«LES [BIENHEUREUSES] TRENTE-DEUX MARTYRES D'ORANGE»
DE J. MÉRITAN ; CHAPITRE 2
CHAPITRE 2 : LA COMMISSION POPULAIRE D'ORANGE.
Son Établissement.
Le régime de la Terreur commencé par la loi du 17 septembre 1793, était, en fait, inauguré depuis longtemps pour les prêtres. Il n'allait pas tarder à sévir contre les religieuses, expulsées sans doute de leur couvent, mais un peu partout encore groupées sous un toit de fortune, et conservant de leur vie passée les pratiques pieuses, les exercices réguliers. Or, la Terreur était représentée, à cette époque, par trois organismes principaux, dont le rôle fut inégal et divers, mais possédés de la même haine, et animés de la même rage homicide.
Le Comité de Sûreté générale, en relations dans le département avec les Comités de surveillance ou Comités révolutionnaires, s'est chargé de découvrir et de dénoncer les suspects : prêtres ou religieuses insermentés et tous autres fanatiques déjà marqués par une seule dénonciation pour la prison et l'échafaud. Au-dessus de lui, le Comité de Salut Public. Sa fonction est de gouverner et d'administrer, sous l'autorité de la Convention qui légifère, mais son rôle véritable est de dominer de ses exigences toutes-puissantes les votes des législateurs souvent apeurés et toujours soumis.
Pour assurer l'exécution des lois sanguinaires que le Comité de Salut Public réclame, que la Convention enregistre de ses suffrages, l'Assemblée qui fit la Terreur ou la laissa s'établir dans nos départements, possède des instruments dociles et zélés. Ce sont les représentants en mission [*]. C'est par leurs soins que le joug s'appesantit sur tous les citoyens, et l'on peut bien dire que, sans leur apostolat oppresseur et meurtrier, la Terreur fût demeurée inconnue sur la moitié du territoire.
Ces hommes étaient chargés depuis le mois de nivôse, an II, de l'organisation du mouvement révolutionnaire. Leurs pouvoirs sont illimités, leurs actes sans contrôle efficace, la vie ou la mort des citoyens à leur entière discrétion. Pour instruire et guider leur activité, la Convention leur a donné quelques directives, vagues, faciles à interpréter à leur guise ou à déformer suivant leur caprice. Chargés de faire exécuter la loi, ils la dépassent souvent, et remplacent à leur gré, selon la qualité des proscrits, la détention par la mort. Ce n'est pas, sans doute, à ces proconsuls improvisés qu'incombe le soin de juger et de condamner, mais l'organisation, la composition du tribunal révolutionnaire est de leur ressort, non moins que les instructions à lui donner pour que prompte justice soit faite des fanatiques et des suspects. En eux, s'est incarné le génie malfaisant de la Terreur, et il est équitable de faire peser, sur leur nom et leur mémoire, les malédictions dont l'histoire de nos provinces a poursuivi le mouvement révolutionnaire.
Le département de Vaucluse, récemment formé des territoires d'Avignon, du Comtat-Venaisin, de la principauté d'Orange, était encore, au début de 1794, réuni au département des Bouches-du-Rhône. Le 22 pluviôse an II (12 février 1794), le représentant en mission dans ces régions, Étienne-Christophe Maignet, traversait Orange, se rendant à Marseille, lieu de sa résidence.
Le nouveau proconsul était né à Ambert dans le Puy-de-Dôme. Administrateur de son département, député à l'Assemblée législative en 1791, et à la Convention en 1792, cet avocat obscur, mais d'une ambition féroce, avait voté la mort
du roi, sans sursis et sans appel au peuple, puis, associé à Couthon, s'était signalé aux côtés du sanguinaire cul-de-jatte, lors de la démolition de Lyon, en 1793. Sa mission dans les départements du Midi devait lui permettre de donner sa mesure. Il la donna, en effet, pleine et entière et son nom s'inscrit en première ligne dans la liste des bourreaux. Une chance inespérée lui permit d'échapper aux représailles. Mis en arrestation, à la chute de Robespierre, délivré par le décret d'amnistie, il accepta sans rougir la charge de maire de sa ville natale et en remplit les fonctions sous le Premier Empire. Exilé à la première Restauration, revenu aux Cent-Jours, proscrit de nouveau, il rentrait, en 1830, dans sa ville d'Ambert, reçu en triomphe par ses compatriotes ; cependant, qu'une femme montée sur la voiture qu'il occupait, lui demandait ironique et féroce : «As-tu apporté ta guillotine ?» Le 22 octobre 1834, il mourait subitement à l'âge de 76 ans.
C'est à cet homme, que la Commission populaire d'Orange doit son établissement. C'est lui qui l'installa, choisit les juges, arma leur bras, leur désigna et leur fournit les victimes.
Le 4 floréal an II (23 avril 1794), Maignet expédiait à Paris son secrétaire Lavigne et le chargeait d'obtenir du Comité de Salut Public l'autorisation d'établir un tribunal révolutionnaire qui jugerait sur place, sans instruction préalable, sans assistance des jurés. «Je porte, disait-il dans sa lettre à Couthon, à douze, à quinze mille hommes, ceux qui ont été arrêtés.» Et il concluait en ces termes: «D'ailleurs, il faut épouvanter et le coup n'est vraiment effrayant qu'autant qu'il est porté sous les yeux de ceux qui ont vécu avec les coquins.» Le Comité de Salut Public s'empressa d'accorder l'autorisation demandée. «Il a été trouvé, ajoutait Lavigne dans sa lettre, quelque inconvénient à faire siéger le tribunal à Avignon, à cause du mauvais esprit des habitants. Les amis de Maignet ont pensé l'établissement est nécessaire et qu'il doit être fait à Orange, qui ne participe pas à la corruption d'Avignon.»
La ville d'Orange, paisible et calme cité, tranquillement assise au sein d'une plaine fertile, parmi de doux paysages, ne méritait pas le choix injurieux qui lui était infligé. Aimant la paix, fuyant, non sans quelque nonchalance, les luttes de doctrine, les complications de la politique, les divisions trop accentuées et les querelles ardentes, elle était déjà, à la fin du 18ème siècle, l'ennemie des agitations et des troubles civiques. Les partis s'y côtoyaient plus qu'ils ne s'affrontaient ; et la Révolution partout ailleurs violente et sectaire y conserva jusqu'à la Terreur des dehors bénins et des manières polies. La réputation d'Orange sur ce point, était même si fermement établie que le 10 juin 1790, le baron d'Aymard, maire de la ville, accouru, avec sa garde nationale, au secours des avignonnais qui s'entre-déchiraient, avait arrêté l'effusion du sang. Un mois après, au plus fort de la querelle entre Carpentras et Avignon, les habitants de la capitale du Comtat l'avaient appelé à leur secours, et c'est dans les murs d'Orange que Lescène-des-Maisons, l'abbé Mulot et Verninac-Saint-Maur signèrent, au mois de juin 1791, les préliminaires de la paix. En janvier 1791, les communes environnantes avaient, de leur côté, rendu un hommage indiscutable la sagesse orangeoise en demandant, depuis Sérignan jusqu'à Bollène, de faire désormais partie du district d'Orange.
L'établissement de la commission populaire dans un cadre et un milieu si peu faits pour la recevoir, fut et demeure une énigme. Maignet seul en doit porter la responsabilité, et il n'y eut ni de la part des officiers municipaux, ni du côté des simples citoyens, la moindre démarche capable de provoquer un événement dont aujourd'hui encore la ville et les
habitants d'Orange portent impatiemment l'odieux souvenir.
Le 21 floréal (10 mai 1794), le Comité de Salut Public arrêta donc «qu'il serait établi, à Orange, une commission populaire composée de cinq membres, pour juger les ennemis de la Révolution qui seront trouvés dans les pays environnants et particulièrement dans les départements de Vaucluse et des Bouches-du-Rhône.»
«Les membres de cette commission seront les citoyens Fauvéty, juré au tribunal révolutionnaire ; Melleret, du département de la Drôme ; Roman-Fonrosa, président de l'administration du district de Die ; Fernex, juge du tribunal du district de Commune-Affranchie (Lyon) ; Ragot, menuisier, rue d'Auvergne, à Commune-Affranchie. Le citoyen Maignet, représentant du peuple, est chargé d'installer cette commission sans délai.»
Huit jours après, le 29 floréal (18 mai), le Comité adressait ses instructions à Maignet. En voici les parties essentielles :
«Les membres de la Commission établie à Orange sont nommés pour juger les ennemis de la Révolution. Les ennemis de la Révolution sont tous ceux qui par quelques moyens que ce soit, et de quelques dehors qu'ils se soient couverts, ont cherché à contrarier la marche de la Révolution...
«La peine due à ce crime est la mort. La preuve requise pour la condamnation sont tous les renseignements, de quelque nature qu'ils soient qui peuvent convaincre un homme raisonnable et ami de la liberté.»
Avec un tel code de justice criminelle, il n'était pas un citoyen français assuré de conserver sa tête ; mais il était une catégorie tout spécialement vouée, dès lors, à l'échafaud. C'étaient les prêtres, les religieuses, fidèles à leurs vœux et à leur sacerdoce, dont la présence sur le sol de la République était par elle seule «de nature à contrarier la marche de la Révolution». Il ne faudra donc pas s'étonner de voir monter, dans une des premières charrettes (pour parler au figuré), une religieuse et un prêtre. Au regard des juges d'Orange, c'étaient là les pires ennemis de la Révolution, leur fanatisme, leur superstition, leur refus du serment schismatique, leur attachement à l'Église étant par ailleurs des preuves suffisantes «pour convaincre un homme raisonnable et ami de la liberté.»
Conformément aux ordres qu'il avait reçus du Comité de Salut Public, Maignet procéda, le 15 prairial (3 juin), à l'installation de la Commission populaire, et publia, à cette occasion, l'arrêté qu'il venait de prendre et dont l'article 4 était ainsi conçu : «Quand la majorité des juges qui se trouveront sur le siège déclarera être suffisamment instruite, le président recueillera, sur le siège même et à voix basse, les suffrages, et prononcera de suite, publiquement et devant les prévenus, le jugement rendu.» C'était la procédure abrégée, renouvelée des premiers âges de la persécution et nous verrons bientôt qu'elle fut souvent la seule employée.
Le discours que le représentant du peuple prononça à la suite de l'arrêté dont il avait voulu donner lecture lui-même, fut le commentaire des instructions reçues du Comité de Salut Public. Interprétées avec une rage froide, une frénésie contenue sous les dehors impassibles de la légalité, elles apparurent telles qu'elles étaient. Maignet n'en déguisa pas la moindre des menaces, et dès cette heure montra les ennemis qu'il fallait abattre, ou pour mieux dire les victimes qu'il était nécessaire d'immoler : les fédéralistes, les aristocrates et le clergé : «Vous vous souviendrez, citoyens, que le fanatisme a été l'élément de ces contrées ; qu'il les agite encore d'une manière violente, et qu'il vous appartient d'étouffer de bonne heure tous les germes de soulèvement qui pourraient s'y manifester.» Et il ajoutait : «Justice, citoyens magistrats, Justice ! c'est le seul sentiment auquel vous devez céder... Ce n'est pas assez que vos jugements se fassent remarquer par leur sagesse ; il faut encore qu'ils étonnent par la célérité avec laquelle ils atteindront le crime. C'est la foudre dont vous êtes armés : dirigez-la sagement, mais pulvérisez le scélérat au moment même où il médite ses complots !»
En ces quelques lignes se résume le long discours de Maignet, discours d'une cruauté lucide, enveloppé des formules pompeuses et tout rempli des métaphores hardies où se complaisait le goût de l'époque.
Comment les juges ainsi installés devaient appliquer les instructions reçues, l'histoire de ce terrible mois de juillet 1794 est là pour nous le dire. Trois cent trente-deux victimes immolées et parmi elles nos trente-deux bienheureuses, tel est le bilan de ce que le langage révolutionnaire appelait une «institution bienfaisante et moralisatrice.»
Rien ne s'opposait plus, désormais, au fonctionnement du tribunal de sang. Le local était trouvé : c'était l'ancienne chapelle des Pères de Saint Jean (aujourd'hui chapelle Saint-Louis) ; la municipalité orangeoise, jugée trop tiède, avait été
remplacée par de nouveaux magistrats, le Comité de surveillance lui-même était épuré. L'arène était prête pour le combat.
Avant de raconter les préliminaires de la lutte, il nous faut, cependant, nous arrêter quelque peu devant la physionomie de certains juges. Nous avons trouvé leur nom inscrit dans l'arrêté du Comité : il ne sera pas inutile d'interroger leur visage.
Sa Composition.
Le représentant du peuple avait pris soin, dans sa lettre au Comité de Salut Public, de désigner au choix de ce tout puissant organisme les citoyens «éprouvés» qu'il jugeait capables d'exercer, sans faiblesse, la sanglante magistrature. Ils étaient cinq, de conditions sociales différentes, d'inégale culture, mais portant tous le poids d'un passé révolutionnaire déjà lourd. Le premier, celui qui devait présider les séances, procéder à l'interrogatoire des prévenus, rendre le jugement, était Fauvéty.
Jean Fauvéty était né à Uzès dans le département du Gard, le 8 avril 1763. Son père et sa mère appartenaient à la religion protestante, ce qui ne les empêcha pas de confier l'éducation de leur fils aux Joséphins qui possédaient à Bagnols un collège florissant. Après une adolescence où se manifestèrent, suivant l'expression d'un de ses contemporains, les excentricités d'une tête de feu et la sécheresse d'un cœur d'acier, il fut nommé directeur des postes de sa ville natale. Dès le début de la Révolution, il avait donné des gages au nouvel état de choses, et s'était suffisamment signalé par son zèle pour que Jean-Henri Voulland [1751-1801], son compatriote et député aux États généraux, le recommandât à Robespierre qui le fit nommer membre du tribunal révolutionnaire de Paris.
C'est là que vint le prendre Maignet. En quittant son siège de juré, Fauvéty en emportait des idées arrêtées, une implacable volonté de détruire, une impassibilité féroce devant les larmes et une insouciance absolue des formes et des preuves. Ses premières lettres à Joseph-François Payan [1759-1852] sont significatives à cet égard.
«La Commission est installée, écrit-il le 18 prairial (6 juin). Encore quelques jours et tu entendras dire qu'elle est aussi terrible que juste. Il faut qu'elle fasse trembler les malveillants de tout le Midi ; qu'elle extermine ceux qui lui tomberont sous la main et tue les autres d'épouvante.»
Et le 19 messidor (7 juillet), il ajoutait : «Quoiqu'il nous manque au moins dix hommes pour que la Commission puisse aller selon mes désirs, nous allons pourtant, et nous avons plus fait, dans les six premiers jours, que n'a fait dans six mois le tribunal révolutionnaire de Nîmes ; enfin, la Commission a pourtant rendu cent quatre-vingt-dix-sept jugements en dix-huit jours.» Et il termine en se plaignant de certains de ses collègues, dont l'un est «un formaliste enragé», dont l'autre est quelquefois d'avis de sauver des prêtres, et qui «réclame des preuves.» «Dieu veuille que Ragot, Fernex ou moi, ne soyons jamais malades ! Si ce malheur arrivait, la Commission ne ferait plus que de l'eau claire.»
Ses actes répondaient à ses paroles. C'est lui qui présidait la Commission le jour où la femme d'un laboureur des environs y fut tramée allaitant un de ses enfants et en conduisant un autre par la main. Sur l'ordre du président l'enfant est arraché au sein maternel, malgré les supplications de la mère qui demande en grâce la permission de lui donner les dernières gouttes de son lait, avant de mourir. Le soir même, la pauvre femme montait à l'échafaud et ses enfants étaient portés à la maison de bienfaisance où, d'ailleurs, ils mouraient vingt-quatre heures après.
Poursuivis, après le 10 thermidor, par l'indignation publique, Fauvéty et plusieurs de ses collègues furent jugés à Avignon, le 25 juin 1795, par le tribunal criminel qui les condamna à mort. Le lendemain, ils étaient guillotinés sur la place du Palais. Trois d'entre eux se confessèrent avant de mourir à un prêtre insermenté et donnèrent jusqu'à la fin des marques non équivoques de repentir. Fauvéty n'était pas du nombre. Il mourut farouche et désespéré. Le peuple, qui applaudit un an auparavant à ses jugements, applaudit à son supplice et salua sa mort des mêmes cris dont fut si souvent salué le trépas de ses victimes : «Vive la Nation et Vive la République !»
Roman-Fonrosa était né à Die dans le département de la Drôme, le 8 mars 1733, et avait pris ses grades dans l'Université d'Orange, d'où il sortit licencié le 22 septembre 1763. Maire de sa ville natale, le 14 mars 1790, il devenait le 1er septembre de la même année, président du district, et quatre ans après le Comité de Salut Public le nommait juge à la Commission populaire d'Orange.
Le nouveau juge était laborieux et instruit. De ses années de basoche il avait gardé le goût des formes juridiques et des lenteurs de la procédure. Âgé, à cette époque, de 60 ans, il était le plus vieux et, comme tel, le plus sage de ses collègues. «Roman-Fonrosa est un excellent juge, écrit Fauvéty, mais formaliste enragé et un peu loin du point révolutionnaire où il le faudrait.» Aussi, ne tarda-t-il pas a s'attirer les remontrances de Payan. «Les Commissions populaires, lui écrivit ce dernier, sont des tribunaux révolutionnaires qui doivent aller au fait sans s'inquiéter des formes. Elles doivent frapper sans pitié les conspirateurs ; les juges doivent trembler de sauver un coupable.»
Roman-Fonrosa essaya de se justifier dans sa réponse du 30 messidor ; «La loi, dit-il, a été son guide dans tous les temps pour ses devoirs et ses opinions ; il ne pense pas pouvoir s'en écarter, et il croit qu'il faut établir une différence entre les coupables.»
On raconte que ce vieillard, après avoir pendant la journée donné son concours à des sentences iniques, allait vers le soir, seul et d'un pas pesant, promener son remords à la campagne. Une personne, assise sous l'Arc de triomphe d'Orange, l'entendit un jour s'écrier ne se sachant pas écouté: «Mon Dieu ! encore des exécutions ! N'y a-t-il pas encore assez de sang répandu ?» Malheureusement ces retours de conscience ne furent jamais assez forts ni assez durables. Et ce «formaliste enragé», par lâcheté ou par inconscience, envoya tout comme ses collègues des victimes innocentes à l'échafaud. Mieux servi par les événements, il eût peut-être été impartial et intègre. Son cœur n'était pas inaccessible à la pitié, et l'on sait que c'est grâce à lui — qui fit retenir dans les prisons de Valence plusieurs de ses concitoyens déjà marqués pour la Commission d'Orange — qu'un certain nombre de ses compatriotes échappèrent à la mort. Parmi eux se trouvait Gallien de Chambon, qui devint plus tard évêque d'Amiens.
Il mourut sur l'échafaud avec ses collègues et il ne paraît pas qu'il ait donné, au dernier moment, des marques de repentir. Ce juge modéré mourut impénitent. Les voies de Dieu sont insondables et les desseins de sa miséricorde demeurent impénétrables aux yeux des hommes !
Joseph Fernex, le troisième juge nommé par le Comité de Salut Public, n'était pas plus que ses collègues originaire de nos régions. Ouvrier en soie, à Lyon, il avait fait son apprentissage de bourreau à la Commission révolutionnaire de cette ville qui avait envoyé, en un peu moins de cinq mois, 1684 victimes à la mort. Il avait déjà, parmi ses compatriotes, une réputation bien établie de férocité. «Fernex, dit un historien du siège de Lyon, était le seul des juges de la Commission à qui on ne put jamais arracher la moindre marque de sensibilité.» Pénétré jusqu'aux moelles de la mystique révolutionnaire, menant une existence sauvage et solitaire, il disait souvent : «Je donne ma vie pour que la Révolution triomphe !» Avant de donner la sienne, il donna la vie des autres sans compter.
À Orange, il fut, en effet, ce qu'il avait été à Lyon. Une lettre de lui à Robespierre nous a été conservée. Sa haine s'y révèle dans son implacable fureur. «Quand nous trouvons, dit-il, l'occasion de nous venger sur ceux qui ont cru se tenir derrière le rideau, tels que Messieurs les gens d'affaires, les prêtres, les nobles et ce qu'on appelait les ci-devant, ces Messieurs de la première volée, nous ne les manquons guère, comme tu verras, et nous tâchons de les punir de leur perfidie, en leur faisant pressentir, dès l'ouverture des débats, quel sera pour eux le résultat.»
Après avoir envoyé à la mort nos trente-deux martyres, pour les punir de leur fanatisme, ce fanatique périt à son tour, dans des circonstances tragiques. La Convention ayant ordonné de transférer à Paris les membres de la Commission populaire, Fernex prit avec ses collègues le chemin de la capitale. Comme les prisonniers traversaient Lyon le peuple reconnut Fernex et Ragot et se précipita sur leur voiture. Fernex, se débarrassant de ses liens, sauta du pont de la Guillotière dans le Rhône, gagna les rives à la nage et se perdit dans les champs. Mais le 15 février 1795, reconnu de nouveau, sur la place des Terreaux, par une femme du peuple, injurié, frappé, foulé aux pieds par les passants, il fut enfin massacré et son cadavre pantelant précipité dans le Rhône.
Jean-Pierre Melleret était né à Étoile dans le département de la Drôme. Envoyé à Die, en 1793, en qualité de commissaire surveillant, il suivit à Orange son compatriote Roman-Fonrosa. Plus modéré que ses collègues, il s'attira les reproches de Fauvéty qui le dénonça en ces termes : «Melleret ne vaut rien, absolument rien au poste qu'il occupe ; il est quelquefois d'avis de sauver des prêtres contre-révolutionnaires ; il lui faut des preuves, comme aux tribunaux ordinaires de l'ancien régime. Il inculque cette manière de voir à Roman, il le tourmente et tous les deux réunis nous tourmente à leur tour. Nous avons quelquefois des scènes très fortes. Melleret, enfin, est patriote, mais il n'est pas à sa place.» La modération de Melleret fut impuissante et il donna sans doute, en gémissant, la main à de nombreuses condamnations. La réaction thermidorienne, en tout cas, ne le distingua pas de ses collègues et l'envoya, comme eux, à l'échafaud. Il mourut, lui aussi, sans les consolations de la Foi et sans recevoir le pardon de ses fautes. Melleret fut, avec Roman-Fonrosa, l'exemplaire achevé du modéré sans principes et sans courage. Quelques vestiges d'une éducation chrétienne et les souvenirs d'une famille honorable et considérée, l'éloignaient instinctivement des excès de ses collègues. Parce qu'il n'eut pas la force de quitter son siège, de risquer la proscription et la mort pour obéir à sa conscience, le même châtiment l'atteignit, et encore aujourd'hui la même réprobation poursuit sa mémoire. Erudimini qui judicatis terram.
Ragot n'apportait pas les mêmes scrupules à l'accomplissement de ses fonctions. Une âme basse et servile, prête aux plus infâmes besognes — et, de fait, Ragot fut à Lyon dénonciateur au tribunal révolutionnaire — tel était le cinquième
juge de la Commission populaire d'Orange. Il vota toujours la mort. «Réjouis-toi, écrit-il à Maignet, les têtes vont tomber par milliers ; les murs viennent d'être dressés pour la fusillade». Ivre tous les jours, il dormait, parait-il, pendant l'audience ; son voisin le réveillait, quand les débats étaient clos, pour lui demander son avis. Ragot, alors
entre ouvrait les paupières, murmurait sourdement : «La mort !» et imitait d'un geste sec de la main le couperet tranchant les têtes ; après quoi, il se rendormait.
Cet homme, cet ivrogne sanguinaire et obtus, saura, pourtant le moment venu, regarder la mort en face. Le prêtre insermenté qui l'assista au dernier jour nous a laissé de ses derniers moments, un récit profondément touchant. Ragot se confessa, baisa avec larmes le crucifix, demanda pardon de ses crimes, et décida par ses exhortations et son exemple deux de ses compagnons de supplice, Viot et Barjavel, à faire comme lui. Sur le chemin de guillotine, il récita pieusement le Miserere, monta à l'échafaud, et mourut courageusement.
Tel était, au mois de juin 1794, le personnel de la Commission populaire d'Orange. Il conviendrait d'y donner une place à l'accusateur public Viot, à son adjoint Barjavel, à l'huissier Nappier, à son secrétaire en chef Julian Cottier. Les deux premiers, les plus coupables, périrent sur l'échafaud et imitèrent au seuil de l'éternité le repentir de Ragot. Nappier fut condamné à douze ans de fer et à l'exposition sur la place publique pendant six heures. Attaché à un poteau, il eut la fâcheuse idée de narguer la foule et de répondre par des invectives aux plaisanteries dont il était l'objet. Le populaire, irrité de son attitude et de son langage, se rua sur lui et le mit en pièces ; ses restes furent jetés dans le Rhône. Quant à Julian Cottier, condamne à vingt ans de fers et à six heures d'exposition, redoutant pour lui-même le sort de Nappier, il demanda et obtint d'être dispensé de l'exposition, moyennant un supplément de quatre ans de prison. Heureuse inspiration ! Le 4 brumaire an IV (26 octobre 1795), la Convention amnistiait tous les délits relatifs à la Révolution. En conséquence, le 26 du même mois, le jugement qui le condamnait était annulé par le tribunal de cassation, et Cottier recouvrait la liberté. Il mourut en 1852, à Carpentras, son pays natal, laissant le souvenir d'un juriste aimable et distingué, et léguant à sa paroisse de l'Observance, une rente annuelle de 40 francs pour acheter des catéchismes et distribuer des chapelets aux enfants pauvres de la première communion. L'histoire de la Révolution est pleine de tels contrastes.
La Commission aussitôt constituée se choisit à Orange un logement dans une maison appartenant à Mme Veuve de Jonc et située rue Petite Fusterie. — C'était le gîte qui convenait à des hommes dont la fonction les condamnait à vivre dans
l'isolement. Grande, abondamment meublée, mais située dans une petite rue, où les passants, surtout après une certaine heure, ne s'aventuraient pas volontiers, elle leur offrait les commodités et les protections qu'ils recherchaient.
Sans autre procédure, on pria la veuve de Jonc de chercher un autre domicile, et comme elle possédait dans Orange une autre maison, mais plus exiguë et pour lors occupée par un ménage de pauvres gens, les représentants du peuple expulsèrent sans scrupules ces locataires gênants, et offrirent galamment à la propriétaire dépossédée eux le logement devenu libre.
L'acte d'accusation des membres de la Commission populaire nous laisse deviner que la vie menée dans cette maison par ces juges n'avait rien d'austère. Les «orgies scandaleuses» au cours desquelles «ils se gorgeaient de vins et de
liqueurs» et «prononçaient à table les arrêts de mort des personnes qu'ils allaient juger» y étaient fréquentes et prolongées. Le 10 thermidor y mit un terme ; et Mme de Jonc reprit possession de sa demeure. Elle y trouva un désordre indescriptible et n'eut rien de plus pressé que de jeter au feu les papiers que les juges y avaient laissés. Une quantité de documents précieux furent ainsi anéantis.
La Commission populaire ainsi constituée, entra en fonctions le 19 juin 1794, le jeudi de la Fête-Dieu, que le calendrier révolutionnaire avait remplacée par la fête du seigle : elle prit fin le 17 thermidor (5 août) suivant, sous les auspices du lin. En 44 séances elle avait jugé 595 personnes, dont 332 avaient été envoyées à l'échafaud, 116 condamnées à la prison, 147 acquittées. Parmi les condamnés à mort, 36 prêtres ou religieux, 32 religieuses avaient payé de leur vie leur attachement à leurs vœux et leur obéissance à l'Église, et renouvelé devant les juges d'Orange les prodiges de vaillance et de fidélité des premiers martyrs. — Que leur mémoire soit à jamais en bénédiction !
Sa Procedure.
Quelque fut l'empressement apporté à leur besogne par les juges dont nous venons de tracer rapidement la physionomie, il ne leur était pas possible de supprimer toute procédure. La victime une fois remise en leurs mains, n'attendait pas longtemps son supplice : encore faillait-il qu'elle leur parvint, et qu'un certain nombre de renseignements, sur la qualité et la valeur desquels ces magistrats dérisoires n'étaient pas, d'ailleurs, exigeants, accompagnât les prévenus au tribunal.
Le premier acte du drame se jouait, d'ordinaire, dans la commune où résidaient les victimes. C'est ainsi du moins que commença le procès de nos bienheureuses. Les Comités de surveillance, appelés en quelques endroits comités révolutionnaires,
recevaient les dénonciations, arrêtaient ou faisaient arrêter «les coupables» et prenaient soin de les faire conduire sous bonne garde à Orange, après avoir mis sous scellés et sous séquestre les papiers et les biens. Les dénonciations se faisaient largement. On redoutait moins de dénoncer trop, qu'on ne craignait de ne pas dénoncer assez. Et à dire le vrai, les délateurs, s'ils se reportaient à la loi des suspects et aux commentaires officiels qui l'avaient suivie, pouvaient se croire autorisés à dénoncer tous les citoyens de leur commune. Il n'était pas un citoyen assuré de ne pas être compris dans les diverses catégories de suspects que la loi énumérait, avec un luxe de détails et une abondance de précisions ne laissant aucune prise à une interprétation favorable. Nous verrons, cependant, en parlant plus loin du martyre de nos bienheureuses, que leur refus de serment ne rentrait, à proprement parler, dans aucune de ces catégories. Il ne fallut rien moins que la rage satanique des juges contre tout ce qui rappelait l'idée de Dieu, l'action de l'Église, la sainteté des vœux monastique, pour leur appliquer une loi dont leur vie entière aurait dû leur épargner les coups.
Quoiqu'il en soit, si la dénonciation se fait sous les motifs les plus futiles elle contient déjà la mort en germe :
car elle porte toujours l'accusation d'incivisme, mot vague et flottant, certes, mais aussi commode et souple qui enserre la victime comme un filet aux mille replis, et lui ôte par avance toute possibilité de se justifier, et tout droit à la bienveillance. «J'aimerais mieux, disait Marino, administrateur de police, être accusé de vol ou d'assassinat que d'être soupçonné d'incivisme.» Les trente-deux religieuses ont été accusées d'incivisme pour avoir refusé le serment, pour être demeurées fidèle aux vœux de religion supprimés par la Constituante. Il suffisait, par ailleurs, d'avoir été noble, d'être prêtre, ou riche ou influent, d'être le mari, la femme, le père ou le fils d'émigrés, ou encore de plaisanter
le gouvernement et de rire de la révolution — qui prêtait d'ailleurs beaucoup plus à pleurer — pour être considéré comme incivique, et comme tel arrêté, jugé, condamné et exécuté.
La dénonciation portée au Comité de surveillance, l'arrestation ne tardait pas. Tous les corps administratifs avaient le pouvoir de décerner des mandats d'arrêt. Une formule imprimée, où le nom du prévenu et un petit espace destiné à recevoir les chefs d'accusation avaient été laissés en blanc, servait pour toutes les victimes arrêtées par ordre du Comité de surveillance. L'accusateur public usait d'un formulaire plus développé. Mais il n'est pas sans exemple qu'un prévenu ait été mis en arrestation sur un mandat contenant seulement son nom, ou même un nom se rapprochant du sien. La Commission populaire ne fit-elle pas exécuter Louis-Agricol Borty, père, alors que c'était Borty, fils, qui avait été condamné à mort ? De semblables erreurs ont été commises en fait d'arrestation. Les deux frères Rivoire avaient été arrêtés ensemble. Sur le dossier figurait cette mention révélatrice de l'état d'âme des pourvoyeurs: «Rivoire, frères... On ignore quel est le coupable !»
La victime arrêtée était incontinent conduite à Orange et incarcérée dans l'une des prisons de la ville. Elle arrivait accompagnée d'ordinaire, parfois suivie, d'un tableau de renseignements sorte de fiche détaillée, dont Maignet avait sur les ordres du Comité de Salut Public prescrit l'usage et fourni le modèle. À côté du nom du détenu, de l'indication du domicile, du nombre des enfants, de leur lieu de résidence, figuraient le motif de l'arrestation, la profession, le revenu, les relations et liaisons, enfin le caractère et les opinions politiques. Ce tableau devait être rempli dans les huit jours, et fournissait à l'accusateur public la matière de son bref réquisitoire [†].
À la réception de ce document rempli et paraphé par le Comité de surveillance, le président donnait ordre d'assigner les témoins à charge. De témoins à décharge, il ne fut jamais question et si, d'aventure quelqu'un se présentait, Fauvéty d'un mot sec lui coupait la parole. «Tais-toi, disait-il, tu n'es pas assigné.»
Ainsi ligotée et presque réduite à l'impuissance, la victime était livrée au tribunal. L'interrogatoire n'était pas long. Suivant immédiatement le réquisitoire, il n'eut jamais pour but d'éclaircir une situation, de préciser un grief, mais seulement de s'assurer de l'identité du prévenu ; et, quand il s'agissait de prêtres ou de religieuses, d'obtenir
une apostasie, moins que cela : une parole ou un geste qu'il fut possible d'interpréter à cette guise. Vains efforts, inutile ruse : les trente-deux bienheureuses et les prêtres compagnons de leur héroïsme, surent échapper au piège, et donner à cette heure tragique où sonnait leur premier glas, le témoignage de leur foi à ce qu'ils avaient cru jusqu'alors, et à ce qu'ils avaient toujours aimé.
L'interrogatoire terminé, le président prenait à voix basse et sans quitter son siège, l'avis des juges. Il serait excessif de dire que cette délibération ne servit jamais à rien. Il serait non moins exagéré de prétendre qu'elle servit toujours à quelque chose. D'ordinaire, le jugement était rendu d'avance. N'a-t-on pas trouvé dans les papiers de la Commission populaire, lors de sa suppression, deux cents jugements déjà rédigés condamnant à la peine de mort des prévenus qui devaient comparaître le lendemain ?
Ici se termine la procédure proprement dite. Le reste était office de geôliers et de bourreaux. — Il n'est pas de termes dont on la puisse qualifier. L'historien qui se penche, pour en fixer les traits, sur cette grimace de la justice est contraint de se rappeler, s'il veut y comprendre quelque chose, que la persécution est la négation du droit, le triomphe de l'injustice, le temps où la malice des hommes comme l'héroïsme des martyrs, fait éclater sur les débris de la raison et de l'humanité, les vices de l'une et la misère de l'autre.
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[Notes de bas de page.]
* [Note de l'éditeur. Représentative en mission. — Synonyme pour un Commissaire de la Convention ; dès 10 octobre 1793 celui-ci fut sous les ordres directes du Comité de Salut Public.]
† Pour le tableau dressé par la municipalité de Sérignan, contre la bienheureuse Henriette Faurie (Sœur Marie-de-l'Annonciation), voir note H. aux annexes.
«Les trente-deux Martyres d'Orange» :
Index ; Chapitre 3
[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]