«LES [BIENHEUREUSES] TRENTE-DEUX MARTYRES D'ORANGE»
DE J. MÉRITAN ; CHAPITRE 4


CHAPITRE 4 : LA PRISON


L'Arrestation.

Au mois d'avril 1794, l'agent national du district de Carpentras était un certain Le Go, ancien notaire banqueroutier à Paris. La Révolution l'avait pris à son officine véreuse pour l'investir des fonctions d'agent national, puis l'avait envoyé à Carpentras avec la mission de réveiller le zèle des municipalités, et d'exercer sur les Comités de surveillance le contrôle le plus énergique. Agent fidèle de Maignet, empressé à mettre ses ordres à exécution, quand il ne les devançait pas, Le Go écrivait le 12 avril :

«Citoyens, la loi du 9 nivôse assujettit toutes les ci-devant religieuses à prêter, dans la décade de la publication de cette loi, le serment de maintenir la liberté et l'égalité ou de mourir en les défendant. Celles qui n'auront pas satisfait à cette obligation, seront regardées comme suspectes et traitées comme telles.

Il y a plus de quatre décades, depuis la promulgation de cette loi ; vous avez par conséquent dû vous assurer de la personne de toutes les religieuses qui n'ont pas prêté ce serment. Si vous ne l'avez pas fait, je vous requiers de consulter les registres de la municipalité, et de faire mettre sur le champ en arrestation et conduire, à la maison de détention du chef-lieu du district, toutes celles qui seront dans ce cas.»

La municipalité de Bollène se mit immédiatement en mesure d'obéir à cette réquisition. Elle n'avait sur ses registres d'apostasie pas un nom de religieuse, et de ce fait, toutes auraient dû être mises sur-le-champ en arrestation et conduites à Orange. Les choses ne se passèrent cependant pas tout à fait ainsi, et l'on demanda, pour la seconde fois aux religieuses, si elles consentaient à prêter le serment. Depuis leur premier refus, les termes du serment n'avaient pas reçu des événements une interprétation plus favorable. Tout au contraire. Un certain nombre de prêtres qui l'avaient tout d'abord prêté, s'étaient rétractés et certains d'entre eux dont la soumission avait été discrète et cachée, s'étaient empressés de donner à leur rétractation le plus grand éclat. Par contre, les curés intrus avaient pour la plupart déserté leur poste. De leurs mains débiles, la houlette était tombée. Ils avaient abdiqué leurs fonctions, et ne pouvant abdiquer leur caractère, ils s'efforçaient à le dégrader. Les uns s'étaient mariés, les autres avaient réclamé et obtenu des maîtres du jour des fonctions administratives, des sièges de juges au tribunal révolutionnaire, moins que cela, parfois : de ces emplois subalternes sans avenir, sans éclat, où tant de pauvres hères, aux jours de la Révolution, trouvèrent du moins l'oubli et la sécurité. Plus de fêtes, par ailleurs, et plus de dimanches, plus d'églises non plus. Un culte furtif parmi les angoisses de chaque instant, dépêché à la hâte, dans les fermes ou dans les mansardes tel était le commentaire apporté par les événements au texte, en apparence inoffensif et sans fiel, du serment de Liberté-Égalité.

Les bienheureuses renouvelèrent donc leur refus. Le serment demandé était, pour elles, une véritable apostasie. Toute leur vie protestait contre lui.

Aussi, le 28 germinal (17 avril), le Comité de surveillance de Bollène prit la délibération suivante :

«Le Comité s'étant assemblé, un membre après avoir obtenu la parole a dit que, dans cette cité, il y avait une quarantaine de religieuses, dont l'exemple seul entretenait le fanatisme dans cette commune ; que notre municipalité informée que leur fanatisme empêchait les progrès de la Révolution, dans le cœur de la majeure partie de nos concitoyens, les fit interpeller deux fois et leur signifia enfin de prêter dans le cours de cette décade, le serment de maintenir l'égalité et la liberté exigé par la loi ; à quoi toutes se refusèrent ; et a fini par demander que la matière fut mise en délibération.

«Le Comité... a délibéré que toutes les cy-devant religieuses qui ont refusé de prêter le serment requis, seraient mises en état d'arrestation dans la maison qu'elles habitent respectivement, jusqu'à ce que le Comité ait fixé le jour de leur traduction à Orange, pour être renfermées dans la maison nationale que le district y a fait préparer pour recevoir les personnes suspectes, attendu que le refus qu'elles ont fait est une preuve bien authentique de leur incivisme, et de leur haine pour la Révolution, et ont signé les membres présents.»

À la suite de cette délibération, où la Providence a permis que le vrai motif de la mort de nos bienheureuses apparût dans tout son jour, les mandats d'arrêt furent dressés. On était alors au vendredi-saint (18 avril). Le grand souvenir de l'incomparable iniquité qui s'accomplit, autrefois, ce jour-là, présidait aux préliminaires du crime qui se préparait. Le jour de Pâques (20 avril), les mandats étaient revêtus des signatures obligatoires, et deux jours après, le mardi 22 avril, ils étaient signifiés aux quarante religieuses de Bollène.

Chacune d'elles reçut donc l'ordre de rester «en état d'arrestation dans la maison où elle se trouve, jusqu'à ce que le Comité ait fixé le jour de son exportation à Orange, pour être enfermée dans la maison nationale que le district y a fait préparer pour recevoir les personnes suspectes».

S'il nous était permis de rechercher, à plus d'un siècle de distance des événements, les impressions ressenties par nos martyres à la lecture du mandat qui leur fut signifié en cette journée du 22 avril, nous devrions avant tout nous rappeler quelle avait été jusqu'alors leur vie. Réunies en communauté, elles avaient suppléé aux défaillances des clôtures matérielles, rendues de plus en plus précaires par les nécessités de l'existence quotidienne, par un isolement intérieur, volontairement et obstinément pratiqué. Mais il ne leur était pas possible d'ignorer le sens et les menaces du mot suspect, et elles n'ignoraient pas, de récents et nombreux exemples étaient là pour le leur apprendre, que de la maison nationale à l'échafaud, il n'y avait qu'un pas, et que ce pas était vite franchi. Il n'est donc pas téméraire de penser qu'à l'heure même où l'envoyé municipal leur signifiait le mandat dont il était porteur, elles eurent la vision et l'espérance du martyre. Leur conduite, à partir de ce moment ne permet pas d'en douter. Chez elles, ni affolement ni émoi. Aucune ne se cache, aucune ne s'enfuit ; et bien loin de se dérober, elles accourent s'offrir. Quelques-unes, originaires de Bollène ou recueillies par des familles amies, viennent, à cette heure de péril imminent, rejoindre leurs compagnes demeurées en communauté. L'ombre de la croix, d'une croix qui n'est plus un pur symbole, mais devient une prochaine réalité, les couvre ainsi toutes à la fois. Il n'eût pas été juste que des âmes si étroitement unies dans l'amour du Christ, eussent été séparées dans leur ascension vers lui, et qu'elles franchissent séparément les portes de la Jérusalem céleste.

La règle de leur conduite paraît avoir été la parole du vénérable M. de Rocher, disant à sa fille Marie-Anne : «Ma fille, il vous est facile de vous cacher, mais auparavant examinez devant Dieu si vous ne vous écartez pas de ses desseins adorables sur vous, dans le cas qu'il vous ait destinée pour être une des victimes qui doivent apaiser sa colère».

Les victimes innocentes et propitiatoires devaient demeurer quelques jours encore à Bollène. Elles y furent rejointes par Marie-Anne Béguin-Royal, une humble converse du couvent des Sacramentines, qui étant absente de Bollène lors de l'arrestation de ses compagnes, vint spontanément les rejoindre, pour s'acheminer avec elles vers la gloire du martyre.

Le 1er mai, le Comité de surveillance donne l'ordre à toutes les religieuses arrêtées de se tenir prêtes à partir le lendemain à 6 heures du matin pour Orange. Le même Comité réquisitionnait en même temps, auprès de la municipalité, les voitures nécessaires. Ce que dût être cette dernière nuit, pour les saintes filles déjà vouées à la mort, on le devine aisément : nuit de prières et d'action de grâces, sans doute, mais nuit d'angoisses et de déchirements aussi ; nuit de combat entre la nature, la jeunesse, l'amour de la vie toute immolée qu'elle fût, d'un côté, et l'appel de l'Époux céleste, l'envie sainte du martyre, de l'autre.

À l'aube, le combat était fini. Une sainte joie mettait sur chaque visage son reflet, et c'est en souriant qu'elles montèrent sur les charrettes, pour prendre, escortées de gendarmes, la route d'Orange. Elles étaient vingt-neuf : quinze ursulines, douze sacramentines et deux cicerstiennes. Sept demeurèrent à Bollène, malades. Sur le certificat délivré par les officiers de santé, constatant qu'elles ne sont pas en état d'être transportées, le Comité «les maintient en arrestation dans leurs maisons, si mieux elles n'aiment se faire transporter dans les communes où elles ont pris naissance». Parmi ces malades, une devait donner sa vie pour Jésus-Christ, la bienheureuse Marguerite Bonnet. Les autres, emprisonnées comme leurs compagnes, furent délivrées par la chute de Robespierre au 9 thermidor. Mais aucune de ces dernières ne voulut profiter de l'occasion qui s'offrait, et fuir le martyre. Elles devaient, échappées providentiellement à la mort, et revenues dans leurs familles, faire l'édification de tous, et fournir, avec le regret de n'y avoir pas été associées, les premiers témoignages sur la mort de leurs compagnes.

Les martyres, réparties en cinq charrettes, prirent vers 6 heures du matin la route d'Orange.

À cette époque de l'année, la Provence est un jardin. Le long des routes fleuries d'aubépines, le cortège se mit en marche. Sur son passage, il rencontrait les travailleurs, qui, l'outil sur l'épaule, allant vers leur tâche matinale, s'arrêtaient, considéraient quelques instants la théorie des saintes vierges, prêtaient l'oreille à leurs prières et à leurs cantiques, et courbant la tête, poursuivaient leur chemin. Un bâillon de terreur fermait alors toutes les bouches, et on savait à n'en pouvoir douter qu'il suffisait d'une parole ou d'un geste de sympathie à l'égard des victimes pour être réputé suspect et traité comme tel. On apprit, en effet, les jours suivants, qu'au moment du départ de Bollène, un brave homme, touché jusqu'au larmes, s'étant risqué à dire un peu trop haut. «Pauvres agneaux qu'on mène à la boucherie !...» s'était vu et, sur-le-champ, arrêté et transporté à Orange, où on l'emprisonna.

Cette pitié était cependant dans tous les cœurs. Les villages que l'on traversait s'émurent. À Mondragon, à Mornas, à Piolenc, où l'on fit halte quelques instants, la foule où les soi-disant patriotes n'étaient pas toujours les plus nombreux, accourut. Maintenue à distance par les gendarmes, elle considérait avec compassion ces religieuses, dont quelques-unes encore dans toute la fraîcheur de la jeunesse, et qui n'avaient à se reprocher qu'une fidélité sans bornes à leur foi et à leurs vœux. Mais la foule avait peur, et se contentait de donner aux victimes la seule marque d'affection qui pût alors échapper à la rigueur des lois : un regard apitoyé et un pâle sourire. Les descendants de ces premiers témoins du martyre de nos bienheureuses ont apporté au procès de leur béatification, l'écho pieusement conservé de cette compassion impuissante.

Vers la fin de la matinée on arriva à Orange.


Les Prisons d'Orange.

Au commencement de mai 1794, la Commission populaire n'avait pas commencé encore ses sinistres exploits. Les prisonniers ne devaient donc séjourner que quelques jours dans les prisons de la ville, avant d'être transférés à Avignon où le Tribunal criminel était chargé d'instruire leur cause, de rendre le jugement, et d'assurer son exécution. Hâtons-nous de dire qu'il accomplissait à merveille sa tâche. En peu de temps, quarante-sept personnes, et vingt prêtres parmi elles, avaient été, après un jugement sommaire, condamnées à mort et exécutées.

À leur arrivée à Orange, les religieuses de Bollène retrouvèrent vingt-six de leurs concitoyens, emprisonnés à la fin de septembre 1793, auxquels venaient depuis trois semaines de s'ajouter treize bollènois dont plusieurs étaient les parents ou les alliés des martyres : Joseph Laye et son frère André, Sébastien et Xavier Talieu, Casimir de Guilhermier, Jean-Prosper d'Alauzier, Louis-François de Rocher, Jean-Antoine de Gaillard.

Les prisons d'Orange n'étaient alors ni aussi nombreuses, ni aussi encombrées qu'elles le devinrent par la suite. Au plus fort de la Terreur il y eut, en effet, jusqu'à six prisons principales.

1° L'ancien théâtre romain qu'on appelait la prison du Cirque. C'est là que nos martyres passèrent les derniers instants de leur vie. On les y enfermait, après leur condamnation, et elles n'en sortaient que pour aller à l'échafaud.

La prison du Cirque était, si nous en croyons les contemporains, le plus infect des cachots. M. de Mougins, un des trente-un citoyens du Var, traduits à Paris, mais retenus à Orange par l'établissement de la Commission populaire, nous en a laissé une terrifiante description, ponctuée selon le goût de l'époque, d'exclamations nombreuses, mais où résonne l'accent de la vérité.

«L'aspect de la prison du Cirque, dit-il, est hideux. C'est un de ces édifices antiques bâti en pierres noires. Elle est au-dessus d'une vingtaine de degrés ; une porte s'ouvre devant vous : quel spectacle ! C'est une cour fort peu spacieuse. Au bout, est un tas de paille rempli d'ordures. Plus de deux-cents personnes, la pâleur de la mort sur le visage, l'âme abîmée de désespoir, attendaient le moment fatal. Ils n'ont d'autre asile que cette misérable cour pour le jour et la nuit. Là, à la fois, ils mangent, et satisfont aux besoins de la nature.

«Quel repos goûter au milieu d'un pareil repaire ? Au milieu de tant d'angoisses, exposés aux injures de l'air empoisonné par une odeur pestilentielle, et où, ce qui achève ce tableau incroyable, mais vrai, où chacun n'a pas même une place pour s'appuyer sur une muraille dégoûtante ; ce n'est qu'en se pressant et se gênant qu'on parvient à étendre par terre une femme malade qui n'a pas la force de se soutenir... etc».

2° La prison des Dames. Elle avait été aménagée dans l'ancien couvent des Dames de l'Enfant-Jésus ou «de la Croix», rue de Tourre. Ces religieuses vouées à l'enseignement et à l'éducation des jeunes filles, avaient quitté Orange et s'étaient dispersées en 1791, après avoir notifié à la municipalité leur refus de prêter le serment.

«Nous sommes bien affligées, disaient-elles, de ne pouvoir nous rendre à la maison commune ; mais nos principes ne nous permettent pas de prêter le serment exigé... Nous n'en serons pas moins empressées de donner, dans tous les temps, des preuves de la pureté de nos intentions, de notre dévouement au bien de la patrie, et notre amour inaltérable pour la paix». Un couvent où régnaient de telles traditions d'urbanité ne pouvait, même changé en prison, devenir tout à fait inhabitable. Et, de fait, un des premiers détenus, de pays d'Alissac, emprisonné pour avoir critiqué le style lâche et diffus de Robespierre, nous en a tracé l'idyllique tableau suivant :

«Une cour assez vaste, un jardin latéral, une fontaine, une allée d'arbres élevés, me firent espérer quelques jouissances. Un logement spacieux et commode s'offrit à ma vue ; trois ou quatre vieux gardes, assis dans la cuisine, autour d'un flacon de vin, me parurent de bonnes gens, plus empressés de nous servir que de nous garder».

Mais bientôt ce cachot si attrayant n'eût rien à envier en incommodités et en puanteur aux autres prisons de la ville. Cent prisonniers pouvaient y tenir à peu près à l'aise : on y entassa jusqu'à deux cent cinquante individus, dont quelques-uns sortant d'autres cachots, en avaient amené toute la vermine alors connue. L'enthousiaste prisonnier, désormais prive du jardin «latéral», de l'ombrage «des arbres élevés», muré dans sa cellule, jusqu'à mi-fenêtre, et soumis aux perquisitions incessantes de nouveaux geôliers aimant autant le vin, mais beaucoup moins bonnes gens, gémit dans sa prison jusqu'au 9 thermidor.

La prison des Dames est aujourd'hui le Tribunal de première instance.

3° La prison de la Cure, qu'on appela parfois «prison de la maison curiale, près du temple de l'Être Suprême». C'était autrefois la demeure du capiscol. Elle était adossée au mur méridional de l'église cathédrale convertie, depuis peu, en temple de l'Être-Suprême. Elle servit de cachot aux religieuses du 2 mai au 19 juillet, et elle est devenue depuis une habitation particulière, où les premiers curés d'Orange, après la Révolution, demeurèrent pendant quelques années.

4° La prison des Chièze. Par son arrêté du 15 floréal an II (4 mai 1794) l'administration du district d'Orange réquisitionnait la maison de Prosper-Gabriel de Chièze, pour en faire la prison des femmes et des filles attendu que le nombre des personnes «de tout sexe, que l'on amène tous les jours des différentes communes du district, dans les maisons d'arrêt, augmente à tel point, que les trois maisons qui en servent ne peuvent plus les contenir». Prosper-Gabriel de Chièze n'était pas là pour protester. Enrôlé dans un régiment de dragons, il demeura introuvable malgré les perquisitions du comité révolutionnaire, et ne réapparut désormais hors d'atteinte qu'après le 9 thermidor. Sa mère, qui habitait la maison si cavalièrement réquisitionnée, eut la permission de s'en réserver quelques pièces. Mais, dès le 26 juin, elle en sortait pour être enfermée à la Cure, où elle demeura quatre mois prisonnière. Ses deux beaux-frères, Frédéric et Jérôme, l'un chanoine de Saint-Ruf, l'autre vicaire général de Mgr du Tillet, dernier évêque d'Orange, furent condamnés à mort et exécutés le 5 messidor (22 juin 1794). — La maison des Chièze, après avoir longtemps appartenu aux missionnaires de Sainte-Garde, congrégation aujourd'hui éteinte, est devenue habitation particulière.

5° La prison de la Baronne, ainsi appelée du nom de sa propriétaire la baronne de Saunier, émigrée, était située à la rue de Langes, aujourd'hui la rue Victor-Hugo [no. 39].

6° La prison des Cordeliers, ancienne chapelle du couvent de ce nom, prison alors si malsaine et si fétide que l'administration du district s'en émut, qu'il la désaffecta pour un temps et répartit les prisonniers entre les autres cachots de la ville. — Elle est devenue, après bien des réparations, l'église Saint-Florent.

Il vint, cependant, un temps où ces six maisons nationales, comme on les appelait, ne suffirent plus. On entassa alors les nouveaux arrivants, soit à la maison commune, soit dans certaines maisons particulières, en attendant que les juges et les bourreau aient fait de la place ailleurs.

Vers la fin d'avril 1794, avant que la Commission populaire ait ajouté de nouveaux malheureux aux premières victimes, les prisons d'Orange renfermaient trois cent trente-six détenus. Une certaine liberté leur fut d'abord concédée, et n'eût été la perspective sur quoi s'ouvraient les portes de la prison, leur sort n'eût pas été intolérable. Ils pouvaient recevoir les visites de leurs parents, et ceux-ci avaient l'autorisation de leur porter leur nourriture. Nous verrons la sœur d'Henriette Faurie faire chaque jour à pied la route de Sérignan à Orange, en portant à son père et à sa sœur un panier de provisions. Mais bientôt, sous les objurgations du Comité de surveillance d'Orange, les mesures répressives se multiplient. Au moment où nos martyres entrent en prison, il subsiste encore quelques tolérances des premiers jours ; mais, dès le 1er juin, on n'admet plus à l'intérieur des prisons «aucun individu de quelque sexe ou de quelque âge qu'il soit». Les officiers de santé n'y sont appelés que rarement, et visitent le malade flanqués de deux fusiliers ; aucune lettre ne peut entrer ni sortir, sans avoir été au préalable ouverte et lue par les geôliers ; aucun paquet n'est remis sans avoir été examiné et — les actes d'accusation contre la Commission en font foi — sans avoir trop souvent été allégé ; les manquements à cette discipline d'ailleurs, ne se pardonnent pas, et il est, à ce propos, rappelé à tout citoyen qu'une dénonciation en matière révolutionnaire est un acte de civisme, et que le silence est un signe de complicité. On savait, en 1794, ce que ces mots signifiaient.

Pour éviter que les détenus échappassent par une mort volontaire au glaive de la loi, comme on disait alors, le même arrêté du 1er juin ordonne de leur enlever couteaux, canifs, ciseaux et rasoirs. Quant aux évasions, elles étaient pratiquement rendues impossibles, par la difficulté de trouver des complices résolus à jouer leur tête, par les trois cents hommes d'infanterie et les cinquante cavaliers que Fauvéty avait réquisitionnés le 6 messidor, attendu disait-il «que la commune d'Orange est toute ouverte, et offre à la malveillance les moyens d'entreprendre sur... la sûreté des détenus».

Le 30 juin, enfin, l'accusateur public Viot fait ôter aux prisonniers «encre, plumes, papier, et interdire toute communication au dehors, soit par écrit, soit de toute autre manière».

Le séjour des prisons fut, dès lors, un enfer. Entassés dans les cachots trop étroits, livrés à l'oisiveté, à l'ennui et au désespoir, les prisonniers s'y consumaient dans l'horreur et la pestilence.

Il nous reste à dire comment les martyres changèrent cet enfer en paradis, ces désespoirs en prières résignées, cet ennui en espérance d'une vie qui ne finira pas...

Les religieuses que la gardienne de la prison de la Cure inscrivit sur son registre d'écrou, le 2 mai 1794, vers midi, étaient donc au nombre de vingt-neuf. Voici leurs noms et la famille religieuse à laquelle elles appartenaient :

Du couvent des Ursulines de Bollène : Gertrude d'Alauzier, Claire Dubas, Marie-Anne Doux, Madeleine de Guilhermier, Marie-Rose Laye, Marie-Anne de Rocher, Sylvie de Romillon, Anastasie de Roquard, Anne-Marie Bastet.

Du couvent des Ursulines de Pont-Saint-Esprit : Marguerite d'Albarède, Anne Cartier, Marie-Madeleine Roussin, Marie-Madeleine de Justamond, Jeanne de Romillon.

Du couvent des Ursulines de Pernes: Dorothée de Justamond.

Du couvent des Sacramentines de Bollène : Marie-Anne Béguin-Royal ; Louise Béguin, sa nièce ; Marie Cluse, Rosalie Bès, Claire Blanc, Thérèse Charransol, Suzanne de Gaillard, Rose de Gordon, Marguerite Bonnet, Élisabeth Pélissier, Thérèse Talieu, sœur converse ; Élisabeth Verchière.

De l'abbaye Sainte-Catherine d'Avignon : Madeleine de Justamond et sa sœur Marguerite.

À l'exception de la sœur Bastet, qui fut transférée dans les prisons d'Avignon, et élargie le 1er février 1795, de la sœur Roussin qui partagea son sort et fut, à la même date, rendue à la liberté, de Louise Béguin, qui ne fut pas jugée, toutes celles qui entraient le 2 mai à la prison de la Cure n'en sortirent que pour aller à l'échafaud.

Les prisonnières trouvèrent, incarcérées déjà depuis les derniers jours de mars, quatre religieuses ursulines dont deux, la Mère Thérèse Consolin, supérieure à Sisteron, et la sœur Marie-Anne de Peyre, du couvent de Carpentras, devaient être leurs compagnes de martyre, alors que les sœurs Mélanie Collet et Emérenciane de Valréas, du même couvent, devaient échapper à la mort. Huit jours après, le 10 mai, on amena de Sérignan Faurie et Anne Minutte, deux sacramentines de Bollène, et Suzanne Deloye, bénédictine de Caderousse ; enfin, le 10 juin, la sainte phalange se complétait par l'arrivée de Marie-Anne Lambert, ursuline de Bollène.

Dès leur venue, les martyres furent fouillées. On leur enleva quelques pièces de monnaie, quelques objets ou images de piété, mais on leur laissa, selon toute vraisemblance, leur crucifix ou leurs rosaires. C'était tout ce qu'elles désiraient. Leurs croix et leurs chapelets, compagnons et amis de toute leur vie étaient avec leurs disciplines et leurs cilices, leurs dernières richesses : elles n'en furent dépouillées qu'à l'heure de partir pour l'échafaud.


Le Cloître dans le cachot.

L'histoire de la captivité de nos bienheureuses martyres tient en quelques lignes et le tableau de leurs journées serait achevé en quelques traits. Persuadées qu'à tous les sacrifices joyeusement consentis déjà par amour de Lui, Jésus-Christ leur demanderait bientôt d'ajouter l'immolation de leur vie, elles se préparèrent, dès le premier instant, à mourir.

Le lendemain de leur incarcération, elles s'installent et s'organisent à cette vue. Alors que les femmes détenues avec elles, se lamentent et se désespèrent, cherchant à l'envi les moyens et supputant les probabilités d'une libération, plus impraticables, plus chimériques les unes que les autres, elles, paraissent s'établir dans leur captivité comme dans un emploi, y disposent leurs instants, y distribuent leurs occupations comme si elle devait durer toujours, ou comme s'il était vain d'en augurer du terme. Religieuses elles étaient, religieuses elles demeurent, et tout de suite, elles refont leur communauté : communauté où les diversités de congrégations et de monastères s'effacent, où disparaissent les divergences de règles et de but. Un seul but se dresse, tout proche : la mort du martyre, et une seule règle s'impose, s'y préparer tout de suite.

Elles étaient emprisonnées depuis vingt-quatre heures, à peine, et déjà réunies dans une même chambre, elles s'étaient concertées et mises d'accord. On allait avoir un règlement : un seul, puisqu'une même destinée était réservée à toutes, et comme autrefois, au couvent, on allait donner une heure à chaque exercice, et réserver à chaque heure une occupation, un travail ou une prière. Ce premier point réglé, les saintes filles se souvinrent que, dans leurs maisons, tout était jadis en commun, et que dans leur langage de moniale, elles avaient remplacé moi par nous, et le mien par le nôtre. Elles décrètent tout aussitôt qu'il en sera de même en prison. Ce qui est à l'usage de chacune sera, désormais, à la disposition de toutes, les linges et les assignats seront mis en commun, et ainsi refleurira jusqu'en sa fleur de délicate fraternité, la vie, la règle, et l'esprit de leur sainte vocation.

La journée commençait, pour elles, à 5 heures du matin, par une heure de méditation. Les sujets ne leur manquaient pas. À 6 heures, elles récitaient en commun l'office de la Très Sainte Vierge, et les prières de la Messe. Il est vraisemblable qu'elles ne purent jamais communier. La prison de la Cure, spécialement affectée aux femmes, ne se prêtait que très difficilement aux pieuses supercheries dont usèrent, en d'autres cachots, et pour d'autres prisonniers, les prêtres fidèles. À 8 heures, elles récitaient les Litanies des Saints. Cette prière achevée, chacune faisait à haute voix la confession de ses fautes, et se disposait à recevoir spirituellement le Saint-Viatique. Un peu avant 9 heures, moment où se faisait l'appel des prisonniers destinés à être jugés, elles récitaient toutes ensemble les prières de l'Extrême-Onction, renouvelaient les vœux de leur baptême et de leur profession, et quelques-unes ajoutaient, parfois, dans le transport de leur ferveur : «Oui, je suis religieuse, et j'ai une grande consolation de l'être. Je vous remercie, Seigneur, de m'avoir accordé une si grande grâce».

À 9 heures, l'accusateur public Viot venait faire l'appel des victimes de la journée. Les martyres marquées pour le sacrifice allaient avec joie confesser le nom de Jésus-Christ, tandis que leurs compagnes, dont l'immolation était différée, se jetant à genoux, récitaient pour leurs sœurs le Veni Creator, mêlant à leurs supplications une sainte envie du sort échu à leurs compagnes. Elles ne devaient, d'ailleurs, plus les revoir ici-bas, les victimes étant enfermées à la prison du Cirque en attendant l'exécution. Cette hâte d'aller mourir pour Jésus-Christ allait, chez quelques-unes jusqu'au stratagème et jusqu'à la ruse. La bienheureuse Sylvie de Romillon, ursuline du couvent de Bollène, se présentait chaque jour à l'appel. Son tour ne vint pourtant que le 10 juillet, aucune de ses compagnes ne consentant à se laisser frustrer de la gloire du martyre.

L'après-midi se passait à peu près toute entière en exercices pieux. La récitation de mille Ave Maria, la méditation des paroles de Jésus-Christ en Croix, l'office de la Très Sainte Vierge, se succédaient jusque vers 6 heures. À ce moment, les roulements du tambour, les cris de «Vive la Nation ! Vive la République !» apprenaient aux prisonnières que leurs sœurs allaient donner leur vie pour leur foi et pour leur Dieu. Alors, les religieuses se prosternaient, récitaient les prières des agonisants et de la recommandation de l'âme, et demeuraient en silence et à genoux, jusqu'à ce qu'elles comprissent à certains bruits de la rue que le sacrifice de leurs compagnes était consommé. Se relevant alors, elles se félicitaient, surtout celles qui appartenaient à la même communauté, chantaient le Te Deum et le Laudate Dominum omnes gentes, et prenaient joyeusement ensuite leur repas du soir.

Telle était la journée des bienheureuses dans leur prison. Si l'on se rappelle qu'à cette vie de ferveur intense s'ajoutaient les mille pratiques de l'obéissance, les petites humiliations de la coulpe du soir, l'observation du silence, on peut bien dire que la prison rayonnait de tout l'éclat de la vie religieuse et que le cachot devenu cloître, s'était embaumé du parfum des plus belles et des plus héroïques vertus. La présence, les prières, les saintes ardeurs de ces pures victimes en avaient changé l'atmosphère. On y respirait l'air du Paradis, et l'on vit des prisonnières jetées dans leur cachot après une vie toute donnée au monde, revenir à Dieu, pleurer leurs fautes, et se résigner à la mort.

Puis, quand des circonstances providentielles mirent en présence des saintes victimes de malheureux prêtres, dont quelques-uns avaient prêté le serment civique, l'exemple de nos bienheureuses fut auprès de ces égarés l'instrument des miséricordes divines.

On les vit bientôt se jeter aux pieds de leurs confrères fidèles, rétracter devant eux leurs faiblesses et solliciter le pardon. On en vit même se prosterner devant ces saintes filles appelées au Tribunal, et marchant vers le martyre, et on les entendit s'écrier avec l'accent du repentir sincère : «Nous avons reconnu notre erreur, et nous l'abjurons de nouveau à vos pieds. Pardon, mille fois pardon. Nous voulons mourir, comme vous, non-seulement dans le sein de la religion catholique, apostolique et romaine, mais encore pour la foi qu'elle professe.»

Le tableau que nous venons de tracer de la vie des prisonnières ne doit rien à l'imagination. De telles scènes ne s'inventent pas : elles portent une telle marque de vérité, elles émeuvent si profondément que tout effort serait vain qui voudrait les présenter pour de pieuses fictions. Leur récit est tout entier venu de la mémoire et de la plume des religieuses du Saint-Sacrement qui ont, par les mains de la Mère du Saint-Esprit, recueilli et consigné l'histoire admirable de ces héroïques journées. Leur manuscrit porte le titre de Relation de la conduite édifiante et des vertus de nos anciennes Mères et Sœurs, pendant la Révolution de 1790. Ce livre d'or de la foi et du courage religieux est un des plus beaux titres de gloire du couvent du Saint-Sacrement de Bollène.

_____________________________________


«Les trente-deux Martyres d'Orange» :
Index ; Chapitre 5

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]