«LE NOUVEAU GULLIVER» DE L'ABBÉ GUYOT DESFONTAINES ; PREMIÈRE PARTIE.
«LE NOUVEAU GULLIVER»
PARTIE 1 : RELATION DU SÉJOUR DE JEAN GULLIVER À L'ÎLE DE BABILARY.
CHAPITRE 1. — Éducation de l'Auteur. — Son inclination naturelle pour les voyages. — Son application à l'étude. — Son dégoût pour la philosophie de l'école. — Il balance entre la profession d'homme d'affaires et celle d'homme de lettres. — Il s'embarque pour la Chine.
J'ai observé que les enfants ont ordinairement les mêmes inclinations que leurs pères, à moins que l'éducation qu'ils ont reçue, n'ait changé en eux cette disposition naturelle. Je sais néanmoins que les enfants ne ressemblent quelquefois qu'à leurs mères ; d'où il arrive, par exemple, que le fils d'un poète est sage, que le fils d'un philosophe est petit-maître ou dévot, et que le fils d'un voyageur est sédentaire.
Pour moi je puis dire que je ressemble beaucoup à mon père, non seulement par mes qualités extérieures, mais encore par le caractère de mon âme ; et sur ce fondement j'ose me flatter d'être vraiment le fils du célèbre capitaine Gulliver et de Mary Burton son épouse, dont la conduite a toujours passée pour irréprochable. Ayant été élevé dans la maison de mon père, où j'entendais parler continuellement de ses voyages et des admirables découvertes, qu'il avait faites dans les différentes mers qui'avait parcourues, je me suis senti dès ma première enfance un désir de voyager sur mer, que rien n'a pu ralentir. En vain me peignait-on quelquefois les dangers des tempêtes et des rencontres, et me représentait-on les périls affreux où mon père avait été exposé. La curiosité l'emportait sur la crainte, et je consentais de souffrir comme mon père, pourvu que je pusse voir comme lui des choses aussi merveilleuses.
Il me trouva dans ces dispositions au retour de son troisième voyage, qui était celui de Laputa ; et charmé de voir en moi des inclinations si conformes aux siennes, il me promit de m'emmener avec lui au premier voyage qu'il ferait. Apparemment qu'il comptait de ne partir pas sitôt : car n'ayant quatorze ans, j'étais trop jeune pour le pouvoir suivre alors. Aussi ne me tint-il pas sa promesse ; car peu de temps après s'étant embarqué à Portmouth le 2 août 1710, il ne dit adieu qu'à ma mère, et me laissa inconsolable de son départ précipité.
Jamais enfant n'a plus souhaité que moi de devenir grand et d'avancer en âge, non pour être à couvert des disgrâces de l'enfance, ou pour jouir d'une agréable liberté, mais seulement pour être en état de supporter les fatigues d'un voyage sur mer, et d'être reçu dans un vaisseau. J'allais au collège malgré moi ; que m'importe, disais-je quelquefois en moi-même, d'apprendre des langues, qui ne me seront jamais d'aucun usage ? Les Indiens, les Chinois, les peuples du Nouveau Monde seront-ils plus d'estime de moi, parce que je saurai le grec et le latin ? Que ne puis-je apprendre plutôt les langues de l'Asie, de l'Afrique, ou de l'Amérique ? Cela me serait sans doute plus utile. Malgré ces réflexions, qui me causaient quelquefois du dégoût, je ne laissai pas de faire mes études avec succès.
Celle qui me rebuta le plus, fut l'étude de la philosophie telle qu'on l'enseigne dans les universités. Le fameux professeur sous lequel j'étudiais, nous débitait gravement que la logique de l'École était absolument nécessaire pour toutes les sciences, qu'elle dirigeait l'esprit dans ses opérations, et lui donnait une justesse, à laquelle on ne pouvait atteindre sans elle. Il faisait même soutenir des thèses sur cet article. Cependant il raisonnait lui-même si mal en toute occasion, et toutes les opérations de son esprit grossier et matériel étaient si mal dirigées, qu'on peut dire qu'il argumentait sans cesse contre sa ridicule opinion.
La métaphysique me parut plus propre à rendre l'esprit sec et stérile, qu'à lui donner de la précision ; je n'en pouvais soutenir les extravagantes subtilités. La morale qui est faite pour le cœur, était mise en problèmes et en questions épineuses. À l'égard de la physique, on en apprend si peu dans l'École, que le fruit qu'on en retire ne vaut pas le temps qu'on y consacre. L'étude des livres de Descartes et de Newton et de quelques autres philosophes modernes, est selon moi le meilleur des cours de philosophie ; on ne s'y gâte point l'esprit par un barbare tissu de distinctions scolastiques. Aussi je puis dire, que le peu de philosophie que je sais, je l'ai puisé dans ces livres, et l'ai beaucoup augmenté par l'oubli de tout ce que le collège m'avait appris.
Je m'appliquai extrêmement pendant le cours de mes études à la géographie ; par-là, ne pouvant voyager en effet, je voyageais en idée. Je lisais avec avidité toutes les relations des pays étrangers, qui me tombaient entre les mains. Je faisais mille questions à ceux qui avaient parcouru les mers ; je m'entretenais souvent avec des matelots, et la vue d'un vaisseau et de tous ses agrès excitait en moi des mouvements indélibérés, semblables à ceux d'Achille à l'aspect d'une épée ou d'une lance.
Ma mère, qui se voyait chargée de plusieurs enfants avec un revenu médiocre, m'excitait à chercher avec empressement quelque petit emploi de finance. Elle me mettait devant les yeux l'exemple d'un grand nombre d'opulents et superbes financiers, dont la modestie prudente avec d'abord accepté les plus minces et les humiliantes commissions. Mais quelque chose qu'elle me put dire, elle ne pouvait persuader d'embrasser un état incertain et peu honoré, où la friponnerie n'est pas toujours heureuse, et où l'on court risque de passer une triste vie dans l'insupportable dépendance d'une foule de maîtres plus impérieux que respectables, dont l'inconstance procure souvent à ceux qu'ils emploient le sort du malheureux et famélique Erysichthon (*).
Si j'avais pu me résoudre à une vie sédentaire, j'aurais, ce me semble, préféré à toutes les autres professions celle d'homme de lettres. Vous avez d'heureuses dispositions pour les sciences, me disait un jour un aimable savant ; la Nature vous a donné de la mémoire, de l'intelligence, du génie, de la fécondité et du goût ; vous pouvez par le rare assemblage de ces qualités et par l'exercice de vos talents rendre de grands services à la République des Lettres, et faire honneur à votre nom et à votre patrie. Vous savez quelle considération on a dans ce royaume pour les personnes qui se distinguent dans les sciences. L'Angleterre devient de jour en jour le siège glorieux de l'Empire des Beaux-Arts et de toutes les connaissances curieuses. On ne voit point ici le philosophe profond, l'historien docte et judicieux, l'écrivain délicat et sensé, languir dans une triste indigence ; les places dues aux savants et aux beaux esprits ne sont remplies que par eux. Le mérite littéraire y est toujours reconnu et récompensé. Embrassez, mon cher Gulliver, un état tranquille et honorable, où sans acquérir la richesse immense d'un partisan, vous obtiendrez celle qui par sa médiocrité est plus digne d'un honnête homme.
C'est ainsi que j'étais pressé tour à tour d'embrasser la profession d'homme d'affaires ou celle d'homme de lettres. Quelle différence néanmoins entre ces deux états ! L'un brûle d'amasser des richesses, l'autre ne songe qu'à acquérir des connaissances ; l'un fait fortune, l'autre ne se fait qu'un nom ; l'un s'enrichit de la dépouille des vivants, l'autre de celle des morts ; l'un méprise également la science et les savants, l'autre méprise plus les riches que la richesse ; l'un jouit de la vie, l'autre vit après sa mort.
L'année 1714, ayant alors dix-huit ans, une taille assez avantageuse et un air robuste, je fis un paquet de toutes mes hardes ; et sans prendre congé ni de ma mère, ni d'aucun de mes parents, ayant recueilli un peu d'argent, qui me fut prêté par de bons amis, et m'étant munis de quelques livres, je me rendis à Bristol, où j'avais appris qu'un vaisseau prêt à mettre à la voile pour un voyage à la Chine manquait d'un second écrivain. Quoique je n'eusse ni expérience ni recommandation, je me flattai de pouvoir obtenir cette place ; et dans cette vue je vins offrir mes services au capitaine Harrington qui devait monter ce vaisseau. L'emploi n'était ni fort lucratif ni fort honorable ; mais comme il me procurait le moyen de voyager sur mer, il était devenu l'objet de tous mes désirs. D'ailleurs je n'ignorais pas, que plusieurs de nos plus célèbres marins et de nos plus riches négociants avaient commencé par des emplois bien moins honnêtes.
Je dis au capitaine que j'étais un jeune homme sans fortune, qui n'avait pour toute ressource qu'un peu d'éducation et beaucoup d'honneur ; qu'ayant fait toutes mes études avec assez de succès, j'avais quelque intelligence ; que je me sentais une forte inclination pour les voyages de mer ; qu'enfin je me croyais capable de l'emploi que je le priais de m'accorder. Le capitaine faisant peu de cas de ce que je lui disais de mes études, se contenta de me demander si je savais l'arithmétique. Comme ma mère me l'avait fait apprendre dès ma première jeunesse, il me fut aisé de le contenter sur cet article. Il me fit encore quelques questions, auxquelles je répondis judicieusement et avec grâce ; encore que paraissant content de mon esprit, de ma figure, et de mes manières, il m'accorda la place que je lui demandais. Ma joie fut extrême, surtout le jour que nous levâmes l'ancre, qui fut le 3 octobre 1714.
Je m'appliquai d'abord à gagner les bonnes grâces du capitaine et de tous les officiers, et à m'acquérir l'estime de tout l'équipage. Quoique la figure d'un homme ne doive être naturellement considérée que par les femmes, il est certain néanmoins qu'un jeune homme beau et bien fait plaît généralement à tout le monde, lorsque les qualités de l'âme répondent à celle du corps, et qu'il a de l'esprit et de la vertu. Je ne sais si l'on trouva en moi cet heureux assortiment, et si mon extérieur avantageux ne contribua pas autant à me faire aimer, que ma sagesse, mes manières polies et mon humeur douce, égale et complaisante. Le capitaine Harrington me témoignait en toute occasion de l'estime et de l'amitié. Mon application et mon zèle par rapport à mon emploi, la facilité avec laquelle j'apprenais le pilotage, les raisonnements sensés que je faisais sur différentes matières, ma conduite prudente et circonspecte, et le courage que faisait paraître dans toutes les occasions, lui avaient fait dire plusieurs fois, que je ferais un jour une fortune considérable, et parviendrais peut-être aux premiers honneurs de la marine. Ces louanges me remplissaient d'émulation, et m'inspiraient un secret orgueil, que je cachais néanmoins prudemment ; persuadé que rien n'est plus capable de nous faire perdre l'estime des hommes, que de sembler croire qu'on l'a obtenu. Je me sentais déjà l'ambition d'un bachelier d'Oxford, qui se destine à l'évêché ; heureusement je n'avais ni ignorance ni vices à cacher.
CHAPITRE 2. — Le vaisseau est battu par une tempête, pousse dans l'océan Oriental et pris ensuite par des corsaires de l'île de Babilary. — L'auteur est conduit dans le sérail de la Reine.
Je n'entretiendrai point le lecteur des différents vents qui soufflèrent pendant le cours de notre navigation, du beau temps que nous eûmes, du mauvais que nous essuyâmes, des rencontres indifférentes que nous fîmes, ni des îles où nous fûmes obligés de mouiller pour faire eau, et renouveler nos vivres ; ce détail ne serait ni intéressant ni instructif, et mon dessein n'est pas d'ennuyer exprès le lecteur.
Nous avions passé le détroit de la Sonde, et nous nous trouvions vis-à-vis le golfe de Cochinchine, au mois de juin de l'année 1715, lorsque nous rencontrâmes un navire anglais qui était en retour, commandé par le capitaine Fesry. Nous mîmes alors la chaloupe à la mer, et envoyâmes lui demander des nouvelles de l'état du commerce à Canton, port de la Chine, où abordent l'ordinaire tous les vaisseaux d'Europe, pour y faire leur vente et leur cargaison. Il nous apprit qu'il y avait actuellement un grand nombre de vaisseaux européens dans ce port, en sorte que les marchandises d'Europe s'y vendaient à vil prix, et que celles de la Chine, surtout la soie crue de Nankin, y étaient fort chères ; il nous conseilla pour cette raison d'aborder à un autre port, et de nous rendre à celui d'Amoy dans la province de Fujian.
Nous fîmes réflexion que ce port nous convenait d'autant plus, que suivant l'ordre de nos armateurs, nous devions retourner par les mers du Sud. Nous suivîmes donc le funeste conseil du capitaine Fesry, et ayant laissé l'île de Macao et le port de Canton sur notre droite, nous entrâmes, vers le milieu de juillet, dans la mer de la Chine. Nous savions qu'il y avait du danger à naviguer sur cette mer, dans les mois d'août et de septembre, mais nous espérions arriver dans la rade d'Amoy au commencement du mois d'août, et n'avoir point de typhons à essuyer. Ces typhons sont des ouragans, qui commençant ordinairement du côté de l'est, mais qui font souvent en moins de quatre heures le tour de compas. Ils sont appelés taaîfung par les Chinois ; et c'est de-là que les Européens les appellent typhons.
Le 2 août nous n'étions qu'à trente lieues d'Amoy, et nous nous réjouissions de nous voir si près du port, lorsque nous fûmes tout à coup attaqués par ces redoutables coups de vent, dont je viens de parler. Il s'éleva en même temps un affreux orage, et jamais la mer ne parut si irritée. Notre grand mât fut emporté, la plupart de nos voiles furent déchirées. Nous nous vîmes pendant quarante-quatre heures de suite dans les ténèbres et dans les horreurs de la mort, et nous nous sentions poussés très loin sans savoir de quel côté. Notre capitaine fit paraître en cette occasion beaucoup de présence d'esprit, d'intrépidité et d'expérience il encourageait tout l'équipage par son exemple. De mon côté je travaillai avec beaucoup de zèle et de confiance ; ce qui augmenta dans la suite son estime et son affection pour moi. Enfin le vent tomba, et la tempête diminua peu à peu.
Le jour ayant paru, nous estimâmes que nous étions dans l'océan Oriental, au-delà de l'île d'Honshu, qui est la plus grande des îles du Japon. Alors nous jugeâmes à propos de faire voile au sud-ouest pour nous rendre à Amoy. Au bout de huit jours nous découvrîmes une île, qui nous parut grande et que nous prîmes pour l'île de Formose. Nous cinglions vers cette île, lorsque nous vîmes venir à nous un gros vaisseau, que nous parut un corsaire, et dans la disposition de donner la chasse et de nous attaquer. Il nous atteignit, et lorsqu'il fut à la portée du canon il nous salua de plusieurs bordées qui nous contraignirent de nous rendre après un combat d'une heure et demie. Les vainqueurs entrèrent dans notre navire le sabre à la main, et nous ayant tous liés, nous firent passer dans leur bord, où l'on fit trois classes des prisonniers, à savoir des hommes vieux, des hommes de moyen âge, et des jeunes gens : ceux-ci furent encore divisés en deux classes. On en fit une particulière de ceux qui étaient beaux et bienfaits, et on me fit l'honneur de me mettre dans celle-là. Ces barbares qui nous avaient parus terribles le sabre à la main, nous parurent alors avoir un air poli et humain ; aucun d'eux n'avait de barbe ; ils avaient de longs cheveux, et la plupart paraissaient petits, jeunes et très beaux.
Quelque temps après, le capitaine corsaire entra dans l'endroit où j'étais avec mes compagnons ; et après nous avoir tous considérés, s'approcha de moi, me baisa la main, et me conduisit dans la chambre de poupe, où il me fit des caresses, qui me surprirent extrêmement. J'ignorais que ce capitaine était une femme.
Je vis alors entrer un homme qui paraissait âgé. Son visage majestueux était orné d'une barbe vénérable : sa taille était beaucoup plus grande que celle de tous les autres barbares, et il avait l'air plus mâle. J'appris dans la suite que c'était un commissaire royal, revêtu de la charge d'Inspecteur des Prises. À sa vue le capitaine tâcha de déguiser sa passion, et bientôt après il me laissa seul avec lui. Zindernein, — c'était le nom de cet inspecteur — s'étant un peu aperçu des sentiments du capitaine, me fit entendre que mon intérêt était d'être sage, et de bien conserver mon honneur. Aussitôt il me fit passer dans sa chambre, m'y fit préparer un lit, et il sembla toujours me garder à vue jusqu'à notre arrivée dans l'île.
Cette île, ainsi que je l'entendis nommer alors, s'appelait l'île de Babilary — mot qui signifie dans la langue du pays «la gloire des femmes». Nous mouillâmes au port, au bout de deux jours, et aussitôt nous vîmes venir à nous un grand nombre d'insulaires, qui félicitèrent leurs compatriotes sur leur prise. Tous mes compagnons ayant été le lendemain exposés en vente, furent achetés à différent prix, selon leur âge et leurs qualités personnelles ; et Harrington fut vendu à plus bas prix que les autres, parce qu'il était le plus âgé. Pour moi je ne fus point proposé à l'encan. Au sortir du vaisseau, Zindernein monta avec moi dans une espèce de calèche tirée par quatre animaux assez semblables à des cerfs ; et en moins de deux heures nous arrivâmes à Ramaja, qui est la capitale de l'île et la ville royale, éloignée de douze lieues du port, où nous avions abordé. Une foule de peuple s'amassa autour de nous à notre arrivée, et j'entendais s'écrier de tous côtés Sa-balacouroucoutou, c'est-à-dire, «que cet étranger est beau».
Nous descendîmes à la porte d'un palais, dont l'aspect me parut superbe, et dont l'entrée était gardée par plusieurs jeunes soldats. Zindernein m'ayant introduit, me fit traverser plusieurs appartements, où quelques jeunes hommes magnifiquement habillés vinrent au-devant de moi ; tous me considérèrent en silence, à cause du respect que leur imprimait la présence de mon conducteur ; on me fit reposer ensuite dans une chambre où bientôt après une douzaine de vieilles femmes, que je pris pour des hommes, m'apportèrent des vêtements, et me firent signe de déshabiller. J'obéis avec le plus de décence qu'il me fut possible, et je fus aussitôt revêtu d'une veste blanche de fin lin, et d'une robe de soie de couleur de rose.
On me conduisit bientôt après dans une salle, où un magnifique repas était préparé ; on me fit asseoir à table dans la place la plus honorable. Zindernein se mit auprès de moi, et les autres places furent occupées par les jeunes gens, qui m'avaient abordé à mon arrivée dans ce palais.
On peut juger que j'étais fort étonné de tout ce que je voyais : je ne savais que juger de ma situation. Zindernein me rassurait par ses caresses et par des signes flatteurs, qui me faisaient comprendre que j'étais destiné à être heureux. Pendant le repas on s'entretint de diverses choses, que je ne pus entendre, en sorte que je m'ennuyai un peu ; mais comme j'avais un grand appétit, je mangeai beaucoup, ce qui parut faire plaisir à Zindernein. Je comprenais par le mouvement des yeux de ceux qui était à table, que j'avais beaucoup de part à leurs discours ; ils paraissaient quelquefois disputer ensemble en me regardant, ce qui me fit juger qu'ils ne pensaient pas tous sur mon sujet de la même manière. Sur sa fin du repas on nous fit entendre un concert de voix et d'instruments, qui ne me causa qu'un plaisir médiocre ; cette musique me parut sans force, sans génie, fade, uniforme, et d'une mollesse dégoûtante, telle que la musique des Français (†).
Comme j'étais fort fatigué, je fis comprendre à Zindernein que j'avais besoin de repos. Il me conduisit lui-même dans une chambre meublée magnifiquement, où deux vieilles femmes qui m'attendaient, me déshabillèrent. Je me mis au lit, et Zindernein me dit adieu, après m'avoir promis de me venir revoir le lendemain : je restai seul, et la porte de ma chambre fut fermée à la clef.
Je me livrai alors aux plus tristes réflexions ; me voilà, disais-je, dans une véritable prison, j'ai perdu ma liberté ; je passerai ici le reste de mes jours, sans aucun espoir de la recouvrer. Mais pourquoi ces délices et ces magnificences ? Quelle prison ! À quoi suis-je destiné ? N'est-ce point pour m'empêcher de mourir d'ennui et de douleur, qu'on me traite si bien ? On me réserve sans doute pour être immolé à la divinité qu'on adore dans ces lieux. Mais si cela est, pourquoi les autres jeunes gens, qui étaient à table avec moi, et qui vraisemblablement sont comme moi captifs en cette île, auraient-ils l'air si tranquille, et si gai ? Si je suis réduit seulement à l'esclavage, le traitement qu'on me fait ici, a-t-il quelque rapport à la condition d'esclave ? Tous ceux sont ici les compagnons de mon sort, n'ont point l'air servile. Où suis-je, que suis-je, que ferai-je ? Peut-être hélas qu'on prétend me faire renoncer à ma religion : mais il n'y a rien que je ne souffre plutôt que d'y consentit.
Ces pensées inquiètes retardèrent mon sommeil ; cependant je m'y abandonnai à la fin, et je dormis tranquillement. Le lendemain je m'éveillai à regret : le sommeil finit toujours trop tôt pour les malheureux.
CHAPITRE 3. — L'Auteur apprend en peu de temps la langue babilarienne par une méthode singulière et nouvelle ; ses entretiens avec le directeur du sérail, qui lui découvre que les charges et emplois de l'État sont exercés par des femmes. — Origine de cet usage.
Zindernein vint me trouver peu de temps après que je fus éveillé. Il me témoigna beaucoup de bonté, et me voyant triste et inquiet, il me fit comprendre que je n'avais aucun sujet de m'affliger. Un moment après, je vis entrer dans ma chambre un homme, qui avait un talent merveilleux pour apprendre la langue du pays aux étrangers, sans le secours d'aucune grammaire raisonnée. C'était un peintre en miniature, excellent dessinateur, qui avait recueilli dans deux gros volumes les images de toutes les choses naturelles, qu'il avait peintes lui-même, et qu'il avait fait graver. Tout son art consistait à présenter d'abord à ses écoliers les tableaux des choses les plus simples et les plus ordinaires ; à chaque estampe qu'il lui montrait, il lui prononçait le terme qui dans sa langue servait à l'exprimer, et le lui faisait écrire au bas, dans le caractère étranger que chaque écolier pouvait connaître, et qui lui était propre ; ce qui formait pour ses disciples une espèce de dictionnaire très commode.
Nous n'apprenons les langues étrangères, qu'en liant l'idée d'un mot, dont nous voulons retenir la signification, avec l'idée d'un autre mot qui nous est familier. Ainsi nous retenons un son par le moyen d'un autre son. Or ce qui entre dans notre esprit par l'organe de la vue, s'y imprime bien mieux que tout ce qui y entre par le moyen des autres ses, comme l'expérience le prouve. D'où je conclus, que la méthode de ce peintre-grammairien était excellente, et qu'on devrait s'en servir dans les universités pour apprendre le grec et le latin à la jeunesse. Les enfants n'apprennent si promptement la langue de leurs nourrices, que parce qu'ils voient et regardent attentivement tout ce qu'ils entendent prononcer. Je prévois néanmoins que ce nouveau système de grammaire ne sera pas plus goûté, que les nouvelles méthodes, qu'on invente tous les jours en Europe, pour abréger le chemin des sciences, et qui n'augmentent pas beaucoup le nombre des savants.
Je passai quinze jours à apprendre tous les noms substantifs de la langue babilarienne : à mesure que j'apprenais les substantifs, j'apprenais aussi les adjectifs, parce qu'il n'y avait point d'estampe, qui ne représentait la chose avec plusieurs attributs. Plusieurs de ces estampes étaient enluminées, sans quoi je n'aurais pu apprendre les noms des couleurs.
À l'égard des verbes, qui expriment une action de l'âme ou du corps, mon maître voyant que j'avais la mémoire très heureuse, et que je savais déjà les noms, me mit entre les mains le second volume de son recueil, qui contenait les verbes, c'est-à-dire, les tableaux de toutes les actions et de toutes les passions. Comme les noms de cette langue ne se déclinent point, les verbes ne se conjuguent point non plus : en quoi elle a beaucoup de rapport à la langue anglaise, plus parfaite en cela que la plupart des autres langues hérissées de difficultés inutiles. Elle n'a point, non plus que la nôtre, de noms masculins, ni de noms féminins, pour exprimer les êtres inanimés ; ce qui m'a toujours paru la chose du monde la plus absurde. Car pourquoi, par exemple, ensis en latin, qui veut dire une épée, est-il du genre masculin, et vagina, qui veut dire le fourreau, est-il du genre féminin ? L'épée et le fourreau ont-ils un sexe différent ? J'ajouterais plusieurs autres observations sur cette matière, si ces sortes de recherches convenaient à un voyager.
Les estampes destinées à exprimer les verbes, étaient pour la plupart assez composées ; mais en même temps, je ne vis jamais rien de si bien dessiné, surtout lorsqu'il s'agissait d'exprimer les mouvements de l'âme, comme la haine, le désir, la crainte, l'espérance, l'estime, le respect, le mépris, la colère, la soumission ; et les vertus, telles que la chasteté, l'obéissance, la fidélité ; et les vices, comme la fourberie, l'avarice, l'orgueil, la cruauté, etc.
Comme nous exprimons ces choses, par des termes métaphoriques et analogues aux mouvements et aux modifications de notre corps, il est clair que rien n'est plus aisé que de peindre tout cela aux yeux. Les adverbes, qui servent à augmenter, ou à diminuer la force des verbes, et à mettre des nuances dans idées, étaient peints aussi, et à mesure que j'apprenais les verbes, par l'expression des actions peintes, j'apprenais aussi les adverbes, par la peinture des modalités de ces actions. Par exemple, les différents degrés d'amour formaient autant de tableaux différents, auxquels répondait un terme commun, avec l'addition d'un autre terme, pour exprimer les degrés de la passion ; ce qui faisait l'adverbe.
Zindernein me rendait visite tous les jours, et était charmé du progrès que je faisais dans la langue babilarienne. Enfin au bout d'un mois je fus en état de m'entretenir avec lui, quelquefois l'expression propre me fuyait ; mais comprenant ce que je voulais dire, il me la suggérait. D'ailleurs cette langue se parle très lentement, en sorte qu'on a le temps de chercher les mots en parlant ; la prononciation en est fort aisée, parce que la langue est très douce : à l'égard de l'accent, je le pris peu à peu. Au reste ce qui fit que j'appris promptement la langue babilarienne, est que pendant deux mois je fus très retiré, ne parlant à personne, si ce n'était à mon maître et à Zindernein. C'est par le recueillement qu'on acquiert des connaissances, et qu'on s'orne l'esprit.
Dans les premiers entretiens que j'eus avec Zindernein, je lui demandai, pourquoi on avait tant d'attention pour moi, par quel motif j'étais si bien traité, quel était le lieu que j'habitais, à quoi j'étais destiné ? Il ne fit point difficulté de satisfaire ma curiosité, et me dit que j'étais dans le sérail de la Reine, où il y avait environ une douzaine de jeunes étrangers comme moi, qu'elle affectionnait, et qu'elle faisait élever pour ses plaisirs. Les hommes de cette île, ajouta-t-il, ne sont pas dignes d'elle. La Reine croit que ce serait offenser la majesté de son rang que de s'abaisser à aimer aucun de ses sujets, et qu'il y aurait même du danger du côté de la politique dans cet honneur qu'elle leur ferait, parce que les familles de l'île dans lesquelles elle choisirait des maris, pourraient se prévaloir de cette élévation. Eh quoi ! lui répondis-je, suis-je destiné à être le mari de la Reine ? Oui, me répliqua-t-il, si votre esprit et votre figure lui plaisent : mais tous les jeunes gens qui sont ici ont la même prétention. Voilà une étrange conduite pour une reine, repartis-je ; est-il possible que la pudeur d'une femme souffre une douzaine de maris ?
Elle n'en a jamais qu'un à la fois, me répondit Zindernein ; mais elle a le droit de le changer une fois toutes les années, dans le cas où elle le veut ; et alors elle choisit du sérail celui des jeunes gens qu'elle aime davantage, pour l'élever à cet honneur : et dans ce cas elle renvoie le mari, qu'elle quitte, dans ce même sérail d'où elle le retire quelquefois, si elle le juge à propos, pour l'épouser encore. Celui qu'elle a actuellement vit avec elle depuis dix mois, son temps va finir, et l'on croit qu'il ne sera pas continué ; il y a dans ce lieu un jeune homme pleine de mérite et d'appas, qui selon l'opinion commune lui succédera. Peut-être que votre tour viendra, et que vous aurez le bonheur de plaire à Sa Majesté. Qui sait même, si vous ne serez point préféré à ce jeune homme destiné à ses augustes embrassements ?
Cet honneur, repartis-je, aurait de quoi me flatter, s'il était durable, et si en devenant l'époux de la Reine, je devenais Roi. Cela est impossible, me répondit Zindernein ; la loi y est formellement contraire. Quoi, lui dis-je, il y a une loi dans cette île, qui interdit le trône aux hommes, et qui y élève les femmes, à l'exclusion de tous les mâles ? Cela n'est pas ainsi chez nous ; une femme (‡), il est vrai, est actuellement sur le trône d'Angleterre, mais ce n'est que par accident, et parce que la plus grande partie de notre nation l'a jugée la plus proche héritière de la Couronne. Après sa mort nous aurons un roi ; ce qui est plus convenable de toutes manières. Car nous sentons qu'il est honteux à des hommes d'être asservis à une femme. Les hommes forment le sexe dominant, c'est à eux de commander. Cela devrait être ainsi dans cette île, me répondit-il, et cela a été autrefois. Mais les mœurs sont changées, et aujourd'hui les femmes y sont les maîtresses. Elles y occupent toutes les charges de l'épée et de la robe : elles seules composent nos armées de terre et de mer ; les hommes en un mot sont ici ce que les femmes sont dans votre pays.
Eh quoi, lui répondis-je, vous qui présidez ici, et qui avez de l'autorité sur les vaisseaux, n'êtes-vous pas un homme ? Ceux qui nous ont pris sont-ce des femmes ? Oui, me répliqua-t-il, ce sont des femmes qui ont pris votre vaisseau. Elles sont habillées comme tous les hommes, à l'exception que leurs robes ne leur descendent que jusqu'à la moitié des jambes, et que les hommes ont une robe beaucoup plus longue, et qui a plus de circuit. Pour moi je suis homme, et le seul homme qui ait quelque autorité dans l'État, parce qu'il n'y a qu'un homme qui puisse exercer ma charge.
Je sentis alors une espèce de honte, en apprenant que j'avais été vaincu les armes à la main par des femmes, et je ne pus m'empêcher de rougir. Mais Zindernein, qui s'en aperçut, me dit que les femmes de l'île qui avaient embrassé l'état militaire, étaient très aguerries et très braves, qu'elles étaient furieuses dans les combats, et qu'il était difficile aux hommes de soutenir leurs efforts. Elles sont d'ailleurs fort vigoureuses, ajouta-t-il ; comme elles sont élevées de bonne heure à faire tous les exercices du corps, et qu'elles apprennent dans leur première jeunesse à monter à cheval, et à faire des armes, qu'elles vont souvent à la chasse, qu'elles boivent des liqueurs, qu'elles ont plus de vigueur que les hommes de ce pays, à qui tout cela est interdit suivant les règles de la bienséance. Nous n'avons pas toujours été dans cet usage, ajouta-t-il, et je vous en expliquerai l'origine, si cela excite votre curiosité. Je le priai de m'en instruire, et il commença ainsi :
Il y a environ sept mille deux cents lunes, qu'Amenéinin régnait dans cette île. Sous son règne les hommes commencèrent à avoir des égards infinis pour les femmes ; il semblait même que le règne des femmes fût déjà venu. Le Roi, et à son exemple, tous les hommes de l'île, négligeant toute affaire sérieuse, ne donnant plus aucune attention à l'étude des lois et de la politique, dédaignant la gloire, fuyant la guerre, n'administrant plus la justice, méprisant la science et les beaux-arts, plongés dans l'ignorance de l'histoire et de la philosophie, détestant tout genre de travail, sans honneur et sans émulation, étaient continuellement aux pieds d'une sexe enchanteur, qui naturellement ambitieux, entreprit de profiter de la honteuse mollesse des hommes, pour secouer le joug, que la sagesse des premiers temps leur avait justement imposé, et que la faiblesse du sexe dominant avait depuis rendu trop léger. Elles ne réussirent que trop bien dans cette funeste entreprise. La reine Aiginu, dont le Roi cultivait peu les appas, commença la trahison. Elle s'empara du trône, et en fit tomber un mari faible, négligent, noyé dans les plaisirs, et esclave d'une foule de maîtresses.
La conspiration de toutes les femmes éclata en même temps ; s'étant élevées au-dessus de leurs maris, elles s'emparèrent non seulement de la conduite des affaires domestiques, que ceux-ci négligeaient entièrement, mais encore du gouvernement de toutes les affaires publiques, de la politique, de la finance, de la guerre, de l'administration de la justice, dont on ne prenait plus aucun soin. Cependant elles n'osèrent d'abord usurper ouvertement le droit des hommes ; elles se continrent de travailler sous leur nom. Si elles eussent alors porté plus loin leurs attentats, les hommes se seraient peut-être réveillés de leur profond assoupissement, ou auraient au moins disputé un pouvoir absolu ; qu'ils tenaient de la nature et de la raison. Mais les femmes naturellement adroites et d'un esprit fin et subtil, s'y prirent autrement : elles flattèrent leurs époux, et séduisirent leurs amants. Elles trouvèrent enfin dans leurs attraits tous les préparatifs d'une fatale révolution.
On s'accoutuma peu à peu à recevoir la loi des femmes : comme elles gouvernaient assez bien, et qu'il y avait au moins beaucoup plus d'ordre dans l'État qu'auparavant, on ne murmura point. On s'imagina même avec le temps, que puisqu'elles réussissaient si heureusement dans le maniement des affaires, elles étaient nées pour commander. Cependant les hommes se plongeaient de plus en plus dans l'oisiveté et leur paresse croissait à mesure qu'elle était fomentée par leur inaction. Ce fut alors, dit-on, qu'il parut au ciel une comète extraordinaire, dont la chevelure semblait éclipsée : présage, que les femmes astrologues ne manquèrent pas d'interpréter en leur faveur.
Après la mort du roi Amenéinin, Aiginu fit mourir les parents de son mari, qui auraient pu lui disputer l'autorité, et renverser ses projets ; on croit même qu'elle sacrifia son fils à sa détestable ambition. Quelques vieillards devenus sérieux et inquiets, s'efforcèrent en vain de rappeler les anciens usages, et de rétablir le sexe masculin dans ses premiers droits. Ils furent bannis par un acte du Parlement, composé des femmes les plus distinguées de l'île. Quelques autres vieillards, qui auraient pu encore essayer de remuer, intimidés par cet exemple, prirent conseil de leur âge et de leur faiblesse, et demeurèrent tranquilles. Les autres, après avoir langui toute leur vie aux pieds des femmes, n'osèrent prendre les armes contre elles, et achevèrent le reste de leur vie sous un joug, qu'ils avaient volontairement porté dans leur jeunesse. À l'égard des jeunes, nés dans la servitude, il ne leur vint pas seulement dans l'esprit de tâcher de s'en affranchir.
Tandis que Zindernein me parlait ainsi, je faisais réflexion que les hommes d'Europe, par le genre de vie qu'ils mènent aujourd'hui, pourraient bien voir un jour arriver quelque révolution semblable parmi eux. Leur mollesse et leur ignorance préparent depuis longtemps cet événement, pourvu que les femmes sachent profiter de la disposition des hommes.
Cependant, continua Zindernein, les peuples du nord de cette grande île, qui formaient alors un royaume particulier et indépendant du nôtre, craignant la contagion d'un exemple si voisin, et appréhendant que leurs femmes ne formassent chez eux une pareille entreprise, envoyèrent secrètement des émissaires dans nos provinces, pour tâcher de soulever les hommes, et d'abolir le nouveau gouvernement. Vingt mille hommes s'étant révoltés, sommèrent la Reine de faire élire un roi par un parlement d'hommes, et la menacèrent d'en élire un, en cas de refus. La proposition fut fièrement rejetée par la Reine, qui menaça les rebelles de leur faire sentir le poids de son bras, s'ils ne se hâtaient de rentrer dans le devoir. Aussitôt elle assembla une armée de cinquante mille femmes, pour réduire les mutins. Ce qu'il y eut de plus honteux, est que trois mille jeunes gens entraînent par leur faiblesse, souffrirent d'être incorporés dans ces régiments féminins. L'armée était commandée par la Reine en personne qui avait sous elle douze lieutenantes générales, douze maréchales de camp, trente-six brigadières, et quarante-huit colonelles.
Les deux armées se rencontrèrent dans la plaine de Camaraca. Les hommes étaient armés d'arcs et de flèches, et leur cavalerie était très bien montée. La Reine, qui jugea que ses troupes peu aguerries alors, et qui n'avaient jamais vu de combat, auraient de la peine à résister à une armée masculine, usa d'un stratagème digne d'elle. Elle mit à la tête de son armée rangée en bataille quatre mille femmes, des plus jeunes et des plus belles. De grands cheveux bouclés flottaient sur leurs épaules nues, leur gorge d'albâtre était découverte, aussi bien que leurs bras et leurs jambes. C'étaient là leurs seules armes, et ce fut dans cet état dangereux et terrible qu'elles se présentèrent aux yeux de l'armée ennemie, dont toute la fureur s'évanouit à cette vue : ils mirent bas les armes, et d'ennemis redoutables qu'ils étaient, ils devinrent tendres amants et humbles esclaves.
D'autres racontent que la chose se passa autrement. Ils disent, que la Reine ayant jugé à propos d'entrer en négociation, envoya dans le camp des rebelles vingt jeunes femmes d'une beauté parfaite, qui gagnèrent les cœurs de tous les conjurés, et ensuite semèrent la division parmi les chefs, et que par ce moyen l'armée ennemie fut dissipée. Cela paraît d'autant plus vraisemblable, que les femmes ont en effet un talent admirable pour brouiller les hommes.
Quoi qu'il en soit, les femmes tirèrent de cette victoire pacifique tout l'avantage qu'elles auraient pu se promettre d'un combat sanglant, où elles auraient eu la gloire de tailler l'armée ennemie. Depuis ce temps-là, leur autorité a toujours cru. Nous sommes exclus de toutes les charges et de tous les emplois de l'État : elles seules professent les sciences, et il n'est permis qu'à elles de les cultiver ; jusque-là qu'on se moquerait aujourd'hui d'un homme qui se donnerait pour savant, et qu'on le renverrait à son aiguille et à son ménage. Enfin elles sont les seules dépositaires du ministère des Autels, et des lois de la religion ; elles offrent dans nos temples des solennels à la Divinité, et président aux cérémonies religieuses.
Pour moi, ajouta-t-il, qui a le malheur d'être homme, et qui aurais néanmoins lieu d'en rendre grâce à la Nature, si j'étais né sous un autre ciel, je gémis en secret de cet indigne renversement de l'ordre naturel, et je ne souscrirai jamais intérieurement à cette fausse proposition enseignée par toutes nos savantes, qui prétendent que parmi toutes les espèces d'animaux, la femelle est plus parfaite que le mâle. C'est, selon moi, une doctrine nouvelle et erronée, contraire à l'ancienne tradition, et qu'on peut détruire par des arguments invincibles. Il est vrai que les femelles seules ont le pouvoir de mettre au jour leurs semblables, et que c'est de leur substance que sortent immédiatement toutes les substances animées ; mais pour mettre en œuvre cette puissance admirable, qui est en effet une excellente prérogative, peuvent-elles se passer des mâles ? On a beau dire que le principe fécond est dans elles, et que l'action des mâles ne fait que le préparer et le modifier, comme la rosée du printemps, qui pénétrant le sein de la terre, développe les germes et en fait sortir les plantes. Pour moi je soutiens que les mâles font tout ; que c'est dans eux que réside le germe primitif, et que les femelles ne font par rapport à eux, que ce que la terre est par rapport à une main industrieuse, qui la cultive. C'était les sentiments de nos anciens docteurs, dont les femmes ont brûlé les livres, où nous aurions trouvé des armes pour combattre leurs prétentions. Cependant personne n'ose aujourd'hui soutenir ce sentiment en public, sans passer pour un novateur dangereux, et sans être traité de perturbateur.
Voilà, mon cher Gulliver, le pays où vous êtes. Si vous pouvez renoncer à l'orgueil, que vous inspire justement l'excellence de votre sexe, et le préjugé légitime de votre éducation, vous serez heureusement. Étant aussi beau que vous êtes, toutes les femmes vous traiteront avec respect, et jetteront sur vous des regards flatteurs, qui satisferont votre amour-propre. Car quoique les femmes regardent notre sexe comme inférieur au leur, elles ont pourtant pour nous une infinité d'égards ; elles nous traitent avec respect, elles cèdent toujours le pas ; elles n'osent nous dire la moindre parole désobligeante ; et une femme à qui il échappait une malhonnêteté à notre égard, passerait pour une extravagante, et serait déshonorée. C'est un reste précieux de nous anciens usages, un droit naturel que l'orgueil des femmes n'a pu abolir, et un titre ancien que nous conservons contre elles. Elles prétendent néanmoins qu'elles n'ont pour nous tant d'égards qu'à cause de notre faiblesse qui exige d'être ménagée. Hélas ! ces déficiences, ces respects, ces complaisances ne sont aujourd'hui que des honneurs stériles. Les femmes, lorsqu'elles nous aiment, nous appellent leurs maîtres, et nous sommes néanmoins toujours leurs esclaves.
CHAPITRE 4. — Suite de l'entretien de l'Auteur avec le directeur du sérail. — Mœurs des femmes de Babilary, et des hommes de cette île. — Descriptions du sérail. — Portrait de ceux qui y étaient renfermés avec l'auteur, leurs occupations, leurs jalousies, etc.
J'écoutai avec beaucoup d'attention ce discours qui me surprit extrêmement ; lorsque Zindernein me parlait, il me prenait quelquefois envie de rire ; mais je me retenais le plus qu'il m'était possible, parce que je m'étais aperçu que mes ris le rendaient plus sérieux, et semblaient augmenter son humiliation. Lorsqu'il eut cesse de parler, je lui dis d'un air gai et assez franc, que puisque le sexe féminin était dans l'île où j'étais, le sexe dominant, je me conformerais aux usages établis, et tâcherais de compenser la perte de mon rang naturel par la jouissance aisée des plaisirs, qui s'offriraient à moi.
Si vous avez l'honneur d'épouser la Reine, me répondit-il, vous sortirez de ce sérail, et vous serez libre dans le palais de Sa Majesté, où vous aurez une foule innombrable d'officiers et de domestiques de l'un et de l'autre sexe. Mais gardez-vous alors de vous livrer à des désirs criminels, et de prendre de l'amour pour aucune femme : si vous témoignez la moindre faiblesse, vous tomberiez dans le mépris de la Nation. Car il est établi que la pudeur, qui n'est ici pour les femmes qu'une qualité médiocre, est pour nous une verte essentielle. Un homme qui a des amantes, et qui s'y abandonne, est déshonoré, lorsque ses dérèglements deviennent publics ; ce qui lui est fort difficile d'empêcher, parce que les femmes de ce pays sont très indiscrètes, et que leur vanité leur fait souvent publier les faveurs qu'elles reçoivent. L'époux de la Reine est surtout obligé à une circonspection scrupuleuse et à une conduite exempte de tout reproche. Il ne lui suffit pas d'avoir de la pudeur, il ne doit pas même être soupçonné d'en manquer.
Tous les courtisans sont donc d'une grande modestie, répliquai-je ? Oui, me repartit Zindernein ; mais la plupart de ces messieurs ne sont pas néanmoins toujours ce qu'ils veulent paraître, et il y en a peu qui ne passent pour avoir des amants. La gloire des femmes consiste à conquérir le cœur des hommes, et celle des hommes à savoir se défendre : elles veulent qu'on leur pardonne tout, quoiqu'elles se disent moins faibles que les hommes, à qui elles ne pardonnent rien. Cependant quand un homme n'a qu'une amante qu'il favorise, l'indulgence publique l'excuse ; mais s'il se livre à plusieurs, et que sa honte éclate, sa femme alors ridiculement déshonorée, prend d'ordinaire le parti de le répudier. Quelquefois aussi elle tolère la conduite de son époux et garde un silence prudent. D'ailleurs il n'est pas aisé de voir en ce genre ce qui manque à l'honneur d'un homme.
Les femmes, poursuivit-il, médisent ici beaucoup d'hommes, qui le leur pardonnent aisément, pourvu qu'elles n'attaquent ni leur figure, ni leurs talents, dont la réputation leur est beaucoup plus chère que celle de leur vertu. Ils regardent tous comme la première de toutes les qualités, celle de plaire aux femmes, et celle de s'en faire respecter comme la dernière.
Je lui demandai alors comme on se mariait dans l'île. Il n'y a point d'affaire, me répondait-il, qui se traite et se conclue avec tant de précaution et si peu de prudence. On voit des hommes surannés, dont le métier est d'être courtiers de mariage, et qui ne s'occupent qu'à assortir les filles et garçons. On n'examine d'ordinaire que l'extérieur d'un garçon, sa naissance, son bien, sa figure ; à l'égard du caractère et de l'humeur, ce n'est qu'après les noces que cet article se discute. Il est vrai que les femmes ont la commodité du divorce qui les dispense de prendre des mesures scrupuleuses par rapport à la conformité des humeurs, et des inclinations ; mais ce privilège étant refusé aux hommes, il est étonnant de les voir si peu précautionnés sur un point si important de la société conjugale.
Depuis que j'eus un peu appris la langue, afin de m'en faciliter l'usage, on m'accorde la liberté de voir tous mes compagnons du sérail et de me divertir avec eux. Ils se couchaient d'ordinaire et se levaient fort tard, et passaient une partie de la journée à se parer, et l'autre à se promener, à jouer, et à entendre des concerts, où la Reine assistait quelquefois avec toute la Cour. Il n'y avait aucune union parmi ces jeunes hommes, parce qu'ils aspiraient tous au même honneur, et croyaient tous le croyaient mériter préférablement à leurs concurrents. Ils médisaient sans cesse l'une de l'autre, et s'attachaient surtout à rabaisser celui qui passait pour le mieux fait, et qui, selon l'opinion commune, devait le premier épouser la Reine.
Cet heureux rival s'appelait Sirilou : un d'eux me disait de lui, qu'il avait l'air fade, que ses yeux étaient trop languissants ; un autre disait qu'il n'avait point d'esprit ; un autre prédisait que la Reine n'en serait point contente, et qu'elle ne le garderait peut-être pas huit jours. Si je louais quelqu'un d'eux, on lui trouvait de la mauvaise grâce, des yeux rudes, un mauvais caractère : enfin quoiqu'ils se traitassent l'un l'autre à l'extérieur avec assez de politesse et d'honnêteté, ils se haïssaient tous mortellement. Comme je passais pour être bien fait et assez beau, on peut juger qu'ils ne m'épargnaient pas entre eux.
Leurs conversations étaient fort ennuyeuses, si ce n'est lorsqu'ils médisaient l'un de l'autre. Souvent ils s'entretenaient de leurs parures et de leurs ajustements. Quelquefois ils disputaient ensemble ; mais les questions ordinaires qu'ils agitaient, étaient de savoir, si les cheveux longs et flottants sur les épaules avaient plus de grâce, qu'attachés avec un ruban ; si un rouge artificiel étendu sur leurs joues n'en relevait pas l'éclat, et si la couleur naturelle n'était pas moins brillante que les couleurs empruntées ; si un teint un peu brun n'était pas plus agréable aux femmes qu'un teint trop blanc et trop fleuri. Surtout cela chacun suivait la décision de son miroir.
Il y avait un assez grand nombre de femmes dans le sérail destinées au service de ceux qui y étaient renfermés, lesquelles étaient chargées d'en défendre l'entrée à toutes les femmes, sous peine de mort, à moins qu'elles n'y fussent amenées par la Reine, qui y venait de temps en temps. Ces femmes qui nous gardaient, étaient toutes fort laides, et à ce que j'appris hors d'état de faire usage de leur sexe. Elles avaient toutes différentes charges dans le sérail, et celle qui était la principale, et à qui les autres obéissaient, s'appelait la Grande Maramouque, elle et toutes les autres étaient soumises à Zindernein, Intendant-Général des plaisirs de la Reine, et Grand-Pourvoyeur de son sérail : charge à laquelle était attachée celle d'Inspecteur de toutes les prises sur mer. On juge aisément qu'il était plus à propos, selon leurs mœurs, qu'un homme fut revêtu de cette charge qu'une femme.
CHAPITRE 5. — La Reine vient visiter son sérail, l'Auteur lui est présenté ; il a le bonheur de lui plaire, et est nommé et déclaré épouse de la Reine pour l'année suivante ; il sort du sérail, et est logé dans le palais.
Lorsque Zindernein m'eut jugé assez habile dans la langue, pour pouvoir entretenir la Reine, et qu'il eut trouvé que j'avais attrapé un certain air nécessaire aux hommes du pays pour plaire aux femmes, il me dit de me préparer à voir la Reine, qui le lendemain viendrait au sérail. Il me recommanda de parler peu, lorsque je serais en sa présence, d'avoir un air simple et ingénu, de mettre beaucoup de douceur et de modestie dans mes regards, de ne faire aucun geste inconsidéré, d'avoir en même temps un air tranquille et serein, et de jeter quelquefois sur Sa Majesté des yeux vifs, tendres et respectueux. Je lui promis de profiter de ses leçons, et je me préparai à l'honneur que je devais recevoir le lendemain.
Je fus paré ce jour-là plus qu'à l'ordinaire ; on me couvrit de pierreries, et je fus revêtu d'habits magnifiques. On m'avait fait baigner dans des eaux parfumées, et Zindernein avoir eu la bonté de me faire boire d'une liqueur merveilleuse, qui répand la fraîcheur et l'embonpoint sur le visage, et rend les yeux humides et brillants. Mes compagnons me voient en cet état ne purent cacher leur dépit ; Sivilou appréhenda que je ne retardasse son bonheur et sa gloire. À travers un certain rouge léger, dont il avait toujours soin de couvrir avec art sa pâleur naturelle, je m'aperçus qu'il pâlissait en me regardant. Les femmes du sérail disaient entre elles, que j'avais la taille plus avantageuse que lui, la jambe plus fine, les cheveux plus beaux, le tour du visage mieux fait, les yeux plus grands, la bouche plus petite, les traits plus fins. Cependant Sivilou était bien pris dans sa taille, et était fort beau de visage ; mais il avait l'air mélancolique, et la physionomie peu spirituelle.
La Reine vint au sérail sur le soir, et Zindernein me présenta à elle en particulier, en lui disant que j'étais le jeune étranger, dont il lui avait souvent parlé, et qui était sur le dernier navire, qu'on avait pris. La taille de la Reine était majestueuse ; son air gracieux et noble était digne d'une grande princesse, elle avait, ainsi que la plupart des femmes de ce pays-là, ce que nous appelons en Europe une beauté mâle, mais ce qui ne s'appelle pas ainsi dans cette île, parce que les hommes y ont toujours l'air efféminé.
Elle me fit asseoir auprès d'elle et me demanda d'abord de quel pays j'étais ? lui ayant répondu que j'étais européen, né dans une île appellée la Grande-Bretagne, elle me dit qu'elle serait en sorte de me faire oublier ma patrie. Je lui repartis, que j'avais déjà commencé à en oublier les mœurs, et que je ne pensais qu'à suivre les usages du pays, où le Ciel m'avait conduit. Ces usages doivent sans doute vous paraître étranges, répliqua-t-elle, à vous qui avez été élevé dans des maximes si opposées. Mais vous éprouverez bientôt, que vous avez gagné au change. Les femmes sont chez vous plus heureuses que les hommes : ici les hommes sont plus heureux que les femmes ; vous ne vivez que pour le plaisir, vous passez votre vie dans une agréable vicissitude d'amusements, nulle affaire, nulle inquiétude ne trouble vos jours. Votre dépendance n'est qu'apparente et imaginaire : c'est nous qui au fond dépendons de vous ; nous ne songeons qu'à vous plaire ; vous recueillez tout le fruit de nos travaux ; nous ne vivons que pour vous rendre heureux.
Goûtez donc, ajouta-t-elle, un bonheur que votre séjour dans cette île vous assure, et consentez dans la suite à faire le mien, qui peut-être augmentera le vôtre. Mais quoi, vous rougissez ! Ah, que cette pudeur me charme ; vous semblez né dans cette île ; cependant vous êtres né dans celle de la Grande-Bretagne. Vous étiez sans doute le roi de cette île : un homme si parfait devait commander à tous les autres. Vous n'avez rien de l'immodestie d'un étranger ; vous semblez avoir fait un long séjour dans mon royaume, cependant vous n'y êtes que depuis trois mois.
Quoique je me fusse préparé à répondre avec esprit au discours de la Reine, j'avoue que je m'en sentis fort dépourvu alors ; la modestie qui m'avait été tant recommandée, jointe à l'étonnement me rendit muet et stérile. Je m'assure qu'il n'y a point en Europe de femme de condition qui ne fût d'abord un peu déconcerté, si un grand roi lui parlait sur ce ton. Comme homme et comme Européen, je ne me sentais point capable de répliquer à un pareil langage sorti de la bouche d'une auguste reine, dont l'air majestueux captivait mes respects, et dont les discours indécents blessaient mes préjugés ; car Sa Majesté ne se contenta pas de me dire une infinité de choses obligeantes, qui intéressait ma modestie, elle me prodigua les expressions les plus tendres et les plus passionnées. Mais si je parus peu enjoué, je parus judicieux et retenu ; je sus à propos baisser les yeux, les lever, les tourner de côté, sourire, pencher la tête, rougir. Enfin la Reine fut très satisfaite de ma figure et de mes manières, quoique j'eusse fait paraître peu d'esprit. Peut-être était-elle du goût de plaisirs hommes d'Europe, qui se mettent peu en peine que les femmes en aient, pourvu qu'ils trouvent en elles de la modestie, et de la beauté, avec une lueur de raison. En me quittant, elle me donna avec dignité un baiser tendre, où je sentis plus d'amour que de politesse.
Lorsque la Reine fut partie, Zindernein m'apprit que Sa Majesté lui avait témoigné beaucoup de satisfaction, et lui avait dit, qu'il n'y avait aucun jeune homme dans le sérail qui me valut. Si la Reine, ajouta-t-il, ne change point de pensée, et que vous ne mettiez aucun obstacle à votre élévation, vous serez vraisemblablement le premier qu'elle épousera ; et comme elle est extrêmement éprise de vous, peut-être vous jouirez pendant plusieurs années de l'honneur de son lit.
Comme cette princesse, en sortant du sérail, n'avait cessé de parler de moi aux dames et même aux seigneurs de sa Cour, le bruit se répandit bientôt que j'avais plu infiniment à Sa Majesté. Je commençais alors à être haï et déchiré par tous mes compagnons ; Silvilou devint inconsolable, sa mélancolie naturelle se changea en noires vapeurs : il ne mangeait plus, le sommeil le fuyait ; il négligea le soin de se parer, et de cultiver sa beauté. Il devenait de jour en jour plus maigre et plus pâle : ma gloire avait défiguré ses traits. Les autres qui se voyaient également reculés par mon avancement, et qui sachant que dans le cas dont il s'agissait, l'ancienneté dans le sérail n'était rien moins qu'un titre pour parvenir, ne pouvaient cependant traiter de passe-droit la préférence qui m'était donnée, et étaient réduits à la triste consolation, qu'offre la patience dans tous les revers de la vie.
Cependant la Reine informée par Zindernein de l'état de son sérail, depuis la dernière visite qu'elle y avait faite, fit dire à tous mes compagnons, qu'ils ne s'affligeassent point ; qu'elle songerait à leurs intérêts, et les rendrait heureux avec le temps ; mais qu'il fallait attendre : discours ordinaires des Grands.
Mais afin de ne point laisser languir le sérail dans une cruelle incertitude, Sa Majesté jugea à propos de faire savoir son choix. Je fus donc nommé sans les formes époux de la Reine, pour le cours de l'année 1716. On en fit des réjouissances publiques ; et ayant été tiré du sérail, pour loger dans le palais de Sa Majesté, je reçus les compliments de toute la Cour et de tous les corps du royaume.
Je passai, selon la coutume, quinze jours dans le palais, avant la célébration des noces. Tantôt je me promenais en calèche dans la compagnie de Zindernein, de quelques dames et de quelques seigneurs de la Cour, qu'il me plaisait de choisir, et je visitais les belles maisons de plaisance des environs. Tantôt je tenais appartement chez moi, où les Paratis, qui sont les plus grands seigneurs du royaume, avaient coutume de se rendre, et avaient droit à être assis devant moi sur un tabouret. J'étais traité en roi sans l'être, parce que j'étais destiné à l'honneur d'épouser une reine, et d'en donner peut-être une à l'État, si le Ciel eût secondé les vœux des peuples.
CHAPITRE 6. — Littérature des femmes de Babilary. — Tribunaux des hommes. — Religion différente des deux sexes. — Manière dont les femmes rendent la justice, administrent les finances, et font le commerce. — Académies différentes. CHAPITRE 7. — Mejax, gouvernante du premier port de l'île, est amoureuse de l'Auteur, qui devient aussi amoureux d'elle ; elle l'enlève, délivre en même temps tous ses compagnons de l'esclavage, et s'enfuit avec eux sur un navire qu'elle avait fait préparer. CHAPITRE 8. — La Reine de Babilary envoie deux vaisseaux à la poursuite de Mejax. — Combat sanglant. — Mejax victorieuse est blessée et meurt. — Le vaisseau mouille à une île. — Danger où l'Auteur se trouve. _____________________________________
Comme dans ces premiers jours j'exerçai beaucoup ma curiosité, je dirai ici en peu de mots tout ce que je remarquai de singulier dans les usages de l'île de Babilary. Étant un jour allé à la Comédie avec Zindernein, je vis sept femmes qui avaient l'air extrêmement spirituel, assises sur un banc distingué. Au sortir du spectacle, ayant demandé à mon conducteur qu'elles étaient ces sept personnes, il me dit qu'elles composaient un tribunal littéraire, érigé depuis peu par la Reine, pour juger souverainement de toutes les pièces de théâtre. Auparavant cette érection, ajouta-t-il, le public était accablé de mauvaises pièces, que d'insipides plumes avaient l'audace de lui présenter, sous le bon plaisir des actrices et des acteurs, sans avoir auparavant consulté les personnes délicates et judicieuses, versées dans la science profonde de la dramatique. Mais depuis que toutes celles qui composent pour le théâtre, par un règlement nouveau, sont obligées d'obtenir l'approbation de ce savant et ingénieux tribunal, avant que de faire représenter leurs pièces, on n'en voit plus aucunes tomber ; elles sont toutes applaudies, selon leur différent degré de mérite, et le public n'est plus trompé aux premières représentations.
L'établissement de ce tribunal, lui dis-je, est digne de la sagesse de votre gouvernement : mais pourquoi, ajoutai-je, n'en érige-t-on pas un semblable pour tous les livres qu'on met au jour ? La Reine y a pourvu, me réplique Zindernein. Autrefois il suffisait que les livres ne continssent rien d'opposé aux intérêts du gouvernement ou aux bonnes mœurs. Mais on prend garde aujourd'hui qu'ils ne puissent corrompre le goût, et gâter l'esprit ; et on ne permet point de publier des livres inutiles ou mal construits. On a pour cela établi une compagnie de personnes prudentes et profondes dans chaque genre de littérature, qui ne sont ni bizarres ni pointilleuses ; et ce sont elles qui permettent et autorisent la publication des ouvrages d'esprit. Depuis cette sage institution, on ne voit plus de livres absolument mauvais, et ce qui est un grand bien, les livres nouveaux sont plus rares.
D'ailleurs on accorde une grande liberté aux lettres, de peur de retarder le progrès des sciences et des arts. Pour augmenter de plus en plus les lumières de la nation, la Reine comble de bienfaits quiconque publie quelque livre excellent ; ce qui répand l'émulation, multiple les talents et fait éclore les bons ouvrages. Sous le règne précédent les lettres étaient extrêmement négligées : on y regardait le métier pénible de faire des livres, comme le dernier de tous. La Reine volée et pillée impunément par les Marajates chargées du soin de recueillir les impôts, pensait s'en dédommager par le retranchement économique de toutes les récompenses du mérite. Il est vraisemblable que les mœurs et la politesse se seraient bientôt perdues avec les lettres, si la Reine qui règne aujourd'hui n'avait ouvert les yeux sur une conduite si préjudiciable à l'État.
Je demandai alors à Zindernein, si les livres estimés de la nation étaient fort ingénieux. Nous estimons moins, me dit-il, ceux qui sont purement ingénieux que ceux qui sont judicieux. Nous voulons en général dans les ouvrages du génie et de la raison ; mais nous aimons mieux tout sans esprit que tout avec esprit (§). On a dans ces derniers temps mis à la mode un certain style épigrammatique et affecté, qui a d'abord ébloui le public, mais qui est à présent extrêmement méprisé ; en sorte que courir après l'esprit, est aujourd'hui courir après le ridicule. Ce style fade et puéril est cependant encore admire de quelques personnes, qui brouillés avec la raison, ont fait entr'elles une espèce d'union, pour en perpétuer la précieuse semence. Les hommes ont ici plus goûté ce style que les femmes : signe de leur légèreté et de leur esprit superficiel.
Il est étonnant, dis-je à Zindernein, que femmes aient ainsi cultivé la littérature parmi vous, et que ce sexe, qui dans tous les pays du monde, est paresseux et ignorant, et qui regarde même comme une fatigue le soin de penser, soit si laborieux et si savant dans votre île. La science, me répondit-il, est la fille de l'amour-propre et de la curiosité. Faut-il s'étonner que les femmes à qui tout est permis dans ce royaume, désirent l'acquérir, et se fassent une occupation sérieuse de l'étude ? Le travail que la science exige, ne leur coûte rien, parce qu'elles sont soutenues par la vanité, et excitées par l'inquiétude ambitieuse de leur esprit. Elles étudient pour avoir droit de mépriser celles qui n'étudient point.
Si dans le reste du monde les femmes sont ignorantes, comme vous dites, c'est que les hommes, pour de justes raisons, les empêchent de parvenir à des connaissances, qui enflent le cœur. Ils jugent sagement que femmes ont déjà trop de penchant à la vanité, et que si elles s'adonnaient sérieusement à l'étude, leur curiosité naturelle leur ferait trop pénétrer, trop approfondir ; que leur délicatesse et leur subtilité pourraient faire naître entr'elles mille questions dangereuses : que leur opiniâtreté rendrait leurs erreurs incurables, qu'elles seraient insatiables d'apprendre, et qu'enfin elles perdraient un peu de ce goût vif que le Ciel leur a donné pour le devoir capital et indispensable de leur sexe, ce qui porterait préjudice à l'humanité.
C'est ce que nous voyons arriver dans cette île. Celles qui cultivent les sciences sont d'un orgueil extrême ; la plupart se perdent dans des spéculations abstraites ; elles renoncent quelquefois au bon sens, en faveur du bel esprit ; elles remuent des questions qui étonnent la raison ; elles s'avisent de composer de gros volumes sur la nature des choses impossibles, et sur les propriétés du néant. Lorsqu'elles se trompent, jamais elles n'en conviennent ; enfin non seulement elles méprisent celles de leur sexe qui ne s'adonnent qu'aux exercices du corps, mais elles dédaignent encore la société des hommes, qu'elles semblent ne regarder que comme des animaux bruts, qui ne possèdent tout au plus que la partie inférieure de l'âme humaine ; si elles se marient, ce n'est, pour ainsi dire, que malgré elles et pour obéir à la loi qui défend le célibat. Encore s'en est-il trouvé parmi elles, qui ont osé avancer que ce n'était point un crime de l'enfreindre. Car il y en a qui mettent tout en problème.
C'est sans doute depuis la Révolution, répliquai-je, que plusieurs des femmes de cette île ont pris ce goût extrême pour les sciences. Hélas, répartit Zindernein, la Révolution ne serait peut-être pas arrivée, s'il n'y avait pas eu parmi nous des femmes savantes, longtemps avant cette fatale époque.
Le savoir des femmes, qui s'appliquaient à l'étude, tandis que les hommes étaient plongés dans l'ignorance, a été une des principales causes de notre abaissement. Les connaissances qu'elles avaient acquises, leur donnèrent une funeste supériorité sur nous. Comme en général l'homme n'est le maître de tous les animaux, que par son esprit industrieux, qui lui fournit des moyens sûrs pour dompter les plus fiers et les plus féroces : de même l'esprit de la femme devenu supérieur à celui de l'homme, par le soin qu'elle avait pris de le cultiver, de le subtiliser, de l'étendre, vint aisément à bout de nous subjuguer. C'est ainsi que me parlait Zindernein, et qu'il me découvrait ingénument tout ce qu'il pensait des mœurs, et des usages de sa patrie.
Que les hommes de mon pays, qui liront cette relation véritable, craignent de voir un jour arriver dans la Grande-Bretagne, ce qui est arrivé dans l'île de Babilary, et que leur médiocre savoir ne les rassure point. Que les dames néanmoins ne se flattent pas de parvenir sitôt à la gloire des femmes babilariennes : l'heureuse aversion qu'elles ont pour toute sorte d'application et d'étude, assure aux hommes, au moins encore pour un siècle, la conservation de leur naturel droit, et de leur supériorité légitime sur elles. Mais l'ignorance fait aujourd'hui tant de progrès parmi les hommes d'Europe, que je ne voudrais pas répondre, qu'après avoir déjà rangé une partie de nos voisins sous son empire, elle n'entreprît de passer la mer, et de venir aussi mettre les Anglais au nombre de ses esclaves. Dans cette fâcheuse extrémité, si les dames anglaises s'avisaient d'imiter les femmes de Babilary, que deviendrions-nous ?
Je demandai encore à Zindernein, si les hommes de son pays n'avaient pas quelque tribunal, où ils exerçassent une espèce de juridiction ? Ils en ont sans doute, me répliqua-t-il, mais des tribunaux ridicules, qu'on aurait abolis il y a longtemps, s'ils n'avaient supplié qu'on les leur conservât, comme un reste précieux et une faible image de leur ancienne autorité. Il y a donc dans cette île six tribunaux composés d'hommes surannés et presque décrépits. Le premier est pour juger avec précision du degré de blanc et de rouge, que chaque homme, selon la nature de son teint et le nombre de ses années, peut mettre en usage, pour plaire aux femmes en général, avec le droit d'imposer une amende à ceux qui outrent ce ridicule vernis, fruit du caprice et de la folie. Le second est chargé de juger des modes, d'en approuver le changement, et de fixer le nombre de jours, que doit régner une certaine couleur, une étoffe de certain goût, ou une certaine façon de s'habiller. Le troisième est pour régler le rang que les hommes doivent tenir entr'eux, et leurs prééminences respectives, dont ils sont très jaloux. Le quatrième, qui est le plus respecté, juge de leurs querelles, de l'innocence ou de la malignité de leurs railleries et de leurs médisances, et les leur fait rétracter ou adoucir, selon qu'il est convenable. Le cinquième est pour faire le procès aux hommes d'un âge avancé, qui se donnent pour jeunes. Il ne leur est permis que de se retrancher dix années ; lorsqu'ils sont convaincus de s'en être ôté davantage, on les condamne à porter une médaille pendue à leur cou, et qui leur descend jusqu'au-dessous du nombril, l'année, le mois, et le jour de leur naissance écrits en gros caractères. Ceux qui par malignité ont dans leurs discours calomnieux augmenté l'âge des autres, sont condamnés à ne jamais mettre de rouge, et à paraître le reste de leur vie à visage découvert. Le sixième est pour punir ceux qui négligent le culte du dieu Ossokia.
Qu'est-ce que ce dieu, dis-je à Zindernein ? Est-il le seul que vous rêveriez en cette île ? C'est le dieu des hommes, me répondit-il, comme Ossok est la déesse des femmes : déesse imaginaire et inconnue sur la Terre, avant qu'elles se fussent emparées de toute l'autorité dans ce royaume. On n'adressait autrefois des vœux qu'à Ossokia, et on ignorait qu'il eût une femme. Les nôtres se sont avisées de le marier à une déesse, qui selon leur opinion moderne lui est fort supérieure, comme si cette prétendue déesse avait pu secouer le joug d'un dieu, avec la même facilité qu'elles ont secoué le nôtre. Quel aveuglement ! Les hommes faibles et imparfaits ont pu se laisser vaincre par elles ; mais Ossokia, qui est parfait, et qui peut renverser le Ciel et la Terre, est trop puissant et trop éclairé pour avoir été subjugué par sa femme.
Telle est la corruption de l'esprit humain, répondis-je, qui se fait souvent une religion conforme à ses intérêts et à ses préjugés. Mais puisque vous m'avez parlé de vos tribunaux masculins, rendez-moi compte aussi de vos tribunaux féminins, et apprenez-moi comment les femmes rendent la justice dans ce pays. Elles la rendent avec beaucoup de lumières et d'équité, repartit Zindernein ; si ce n'est que quelques vieilles dévorées d'une soif insatiable du simao (c'est-à-dire, de l'or) souffrent qu'on en mettre quelquefois dans leur balance, et que les jeunes paraissant aussi quelquefois plus favorables aux plaideurs jeunes et bienfaits qu'à ceux qui sont vieux et laids. C'est un abus, répliquai-je, qui ne doit point être imputé au sexe de vos juges. Il est dans des pays où vos maximes ne sont point établies, des juges également suspects de ces petites prévarications, que l'éclat éblouissant du simao et de la beauté leur fait paraître excusables. Il n'est que trop vrai, repartit Zindernein, que les différends seront rarement bien jugés, tant qu'ils seront portés à des tribunaux humains. Plût au Ciel qu'Ossokia voulût prendre le soin de juger lui-même tous les débats, qui naissent trop souvent entre les mortels ! Nos femmes qui exercent la magistrature, ont beau dire qu'elles sont sur la Terre les images vivantes de leur déesse Ossok. Si cela est, Ossok, qui, à les en croire, les a fait telles, ne s'entend guère faire des portraits.
Il y a encore, poursuivit-il, dans cette île d'autres tribunaux féminins, chargés de maintenir le droit public, et de veiller sur l'administration des finances. Jamais règne ne fut plus doux, plus sage, plus équitable, que celui de notre auguste Reine, depuis qu'elle gouverne par elle-même. Aidés des seuls conseils de sa nourrice, dont tout le monde vante le zèle et le désintéressement, elle fait des efforts pour ranimer le commerce languissant, et rendre les peuples heureux. On se flatte que sa sagesse confondra l'orgueil d'une foule de Marajates, qui ont été bâtis des palais égaux au sien ; et qu'au moins son équité politique et les réduira à être un peu moins riches que les princesses de son sang. Car on a vu ici des Marajates de la plus basse extraction, sans mœurs et sans honneur, acquérir par des avances usuraires des richesses immenses, éclipser par leur magnificence les dames les plus illustres, s'approprier les plus hautes dignités et les plus belles terres, et avoir même l'odieuse ambition de devenir la tige d'une postérité de Paratis.
Il n'y a aujourd'hui d'autre impôt dans l'État, ajouta-t-il, qu'une capitation générale, proportionnée aux facilités de chaque personne : ce qui rend beaucoup dans épuiser l'État. Sous les règnes précédents, vingt mille Marajates, sous prétexte de lever les droits royaux, pillèrent les peuples, et n'en rapportaient pas le tiers au trésor de la Reine. Par un règlement nouveau est très sage, c'est aujourd'hui celle qui préside aux mystères d'Ossox en chaque ville, qui reçoit les revenues de l'État. Par ce moyen l'exactitude et la fidélité à payer les tributs légitimes est devenue une espèce de vertu religieuse, parce que ces ministres d'Ossox ont soin de prêcher aux peuples qu'ils seront punis par la déesse, s'ils médirent, sans s'être acquittés de ce devoir. Les personnes les plus qualifiées et les plus riches paient le plus ; chacun déclare ses facultés ; et comme il y a toujours beaucoup de vanité dans les femmes, on en voit qui paient de leur plein gré une capitation qui excède le tarif, dans la vue de passer pour plus riches qu'elles ne le sont en effet. Pour augmenter la félicité publique, toutes les marchandises étrangères ne paient plus aucun droit d'entrée dans cette île ; le commerce y est libre et florissant ; les banqueroutes n'y sont plus d'usage, parce que tout le corps des négociants a fait un fond public pour dédommager les marchands des pertes qu'elles ont faites, sans qu'il y ait eu de leur faute, et pour réparer les malheurs qu'elles n'avaient pu prévoir.
J'écoutais avec attention toutes ces particularités. Je ne pouvais comprendre que des femmes eussent eu des idées si sages, et que leur gouvernement fit honte à celui des hommes. Je souhaitai avec ardeur, non que les femmes gouvernassent en Angleterre, comme dans cette île ; mais que les hommes au moins y gouvernassent aussi bien, et suivissent des maximes si judicieuses. Pour moi je m'imagine que la raison principale qui fait que les femmes gouvernent si bien, est que lorsqu'elles ont l'autorité en main, elles se laissent conduire par les hommes. Au contraire lorsque des hommes commandent, ils suivent aveuglement les désirs et les conseils des femmes. Peut-être que dans l'île de Babilary les hommes commandent, comme en Europe ce sont les femmes qui gouvernent les plus souvent. Je communiquai cette pensée à Zindernein, qui me parut la goûter.
Le lendemain je lui dis que je voulais aller visiter la grande place de la Ville. Nous nous y rendîmes, et j'avoue que je vis une place qui n'a rien d'égal dans aucune des plus belles villes d'Europe. Elle est octogone et a trois cents toises de largeur ; toutes les maisons y font d'une architecture noble et d'une structure symétrique. Au milieu est la statue équestre de la reine Rafalu, qui régnait il y a cinquante ans, et qui a fait construire cette place superbe, autour de laquelle on voit les statues de toutes les femmes, qui depuis la Révolution se sont distinguées par un mérite rare. Ces statues représentent non seulement de grandes générales d'armées, mais de savants jurisconsultes, de fameuses mathématiciennes, des femmes illustres, ou poètes, ou oratrices, etc. À chaque côté de l'octogone est placée une académie. La première regarde les Mathématiques ; la seconde, la Physique ; la troisième, la Morale ; la quatrième, l'Histoire ; la cinquième, l'Eloquence et la Poésie ; la sixième, la Peinture, la Sculpture et l'Architecture ; la septième, la Musique ; la huitième, les Mécaniques en général. Toutes ces académies sont remplies de personnes d'un mérite distingué. Les dames de la première qualité y sont quelquefois admises, moins pour leur naissance et leur rang, que pour leur mérite personnel et leur savoir. Chaque académicienne, avant que d'être reçue, est obligée d'avoir donne une preuve publique de sa capacité.
Quoique je fusse souvent dans la compagnie de Zindernein, il me quittait quelquefois, pour aller donner ses ordres au sérail. Pendant ce temps-là je n'étais point seul : j'avais toujours une cour nombreuse, composée de femmes et d'hommes. Quelquefois aussi je m'entretenais en particulier avec quelques dames distinguées par leur naissance et par leur dignité. Celle qui paraissait la plus assidue à me faire sa cour, était la gouvernante du port de Pataka, situé à deux lieues de la ville royale : femme d'une très haute naissance, riche, jeune, vive, spirituelle, d'une beauté parfaite, et d'un caractère très aimable. Elle me plaisait tellement, que j'étais devenu insensible à la gloire d'épouser la Reine. Mais je ne pouvais, sans blesser les règles de la bienséance, lui déclarer mes sentiments ; je connaissais aussi, combien il était dangereux pour moi de les avoir ; d'autant plus que je m'étais aperçu qu'elle sentait pour moi ce que je sentais pour elle. Malgré ces réflexions, je prévis que mon cœur ne pourrait longtemps se défendre contre un si charmant objet.
Elle entra mon appartement une fois que tout le monde en était sorti, et que j'étais resté seul avec quelques esclaves, qui aussitôt qu'ils la virent, se retirèrent par respect. Mejax — c'est ainsi qu'elle s'appelait — profita de ce moment, pour me dire d'un air tendre, qu'elle était bien malheureuse que je fusse si beau ; que mes charmes, qui lui avaient fait naître des sentiments respectueux, la mettaient hors d'état de pouvoir jamais être heureuse, puisqu'ils avaient touché le cœur de la Reine. Hélas, ajouta-t-elle d'un ton animé, pourquoi faut-il que vous ayez entré dans le sérail de Sa Majesté ? Que ne l'ai-je prévenue, que vos perfections n'ont-elles échappées à Zindernein ? Que me l'ai-je gagné au moins, lorsqu'il débarqua dans l'île, après la prise de votre vaisseau ! Seule j'aurais eu le bonheur de vous connaître, et peut-être de vous plaire.
Comme cette déclaration me faisait un extrême plaisir, je ne jugeai pas à propos de me contrefaire, en feignant la sévérité simulée des femmes d'Europe, qui dans ces occasions délicates affectent d'ordinaire de se mettre en courroux. Puisque vous me faites, répondis-je, un aveu si tendre et si libre, mais que je crois sincère, je ne ferai point difficulté de vous avouer à mon tour, que je sens tout le prix de vos sentiments ; que votre mérite fait sur moi une vive impression, et que si Sa Majesté ne m'avait pas destiné à la gloire d'être son époux, je me serai cru très heureux d'être à vous, et de pouvoir épouser ; d'autant plus que cet établissement, quoique moins glorieux, aurait été peut-être plus solide et plus durable. Mais il n'y faut plus penser. Étouffez des désirs qui offensent ma gloire, et qui vous peuvent devenir funestes.
Ah, cruel, répliqua-t-elle, voulez-vous causer ma mort ? La Reine ne vous a point encore donné sa main ; vous pouvez me rendre heureuse sans détruire votre bonheur ; épousez la Reine, puisqu'il le faut, et que je ne puis m'opposer à l'accomplissement de votre destin, mais souffrez au moins mon amour et mes tendres respects, et laissez moi me flatter que votre cœur les avoue.
Jamais je ne vis tant de passion dans une femme que Mejax m'en témoigna dans ce moment. Comme de côté je brûlais d'amour pour elle, il me prenait de temps en temps envie de suivre les mœurs de ma patrie, et de me comporter en galante homme et en Européen. Tantôt la nature m'avertissait que j'étais homme : tantôt le lieu et l'état où j'étais me le faisaient oublier ; en sorte que j'étais extrêmement embarrassé de mon rôle d'homme féminisé, ne sachant si je devais témoigner de la hardiesse ou de la crainte, de la vivacité ou de la retenue. Cependant Mejax continuait de me tenir les discours les plus tendres et les plus animés, et je continuais de défendre ma vertu qu'elle s'efforçait de séduire. Je prie les dames anglaises de me pardonner ces images et ces expressions contraires à nos mœurs, mais conformes à celles de l'île de Babilary, et à la situation équivoque, où j'étais alors.
Cependant il me vint dans l'esprit de profiter de la disposition de Mejax, et de sa passion violente ; non pour la satisfaire et contenter la mienne, mais pour recouvrer ma liberté, s'il était possible. Mejax, lui dis-je, il est impossible que j'accorde jamais rien à vos vœux, ni que je souffre que vous soupiriez désormais pour moi. Dès que j'aurai eu l'honneur d'entrer dans le lit de la Reine, si vous avez la témérité de m'entretenir encore de votre passion, vous vous verrez à jamais bannie de ma présence. Cependant je ne vous cache point que je vous aime tendrement, et que malgré le sort glorieux qui m'est réservé, je ne souhaiterais rien avec plus d'ardeur, que de me voir votre époux. Après tout ce ne serait point un désir stérile et chimérique, si de votre côté vous aviez le courage de la seconder et de choisir l'un des deux partis que j'ose vous proposer. Le premier, serait de détourner la Reine, s'il était possible, du dessein qu'elle a formé de me donner la main. En vous sacrifiant l'illustre rang, que Sa Majesté me destine, c'est vous prouvez assez combien vous avez su me plaire : mais comme ce moyen vous semblera peut-être impraticable, et qu'il est dangereux d'entreprendre de guérir le cœur passionné d'une princesse, j'aime mieux vous proposer un autre parti. Vous êtes la gouvernante du port de Pataka, et tout ce qui est dans ce port dépend de vous. Ordonnez qu'on y arme incessamment un vaisseau, sur lequel je monterai secrètement avec vous ; et alors m'ayant soustrait à la puissance de la Reine, je remplirai vous vœux et les miens, sans craindre de nous perdre l'un et l'autre. Je sais qu'il vous en coûtera tous les biens et tous les titres que vous possédez en cette île, dont par cette démarche vous vous bannissez pour toujours : mais si vous m'aimez véritablement et sans réserve, votre générosité vous coûtera moins.
Mejax, qui m'avait écouté avec attention, tomba dans une rêverie profonde : après avoir été longtemps sans parler, elle rompit son silence en soupirant, et me répondit qu'il s'agissait de prendre une résolution bien étrange, mais que le vrai amour ne connaissait ni politique, ni intérêt, ni dangers ; que puisque j'avais le courage de lui sacrifier la main de la Reine, elle devait avoir celui de me sacrifier ses richesses et ses honneurs ; qu'il n'y avait point de périls, où elle ne fût résolu de s'exposer, pour me marquer la reconnaissance qu'elle avait de mes bontés pour elle ; que son parti était pris ; que comme je devais incessamment épouser la Reine, il n'y avait point de temps à perdre, et qu'elle ferait ses efforts pour m'enlever la nuit du jour suivant, et me mettre sur un vaisseau, qui heureusement était prêt à lever l'ancre dans la rade de Pataka.
Ce n'est point assez, lui dis-je ; il faut que vous m'accordiez la liberté de tous mes compagnons de voyage, esclaves de plusieurs habitants de cette ville, qui les ont achetés. Je souhaite qu'ils montent avec nous sur le vaisseau, et qu'une partie de mon bonheur puisse rejaillir sur eux. J'exécuterai tout ce que vous exigez de moi, répondit-elle, je veux vous conduire triomphant dans votre patrie, trop heureuse de passer avec vous le reste de ma vie dans les terres les plus éloignées.
Comme je savais la demeure du capitaine Harrington, qui était venu me saluer, depuis qu'il avait appris mon sort, j'en instruisis Mejax, qui me promit de l'envoyer chercher secrètement, et de l'avertir de se trouver sur le chemin de Pataka, le jour suivant, avec tous ceux de ses compagnons captifs qu'il pourrait rassembler. Alors elle me quitta, en me jurant un amour éternel et une fidélité inviolable, et alla donner ordre à tout pour notre départ.
Je passai le reste de la journée dans une extrême agitation causée par la crainte que notre complot ne put réussir ; car en ce cas je prévoyais les plus affreux malheurs. J'aurais été perdu, aussi bien que Mejax, et j'aurais eu à me reprocher d'avoir été le téméraire auteur de sa perte. De peur de me trahir malgré moi, et afin de cacher mon trouble aux yeux importuns d'une Cour clairvoyante, je jugeai à propos de supposer une indisposition et de me mettre au lit. Dans cet état d'inquiétude et de perplexité j'étais en quelque sorte — s'il m'est permis d'employer cette bizarre comparaison — tel que l'auteur d'une tragédie nouvelle, qui va être représentée pour la première fois sur le théâtre de Londres ; caché au fond d'une loge obscure, agité tour à tour par l'espérance et par la crainte, dès que la pièce est commencée, il est rempli de joie, ou de tristesse, selon les divers mouvements des spectateurs, dont dépend son sort. Les ris l'affligent, les pleurs le réjouissent. Le désir du succès le transporte, l'appréhension de la chute le glace : il flotte dans l'incertitude jusqu'au cinquième acte qui décide de son sort. Hélas ! rien n'était plus tragique que pour moi que ce que j'avais osé tramer. Il s'agissait de recouvrer ma liberté, et de me voir bientôt avec Mejax au comble de mes vœux, ou de nous voir l'un et l'autre livrer à la vengeance redoutable d'une reine méprisée et trahie.
Tandis que j'étais dans ce cruel état, la Reine alarmée de ma prétendue indisposition, me fit l'honneur de me venir voir, accompagnée de Zindernein ; l'époux qu'elle avait depuis un an, venait d'être remercié, et reconduit dans le sérail ; en sorte qu'elle attendait avec une extrême impatience le jour destiné à la célébration de son nouveau mariage. M'ayant trouvé fort abattu, elle craignit que mon indisposition ne retardât l'accomplissement de ses désirs. Sa Majesté me parla avec beaucoup de bonté et d'affection ; et je ne puis dissimuler qu'en ce moment je sentis quelques remords de ma perfide ; ce qui fut pour moi un nouveau surcroît de peine, qui augmenta mon trouble. Mais le désir de la liberté, l'espoir de revoir ma patrie et ma famille, et la passion violente que je sentais pour l'adorable Mejax, eurent plus de force que ma sensibilité et ma reconnaissance, et je persistai constamment dans le périlleux dessein de me faire enlever.
Sa Majesté me pria de vouloir bien avoir soin de ma santé et de ne me point lasser abattre ; et après m'avoir témoigné le tendre intérêt qu'elle prenait à ma guérison, elle sortit avec un air triste et inquiet, et me laissa avec Zindernein. J'avais conçu pour lui beaucoup d'estime et d'amitié ; en sorte que l'idée d'en être bientôt séparé redoubla ma tristesse et me peine. J'aurais voulu lui pouvoir faire confidence de mon projet, et lui persuader de me suivre ; mais je n'osai lui en parler, craignant que sa vertu austère et sa fidélité incorruptible ne mît un invincible obstacle à l'accomplissement de mes desseins. J'apprendrais aussi à commettre mon amante à qui j'avais tant d'obligation, et que j'aimais de l'amour le plus tendre et le plus vif.
Les Rebecasses de la Reine — ce sont des femmes savantes qui exercent la médecine — entrèrent alors dans ma chambre, et après m'avoir tâté le pouls, qu'elles trouvèrent très agité, se mirent à consulter entr'elles sur ma prétendue maladie. Les unes soupçonnèrent que j'avais un abcès dans la tête, les autres dirent que j'avais des squirres dans le foie, les autres que c'était une indigestion. L'une me voulait faire saigner au pied, et l'autre me faire prendre une espèce d'émétique. Si j'avais déféré à leurs avis, j'aurais pris mille remèdes, et j'aurais peut-être eu le sort de tant de princes et de seigneurs d'Europe, dont un zèle excessif pour la conservation de leur précieuse vie a souvent procuré la mort. Je déclarai hautement à toutes les Rebecasses que je n'étais point malade, et que ma légère indisposition serait bientôt guérie sans leurs secours.
En effet je me levai le lendemain et m'entretins d'abord avec Mejax, qui vint me voir le matin. Elle me dit que tout était préparé ; qu'elle avait donné ses ordres, qu'Harrington était averti, et lui avait promis de se trouver le soir avec tous ses Anglais sur le chemin de Pataka ; elle ajouta, qu'elle ne voyait aucun obstacle au succès de l'entreprise ; que l'après-dîner je proposerais une partie de promenade en calèche du côté de Pataka, que Zindernein et elle aurait l'honneur de me tenir compagnie... Eh quoi, interrompis-je, est-ce que Zindernein est du complot ? Non, me répondit Mejax ; mais vous ne pouvez, selon la bienséance, faire une partie de promenade avec moi seule, sans un homme qui vous accompagne ; et cet homme, qui ne peut être suspect à la Cour, sera Zindernein. Lorsque nous serons près du port, plusieurs de mes femmes qui nous suivront à cheval, mettront l'épée à la main, à un certain signal dont je suis convenue avec elles. Aussitôt Harrington, que j'ai instruit de tout ce qu'il avait à faire, paraîtra avec tous ses gens bien armés. Joints à nos femmes, ils dissiperont aisément la garde royale, et bientôt nous étant rendus au port, nous monterons sur le vaisseau prépare, et nous renverrons Zindernein. Le temps et le lieu sont marqués pour l'exécution, et si Harrington est fidèle à la parole qu'il m'a donnée et a du courage, notre entreprise ne peut manquer de réussir. Puisque Harrington vous a donné sa parole, lui répartis-je, vous pouvez compter sur lui et sur ses gens ; il n'est pas homme à reculer ; il est d'ailleurs trop intéressé, ainsi que tous ses compagnons, au succès de l'entreprise.
J'affectai de faire paraître beaucoup de gaieté le reste de la journée, et toute la Cour me fit des compliments sur le rétablissement de ma santé. On me fit l'honneur de me dire que mon indisposition de la veille m'avait embelli, et on se moqua fort des Rebecasses, qui avaient voulu épuiser sur ma personne toutes les ressources de leur art.
Mais pendant que toute la Cour se réjouissait de ma prétendue convalescence, et qu'elle s'entretenait avec plaisir des superbes préparatifs ordonnés pour la cérémonie de mon auguste mariage, la nouvelle d'un accident funeste plongea les espoirs dans une triste extrême, par la crainte de l'impression fâcheuse que ce malheur pouvait faire sur Sa Majesté. Le beau et infortuné Sivilou, qui s'était flatté de l'honneur d'épouser la Reine préférablement à tous les autres, craignant pour ses charmes quelque déchet, par le retardement d'une année, honteux de se voir frustré de son attente, et se figurant peut-être que Sa Majesté extrêmement amoureuse de moi, pourrait me retenir longtemps auprès d'elle, s'était abandonné au dernier désespoir, et dans les transports de sa douleur extrême, augmentée par sa mélancolie naturelle, il s'était pendant la nuit plongé un poignard dans le sein ; en sorte qu'on l'avait trouvé le matin baigné dans son sang et sans vie. On apprendrait que la Reine qui paraissait l'aimer tendrement, et qui avant qu'elle m'eût connu, avait été dans la disposition de l'épouser cette année, ne fût vivement frappée de sa mort tragique dont elle était la cause, et que comme elle avait le cœur très bon, elle ne s'abandonnât trop à ses regrets. Mais Sa Majesté ayant appris cet accident en fut bien moins affligée, qu'une dame anglaise ne l'est d'ordinaire de la mort de son chien favori. Cette médiocre sensibilité de la Reine, fut une preuve éclatante de l'empire que j'avais sur son cœur.
Sur le soir Mejax s'étant rendue auprès de moi, comme en était convenue, je proposai à Zindernein d'aller nous promener tour trois vers Pataka. Bientôt après nous montâmes en calèche, suivis d'une vingtaine de gardes, auxquelles se joignirent sur le chemin de cinquante cavalières, qui firent semblant de vouloir prendre part au plaisir de la promenade, et avoir l'honneur de nous escorter. Cependant j'étais très inquiet, aussi bien que Mejax ; et Zindernein ne savait à quoi attribuer la morne silence que nous gardions l'un et l'autre. Il nous voyait jeter sans cesse les yeux ça et là, et il remarquait dans nos regards une espèce de trouble et de crainte, qu'inspirent toujours les entreprises hardies et périlleuses.
Lorsque nous fûmes à la vue du port, près d'un petit bois, nous en vîmes sortir un grand nombre d'hommes, qui vinrent au-devant de nous. Les gardes royales parurent surprises de voir un si grand nombre d'hommes, sans avoir aucune femme parmi eux, et ne purent s'empêcher d'en rire. Mais elles furent bien autrement étonnées, lorsqu'à un certain signe que fit Mejax, elles virent tous ces hommes, dont elles se moquaient, tirer des sabres de dessous leurs robes, et s'avancer d'un menaçant et guerrier. La garde voulut fondre sur eux ; mais toutes les autres cavalières, qui étaient du complot, ayant mis le pistolet à la main, les arrêtèrent, et bientôt après les mirent en fuite.
Zindernein paraissait au désespoir, et voulait se donner la mort. Mais Mejax lui déclara en ce moment qu'elle avait résolu de m'enlever pour m'épouser dans une terre étrangère. Elle lui conseilla de nous suivre ; aussi bien, lui dit-elle, la Reine qui vous a confié le soin de ce beau garçon, ne vous pardonnera jamais son enlèvement. Elle vous croira complice de mon attentat, ou au moins coupable de négligence et de lâcheté. Le moins vous puisse arriver, sera de perdre votre charge avec ses bonnes grâces. Pour l'ébranler davantage, je lui dis que quand la Reine l'excuserait, et qu'il se pourrait justifier auprès d'elle, il ne devait point rester dans un pays où les hommes étaient indignement dominés par les femmes. Ne vous ai-je pas vu, ajoutai-je, gémir de ce honteux renversement des lois de la Nature ? Venez avec nous ; et souffrez d'être conduit avec moi en Angleterre, où vous serez honoré comme vous le méritez. J'ai fait mettre sur le vaisseau, interrompit Mejax, une cassette pleine de pierreries ; ainsi en quelque lieu nous fassions notre séjour, nous serons toujours heureux, parce que nous serons riches. Je partagerai mes richesses avec vous, et Gulliver qui vous aime et que vous aimez fera votre bonheur.
Zindernein ayant fait quelques réflexions, nous dit, que c'en était fait, qu'il était résolu de nous accompagner ; qu'aussi bien il y avait trop de danger pour lui à rester dans l'île ; que comme il n'avait point d'enfants, rien ne l'attachait à ce séjour, et qu'il suivrait volontiers notre destinée.
Étant tous arrivés au port, nous mîmes pied à terre ; nos Anglais arrivèrent presqu'aussitôt que nous, et toutes les cavalières ayant alors quitté leurs chevaux, se mirent dans une chaloupe et allèrent s'emparer du vaisseau qui était à l'ancre. Ils y firent ensuite entrer tous nos Anglais. Les matelots et toutes les femmes de l'équipage voulurent en vain faire quelque résistance : Mejax ayant paru, tout plia sous ses ordres, et les cavalières avec nos matelots demeurent les maîtres du vaisseau, sur lequel nous montâmes aussitôt Mejax, Zindernein et moi. En même temps on leva l'ancre et on tira du côté de l'Est. Il fut arrêté que Mejax aurait le commandement du navire pendant toute la route, et qu'Harrington serait capitaine en second. Nos matelots furent seuls chargés de la manœuvre, sous la conduite de notre pilote, homme habile et expérimenté ; et les femmes babilariennes furent chargées du soin de nous défendre, en cas qu'on vînt nous attaquer.
Nous n'avions pas le vent fort favorable, et le lendemain de notre départ, nous étions encore qu'à six lieues du port, lorsque nous vîmes de loin deux vaisseaux qui nous poursuivaient. Nous redoublâmes nos voiles, et résolus de nous abandonner au vent, nous gouvernâmes au sud, le vent soufflant du nord. Cependant les deux vaisseaux nous poursuivaient toujours, et comme ils étaient plus légers que le nôtre, nous les voyons s'approcher sensiblement. Nous jugeâmes qu'ils nous atteindraient avant la fin de la journée, et nous nous préparâmes au combat. En effet sur les quatre heures du soir, ils nous joignirent, et nous vîmes alors, comme nous l'avions pensé, que c'étaient deux vaisseaux babilariens, montés par des femmes selon l'usage du pays.
Lorsque les deux vaisseaux furent près de nous, ils nous envoyèrent une chaloupe pour signifier les ordres de la Reine, et nous sommer de rentrer dans le port ; en cas de refus on menaça de nous attaquer. Nous déclarâmes que nous n'obéirions point, et que nous étions résolus de nous défendre si on nous attaquait. Cependant nous étions tous rangés sur le pont : Mejax à la tête de toutes les femmes de sa suite, le sabre à la main : Harington et moi à la tête de tous les hommes de l'équipage, qui n'étaient occupés ni au canon ni à la manœuvre. Après plusieurs volées de canon tirées de part et d'autre, les deux vaisseaux ennemis nous accrochèrent, et on en vint à l'abordage. Le combat fut terrible et sanglant ; Mejax fit des prodiges de valeur, aussi bien que toutes les femmes qui combattaient avec elle. Comme le fort de l'attaque était de son côté, nous nous mêlâmes tous, hommes et femmes, et je combattis avec fureur à côté de Mejax, qui paraissait moins craindre pour elle que pour moi. Enfin nous repoussâmes les ennemis, qui désespérant de nous vaincre, et craignant que nous n'entrelaçassions dans leurs vaisseaux, et que nous nous n'en rendissions les maîtres, jugèrent à propos de s'éloigner.
Cependant nous n'avions perdu que quatre hommes et dix femmes, qui avaient été tués en combattant courageusement, et nous n'avions qu'environ vingt blessés tant hommes que femmes. Mais ce qui me perça de douleur, fut de voir Mejax toute couverte de son sang. Elle avait toujours combattu jusqu'à la fin, et l'ardeur du combat l'avait empêchée de s'apercevoir de trois coups d'épée qu'elle avait reçues, dont le plus dangereux lui avait percé les deux mamelles, depuis le côté droit, où le coup avait été porté, jusqu'au côté gauche. Notre chirurgien ayant visité ses plaies, m'assura qu'elle n'en réchapperait point ; elle-même sentit qu'elle n'avait plus que peu de temps à vivre. Je ne la quittai point dans cette extrémité : comme elle me vit répandre beaucoup de larmes, elle prit soin elle-même de me consoler.
Pouvais-je prétendre, me dit-elle, à une mort plus glorieuse ? Je péris, il est vrai, les armes à la main contre ma souveraine : mais est-ce un crime à une sujette de disputer à sa reine l'empire d'un cœur ? J'ai défends ma conquête ; l'amour a secondé ma valeur ; j'ai vaincu : le Ciel ne permet pas que je cueille le fruit de ma victoire. Vivez, adorable Gulliver ; je meurs, hélas ! dans la crainte de vivre toujours dans votre cœur. Je me sens affligée des vifs regrets que ma mort vous causera. Efforcez-vous, je vous prie, de m'oublier, et livrez-vous dans la suite à tout ce qui pourra effacer de votre mémoire le souvenir douloureux de la tendre Mejax. Que m'importera d'être dans votre esprit, lorsque je ne serai plus rien. Vos regrets ne me rappelleront pas à la vie, et ne serviront qu'à troubler le vôtre.
Au milieu de ces adieux héroïques, elle me donna toutes ces pierreries, en me conseillant de les vendre, lorsque j'en trouverais l'occasion, de peur que la vue de ce présent ne me rappelât la triste idée de celle qui m'avait tant aimé. En même temps elle recommanda à ses femmes de me suivre partout, et de me défendre courageusement contre tous les ennemis qui voudraient m'attaquer. Peu de temps après elle expira, regrettée de toutes les femmes de sa suite et de tout notre équipage anglais, que sa générosité avait tiré d'esclavage, et que sa valeur avait empêché d'y retomber.
Je fus extrêmement affligé de sa mort, et il me fut impossible d'atteindre à cette insensibilité philosophique qu'elle m'avait recommandée en mourant. Je perdais une bienfaitrice généreuse et une amante accomplie. Harington et Zindernein n'omirent rien d'adoucir ma douleur, qui pendant trois jours me fit verser un torrent de larmes. Il fallut me contraindre dans ces premiers jours à prendre un peu de nourriture pour me soutenir ; je souhaitais de rejoindre Mejax, et la vie m'était devenue odieuse. Toutes les femmes qui étaient sur le vaisseau admirèrent la bonté de mon cœur, et redoublèrent leur attachement pour moi.
Cependant nous cinglions toujours du côté du sud, où le vent nous portait, et nous tâchions de découvrir quelque île, pour y faire eau, parce que notre vaisseau avait été armé à la hâte, et que notre départ précipité ne nous avait pas donné le temps de nous en fournir suffisamment. Enfin au bout de huit jours, nous en découvrîmes un forte petit, et ayant conjecture que c'était une des Moluques, nous résolûmes d'y mouiller. Nous entrâmes dans une petite baie, qui était à l'ouest de cette île, et une partie de nos hommes et de nos femmes s'étant mise dans la chaloupe, nous descendîmes à terre.
Nous avançâmes environ une demie-lieue, pour tâcher de découvrir quelque source, et ayant approchés d'un bois, qui était près d'une montagne, nous nous écartâmes un peu les uns des autres. Harington alla d'un côté avec dix ou douze Anglais, et moi de l'autre avec environ autant de femmes, sans aucun homme. Les Babilariennes qui avaient un extrême attachement pour moi, ne voulurent point me laisser aller avec les Anglais, me croyant plus en sûreté avec elles. Nous étions tous bien armés, et en état de nous défendre, en cas que nous eussions été attaqués par les insulaires. Cependant nous marchions avec beaucoup de précaution, et nous tâchions de nous tenir sur nos gardes.
À peine ma petite troupe eut-elle fait un quart de lieue le long du bois, qu'elle fut aperçue par une centaine de sauvages, qui étaient assis sur le sommet de la montagne. Aussitôt nous les vîmes descendre rapidement, et accourir de notre côté. Comme ils étaient en plus grande nombre que nous, et la partie ne paraissait pas égale, nous jugeâmes à propos de nous retirer à la hâte du côté du rivage. Mais ils nous coupèrent le chemin. Nous vîmes alors de grands hommes nus, dont la plupart avaient plus de six pieds de hauteur, qui n'avaient ni barbe ni poil, mais la peau toute rouge.
Nous ayant enveloppés, ils menacèrent de nous assommer, si nous ne nous rendions pas. Ayant même tiré quelques flèches, ils blessèrent deux de nos Babilariennes. Aussitôt ils se jetèrent sur nous, nous désarmèrent, et se mirent à nous dépouiller. Comme j'étais à la tête de la troupe, je fus le premier qu'ils désarmèrent et à qu'ils ôtèrent les habits. Mais quelle fut leur surprise, lorsqu'ils virent que les autres qui m'accompagnaient étaient des femmes, dont la plupart étaient jeunes et assez jolies. Cette découverte parut les réjouir beaucoup, et ils se mirent tous à rire et à danser.
Cependant je fus attaché à un arbre, avec des branches d'osier, et je fus alors le triste spectateur d'une scène horrible. Ces sauvages grossiers, semblables aux satyres fabuleux de l'antiquité, se jetèrent impitoyablement sur les femmes, et satisfirent avec tant de fureur leur passion toujours renaissante, que les malheureuses victimes de leur brutalité succombèrent pour la plupart et s'évanouirent entre leurs bras. Comme ils n'étaient occupés que de l'assouvissement de leurs désirs, et qu'ils ne faisaient aucune attention à moi, je détachai peu à peu l'osier qui me tenait lié, et m'étant glissé dans le bois, sans qu'ils s'en aperçussent, je me mis à courir de toute ma force vers le rivage, où j'aperçus avec une grande consolation la chaloupe qui le côtoyait.
Dès que nos gens me virent, ils s'approchèrent de terre, et étant aussitôt sauté dans chaloupe, je leur racontai le péril où j'avais été, et le malheur arrivé aux Babilariennes, qui m'accompagnaient. Nous jugeâmes à propos quelque temps dans la baie et de côtoyer encore le rivage, pour voir si nos compagnes ne pourraient point avoir le même que moi, et s'échapper des mains des barbares. Mais nous attendîmes en vain, et nous nous rendîmes à bord.
Les Babilariennes qui étaient restées dans le vaisseau, ayant appris ce qui était arrivé à leurs compagnes, en voulurent tirer vengeance, et prièrent le capitaine de les mettre à terre, pour aller attaquer les insulaires. On tint conseil, et comme nous n'avions pu faire eau dans cette île, il fut délibéré qu'il fallait tout risquer. Nous descendîmes donc à nombre de cent trente, dont il y avait quarante femmes et quatre-vingt-dix hommes, tous armés de sabres, de fusils et de baïonnettes.
Nous marchâmes en bon ordre vers l'endroit où les sauvages nous avaient surpris, et n'y trouvâmes que deux Babilariennes mortes de leurs blessures. Nous allâmes alors vers la montagne, et montâmes jusqu'au sommet, où nous découvrîmes plusieurs cabanes. Nous ne doutâmes point que cet endroit ne fût le lieu de la retraite des sauvages ; cependant il y régnait un grand silence. Nous nous approchâmes, sans faire de bruit, et nous aperçûmes d'abord quelques insulaires endormis. Nous pénétrâmes plus avant et nous vîmes de loin nos Babilariennes liées ensemble et couchées près d'une cabane. Nous marchâmes de leur côté, et aussitôt quelques sauvages qui n'étaient point endormis, se mirent à hurler de toute leur force, et à faire un bruit qui réveilla tous leurs compagnons.
À l'instant nous fondîmes sur eux, et ayant cassé la tête aux premiers, les autres prirent la fuite. Mais nos Babilariennes ayant entouré l'habitation, les arrêtèrent, et en massacrèrent un grand nombre. Les prisonnières qui furent aussitôt délivrées par nos Anglais, ayant repris leurs habits, et s'étant saisies de leurs armes, qui'ils retrouvèrent dans la cabane prochaine, se joignirent à nous, et achevèrent la défaite des barbares. Comme elles étaient transportées de fureur, elles voulurent réserver pour un supplice cruel ceux qui leur avaient paru les plus ardents à les tourmenter. Elles en lièrent dix, qu'elles conduisirent sur le rivage, où, malgré nous, elles les brûlèrent sans pitié.
Après cette expédition, nous nous avançâmes dans le bois le long de la montagne, et nous trouvâmes une fontaine où nous étanchâmes notre soif, et où nous fîmes conduire des tonneaux pour les remplir d'eau. Pendant qu'une partie de nos gens était occupée à cela, les autres se mirent à chasser dans le bois, où ils tuèrent beaucoup de gibier, qui ayant été porté à bord, servit à célébrer notre victoire.
Nous ne jugeâmes à propos de rester plus longtemps dans cette île, de crainte que quelque nouvelle troupe d'insulaires ne vînt nous attaquer, et que leur nombre ne nous accablât. Nous nous retirâmes donc tous à bord, après y avoir fait conduire nos tonneaux remplis d'eau, et nous levâmes l'ancre.
* Voir les Métamorphoses d'Ovide¹, livre VIII. [¹ Publius Ovidius Naso, dit Ovide (43 avant J.-C. - 18 ap. J.-C.)].
† C'est un Anglais qui parle conformément aux idées de sa nation.
‡ Anne Stuart qui régnait alors ¹. [¹ Celle-ci régna de 1702 à 1714.]
§ C'est un proverbe anglais.
«Le Nouveau Gulliver» :
Table des Chapitres ; Deuxième Partie
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