Ventriloques, c'est-à-dire, que lorsqu'on les consulte, ils rendent leurs réponses, non par la bouche, mais par le ventre. Au reste ils sont oisifs, lourds et paresseux, et on les trouve presque toujours à table : c'est-là qu'ils traitent toutes les affaires de la religion et de l'État. Ils y chantent souvent les louanges du dieu qu'ils adorent ; et ces pieux fainéants n'ont point de honte de publier le dieu Ventre est le premier auteur de tous les arts et de toutes les sciences ; et que c'est lui qui a appris aux hommes à travailler pour sustenter leur vie. Sans se mettre en peine d'en donner l'exemple aux autres, ils recommandent extrêmement le travail au peuple, et n'en dispensent que les riches.
Au reste les principaux métiers qu'on exerce dans cette île, se rapportent tous à la table, et on y trouve une foule de cuisiniers, de rôtisseur et de pâtissiers. Les prêtres élisent toutes les années un doge ou doyen tiré de leur chapitre, mais cette dignité est au concours ; et celui, qui a le talent de manger le plus vite et le plus longtemps, a l'honneur d'être élu. Le pays est très fertile en pâturages : on y voit paître une infinité de troupeaux, et on y trouve toutes fortes de volaille et de gibier. Cependant il règne sans cesse dans ce pays une maladie dangereuse, qui, sans l'usage fréquent de la seringue, de la rhubarbe, de la casse, de la manne, du séné et de l'antimoine, aurait il y a déjà longtemps dépeuplé l'île, et en aurait principalement détruit tous les prêtres du dieu qu'on y adore.
Est-il possible, interrompis-je alors, que ces infatigables mangeurs ne soient pas la victime d'une intempérance si outrée ? Mais d'un autre côté, comment ces hommes sensuels et esclaves de leur goût ne préfèrent-ils pas une diète salutaire, prudemment observée de temps en temps, à l'usage fréquent des potions fades et dégoûtantes, que la médecine leur fournit ? Pour empêcher, me répondit-il, que leur embonpoint excessif ne leur cause des maladies mortelles, et surtout des apoplexies, ils usent quatre fois chaque année d'une excellente précaution, qui est de se faire dégraisser par d'habiles chirurgiens, lesquels par de légères incisions dans les parties charnues, par des topiques corrosifs, par des frictions réitérées, et par l'usage de la panacée, ont l'art de diminuer la massive épaisseur de leur volume, et les dispensent par ce moyen de l'affreuse nécessité d'avoir recours à l'abstinence.
À l'égard de la préparation des remèdes purgatifs qu'ils sont obligés de prendre fréquemment pour guérir les obstructions et suffocations dont ils sont attaqués, elle se fait d'une manière qui ne blesse point leur sensualité. On fait infuser de la manne, de la grande tithymale, et de la scammonné dans leur portage : on leur sert un coulis de rhubarb ; une fricassée de julep ; des pigeonneaux au séné ; des pilules en ragoût ; une éclanche saupoudrée de kermès minéral et végétal ; des salades de fleurs de pêche, et de follicules assaisonnées de sel stibié, de tartre soluble, d'huile de vitriol, et de vinaigre scillitique ; des tourtes de coloquinte cuites avec le coing, et faites de pâte de ricin, ou pignon d'Inde ; des fromages et des jambons empreints de sel d'epsom, de sel ammonia et polychreste ; et enfin des confitures de sureau, d'amandes douces, de roses pâles. Tout cela est savamment préparé, et si merveilleusement assaisonné par leurs cuisiniers très versés dans la pharmacie, qu'ils se trouvent purgés sans le savoir, et sans s'en apercevoir autrement que par des nausées plus fortes, des vents plus fréquents et plus tumultueux, et des déjections plus impétueuses et plus abondantes qu'à l'ordinaire, qu'ils ont soin d'aider par quelques remèdes de tabac. Avant que de se coucher, ils prennent souvent un bouillon fait avec la jusquiame, la madragore, et le stramonium, qui les fait dormir profondément, et rêver qu'ils sont à table.
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[Notes de bas de page : ¹ = R. P.]«Le Nouveau Gulliver» :
Table des Chapitres ; Quatrième Partie
[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]